Pour moi seule : $b roman
* *
Ce fut un jour très clair, encore doux, qui dorait les toits et les clochers de la ville. Dès son réveil, Fabien demanda :
— Le courrier est-il arrivé ?
Il n’avait pas dormi et s’était seulement assoupi vers le matin. Il se leva cependant de bonne heure et une fois habillé, sans rien vouloir manger, commença de marcher fiévreusement à travers les chambres. Souvent, il s’arrêtait tout indécis, me fixant sans me voir ou fixant le mur devant lui. Je m’effrayais alors de retrouver sur son visage cette pâleur, cette altération, cette souffrance crispée qui le décomposaient dans les premiers jours de notre arrivée en Avignon… Et peu à peu, tandis que je l’observais, tandis que j’entendais sur le carreau sonore le martèlement de son pas, insupportable et régulier, l’angoisse énervée de cette attente me gagnait à mon tour. Cette lettre !… allait-elle venir enfin ?… Je n’y avais plus pensé pendant ces deux jours… — Je croyais bien n’y avoir plus pensé — mais la certitude qui m’était venue là-bas, dans le froid et la nuit, sur la route où nous étions seuls, la certitude qu’après avoir reçu cette lettre, il me dirait tout, il ne pourrait pas ne pas tout me dire, je la retrouvais maintenant, et si violente, si profonde que, pendant ces deux journées, elle avait dû à mon insu ne pas cesser de vivre et de s’accroître au dedans de moi.
Je n’avais pas la préoccupation de savoir ce que contiendrait cette lettre, et je ne me demandais pas : « Quand il l’aura lue, que va-t-il me dire ? » mais seulement : « Combien de temps encore va durer cette attente ?… » Comme la fièvre de Fabien, ma fièvre augmentait avec les heures qui passaient. Trois fois pendant cette matinée, il descendit voir si le facteur n’avait rien déposé dans la petite boîte de tôle, et trois fois je descendis à mon tour. Quand l’un de nous remontait, l’autre l’interrogeait d’un seul mot :
— Rien ?
— Rien !
Nous ne nommions pas cette lettre. Ce que chacun de nous attendait qu’elle lui apportât, aucun de nous n’aurait voulu le dire. Et tout en commandant mal à tous les gestes qui témoignaient de notre impatience, nous nous efforcions de dissimuler les causes profondes de cette impatience, presque puérilement…
— Aujourd’hui, me déclara Fabien vers le début de l’après-midi, je ne sortirai pas. Je sens un peu de fatigue…
Il y avait encore trois courriers avant le soir. C’est par l’un de ceux-là que généralement arrivaient les lettres de Guicharde, et je comprenais bien pourquoi il ne voulait pas s’éloigner de la maison… Cependant, sur ma petite pendule posée au coin de la grande cheminée de marbre gris à volutes et à coquilles, mes yeux commençaient de suivre la marche des aiguilles et de regarder, parmi les chiffres peints en bleu, une heure entre toutes les autres, l’heure déjà si prochaine où je devais aujourd’hui, au musée Calvet, retrouver Philippe Fabréjol…
— Et toi, continuait Fabien, me montrant une fois de plus combien ma présence et mon appui lui étaient nécessaires, sortiras-tu ?… Je voudrais… Cela me ferait plaisir si tu restais avec moi.
Je crois qu’il avait peur d’être tout seul quand arriverait cette lettre, il en avait peur. Ses yeux le disaient. Une fois de plus, je sentais contre moi trembler sa détresse. Et je savais que le moment allait venir, que le moment était venu de lui dire : « Remets-moi tout ton mal. Je le porterai avec toi. » — Mais il y avait ces chiffres sur la petite pendule… il y avait ce chiffre. Et il y avait en moi cette pensée parmi toutes les pensées : « Il va falloir me préparer… il le faut… Je ne puis pas le faire attendre. »
Je me levai. Mais peut-être il était encore trop tôt, et j’allai prendre une autre chaise près de la fenêtre.
— Je puis, dis-je à Fabien, rester avec toi un quart d’heure encore… Ensuite il me faut sortir… absolument… pour quelques achats…
Il demanda :
— Lesquels ?
Mais j’oubliai de lui répondre et il ne m’interrogea pas davantage. Il n’osait pas insister : il n’osait pas montrer trop clairement cette crainte qu’il avait d’être seul en ce moment. Tout de même, il dit au bout de cinq minutes :
— Pars tout de suite, alors. — Tu reviendras plus tôt. J’aime mieux cela.
Je lui obéis. Déjà je commençais d’être toute machinale, déjà sans doute je savais que dans tout ce qui allait se résoudre ma petite volonté ne servirait pas de grand’chose.
* *
… La rue Joseph-Vernet, avec ses jardins et ses vieux hôtels, la grille, le musée, le gardien qui sourit en me reconnaissant et me demande si je ne vais pas encore être malade comme l’autre jour, parce que je suis bien pâle. Tout cela est peut-être réel, aujourd’hui, et peut-être je suis encore dans mon jardin et j’imagine simplement tout cela. Voici les marches qu’il faut gravir. Voici la première salle qui est vide, et la seconde, et la troisième. Philippe Fabréjol, pour que nous y soyons plus tranquilles, doit être allé jusque-là. J’hésite un peu avant d’entrer dans cette troisième salle. Je regarde longtemps une petite nonne de pierre — du XIVe siècle, dit le cartouche — à genoux dans les plis lourds de ses voiles, et qui porte le sourire d’une énigmatique extase sur son visage aux yeux baissés. Et je me décide enfin, presque tranquillement.
Philippe Fabréjol n’était pas là. Mais j’entendis à ce moment sonner, au clocher de Saint-Agricol, les trois quarts avant quatre heures. Fabien m’avait forcée de partir trop tôt, ou j’avais marché trop vite et Philippe ne pouvait pas être arrivé encore. Je ne m’étonnai donc pas… Je me rappelai simplement que dans les imaginations délicieuses que je m’étais faites de ce moment, c’est lui qui venait au devant de moi…
Je m’assis donc pour l’attendre ; et ce fut sur ce même banc de vieux bois luisant où, l’autre jour, j’étais restée si longtemps. Les mêmes figures m’observaient. Et les mêmes pensées, je crois, qui m’avaient étourdie à cette place revenaient peu à peu tourner autour de moi. Je continuais de ne pas les bien voir et de ne pas connaître de quoi elles étaient faites. Mais au lieu de les subir passivement, j’avais l’impression aujourd’hui que je voulais m’en défendre. Les mains croisées au bord de mon genou, regardant quelquefois la robe bleue d’une sainte, ou les arbres obscurs d’un paysage, ou simplement les dessins réguliers du beau parquet luisant, je devais présenter toute l’apparence d’une attente paisible et sans impatience. Et j’avais cependant l’impression de me défendre, de me débattre, d’être écrasée enfin et de tirer de ma soumission je ne sais quel douloureux et magnifique bonheur.
Tout cela me parut durer un temps infini, et tout cela dut être bien court cependant, car le clocher de Saint-Agricol n’avait pas encore annoncé qu’il fût quatre heures quand Philippe Fabréjol parut au seuil de la salle. Il marcha vers moi d’un pas rapide, serra ma main de cette manière forte et franche qu’il avait, et sans s’étonner de me voir ni me remercier d’être venue, il s’assit près de moi.
