Pour moi seule : $b roman
* *
Ma sœur, à Lagarde, s’est fait une amie, une seule, mais qu’elle affectionne. C’est une demoiselle Jeanniot, âgée de près de cinquante ans, fort vive et intelligente, curieuse de tout. De longs bandeaux coulent au long de son visage qui est lisse et paisible comme celui des saintes en cire. Dans sa vieille maison de la rue Puits-aux-Bœufs, sur la table du vaste et humide salon, une collation est toujours prête pour les visiteurs toujours attendus. Ils sont nombreux, quotidiens, et lui portent des quatre coins de la ville les nouvelles dont elle est avide, mais qu’elle sait ensuite ne répandre que prudemment.
Guicharde, quand elle va la voir, s’y installe pour l’après-dîner. Or, un jour de ce mauvais été qu’elle était partie ainsi, emportant son ouvrage, elle me revint vers trois heures ; et, sous la sueur qui luisait à ses joues, son visage était tout animé d’une indignation qui me surprit. Elle arracha son chapeau et le jeta sur la table ; elle battit l’air devant elle de son petit éventail noir, et elle me déclara :
— Ce François Landargues est un misérable.
Je ne fus pas étonnée. Il me semblait maintenant que, depuis quelques jours, dans mon inquiétude, je ne cessais point d’attendre que l’on prononçât ce nom. Je demandai simplement :
— Qu’y a-t-il encore ?
Alors, s’asseyant, elle tira sa chaise tout près de moi et me rapporta ce que Mlle Jeanniot connaissait depuis une semaine et s’était décidée à lui apprendre. Elle le tenait d’un de ses neveux qui fréquentait des amis de Landargues et de Romain de Buires, d’une autre personne encore et d’une troisième. Mais ces petits détails ne sont plus dans mon esprit. Je me rappelle seulement les paroles, et non point le chemin qu’elles avaient dû prendre pour venir jusqu’à moi. Je tenais encore mon aiguille. Toute machinale, regardant bien loin, j’en piquais à petits coups la toile abandonnée sur mes genoux. Et dans la pénombre de la pièce chaude, aux volets clos, j’entendais frémir à mon oreille la voix de Guicharde.
François Landargues se vantait, paraît-il, de mon amour pour lui… L’aventure, laissait-il entendre, était agréable, et il ajoutait en riant que Fabien Gourdon n’était ou ne pouvait être un bien dangereux obstacle. Ces calomnies, Mlle Jeanniot l’affirmait, ne dépassaient pas un certain monde où l’on avait le bon goût de les juger indignes et de les arrêter. Elles ne pouvaient me toucher, et l’impudent cynisme de François Landargues était dans toute cette affaire la seule chose dont on se scandalisât.
— C’est un misérable, répétait Guicharde, un misérable et un fou. Comment peut-il parler ainsi ?… Pourquoi ?…
Mais je continuais de n’être pas étonnée. Je me rappelais ce regard ennuyé de malade et ce que j’y avais vu soudain monter d’animation perverse et de méchanceté grandissante, tandis que François me demandait : « Votre mari est-il jaloux ? Jaloux de moi… ce serait si drôle ! » Ce serait drôle, en effet, de savoir ce que deviendraient en un tel cas la soumission et la déférence de ce Fabien Gourdon, dont on pouvait, quand on s’appelait M. Landargues, se moquer si bien… Que ferait-il ? Tout le jeu était là. Et François jugeait bon d’y amuser ses désœuvrements, se souciant peu que l’insulte m’atteignît, mais prenant grand soin évidemment que tous les propos qu’il tenait vinssent aux oreilles de Fabien. Oui, je comprenais cela… Je comprenais aussi d’autres choses, et quand Guicharde répéta pour la dixième fois peut-être :
— Il est fou ! Que dirait Fabien s’il venait à savoir ?
— Mais je crois qu’il le sait, dis-je d’une voix si lente qu’elle paraissait tranquille.
— Allons donc ! s’indigna-t-elle.
— Il sait… il sait… — et ma voix continuait de traîner parce qu’en disant ces petit mots, je pensais à trop de choses… — Je le crois… j’en suis même sûre… Mais il n’osera jamais rien dire à François Landargues… jamais.
— Cependant… murmura-t-elle, plus effrayée peut-être de cette supposition que de toutes les autres…
Mille petits bruits craquelaient le silence. Il semblait que l’on entendît se fendre et grésiller sous le soleil les tuiles du vieux toit.
— Écoute… ce soir même… ce soir… devant lui… je ferai une allusion à toutes ces vilenies… Nous verrons bien…
— Ah !… comme tu voudras.
Guicharde hésitait encore…
— Mais si c’est par moi, cependant, qu’il vient à apprendre… qu’arrivera-t-il ?
— Rien… rien… sois tranquille…
— J’ai presque peur.
— Et de quoi donc ?
— Je ne sais pas…
— Alors ?
De longues minutes passaient entre nos courtes phrases. S’éveillant tout à coup, une colombe, captive dans sa cage d’osier, au mur de la maison voisine, fit rouler dans l’air sa plainte obsédante et qui ne cessa plus… Une angoisse singulière descendait sur nous…
* *
Le soir de ce jour-là, commença de se former à l’horizon la buée lourde qui annonce les grands orages de l’automne ; et quand nous fûmes à table, Guicharde, pour n’être point tentée de dire tout de suite autre chose, demanda d’abord à Fabien :
— Pensez-vous enfin que nous ayons la pluie ?
— Je n’en sais rien, dit-il.
— Il serait grand temps…
— Évidemment.
Et, coupant son pain, il le fit avec une violence si maladroite qu’il s’entailla le bout du doigt.
— Laisse donc ! ordonna-t-il comme je me levais pour aller chercher un bol et un peu de linge.
Rageusement, il tamponnait la plaie avec sa serviette que couvrirent aussitôt de larges taches de sang. Guicharde était superstitieuse. Elle me regarda, et je vis bien que maintenant, avant de parler, elle hésitait davantage… Cependant elle avait aujourd’hui senti trop d’indignation pour se pouvoir entièrement contenir. Ses gestes peu à peu s’énervaient à leur tour. Au dessert enfin, comme Adélaïde venait de quitter la salle, ayant posé sur la table un grand plat d’amandes fraîches, elle se décida :
— Fabien, dit-elle résolument, savez-vous ce que l’on m’a raconté aujourd’hui ?…
Il parut inquiet et la regarda.
— C’est à propos de François Landargues, continua ma sœur… Il parle de vous, paraît-il…
Aussitôt, le regard de Fabien, qui s’était détourné, revint sur elle ; cette fois, il était presque haineux, lourd de violences comme un coup au visage.
— Taisez-vous, s’écria-t-il, taisez-vous !
Il se leva, mais il restait debout devant la table ; une espèce de frisson le secouait et, tout immobile qu’il fût, il avait l’air de se débattre. Je l’observais tranquillement. Un papillon épais tournait autour de la lampe, et ma pensée comme lui était incertaine et lourde dans cette atmosphère de tourment et d’orage.
— … Vous êtes renseigné… je le vois. — Et Guicharde maintenant n’était plus prudente, mais se laissait emporter. — Alors que pensez-vous faire ? Cela ne peut continuer.
— Taisez-vous ! répéta Fabien.
Comme à son tour elle s’était levée, il marcha sur elle ; il la prit aux poignets ; et sans que, tout effrayée, elle eût prononcé une parole :
— Taisez-vous ! proféra-t-il une troisième fois, mais très bas, d’une voix rauque et qui s’étranglait. Est-ce que vous perdez la tête ? Vous ne le voyez donc pas que, depuis des jours et des jours, je me contiens pour ne pas faire un malheur…
Et, furieusement, il la repoussa. Il n’avait pas lâché sa serviette qui pendait toute sanglante à sa main gauche. Soudain, la chiffonnant avec rage, il la jeta à ses pieds, et son poing serré avait l’air de s’abattre sur un visage exécré. Un instant il tourna sur lui-même, haletant, hésitant, exaspéré. Enfin, claquant les portes, il alla s’enfermer dans son cabinet… et nous écoutions dégringoler les menus gravats, derrière le papier gonflé par la chaleur, le long des vieux murs tout ébranlés par la violence de cette sortie.
— Oh ! dit Guicharde, venant se presser contre moi… tu vois bien qu’il fallait avoir peur… Qu’est-ce qui arrivera maintenant ? Il avait la mort dans les yeux…
Je demeurai tout indifférente.
— Ne t’inquiète donc pas… Je le connais trop… Ses emportements signifient peu de chose.
Et tranquillement, commençant d’ouvrir quelques amandes, je mis un peu de sel au coin de mon assiette pour qu’elles y prissent plus de goût.
* *
Malgré ce beau calme que je pensais avoir, il me fut, après une telle scène, impossible de dormir. N’osant allumer la lampe par crainte de réveiller Fabien, tout anéanti dans son lourd sommeil, j’implorai le secours d’une rumeur au loin qui permît à mon esprit fatigué de se distraire à la suivre. Vainement. Ces nuits de province sont les plus mortes de toutes. Dans la campagne même, le froissement des feuilles, l’aboiement d’un chien, le cri du mulot, la plainte argentée du grillon sous les herbes, mettent, dans ces heures obscures, l’animation secrète des mille petites vies qui s’inquiètent et qui veillent. Mais des pierres et des murs, des grosses portes bien closes, des lourds volets, ne monte, à travers le silence des rues désertes, qu’un plus pesant silence.
Le subissant jusqu’à m’en sentir étourdie, je laissai donc, sans fermer les yeux, se traîner cette trop longue nuit. Et voici que soudain, deux heures venant de sonner, je fus comme soulagée d’entendre au loin, très loin, un pas qui marchait vite et qui sonnait durement.
Je me dressai pour mieux l’entendre. Amoureux attardé ou travailleur trop matinal ? Délaissant un instant mes tourments, je m’amusais à de petites imaginations. Le pas approchait rapidement. A présent il semblait courir… Je n’imaginais plus rien… Une espèce d’angoisse commença de me faire trembler… j’attendais… le pas allait-il venir jusqu’à notre porte ?
Il y vint et s’arrêta. Aussitôt le marteau retomba avec force trois fois de suite, et je criai :
— Fabien !… Fabien !
Ce n’était pas la première fois que semblable réveil nous surprenait en pleine nuit. Fabien, habitué à ces alertes, eut tout de suite les yeux ouverts, le cerveau lucide.
— Eh bien ! dit-il, on vient me chercher pour un malade. Ce n’est pas la peine de crier comme une affolée.
Calme, il alluma la lampe. Tandis qu’il attendait avec une insupportable patience que la petite flamme eût achevé de couronner la mèche ronde, le marteau résonna de nouveau cinq ou six fois, et les coups précipités, ne se détachant pas l’un de l’autre, faisaient un seul roulement bondissant et tragique.
— Vite, Fabien, vite !
— Que tu es ridicule ! dit-il simplement.
Il s’habilla, prit le temps d’ouvrir l’armoire pour y prendre un foulard qu’il se noua autour du cou ; il sortit enfin, emportant la lampe, et descendit tranquillement, tandis que le marteau, sur la porte, recommençait de frapper éperdument. Presque aussitôt, Guicharde, son bougeoir à la main, entra dans ma chambre :
— Ah ! me dit-elle, ton mari est descendu enfin. Je croyais qu’il n’entendait pas. Et cependant quel tapage !
Je demandai :
— Il t’a réveillée ?
— Je ne dormais pas, dit-elle.
Et elle vint s’asseoir sur mon lit.
Je me penchai vers son épaule ; mais, comme mon front allait s’y appuyer, elle tressaillit et se mit debout. Fabien en courant remontait l’escalier. Il ordonna, d’une voix troublée et rauque :
— Mes chaussures… mon manteau… ma casquette… vite.
Je me levai en hâte. Son visage, éclairé seulement par la bougie de Guicharde et tout creusé de grandes ombres, me paraissait redoutable. Tout en me précipitant vers le cabinet de toilette, je demandai :
— Qui est malade ?
Il répéta :
— Vite.
Et il s’appuyait tout haletant contre le mur.
— Voulez-vous que j’aille ouvrir la remise ? proposa Guicharde.
Déjà il laçait à la diable, ne prenant qu’un crochet sur trois, les grosses chaussures en cuir de bœuf que je venais de lui remettre et qui servaient pour ses courses nocturnes.
— Je ne prends pas la voiture… c’est tout près… ou du moins… pas loin.
Une émotion que je ne pouvais comprendre essoufflait sa voix et faisait ses gestes désordonnés. Je demandai encore :
— Qui est malade ?
Il me regarda ; mais ses yeux un peu fixes ne me voyaient pas. Enfin ses paupières battirent nerveusement, et se détournant sans me répondre :
— Ma trousse, dit-il, jetant cet ordre à Guicharde. La petite trousse avec les aiguilles ; et la boîte noire qui est dans le placard, derrière le bureau. Voilà la clef.
— La noire ? répéta Guicharde prudente, sachant que chacune des quatre boîtes enfermées dans ce placard contenait des produits différents.
— Oui… la noire… vite.
Elle sortit. Je courus derrière elle. En bas, dans le vestibule, la lampe posée sur une petite table éclairait un vieil homme qui se tenait debout, les bras croisés. Bien qu’il y eût là trois chaises toujours prêtes pour ceux qui attendaient, il ne voulait pas s’asseoir tant son impatience était grande, et le talon de son gros soulier paysan ne cessant de battre la dalle, cet homme semblait tout agité d’un tremblement continu qui le secouait jusqu’aux épaules et jusqu’au bout de ses grandes mains, stupidement pendantes à son côté et comme écartées d’épouvante.
— Pardon, dit Guicharde en passant devant lui, j’ai besoin un instant de la lumière.
Elle prit la lampe pour aller dans le cabinet de Fabien et je demeurai dans l’ombre auprès de cet homme qui tremblait. Mon frisson, comme le sien, ne cessait pas. Et le bruit continu de son talon sur les dalles blessait mes nerfs au point que je crus dire très bas :
— Taisez-vous… oh ! taisez-vous !
Sans doute, je ne prononçai pas ces paroles. Mais je demandai, et ce fut aussi très bas :
— Qui est malade ?
— M. François Landargues, dit l’homme brièvement. Une crise comme jamais… J’ai couru chez M. Fardier… Il était avec un autre malade… loin… dans les Iles… Alors M. Romain m’a dit qu’il fallait venir ici.
Il eut un dernier coup de talon, plus furieux, et commença de marcher vers la porte.
— Ah ! mais qu’il se dépêche, le docteur !… Ces crises-là, on y reste, si c’est pas soigné à temps.
— Il va venir…, dis-je, il vient.
Et je m’en allai vers la lumière qui passait sous la porte du cabinet. J’entrai. Je m’appuyai au bord de la table.
— Guicharde… C’est pour François Landargues qu’on est venu le chercher !…
Elle s’appliquait en ce moment à serrer une courroie qui liait ensemble la boîte noire et la trousse. Elle leva brusquement la tête et l’ardillon de la boucle se mit à danser devant les petits trous ronds percés dans le cuir sans pouvoir entrer dans aucun d’eux.
— Oh !… dit-elle sourdement et tout épouvantée, mais c’est impossible !… c’est une chose impossible !… Pourquoi est-on venu le chercher ?… Il y a d’autres docteurs à Lagarde… Mandel n’habite pas bien loin… Il faut que cet homme aille jusque-là. Je vais lui dire.
Et, se précipitant aussitôt, elle heurta Fabien qui venait d’entrer ; il l’avait entendue.
— Qu’est-ce que vous alliez dire ? demanda-t-il brutalement, et de quoi donc vous mêlez-vous ? Est-ce que tout est prêt ?
Lui-même acheva de boucler la courroie, mais ses mains étaient plus nerveuses encore et maladroites que les mains de Guicharde. Enfin ce fut prêt. Il mit le paquet sous son bras, boutonna précipitamment son manteau et, nous voyant l’une et l’autre tout interdites :
— Qu’est-ce que vous avez, cria-t-il, de quoi vous étonnez-vous ?
Il s’éloignait. Il se retourna pour ajouter, presque solennel :
— Est-ce que ce n’est pas là mon devoir ?
