← Retour

Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale

Author: André Gide

Release date: March 20, 2017 [eBook #54393]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Winston Smith. Images made available by The
Internet Archive.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRÉTEXTES: RÉFLEXIONS SUR QUELQUES POINTS DE LITTÉRATURE ET DE MORALE ***

PRÉTEXTES

 

DU MÊME AUTEUR

ANDRÉ WALTER (Les cahiers; Les Poésies)épuisé
LE VOYAGE D'URIENépuisé
PALUDESépuisé
 
Au Mercure de France
 
PRÉTEXTES1 vol.
NOUVEAUX PRÉTEXTES1 vol.
L'IMMORALISTE, récit1 vol.
LA PORTE ÉTROITE, récit1 vol.
OSCAR WILDE1 vol.
 
A la Nouvelle Revue Française
 
LES NOURRITURES TERRESTRES1 vol.
ISABELLE, récit1 vol.
LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE1 vol.
LE ROI DE CANDAULE, suivi de SAUL1 vol.
LE PROMÉTHÉE MAL ENCHAÎNÉ1 vol.
LES CAVES DU VATICAN1 vol.

ANDRÉ GIDE


 

Prétextes

Réflexions
sur quelques points de littérature
et de morale

Septième édition

PARIS

MERCVRE DE FRANCE

XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI


MCMXIX


JUSTIFICATION DU TIRAGE

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays


TABLE DES MATIÈRES

 Deux conférences. 
 De l'influence en Littérature7
 Les Limites de L'Art35
 Autour de M. Barrès. 
 A propos des Déracinés51
 La querelle du peuplier (Réponse à M. Maurras)61
 La Normandie et le Bas-Languedoc71
 Lettres à Angèle. 
I.—Mirbeau; Curel; Hauptmann81
II.—Signoret; Jammes88
III.—Les Naturistes99
IV.—Barrès; Maeterlinck102
V.—Verhaeren, Pierre Louys107
VI.—Stevenson et du nationalisme en littérature113
VII.—De quelques récentes idolâtries124
VIII.—Sada Yacco135
IX.—De quelques jeunes gens du Midi142
X.—Les Mille Nuits et une Nuit du Dr Mardrus151
XI.—Max Stirner et l'individualisme160
XII.—Nietzsche166
 Quelques livres. 
 Villiers de l'Isle-Adam185
 Maurice Léon192
 Camille Mauclair197
 Henri de Régnier203
 Dr J. C. Mardrus (Les Mille Nuits et une Nuit)211
 Saint-Georges de Bouhélier225
 Lettre à M. Saint-Georges de Bouhélier235
 Supplément. 
 Francis Jammes241
 Saint-Georges de Bouhélier242
 Henri de Régnier244
 Octave Mirbeau246
 In Memoriam. 
 Stéphane Mallarmé251
 Emmanuel Signoret260
 Oscar Wilde265

DEUX CONFÉRENCES


DE L'INFLUENCE EN LITTÉRATURE

Conférence faite à la Libre Esthétique de Bruxelles le 29 Mars 1900.

A Théo Van Rysselberghe.

Mesdames, Messieurs,

Je viens ici faire l'apologie de l'influence.

On convient généralement qu'il y a de bonnes et de mauvaises influences. Je ne me charge pas de les distinguer. J'ai la prétention de faire l'apologie de toutes les influences.

J'estime qu'il y a de très bonnes influences qui ne paraissent pas telles aux yeux de tous.

J'estime qu'une influence n'est pas bonne ou mauvaise d'une manière absolue, mais simplement par rapport à qui la subit.

J'estime surtout qu'il y a de mauvaises natures pour qui tout est guignon, et à qui tout fait tort. D'autres au contraire pour qui tout est heureuse nourriture, qui changent les cailloux en pain: «Je dévorais, dit Gœthe, tout ce que Herder voulait bien m'enseigner.»

L'apologie de l'influencé d'abord; l'apologie de l'influenceur ensuite; ce seront là les deux points de notre causerie.

Gœthe, dans ses Mémoires, parle avec émotion de cette période de jeunesse où, s'abandonnant au monde extérieur, il laissait indistinctement chaque créature agir sur lui, chacune à sa manière. «Une merveilleuse parenté avec chaque objet en résultait, écrit-il,—une si parfaite harmonie avec toute la nature, que tout changement de lieu, d'heure, de saison, m'affectait intimement.» Avec délices il subissait la plus fugitive influence.

Les influences sont de maintes sortes—et si je vous ai rappelé ce passage de Gœthe, c'est parce que je voudrais pouvoir parler de toutes les influences, chacune ayant son importance,—commençant par les plus vagues, les plus naturelles, gardant pour les dernières les influences des hommes et celles des œuvres des hommes; les gardant pour les dernières parce que ce sont celles dont il est le plus difficile de parler—et contre lesquelles on tente le plus, ou l'on prétend tenter le plus, de regimber.—Comme ma prétention est de faire l'apologie de celles-ci aussi, je voudrais préparer cette apologie de mon mieux,—c'est-à-dire lentement.

Il n'est pas possible à l'homme de se soustraire aux influences; l'homme le plus préservé, le plus muré en sent encore. Les influences risquent même d'être d'autant plus fortes qu'elles sont moins nombreuses. Si nous n'avions rien pour nous distraire du mauvais temps, la moindre averse nous ferait inconsolables.

Il est tellement impossible d'imaginer un homme complètement échappé de toutes les influences naturelles et humaines, que, lorsqu'il s'est présenté des héros qui paraissaient ne rien devoir à l'extérieur, dont on ne pouvait expliquer la marche, dont les actions, subites, et incompréhensibles aux profanes, étaient telles qu'aucun mobile humain ne les semblait déterminer—on préférait, après leur réussite, croire à l'influence des astres, tant il est impossible d'imaginer quelque chose d'humain qui soit complètement, profondément, foncièrement spontané.

En général on peut dire, je crois, que ceux qui avaient la glorieuse réputation de n'obéir qu'à leur étoile étaient ceux sur qui les influences personnelles, les influences d'élection agissaient plus puissamment que les influences générales—je veux dire celles qui agissent sur tout un peuple, du moins sur tous les habitants d'une même ville, à la fois.

Donc deux classes d'influences, les influences communes, les influences particulières; celles que toute une famille, un groupement d'hommes, un pays subit à la fois; celles que dans sa famille, dans sa ville, dans son pays, l'on est seul à subir (volontairement ou non, consciemment ou inconsciemment, qu'on les ait choisies ou qu'elles vous aient choisi). Les premières tendent à réduire l'individu au type commun; les secondes à opposer l'individu à la communauté.—Taine s'est occupé presque exclusivement des premières; elle flattaient son déterminisme mieux que les autres...

Mais comme on ne peut inventer rien de neuf pour soi tout seul, ces influences que je dis personnelles parce qu'elles sépareront en quelque sorte la personne qui les subit, l'individu, de sa famille, de sa société, seront aussi bien celles qui le rapprocheront de tel inconnu qui les subit ou les a subies comme lui,—qui forme ainsi des groupements nouveaux—et crée comme une nouvelle famille, aux membres parfois très épars, tisse des liens, fonde des parentés—qui peut pousser à la même pensée tel homme de Moscou et moi-même, et qui, à travers le temps, apparente Jammes à Virgile—et à ce poète chinois dont il vous lisait jeudi dernier le charmant, modeste et ridicule poème.

Les influences communes sont forcément les plus grossières—ce n'est pas par hasard que le mot grossier est devenu synonyme de commun.—J'aurais presque honte à parler de l'influence de la nourriture si Nietzsche par exemple, paradoxalement je veux le croire, ne prétendait que la boisson a une influence considérable sur les mœurs et sur la pensée d'un peuple en général: que les Allemands par exemple, en buvant de la bière, s'interdisent à jamais de prétendre à cette légèreté, cette acuité d'esprit que Nietzsche prête aux Français buveurs de vin. Passons.

Mais, je le répète: moins une influence est grossière, plus elle agit d'une manière particulière. Et déjà l'influence du temps, celle des saisons, bien qu'agissant sur de grandes foules à la fois, agit sur elles de manière plus délicate et plus nerveuse, et provoque des réactions très diverses.—Tel est exténué, tel autre est exalté par la chaleur. Keats ne pouvait travailler bien qu'en été, Shelley qu'en automne. Et Diderot disait: «J'ai l'esprit fou dans les grands vents.» On pourrait citer encore, citer beaucoup... Passons.