L’expression d’une grande joie animait son beau visage, et d’abord, après les premières banales paroles, parce qu’il n’osait pas exprimer cette joie et qu’il n’aurait pas su la dissimuler, il préféra rester silencieux. Je me taisais avec lui. Nous ne nous regardions pas. Et, dans ce silence, je revoyais une fois encore — une dernière fois — le pavillon de la Reine Jeanne, les roses défleurissant au bord du banc de marbre, la maison heureuse… Je revoyais le salon dans la rue des Trois-Faucons, et les glaces profondes, et le petit jardin. Et je sentais au dedans de moi, une fois encore, une dernière fois, la possibilité, l’éblouissement, le frémissement de cette joie…
Enfin Philippe prit ma main. Il la souleva un peu, la pressa contre sa poitrine, et, me forçant par ce petit geste de tourner vers lui mon visage :
— Eh bien ?… me demanda-t-il.
— Eh bien !… je vous l’avais dit l’autre jour et je suis venue pour vous le redire.
Je sentis une secousse brève dans la main qui serrait la mienne.
— Répétez-le donc, voulez-vous ?
Je me taisais.
— Vous m’avez dit l’autre jour ?…
Je me taisais.
— Vous redoutez d’être franche. Pourquoi ? Je dois partir maintenant, n’est-ce pas ?
— Oui.
Il retint ma main une seconde encore, et puis la laissa doucement aller.
— Pourquoi ?
— Il le faut.
— Pourquoi ?… demanda-t-il encore. Ne pouvons-nous donc être deux amis… et mieux que cela ? Chaque fois que je vous ai vue, il me semblait, — que mes paroles ne vous offensent pas ! — il me semblait que vous étiez très seule et que vous en souffriez, et que, malgré toute votre apparence raisonnable, vous aviez… plus que le désir… le besoin profond de l’amour… d’un amour…
Il hésitait, mais il n’eut pas le loisir de chercher la fin de cette phrase.
— Vous vous trompez… Je ne souffre pas de cette solitude… J’ai l’amour…
Ma voix sourde, profonde, sincère, m’était tout à coup étrangère, et j’avais la curiosité, j’avais l’étonnement, j’avais la stupeur des paroles qu’elle prononçait.
— Oh !… murmura Philippe Fabréjol, pardonnez-moi !
Ses paupières, un peu nerveusement, battirent sur ses yeux bleus dont s’assombrissait la lumière, mais il n’ajouta aucune parole. Au bout d’un petit moment il se leva et commença d’examiner les tableaux qui se trouvaient dans la salle. Il avait bien l’air de les regarder, car il s’en approchait d’abord, déchiffrait la signature, semblait étudier la matière, et puis se reculait un peu pour mieux les juger. Mais bientôt il revint vers moi, et, calme comme il était toujours, avec son beau regard un peu moins animé et qui restait amical :
— Voyez-vous, dit-il, combien la franchise est préférable à toutes choses. Je croyais que vous étiez libre… Je veux dire… de cœur, ce qui est la vraie liberté, et j’allais, je le pense, devenir amoureux de vous. Mais vous n’êtes pas coquette, et je vous remercie. Une autre aurait pu s’amuser quelque temps de mes trop simples paroles et me rendre bien plus malheureux encore que je ne vais l’être. Vous avez raison. Je partirai tout de suite. Là-bas je saurai bien chasser la sottise de certains rêves s’ils viennent me retrouver. Et à mon retour, dans longtemps, si je vous revois, je vous raconterai si tranquillement mes pensées, toutes mes absurdes pensées, pendant cette semaine où j’ai vécu dans la joie d’attendre votre réponse, que vous en rirez avec moi.
Et je voyais bien qu’il voulait rire tout de suite, avant que ce temps fût venu ; mais je voyais bien aussi qu’il ne pouvait y parvenir. Il me quitta donc une fois de plus pour s’en aller tourner au fond de la salle autour du sarcophage gallo-romain de saint Eutrope, évêque d’Orange. Et quand il revint sa résolution était bien prise de ne plus rien dire que de mondain et de banal.
— Je quitte Avignon dans huit jours. Sans doute n’aurai-je pas le temps de venir vous présenter mes hommages. Vous m’excuserez.
— Dans huit jours !…
Je ne sais quel ton j’avais donné à ces trois mots. Philippe me regarda. Alors je dis très vite :
— Ce sera le douze.
— Oui, le douze.
Il me regarda encore. Il attendait. Puis, quand le silence eut atteint les limites extrêmes où il se peut supporter, d’une voix un peu brève, mais sans rancune ni sécheresse :
— Adieu, madame.
Une poignée de main cordiale et longue. Un dernier regard qui se détourne. Un salut. Le pas jeune et ferme s’éloignant à travers les salles désertes. Et puis le silence, le vide… et la soudaine secousse d’une espèce de révolte désespérée :
— Pourquoi est-ce que j’ai fait cela ?… Pourquoi ai-je parlé ainsi ?… Pourquoi ?…
* *
Deux dames anglaises entrèrent dans la salle. Elles portaient des voiles à ramages épais sur leurs feutres d’un vert éclatant, et des ceintures de cuir serraient à la taille leurs jaquettes à larges poches. Le gardien les accompagnait. Elles lui posaient mille questions sur le musée, sur ce vieil hôtel où il est installé, sur le docteur Calvet dont il porte le nom, sur saint Eutrope lui-même, me sembla-t-il. Et sans s’inquiéter de leurs paroles, citant d’autres noms que ceux dont elles s’occupaient, évoquant d’autres personnages, il leur répondait en récitant la tirade machinalement apprise une fois pour toutes. Je les regardais, je les écoutais, je m’attachais ardemment à l’incohérence grotesque de cet entretien. Mais bientôt la présence de ces femmes, leurs voix acides et pressantes me furent insupportables. Et je m’en allai, marchant vite, avec l’impression de fuir et de chercher un refuge.
Je m’en allai à travers les rues, presque au hasard, tournant le dos à la rue des Trois-Faucons, et n’y voulant pas, n’y pouvant pas retourner en ce moment, malgré que cette lettre y fût arrivée peut-être et que l’on m’y attendît… Il me semblait que je ne pourrais accomplir aucune action, prononcer aucune parole avant d’avoir répondu à ce « pourquoi » désespéré que j’avais presque sangloté tout à l’heure, quand s’était éloigné Philippe Fabréjol. Il me semblait que je ne pourrais pas continuer de vivre avant d’avoir compris.
Une femme, devant moi, monta les marches de Saint-Agricol. Elle était lasse, avec des traits tirés ; mais elle regardait avidement le portail étroit de l’église et ses lèvres remuaient déjà sur la prière qu’elle allait dire. J’eus la pensée de la suivre, de me réfugier avec elle derrière ces murs ; dans leur ombre, je saurais m’attacher peut-être à la méditation nécessaire. Mais on m’avait mal enseigné quel secours peut se trouver dans les églises. Je n’y pouvais prononcer que de machinales paroles… Et je m’en allai plus loin encore, jusqu’à la porte de l’Oulle, je passai devant ce cabaret où j’avais vu un jour Fabien attablé, et, sortant de la ville, j’atteignis le quai du Rhône où l’herbe poussiéreuse achevait sous le vent d’automne de mourir et de se dessécher.
Alors, je marchai plus lentement. Quand je fus devant le pont Saint-Bénézet, je m’assis tout près de l’eau sur une grosse pierre qui branlait un peu dans la terre détrempée, si près de l’eau que les petites vagues paisibles du bord, quand elles s’allongeaient, venaient doucement toucher le bout de mon soulier.