La porte du cabinet claqua derrière lui et, aussitôt après, la porte de l’entrée. Je m’appuyai encore à la table et Guicharde était debout de l’autre côté. La lampe, qui contenait peu de pétrole, commençait de charbonner. Je regardais fixement sa mèche grésillante où se soulevait par moment une pauvre flamme épuisée. Il en venait une odeur atroce qui se mêlait à l’odeur de toutes les drogues et de tous les poisons contenus dans le petit placard dont la porte était restée ouverte.
— Il est sublime ! soupira enfin Guicharde avec son exaltation habituelle.
— Qui cela ? demandai-je, déconcertée.
— Mais ton mari, dit-elle, ton mari…
Et elle avança de trois pas pour venir me secouer.
— Tu dors, Alvère ? Ne regarde donc pas la lumière de cette façon. Tu seras ensuite tout éblouie.
Elle répéta, joignant et serrant ses mains maigres qui devenaient peu à peu comme des mains de servante, avec une peau rude et de grosses veines en saillie :
— Hier, il détestait cet homme… Je le voyais bien… il l’aurait tué… Et maintenant… parce que c’est son devoir… Il a bien dit cela, et c’est très beau.
Je ne bougeais pas. Alors, elle vint me prendre par le bras.
— Viens… Essayons de dormir un peu… Ah !… j’ai le cœur plus léger ! Il me semble que cela va tout arranger… François Landargues fera des excuses… Fabien pardonnera.
Sa vive et simple imagination l’emportait déjà. Elle rentra dans sa chambre et moi dans la mienne. Je me jetai sur mon lit.
Je voulais ne rien redouter… ne rien espérer… ne penser à rien… Cependant, bien plus encore que tout à l’heure, l’ombre était pesante à mon insomnie et j’agitais la main quelquefois comme pour soulever cette ombre de mon visage. Enfin, une morne vapeur commença de paraître et de s’élargir au cadre de ma fenêtre. Un peu plus tard, une carriole bondit sur les pavés dans un grand tapage de ferraille mal jointe et de pots en métal se heurtant l’un à l’autre. — La laitière de la Bastide… Il est donc six heures… six heures déjà ! Pourquoi Fabien n’est-il pas rentré ? — La vapeur blanche aux fentes des volets de bois était devenue du soleil et, par toute la rue des Massacres, tous les autres volets claquaient le long des murs. Au-dessous de moi, j’entendais Adélaïde qui tirait les meubles pour balayer la salle. Elle parlait par la fenêtre à des femmes qui passaient ; elle disait : « Il fait beau temps. » Je me levai à mon tour.
A ce moment, j’entendis ouvrir avec violence la porte de l’entrée. Elle retomba presque aussitôt, et si lourdement que ce fut bien sûr la muraille elle-même qui l’avait rabattue. Ce fut bref, et celui qui venait d’entrer avait dû se glisser bien précipitamment entre les deux bonds de cette porte claquante. Qu’avait-il à nous dire pour montrer tant de hâte ? J’attendais… mais tout de suite la patience me manqua et je criai :
— Fabien !
Il ne me répondit pas, et je fus bien surprise de ne pas l’entendre monter, ce qu’il faisait toujours assez bruyamment. Alors, je demandai à Guicharde qui venait d’ouvrir la fenêtre du palier et restait là comme une chatte, une longue chatte noiraude et maigre, à cligner des yeux dans le soleil matinal :
— Qui est donc entré ? Je croyais que c’était Fabien.
— C’est lui, dit-elle, mais il s’est enfermé dans son bureau.
— Enfermé ?… pourquoi ?
— Je n’en sais rien… Je me demande comment les choses se sont passées ?… As-tu dormi un peu ?…
— Faut-il des raisins ? criait Adélaïde dans la cage de l’escalier. Ils sont à douze sous. Et puis voilà Milo qui vient avec des anguilles. En voudrez-vous ?
— Je descends, dit Guicharde, je descends.
Et se tournant vers moi :
— Paresseuse, dépêche-toi donc de faire ta toilette. Fabien nous racontera, pendant le déjeuner…
Je lui obéis. Des pigeons se promenaient sur le toit. Quand cessait le bruit frais de l’eau ruisselante autour de moi, j’entendais le petit bruit griffu de leurs pattes sèches sur les tuiles desséchées.
« Pourquoi Fabien n’est-il pas monté encore ? Que fait-il ? » Une buée lourde enveloppait le soleil. Je respirais avec peine, mes mains brûlaient. Enfin, je fus prête avec ma robe de tous les jours, en grosse toile à rayures grises bien serrées, correcte et peu salissante. « Est-il encore dans son cabinet ? » Et, dans mon anxieuse curiosité, l’idée me vint de le surprendre. Du temps d’un Gourdon qui était notaire, cette même pièce qui faisait aujourd’hui le cabinet de Fabien servait d’étude. Afin de pouvoir surveiller les clercs, on avait aménagé dans l’escalier, au ras de la quinzième marche en descendant, un petit judas qui se trouvait, dans l’étude, percer le mur non loin du plafond. Je sortis de ma chambre et quand j’eus atteint cette quinzième marche, je me mis à genoux sur le bois bien ciré.
Le loquet un peu rouillé, mais fragile, ne grinça pas sous ma main prudente. Et d’abord je sentis une odeur nauséabonde, celle de la lampe qui durant une heure de nuit avait charbonné et fumé dans cette pièce. La fenêtre n’avait pas été ouverte ; les volets demeuraient appliqués aux vitres, mais pas très hermétiquement, et dans toute cette ombre glissait un jour suffisant pour qu’il me fût possible de distinguer mon mari assis devant sa table et la tête dans ses deux mains. Un des minces rayons qui traversaient la pièce suspendait au-dessus de ces mains ses dansantes poussières, et ces mains, terriblement lumineuses et pâles, étaient la seule chose qui se distinguât bien au-dessus de l’être confus, replié sur soi-même et tout anéanti. Je pensai :
— Il s’est endormi.
Mais ces mains n’étaient pas les mains paisibles dans lesquelles un front abandonné cherche son repos. Elles se tordaient, ou plutôt elles s’étaient tordues ; elles se pressaient, ou plutôt elles avaient dû se presser. Maintenant elles ne bougeaient plus, mais leur crispation immobile, la saillie plus blanche des os à l’angle des doigts repliés exprimaient quelque chose d’effrayant… Et, les ayant bien regardées, je sentis que mes mains se pressaient et se tordaient à leur tour. Je voulais courir, mais je ne pus achever de descendre l’escalier qu’avec une lenteur extrême en m’appuyant à la rampe.
Dans la salle à manger les tasses de grosse faïence étaient disposées sur la nappe à carreaux bleus avec le beurre et le pain. Cette pièce donnait sur la rue des Massacres. A travers les rideaux d’étamine un peu fanée on voyait passer les marchandes qui criaient la figue et l’amande fraîche, les beaux œufs et les pommes ; et Guicharde était là, debout, avec des yeux qui avaient peur et un visage pâle, si pâle ! effrayant dans la grande lumière comme étaient effrayantes dans l’ombre de la pièce voisine les mains pâles de mon mari.
Quelle stupeur s’était donc abattue sur la maison tout entière ? Mais il me fallait maintenant éprouver. Je sentis cette stupeur tournoyer en moi-même. Je compris… Et je crois bien que ma plainte s’éleva et que je tendis en avant mes deux mains ouvertes avant même que Guicharde, me voyant entrer, eût prononcé :
— François Landargues est mort cette nuit !
— Il est mort !
Je pus faire le tour de la table et je vins tout près d’elle.
— Guicharde, comment est-il mort ?
— Je ne sais pas.
Sa voix passait à peine entre ses lèvres serrées. Mais elle savait… je voyais bien qu’elle savait. Ah ! que pouvait-elle savoir ?
— Par pitié, dis-le !
A ce moment, elle dut s’asseoir, et cette défaillance chez ma forte Guicharde défit ce peu de courage auquel je m’essayais. Je m’affolai tout à fait et je suppliai, penchée sur son épaule :
— Dis-le… dis-le…
— Ah ! qu’est-ce que je peux dire ? La crise a été d’une gravité exceptionnelle, et peut-être bien qu’il serait mort tout de même. Mais enfin… Le docteur Fardier est arrivé plus tard… un peu plus tard… trop tard… Et peut-être que Fabien s’est trompé de piqûre…
— Exprès !… criai-je, il l’a fait exprès !
Son geste fut vague, mais il y avait quelque chose de terrible dans la lenteur de ses paroles :
— Mais non… voyons !… on dit seulement… maladroit.
— Qui ose parler de cela ?… qui donc ?
— Tout le monde, cria-t-elle, me montrant la rue d’un grand geste vague et parvenant enfin à sangloter.
* *
… Je m’écartai de la fenêtre et j’eus envie de demander que l’on fermât les rideaux. Ces commères avec leurs paniers au bras et les quelques dames dont je distinguais l’ombrelle ou le chapeau ne venaient-elles pas pour s’assembler devant ma porte et la montrer du doigt ? La discrétion que mettait Adélaïde à ne point poser le lait sur la table à l’heure habituelle me sembla, tout injurieuse, n’être que son obéissance à l’indignation générale. Sans doute cette fille avait déjà quitté la maison et nous étions seules, Guicharde et moi, seules avec l’homme qui, dans la pièce voisine, serrait ses deux mains sur son front…
— Qu’est-ce que tu crois, toi ?… Pour moi, il l’a fait exprès… j’en suis sûre… Il l’a tué exprès… Il l’a tué.
C’est Guicharde, relevée et s’appuyant à moi, qui soufflait ces mots contre ma joue. Oh ! ma Guicharde, tout à la fois emportée et raisonnable, ne voyant rien que simplement, mais aussi avec violence ! La vie l’agitait comme une main dans un bassin étroit fait aller et venir les petites vagues de l’un à l’autre bord. Cette nuit elle trouvait mon mari sublime parce qu’il avait prononcé quelques paroles qui pouvaient le paraître, et maintenant, avec la même passion, elle décidait dans son épouvante :
— Il l’a tué.
— … Tu le crois, Guicharde, tu le crois ?
Tout bas, je disais à mon tour :
— Il a tué !… il a tué !… Fabien Gourdon, le docteur Gourdon, mon mari, a tué… Il a osé tuer monsieur François Landargues.
Et je demandais encore :
— Tu le crois, Guicharde, tu le crois ?
Déjà, regrettant ses paroles, elle recommençait de dire : « Je ne sais pas. » Mais sans plus l’interroger, je lui saisis la main parce que, derrière la vitre, j’avais vu trois femmes qui s’arrêtaient. Elles me semblaient observer la maison. J’avais peur de leur regard, peur aussi de me sentir trop près de Fabien.
— Allons-nous-en !
— Où cela ?
— Viens !
Je l’entraînai. Fabien, d’un instant à l’autre, pouvait entrer dans ma chambre, et je ne songeai point à m’y réfugier. Nous montâmes les deux étages. Tout au fond du vieux grenier, des planches recouvertes d’une peinture à la chaux formaient une petite chambre où nous avions relégué quelques meubles qui nous venaient de maman et que Fabien n’avait point jugés dignes d’être vus dans sa maison. Il y avait au dedans de la porte un pauvre verrou dont les clous ne tenaient plus. Je le poussai cependant. La buée orageuse, plus blanche et lourde que la veille, recommençait de tendre le ciel ; par la lucarne sans vitres, dont le volet pendait sur son gond rouillé, entrait et s’amassait dans ce réduit la plus suffocante chaleur.
Guicharde s’assit sur la petite chaise où s’asseyait maman pour apprendre de son oncle Jarny à tenir les livres, et moi sur une caisse qui renfermait ses pauvres robes noires et son dernier chapeau. Nous ne disions plus rien et rien au-dessous de nous ne bougeait dans la maison silencieuse. Vers midi, le marché ayant pris fin, les rumeurs qui nous venaient par-dessus les arbres et les murs s’en allèrent par tous les chemins de la campagne. Alors, juste au-dessous de nous, le bruit pressé d’un moteur haleta dans ce silence. J’entendis grincer la grosse serrure de notre porte charretière. La trompe gémit à l’angle de la rue.
— Il s’en va, dis-je à Guicharde.
— Ah ! qu’il s’en aille !
Et nous respirions mieux malgré l’orage qui déjà était sur nous. Il stagna cependant plus de deux heures avant que d’éclater. Voyant le ciel s’assombrir, je murmurais de temps en temps :
— C’est la nuit, déjà la nuit !
— Mais non, disait Guicharde, il est trois heures seulement… il est quatre heures.
Enfin le premier éclair enflamma notre lucarne, et les toits au delà, et tout l’horizon. Le ciel entier croula dans un grondement formidable et prolongé. Les premières gouttes, pesantes, pressées, crépitaient si violemment sur les tuiles, au-dessus de nous, qu’elles semblaient les rompre en éclats.
Je n’aime pas l’orage ; quand il vient, je ne puis le supporter qu’en me réfugiant dans les pièces basses de la maison et je demande plus de six fois à Adélaïde si toutes les fenêtres sont bien fermées. Mais, ce jour maudit, je ne pouvais recevoir du dehors et sentir dans ma chair aucune frayeur. Je ne cessais pas d’entendre un tumulte plus fort que ce bruit que font les nuages ; je ne cessais d’être éblouie par une lumière plus effrayante.
— As-tu peur ?… demandait Guicharde étonnée de mon calme. Veux-tu descendre ?
— Non… non… je n’ai pas peur… nous sommes bien ici.
Mais voici que quelqu’un essaya d’ouvrir notre porte et, n’y parvenant point, la heurta d’un doigt pressé. Alors cette frayeur qui m’empêchait si bien d’être effrayée par l’orage, me mit debout toute haletante. Je criai :
— Va-t’en ! va-t’en !
— Mais tu es folle, dit Guicharde… tu es folle, ce n’est pas…
— C’est Adélaïde, cria la jeune voix de notre servante. Voyons, mesdames, est-ce que c’est sérieux de rester là-haut par un temps pareil ? Et puis de n’avoir pas mangé de toute la journée ?
Elle continuait, après que Guicharde eut ouvert la porte :
— Et pourquoi tant d’affaires… je vous demande un peu !… M. François Landargues est mort, et après ?… Comme on disait tantôt chez Mme Favier, l’épicière, c’est des histoires qui arrivent tous les jours aux médecins… Et comme on disait encore : sûr que c’est embêtant pour le docteur Gourdon… vexant, si vous voulez… mais pas plus…
— Pas plus… répéta Guicharde, songeuse.
Et le simple bon sens de ces paroles la réconfortait déjà.
— Elle a raison… elle m’a fait du bien, disait-elle tandis que nous descendions l’escalier derrière Adélaïde.
Cette fille avait montré de l’héroïsme en venant par ce temps nous chercher sous le toit, et dans sa frayeur des coups de tonnerre, elle dégringolait maintenant trois marches à la fois.
Elle nous avait dressé, dans la cuisine bien close, un petit couvert. Je pris seulement un peu de thé. Mais l’appétit revenait à Guicharde. Les phrases rudes et sensées d’Adélaïde continuaient de la rassurer et il lui devenait peu à peu évident que cette mort de François Landargues était pour tout le monde prévue et naturelle. — Nous avions été bien ridicules de ne pas tout de suite la juger ainsi ; et elle me le dit tout bas avant qu’une demi-heure eût passé, souriant presque, tant elle commençait à sentir de soulagement.
L’orage s’apaisait. Vers sept heures, nous nous décidâmes à ouvrir les fenêtres et je sortis de la cuisine. Alors je tressaillis en voyant Fabien dans le vestibule. Sans doute il venait à l’instant de rentrer. Ses vêtements et son visage étaient ruisselants d’eau. Il me demanda précipitamment :
— Qui est venu aujourd’hui ?
— Mais personne… personne.
* *
Aussitôt il monta dans notre chambre où je ne voulus pas entrer ; Guicharde, cette nuit-là, me garda auprès d’elle. Rassurée à demi, elle voulut me persuader qu’il fallait l’être complètement ; et, tout en me démontrant l’absurdité de nos premières angoisses, brisée de fatigue, elle commença de s’endormir. Mais je fermai les yeux à l’aube seulement, et quand je m’éveillai ma sœur n’était plus là.
Elle ne tarda pas à remonter, et je la vis tout animée : elle avait déjeuné en face de Fabien, qui paraissait très ennuyé, mais, jugeait-elle, assez calme en somme, plus calme qu’il n’était depuis bien des jours. Naturellement, elle ne l’avait interrogé sur rien et ils avaient parlé seulement du pain, qui était mal cuit ce matin-là, et d’une planche du buffet que les souris avaient rongée pendant la nuit.