L'influence d'un climat cesse d'être générale, et par là devient sensible, à celui qui la subit en étranger.—Ici nous arrivons aux influences particulières;—à vrai dire, les seules qui aient droit de nous occuper ici.

Lorsque Gœthe, arrivant à Rome, s'écrie: «Nun bin ich endlich geboren!» Enfin je suis né!... Lorsqu'il nous dit dans sa correspondance qu'entrant en Italie il lui sembla pour la première fois prendre conscience de lui-même et exister ... voilà certes de quoi nous faire juger l'influence d'un pays étranger comme des plus importantes.—C'est, de plus, une influence d'élection: je veux dire qu'à part de malheureuses exceptions, voyages forcés ou exils, on choisit d'ordinaire la terre où l'on veut voyager; la choisir est preuve que déjà l'on est un peu influencé par elle.—Enfin l'on choisit tel pays précisément parce que l'on sait que l'on va être influencé par lui, parce qu'on espère, que l'on souhaite cette influence. On choisit précisément les lieux que l'on croit capables de vous influencer le plus.—Quand Delacroix partait pour le Maroc, ce n'était pas pour devenir orientaliste, mais bien, par la compréhension qu'il devait avoir d'harmonies plus vives, plus délicates et plus subtiles, pour «prendre conscience» plus parfaite de lui-même, du coloriste qu'il était.

J'ai presque honte à citer ici le mot de Lessing, repris par Gœthe dans les Affinités Electives, mot si connu qu'il fait sourire: «Es wandelt niemand unbestraft unter Palmen», et que l'on ne peut traduire en français qu'assez banalement par: «Nul ne se promène impunément sous les palmes.» Qu'entendre par là? sinon qu'on a beau sortir de leur ombre, on ne se retrouve plus tel qu'avant.

J'ai lu tel livre; et après l'avoir lu je l'ai fermé; je l'ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque,—mais dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant, que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus comme si je ne l'avais pas connue.—Que j'oublie le livre où j'ai lu cette parole: que j'oublie même que je l'ai lue; que je ne me souvienne d'elle que d'une manière imparfaite ... n'importe! Je ne peux plus redevenir celui que j'étais avant de l'avoir lue.—Comment expliquer sa puissance?

Sa puissance vient de ceci qu'elle n'a fait que me révéler quelque partie de moi encore inconnue à moi-même; elle n'a été pour moi qu'une explication—oui, qu'une explication de moi-même. On l'a dit déjà: les influences agissent par ressemblance. On les a comparées à des sortes de miroirs qui nous montreraient, non point ce que nous sommes déjà effectivement, mais ce que nous sommes d'une façon latente.

Ce frère intérieur que tu n'es pas encore,

disait Henri de Regnier,—Je les comparerai plus précisément à ce prince d'une pièce de Mæterlinck, qui vient réveiller des princesses. Combien de sommeillantes princesses nous portons en nous, ignorées, attendant qu'un contact, qu'un accord, qu'un mot les réveille!

Que m'importe, auprès de cela, tout ce que j'apprends par la tête, ce qu'à grand renfort de mémoire j'arrive à retenir?—Par instruction, ainsi, je peux accumuler en moi de lourds trésors, toute une encombrante richesse, une fortune, précieuse certes comme instrument, mais qui restera différente de moi jusqu'à la consommation des siècles.—L'avare met ses pièces d'or dans un coffre; mais, sitôt le coffre fermé, c'est comme si le coffre était vide.

Rien de pareil avec cette intime connaissance, qui n'est plutôt qu'une reconnaissance mêlée d'amour—de reconnaissance, vraiment; qui est comme le sentiment d'une parenté retrouvée.

A Rome, près de la solitaire petite tombe de Keats, quand je lus ses vers admirables, combien naïvement je laissai sa douce influence entrer en moi, tendrement me toucher, me reconnaître, s'apparenter à mes plus douteuses, à mes plus incertaines pensées.—A ce point que lorsque, malade, il s'écrie dans l'Ode au Rossignol:

Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin—longtemps refroidi dans la terre profonde,—d'un vin qui sente Flora et la campagne verte, la danse et les chansons provençales, et la joie que brûle le soleil?

—Oh! qui me donnera une coupe pleine de chaud Midi?

Il me semblait, que, de mes propres lèvres, j'entendisse jaillir cette plainte admirable.

S'éduquer, s'épanouir dans le monde, il semble vraiment que ce soit se retrouver des parents.

Je sens bien qu'ici nous sommes arrivés au point sensible, dangereux, et qu'il va devenir plus difficile et délicat de parler. Il ne s'agit plus à présent des influences—dirai-je: naturelles—mais bien des influences humaines.—Comment expliquer, tandis que l'influence nous apparaissait jusqu'ici comme un heureux moyen d'enrichissement personnel—ou du moins semblable à cette baguette de coudre des sorciers qui permettrait de découvrir en soi des richesses,—comment expliquer que brusquement ici l'on entre en garde, que l'on ait peur (surtout de nos jours, disons-le bien), que l'on se défie. L'influence, ici, est considérée comme une chose néfaste, une sorte d'attentat envers soi-même, de crime de lèse-personnalité.

C'est que précisément aujourd'hui, même sans faire profession d'individualisme, nous prétendons avoir chacun notre personnalité, et que, sitôt que cette personnalité n'est plus très robuste, sitôt qu'elle paraît, à nous-mêmes ou aux autres, un peu indécise, chancelante ou débile, la peur de la perdre nous poursuit et risque de gâter nos plus réelles joies.

La peur de perdre sa personnalité!

Nous avons pu, dans notre bienheureux monde des lettres, connaître et rencontrer bien des peurs: la peur du neuf, la peur du vieux—ces derniers temps la peur des langues étrangères, etc. ... mais de toutes, la plus vilaine, la plus sotte, la plus ridicule, c'est bien la peur de perdre sa personnalité.

«Je ne veux pas lire Gœthe, me disait un jeune littérateur (ne craignez rien, je ne nomme que quand je loue),—je ne veux pas lire Gœthe parce que cela pourrait m'impressionner.»

Il faut, n'est-ce pas, être arrivé à un point de perfection rare, pour croire que l'on ne peut changer qu'en mal.

La personnalité d'un écrivain, cette personnalité délicate, choyée, celle qu'on a peur de perdre, non tant parce qu'on la sait précieuse, que parce qu'on la croit sans cesse sur le point d'être perdue—consiste trop souvent à n'avoir jamais fait telle ou telle chose. C'est ce qu'on pourrait appeler une personnalité privative. La perdre, c'est avoir envie de faire, ce qu'on s'était promis de ne pas faire.—Il a paru, il y a quelque dix ans, un volume de nouvelles que l'auteur avait intitulé: Contes sans qui ni que. L'auteur s'était fait une manière d'originalité, un style spécial, une personnalité, à n'employer jamais un pronom conjonctif. (Comme si les qui et les que ne continuaient pas quand même d'exister!)—Combien d'auteurs, d'artistes, n'ont d'autre personnalité que celle-là, qui, le jour où ils consentiraient à employer les qui et les que, comme tout le monde, se confondraient tout simplement dans la masse banale et infiniment nuancée de l'humanité.

Et pourtant, il faut bien avouer que la personnalité des plus grands hommes est faite aussi de leurs incompréhensions. L'accentuation même de leurs traits exige une limitation violente. Aucun grand homme ne nous laisse de lui une image vague, mais précise et très définie. On peut même dire que ses incompréhensions font la définition du grand homme.

Que Voltaire n'ait compris Homère ni la Bible; qu'il éclate de rire devant Pindare; est-ce que cela ne dessine pas la figure de Voltaire? comme le peintre qui, traçant le contour d'un visage, dirait à ce visage: Tu n'iras pas plus loin.

Que Gœthe, le plus intelligent des êtres, n'ait pas compris Beethoven—Beethoven, qui, après avoir joué devant lui la sonate en ut dièze mineur (celle qu'on a coutume de nommer la Sonate au clair de lune), comme Gœthe demeurait froidement silencieux, poussait vers lui ce cri de détresse: «Mais, Maître, si vous, vous ne me dites rien—qui donc alors me comprendra?» est-ce que cela ne définit pas d'un coup Gœthe—et Beethoven?