— Pourquoi ai-je repoussé Philippe Fabréjol ? Au nom de quoi ?… N’était-il pas tout l’amour que je voulais connaître ?…
Je croisais mes deux mains sur mon genou. Je voyais en levant la tête le vieux pont aux arches rompues, la chapelle ronde et les plus hautes feuilles de ce figuier qui avait poussé entre les pierres. Je voyais en baissant la tête l’eau paisible à mes pieds et, plus loin de la rive, si furieusement torrentueuse. Et je voyais aussi, entre ces pierres et cette eau, toute ma petite vie devant moi.
Non pas toute ma vie peut-être, mais toutes celles de ses heures qui avaient approché de l’amour. Les plus lointaines, les plus exigeantes, ne contenaient que les beaux rêves de mon adolescence sans gaîté, sans plaisir, sans amies, sans études. Les plus troubles gardaient le souvenir de François Landargues… Les plus douloureuses étaient celles où j’avais compris toute la médiocrité de Fabien Gourdon… Les plus belles…
Quelles étaient celles-là ? Je le cherchais encore et j’approchais peut-être de ces régions profondes de l’âme où trop souvent repose et tout à coup se réveille le meilleur de nous-mêmes. Mais je savais mal m’y diriger, et toutes ces pensées qui me tiraient vers elles, je continuais de les distinguer à peine, comme on voit se dorer au soleil matinal la fine pointe des arbres dont la masse reste confuse encore dans la campagne brumeuse. Je revenais à François, aux petits bonheurs, aux petites blessures que j’avais reçues de lui, et tout cela n’était rien. Je revenais à Fabien, à mes désenchantements, et tout cela n’était rien. Et voici que tout cela n’était rien encore que le regard de Philippe Fabréjol, et la grande joie sentie à ses côtés, et jusqu’à mon chagrin de tout à l’heure… Mais je revenais aussi à ces jours douloureux vécus auprès de Fabien avec sa hantise, avec ses remords, avec sa détresse… Et je commençais à comprendre que cela était tout.
Cela était tout d’avoir approché profondément cette âme, et d’avoir eu le désir, plus que le désir, la sensation réelle et pesante de porter avec elle tout le fardeau de sa peine. Cela était tout d’avoir cru sentir quelquefois que cette peine encore secrète venait se réfugier et trembler contre moi. Cela était tout !… Et mes plus belles heures d’amour je les ai vécues dans le petit logis, seule, tandis qu’il se promenait à travers la ville et qu’il me semblait errer à ses côtés, misérablement. Je les avais vécues quand, ma pitié voulant devenir agissante, j’avais commencé de préparer tout mon cœur pour cet aveu qu’il devait me faire et toute ma force pour supporter cette expiation que nous subirions tous les deux. Je les avais vécues dans tout ce soin que j’avais pris pour obtenir qu’il sortît enfin de lui-même et qu’il osât de nouveau regarder la vie. Et je continuais de les vivre, et j’avais bien parlé selon mon cœur le plus sensible et le plus secret en disant à Philippe Fabréjol : « Je ne souffre pas de cette solitude ; j’ai l’amour. »
Une médiocrité trop constante, trop profonde, avait pu malgré moi rebuter ma tendresse. Vainement, pendant les années de notre vie commune, cette tendresse avait cherché en Fabien quelque chose à quoi elle se pût attacher, vainement !… Et je pensais alors qu’il m’eût été nécessaire de trouver dans son âme un peu de beauté. Mais il n’y a pas que la beauté d’une âme, qui se puisse chérir. Il y a aussi sa douleur, quand celle-ci est si grande… si grande… que disparaît en elle tout le reste des petits et pauvres sentiments.
Les cloches du soir sonnaient sur Villeneuve et sur Avignon. Cette grande lumière qui m’avait semblé sortir un autre soir de la cime pierreuse et blonde des collines, de la cime éclatante du mont Ventoux, ne descendait pas aujourd’hui sur le brumeux paysage. Mais je la portais au dedans de moi. Je ne pensais plus à Philippe ; je n’avais plus de chagrin… Je ne pouvais souhaiter rien d’autre que ce que j’éprouvais, et qui était plus beau que le bonheur.
Les cloches du soir sonnaient sur les deux rives du Rhône, à « Empire » comme disaient les bateliers, et à « Royaume ». Déjà la nuit rapide de novembre commençait de se fondre dans le jour gris. Alors tant de grandes émotions me ramenèrent passionnément à la pensée de cette chambre où Fabien souffrait, où il m’attendait, où je n’aurais pas, aujourd’hui, dû le laisser seul. Et ne pensant plus qu’à lui, comprenant bien que j’avais mis en lui ma vie tout entière, impatiente et avide de le retrouver, je me hâtai si bien sur le chemin du retour que je ne mis pas dix minutes à atteindre cette rue des Trois-Faucons, si sombre le soir, sans boutiques, éclairée seulement par une lampe faible à l’angle de la rue Petite-Fusterie.
* *
Je l’imaginais qui m’attendait dans l’ombre, comme ce dimanche où déjà je l’avais abandonné ; j’imaginais, dans le cadre plus clair de la fenêtre, la silhouette pesante et repliée… Mais dès que j’eus franchi notre seuil, je m’aperçus qu’un peu de lumière se répandait dans l’escalier, et cela me fit plaisir qu’il eût trouvé le courage d’allumer la lampe. Il avait dû laisser là-haut notre porte ouverte afin de mieux m’entendre, car il cria aussitôt :
— Viens vite.
Et je montai en courant.
La lampe en effet éclairait la chambre, mais il en avait enlevé l’abat-jour, et dans cette clarté désagréable et nue, son visage m’apparut, un peu rouge, tout luisant et gonflé d’un contentement fébrile qui ne cessait d’en agiter et d’en distendre les traits. Une valise était ouverte sur la table et notre petite malle, avec sa toile grise, occupait la place de la commode arlésienne qui avait été repoussée contre la fenêtre.
— Tu vois, dit Fabien. J’ai commencé immédiatement de tout préparer. La lettre de Fardier est arrivée depuis une heure. C’est fini. Demain nous retournons à Lagarde.
Je murmurai dans ma stupeur :
— Qu’est-ce qui est fini ?
— Mais la corvée de notre séjour ici, s’exclama-t-il. Tu devais en avoir assez, hein ?… Et moi donc ! Et tout s’arrange, figure-toi… tout s’arrange si bien… C’est inespéré… quoique pourtant…
Les paroles se pressaient de telle sorte sur ses lèvres qu’il ne pouvait parvenir à les prononcer entièrement. Il balbutiait, riait à demi, devait s’interrompre entre chaque phrase pour respirer avec force. Et devant cet homme si différent de l’homme anxieux et bouleversé que j’avais quitté tout à l’heure, je croyais à présent m’être trompée dans la rue obscure, avoir ouvert une autre porte, être entrée dans une autre maison.
— Qu’est-ce que tu fais ? Cela est impatientant de te voir debout. — Assieds-toi que je te raconte… Voilà… je te dis que c’est inespéré… Inespéré… entendons-nous… En somme, cela m’était bien dû… Avoir eu la malchance, la guigne…
— La malchance ?…
— Que ce Landargues, dit-il, se soit laissé si bêtement mourir entre mes mains. Je t’avais défendu de m’en parler. Cela m’exaspérait… Mais tout de même, est-ce que par hasard tu l’aurais oublié ?