— Il pense comme moi qu’il nous faudrait un chat. Je ne les aime pas, mais dans une maison aussi vieille que celle-ci on ne saurait s’en passer.
Laissant ce sujet, elle me rapporta les nouvelles déjà recueillies par Adélaïde pendant ses courses matinales. Toute la ville naturellement ne s’entretenait que de François Landargues ; mais à courir les rues comme ils faisaient depuis la veille, tant de commérages s’étaient déformés. Pour certains, aujourd’hui, Fardier seul se trouvait à la Cloche au moment de cette agonie, et, dans son affolement, il avait fait appeler non seulement Fabien, mais le docteur Mandel. D’autres racontaient comme le père de François était mort, aussi brusquement et presque au même âge. Et l’on s’intéressait surtout à Romain de Buires qui se trouvait recueillir un héritage considérable, et qu’il était vraiment bien chanceux de n’avoir pas attendu plus longtemps.
— Tu vois, me répétait Guicharde, tu vois bien, personne ne songe à ces sottises qui nous avaient, hier, absurdement effrayées.
Maternelle, et me voyant encore accablée, elle s’était mise à me coiffer comme elle faisait dans mon enfance ; les bras abandonnés sur mes genoux, je regardais dans la glace mon visage si pâle et mes yeux toujours effrayés… Or, tandis que Guicharde fixait la dernière épingle, Adélaïde en courant monta nous dire que le docteur Fardier venait d’arriver et que Fabien s’était enfermé avec lui dans son cabinet.
— Sans doute, dit Guicharde que rien n’inquiétait plus, ont-ils à régler certains détails.
Et elle me demanda :
— Quand vas-tu descendre ?
— Je ne veux pas voir Fabien… Je ne veux pas.
Il me fallut pourtant en venir là, car, l’angélus de midi ayant sonné, le docteur Fardier sortit de la maison et presque aussitôt mon mari m’appela… J’hésitais encore. Il répéta mon nom deux fois d’une voix lourde et sans impatience. Alors je descendis et je le trouvai assis devant son bureau comme je l’avais vu la veille ; ses épaules, qui cherchaient l’appui du fauteuil, me parurent plus étroites, et la tête penchait en avant, très pâle et presque pitoyable, avec ses yeux trop ouverts et son regard un peu fixe.
Il chercha plus d’une minute sa première phrase, et puis, ce grand silence entre nous deux le gênant peut-être, il se mit à parler précipitamment.
— D’abord, qu’est-ce que tu as depuis hier ? Je ne comprends rien à ton attitude avec moi. Elle est ridicule. Il m’est arrivé un ennui, un malheur si tu veux, mais à quoi nous autres médecins sommes exposés tous les jours. François Landargues était perdu. Je l’ai bien vu en arrivant. Cependant j’ai fait l’impossible pour le sauver. Fardier me le disait encore tout à l’heure… Il me le disait. Il est venu… C’est tout de même un brave homme. Nous avons parlé longtemps. Alors, voilà… Il me trouve malade, très malade. Tu sais comme j’étais nerveux et surmené depuis bien des jours. Il me faut maintenant du repos, et tout de suite… Fardier me conseille de partir pour Avignon, aujourd’hui même.
— Aujourd’hui !…
— Oui, ce soir… Pourquoi es-tu si singulière, avec cette même figure crispée que tu avais hier quand je suis rentré ?… Je ne veux pas supposer que cette mort te désespère. Alors ?… Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi me regardes-tu comme tu le fais ?… A quoi penses-tu ?
Son buste, par-dessus la table, se tendait vers moi. Une méfiance effrayée se lisait dans ses yeux. Je tournai la tête.
— A rien… Je ne pense à rien… Alors il faut que tu partes ce soir ?…
— Il faut…, répéta-t-il, continuant de m’observer avec inquiétude, il ne faut rien du tout. On me donne un bon conseil… Je le suis.
— C’est bien…
Et dans ma hâte de ne plus être devant lui, je n’ajoutai aucune question.
— Je vais tout préparer.
— Attends encore, dit-il, attends. Je voudrais…
Il hésitait ; il recommençait de baisser la tête. Sa pâleur était effrayante. Une de ses mains pendait à son côté et tout le sang de l’être semblait s’être réfugié dans cette main inerte et rouge dont se gonflaient toutes les veines. Il hésitait… Et de nouveau ses paroles se précipitèrent fébrilement.
— Il faudrait que tu partes avec moi, Alvère. Ainsi tout le monde comprendrait mieux. Tout le monde serait bien sûr que je suis vraiment malade. Je le suis, d’ailleurs… Je le suis. Cette terrible nuit m’a achevé. Alors, je m’en vais… et toi tu m’accompagnes… pour me soigner. Comme cela, tout est naturel, n’est-ce pas ? bien naturel !…
Mais son regard, qui m’interrogeait anxieusement, recommença de m’épouvanter, et il répéta, d’une voix sourde :
— Qu’est-ce que tu as ?
— Je ne sais pas… — Et comme lui, je parlais très bas. — Je ne sais pas ce qu’il est naturel de faire… Je ne sais pas ce que le monde doit comprendre… Mais je ne partirai pas avec toi… Je ne partirai pas.
— Pourquoi ? pourquoi ?…
Je voyais bien que son étroite et tenace volonté était maintenant sans force et tout incohérente. Je répétai :
— Je ne partirai pas…
Et, sortant de la pièce, j’appelai Adélaïde pour lui donner l’ordre d’aller au grenier chercher les valises. Je voulais m’occuper aussitôt de ce départ, et que Fabien s’en allât au plus vite… Ah ! qu’il s’en allât…
* *
La chambre, quand j’y entrai, était toute pleine encore de son désordre nocturne. Toute machinale et sans regarder rien, incertaine et brusque, j’allai vers une armoire. Je l’ouvris et commençai d’en tirer un peu de linge. Mais il me fallut bientôt m’asseoir et serrer mes tempes entre mes deux mains…
Il avait tué ! il avait tué !… Mes soupçons, d’heure en heure, depuis la veille, n’avaient cessé de me tirer vers cette certitude et j’y atteignais maintenant. Il avait tué !… Peut-être il avait fait le geste terrible, et peut-être seulement, pendant une minute monstrueuse, souhaitant donner la mort, il avait laissé la mort emporter devant lui ce qu’il pouvait défendre. Il avait tué ! Je savais… Je savais… Que pouvait valoir là-dessus l’opinion des commères ou celle de Guicharde ? Sans doute, il était bon que personne n’eût de soupçons ou ne parût en avoir. Mais cela n’avait pas toute l’importance. Que s’était-il passé, en vérité, non point autour de ce moribond, mais dans cette âme ? L’intention, le mouvement secret de l’être qui détermine dans leur forme extérieure et menteuse tous les autres mouvements, qui pouvait le connaître ? Fardier lui-même… On dit à quelqu’un : « Vous avez commis une erreur ». On peut lui dire plus durement : « Vous êtes un maladroit !… » Mais quand toutes les apparences sont seulement celles de l’erreur et de la maladresse, on ne peut ajouter rien d’autre, rien… si ce n’est encore : « Allez-vous-en… Quittez le pays pour quelque temps, cela vaudra mieux. »
Qui pouvait savoir ? Personne. Mais j’étais sûre, moi, j’étais trop sûre ! Je me rappelais ces derniers jours, cette souffrance humiliée, cette exaspération contenue, et la dernière scène, et tant d’agitation quand on était venu le chercher dans la nuit pour aller auprès de cet homme. Peut-être à ce moment-là, lui-même avait-il pensé avoir plus de force. Mais brusquement, il s’était enfin révolté et ce qu’il avait senti pendant une minute, ce qu’il avait souhaité et résolu, faisait que cette minute-là, désormais, mettait devant lui une ombre qui s’allongerait jusqu’à son propre tombeau.
Je pensais : « Comme je souffrirais, si je l’aimais encore, si j’avais pu l’aimer ! » Et l’horreur qui, depuis la veille, tournait autour de moi sans bien oser me toucher encore, se précipitait brusquement… Je me relevai tout incohérente, marchant à travers cette chambre où, la veille, je n’avais pas voulu entrer… Et je commençai alors de la voir telle qu’elle était dans son bouleversement. Je commençai de voir le lit aux draps froissés, l’oreiller s’écrasant sur le tapis à côté de deux livres pris et rejetés l’un après l’autre, la bougie consumée si profondément que la bobèche de porcelaine avait noirci sous la flamme ; et les vêtements aussi, que Fabien portait pendant la course sous l’orage, humides encore, s’affaissant au hasard par terre ou sur les meubles : le paletot de toile grise traînait au pied de la commode ; une chaise s’était renversée sous le poids du veston lancé vers elle de trop loin et avec trop de force…
Et, devant tant de désordre, dans l’odeur triste et mouillée de ces vêtements épars, j’imaginais maintenant ce qu’avait dû être cette fuite lamentable à travers la campagne qui ruisselle et s’enflamme, tandis que les yeux s’aveuglent, que les épaules tremblent aux bonds de la machine, que la terre glisse et semble se détourner sous la roue. A quoi donc pensait-il, tandis qu’il continuait de fuir ainsi jusqu’au soir, malgré le temps et malgré le danger ? A quoi pensait-il cette nuit, tandis que la bougie brûlait lentement, et après qu’elle s’était éteinte ? — Depuis bien longtemps déjà, dans ce détachement qu’il me fallait, hélas ! sentir pour lui, j’avais cessé de me demander : « A quoi pense-t-il ? » Mais, voici qu’à présent, je les cherchais, je les devinais, je les approchais l’une après l’autre, ces terribles pensées… Me forçant d’agir, bien que tous mes gestes fussent vagues et pesants, j’allais maintenant de l’armoire à la valise ouverte, pliant le linge et les vêtements… Et toutes ces pensées de Fabien continuaient de m’étourdir.
Elles se formaient en moi comme elles étaient en lui-même ; je les repoussais, je les suppliais, je leur cédais enfin comme il devait le faire. Le souvenir d’une famille honnête, prudente dans ses moindres actes, m’écrasait tout à coup. Je connaissais la stupeur que l’on peut avoir devant soi-même, l’horreur qui ne cessera plus, le remords qui, commençant à se nourrir de vous, mordra chaque jour avec plus de force… Je connaissais tout cela, j’éprouvais tout cela, et de tout cela se préparait quelque chose que j’ignorais encore…
Je m’étais agenouillée pour disposer les objets dans le casier de toile. En me relevant, je vis Fabien qui venait d’entrer dans la chambre. Aussitôt, j’en voulus sortir. Mais il ne remarqua pas mon geste.
— … Alors, demanda-t-il de ce ton hésitant qu’il avait à présent… tu ne le veux pas ?…
— …
— Partir avec moi.
Ma certitude de son crime était plus complète encore que tout à l’heure, quand il m’avait pour la première fois adressé cette demande et je ne pouvais lui faire que la même réponse. Pourquoi donc à ce moment me fallut-il lui dire :
— Peut-être…
Aussitôt, je voulus me reprendre :
— C’est-à-dire…
Mais il n’avait voulu entendre que ce semblant de promesse. Une expression de contentement, la première depuis bien des heures, passa sur son visage.
— Oh !… dit-il, soulagé, ce serait tellement mieux, vois-tu…
Et il ne sut que répéter :
— A cause du monde.
— Tais-toi… ne dis rien… n’explique rien… D’ailleurs…
Mais dès ce moment, toujours un peu hagard, plus apaisé cependant, il parla de mon départ avec assurance. Vainement, je me défendais… et ce n’était pas contre lui. Ce quelque chose d’inconnu, à quoi je cédais enfin, me forçait de me soumettre. Je voulais croire toutefois que j’hésitais encore. J’hésitais en préparant mon propre bagage… J’hésitais en donnant à Guicharde mes instructions… Et je crois bien que tout interdite, il me semblait continuer d’hésiter, alors qu’assise en face de Fabien, dans le wagon où nous étions seuls, je voyais déjà les chemins connus et les arbres familiers glisser et me fuir.
Mon mari, au départ du train, avait poussé un grand soupir. Assez calme, mais s’efforçant trop visiblement de l’être, il se tenait très droit et lisait un journal. Et, me détournant de lui, je contemplais cette nuit d’automne qui commençait de traîner sur la campagne. Déjà, elle avait mis leur robe noire aux cyprès bleus, et les brumeux oliviers la retenaient entre leurs branches, et les moutons, qui s’en allaient par petits troupeaux serrés, la portaient sur leur dos houleux et gris. Mais les platanes aux grandes feuilles, les peupliers presque nus, et toute cette broussaille qui s’échevèle au bord des champs, défendaient ce bel or dont ils étaient couverts et gardaient encore leur lumière. Ils cédèrent à leur tour. La nuit les enferma. Elle prit avec eux les maisons de terre jaune et de cailloux, les femmes revenant par les chemins, et les petits enfants jouant devant les portes… Et ne recevant plus ce secours que m’accordaient les choses, il me fallut alors revenir vers Fabien.
Il tenait toujours son journal devant lui, mais il ne lisait plus, bien que l’éclairât la petite ampoule du plafond, jaunâtre et triste. Son buste avait fléchi et s’écrasait ; ses épaules remontaient, son cou se tendait avec une espèce d’angoisse et, par-dessus la feuille qu’ils ne regardaient pas, s’élargissaient les yeux un peu fixes.
— Il revoit François Landargues… il le revoit…
Mais à ce moment son regard rencontrant le mien s’emplit de cette méfiance inquiète que je semblais par instant lui inspirer… Alors, feignant de m’assoupir, je fermai les yeux.
* *
Le trajet dura trois longues heures pendant lesquelles je ne prononçai pas une parole. L’arrêt brusque dans les petites gares nocturnes, l’entrée soudaine d’un voyageur, sa sortie bruyante, rien ne pouvait me décider à soulever mes paupières serrées. Fabien, en face de moi, immobile comme moi, gardait le même silence. Mais dès l’entrée dans les faubourgs d’Avignon, avant même que le train eût ralenti, il était debout, rassemblant notre bagage : et je savais bien que, pas plus que moi, il n’avait dormi.
La stagnation blanche des lampes électriques occupait seule les avenues désertes et, quand la traversait un frisson métallique, l’ombre des feuilles était la seule que l’on vît tout à coup danser le long des murs. Il était tard, et ce grand orage de la veille avait mis dans l’air les premières fraîcheurs de l’automne. Dans l’hôtel modeste où Fabien me conduisit, on nous servit un pauvre souper de pâté, d’olives et de fromage de chèvre. Les chambres sentaient le savon grossier, le tabac refroidi, l’odeur forte des huiles dont le carrelage rouge était lustré ; et toute la médiocrité de ce gîte lamentable nous obligea enfin de prononcer les premières paroles.
Il nous fallait trouver un logement pour y passer ces quelques semaines et nous nous en occupâmes dès le lendemain. Fabien, dans cette ville, avait quelques amis qui nous eussent utilement renseignés. Mais il n’en parlait pas, et, comprenant trop bien qu’il ne voulût pas en ce moment penser à eux, je n’osai les lui rappeler. Tandis qu’il consultait les agences qui sont sur la place de l’Horloge, je m’en allai de mon côté, au hasard des petites rues, si bruyantes et peuplées quand elles touchent au cœur de la ville, et, dès qu’elles s’en éloignent, serrant leurs vieux murs sur de si profonds silences. Et tout étourdie que je fusse encore, recevant de tous mes actes un étonnement qui, dans certaines minutes, allait jusqu’à la stupeur, je sus cependant découvrir dès ce matin-là ce qui nous était nécessaire.
C’était une vieille maison de la rue Trois-Faucons, étroite, avec une porte romane dont le marteau figurait deux serpents enchevêtrant leurs nœuds. Elle appartenait à un antiquaire du nom de Chayère, tenant boutique près de Saint-Agricol et qui avait là son dépôt de marchandises. Les pièces, dallées de noir et de blanc, étaient occupées par tout un peuple d’armoires et d’horloges, de tables escaladant des commodes, de fauteuils portant des chaises renversées ; et l’on ne voyait en entrant là qu’un pêle-mêle de panneaux luisants et de dorures fanées, qu’un enchevêtrement de pieds tors ou cambrés, tandis que pendaient des plafonds les petits lustres aux cristaux poussiéreux, et les lampes d’église au flanc desquelles se ternissaient les angelots d’argent ou d’étain. Mais, au premier étage, deux chambres étaient vides, auxquelles attenait une petite cuisine. Elles avaient encore leurs plafonds peints et les carreaux verdâtres de leurs fenêtres d’autrefois, et elles donnaient sur un humide et profond jardin auquel on pouvait descendre du rez-de-chaussée par de longues marches de pierre.