Ces incompréhensions s'expliquent, voici comment: elles ne sont certes point sottise; elles sont éblouissement.—Ainsi tout grand amour est exclusif, et l'admiration d'un amant pour sa maîtresse le rend insensible à toute beauté différente.—C'est l'amour qu'il avait pour l'esprit, qui rendait Voltaire insensible au lyrisme. C'est l'adoration de Gœthe pour la Grèce, pour la pure et souriante tendresse de Mozart, qui lui faisait craindre le déchaînement passionné de Beethoven—et dire à Mendelssohn qui lui jouait le début de la symphonie en ut mineur: «Je ne ressens que de l'étonnement.»

Peut-être peut-on dire que tout grand producteur, tout créateur, a coutume de projeter sur le point qu'il veut opérer une telle abondance de lumière spirituelle, un tel faisceau de rayons—que tout le reste autour en paraît sombre. Le contraire de cela, n'est-ce pas le dilettante? qui comprend tout, précisément parce qu'il n'aime rien passionnément, c'est-à-dire exclusivement.

Mais combien celui qui, sans avoir une personnalité fatale, toute d'ombre et d'éblouissement, tâche de se créer une personnalité restreinte et combinée, en se privant de certaines influences, en se mettant l'esprit au régime, comme un malade dont l'estomac débile ne saurait supporter qu'un choix de nourritures peu variées (mais qu'alors il digère si bien!)—combien celui-là me fait aimer le dilettante, qui, ne pouvant être producteur et parler, prend le charmant parti d'être attentif et se fait une carrière vraiment de savoir admirablement écouter. (On manque d'écouteurs aujourd'hui, de même que l'on manque d'écoles—c'est un des résultats de ce besoin d'originalité à tout prix.)

La peur de ressembler à tous fait dès lors chercher à celui-ci quels traits bizarres, uniques (incompréhensibles souvent par la même), il peut bien montrer—qui lui apparaissent aussitôt d'une principale importance, qu'il croit devoir exagérer, fût-ce aux dépens de tout le reste. J'en sais un qui ne veut pas lire Ibsen parce que, dit-il, «il a peur de le trop bien comprendre». Un autre s'est promis de ne jamais lire les poètes étrangers, de crainte de perdre «le sens pur de sa langue»...

Ceux qui craignent les influences et s'y dérobent font le tacite aveu de la pauvreté de leur âme. Rien de bien neuf en eux à découvrir, puisqu'ils ne veulent prêter la main à rien de ce qui peut guider leur découverte. Et s'ils sont si peu soucieux de se retrouver des parents, c'est, je pense, qu'il se pressentent fort mal apparentés.

Un grand homme n'a qu'un souci: devenir le plus humain possible,—-disons mieux: devenir banal. Devenir banal, Shakespeare, banal Gœthe, Molière, Balzac, Tolstoï... Et, chose admirable, c'est ainsi qu'il devient le plus personnel. Tandis que celui qui fuit l'humanité pour lui-même, n'arrive qu'à devenir particulier, bizarre, défectueux... Dois-je citer le mot de l'Evangile? Oui, car je ne pense pas le détourner de son sens: «Celui qui veut sauver sa vie (sa vie personnelle) la perdra; mais qui veut la donner la sauvera (ou pour traduire plus exactement le texte grec: «la rendra vraiment vivante»),

Voilà pourquoi nous voyons les grands esprits ne jamais craindre les influences, mais au contraire les rechercher avec une sorte d'avidité qui est comme l'avidité d'être.

Quelles richesses ne devait pas sentir en lui un Gœthe, pour ne s'être refusé,—ou, selon le mot de Nietzsche, «n'avoir dit non»—à rien! Il semble que la biographie de Gœthe soit l'histoire de ses influences—(nationales avec Gœtz; moyenâgeuses avec Faust; grecques avec les Iphigénies; italiennes avec le Tasse, etc.; enfin vers la fin de sa vie encore, l'influence orientale, à travers le divan de Hafiz, que venait de traduire Hammer—influence si puissante que, à plus de 70 ans, il apprend le persan et écrit lui aussi un Divan).

La même frénésie désireuse qui poussait Gœthe vers l'Italie, poussait le Dante vers la France. C'est parce qu'il ne trouvait plus en Italie d'influences suffisantes, qu'il accourait jusqu'à Paris se soumettre à celle de notre Université.

Il faudrait pourtant se convaincre que la peur dont je parle est une peur toute moderne, dernier effet de l'anarchie des lettres et des arts; avant, on ne connaissait pas cette crainte-là. Dans toute grande époque on se contentait d'être personnel, sans chercher à l'être, de sorte qu'un admirable fonds commun semble unir les artistes des grandes époques, et, par la réunion de leurs figures involontairement diverses, créer une sorte de société, admirable presque autant par elle-même, que l'est chaque figure isolée. Un Racine se préoccupait-il de ne ressembler à nul autre? Sa Phèdre est-elle diminuée parce qu'elle naquit, prétend-on, d'une influence janséniste? Le xviie siècle français est-il moins grand pour avoir été dominé par Descartes? Shakespeare a-t-il rougi de mettre en scène les héros de Plutarque; de reprendre les pièces de ses prédécesseurs ou de ses contemporains?

Je conseillais un jour à un jeune littérateur un sujet qui me paraissait à ce point fait pour lui, que je m'étonnais presque qu'il n'eût pas déjà songé à le prendre. Huit jours après, je le revis, navré. Qu'avait-il? Je m'inquiétai... «Eh! me dit-il amèrement, je ne veux vous faire aucun reproche, parce que je pense que le motif qui vous faisait me conseiller était bon,—mais pour l'amour de Dieu, cher ami, ne me donnez plus de conseils! Voici qu'à présent je viens de moi-même au sujet dont vous m'avez parlé l'autre jour. Que diable voulez-vous que j'en fasse à présent? C'est vous qui me l'avez conseillé; je ne pourrai jamais plus croire que je l'ai trouvé tout seul.»—Ah! je n'invente pas!—j'avoue que je fus quelque temps sans comprendre:—le malheureux craignait de ne pas être personnel.

On raconte que Pouchkine un jour dit à Gogol: «Mon jeune ami, il m'est venu en tête, l'autre jour, un sujet—une idée que je crois admirable—mais dont je sens bien que moi, je ne pourrai rien tirer. Vous devriez la prendre; il me semble, tel que je vous connais, que vous en feriez quelque chose.»—Quelque chose!—en effet—Gogol n'en fit rien moins que les Ames mortes, à quoi il dut sa gloire, de ce petit sujet, de ce germe que Pouchkine un jour posait dans son esprit.

Il faut aller plus loin et dire: les grandes époques de création artistique, les époques fécondes, ont été les époques les plus profondément influencées.—Telle la période d'Auguste, par les lettres grecques; la renaissance anglaise, italienne, française par l'invasion de l'antiquité, etc.

La contemplation de ces grandes époques où, par suite de conjonctures heureuses, grandit, s'épanouit, éclate, tout ce qui, depuis longtemps semé, germinait et restait dans l'attente—peut nous emplir aujourd'hui de regrets et de tristesse. A notre époque, que j'admire et que j'aime, il est bon, je crois, de chercher d'où vient cette régnante anarchie, qui peut nous exalter un instant en nous faisant prendre la fièvre qu'elle nous donne pour une surabondance de vie;—il est utile de comprendre que ce qui fait, dans sa plantureuse diversité, l'unité malgré tout d'une grande époque, c'est que tous les esprits qui la composent se viennent abreuver aux mêmes eaux...

Aujourd'hui nous ne savons plus à quelle source boire—nous croyons trop d'eaux salutaires, et tel va boire ici, tel va là.

C'est aussi qu'aucune grande source unique, ne jaillit, mais que les eaux, surgies de toutes parts, sans élan, sourdent à peine, puis restent sur le sol, stagnantes—et que l'aspect du sol littéraire, aujourd'hui, est assez proprement celui d'un marécage.

Plus de puissant courant, plus de canal, plus de grande influence générale qui groupe et unisse les esprits en les soumettant à quelque grande croyance commune, à quelque grande idée dominatrice—plus d'école, en un mot—mais, par crainte de se ressembler, par horreur d'avoir à se soumettre, par incertitude aussi, par scepticisme, complexité, une multitude de petites croyances particulières, pour le triomphe des bizarres petits particuliers.