Et, dans son contentement, il se mit à rire comme s’il venait là de me poser la plus plaisante question.
— Non… oh ! non.
— Voyons, dit-il, s’asseyant au bord de la malle, et, dans son agitation, se relevant aussitôt… Il faut que je me calme un peu… et puis je vais te raconter… Maintenant, tu comprends, ça m’est bien égal d’en parler, ça me fait même plaisir puisque tout se trouve tourner au mieux de mes intérêts… Mais que j’ai souffert ! Ah !… ça n’était pas drôle.
Il secouait la tête et soufflait de ses lèvres entr’ouvertes un interminable soupir.
— Tu as souffert…
Quelques minutes avaient suffi, et devant tant de gaîté violente l’image de cette souffrante était partie si loin de moi que je n’y pouvais revenir.
— Tu as souffert… Pourquoi ?…
— Tu en as de bonnes, s’exclama-t-il, en recommençant de rire.
— Ah !… oui… Landargues peut-être aurait pu être sauvé… Tu n’as pas…
— J’ai fait tout ce qu’il fallait, proféra-t-il. Tout ! J’en suis bien sûr. C’est Fardier qui s’est imaginé de me soutenir le contraire… Ah !… cette scène !… Mais je ne lui en veux plus… puisque…
— Quelle scène ?…
— Eh bien ! voilà, dit-il, n’hésitant plus devant aucun souvenir, du moment que toute cette aventure se terminait si heureusement — « Au mieux de mes intérêts », avait-il dit.
Il avait repris sa place au bord de la malle ; et il commença de raconter avec une grande animation. La lumière nue de la lampe projetait durement son ombre et ses gestes vifs palpitaient comme de gros papillons nocturnes à l’angle du plafond.
— Figure-toi… D’abord, j’étais bien satisfait, n’est-ce pas, de ce bon hasard qui m’appelait enfin dans la maison Landargues.
— Tu étais satisfait…!
— Naturellement, dit-il… Oui, je sais… Il y avait les sottises de François à ton sujet, au mien… que veux-tu !… Cela m’avait ennuyé évidemment… plus qu’ennuyé, tu l’avais bien vu… Mais je t’assure qu’à ce moment je ne m’en inquiétais plus beaucoup. J’étais tout bouleversé de cette surprise inattendue et je pensais : « Ce brave de Buires !… C’est gentil à lui de m’avoir envoyé chercher au lieu de Mandel. Et je pensais aussi : Je tendrai tout de suite la main à Landargues… Je serai très aimable… J’aurai l’air de ne rien savoir de ses bavardages. Cela vaudra mieux. » Mais quand je suis arrivé, il avait déjà perdu connaissance, et j’ai bien vu tout de suite qu’il était très mal… Oh ! je ne m’attendais pas à ce qu’il fût si mal. Cela m’a troublé un peu, naturellement. Malgré ça, je n’ai pas perdu la tête. J’ai fait le nécessaire… tout le nécessaire… Romain de Buires était là… et deux domestiques… Ils savent toute la peine que je me suis donnée… Mais ça n’allait pas mieux, au contraire… J’ai commencé à voir qu’il n’en reviendrait pas… Là-dessus, comme il faisait déjà grand jour, voilà que Fardier arrive. Il avait été retenu une partie de la nuit par son malade des Iles.
Il examine le moribond, écarte tout le monde, m’interroge… Et alors, assez bas, c’est vrai, mais trop haut tout de même, il commence à me dire des choses… des choses très dures…, qu’il fallait faire ceci… et cela… et qu’on aurait pu le sauver peut-être… C’était son avis, je te le répète, ça n’était pas le mien… Mais enfin, il le disait tout de même, et comme… comme il est beaucoup plus vieux que moi, n’est-ce pas, je ne pouvais pas répondre grand’chose… Je recevais donc toutes ces sottises, et du moment que j’étais seul à les entendre, mon Dieu, cela n’avait pas une bien grande importance… Mais tout d’un coup, j’ai pensé que Fardier pouvait aller raconter ça dans toute la ville, et alors j’ai été atterré, écrasé… Je n’en pouvais plus… Je suis rentré à la maison comme un fou. J’ai essayé de réfléchir… Mais il me semblait tout le temps que les gens allaient frapper à ma porte, pour venir me regarder et me rire à la figure… Alors je suis parti… je me suis sauvé dans ma voiture… et j’ai continué de rouler malgré l’orage. Je ne voulais plus rentrer… Je ne voulais plus voir personne de Lagarde… Qu’une pareille histoire me soit arrivée ! Pense donc !… Un homme comme moi !…
— Oui… un homme comme toi…
— N’est-ce pas ?… C’est une humiliation que je ne pouvais pas supporter. J’ai passé une nuit atroce. Je me disais tout le temps : « Si au moins cette histoire m’était arrivée avec un de ces imbéciles de paysans que personne ne connaît, dans les fermes de la montagne ! » Avec ces gens-là, si on a commis une erreur, — je n’en ai commis aucune, moi, note-le bien… je dis : si… — on s’en console en se promettant : « La prochaine fois, j’agirai différemment… l’exemple me servira pour un autre… » Et c’est tout. On n’y pense plus… Mais avec François Landargues !… Tout le monde ici ne s’occupant plus que de cette mort, la discutant… chuchotant… Et ce Fardier… une seule parole de ce Fardier pouvant donner l’apparence de la vérité à toutes les suppositions imbéciles… Oh !… quelle nuit !… Je devenais fou, je te dis, absolument fou. Au matin, ma résolution était prise : je voulais m’en aller pour quelque temps, me sauver comme j’avais fait la veille sous l’orage, ne plus voir personne de Lagarde… ne pas entendre les gens me dire : « Et alors… ce pauvre M. Landargues ?… » Oh !… ça… vois-tu, ça, je ne l’aurais pas supporté… Là-dessus, Fardier arrive… Je croyais qu’il avait l’intention de me faire des excuses… mais il n’a pas été jusque-là… non… Il m’a seulement demandé encore quelques détails sur cette mort…
« J’ai commencé de les lui donner, et puis tout d’un coup je lui ai dit : « D’ailleurs, je m’en vais… J’aime mieux m’en aller. — Et pourquoi donc ? » Mais il m’était difficile de lui avouer que j’avais peur de tout ce qu’il pouvait raconter. Alors j’ai dit que j’étais bouleversé par cette affaire, malade, et je t’assure que je ne mentais pas. Il m’a affirmé plusieurs fois que ce n’était pas le moment de partir, qu’il valait mieux rester là… Mais je ne voulais plus rien entendre. Alors je crois que vraiment il a eu pitié de moi… Il m’a parlé moins rudement. Il m’a dit : « Vous n’avez à redouter aucun ennui… mais du moment que vous le voulez absolument… partez… Et partez avec votre femme. Cela sera mieux, puisque nous dirons que vous êtes malade… » J’osais à peine te demander de m’accompagner… tu te rappelles ?… J’avais peur que tu ne te moques de moi, toi aussi, comme tout le monde… Enfin, tu t’es décidée… Nous sommes partis…
— Nous sommes partis…
L’ombre de tous ses gestes continuait de faire trembler des ailes pesantes à l’angle du plafond.