Chayère consentit à nous louer ces chambres, et sut en deux heures les rendre habitables, grâce à quelques meubles qu’il tira de ses réserves. Il y mit un lit Directoire dont la peinture gris s’ornait d’un filet bleu, une table d’acajou assez grande pour que nous y puissions prendre nos repas, une commode faite en Arles, une armoire qui venait d’Aix, des chaises, deux bergères dont la tapisserie crevée laissait échapper un crin noir mêlé de paille. Il accrocha aux fenêtres des rideaux de damas qui, tendus, semblèrent lamés de ciel, tant leur trame avait d’usure et de transparence. Enfin, une femme qu’il m’indiqua put me fournir un peu de linge et une autre de la vaisselle.
Je travaillai la journée entière avec cet homme, afin que, dès le soir, tout fût en état. Fabien rôdait à travers la ville. Il rentra comme le soir allait venir et, sans rien regarder, alla s’asseoir dans un fauteuil près de la fenêtre. Elle était grande ouverte. Une mourante et délicieuse odeur d’automne venait de ce petit jardin si sombre, serré entre de grands murs, où quelques roses achevaient de fleurir. Plus défait et misérable encore que je ne l’avais vu la veille, mais aussi plus aigrement nerveux, Fabien remarqua :
— Cet enclos empoisonne l’humidité et la feuille pourrie. Et le logement doit être assez malsain… Enfin !…
Je murmurai :
— Nous y sommes pour peu de jours.
Il se tut. Un peu plus haut, j’ajoutai :
— N’est-ce pas ?
— Mais je n’en sais rien, dit-il, rien…
Je soupirai peut-être, ou je fis un petit geste. Peut-être aussi j’eus l’imprudence de le regarder. Alors cette irritation, qui devenait peu à peu la forme de sa détresse, le tourna vers moi, méfiant de nouveau, presque haineux :
— Et puis, tais-toi, cria-t-il, ne me pose aucune question. Nous sommes ici. C’est bien. Cela suffit. Ne t’inquiète pas d’autre chose. Je ne veux plus entendre parler de rien. Je te le défends. Pas un mot, tu m’entends… pas une question… Jamais… jamais !… Pas un mot.
Il agitait devant lui sa main fébrile et menaçante :
— Pas un mot… jamais !
Je répétai :
— Non… non… jamais.
Et dès ce moment, je commençai d’observer, non seulement au sujet de ce qui avait pu se passer à Lagarde pendant la nuit terrible, mais au sujet de nous-mêmes, de nos moindres pensées, de ce triste voyage, ce silence qu’il exigeait, cet absolu silence… Fabien m’effrayait, mais ce n’était pas de la même façon que la veille, et je ne pouvais m’expliquer pour quelles secrètes raisons il m’était maintenant possible de rester auprès de lui.
* *
Il prit tout de suite l’habitude de partir chaque matin dès le réveil pour des marches interminables à travers les faubourgs et dans la campagne. Une femme, à ce moment, venait pour nous servir. Mais elle ne pouvait me donner qu’un petit nombre d’heures ; elle s’en allait avant midi, laissant le repas préparé. Alors, je mettais la nappe, je disposais les plats, j’attendais. Enfin, Fabien rentrait, assez tard et portant sur son visage cette souffrance, cet air d’égarement qui ne cessaient plus d’y paraître. Sans même m’avoir dit bonjour, il s’asseyait à table et se mettait à manger. Mais après les premières bouchées il relevait la tête, m’observait, et je voyais aussitôt la méfiance et l’inquiétude remonter au fond de ses yeux. J’hésitais… Je me demandais longuement ce que je pourrais lui dire… Et je finissais par poser quelques questions qui étaient toujours les mêmes et recevaient les mêmes réponses :
— Tu es allé te promener ?
— Oui.
— Où cela ?
— Devant moi.
— Au bord du Rhône ?
— Je n’en sais rien.
Et le silence recommençait, si pesant que je ne tentais plus même un effort pour le soulever.
Il s’anima seulement la première fois que je reçus une lettre de Guicharde. Ce fut quatre jours après notre arrivée. Dès son entrée dans la chambre, apercevant sur la commode arlésienne la simple enveloppe de papier bleu, reconnaissant l’écriture, Fabien eut un geste brusque. Et tout de suite, avec une impatience fébrile :
— Eh bien ! demanda-t-il, qu’est-ce qu’elle dit ?
Elle disait peu de chose, sortant à peine et ne voyant personne. Elle espérait que Fabien allait mieux, que ce repos nécessaire après tant de fatigues et d’émotions lui ferait du bien. Elle disait que la maison sans nous lui paraissait grande et vide, qu’elle s’occupait avec Adélaïde de tout bien mettre en ordre afin que nous soyons contents à notre retour. Et elle terminait par de petites phrases où elle avait mis toute la tendresse et tout le dévouement de son cœur.
— C’est tout ?… interrompit Fabien comme je lisais ces phrases.
— C’est tout.
— Bien dit-il, c’est bien.
Ce fut la seule fois qu’il m’interrogea sur les lettres de Guicharde. Par la suite, s’il en trouvait une dans la boîte et qu’il me la montât, il la jetait sur la table avec quelquefois une indifférence et quelquefois une colère également dédaigneuses, sans jamais plus demander ce que ma sœur pouvait avoir à nous apprendre.
Il repartait aussitôt le repas terminé. Une fois encore, je restais seule. Alors, la pièce mise en ordre, j’allais m’asseoir auprès de la fenêtre. Une angoisse plus violente chaque jour et plus douloureuse m’envahissait, m’absorbait. Et quand j’en revenais, au bout de plus d’une heure, je m’apercevais que, pendant tout ce temps, j’avais rôdé dans les faubourgs et la campagne auprès de Fabien, avec lui, portant ses grands remords et sa grande misère… Et c’est de toute sa lassitude que je me sentais écrasée.
* *
Huit jours passèrent ainsi, et chacun aggravait la détresse de Fabien et lui creusait un peu le visage. Un matin, en rentrant, il refusa de s’asseoir à table et alla se jeter sur son lit.
— Je n’en puis plus, dit-il. Je vais tomber malade.
C’était la première fois que devant moi il s’abandonnait ainsi. Je voyais bien cependant qu’il ne me permettrait encore de lui poser aucune question. Mais parce qu’il avait soupiré, je soupirai avec lui.
— Tu t’ennuies trop. Ce désœuvrement est une terrible chose.
Déjà redressé, déjà hostile, il cria presque :
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Tu pourrais lire.
— Et quoi donc ? Où les prendrais-je, les livres ?
— Chez le marchand… Roumanille a beaucoup de choses.
— Tu es folle. Je ne gagne rien en ce moment, et j’irais dépenser l’argent à acheter des livres !
J’avais déjà fait cette proposition et j’avais toujours reçu la même réponse. Je voyais bien qu’il s’obstinait sombrement à ne rien faire et ne voulait tirer un secours que de ses mornes promenades. Mais pendant ces après-midi solitaires où je ne pouvais m’occuper à rien qu’à le chercher et qu’à le suivre, une âme nouvelle avait dû se former en moi ; ma grande patience aujourd’hui ne se laissait point rebuter par ses rudesses. Et je proposai encore, après être allée dans la cuisine chercher l’eau fraîche et le vin :
— Quelquefois…, aujourd’hui par exemple, veux-tu que je sorte avec toi ?
— Si ça t’amuse…
Il se décidait tout de même à se lever et à prendre sa place devant le repas servi. Il ajouta :
— Et si tu en as le temps.
— Je le trouverai.
— Mais ne pense pas, déclara-t-il en cassant son œuf, que je vais attendre que tu aies tout remis en ordre.
— Je te rejoindrai donc.
— Où cela ?
— Où tu voudras.
— Eh bien ! dit-il comme résigné, à quatre heures, au petit café qui est près de la porte de l’Oulle.
… Je fus exacte. Et tandis que j’allais vers ce morne rendez-vous, pensant à Fabien comme je ne cessais plus de le faire, et à toute cette horreur de lui-même qui paraissait chaque jour l’accabler avec plus de force, je pensais aussi que ce serait une grande charité que de sourire et de paraître heureuse en l’apercevant… Mais mon visage, au contraire, malgré cet air que je voulais lui donner, dut marquer seulement que tout mon cœur se serrait.
Ce petit café où il m’attendait, tout étroit, misérable, derrière ses fusains maigres et sous sa tente sale, avait sa terrasse envahie par des rouliers de Villeneuve et par quelques soldats. De grosses femmes, des filles en cheveux, buvaient auprès d’eux. Et Fabien était là, parmi cette racaille, avec trois soucoupes devant lui sur la petite table verte, et un verre encore plein. Il le vida d’un trait quand il m’aperçut et me rejoignit aussitôt.
— Mais, lui fis-je remarquer, tu n’as pas payé.
Je m’arrêtais. Il m’entraîna.
— Ne t’inquiète pas. On me connaît. J’ai payé ma note samedi et je payerai à la fin de cette semaine.
Il marchait un peu lourdement et avait pris mon bras pour s’y appuyer.
— Tu as donc l’habitude de venir… dans cet endroit ?
— Mais oui, avoua-t-il, quand je suis fatigué de marcher.
Et, aussitôt agressif :
— Ai-je autre chose à faire ?
Ayant passé la porte de l’Oulle, nous allions le long du rempart. La poussière de l’été le recouvrait encore, et la première grande pluie, sans parvenir à l’emporter, l’avait seulement délayée un peu et ramassée çà et là en croûtes épaisses. La pierre était blanche et les arbres blancs au pied desquels croissait une herbe misérable, tout à la fois boueuse et consumée. Fabien avait lâché mon bras. Silencieux, baissant la tête, il défaisait au bout de sa canne les petites mottes de terre et s’il en manquait quelqu’une, s’impatientant aussitôt, il l’écrasait du talon. De cette manière évidemment, quand il était seul, se passaient ses promenades. Je les imaginais bien ainsi. Mais j’ignorais où le menait ensuite la fatigue, j’ignorais ce cabaret, ces stations hébétées au milieu de la plus basse populace, devant le verre rempli et les soucoupes empilées… Or, voici que comprenant mieux bien des choses, non pas aujourd’hui seulement, mais me semblait-il, depuis quelque temps, je commençais à comprendre que ce n’était rien d’avoir quitté avec lui notre maison, et rien de consentir à demeurer près de lui. — Et il me semblait être maintenant responsable de cette déchéance nouvelle vers laquelle il s’en allait.
Que faire cependant pour la secourir, puisque, tout replié sur sa grande misère, il ne me permettait pas d’en approcher ? Quelle parole, cherchant à l’atteindre profondément, ne lui eût paru injurieuse, et toute pénétrée du terrible soupçon ?… Continuant de ne regarder que la terre, il s’arrêtait maintenant à chaque pas, pour écheveler l’herbe courte du bout de son soulier. Jamais son silence ne m’avait semblé si pesant et pour la première fois, au lieu de le subir avec lui, je souhaitais de l’en délivrer.
Alors, le touchant doucement au bras :
— Regarde, dis-je, ces bohémiens.
Au pied du rempart était arrêtée une roulotte misérable, faite de mauvaises planches déteintes, et montée sur deux roues. Lié par une corde à l’arbre le plus proche, un maigre cheval, grisâtre comme la pierre et desséché comme elle, humait le sol aride avec résignation. Et deux femmes, s’affairant autour d’un feu de broussailles, trempaient des linges dans un petit chaudron où fumait je ne sais quelle mixture aromatique et forte. La plus vieille avait ses cheveux serrés dans un mouchoir rouge et jaune, et l’autre, toute jeune, déformée par une grossesse dont le terme était proche, portait une robe d’indienne à fleurs roses dont les deux volants traînaient dans la poussière.
Elle tordit un des linges entre ses petites mains sales et se dandinant avec peine s’approcha d’un homme qui était couché à quelques pas, le dos soutenu par une caisse et le genou gauche empaqueté de chiffons noirâtres et sanglants. Une grande souffrance convulsait son visage. La jeune femme s’agenouilla près de lui et commença de défaire le grossier pansement.
Fabien, leur jetant un coup d’œil, avait aussitôt détourné la tête, mais je voulais maintenant qu’il s’intéressât à eux et je lui demandai :
— Que peut avoir ce malheureux ?
— Je n’en sais rien.
— Mais elle infectera la plaie en la soignant ainsi.
— C’est leur affaire.
Je m’étais arrêtée, il marcha plus vite. Je dus courir pour le rejoindre, et tout animée soudain d’une idée qui me paraissait bonne :
— Fabien ! si tu voulais examiner ce malheureux… si tu lui donnais un conseil…
Sans répondre, il allait toujours, de son pas rapide. J’insistai, plus pressante, et il me semblait le supplier pour lui-même et non pour cet étranger.
— Il souffre… Si tu voulais essayer de le soulager… avoir pitié !… Ces pauvres gens t’écouteraient, j’en suis sûre… Et puisque tu n’as rien à faire, tu pourrais demain revenir voir si l’homme ne va pas un peu mieux.
Mais comme je le prenais par le bras, voulant l’arrêter et le forcer de retourner vers ces misérables, il se dégagea brusquement. Et, ricanant, les épaules secouées, la bouche mauvaise :
— Alors, proféra-t-il, je ne suis plus bon qu’à soigner les bohémiens au bord des routes, et les chiens crevant au fond des fossés ! Nulle autre clientèle maintenant ne saurait avoir confiance en moi… C’est cela, n’est-ce pas ? que tu veux me faire entendre. Je te remercie…
— Mais, Fabien…
— Laisse-moi tranquille.
Nous continuâmes en silence cette sombre promenade. Nous approchions maintenant du pont Saint-Bénézet. C’est le vieux pont de la chanson. Trois de ses arches, il y a bien longtemps, furent emportées par le Rhône. Rompu ainsi au point le plus furieux des eaux, il continue vainement de se tendre vers l’autre rive. Mais il porte en son milieu une petite chapelle, et, comme nous nous étions arrêtés, indécis et las, découragés également de poursuivre cette route et de regagner notre logis, je proposai à Fabien de la visiter.
— Comme tu voudras, dit-il avec indifférence.
Nous entrâmes donc chez le gardien. La chambre qu’il habite, creusée dans le rempart même, sentait l’oignon, le vieux cuir et la fumée de bois ; et le bonhomme, installé devant un établi s’occupait à rapetasser de vieilles chaussures. Il les martelait à petits coups, d’un geste égal et nonchalant, et, soucieux de ne se point fatiguer, sans s’interrompre ni se lever, il nous désigna une clef pendue à la muraille, puis une petite porte au fond de la chambre.
— Vous monterez l’escalier. Il est dur. Prenez garde à tomber en redescendant. Et puis là-haut, ne passez pas le garde-fou qui est après la chapelle. Y en a qui le font. Mais c’est déraisonnable, à cause de la solidité, qui n’est pas sûre.
L’escalier serré entre deux murailles que veloutaient des plantes aux fleurs minuscules, était roide en effet, mais avait peu de marches, et le vieux pont s’étendait là-haut, dans toute la lumière du déclinant soleil. Point d’autres visiteurs aujourd’hui. Nous étions seuls. Sur les larges dalles où, selon la légende, les belles dames dansaient avec les beaux messieurs, Fabien laissait traîner son pas plus pesant. Il vint s’accouder à la rampe de fer, et je me penchai auprès de lui. Le Rhône en feu roulait un couchant tourmenté. Villeneuve à notre gauche, légère et couleur d’or, attendait magnifiquement que la vînt saisir l’ombre sournoise se préparant au fond des creuses vallées. Très loin, Châteauneuf-des-Papes, parmi de sombres verdures, répandait ses maisons rousses comme une poignée de maïs égrené. Et de la cime pierreuse et blonde des collines, de la cime éclatante du mont Ventoux, semblait sortir cette lumière qui se dissolvait dans le ciel, et retombait sur les petites villes éparses, les champs mûrs, la terre dorée.