Si donc les grands esprits cherchent avidement les influences, c'est que, sûrs de leurs propres richesses, pleins du sentiment intuitif, ingénu de l'abondance immanente de leur être, ils vivent dans une attente joyeuse de leurs nouvelles éclosions.—Ceux, au contraire, qui n'ont pas en eux grande ressource, semblent garder toujours la crainte de voir se vérifier pour eux le mot tragique de l'Evangile: «Il sera donné à celui qui a; mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a.» Ici encore la vie est sans pitié pour les faibles.—Est-ce une raison pour fuir les influences?—Non.—Mais les faibles y perdront le peu d'originalité à laquelle ils peuvent prétendre... Messieurs: tant mieux! C'est là ce qui permet une Ecole.

Une Ecole est composée toujours de quelques rares grands esprits directeurs—et de toute une série d'autres subordonnés, qui forment comme le terrain neutre sur lequel ces quelques grands esprits peuvent s'élever. Nous y reconnaissons d'abord une subordination, une sorte de soumission tacite, inconsciente, à quelques grandes idées que quelques grands esprits proposent, que les esprits moins grands prennent pour Vérités.—Et, s'ils suivent ces grands esprits, peu m'importe! car ces grands esprits les mèneront plus loin qu'ils n'eussent su aller par eux-mêmes. Nous ne pouvons savoir ce qu'eût été Jordaens sans Rubens. Grâce à Rubens, Jordaens s'est élevé parfois si haut, qu'il semble que mon exemple soit mal choisi et qu'il faille placer Jordaens au contraire parmi les grands esprits directeurs.—Et que serait ce si je parlais de Van Dyck, qui, à son tour, crée et domine l'école anglaise?

Autre chose: souvent une grande idée n'a pas assez d'un seul grand homme pour l'exprimer, pour l'exagérer tout entière; un grand homme n'y suffit pas; il faut que plusieurs s'y emploient, reprennent cette idée première, la redisent, la réfractent en fassent valoir une dernière beauté.—La grandeur, qui paraissait démesurée, de Shakespeare, a longtemps empêché de voir, mais ne nous empêche plus aujourd'hui d'admirer, l'admirable pléiade de dramaturges qui l'entourent.—L'idée qu'exalte l'école hollandaise s'est-elle satisfaite d'un Terburg, d'un Metsu, d'un Pieter de Hooch? Non, non, il fallait chacun de ceux-là, et combien d'autres!

Enfin, disons que si toute une suite de grands esprits se dévouent pour exalter une grande idée, il en faut d'autres, qui se dévouent aussi, pour l'exténuer, la compromettre et la détruire.—Je ne parle pas de ceux qui s'acharnent contre—non—ceux-là d'ordinaire servent l'idée qu'ils combattent, la fortifient de leur inimitié.—Mais je parle de ceux qui croient la servir, de cette malheureuse descendance en qui s'épuise enfin l'idée.—Et, comme l'humanité fait et doit faire une consommation effroyable d'idées, il faut être reconnaissant à ceux-ci qui, en épuisant enfin ce qu'une idée avait encore de généreux en elle, en la faisant redevenir Idée, de vérité qu'elle semblait, la vident enfin de tout suc, et forcent ceux qui viennent à chercher une idée nouvelle,—idée qui, à son tour, paraisse pour un temps Vérité.

Bénis soient les Miéris et les Philippe Van Dyck pour achever de ruiner la moribonde école hollandaise, pour venir à bout de ses dernières dominations.

En littérature, croyez bien que ce sont pas les «verslibristes», pas même les plus grands, les Vielé-Griffin, les Verhaeren, qui viendraient à bout du Parnasse; c'est le Parnasse lui-même qui se supprime, se compromet en ses derniers lamentables représentants.

Disons encore ceci: ceux qui craignent les influences et s'y refusent en sont punis de cette manière admirable: dès qu'on signale un pasticheur, c'est parmi eux qu'il faut chercher.—Ils ne se tiennent pas bien devant les œuvres d'art d'autrui. La crainte qu'ils ont les fait s'arrêter à la surface de l'œuvre; ils y goûtent du bout des lèvres.—Ce qu'ils y cherchent, c'est le secret tout extérieur (croient-ils) de la matière, du métier—ce qui précisément n'existe qu'en relation intime et profonde avec la personnalité même de l'artiste, ce qui demeure le plus inaliénable de ses biens.—Ils ont, pour la raison d'être de l'œuvre d'art, une incompréhension totale. Ils semblent croire qu'on peut prendre la peau des statues, puis qu'en soufflant dedans, cela redonnera quelque chose.

L'artiste véritable, avide des influences profondes, se penchera sur l'œuvre d'art, tâchant de l'oublier et de pénétrer plus arrière. Il considérera l'œuvre d'art accomplie, comme un point d'arrêt, de frontière; pour aller plus loin ou ailleurs, il nous faut changer de manteau.—L'artiste véritable cherchera, derrière l'œuvre, l'homme, et c'est de lui qu'il apprendra.

La franche imitation n'a rien à faire avec le pastiche qui toujours reste besogne sournoise et cachée. Par quelle aberration aujourd'hui n'osons-nous plus imiter, c'est ce qu'il serait trop long de dire—d'ailleurs tout cela se tient et si l'on m'a suivi jusqu'ici l'on me comprendra sans peine.—Les grands artistes n'ont jamais craint d'imiter.

Michel-Ange imita d'abord si résolument les antiques que, certaines de ses statues—entre autres un Cupidon endormi—il s'amusa de les faire passer pour des statues retrouvées dans des fouilles.—Une autre statue de l'amour fut, raconte-t-on, enterrée par lui, puis exhumée comme marbre grec.

Montaigne, dans sa fréquentation des anciens, se compare aux abeilles qui «pillottent de çà de là les fleurs», mais qui en font après le miel, «qui est tout leur»—ce n'est plus, dit-il, «thym ne marjoleine».

—Non: c'est du Montaigne, et tant mieux.

Mesdames et Messieurs,

Je m'étais promis de faire, après l'apologie de l'influencé, celle de l'influenceur. A présent elle ne m'apparaît plus bien utile. L'apologie de l'influenceur—ne serait-ce pas celle du «grand homme»? Tout grand homme est un influenceur.—Artiste, ses écrits, ses tableaux, ne sont qu'une part de son œuvre; son influence l'explique, la continue. Descartes n'est pas seulement l'auteur du Discours de la Méthode, de la Dioptrique et des Méditations; il est l'auteur aussi du Cartésianisme.—Parfois même l'influence de l'homme est plus importante que son œuvre; parfois elle s'en détache et ne semble la suivre que de très loin;—telle est, à travers des siècles d'inaction, celle de la Poétique d'Aristote sur le xviie siècle français. Parfois enfin, l'influence est l'œuvre unique, comme il advint pour ces deux uniques figures, que j'ose à peine citer, de Socrate et du Christ.

On a souvent parlé de la responsabilité des grands hommes.—On n'a point tant reproché au Christ tous les martyrs que le Christianisme avait faits (car l'idée de salut s'y mêlait)—qu'on ne reproche encore à tel écrivain le retentissement parfois tragique de ses idées.—Après Werther, on dit qu'il y eut une épidémie de suicides. De même en Russie, après un poème de Lermontof. «Après ce livre, disait Mme de Sévigné en parlant des Maximes de La Rochefoucauld,—il n'y a plus qu'à se tuer ou qu'à se faire chrétien.» (Elle disait cela croyant sûrement qu'il ne se trouverait personne qui ne préférât une conversion à la mort).—Ceux que la littérature a tués, je pense qu'ils portaient déjà la mort en eux; ceux qui se sont faits chrétiens étaient admirablement prêts pour l'être; l'influence, disais-je, ne crée rien: elle éveille.

Mais je me garderai, d'ailleurs, de chercher à diminuer la responsabilité des grands hommes; pour leur plus grande gloire, il faut la croire même la plus lourde, la plus effrayante possible. Je ne sache pas qu'elle ait fait reculer aucun d'eux. Au contraire, ils cherchent de l'assumer toujours plus grande. Ils font, tout autour d'eux, que l'on s'en doute ou non, une consommation de vie formidable.