— Ce qu’il y a eu de terrible, continua-t-il après un petit silence, ce sont les premiers jours de notre arrivée ici. Je m’en étais allé de mon plein gré, et j’avais l’impression d’avoir été chassé… chassé de mon pays, chassé de ma ville… Il me semblait que là-bas tout le monde ne parlait que de moi, tout le monde ricanait en pensant à moi… Oh ! c’était épouvantable… Toi-même… je ne pouvais pas te regarder… Il me semblait tout le temps que tu allais me demander ce qui s’était passé… comme Fardier… Et ça ne te regardait pas… ça ne regardait personne, puisque j’avais fait tout ce que je pouvais… je veux dire, tout ce qu’il fallait. Heureusement tu as su te taire… ne me parler de rien… de rien… Je ne voulais pas… Oh ! ces journées, ces promenades, avec cette idée, tout le temps, cette idée : Qu’est-ce que les gens pensent de moi, là-bas ?… Qu’est-ce qu’ils en disent ?…
— Cette idée seulement ?…
— Hé !… Quelle autre pouvait m’intéresser ? J’entendais des chuchotements, des ricanements. J’entendais dire : « Ah ! ah ! fameux docteur que le docteur Gourdon. » Et je me répétais : « C’est moi qui dois endurer ça… Moi ! un homme comme moi… » Ici même, ici, dans la rue, c’était stupide, mais je me méfiais de tous ceux qui me regardaient… Il me semblait qu’ils avaient tous parlé avec Fardier… Et, tiens, le jour où j’ai rencontré Fabréjol, j’étais content d’abord… parce que c’est une relation bien intéressante… Mais au moment d’aller chez lui, tu l’as bien vu, cela m’a été impossible. Il connaît du monde à Lagarde… Je me suis imaginé qu’il avait reçu des lettres de là-bas…, et qu’il allait me poser un tas de questions, sans en avoir l’air bien sûr… mais pour s’amuser, pour voir quelle tête je ferais… C’était un supplice, je te dis… Et tu le comprenais.
— Je ne sais pas si je comprenais très bien.
— Mais si, tu comprenais… Et tu as été très gentille… A la fin, tu étais même arrivée à me distraire un peu. Tu me forçais à penser à autre chose. Je m’ennuyais quand tu n’étais pas là… Mais tout de même… ça ne pouvait pas me suffire. Je trouvais le temps long… Alors, ma foi, je me suis décidé à écrire à Fardier. Et j’avais une peur de sa réponse… une peur !… Ça aussi tu l’as bien vu.
— Je l’ai bien vu.
— Eh bien ! cria-t-il se mettant debout d’un bond, et tout triomphant, elle est venue la réponse, et je vais te la lire… Mais le meilleur est entre les lignes. Fardier me dit : « J’allais justement vous écrire. J’espère que maintenant vous êtes plus calme. Revenez-nous vite. Votre absence est une maladresse. Elle contrarie beaucoup M. de Buires. » Et sais-tu ce que cela veut dire, ça ? — Cela veut dire : « Je ne suis qu’un vieil imbécile. » — Sans doute, il n’a pas été bavarder dans tout le pays ; maintenant que je suis plus tranquille, que je suis content… je me rends bien compte que c’était une chose impossible… Mais tout de même… tout de même… ce qu’il m’a dit, quelqu’un a pu l’entendre… Un domestique… Un mot, il suffit d’un mot, pas même entendu, deviné. Alors Romain de Buires est ennuyé, très ennuyé, que l’on puisse ne pas juger excellent le médecin qu’il a fait lui-même appeler auprès d’un homme dont il était le seul héritier. Il ne veut pas de cela. Je vois les choses, moi. Je sais les voir. Et j’en lis beaucoup plus qu’on n’en a mis sur le papier, quand Fardier écrit : « Vous trouverez ici le meilleur accueil. Nous ne cessons, M. de Buires et moi, de dire de vous le plus grand bien. » — Parbleu ! — Et il écrit encore, figure-toi, — tout est là ! — il écrit…
Il se rapprochait de la lampe, dépliait cette lettre. Courbé vers la lumière il cherchait fiévreusement les phrases l’une après l’autre ; et le papier ondulait, se froissait avec un petit bruit entre ses mains qui tremblaient de plaisir :
— Il écrit encore : « Je me fais vieux ; vous pourriez commencer de me rendre service auprès de quelques clients. » Comme cela, tu comprends, avec cette preuve de confiance qu’il me donne, que de Buires a demandée sans doute, exigée peut-être, personne ne pourra rien dire… Et ça y est ! Ça n’est pas Mandel qui l’aura, la succession du père Fardier… Ce sera moi !
Laissant la lettre étalée sur sa main gauche, il la frappa avec tant de force que le papier se rompit.
— En fin de compte, il se trouve m’avoir rendu un fameux service en mourant comme il a fait, cet excellent Landargues.
Il répéta :
— Le succession de Fardier !
Silencieux un moment, il savoura le bonheur dont il suffoquait, le plus éclatant bonheur qu’il pût concevoir. Mais déjà il s’y accommodait. Le rayonnement de la première surprise disparaissait de son visage. Il réfléchit encore, puis, grave, important, détaché :
— Tout cela d’ailleurs n’a rien que d’assez naturel.
Et il dit pour la troisième fois :
— Un homme comme moi !
… Tout occupé de lui-même, il n’avait vu que lui tandis qu’il me parlait. Mais se remettant peu à peu il me regarda enfin ; et c’était pour la première fois depuis mon entrée dans la chambre.
— Qu’est-ce que tu as ?… demanda-t-il avec surprise, on dirait…
Mais tout épouvantée de ce qu’il allait peut-être remarquer, je me hâtai de l’interrompre :
— Je n’ai rien… Je suis comme toi… contente.
Et je jugeai nécessaire de répéter, d’affirmer avec plus de force :
— Très contente !
— Je le pense bien, riposta-t-il. Tu serais difficile de ne pas l’être.
Et il recommença d’aller et de venir, tournant sur lui-même, repoussant un meuble, ouvrant bruyamment la porte de la pièce voisine, et tout agité d’un rire contenu et satisfait, qui n’écartait pas ses lèvres, mais ne cessait de faire tressauter sur sa poitrine les revers fripés et tachés du vieux veston qu’il portait dans la maison. Ayant tout dit, il cherchait à présent une manière nouvelle de se soulager de sa joie ; car elle était de cette grosse espèce à quoi les manifestations extérieures sont nécessaires. Il s’arrêta enfin au milieu de la pièce, réfléchit un moment, les deux mains dans ses poches, et tout à coup :
— Vite, dit-il, mets une autre robe. Nous allons faire un bon dîner.
— Oh ! non, suppliai-je, non !… Restons ici…
Mais avant même qu’il eût formulé son « pourquoi ? » étonné, dans l’espace d’une précise et terrible seconde, j’avais vu ce que serait la soirée dans cette chambre, imaginé le tête-à-tête, entendu les moindres paroles : celles de Fabien, se répétant inlassablement, les miennes, celles qu’il me faudrait répondre… Et je me levai brusquement.
— Oui… tu as raison… c’est une excellente idée… Partons vite. Je vais être prête.