Il me semblait que mon cœur recevait cette lumière comme la recevaient les choses, et que, comme elles, il en était tout embelli. Ma bonne volonté fut tout à coup plus vivace et meilleure. Je recommençai de m’émouvoir comme je l’avais fait en voyant Fabien dans ce cabaret. Ce que j’avais compris à ce moment, je le comprenais mieux encore. Et, sachant bien maintenant que j’avais le devoir de le sortir de lui même, je savais aussi que la tâche serait difficile et qu’il ne fallait pas me décourager aussitôt. — La souffrance des êtres n’avait pu le toucher ; je voulus essayer de la beauté des choses et, lui montrant le paysage admirable, je murmurai :
— C’est beau.
Mais il secoua les épaules d’un air excédé et se détournant, alla s’asseoir sur un des bancs creusés dans le mur de la chapelle. Je ne le suivis pas tout de suite. Je regardais encore le ciel et l’eau et, toute soulevée au-dessus de moi-même, il me paraissait à présent que j’étais croyante et que je disais ma prière. C’était la plus belle de toutes ; elle se formait dans mon cœur et je n’en connaissais pas les paroles ; mais je sentais toute la force qui me venait d’elle. — Que dire à Fabien, qui le secourût un peu ?… Que lui dire ?… Des feuilles rugueuses frôlaient mes deux mains croisées, et je vis qu’un figuier avait poussé entre les pierres. S’appuyant au contrefort de la troisième arche, qui le gardait un peu du vent, il poussait de fortes branches, et vivace, large, d’un beau gris bleuâtre qui ne se tachait point de jaune, il avait seulement pour se nourrir quelques parcelles de terre que le vent avait amoncelées au joint de deux blocs creusés par les pluies.
— Qu’il a suffi de peu de chose… pensais-je, sans bien entendre moi-même tout cette pensée.
Et je me répétai quelques minutes plus tard :
— Il suffit de peu de chose…
D’autres minutes passèrent encore et j’allai retrouver Fabien dans l’intérieur de la chapelle. Elle est petite et ronde, sans porte, et regarde le courant qui s’en va vers la mer. Les colonnes de l’autel s’ornent encore de feuillages confus, et çà et là, aux angles de la voûte, autour d’un pilier, des sculptures délicates achèvent de s’effacer et de rentrer dans la pierre. Mais Fabien ne s’intéressait point à ces petites formes végétales, célestes ou démoniaques. Les bras croisés, et renversant un peu la tête, il fixait le mur devant lui, avec un air d’hébétude douloureuse. Quand j’entrai, il ne bougea pas. Alors j’allai m’asseoir à son côté. Je posai doucement ma main sur son genou, et je dis très bas :
— Tu es malheureux…
En même temps, je me préparais à supporter sa colère. Mais au contraire, il me regarda presque doucement, tout surpris, non de mes paroles peut-être, mais de ce ton que je leur avais donné ; et il avoua, aussi bas, plus bas encore que moi-même :
— Oui.
Aussitôt il prit ma main, la serra nerveusement, la retint dans les siennes. Et ce petit mouvement exprimait toute sa détresse, comme ma courte phrase avait montré toute ma pitié… Rien d’autre. Il n’y eut rien d’autre. Mais il me paraissait que la parole nécessaire avait été dite.
Ensuite, nous nous levâmes pour regagner notre maison ; et ce retour, par la porte du Rhône et les vieilles rues qui sont autour du séminaire, continua d’être silencieux ; et le repas, près de la fenêtre ouverte sur le sombre jardin, fut silencieux aussi comme les autres soirs. Cependant, une ou deux fois, je retrouvai dans les yeux de Fabien, au lieu de cette méfiance attentive, de cette tressaillante inquiétude, le regard étonné qu’il avait eu dans la chapelle… Et cependant je sentais mon obsédante angoisse se pénétrer de je ne sais quelle satisfaction si profonde qu’elle ressemblait peut-être à de la joie.
* *
Il partit le lendemain aussi tôt que d’habitude et sans m’avoir parlé davantage. Mais il rentra moins tard, et dès qu’il eut ouvert la porte :
— Tu sais, me dit-il, ils sont partis.
Je lui demandai, bien étonnée, de qui il parlait ainsi. Alors il me répondit de son ton brusque :
— De qui veux-tu que ce soit ?… De ces bohémiens…
Et il gagna aussitôt le fauteuil où, tout accablé, il se laissait tomber au retour de ses promenades.
J’avais versé de l’eau dans un petit pot de grès bleu pour y mettre deux roses cueillies dans le jardin de Chayère où je descendais quelquefois. Mais j’oubliai les roses sur la table, et je m’approchai de Fabien.
— Tu es donc retourné là-bas ?
Il se taisait.
— Tu t’es rappelé ?… tu as eu pitié ?…
Il haussa les épaules.
— Je suis passé là par hasard.
Il me parut qu’il mettait une espèce de pudeur à cacher sa pensée, à se défendre de l’avoir eue. Il était repris déjà par sa nervosité et je compris bien qu’il ne fallait pas en ce moment l’interroger davantage. Mais après qu’il fut reparti, et durant toutes les heures du long après-midi, je ne cessai plus de songer à cette petite bonne intention que j’avais cru deviner en lui.
La femme qui nous servait n’était pas venue et je dus sortir pour acheter moi-même notre souper. J’allais par la rue Haute et la rue Vieux-Sextier. J’entrais dans ces boutiques obscures qui sentent le piment, le bois frais et la morue sèche. Sur le trottoir étroit ou les pavés pointus, je croisais de ces filles d’Avignon dont la taille molle, les longs yeux et la bouche peinte offrent et demandent l’amour au premier qui passe ; des bourgeoises aussi, importantes et fortes, suivies de beaucoup d’enfants ; des touristes, des étrangers, des Parisiennes agitées, de vieilles Anglaises vêtues de clair, chaussées largement, rêveuses et desséchées. Mais toute cette animation de la cité joyeuse ne parvenait pas à me distraire. Une espèce de recueillement singulier m’empêchait de bien voir autour de moi les gens et les maisons ; et il se continua après que je fus rentrée dans mon logis silencieux. Il me fallut préparer la viande, allumer le feu, descendre chercher l’eau fraîche à la fontaine du jardin. Je m’y attardai un instant. Les grands murs autour de moi rabattaient l’ombre et l’humidité. Il ne venait là que de sombres feuillages, un maigre laurier, des lierres et des buis. Mais je me rappelais ce figuier accroché aux pierres, battu du vent, tirant d’une poignée de terre sa force et sa belle couleur… Je me répétais, comme la veille : « Peu de chose… il suffit, il a suffi de peu de chose. » Ma méditation s’en allait maintenant par des chemins que je ne connaissais pas, et, par instant, sans que ma pauvre raison en pût rien saisir, un grand éclair me traversait dont je brûlais toute pendant de confuses et magnifiques secondes.
Quand Fabien rentrait, je ne pouvais que me résigner à subir sa présence. Ce soir-là je l’attendis, simplement. Mais je vis bien à son visage crispé qu’il n’éprouvait plus ce semblant d’apaisement qui, la veille et ce matin encore, rafraîchissait un peu sa sèche douleur. J’essayai de parler ; il se tut. Je voulus prendre sa main ; il la retira avec impatience. Ma bonne volonté cependant ne pouvait plus se décourager.
* *
Lagarde maintenant était loin derrière moi comme ces petites villes que l’on voit bleuir confusément au fond des vieux tableaux. Les lettres de ma Guicharde, presque quotidiennes, ne me semblaient pas venues de là et ce que me disait ma sœur, en dehors de sa tendresse, me demeurait étranger. De tout mon simple passé demeuraient seulement vivantes pour moi les heures les meilleures, et je n’entends point par là les plus heureuses, mais ces heures méditatives, repliées, exigeantes, où l’on sent le tourment soudain d’avoir une âme et le besoin qu’elle s’en aille vers quelque chose de meilleur et de plus beau… J’avais connu beaucoup de ces heures-là pendant mon enfance résignée et ma jeunesse monotone. Elles étaient à la fois ma richesse et mon tourment. Mais le pauvre bagage de ma vie intérieure me permettait seulement de connaître ces exigences et point de les satisfaire.
Ce sel quotidien, qui m’était nécessaire, et que certains trouvent dans la foi en leur religion, et d’autres dans leur seule sagesse, je ne pouvais, dans ma simplicité, le tirer que de l’amour. J’attendais tout de lui, et qu’il fût ma vie même ; et parce que l’amour m’avait déçue, je pensais ne plus exister. — Comment aujourd’hui se faisait-il que les plus longues et les plus tristes heures me parussent avoir un goût que je ne connaissais pas ? Je ne voyais personne. J’avais à peine le temps de sortir. J’étais tout absorbée par mes besognes de servante. Mes mains s’abîmaient ; il leur vint au pouce et au pli des phalanges de petites raies noirâtres que rien ne pouvait plus effacer. Et mes cheveux que j’aime parce qu’ils sont épais et doux, coiffés chaque jour trop rapidement, devenaient ternes et cassants. Je voyais tout cela, et de la peine que me causait cette apparence de déchoir je tirais une espèce de plaisir fait de je ne sais quoi et dont j’étais avide. Toute ma vie me semblait soulevée d’un grand souffle. — Et cependant je ne faisais rien d’autre que vivre auprès d’un misérable, et commencer seulement d’avoir pitié de lui.
Sa grande souffrance, chaque jour, me devenait plus sensible ; et chaque jour j’approchais un peu plus son âme désespérée. C’est surtout quand il était absent et que ses brusqueries ou sa mauvaise humeur n’étaient plus là pour nous séparer. Alors je revivais avec lui la minute abominable. J’étouffais de cette épouvante de lui-même dont il était suffoqué. Je me débattais comme il devait le faire. J’éprouvais comme ce mal tenait à la chair de l’âme et ne se pouvait arracher…
Et puis il rentrait, avec son pauvre visage, et je me désespérais de ne pouvoir pas lui dire que j’avais souffert avec lui. Toujours il semblait redouter mes moindres paroles. Depuis sa défense le premier jour de notre arrivée, il n’avait plus permis qu’il fût entre nous question de Lagarde. Il fronçait les sourcils si je prononçais un nom de là-bas. Hélas ! Quel secours pouvais-je lui prêter, tant qu’il exigerait, tant qu’il garderait ce silence ? Et l’idée que je devais l’amener à me remettre son secret, son remords, sa grande misère, se faisait en moi, — hésitante, d’abord, effrayée, — plus calme ensuite, — et si forte enfin, si profonde !… Que ferions-nous de notre vie après qu’il aurait parlé ? Que serait l’expiation nécessaire ? Je ne savais pas. Cela était plus loin… Mais tout près de moi, au fond de moi, fait du plus passionné et du meilleur de moi-même, il y avait maintenant le désir incessant, il y avait le besoin qu’il me fît cet aveu et qu’il y trouvât un peu d’apaisement.
Je ne pouvais rien dire, je ne pouvais, même par un regard, lui montrer qu’il devait parler et que tout mon cœur était prêt. Mais autour de lui ma vigilance se faisait plus attentive et voulait lui être plus douce. C’étaient de petits soins. C’étaient de petites paroles qui ne touchaient à rien de lui, à rien de moi. Au lieu d’accepter ces terribles silences dans lesquels se passaient tous nos repas, je lui parlais de ce que j’avais vu pendant mes sorties, des gens, des bêtes, des maisons ; et malgré que cela lui fît hausser les épaules, comme je m’efforçais de sourire, il sourit à son tour, une ou deux fois. Enfin, pour qu’il ne retournât plus jamais à ce cabaret de la porte de l’Oulle, je pris l’habitude de sortir avec lui presque chaque après-midi. Et nous allions très loin dans la campagne parce que l’animation des places, la vue des passants, provoquaient aussitôt son irritation.
Au retour, nous tournions longuement dans les ruelles désertes pour éviter les boulevards populeux. Il ne pouvait souffrir que quelqu’un le regardât. Une espèce de méfiance maladive et haineuse à l’égard de tous les êtres semblait le posséder. Je fus donc bien surprise quand il m’annonça un matin qu’ayant rencontré son ami, M. Fabréjol, il avait accepté l’invitation que nous faisait celui-ci d’aller déjeuner le dimanche suivant dans sa maison de Pampérigouste.
* *
De ces Fabréjol, — car ils étaient deux, le père et le fils, — Fabien, autrefois, aimait à parler, avec ostentation. Quarante ans auparavant, ma belle-mère, faisant son voyage de noce, avait été reçue « en » Avignon par Mme Fabréjol, jeune mariée également. Ces dames, je crois, s’étaient connues au couvent. Et les relations entre les deux familles, cordiales de la part des Fabréjol, empressées de celle des Gourdon, s’étaient poursuivies d’une manière un peu vague, mais persévérante. Maintenant, Mme Fabréjol était morte. Son mari et son fils vivaient en Algérie où ils exploitaient de vastes domaines ; mais ils avaient conservé aux portes d’Avignon la maison familiale : ils revenaient s’y installer pour quelques mois tous les deux ou trois ans et y faisaient alors pratiquer des embellissements coûteux et inutiles qui donnaient de leur fortune, disait mon mari, une opinion considérable. — Or nous avions appris, peu du jours avant notre brusque départ, que ces messieurs n’avaient, cette année, pas encore quitté la France ; mais, je l’ai dit, Fabien voulait en ce moment oublier tous ses amis, et pas plus qu’un autre nom, dans le petit logis de la rue des Trois-Faucons, le nom des Fabréjol n’avait été rappelé.
Sans doute, aujourd’hui, troublé de la rencontre, maladroit dans ses hésitations et craignant qu’un refus ne parût singulier, il n’avait pas osé se dérober à cette invitation. Il en souffrait… je le plaignais… Mais je m’aperçus qu’il n’était pas mécontent et, au contraire, tout animé. Il parla ce jour-là plus que d’habitude et ce fut seulement de M. Fabréjol, de ses terres, de sa richesse, des ambitions politiques qu’il avait peut-être et qu’il réaliserait sûrement. Satisfait de petits détails qu’il se rappelait peu à peu, de petites paroles aimables ou polies, il me disait combien cet homme fortuné avait toujours eu de considération pour lui, Fabien, et pour ses talents. Il ne pouvait trop se flatter de le connaître… il se réjouissait de l’avoir revu. Et regrettant presque nos douloureux et profonds silences, le retrouvant tel qu’à Lagarde, dans son pauvre personnage, je m’étonnais tristement que les petites misères de son âme fussent à ce point capables de lui faire oublier sa grande misère…
Tout occupée de lui seul, je donnai d’abord peu d’attention à un souvenir que faisaient revivre toutes ses paroles et qui cependant ne m’était pas déplaisant. Trois ans auparavant, les Fabréjol nous avaient rendu visite à Lagarde. Ils venaient choisir des marbres aux carrières de Saint-Jacques pour un petit pavillon que l’on devait élever dans leur jardin à la ressemblance de celui où la reine Jeanne tenait sa cour d’amour dans la cité des Baux. On le voit encore, paraît-il, au bas de la colline, dans un enclos où poussent aujourd’hui le trèfle et le blé. J’ignorais cette reine et son pavillon. C’est Philippe Fabréjol qui me les fit connaître.
Il était venu trop tard au rendez-vous que, leurs affaires conclues, son père lui donnait dans notre maison et, quoique me trouvant seule, il était resté fort longtemps. Nous ne nous étions jamais vus ; cependant notre causerie, tout de suite, s’était faite amicale. Je me rappelais bien ce grand garçon aux beaux traits droits, avec de clairs yeux bleus dans un visage brûlé. Il parlait avec une simplicité agréable, mais sa façon de m’écouter me touchait plus encore que ses paroles. Auprès de lui les mots me venaient sans contrainte ; toutes sortes de petites idées dansaient dans mon cerveau plus clair, joyeuses et pressées de se faire connaître. Et je crois qu’après son départ j’aurais quelquefois pensé à lui. Mais maman jugea fort inconvenant que, me rencontrant sans mon mari, ce jeune homme eût ainsi prolongé sa visite. Elle me le dit avec autant de sévérité qu’elle en pouvait avoir. Et, toute confuse, je laissai aller volontairement le souvenir de Philippe Fabréjol comme on ouvre les doigts sur une plume un jour de grand vent.