Mais ce n'est pas toujours un besoin de domination qui les mène: Chez l'artiste, souvent, la soumission d'autrui qu'il obtient a des causes très différentes. Un mot pourrait, je crois, les résumer: il ne se suffit pas à lui-même. La conscience qu'il a de l'importance de l'idée qu'il porte le tourmente. Il en est responsable, il le sent. Cette responsabilité lui paraît la plus importante; l'autre ne passera qu'après. Que peut-il? Seul!—Il est débordé. Il n'a pas assez de ses cinq sens pour palper le monde; de ses vingt-quatre heures par jour, pour vivre, penser, s'exprimer. Il n'y suffit pas, il le sent. Il a besoin d'adjoints, de substituts, de secrétaires.—«Un grand homme, dit Nietzsche, n'a pas seulement son esprit, mais aussi celui de tous ses amis.»—Chaque ami lui prêtera ses sens; bien plus: vivra pour lui. Lui se fait centre (oh! malgré lui), il regarde et profite de tout. Il influence: d'autres vivront et joueront pour lui ses idées; risqueront le danger de les expérimenter à sa place.

Il est difficile parfois de faire l'apologie des grands hommes. Je ne veux donc point dire ici que j'approuve cela; je dis seulement que sans cela le grand homme n'est guère possible.—S'il voulait œuvrer sans influencer, il serait d'abord mal renseigné, n'ayant pu voir opérer ses idées; puis il ne serait pas intéressant; car cela seul qui nous influence nous importe.—Voilà pourquoi j'ai eu soin de faire d'abord l'apologie des influencés,—pour pouvoir à présent oser dire qu'ils sont indispensables aux grands hommes.

Mesdames et Messieurs,

Je vous ai dit à présent à peu près ce que je désirais vous dire. Peut-être les quelques idées que j'ai tenté d'exposer ici vous paraîtront-elles soit paradoxales, soit fausses.—Je me tiendrai pourtant pour satisfait si, fût-ce par protestation contre elles, j'ai pu faire naître en vous—je veux dire: éveiller—quelques idées que vous jugerez justes et belles.—C'est ce que nous pourrons appeler de l'influence par réaction.

Bruxelles, le 29 mars 1900.


LES LIMITES DE L'ART

 

Conférence.

A Maurice Denis,

Mesdames et Messieurs[1]

Si je viens vous parler ici des limites de l'art, ce n'est point, soyez-en d'avance convaincus, que j'aie quelque prétention à les reculer ou à les rapprocher, fût-ce durant le temps de cette causerie; et si le titre que j'y ai laissé donner paraît un peu bien général, ma hardiesse, je vous l'affirme, n'est pourtant point d'avoir choisi ce titre: elle est de parler à des peintres.

Nous ne sommes plus au temps où quelques échappés de l'atelier Rouault pouvaient redire avec Gautier le: ut pictura poesis d'Horace; mais si les littérateurs d'aujourd'hui ont compris le danger, le non-sens tout au moins, de prétendre se servir de la plume comme d'un pinceau, les peintres n'ont pas moins compris de leur côté que le ut poesis pictura serait pour eux théorie plus funeste encore. Littérature et peinture se sont heureusement désalliées, et je ne viens pas ici pour m'en plaindre; au contraire. Il est d'avance bien reconnu que je n'entends rien à votre métier et que vous n'entendez rien au mien. Vous cultivez votre jardin, nous le nôtre; nous voisinons un peu parfois; c'est tout.

Pourtant, si vous m'avez amicalement convié à venir aujourd'hui vous parler, et si je le fais avec joie, ce n'est pas pour de simples raisons de voisinage; nous sommes quelques-uns à penser qu'il n'est pas bon que les artistes d'un même pays, absorbés chacun dans leur art, méconnaissent qu'au-dessus des questions particulières à la littérature et à la peinture, il y a telles questions d'esthétique plus générale,—de celles qui, résolues, firent Poussin frère de Racine, par exemple,—et devant lesquelles nous pouvons ensemble oublier un instant, vous, Messieurs, que vous êtes peintres, moi que je suis littérateur, pour nous souvenir mieux que nous sommes, et malgré toutes les différences de métier, les uns et l'autre des artistes.

Voilà pourquoi, si j'aborde aujourd'hui devant vous de telles généralités, je dis que ce n'est point hardiesse, mais modeste crainte, au contraire, de n'avoir pas, pour tout sujet plus spécial, la compétence nécessaire.

Il y a quelques jours, plutôt feuilletant que lisant un des épais volumes du «Cours de philosophie positive», je fus frappé par un curieux passage. Il s'y agit de louer la science; Auguste Comte s'entend à cela et loue bien—peu le passé, plus le présent, presque infiniment l'avenir,—je dis «presque», car tout aussitôt, par saine horreur de l'hyperbole et souci de précision, Comte, après avoir vaguement esquissé ce que, de la science, l'avenir paraît pouvoir espérer et prétendre, ajoute que prétentions et espérances ne sauraient être infinies. Il est, écrit-il (à peu près, car je cite de mémoire), presque aisé d'en prévoir dès à présent les limites et d'indiquer quelles terres lui resteront toujours fermées; on sait par exemple que la science n'atteindra jamais... Savez-vous l'exemple qu'il cite?—la composition chimique des astres. Une génération s'écoulait, puis simplement, sans bruit, l'analyse spectrale s'emparait de ces mêmes astres, et la science franchissait les bornes assignées.

De cette page du positiviste, où je trouve malgré tout plus à admirer qu'à sourire, est née, avec le titre et l'idée de cette causerie, une défiance de moi plus grande encore, comme l'étrange avertissement que prétendre fixer d'avance des limites au pouvoir de l'intelligence humaine était folie—folie aussi présomptueuse en son genre que prétendre prévoir et dessiner d'avance les futures manifestations de ce pouvoir, et que de les croire infinies.

Sans cesse des moyens nouveaux permettent au savant des investigations et des précisions nouvelles, chaque nouvelle découverte servant de moyen à son tour; mais précisément pour cela, et parce qu'ainsi chaque effort nouveau s'additionne, chaque effort ancien s'y confond et s'anonymise, de sorte que l'on n'y considère jamais en chaque partie que la plus récente victoire;—l'on peut donc dire (et c'est presque une tautologie) que les limites de la science se reculent toujours dans le sens même de son progrès. La question est: jusqu'où ira-t-elle?

En art, la question se pose d'une manière très différente. Le mot «progrès» y perd tout sens, et, comme l'écrivait naguère Ingres: on ne peut entendre dire de sang-froid et lire que «la génération présente jouit, en les voyant, des immenses progrès que la peinture a faits depuis la Renaissance jusqu'à nos jours». La question ne sera donc plus: jusqu'où la peinture, la musique, la littérature iront-elles? mais, plus vaguement encore: iront-elles? et l'on y peut encore moins oser donner une réponse.

Il ne s'agit plus, pour l'artiste de valeur, de prendre appui sur l'art d'hier pour tâcher d'aller au delà, et de reculer des limites, mais de changer le sens même de l'art et d'inventer à son effort une nouvelle direction. Et si, par contre, l'œuvre des artistes passés conserve sa parfaite valeur, à ce point que chacun semble à neuf chaque fois avoir presque inventé et comme défini son art, chaque génie nouveau semble d'abord errer, tant il tourne résolument le dos aux autres; chaque génie nouveau semble remettre le problème de l'art même en question. Après un Jean-Sébastien Bach, on pense: telle est la musique; survient un Mozart, un Beethoven, après lesquels on peut encore dire: Voilà donc la musique—à moins que, déjà prévenu, l'on ne pense: Qu'est-ce que la musique? et que l'on ne comprenne enfin que la musique n'est ni Bach, ni Mozart, ni Beethoven; que chacun d'eux ne saurait limiter que lui-même et que la musique, pour continuer d'être, doit être sans cesse autre chose que ce qu'elle n'était que par eux.

Cependant, méconnaissant qu'il n'y a plus rien à tenter de son côté et que l'artiste de génie n'indique la direction que de lui-même, semble guider mais ne guide qu'à lui, et se dresse devant l'élan de qui le suit comme une toile de fond devant la marche de l'acteur, certains pensent découvrir d'après lui quelque secret du beau, quelque recette, ou plutôt pensent que la réussite du maître va les dispenser d'un effort et que, puisque le maître trouve, il n'importe plus de chercher; ce n'est pas précisément qu'ils l'imitent, ils s'en défendent bien du moins, mais ils suivent sa direction; c'est un remous puissant qui les entraîne en son sillage; et bien mieux, le maître s'étant tu avant eux, ils espèrent le dépasser, aller plus loin que lui, prenant pour de l'audace leur folie, et le grand empêchement où ils restent d'essayer d'un autre côté. C'est par eux que la forme d'un maître devient formule, aucune intérieure nécessité ne la motivant plus. C'est par eux, c'est sur eux que la nuit se fait sans qu'ils s'en doutent, car leurs yeux, éblouis par le soleil couché, voient encore l'astre au lieu du couchant obscurci—quand déjà derrière eux, à l'autre pôle de l'art, un soleil rajeuni, radieux, se relève.