Mais mon premier refus, qui l’avait visiblement choqué, continuait de le préoccuper. Il se rapprocha de moi, il me regarda mieux ; et je maudissais cette lampe nue, cette lumière qui, se répandant avec une impitoyable violence, me faisait bien voir son visage dans le convulsif éclat de sa vulgarité heureuse et devait, trop clairement aussi, montrer tout le mien. Il me regarda… et il répéta :
— Pourquoi est-ce que tu as dit non, d’abord ?… Et puis pourquoi as-tu cet air… ce drôle d’air… cet air d’être triste ?… Dans un moment pareil !… C’est ahurissant !…
C’est vrai !… Pourquoi avais-je l’air triste ?… Et pourquoi l’apparence de cette tristesse n’était-elle rien auprès de la tristesse même qui me pénétrait et de l’amertume dont s’enflaient et crevaient goutte à goutte, au plus profond de mon cœur, les petits flots empoisonnés ? — Pourquoi ?… Parce que j’avais maintenant la certitude que mon mari n’était pas un assassin ? Car c’était pour cela… seulement pour cela… Je ne savais plus maintenant ce qu’avaient pu être mes craintes… — mes espérances !… — Je ne savais plus si ma vie se nourrissait depuis quelques semaines d’imaginations absurdes ou des plus profondes et poignantes réalités sentimentales. Le fait seul m’apparaissait dans son évidence, brutal et nu comme la lumière de cette lampe ; et ma douleur devant lui ne pouvait être que grotesque ou que monstrueuse. Je le compris… il ne me fut plus possible de comprendre autre chose. Et, voulant me défendre de moi-même et de tout ce que j’éprouvais d’effrayant, je criai presque :
— Triste ! moi !… après ce que tu viens de me dire !… Triste !… ah ! par exemple !…
Et voici que, soudain, je me mis à rire. C’était un rire terrible et violent qui ne pouvait plus s’apaiser. Je riais sur Fabien et sur son visage satisfait. Je riais plus encore sur moi-même et sur mes grandes émotions. Et ce rire, qui secouait convulsivement mes épaules, faisait monter à mes yeux des larmes brûlantes tandis que le spasme du sanglot serrait dans ma gorge son nœud dur et douloureux.
— A la bonne heure, s’exclama Fabien tout épanoui. Vois-tu… J’ai été comme toi d’abord… Le contentement semblait m’abrutir. Je n’ai bien compris qu’au bout d’un instant. Mais alors, dame, j’ai été pris d’une espèce de folie. Comme toi, vois-tu… tout à fait comme toi.
* *
… Je ne sais plus le nom de ce restaurant vers lequel nous allions par les petites rues obscures, ni tout ce que Fabien me racontait de sa vieille renommée et des personnages importants de la ville qui ont coutume d’y fréquenter. Mais je me rappelle bien l’entrée dans la salle basse, pleine et chaude, le gros tapage des voix et des vaisselles, l’odeur des nourritures dans laquelle se mêlait à l’acidité des plats vinaigrés, le relent de l’huile bouillante et le fumet lourd des gibiers. Je me rappelle cette vapeur qui flottait, faite de l’exhalaison des plats et des haleines et de la fumée du tabac, cette vapeur embuant aux murs les grandes glaces encadrées de guirlandes peintes, de fruits, de jeunes femmes coiffées du ruban provençal, et qui noyait également dans son opacité les figures décoratives, aux couleurs crues, et les visages vivants, enluminés avec violence. Et je me rappelle le soin que prit Fabien de choisir, pour nous y installer, une table qui fût bien en vue, au beau milieu de la salle.
Il appela le garçon ; il lui donna ses ordres à voix très haute, satisfait de voir que la plupart des dîneurs se retournaient vers lui ; et le regard qu’il promena sur tous, quand il fut assis, était un regard triomphal. En ce moment il était plus heureux encore qu’il n’avait pu l’être en recevant la lettre de Fardier, et plus heureux que tout à l’heure, en me faisant son récit haletant de fièvre et de joie. Véritablement son apparence était celle de la résurrection. Il semblait de minute en minute s’épanouir davantage. Il prenait sa revanche de ces quelques semaines pendant lesquelles il avait vécu, terré, caché, se mourant de honte et de peur, à imaginer autour de lui le sourire et la raillerie des hommes ; il la prenait avec éclat, sans mesure et presque insolemment.
Je m’étais assise de façon à tourner le dos à la salle. Parmi tant de visages qui nous entouraient je ne voyais devant moi que le visage de Fabien ; parmi tant de gestes qui s’accomplissaient, je ne voyais que ses gestes. Chacun exprimait l’orgueil, la satisfaction absolue, la suffisance mesquine et profonde. La manière qu’il avait de trancher son pain, d’attirer à lui la salière, de reposer fortement son verre sur la table, révélait, me semblait-il, mieux qu’aucune parole, de quelle étoffe grossière était faite sa joie… Et je pensais que, dans la même étoffe, avait été taillé et façonné son désespoir, ce désespoir sur lequel je m’étais penchée et dont j’avais nourri ma vie la plus frémissante et la meilleure pendant tant d’heures qui me paraissaient belles.
Je commençais maintenant à me rappeler ces heures-là. Je ne faisais que commencer… Dans cette salle bruyante et chaude, dont l’air s’épaississait d’odeurs désagréables, je les retrouvais l’une après l’autre, ces heures d’angoisse et de tourment, redoutées d’abord, et qui peu à peu m’étaient devenues si chères… Je n’avais devant moi que le visage de Fabien, mais quand il avançait ou tournait la tête, ce qui, dans son agitation, lui arrivait à tout moment, un autre visage m’apparaissait dans la glace étroite, gravée d’étoiles mates, qui décorait derrière lui le pilier octogone, un visage pâle, avec des yeux un peu élargis et fixes. Ces yeux, qui étaient les miens, étaient aussi les yeux de maman que je croyais revoir. Ils contenaient ma vie tout entière, ils l’expliquaient toute. Ils étaient à la fois avides et résignés, exigeants et craintifs. Et je n’avais jamais su voir comme aujourd’hui qu’à leur humilité soumise pouvait se mêler un désarroi infini et qu’ils se troublaient à la fois des plus étroits scrupules et de passionnées inquiétudes.
La tête de Fabien, se tournant et s’agitant sans repos, me cachait ces yeux un instant, et puis de nouveau, je les voyais m’apparaître confusément dans l’eau de la glace obscurcie de vapeurs et de fumées. Et ce qui vivait en eux maintenant, ce n’étaient plus que ces dernières semaines, ce n’étaient que ces dernières heures de mon existence… Un temps bien court, plus vaste cependant que tout le reste des jours où j’avais respiré sur la terre. Je me souvenais… je continuais de me souvenir… Il y avait eu cette nuit à Lagarde… l’horreur de cette nuit ! Il y avait eu, mystérieuses, menant mes gestes, dictant mes paroles et cependant comme inconnues à moi-même, ma résolution soudaine de ne pas abandonner Fabien, ma volonté de le suivre. Il y avait eu… Mais tant de choses aboutissaient à une seule… — et c’est une pensée unique à présent qui me torturait, c’est parmi tous ces souvenirs le souvenir d’une seule minute — il y avait eu, devant cette douleur que je voyais si grande, si absolue, capable d’enrichir de ses tourments l’âme la plus misérable, il y avait eu mon amour, l’élan merveilleux de mon amour. — Et maintenant il y avait cela seulement ; la révélation que cette âme n’avait pas changé, la certitude qu’elle ne changerait pas. Il y avait cela… rien que cela.
« Ah ! peut-être j’aurais préféré qu’il tuât réellement… qu’il tuât… et qu’il ne fût pas ce qu’il est… »
A ce moment Fabien se redressa, et je ne vis plus mes yeux dans la glace ; je n’eus plus devant moi que son regard à lui, un peu vague et tout chavirant d’excitation et de plaisir.