A mesure cependant qu’approchait le dimanche, ces souvenirs confus m’occupaient davantage, et je m’aperçus que ce déjeuner me faisait un certain plaisir. Je ne songeais plus autant à m’étonner que Fabien eût accepté d’y paraître ; son animation me parut moins déplaisante ; je crois même que je la partageais un peu. — Mais voici que la veille du jour où nous devions nous rendre à Pampérigouste, il recommença d’être tout absorbé en soi-même, et les pensées qui lui venaient au sujet des Fabréjol, il cessa de me les dire. La nuit, à travers mon sommeil, il me parut qu’il se levait, marchait dans les chambres, ouvrait la fenêtre. Enfin, au matin, habillé déjà et prêt à partir, ayant réfléchi un long moment tout en dépliant, repliant, et froissant son journal, il me déclara soudain qu’il n’irait pas à Pampérigouste. Et je sentis le remords d’avoir été depuis ces quelques jours moins anxieusement vigilante et attentive à sa peine.
Acceptant aussitôt sa décision sans en paraître surprise et sans lui poser là-dessus aucune question, je reportai dans l’armoire le chapeau que je me préparais à mettre. Il me regarda tout étonné.
— Qu’est-ce que tu fais ?… me demanda-t-il. Tu vas être en retard.
— Mais puisque nous n’y allons pas.
— Moi, dit Fabien, pas toi. Tu dois au contraire m’excuser. Tu raconteras que je suis malade.
Et, me donnant les explications que je ne lui demandais pas :
— C’est ce que j’ai déjà répondu l’autre jour à Fabréjol quand il s’est étonné de me voir ici. Mais nous nous sommes séparés rapidement. Aujourd’hui il aurait le temps de m’interroger davantage…
Sa voix était presque confidentielle. Il ajouta plus sourdement :
— Je ne pourrais pas le supporter.
Et il me parut que, dite sur ce ton, cette petite phrase voulait commencer de me laisser entendre les raisons terribles de sa détresse.
— Je comprends, murmurai-je, parlant aussi bas que lui-même, je comprends…
Et je m’effrayais en pensant que maintenant peut-être allait tout entier venir vers moi l’aveu redoutable. Je m’effrayais… et cependant je pensais : « Enfin !… enfin !… » Et je savais bien que tout mon cœur était prêt… Mais Fabien ne sentit pas à ce moment que ma détresse allait au-devant de la sienne et suppliait qu’il la lui remît. Il laissa cette minute passer silencieusement… Et il me répéta ensuite :
— Tu vas être en retard ; dépêche-toi. Cela n’aura rien de singulier que tu ailles là-bas toute seule, puisque, tu seras reçue par la sœur de Fabréjol. C’est elle qui tient la maison. Tu diras qu’aujourd’hui je me suis senti plus mal. Présente cette excuse adroitement et de façon vraisemblable. Les Fabréjol sont gens à ménager…
Son visage amaigri se contracta. Ses yeux s’assombrirent.
— Et puis, ajouta-t-il, il est inutile qu’ils aillent supposer je ne sais quoi…
Mais ces paroles sans doute lui parurent imprudentes. Et comme s’il eût voulu me défendre d’y réfléchir, tout aussitôt, minutieusement, il commença de m’expliquer quelle sorte de voiture je devrais prendre sur la place de l’Horloge et quel prix il conviendrait de ne pas dépasser sous peine d’être volée. Je voyais bien que toute sa peine, de nouveau, était sur lui, plus pesante et plus acharnée. Malgré ma distraction et mes vagues négligences de ces derniers jours, ayant maintenant pris l’habitude de ne plus guère le quitter, j’aurais bien voulu ne pas l’abandonner aujourd’hui, et je m’inquiétais de sa solitude. Mais je n’osai pas le lui faire entendre.
* *
La maison des Fabréjol ne regarde pas Avignon, mais un de ces petits vallons qui se creusent, au sud de Villeneuve, entre les collines. Elle est bâtie à mi-hauteur de la pente assez rapide. Son jardin descend jusqu’au bord d’un étroit ruisseau, puis se relève en face, et la terre rouge où poussent les beaux oliviers nourrit un peu plus haut le houx sauvage et le buis, jusqu’à la région odorante et grise où ne vivent que la pierre nue, le thym et les sèches lavandes.
La route entre dans ce vallon étroit par un petit pont qui, de très haut, domine le ruisseau. C’est à cet endroit que j’aperçus Philippe Fabréjol ; il venait au-devant de la voiture et j’en descendis aussitôt. Il souriait de son sourire franc et bon. Son visage me parut plus brun encore et ses yeux bleus étaient plus lumineux.
— Comme je suis content de vous voir ! dit-il en prenant mes deux mains.
Et ce contentement d’abord, évident et vif, l’empêcha de remarquer que j’étais seule. Il s’en aperçut brusquement, et tout confus de sa distraction, rougit et s’embarrassa si bien dans ses excuses que nous nous mîmes à rire tous les deux. J’expliquai ensuite, selon les instructions de Fabien, que mon mari était malade, point gravement, assez toutefois pour n’avoir pu m’accompagner, ce dont il se désolait. Et nous suivîmes vers la maison l’allée où les châtaigniers et les acacias gardaient assez de feuilles encore pour mettre sur la poussière une ombre dansante.
Il y eut à ce moment entre Philippe Fabréjol et moi un petit silence, et nous dûmes l’un et l’autre l’occuper de la même façon, car en même temps il me demanda :
— Ces beaux voyages dont vous rêviez, madame, avez-vous pu les faire ?
Et je lui dis :
— Ce pavillon de la Reine, l’a-t-on bien élevé, comme vous le souhaitiez, avec son toit en dôme et ses petites sculptures ?
Le souvenir de l’heure charmante qui nous avait un jour réunis prenait de singulières et vives précisions. Chacun de nous avait conservé dans sa mémoire toutes les paroles. Il se souvenait de mes petits rêves, je n’avais pas oublié ses beaux projets ; et, dans le temps que nous mîmes à atteindre la maison, nous avions repris notre causerie au point même où il nous avait fallu l’abandonner trois ans auparavant.
… Je me rappelle l’entrée dans cette grande maison, aux fenêtres larges ouvertes, et que tant d’arbres pressés autour d’elle et chargés d’un or magnifique semblaient pénétrer de leur rayonnement. Le salon, avec ses meubles provençaux et les verdures bleuâtres qui tapissaient sa haute muraille, était tout rempli de souriants visages. M. Fabréjol et sa sœur Philomène, également enjoués sous leurs lourds cheveux blancs ; un couple de leurs amis, les Meynadier, vieux ménage dont quarante ans d’union n’avaient point épuisé la visible tendresse ; et jusqu’à Mme Fabréjol, peinte à trente ans, éclatante et jolie au-dessus des fleurs que l’on renouvelait chaque jour devant son portrait, me firent un de ces accueils par lesquels, soudain, tout le cœur s’épanouit. Une gaîté paisible et profonde, telle que je n’en avais jamais connue, flottait dans cette pièce. Elle m’enveloppa aussitôt. — Elle me pénétra mieux ensuite durant le repas joyeux, dans la claire salle à manger que parfumaient les dernières roses. Et c’était comme un vin doux et sournois dont l’ivresse engourdit avant que l’on ait songé à la redouter. M. Fabréjol parlait de ses beaux domaines dans l’Algérie éblouissante et nous conviait tous à l’y aller voir. Les Meynadier, racontant les changements opérés dans leur petite propriété, leur dernier voyage à Paris, leurs projets pour l’hiver, ne pouvaient prononcer une parole qui n’évoquât leur vieux et profond bonheur. Philippe, assis près de moi, me disait quelquefois : « Vous rappelez-vous ? » comme si beaucoup de jours et de mois, — au lieu d’une heure seulement, — avaient formé nos communs souvenirs. — Et toute la peine de mon cœur s’en était allée je ne sais où.
Elle se cachait plus loin encore, tandis que Philippe Fabréjol, un peu plus tard, laissant sa tante et leurs hôtes se reposer au salon, m’emmenait voir au fond du vallon le pavillon de la Reine. M. Fabréjol devait nous accompagner, mais un de ses fermiers vint pour lui parler. Nous l’attendîmes quelques instants, puis Philippe décida qu’il nous rejoindrait là-bas, et nous allions maintenant tous les deux à travers le jardin roux et vert qui sentait à la fois l’été mourant et le délicieux automne.
Le chemin descendait entre des troènes et des buis. De trois grands réservoirs qui servaient à l’irrigation du verger, l’eau fuyait à petit bruit vers le profond ruisseau. Philippe Fabréjol m’expliquait que son père avait fait construire ces réservoirs à l’exemple de ceux qui valaient à leurs terres d’Algérie tant d’abondance et de fécondité. Il me parlait des champs, des vignes et des jardins, et me racontait leur libre vie, là-bas, les courses à cheval, les soirées lumineuses devant la maison blanche, la mer que l’on aperçoit au loin, toute petite, pierre précieuse, émail limpide, triangle d’argent bleu ou d’or verdâtre étincelant entre deux collines. Nous avions quitté le chemin et, sur cette pente humide où nous marchions, l’herbe épaisse, fine et très verte, était douce à nos pas.
Elle se continuait ainsi jusqu’au fond du vallon et le pavillon de la Reine était au milieu de ce beau tapis. Je ne pense revoir rien de plus charmant que ce petit temple dont six colonnettes ornées de cannelures et de feuillages portaient légèrement la ronde coupole. Des rosiers tout chargés de leur floraison d’automne passaient leurs branches entre ces colonnes, et les pétales trop mûrs tachaient de safran et de carmin le banc de marbre étroit et poli qui s’incurvait à l’intérieur. Philippe m’y fit asseoir après que j’eus bien tourné tout autour du léger édifice, dans un ravissement puéril et profond ; et laissant alors paraître dans ses yeux bleus une sympathie plus grave soudain et plus attentive :
— Maintenant, me dit-il, parlons un peu de vous, si vous le voulez bien.
Mais quelque douceur que me fît connaître son regard, il m’était plus doux encore en ce moment d’oublier cette créature tourmentée sur laquelle il m’interrogeait, et je ne permettais pas que l’on me ramenât vers elle.
— Non… non… dis-je un peu trop vite et secouant la tête, je ne veux pas.
— Pourquoi donc ?
Je me tus. Et c’était là peut-être la plus dangereuse confidence. Philippe Fabréjol n’osa pas me regarder davantage. Mais ayant un long moment réfléchi :
— Vous ne devez pas, murmura-t-il, être très heureuse.
François Landargues, un jour, m’avait dit la même phrase. Hélas !… pouvais-je désormais, pour le comparer à un autre et pour le détester mieux encore, me rappeler François Landargues ?… Et tout éperdue d’être ainsi tirée malgré moi vers ce que je ne voulais pas revoir :
— Je ne sais pas… Je ne sais pas… Ne parlons pas de cela.
Il répéta pensivement :
— Et pourquoi donc ?
Puis aussitôt, confus de cette insistance :
— Pardonnez-moi. Nous nous sommes vus avant aujourd’hui une fois seulement. Nous ne nous connaissons pas. Et cependant… il faut que je vous le dise et ce sera mon excuse… souvent, là-bas, par ces beaux soirs dont je vous parlais, à l’heure du repos sur la terrasse d’où l’on voit la mer, il me semblait être en France, dans une ville… une très petite ville, avec de petites rues serrées, farouches, ennuyeuses… J’entrais dans un salon un peu sombre… un peu triste… Et je revoyais là une femme… une jeune femme… Souvent, oui… cela m’est arrivé très souvent… C’est singulier, n’est-ce pas ?… Le souvenir !… Et nous nous étions vus si brièvement !… Nous n’avions dit que de simples paroles… Mais c’est à cause de cela, comprenez-vous, que je me suis permis de vous demander…
Il ne répéta plus cette demande, mais il m’en fit une autre, après un silence :
— Nous allons bientôt repartir. Me permettrez-vous d’aller vous dire adieu ? Mon père m’a dit, je crois, que vous logiez dans la rue des Trois-Faucons.
Cette fois encore, puisque dans mon misérable état on ne pouvait rien me dire qui ne rappelât mon angoisse, j’allais répondre : « Non, il ne faut pas ! » parce que j’imaginais Fabien, et sa sauvagerie, et toutes ces blessures qu’il recevrait, lui aussi, des moindres paroles… Mais la voix de M. Fabréjol, forte et joyeuse, cria tout près de nous :
— Vous vous êtes installés dans le pavillon : voulez-vous, madame, y tenir la cour d’amour pour les roses et les grenadiers ?
Nous retournâmes avec lui vers la maison. Et un peu plus tard, comme la nuit vient vite en automne, il fallut se séparer. Les Meynadier, dont la propriété était voisine, s’en allèrent à pied, un peu lourds, un peu lents, mais se tenant par le bras et se penchant l’un vers l’autre. On tira mon cocher de l’office et mon cheval de l’écurie, et le grinçant équipage me remporta sur les chemins. Ils étaient clairs encore, mais commencèrent bientôt de s’assombrir. Et la grande douceur qui demeurait autour de moi et dans laquelle je continuais de vouloir tout oublier se dissipa peu à peu à mesure que je m’éloignais de la maison heureuse. En vain je m’efforçais de la retenir. Quand je cessai de voir, en me retournant, l’ombre plus profonde du vallon entre les collines crépusculaires, je fermai les yeux… et je ne me défendis pas de retourner dans le pavillon de la Reine. J’y étais encore quand les pavés d’Avignon commencèrent de me secouer durement, et je m’obstinais sans doute à n’en pas bouger, tandis qu’ayant quitté ma voiture sur la place, distraite et lente, je gagnais à pied la rue des Trois-Faucons. Elle est peu passagère et mal éclairée. La maison me parut sombre et l’escalier presque effrayant. J’ouvris la porte et ne vis rien d’abord qu’une ombre plus profonde. « Sans doute, pensai-je, Fabien n’est pas encore rentré. » Mais aussitôt je distinguai sa silhouette immobile dans le cadre de la fenêtre ouverte.
— Eh bien ? me demanda-t-il d’une voix morne.
J’interrogeai à mon tour, avant de lui répondre :
— Tu es sorti aujourd’hui ?
— Non.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Rien.
… Tout le jour, dans cette chambre, une âme douloureuse, seule en face du plus abominable souvenir, l’avait subi en gémissant, s’était soulevée, débattue et se repliant sur son mal pour essayer de l’étouffer, n’avait pu que s’en pénétrer davantage. Et il n’était besoin pour connaître cela d’avoir entendu aucune confidence. Comme on sentait le bonheur en entrant dans le salon des Fabréjol, on respirait ici l’odeur de l’angoisse. Elle venait à moi ; elle me pénétrait ; elle m’étourdissait comme un mauvais vin dont on voudrait se détourner et qui vous impose cependant ses malsaines vapeurs. Comme il avait souffert aujourd’hui, et comme pendant ce temps j’étais loin de lui !… Ah ! plus loin, n’est-ce pas ? que la maison des Fabréjol, plus loin que le royaume des Baux, dont je m’étais plu à entendre parler, plus loin encore que ce pays d’Alger… loin… plus loin. Et tout en allumant la lampe, en préparant la table, en essayant de rendre à la morne chambre un peu de vie, j’éprouvais le besoin de dire : « Pardonne-moi ! »
* *
Je ne devais pas oublier la tristesse de ce retour après la douce journée. Une fois de plus, le remords de ma négligence me secoua et me fut salutaire. Il réveilla en moi les forces attentives. Il me soutint sur ce chemin difficile que je voulais bien suivre, mais où je défaillais trop souvent. Et je m’appliquai avec plus de soin à mériter qu’un jour me fût fait l’aveu terrible qui seul pouvait être le commencement du salut.
L’animation fébrile qu’avait donnée à Fabien la rencontre de M. Fabréjol l’avait laissé, en se dissipant, plus abattu. Il ne m’avait posé que de vagues questions sur ma journée à Pampérigouste, et, pendant ce long dimanche où il n’avait pu regarder que lui-même, son intérêt avait bien réellement fini de se détacher de tout. Mais il semblait maintenant trouver près de moi le peu de contentement qu’il put connaître encore.
Nos promenades communes étaient devenues pour lui une habitude. Il s’impatientait si je ne pouvais l’accompagner ; quand je lui parlais un peu longuement, il me laissait dire, sans m’interrompre aussitôt et sans hausser les épaules. Le matin, quelquefois, il préférait ne pas sortir et tandis que j’aidais notre servante à mettre les deux pièces en ordre, il restait là, inactif et ne me quittant guère des yeux. Il remarqua une fois :
— Tu te fatigues.