La vérité (c'est-à-dire la ressource) se trouve toujours en deçà, jamais au delà du génie.

Ce territoire qu'en allant toucher ses frontières, le génie laisse derrière lui, cette contrée, d'où chacun doit partir, quelle est-elle? quel est le lieu commun des chefs-d'œuvre? là chose toujours disponible?

Dois-je m'excuser ici, Messieurs, de ne m'apprêter à vous dire rien que de banal et de simple? Comment choses si délibérément générales ne seraient-elles pas très simples et connues? Et, si j'ose pourtant les redire, c'est que, en art, il est bon, je crois, que chaque génération nouvelle se pose à nouveau le problème; qu'elle n'accepte jamais toute trouvée la solution que ceux d'avant-hier et d'hier lui en apportent, et qu'elle n'oublie point que tous ceux du passé, qu'elle admire, sont précisément ceux qui l'ont eux-mêmes d'abord et péniblement recherchée. Le Laocoon de Lessing est œuvre qu'il est bon tous les trente ans de redire ou de contredire. Une grande clairvoyance fut toujours aux grandes époques; elle semble encore souvent nous manquer; trop amoureux souvent de ce que nous possédons déjà, nous perdons l'aigu sentiment de ce qui nous manque, de nos défauts; et je vois hélas! aujourd'hui plus d'artistes que d'œuvres d'art, car le goût de celles-ci s'est perdu, et l'artiste trop souvent croit avoir fait suffisamment quand, dans sa peinture ou ses vers, il a montré qu'il est artiste, considérant la part de la raison, de l'intelligence et de la volonté, la composition en un mot, comme négligeable et banalisante—car l'abominable discrédit où la médiocrité des grands faiseurs a jeté ce que l'on appelait, ce que l'on n'ose plus appeler sans sourire, «les grands genres», est cause que les peintres n'osent plus faire de tableaux, que les littérateurs ne savent plus porter un sujet un peu plus d'un an dans leur tête, que triomphe en littérature, en peinture, en musique, l'impressionnisme, la poésie d'occasion.

Ce terrain neutre vers lequel, faisant volte-face, il nous faut toujours à nouveau retourner, vous savez bien, Messieurs, que c'est simplement la Nature... Vais-je donc vous parler, moi aussi, de ce fameux retour à la nature? dont il semble, à entendre certains, que ce soit l'unique secret de tout art, et que l'on ait tout dit, disant cela!

Retour à la nature!... mais qu'est-ce dite? À quoi d'autre peut-on retourner? Que trouver hors de soi, sinon sans cesse et partout la nature? Mais que trouver en soi, sinon la nature aussi bien?

Le vrai retour à la nature, c'est le définitif retour aux éléments: la mort. Mais, tant qu'il reste à l'homme encore un peu de volonté de vie, un peu d'être, n'est-ce donc pas pour lutter contre? et n'est-ce pas, artiste, pour s'opposer à la nature et s'affirmer?

Comment, pourquoi, ne pas comprendre que ces deux «naturels»—extérieur et intime—s'opposent? et que c'est selon celui-ci que celui-là se façonne et s'informe? Ce naturel intime a-t-il donc moins de valeur que l'autre et va-t-on lui refuser ce droit, ou lui dénier ce pouvoir sans lequel l'œuvre d'art n'est plus?—ou prétend-on que tout l'art ne soit donc plus que réalisme?

Cette opinion, formulée en tout son excès, n'a personne pour la défendre, je l'espère; mais n'est-ce pas là qu'on en vient en disant que l'artiste doit être absent de son œuvre, que l'objectivation est une des conditions de l'art; de sorte que s'il était possible d'atteindre le but proposé, toute personnalité s'effaçant devant la chose représentée, une œuvre ne différerait plus d'une autre que par le sujet relaté, et l'artiste se serait enfin satisfait pour avoir assuré la durée à quelque vaine contingence—à moins que, trop peu désireux d'éterniser n'importe quoi, il choisisse ... mais de quel droit même choisir? Et qu'appelle-t-on «interprétation», sinon ensuite un choix encore, plus subtil et plus détaillé, qui, comme le choix du «sujet», vient toujours indiquer, sinon ma volonté, du moins ma préférence?...

Et ne pensez-vous pas précisément, qu'il convient de faire de ce choix même, de cette instinctive puis volontaire préférence, l'affirmation même de l'art,—de l'art qui n'est point dans la nature, de l'art qui n'est point naturel, l'art que l'artiste seul impose à la nature, impose difficilement?

Mais ici précisons encore:

Car il ne suffit pas dès lors de dire, comme vous savez qu'on a fait: l'œuvre d'art, c'est un morceau de nature vu à travers un tempérament. Dans cette spécieuse formule, ni l'intelligence, ni la volonté de l'artiste n'entre en jeu. Cette formule ne saurait donc me satisfaire.

L'œuvre d'art est œuvre volontaire. L'œuvre d'art est œuvre de raison. Car elle doit trouver en soi sa suffisance, sa fin et sa raison parfaite; formant un tout, elle doit pouvoir s'isoler et reposer, comme hors de l'espace et du temps, dans une satisfaite et satisfaisante harmonie. Que si, peinture, elle s'arrête au cadre, ce n'est point parce que cadre il y a, mais, tout au contraire, il y a cadre parce qu'ici elle s'arrête. Et le cadre n'est là, soulignant cet arrêt, que pour faire cette isolation plus marquée.

Dans la nature, rien ne peut s'isoler ni s'arrêter; tout continue. L'homme y peut essayer, proposer la beauté; la nature aussitôt s'en rend maîtresse et en dispose. Et voici bien l'opposition que je disais: Ici, l'homme est soumis à la nature; dans l'œuvre d'art au contraire, il soumet la nature à lui.—«L'homme propose et Dieu dispose», nous a-t-on dit; ceci est vrai dans la nature;—mais je vais résumer l'opposition que j'indique en disant que, dans l'œuvre d'art, au contraire, Dieu propose et l'homme dispose; et tout prétendu producteur d'œuvres d'art qui n'est pas conscient de ceci est tout ce que l'on veut; pas un artiste.

Coupez la phrase en deux, ne prenez pour credo qu'un des deux membres de la formule, et vous aurez les deux grandes hérésies artistiques qui toujours à neuf s'entrecombattent pour ne vouloir comprendre que c'est de leur union même et de leur compromission seulement que l'art peut naître.

Dieu propose: c'est le naturalisme, l'objectivisme, appelez-le comme il vous plaît.

L'homme dispose: c'est l'à-priorisme, l'idéalisme...

Dieu propose et l'homme dispose: c'est l'œuvre d'art.

Pourquoi faut-il qu'à chaque nouvelle fausse «école» l'intransigeance absurde des partis vienne voir le salut dans l'adoration exclusive d'une des deux parties de la formule? Hier: l'homme dispose; aujourd'hui; Dieu propose... Et tantôt l'on semble ignorer que l'artiste a tous droits pour disposer; tantôt qu'il ne doit disposer que de ce que la nature lui propose.

Car, si je parlais tout à l'heure de l'artiste comme faisant opposition à la nature, et semblais voir en l'œuvre d'art tout d'abord une affirmation,—serait-ce pour prôner à présent l'individualisme, et ne nous serons-nous arrachés d'un excès que pour nous précipiter vers un autre? qu'est-ce qu'un artiste individualiste? Qu'est-ce qu'un artiste anti-individualiste? Qu'il laisse à d'autres les «convictions». Elles lui coûtent trop cher à lui et elles le déforment trop. L'artiste n'est ni d'un camp ni de l'autre; il est à tout point de conflit.

L'art est une chose tempérée. Et certes je ne veux non plus dire par là que l'œuvre d'art la plus accomplie serait celle qui se tiendrait à la plus égale distance de l'idéalisme et du réalisme; non certes! et l'artiste peut bien se rapprocher autant qu'il osera d'un des deux pôles, mais à condition qu'il ne quittera pas du talon le second; un sursaut de plus, il perd pied.

«On ne montre pas sa grandeur, disait Pascal, pour être à une extrémité, mais en touchant les deux à la fois et en remplissant l'entre-deux.»

Et les limites de l'art que nous renoncions vite à chercher tant que nous les demandions extérieures, ses limites, Messieurs, qui ne sont point obstacles ni défi, nous les découvrons tout intimes: ce sont limites d'extension.