— Garçon ! appela-t-il… Et jetant son ordre avant que l’autre fût tout près de lui… Du châteauneuf des papes… Une bonne bouteille.
Il se pencha vers moi, ricanant et confidentiel :
— Ça va me coûter cher, ce petit dîner… Mais puisque ce sont eux qui paient.
— Qui cela ? demandai-je.
— Mais, dit-il, les clients du père Fardier. D’où sors-tu donc ?… Depuis une demi-heure, nous ne parlons pas d’autre chose.
Il disait : « nous ne parlons », sans remarquer qu’avant cette brève question je n’avais encore prononcé aucune parole. Ma distraction, qu’il crut soudaine, l’égaya. Il se servit pour la deuxième fois des cailles placées devant nous, qui dressaient et recroquevillaient sur des croûtons de pain gras leurs petites pattes noires et métalliques, et il reprit cet entretien que je n’entendais pas. Ne cessant de parler et de manger avec une égale abondance, il ne cessait non plus de s’avancer de droite et de gauche, de se dresser, de se pencher, d’observer qui le regardait. Et revoyant à tous moments derrière lui, dans la glace, ces yeux qui me regardaient, je continuais, tout éperdue, de leur répondre et de les interroger.
« N’eût-il pas mieux valu qu’il tuât réellement… qu’il tuât ?… L’être est-il plus avili par l’acte passionné d’une seule minute, que peuvent essayer de racheter tous les repentirs, ou par la continuité paisible de la médiocrité et de la platitude ?… »
Mais de cette même façon réelle dont je voyais Fabien couper sa viande et se verser du vin rouge, je voyais maintenant que le crime même, s’il eût été commis, n’eût éveillé dans cette âme qu’un ennui, qu’un repentir et que des craintes à sa taille. Et désespérément alors, pour ne plus rien voir de lui ni de moi-même, me détournant moins de ces deux visages dressés devant moi que de l’âme secrète et trop douloureuse à connaître dont s’animait chacun d’eux, je regardais la salle, moi aussi, j’attachais mon attention, toute mon attention, au chapeau extravagant d’une jeune femme, aux remarques faites par nos voisins, deux couples brésiliens, dans le plus divertissant langage, aux courses des garçons glissant prestement au milieu des tables serrées, à la caissière ronde et brune qui paraissait tant s’ennuyer derrière son haut bureau fleuri de roses. Je m’appliquais à écouter jusqu’au petit bruit de la monnaie tombant dans les plateaux de métal, et j’entendais venir de la salle voisine, où trois billards étalaient sous les lampes leurs tapis d’un vert éclatant, le choc léger des boules d’ivoire, les voix des joueurs annonçant les points, et quelquefois aussi s’élevant avec violence pour discuter d’un « coulé » douteux ou pour applaudir un coup difficile.
Dans un de ces moments où tous les secours m’étaient bons pour échapper à moi-même, regardant une fois de plus, pour regarder le plus loin qu’il me fût possible, dans cette salle où s’agitaient les joueurs de billard, je vis un homme qui venait sur le seuil, le chapeau sur la tête, boutonnant son pardessus, prêt à sortir, un vieil homme robuste et grand dont l’aimable visage était tout rayonnant sous d’épais cheveux blancs ; et je le reconnus brusquement… Alors, me penchant vers Fabien, je me mis tout à coup à répondre à chacune de ses phrases, à lui demander de petits détails, à l’entretenir avec une animation fébrile de toutes ces questions qui l’intéressaient. Il fallait que sa pensée en ce moment s’attachât à moi seule, que son regard se fixât sur moi seule, car je ne voulais pas qu’il vît cet homme à son tour et qu’il le reconnût, je ne le voulais pas… Mais il ne remarqua pas plus mon attention qu’il ne s’était inquiété de mon indifférence. Et malgré mes pressantes paroles, mon visage tendu vers lui, mes yeux qui cherchaient les siens, se tournant de tous les côtés comme il continuait de le faire, il fallut bien enfin qu’il se tournât de ce côté.
Aussitôt une rougeur plus violente monta à son visage déjà empourpré. Il s’exclama ; il frappa joyeusement sur la table, et d’une voix forte, à travers tout ce monde, il cria :
— Fabréjol !
Je vis le petit mouvement surpris de M. Fabréjol, je vis son regard se promener de table en table, cherchant avec étonnement qui pouvait l’interpeller ainsi, et je vis son sourire qui n’était peut-être pas seulement de cordialité, tandis qu’ayant aperçu Fabien qui s’était levé et lui faisait de grands gestes, il prenait le parti de venir nous rejoindre. Aussitôt mon mari donna l’ordre que l’on apportât des liqueurs, bouscula nos voisins afin de placer une chaise de plus entre leur table et la nôtre, rappela le garçon pour demander des cigarettes, et attira sur nous de telle sorte l’attention générale que M. Fabréjol me parut un peu gêné.
— Mais je vous en prie, ne cessait-il de répéter, ne vous donnez pas tant de mal… Ne dérangez pas ainsi tout le monde…
— Laissez donc, disait Fabien… laissez !… Ah ! mon ami, mon cher ami, je suis si heureux de vous revoir… Quelle chance que cette rencontre ! Justement, figurez-vous, je quitte Avignon demain.
M. Fabréjol m’avait saluée avec cette cordialité amicale, cette bonté affectueuse et presque paternelle qu’il m’avait témoignées déjà en me recevant chez lui. Et il allait me parler. Fabien ne lui en laissa pas le temps.
— Hé ! oui, reprit-il, demain. Je ne pensais pas partir aussi brusquement, mais que voulez-vous ! Les malades me réclament… Les confrères aussi. C’est à croire vraiment qu’à Lagarde on ne peut plus vivre — ni mourir, ajouta-t-il plaisamment — sans que je sois là. Alors je repars, je sacrifie ma santé… mon repos… Il le faut bien.
— Votre santé, me semble-t-il, est meilleure maintenant, remarqua M. Fabréjol.
— Meilleure, déclara Fabien, oh ! certes, et même aujourd’hui tout à fait bonne. Ce n’est pas comme le jour où je vous ai rencontré, Fabréjol, — avouez, mon ami, que j’avais une tête à faire peur — ni comme cet autre jour où j’ai eu le grand regret de ne pouvoir accompagner ma femme à votre déjeuner. Ah ! j’ai été vraiment très mal… Mais c’est fini, bien fini… De la chartreuse, Fabréjol, ou de la fine ?…
Jamais il n’avait parlé aussi familièrement à M. Fabréjol. Même quand nous étions seuls et qu’il m’entretenait de lui, il le faisait avec plus de déférence. Mais il se sentait aujourd’hui tout magnifique, il était tout hors de lui-même, et je crois bien qu’il n’eût pas imaginé sur la terre entière quelqu’un à qui il ne pût s’égaler.
— L’une et l’autre, ajouta-t-il en débouchant les flacons de liqueurs. Et je vous ferai raison.
— Ni l’une ni l’autre, dit M. Fabréjol couvrant son verre de sa main. Je vous remercie. D’ailleurs je vais être obligé de vous quitter. Il est bien tard. J’ai six kilomètres à faire pour rentrer chez moi. Un vieux cheval… un vieux cocher. Ma sœur qui s’inquiète et veille en m’attendant. Mais j’ai voulu ce soir prendre congé de quelques amis.
— Allons donc !… s’exclama Fabien, vous repartez déjà ! Moi qui comptais vous demander de venir nous voir un de ces jours à Lagarde.