Un autre jour, étant sorti, il rentra presque animé et me montrant deux livres épais dont la tranche avait été noircie par la poussière et la couverture bleue jaunie par le soleil :
— Tu vois, dit-il, j’ai suivi ton conseil, je les ai trouvés chez Roumanille. Un peu défraîchis, mais à moitié prix. Ils traitent des antiquités de la région et principalement, figure-toi, des médailles et des poteries.
Et je fus touchée qu’il répétât :
— J’ai suivi ton conseil.
Ce conseil, donné les premiers jours et si mal accueilli, j’avais osé le rappeler la veille, et Fabien l’avait entendu sans colère. La lecture désormais occupa chaque jour une ou deux de ses heures. Il voulait s’y intéresser, prenait même quelques notes, ébauchait ce fameux article que l’on imprimerait à Privas. Et certes, bien souvent, il rejetait le livre, écrasait nerveusement sa plume sur le papier, s’accoudait à la table sans plus rien vouloir faire. Mais cet effort, ce commencement d’effort, me donnait la même joie que j’avais ressentie de sa bonne intention, le jour qu’il était retourné pour voir le bohémien blessé. Et la qualité de cette joie était telle que tout mon cœur s’enrichissait à la recevoir.
Je ne sentais plus devant Fabien cette espèce de gêne qui m’empêchait de bien savoir quelles paroles il était bon de prononcer. Elles me venaient maintenant en abondance ; et lui-même ne me répondait plus sur ce ton bref et lassé qui coupait si promptement tous nos entretiens. Je continuais à ne lui rien dire de Lagarde, de notre vie passée, ni de lui-même. Je savais qu’il ne l’aurait pas permis encore. J’essayais, au delà de nous, au-dessus de nous, d’atteindre malgré mon ignorance à de petites idées. Il acceptait de les considérer avec moi, il en discutait quelquefois. Rien ne lui était bon que ma présence. Rien ne m’était meilleur que cet humble besoin qu’il avait de moi. Et tout isolés, avec notre grande douleur, dans cet Avignon tumultueux, éclatant, dont la joie depuis tant de siècles fait sonner son carillon à travers la Provence, de jour en jour, d’une façon inconsciente et profonde, nous nous rapprochions l’un de l’autre.
Cependant, je n’avais pas oublié la maison des Fabréjol et malgré ce grand remords, le soir de mon retour, il m’advenait encore de m’y retrouver. Ma tâche, soudain, m’apparaissait vaine et trop difficile. Mes épaules pliaient sous le poids trop lourd, mes mains lâchaient prise. Je glissais dans l’herbe molle d’un vallon où toutes les roses du printemps avaient mis leur bonne odeur ; et je serrais longuement mes paupières sur mes yeux qu’avait trop profondément pénétrés le regard de deux yeux bleus.
… Ces yeux étaient près de moi, et je respirais ces roses, un jour que, me trouvant seule rue des Trois-Faucons, j’entendis sur la vieille porte retentir le marteau aux serpents entrelacés. Ce n’était pas Fabien, ce n’était pas Chayère, qui frappait ainsi. Ils avaient leur clef l’un et l’autre et je ne pensai pas un instant que l’un ou l’autre pouvait l’avoir oubliée. Je me levai. Je courus à mon miroir. J’étais tout hésitante et ne savais que faire. Et puis je descendis lentement l’escalier, et je n’avais pas besoin que la porte fût ouverte pour apprendre qui était là.
— Bonjour, madame, dit Philippe Fabréjol de sa belle voix cordiale.
— Bonjour, monsieur.
Je ne le priai pas d’entrer tout de suite… Je savais bien que c’était lui. Je le savais. Mais à présent seulement j’en éprouvais la brusque surprise. Je murmurai :
— Vous êtes venu ?…
— Oui, répondit-il, comme je vous l’avais annoncé, pour vous faire mes adieux…
Il regardait ma coiffure un peu défaite, mes manches courtes, mon petit tablier de percale festonnée à carreaux gris ; et ce regard était tel que je n’éprouvais, d’être aussi mal mise, aucune confusion.
— Vous partez déjà !
— Peut-être… Je vais vous raconter.
Et il demanda :
— Votre mari est là ?
— Non.
— Je le pensais bien.
— Qui pouvait vous faire supposer ?…
— Le Dieu excellent qui, deux fois déjà dans ma vie, a pris ses précautions pour que je puisse tranquillement causer avec vous.
Sans attendre mon invitation, il franchit le seuil de la maison. Il y avait dans le vestibule trois horloges, deux grands coffres superposés, et quatre bois de fauteuil sans tenture ni rembourrage.
— Que c’est amusant ! dit Philippe Fabréjol.
— Nous logeons là-haut…
Mais discret, imaginant bien ce que pouvait être ce logement de fortune, il dit aussitôt :
— Vous allez me recevoir ici, dans un de vos salons. Les meubles n’y manquent pas.
Les fenêtres, ce matin, avaient été entr’ouvertes par les soins de Chayère. Un soleil verdâtre qui, pour descendre jusqu’ici, devait glisser sur les lierres noirs et les sombres lauriers du jardin, s’allongeait à travers les pièces dont toutes les portes avaient été enlevées pour laisser aux plus grands meubles un libre passage. Malgré ce soleil, on respirait, comme dans les églises, l’odeur du dallage humide et de la cire. Philippe Fabréjol me suivit dans ce qui avait dû être la salle à manger. Autour d’un grand retable dont rougissaient les dorures, et en face de lui à l’autre bout de la salle, de vieilles glaces pendues aux murs et se reflétant l’une l’autre, tachetées, troubles, étroites et hautes, ou toutes petites dans leur cadre de bois sombre, multipliaient d’une façon confuse et infinie le singulier désordre et l’encombrement de la pièce, sa pâle lumière, et Philippe auprès de moi. Nous pûmes nous asseoir dans de grands fauteuils, pas trop poussiéreux, venus d’Italie depuis quelque trois cents ans et dont le cuir déchiré était retenu encore par de larges clous rouillés et plats. S’égayant d’abord de tout regarder autour de lui, mon compagnon me déclara qu’il y avait là quelques pièces assez belles et qu’il irait voir ce Chayère à son magasin. Il m’en demanda l’adresse. Je la lui donnai. Et nous nous attardions à parler de ces meubles et de cet homme… Enfin, Philippe ne sut plus que dire là-dessus. Je me tus aussi. Mais, presque aussitôt, je lui redemandai :
— Vous allez donc partir ?…
Il répéta :
— Peut-être.
Et avec son regard grave de l’autre jour, quand nous étions assis dans le pavillon :
— Ce n’est pas encore très sûr. Je crois que j’ai pris ce prétexte pour ne point tarder davantage à vous rendre ma visite. J’avais peur que vous ne retourniez à Lagarde et de ne plus vous revoir. Il faut me pardonner.
— Je vous pardonne.
Et je me mis à rire, voulant lui prouver que je n’attachais à tout cela qu’une petite importance. Mais mon rire était si vibrant qu’il m’étonna moi-même. Ce n’était pas un rire de mondains plaisanterie, mais un rire véritable, un rire de bonheur. Et ce rire ne me semblait point soulevé par ces paroles : « Il faut me pardonner », mais par ces autres paroles dites à propos du prochain départ : « Ce n’est pas encore tout à fait sûr… »
— Merci ! dit Philippe. Oui, voyez-vous, j’ai voulu venir, je suis venu…
Il était un peu gêné, car il ne savait exprimer sa pensée qu’avec franchise.
— L’autre jour, dit-il enfin, après avoir un peu cherché ses paroles, j’ai aimé ma journée.
Il ne précisait pas quel était ce jour-là, et je pouvais, me sembla-t-il, n’avoir pas très bien compris.
— Mais vous devez souvent aimer vos journées. Elles sont heureuses.
Il reconnut :
— Sans doute.
Et, sérieux comme il savait l’être quand il réfléchissait profondément :
— Cependant…
Soudain, ce fut comme l’autre matin, tandis que nous arrivions à la porte de sa maison : la gêne tomba. Je cessai d’être contrainte et lui d’être hésitant… et dans la seconde qui passa avant qu’il poursuivît sa phrase, nous nous étions retrouvés.
— Que penseriez-vous de quelqu’un qui serait tout à fait heureux simplement parce qu’il se porte bien et gagne beaucoup d’argent ?
— Vous n’êtes pas heureux seulement pour cela. Votre vie est utile à beaucoup de gens que vous employez, à la France que vous enrichissez. Et puis, cette campagne dont vous me parliez, ces matins dans la montagne, ces grandes courses, ces soirs lumineux… Vivre dans un beau pays et en goûter, comme vous le faites, toute la beauté, c’est une raison d’être heureux qui ne me paraît pas méprisable.
— C’est une des meilleures, mais autre chose encore est nécessaire.
— Cette autre chose, vous devez l’avoir aussi, comme le reste.
J’entendais bien qu’il voulait parler de l’amour ; mais tandis que j’imaginais, avec un peu de mélancolie, une femme très belle et qui l’aimait passionnément, il me répondit :
— J’ai cru l’avoir, mais c’est le plus difficile et je m’étais trompé.
Il prononça ces derniers mots très simplement, très sincèrement aussi, et il me parut que, si quelconques fussent-ils, il ne les aurait pas dits à tout le monde. Il continua :
— On se trompe souvent… Je pensais même, — je crois que j’avais le droit de penser, — on se trompe toujours. Mais je crois aussi maintenant que je n’ai plus ce droit. Dans mon jugement sur quelqu’un que je connais cependant bien peu, bien mal, je crois que je ne me trompe pas… Vous me regardez… Vous m’avez compris. Je ne cherche pas d’ailleurs à vous parler par sous-entendus. J’y serais plus maladroit encore que dans ma franchise, et ce n’est pas peu dire… Madame, ne faites pas ce petit geste… ne prenez pas ce visage. Nous sommes amis depuis trois ans et l’autre jour je m’en suis aperçu… Depuis l’autre jour…
Je me levai. Et comme si rien n’eût été dit depuis que nous parlions de la vieille maison, de Chayère et de ses meubles :
— Maintenant, proposai-je, je vais vous montrer le jardin.
— Si vous voulez, accepta Philippe Fabréjol.
Et il ne s’irritait pas d’avoir été interrompu parce qu’il savait bien que, malgré tout, il parlerait comme il avait décidé de le faire. Descendant avec moi les longues marches plates, il admira les fleurs de fer qui s’entrelaçaient à la rampe rouillée. Il regarda la fontaine et le mascaron qui rejetait son eau limpide, et les autres mascarons accrochés tout autour à la muraille humide attendant un acheteur, inutiles et n’ayant dans leur bouche large ouverte que la toile tissée par les araignées fileuses. Puis il reprit avec sa fermeté tranquille :
— Depuis l’autre jour je n’ai véritablement pas cessé de penser à vous. Et je me demande d’où vient cela, car je ne crois pas vous aimer encore. Cependant, tout en parlant avec mon père de notre prochain départ et de notre long séjour là-bas, j’ai senti une espèce de tristesse, profonde et brusque. J’en ai cherché la raison, et j’ai compris qu’il me serait pénible, je puis même dire douloureux, de ne plus vous revoir. Pourquoi ?… Je n’en sais rien. Je ne vais pas me mettre à vous parler de vos yeux, ni de votre grâce, ni de cette âme frémissante que l’on sent passer dans les petits mots que vous dites. Je ne tiens pas à vous faire de compliments. Je vous dis simplement : cela est ainsi. Et je suis venu vous demander…
Je compris qu’il me regardait, je le sentis. Mais je baissai la tête, et sans force pour l’interrompre, je contemplai fixement, en bordure de la terre humide, les petits buis irréguliers.
— Je suis venu vous demander : dois-je partir tout de suite… dès la fin de ce mois-ci ?… C’est tout… Je ne vous demande rien d’autre que cette petite indication sur la conduite à suivre. Personnellement, je puis retarder ce départ. Mon père me précéderait là-bas de six ou huit semaines… Pendant ce temps, si vous êtes ici, nous nous rencontrerions quelquefois… et si vous êtes à Lagarde, je puis très souvent y avoir affaire… Alors je crois que nous deviendrions vraiment deux amis… Plus tard, quand enfin je partirai, nous aurions les lettres, qui sont un grand bonheur… Et puis… on ne sait pas… Je reviendrai, et certes sans laisser cette fois passer trois années… On ne sait pas… Il ne faut pas regarder trop loin… C’est aujourd’hui qui nous fait du mal ou qui nous donne la joie… et c’est aujourd’hui que je vous demande : à quelle date dois-je quitter la France ?… Cela seulement, je ne demande que cela…
Il ne cherchait à prendre ni mon bras, ni ma main. Il parlait lentement. Mais comme il s’était arrêté devant moi, il me fallut bien lever la tête, et laissant une seconde mes yeux se prendre dans les clairs yeux bleus, je fus une fois de plus tout envahie d’une douleur qui m’épouvanta.
— Partez… il faut que vous partiez tout de suite.
— Oh ! non, dit en souriant Philippe Fabréjol. Ce n’est pas ainsi que vous devez répondre. C’est très sérieux, puisque vous pouvez me faire vraiment du mal. Il faut réfléchir. Vous réfléchirez huit jours et puis vous me direz…
— Je vous dirai la même chose.
— Je n’en sais rien, déclara-t-il, et vous non plus.
Les murs étaient plus hauts, les lierres plus épais. Nous tournions lentement dans la prison verte. Quand nous nous retrouvâmes devant le large escalier, Philippe Fabréjol me tendit la main.
— Au revoir, madame. Dans huit jours à cette même heure, si elle vous convient, je vous attendrai au musée Calvet. Les salles en sont désertes. Il vient seulement quelques étrangers, et d’ailleurs vous n’aurez qu’une date à me dire.
Il serrait mes doigts, fortement et franchement, et sans pression sournoise. A travers le couloir dallé je le reconduisis jusqu’à la porte de la rue. Une fois encore, au fond des salles ouvertes, les glaces troubles reflétèrent nos silhouettes rapprochées.
— Au revoir, dit-il encore.
Et il ne me rappela pas, en me quittant, ce rendez-vous qu’il me donnait dans huit jours au musée Calvet. Il ne s’inquiéta même pas que je lui eusse, là-dessus, donné aucune réponse : il savait bien que rien de tout cela n’était nécessaire.
* *
Ce soir-là, quand Fabien rentra, quand il me parla, j’eus l’impression que je ne le voyais pas devant moi, et je ne voyais pas autour de moi la chambre et cet ordre agréable qu’il me plaisait d’y entretenir. J’apercevais seulement, dans l’ombre des platanes, dansante un peu parce qu’un petit souffle venait de se lever entre les feuilles, une jeune fille qui était là, par un matin de juin, avec sa robe à pastilles et son simple chapeau rond. Elle me regardait. Elle avait connu le dangereux sourire de François Landargues ; elle connaissait la décevante misère qui occupait seule la petite âme de Fabien Gourdon ; et son regard était triste. Mais je me penchais vers elle, je lui disais : l’amour est venu. Et je ne pouvais éprouver rien d’autre que la grande joie dont elle se mettait à trembler.
Ce fut ainsi ce soir-là, et le lendemain, et encore une autre et une autre journée. Cela ne fait qu’un petit nombre d’heures, mais il y tint plus de vie que dans toute la somme de mes pauvres années. J’examinais cette joie qui ne ressemblait à nulle autre, je pressais mes deux mains sur elle, et je les écartais un peu pour la revoir de nouveau. Je lui portais en offrande mes grands désirs et mes petites blessures : et tout le sang de celles-ci, dont elle se nourrissait, la faisait plus éclatante et plus forte.