Il est un point d'extrême tension, passé lequel l'œuvre brusquement cède et se décompose,—on n'a jamais été composée.—Les limites ne sont qu'en l'artiste; heureux celui qui les élargit en lui, les recule et qui, comme devrait vouloir chacun d'eux, soumet le plus possible à lui, le plus possible de nature.

Mesdames et Messieurs,

Si, malgré que vous sachiez déjà tout cela, je me suis permis de le redire, c'est que, vous qui pensez cela, vous restez en très petit nombre, c'est que le nombre des faux artistes et des hérétiques est grand.

Été 1901.

[1] La conférence annoncée sous ce titre fut préparée pour l'exposition des artistes indépendants de 1901; un contretemps subit m'empêcha, à mon grand regret, de la prononcer. J'en donne ici simplement l'esquisse.


AUTOUR DE M. BARRÈS


 

A PROPOS DES DÉRACINÉS

Né à Paris, d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m'enracine?

J'ai donc pris le parti de voyager.

En ayant éprouvé beaucoup d'agrément (pour employer une de vos exquises expressions de jadis) et surtout, j'ose le croire, beaucoup de profit, je me suis permis de conseiller aux autres le voyage; j'ai même fait plus: j'ai poussé, j'ai contraint d'autres au voyage; il en est qui n'avaient jamais navigué et qui m'ont rejoint sur des terres assez lointaines; il en est que j'ai mis en wagon; il en est que j'ai accompagnés. J'ai fait plus encore; j'ai écrit tout un livre, d'une folie très méditée, pour exalter la beauté du voyage, m'efforçant, peut-être par manie de prosélytisme, d'enseigner la joie qu'il y aurait à ne plus se sentir d'attaches, de racines si vous préférez (vous aviez bien écrit l'Homme libre,—mais libre un peu différemment).—Et c'est en voyage que j'ai lu votre livre.—Rien d'étonnant donc si, à ma grande admiration, je ne peux m'empêcher de mêler la critique: excusez ce préambule; il n'est là que pour montrer combien je suis désigné pour la faire, ceux pour vous louer étant légion.

Pourtant je voudrais commencer par dire combien j'admire votre livre; certes vos œuvres précédentes nous permettaient d'attendre de vous les plus exquises délicatesses, et bien des pages datées d'Espagne ou d'Italie ne le cédaient pas de beaucoup au merveilleux récit de Mme Aravian; nous connaissions la netteté de votre vue, la clarté de vos jugements, votre vaillance, votre prudence, l'excellence de vos conseils; et malgré tout cela les Déracinés ont surpris même vos plus chauds admirateurs; il y a là (non assez concentré peut-être), maintenu sans inquiétude, un si sérieux travail, une si autoritaire affirmation, que le respect de vous s'impose et que même vos plus entêtés ennemis sont forcés à présent de vous considérer. Sous des noms affreux comme ceux de l'Education Sentimentale, vous avez créé des types, pénibles, mais que l'on ne peut plus oublier; vous avez fait plus: vous les avez groupés, hiérarchisés, ou plutôt et mieux: vous avez montré la fatalité de cette hiérarchie, comme un professeur de physique montre le «Vase des quatre éléments». La fondation du journal, son âpre vie, la façon dont Sturel s'en tire, tout cela, pesant, est d'une remarquable tenue, d'une absence de fantaisie parfaite.—Pourquoi, ce dessin si bon, avoir cru devoir le boursoufler inartistiquement d'une thèse électorale, intéressante certes en elle-même (sans souci même qu'elle soit juste ou non), mais dont presque toutes les pages s'empèsent et qui en épaissit les moindres mouvements?—Si vous venez, à chacun de ceux-ci, ergoter et, à renfort de raisonnements, le rattacher à votre thèse générale, c'est donc que ces événements n'étaient pas assez éloquents par eux-mêmes? c'est donc que vous craigniez que l'on n'en pensât pas tout ce que vous en pensez? c'est donc que, peut-être, si vous aviez laissé l'esprit du lecteur libre, il en aurait conclu différemment?—Et le résultat de votre habileté oratoire c'est que les événements que vous dites, après que vous en avez parlé, semblent, pris hors du livre, moins éloquents que vous-même, ou ne pas persuader toujours comme vous voudriez qu'ils persuadent. Car enfin Suret-Lefort, Renaudin, Sturel, Rœmerspacher réussissent; s'il avait plus d'argent, on peut croire que Racadot réussirait. D'ailleurs je consens que, si Racadot n'eût jamais quitté la Lorraine, il n'eût jamais assassiné; mais alors il ne m'intéresserait plus du tout; tandis que, grâce aux circonstances étranges qui l'acculent, c'est lui, vous le savez, sur qui se concentre l'intérêt dramatique du livre; de sorte que, soucieux aussi de vérité psychologique, votre livre, comme malgré vous, semble ne prouver rien tant que ceci: «dans une situation où il se trouve souvent et qui pour beaucoup est la même, l'organisme agit d'une façon banale; dans une situation qui s'offre à lui pour la première fois, il fera preuve d'originalité, s'il ne peut y échapper»[1]. Le déracinement contraignant Racadot à l'originalité: on peut dire, en souriant, que c'est là le sujet de votre livre.

Car votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire; désirer affirmer ceci: le déracinement peut être une école de vertu.—C'est seulement lors d'un sensible apport de nouveauté extérieure qu'un organisme, pour en moins souffrir, est amené à inventer une modification propre permettant une appropriation plus sûre[2]. Faute d'être appelées par de l'étrange, les plus rares vertus pourront rester latentes; irrévélées pour l'être même qui les possède, n'être pour lui que cause de vague inquiétude, germe d'anarchie.

Par contre, plus l'être est faible, plus il répugne à l'étrange, au changement; car la plus légère idée nouvelle, la plus petite modification de régime nécessite de lui une vertu, un effort d'adaptation qu'il ne va peut-être pas pouvoir fournir. Mais qu'est-ce à dire? sinon qu'il est trop faible; allons! tant pis! qu'il s'enracine et que ce soit tant mieux pour lui.

Mais ne cherchez pas non plus à l'instruire. Toute instruction est un déracinement par la tête. Plus l'être est faible, moins il peut supporter d'instruction. N'est-ce pas là ce qui vous fait dire: «Beaucoup de femmes et d'enfants ne sont que d'un seul paysage»? Traduisez: l'instruction n'est bonne que pour les forts. Soignez le faible; protégez-le; mais par pitié pour nous, n'établissez pas sur lui notre règle.

L'instruction, apport d'éléments étrangers, ne peut être bonne qu'en tant que l'être à qui elle s'adresse trouvera en lui de quoi y faire face; ce qu'il ne surmonte pas risque de l'accabler. L'instruction accable le faible.

Oui, mais le fort en est fortifié.

S'il ne faut donc avoir en vue que le bien-être du plus grand nombre, j'admets que c'est en ne bougeant pas de chez soi qu'on l'obtient avec le moindre effort, n'y ayant là qu'à poursuivre d'ordinaire un élan hérité...—Mais ne peut-il nous plaire de voir un homme exiger de soi la plus grande valeur possible?—Dans le bien-être s'étiole toute vertu; les routes neuves, ardues, la nécessitent. J'aime (pardonnez-moi) tout ce qui met l'homme en demeure, ou de périr, ou d'être grand. Les événements historiques qui nous ont le plus dépaysés sont certes ceux qui ont fait le plus de victimes, mais aussi ceux qui ont échauffé, éclairé le plus grand nombre de héros; c'est un tri; dans le calme du coutumier, toutes les ailes inétendues, sans besoin d'être grandes, oublient de l'être; plus le vent du dehors s'élève et plus se nécessite une forte envergure.

Oui, mais les faibles y périront.

Faut-il s'en consoler, disant: c'étaient des faibles?—Disons plutôt: aux forts seuls la véritable instruction. Aux faibles l'enracinement, l'encroûtement dans les habitudes héréditaires qui les empêcheront d'avoir froid.—Mais à ceux qui, non plus faibles, ne cherchent pas, avant tout, leur confort, à ceux-ci, le déracinement, proportionné autant qu'il se peut à leur force, à leur vertu—la recherche du dépaysement qui exigera d'eux la plus grande vertu possible. Et peut-être pourrait-on mesurer la valeur d'un homme au degré de dépaysement (physique ou intellectuel) qu'il est capable de maîtriser.—Oui, dépaysement; ce qui exige de l'homme une gymnastique d'adaptation, un rétablissement sur du neuf: voilà l'éducation que réclame l'homme fort,—dangereuse il est vrai, éprouvante; c'est une lutte contre l'étranger; mais il n'y a éducation que dès que l'instruction modifie.—Quant aux faibles: enracinez! enracinez!