Il prononça ces derniers mots avec désinvolture. D’un trait il vida son verre qu’il avait rempli de chartreuse. Et il éprouva le besoin d’ajouter, important et confidentiel :
— Ma situation là-bas, vous savez, est en train de devenir considérable !
Il répéta, tapotant la table de sa main ouverte, comme pour bien pénétrer de ce mot le marbre lui-même :
— Considérable.
— Je n’en doute pas, dit M. Fabréjol avec politesse. J’ai toujours pensé qu’il en serait ainsi. Et je vous félicite bien sincèrement.
Autant qu’il m’était en ce moment possible de remarquer quelque chose, je remarquai que le ton de Fabien le surprenait ce soir, et peut-être même l’agaçait un peu. Ce fut vers moi qu’il se tourna pour ajouter :
— J’ai conservé de Lagarde le meilleur souvenir… Et j’aurais eu grand plaisir, madame, à vous y rendre de nouveau visite. Malheureusement, je vous le répète, je pars, ou plutôt nous partons, mon fils et moi.
J’acquiesçai de la tête. Je crois même que je souris. J’avais tremblé en apercevant M. Fabréjol. J’avais souhaité qu’il ne nous vît pas ce soir, qu’il ne vînt pas auprès de nous. Mais je ne savais plus d’où m’était venue cette frayeur ; je ne me représentais pas bien en ce moment ce fils qui devait partir avec lui ; je ne souffrais pas en l’écoutant.
— Philippe, continua M. Fabréjol, était un peu hésitant. Il avait, je crois, l’intention de prolonger son séjour en France d’un ou deux mois. Et sa tante, ma pauvre vieille sœur, en eût été bien heureuse. Mais vous savez comme sont les jeunes gens. Il a maintenant changé d’avis. Et tout à l’heure même, il vient de me déclarer que sa résolution était enfin prise et qu’il préférait m’accompagner.
— Quand partez-vous ? demanda Fabien.
— Le douze, dit Fabréjol.
— Le douze, répéta mon mari d’une façon machinale.
Ce fut ce petit mot qui réveilla tout. A cause de cette date qu’il avait prononcée au musée Calvet et que j’avais répétée comme Fabien venait de le faire, je revis le musée et Philippe devant moi. J’entendis sa demande et mon refus. J’entendis ma voix sourde et sincère qui prononçait : « J’ai l’amour… » Et voici que de nouveau, comme tout à l’heure, rue des Trois-Faucons, dans la chambre vilainement éclairée par la lumière nue de la lampe, j’éclatai de rire. Et c’était comme tout à l’heure, un rire terrible, violent, qui ne cessait plus de secouer mes épaules et faisait monter à mes yeux des larmes brûlantes, tandis que le spasme du sanglot serrait dans ma gorge son nœud dur et douloureux.
M. Fabréjol me considérait, étonné ; mais Fabien expliqua avec une grande indulgence :
— Elle est très gaie… Que voulez-vous ! — (Et j’avais l’impression précise que chacune de ses paroles serait répétée à Philippe, et chacune de ses paroles me déchirait comme une lame grinçante et froide.) — C’est que la journée d’aujourd’hui a été pour elle une bonne journée.
* *
… Sur le toit de tuiles rousses que je vois de ma fenêtre, une fumée voudrait monter, que rabat le grand vent. Elle bouillonne au sortir de la cheminée comme un jet d’eau sans force ; elle se couche et s’échevèle, et, comme le soir va venir, elle est blanche sur le ciel gris.
Nous sommes en hiver, maintenant. Nous approchons de la Noël. C’est le temps, à Lagarde, où l’on se rend des visites. J’ai été très occupée à en faire, à en recevoir aussi. Et j’ai dû m’interrompre souvent d’écrire, si souvent que quelquefois je ne savais vraiment plus bien pourquoi j’avais entrepris de conter toutes ces choses…
A quoi bon l’avoir fait ? C’est fini d’ailleurs, c’est fini. Je n’ai plus rien à dire. Je fréquente beaucoup de monde maintenant. Cela est naturel. Je donne à goûter et quelquefois à dîner. La situation de Fabien m’impose ces obligations, qui ne sont pas désagréables. Ce dernier soir en Avignon, dont j’ai parlé pour finir, il avait bien raison d’être si content. Tout s’est parfaitement arrangé. Le vieux Fardier a commencé déjà de lui passer la plus grande partie de sa clientèle. Nous le voyons assez souvent. Il dîne ici demain avec Romain de Buires, qui est maintenant tout à fait de nos amis.
Bien entendu, on ne parlera de rien. Je veux dire : on ne parlera pas de toute cette histoire. On n’en parle jamais. Elle est vieille d’ailleurs : un an déjà. Personne n’y pense plus. Moi-même, bien souvent, je crois l’avoir oubliée.
Quelquefois cependant… oui, quelquefois… je me rappelle. Cela me vient tout à coup, d’une manière brusque que rien ne prépare et qui me surprend. Cela me vient quand je suis seule dans ma chambre ou bien assise près de Guicharde à coudre devant le feu, ou encore, ce qui est plus singulier, quand je fais quelque visite d’importance, au beau milieu d’une conversation, alors que je m’applique à me tenir avec élégance et que je suis toute contente de mon chapeau avec une plume brune qui vient de Paris, ou de mes gants montant un peu haut et brodés de baguettes noires, à la dernière mode. Je me rappelle…
Il semble que mon cœur tout à coup se réveille et supplie, qu’il grandit et qu’il souffre. Ma gorge se serre. Je ne sais plus que dire. Mes mains deviennent un peu froides. Et si j’ai une glace devant moi, j’y vois aussitôt se lever ces yeux qui me regardèrent tout un soir, du fond de la glace trouble, gravée d’étoiles mates, ces yeux résignés et tout remplis cependant d’inquiètes exigences…
Mais ces moments tourmentés sont assez rares maintenant. Peut-être vont-ils encore le devenir davantage. La vie passe. Elle ordonne. J’ai toujours été pliée à l’obéissance et je ne fais que continuer. J’accepte ce qu’elle entend faire de mon être soumis. Je souris à la forme du visage qu’elle tourne vers moi. Oui, je souris… Je suis heureuse. — Pourquoi pas ? La considération dont nous entoure tout le pays est chaque jour plus grande. Mon mari chaque jour gagne plus d’argent et la tendresse qu’il me témoigne est raisonnable et fidèle. C’est Guicharde qui a raison. Il ne faut considérer que l’apparence des choses et quand elle est excellente, il est inutile et peut-être ridicule de rien chercher au delà.
C’est fini. Je vais faire un grand feu avec tous ces feuillets. Le soir vient. Des femmes dans la rue vont à la fontaine. J’entends le grincement de la pompe, le bruit sonore d’une anse retombant contre un seau vide. Et j’entends au-dessous de moi tous les bruits de ma maison : Guicharde met la table avec vivacité, Adélaïde fend du bois dans la souillarde. Tout à l’heure, Fabien va rentrer dans sa voiture grise et basse, pareille à quelque gros cloporte roulé dans la poussière.
La vie est régulière, abondante et tranquille. Elle est bonne pour moi en somme. Elle est très bonne. Je suis heureuse. Je puis l’être. Je le serais tout à fait s’il n’y avait pas encore ces moments, tous ces moments où il me semble que je m’éveille, et où je pense que ces minutes paisibles et satisfaites sont peut-être les pires de toutes…
PARIS
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