Délaissant et détestant les coutumières besognes, je ne pouvais plus m’occuper à rien qu’à me pencher sur le jardin où m’avait parlé Philippe Fabréjol ; mais toute baignée que je fusse à ma fenêtre de son ombre humide et verte, il m’était bientôt nécessaire que ce jardin m’enfermât davantage ; il me fallait sentir sous mes pas la terre où Philippe avait marché. Je descendais donc ; je regardais à la rampe du vieil escalier les fleurs de fer qui lui avaient plu, et je touchais un peu plus loin les buis lustrés où reposaient mes yeux cependant qu’il disait : « Nous sommes amis depuis très longtemps… » Il disait encore : « Nous revoir quelquefois… » Il disait aussi : « Il y aura les lettres… et puis je reviendrai. » Et comme il l’avait conseillé, sans vouloir regarder plus loin que tous ces bonheurs, je fermais les yeux sur ce qui pouvait advenir de lui et de moi…
Et puis je rentrais dans la salle où, d’abord, nous nous étions assis. Pour que le jour y fût le même, je poussais un peu les volets. Je m’approchais de ces glaces dont l’eau trouble avait en même temps reçu son image et la mienne, tout près, si près que mon visage n’était qu’une forme confuse derrière laquelle une autre forme me semblait apparaître. — Enfin il me fallait bien regagner notre petit appartement ; mais que la présence de Fabien m’y était importune ! Je ne lui parlais plus de ses livres : je ne m’intéressais plus à ce maladroit article que sur mes instances il commençait d’écrire. J’aurais voulu qu’il sortît chaque matin comme il faisait auparavant. J’aurais voulu qu’il ne me demandât pas, le soir, de l’accompagner dans ses promenades. Je serais partie seule dans la campagne, au bord du fleuve agité, seule !… avec autour de moi, en moi, cette secrète présence…
Quelques jours… Cela dura quelques jours… Un bien petit nombre d’heures. J’avais perdu tous les souvenirs de ma vie étroite et réfléchie. Je ne pensais pas que le mal existât. Je ne redoutais rien. J’attendais tout. Il n’y avait plus de détresse en moi, plus de pitié, pas de remords. La joie, seulement, la joie !
Elle ne se précisait par aucune image. C’était une sorte de frémissement merveilleux et confus. Je ne cessais plus de penser à Philippe Fabréjol et de souhaiter sa présence, et cependant je ne savais encore ce que je lui répondrais quand il me faudrait le revoir. Il me parut un matin que j’y réfléchissais tout à coup. Je pensais : « Plus que cinq jours, avant ce jeudi… Dans cinq jours… » Et alors seulement un peu d’inquiétude commença de se mêler à mon profond bonheur.
Il me devint nécessaire de préparer mon courage. Je voulus voir ce musée Calvet où j’entrerais bientôt pour y rencontrer un jeune homme que je connaissais peu, et pour lui dire, afin qu’il comprît bien que je tenais à lui : « Ce n’est pas tout de suite que vous devez partir… Nous nous reverrons comme vous le demandez. » Et j’y allai le lendemain pendant que Fabien, s’intéressant chaque jour un peu plus aux études que je lui avais conseillées, s’était rendu à la bibliothèque pour y examiner certains ouvrages.
J’arrivai donc devant ce musée, j’en franchis la grille, et je dis au gardien que j’étais déjà venue et qu’il pouvait me laisser seule. Dans les salles matinales il n’y avait personne que le soleil couché sur les parquets luisants et le peuple silencieux des visages peints et des figures de pierre. Les uns et les autres m’intimidaient un peu. Et je voulus d’abord essayer de les admirer afin qu’ils ne fussent pas trop surpris de ma présence inattentive. Je les contemplai donc longuement, mais sans bien les voir, et j’allai m’asseoir enfin dans la troisième salle. Alors je ne sais quelles pensées auxquelles je ne commandais pas commencèrent de m’absorber. Comme les formes peintes et les formes de pierre qui m’entouraient, elles étaient là, je voulais les regarder et je n’en distinguais aucune. A tout instant, lassée de cette méditation confuse et que j’imaginais inutile, je voulais me lever pour partir et cependant il m’était impossible de ne pas rester à cette place.
Je m’y attardai si bien que le gardien tout à coup parut au seuil de la porte. Il venait brusquement de se rappeler ma présence et craignait que je ne fusse malade. J’étais très confuse. Je lui dis qu’en effet j’éprouvais un peu de fatigue, et je m’en allai vite. Ma tête était pesante de toutes les choses qui l’avaient traversée ; mais je ne les connaissais pas, et je continuais de ne pas savoir ce qu’il me faudrait dire à Philippe Fabréjol.
Il était tard quand je rentrai. Cependant, Fabien n’était pas là ; mais je l’avais oublié ; son absence à cette heure ne m’étonna pas ; et j’allai tout de suite me pencher à la fenêtre afin de revoir le jardin. Alors, je tressaillis en apercevant mon mari qui s’y promenait lentement. Jamais encore, je crois, il n’y était descendu. Et ma surprise aussitôt se mêla d’irritation. Il observait les fleurs de la rampe qui avaient plu à Philippe. Il contemplait l’eau coulant du mascaron de pierre, il touchait distraitement les petits buis lustrés : et il me paraissait que chacun de ses regards, chacun de ses gestes, écartait de là les ombres heureuses. J’avais envie de lui crier : « Va-t’en. Tu n’as pas le droit d’être dans ce jardin, tu n’en as pas le droit. » Mais levant la tête, il m’aperçut, poussa une exclamation presque joyeuse et se jeta dans la maison.
J’entendis dans l’escalier un pas précipité. Et voici que je me rappelai la nuit où je l’avais entendu monter ainsi, la nuit où on l’avait appelé près de François Landargues. Avais-je donc oublié cette nuit-là ?… Il me semblait brusquement en retrouver le souvenir…, le souvenir aussi du matin qui avait suivi et du premier soir où j’avais revu Fabien, hagard et ruisselant après sa course sous l’orage. Et je crois que d’abord, une seconde, quand il entra, je tournai vers lui ce même visage où montait l’épouvante d’une interrogation qui ne pouvait se formuler.
— Ah ! dit-il sans remarquer rien, te voilà. J’étais inquiet.
— De quoi donc ? Que pouvait-il m’arriver ?
— Je n’en sais rien… C’est que, vois-tu (et malgré qu’il fût encore près de la porte, à l’autre bout de la pièce, j’avais l’impression physique de sentir toute sa peine trembler et se presser contre mon épaule), vois-tu, maintenant, je ne puis plus me passer de toi.
* *
Il avait parlé ainsi. J’avais cru sentir se réfugier contre moi cette grande détresse. Et j’avais vu monter dans ses yeux une tendresse implorante qui ne s’y était jamais montrée. Mais mon âme la meilleure, qui se fût émue de tout cela, continuait d’être absente, et ce qui avait pu naître durant ces quelques semaines n’existait plus à côté de ce qui était né depuis ces quelques jours.
Je le croyais du moins… je le croyais… Mais pourquoi les ombres heureuses s’en étaient-elles véritablement allées du jardin ? Quand je descendis un peu plus tard, comme chaque jour, pour les y chercher, je ne pus les retrouver. — Et je sentais maintenant à leur place rôder cette ombre pesante qui s’attachait à Fabien et qu’il me fallait traîner avec lui.
Notre promenade ce jour-là nous conduisit au delà du Rhône, jusqu’à Villeneuve, si morne, si morte, avec ses rues où pousse l’herbe et ses palais abandonnés. Au retour, comme nous étions las, nous nous assîmes un instant au bord de la route. Le soir venait. Il faisait presque froid. Autour de nous, parmi la campagne, et devant nous dans Avignon, les lampes s’allumaient au fond des maisons.
Enveloppée dans mon manteau, tout près de Fabien qui se serrait contre moi, je pensais à notre maison qui était là-bas, un peu plus au nord, derrière les collines déjà bien sombres sur le ciel gris. En ce moment Adélaïde avait, elle aussi, allumé la lampe et Guicharde s’asseyait devant la table pour m’écrire une fois de plus : « Quand allez-vous revenir ? » C’est la question que, depuis une semaine, me posaient toutes ses lettres. Elle trouvait le temps long. Elle s’ennuyait. Elle s’étonnait un peu. « Fabien, remarquait-elle, doit avoir pris maintenant tout le repos nécessaire. » Pensant à elle, je pensais à ce foyer dont elle était restée la gardienne. Y reviendrions-nous jamais ? Pourrions-nous y revenir et recommencer de vivre là comme nous y avions vécu après que Fabien m’aurait enfin parlé, quand nous aurions regardé ensemble dans le passé la minute effrayante, et dans l’avenir, tous les jours, tous les mois et les longues années ?…
… Au moment même où je m’interrogeais ainsi, cet avenir et ce passé ne prenaient plus soudain qu’une petite importance. Je les distinguais à peine. Je les écartais de moi. Je rentrais à Lagarde ; j’y retrouvais ma rue obscure, ma maison ennuyeuse, ma chambre triste. Mais Philippe Fabréjol marchait dans la rue pour venir me voir ; mais il entrait dans la maison ; mais je m’enfermais dans la chambre pour lire ses lettres, pour y répondre ; et j’aimais la rue, la chambre, et la maison…
Fabien soudain me toucha doucement le bras. Lui aussi regardait autour de nous les lampes aux fenêtres et sans doute elles l’avaient, lui aussi, ramené vers sa demeure.
— Je ne t’ai pas dit… Hier, j’ai écrit à Fardier.
Il n’avait pas prononcé ce nom depuis notre arrivée à Avignon. Je tressaillis. Je le regardai. Mais l’ombre déjà faisait son visage indistinct.
— Tu lui as écrit… pourquoi ?…
— Pour qu’il me dise.
— Quoi donc ?…
— Ce qui se passe là-bas.
Et s’abandonnant enfin, la tête contre mon épaule :
— Oh !… si tu savais !… si tu savais !…
Nous étions assis au bord de la route déserte et froide, comme deux vagabonds. Notre maison était là-bas, où peut-être nous ne retournerions plus, et toute la vie s’assombrissait autour de nous comme cette campagne où les volets commençaient de se clore l’un après l’autre sur les lumières entrevues. Nous étions comme deux pauvres au bord de la route, seuls, tout seuls, avec ce souvenir, avec cette hantise, avec cette douleur…
Et, pour la seconde fois sentant venir vers moi l’aveu redoutable, pour la seconde fois aussi je pensais : enfin !… enfin !… J’attendais, tremblant un peu, pressant l’une contre l’autre mes deux mains qui devenaient froides. Et l’aidant, le soutenant déjà, je murmurais aussi douloureusement, aussi secrètement que lui-même :
— Je sais… je sais…
Mais pas plus que le jour où il ne voulut pas assister au déjeuner des Fabréjol, Fabien ne put aller jusqu’au bout de sa confidence. Un moment après seulement, un long moment, ayant repris un peu de calme, il calcula :
— Fardier me répondra par le retour du courrier. Mais la poste est fort irrégulière en ce moment. Je ne pense pas recevoir sa lettre avant jeudi.
Il soupira profondément. Et sans rien ajouter là-dessus, sans plus vouloir qu’on en parlât :
— Rentrons, dit-il.
La nuit était venue. Il n’y avait pas de lune. Nous marchions lentement, trébuchant sur les cailloux épars, au bord des ornières profondes. C’est lui qui avait pris mon bras, et il s’y appuyait quelquefois.
* *
Qu’avait-il demandé ? Qu’allait-on lui répondre ?
Que savait Fardier ? Mille imaginations m’envahissaient, confuses et violentes. Je ne savais pas ce qui avait pu se passer à Lagarde, autour de ce mort, depuis notre absence. Je ne savais pas ce que Fabien souhaitait ou redoutait d’apprendre. Mais sur cette route où il tenait mon bras, où nous trébuchions dans l’ombre, où nous étions seuls, j’eus tout à coup la certitude qu’après avoir reçu cette lettre, quoi qu’elle fût, Fabien me dirait tout, qu’il ne pourrait pas ne pas tout me dire. La certitude, et non plus comme tout à l’heure, et non plus comme l’autre matin où le courage lui manquait pour m’accompagner à Pampérigouste, le vague et anxieux pressentiment. La certitude ! Jeudi, ce serait pour jeudi. Et cette fois, c’est bien, en vérité, que le moment était venu de préparer dans mon cœur les paroles nécessaires. Déjà je les sentais venir, hésitantes à la fois et tumultueuses, si simples et cependant presque sacrées, puisqu’elles devaient déterminer l’avenir, tout l’avenir, le mien sans doute, mais surtout celui de cette âme anéantie qu’il me faudrait conduire vers le rachat, vers l’apaisement, vers la vie. Déjà, je m’appliquais à choisir les meilleures. Mais, comme, le rempart franchi, nous entrions dans la ville, comme éclataient autour de nous les lumières, le bruit et la joie, je me rappelai que ce même jeudi j’aurais aussi à prononcer d’autres paroles. Que seraient celles-là ?… Que seraient-elles ?… Peu à peu, je me le demandais plus avidement. Et puis il me parut que parmi ces autres paroles je n’avais pas à choisir et plus à hésiter. Cette espèce de rayonnement que tant de bonnes pensées, tant d’efforts pour me soulever et me soutenir mettaient autour de mon malheur s’effaçait peu à peu. Il m’apparaissait seulement dans sa simplicité froide et nue comme le globe rouge du soleil d’hiver d’où ne semble tomber sur la misère du monde qu’un froid plus rude et plus déchirant. Maintenant que j’avais la certitude de recevoir cette confession, elle ne savait plus que m’épouvanter ; j’avais oublié ce que j’en voulais faire ; mais je me rappelais trop bien quelle joie m’était venue et quels bonheurs devaient me venir de Philippe Fabréjol.
Hésiterais-je donc ?… Me serait-il encore possible d’hésiter ? Pourquoi ?… Au nom de quoi ?… Les paroles essentielles maintenant n’étaient pas celles qu’entendrait Fabien, mais celles que je dirais à Philippe. Ce sont celles-là seulement qu’il me fallait préparer ; c’est à prononcer celles-là que je devais entraîner mon incertain courage. Quatre journées seulement me séparaient du jeudi. Ce fut là ma besogne de ces quatre journées.
Oui, pendant quatre jours, en vérité, je m’occupai seulement de Philippe Fabréjol. Pendant toutes les heures, inlassablement, si bien engourdie par mon rêve que je ne sentais pas s’en aller l’une après l’autre ces heures rapides. Je suivais comme l’autre jour cette rue Joseph-Vernet, où çà et là quelque verdure met son panache entre les pierres sculptées des vieux hôtels ; je franchissais cette grille ; j’entrais dans ce musée ; et comme l’autre jour, il y avait là le beau soleil d’automne couché dans les parquets luisants ; mais il y avait aussi, près des figures peintes et des figures de marbre, Philippe Fabréjol. Il venait au-devant de moi. Il ne me demandait rien, il me regardait. Je disais simplement : « Ne partez pas. » Et mieux que moi peut-être il comprenait tout ce que laissait entendre cette petite phrase, — et peut-être mieux que lui je savais tout ce qui montait à ce moment au fond de ses yeux.
Pendant toutes les heures… Inlassablement… Fabien ne m’avait plus parlé de la lettre de Fardier et je ne pensais plus qu’il l’attendît. Je retournais dans le jardin, plus humide chaque jour et mieux pénétré par l’automne. Dans le bruit clair de l’eau, dans l’arome des buis, tous les chers souvenirs étaient revenus. Je les regardais, je les respirais, j’en rapportais la bonne odeur sur mes mains qui n’avaient cessé de cueillir et d’écraser quelque feuille…
Le mercredi soir, mieux étourdie encore et tout alanguie, je me laissai, jusqu’au crépuscule, attarder dans ce jardin. Or, comme étant enfin rentrée dans la maison je suivais vers l’escalier le couloir obscur, je vis s’ouvrir, au fond, puis se refermer aussitôt la porte de la rue. Fabien revenait de la bibliothèque. Il ne m’aperçut pas tout de suite et j’entendis que, dans l’ombre, il tâtonnait, cherchant quelque chose. Presque aussitôt il y eut le craquement d’une allumette et la petite flamme ronde éclaira sa main levée.
Elle éclairait aussi la boîte aux lettres, accrochée derrière la porte. Fabien l’ouvrit avec une telle impatience que la clef fragile, glissant de la serrure, lui resta entre les doigts : il la jeta sur le carreau, plongea sa main dans l’étroite ouverture, et j’entendais grincer contre la paroi de tête ses ongles chercheurs et nerveux.
— Ah ! tu es là, dit-il, quand je fus près de lui. Je regardais… Je pensais que… Mais ce ne peut être que pour demain… Ce sera pour demain…
Une seconde encore la petite flamme qu’il portait nous éclaira l’un et l’autre. Elle s’éteignit. Fabien répéta :
— Demain… sûrement.
Et je m’aperçus que je disais comme lui, avec une inquiétude plus douloureuse maintenant que toute son inquiétude :
— Demain… ce sera pour demain…