Instruction, dépaysement, déracinement[3],—il faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun; on y trouve danger sitôt que ce n'est plus profit; et que les faibles y agonisent, c'est là ce que montrent les Déracinés; mais pour préserver du danger le faible, nous aveuglerons-nous sur le profit du fort? et que les forts s'y fortifient, c'est là ce que ne montrent pas les Déracinés—ou du moins ce qu'ils ne montrent que malgré vous.

Car se posait alors devant vous ce dilemme: ou, pour favoriser votre thèse et montrer le danger du déracinement, peindre des êtres si faibles et médiocres, qu'on eût crié: tant pis pour eux;—ou, pour favoriser votre roman, peindre des êtres assez forts pour qu'ils ne souffrent plus du dépaysement, assez importants pour invalider votre thèse.

Il est beaucoup de ces points, je le sais bien, où l'on pourrait infiniment contredire; aussi n'aurais-je point tant affirmé si vous n'aviez si fort affirmé le contraire.

Ce qui reste pourtant certain, c'est que, si les sept Lorrains dont vous donnez l'histoire n'étaient pas venus à Paris, vous n'eussiez pas écrit les Déracinés; que vous n'eussiez pas écrit ce livre si vous-même n'étiez pas venu à Paris;—et cela eût été extrêmement regrettable, car, à cause de ses préoccupations mêmes, ce pesant livre d'une excédente mais admirable tension, remet à leur médiocre place tant de romans négligeables dont, faute de mieux, nous risquions de nous occuper.

Décembre 1897.

[1] La formule est de Nordau.

[2] Le bien-être n'engendre que l'inertie; la gêne est le principe du mouvement.

Renan (Dialogues).

ou encore:

«On acquiert rarement les qualités dont on peut se passer.»

Laclos (Les liaisons dangereuses).

[3] Ici une note de M. Charles Maurras:

«M. Doumic, dans la Revue des Deux-Mondes, admet la thèse des Déracinés, mais sous la réserve suivante: Le propre de l'éducation est d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine. C'est le sens étymologique du mot «élever»... En quoi ce professeur se moque de nous. M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement...»

—Non, M. Maurras; j'en suis bien désolé, mais celui qui se moque de nous ici, ce n'est pas M. Doumic, c'est vous; et pour peu que M. Doumic ne soit pas aussi ignorant en arboriculture que vous paraissez l'être, il vous aura répondu, je suppose, que le peuplier dont vous parlez, pour être beau et bien fait, n'était sans doute pas né sur le sol qu'il ombrageait à présent, mais venait tout vraisemblablement d'une pépinière,—comme celle sur le catalogue de laquelle je copie pour votre édification cette phrase:

Nos arbres ont été transplantés (le mot est en gros caractères dans le texte) 2, 3, 4 fois et plus, suivant leur force (ce qui veut dire ici: suivant leur âge), opération qui favorise la reprise; ils sont distancés convenablement, afin d'obtenir des têtes bien faites (ici c'est moi qui souligne, car voici un des côtés de la question dont vous ne parlez pas, et qui importe).

Catalogue des pépinières Croux (63e année, p. 72).

Ignorez-vous aussi l'opération qu'en culture on appelle repiquage? Permettez que pour vous, je copie encore ces quelques phrases instructives:

Dès que les plants ont quelques feuilles, on doit, selon les espèces et les soins particuliers qu'elles exigent, ou les éclaircir ou les repiquer.

Le repiquage est de la plus haute importance pour la plus grande majorité des plantes.—Et, en note: Toutes les plantes pourraient à la rigueur être repiquées.

Vilmorin-Andrieux, Les fleurs de pleine terre, p. 3.

Ou repiquer, ou éclaircir. Voici l'affreux dilemme que vous proposent vos savants co-partisans MM. Croux et Vilmorin-Andrieux. Renoncez à chercher vos exemples dans leur domaine. Et si cela ne suffit pas à invalider la thèse de M. Barrès, vous m'accorderez tout au moins que cela ne la renforce pas non plus...

(Le passage de M. Maurras que je cite est cité par M. Barrès dans les Scènes et doctrine du Nationalisme.)


LA QUERELLE DU PEUPLIER[1]

(réponse a m. maurras)

Lorsque, en 1897, parut dans l'Ermitage mon article sur les Déracinés, l'on n'y fit pas grande attention. L'an dernier, ayant à réunir en volume quelques pages de critique, je relus cet article oublié; ne le trouvant pas trop mauvais, je le joignis aux autres, tel quel—avec l'addition pourtant d'une note, et voici pourquoi:

Entre 1897 et 1902, un article de M. Doumic avait paru, auquel avait aussitôt répondu M. Maurras. De l'article et de la réponse, j'eus connaissance par une note des «Scènes et Doctrines» de M. Barrès. Cette note a depuis été tant de fois citée, que j'ai honte à la citer encore; on la saura par cœur; tant pis:

«M. Doumic, dans la Revue des Deux-Mondes, admet la thèse des Déracinés, mais sous la réserve suivante: «Le propre de l'éducation est d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine: c'est le sens étymologique du mot «élever...» En quoi ce professeur se moque de nous. M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement...»

Il coulait à ce moment, à propos de déracinement, des flots d'encre; j'ai trouvé que celle de M. Maurras n'avait pas bien belle couleur. Je me permis de lui faire observer l'imprudence de sa question; il était en effet plus qu'aisé de répondre que ces peupliers exemplaires sortaient d'une pépinière, tout vraisemblablement—comme celle, ajoutai-je, sur le catalogue de laquelle je copie cette phrase:

«Nos arbres ont été transplantés (le mot est en gros caractères dans le texte), 2, 3, 4 fois et plus, suivant leur force, opération qui favorise la reprise; ils sont distancés convenablement, afin d'obtenir des têtes bien faites (ici c'est moi qui soulignais).»

M. Maurras, ayant écrit naguère: «Je proteste publiquement que M. Gide n'est pas justifiable de la critique», s'apprêtait à ne rien répondre. «Son esprit, son talent, son tour d'imagination, affirme-t-il encore, sont d'une coquette achevée; ils perdent donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être soufferts qu'à la faveur d'une pénombre officieuse et d'un propice clair obscur.» Donc, par égard pour moi, il fallait me laisser dans l'ombre.

C'est ce que MM. Faguet, Blum et Remy de Gourmont n'eurent pas la délicatesse de comprendre. A l'impertinence de me lire, ils ajoutèrent celle de parler de mon livre et d'en parler excellemment; bien plus, ils citèrent ma note.

M. Maurras alors n'y tint plus et me supprima durant dix-huit colonnes de la Gazette.

Mes articles sur M. Barrès, que j'écoute toujours, que j'admire souvent, et pour qui je garderais l'affection la plus vive s'il ne m'en empêchait pas quelquefois—-mes articles sont des plus modérés contre une thèse dont je ne blâme que l'outrance et à qui j'en yeux de gâter bien des pages d'un de nos meilleurs écrivains.

Cette doctrine de l'enracinement qu'il préconise, je la crois bonne en effet pour les faibles, la masse; j'accorde que c'est d'eux qu'il se faut occuper, car les individus qui s'en échappent s'occupent très suffisamment d'eux-mêmes, et l'on ne peut tabler sur eux. Mais je prétends que ceux-ci trouvent profit au déracinement, et que l'enracinement, tout au contraire, les empêche. Eux aussi sont nécessaires au pays. «Instruction, dépaysement, déracinement, dis-je à la fin de mon premier article—il faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun; on y trouve danger sitôt que ce n'est plus profit; et que les faibles y agonisent, c'est là ce que montrent les Déracinés; mais pour préserver du danger le faible, nous aveuglerons-nous sur le profit du fort?[2]. Et que les forts s'y fortifient, c'est là ce que ne montrent pas les Déracinés—ou du moins ce qu'ils ne montrent que malgré M. Barrès.»

«De ce que les sept Lorrains du roman de M. Barrès ont eu tort de venir à Paris, puisqu'ils s'y sont tous plus ou moins noyés, il ne s'en suit pas qu'un huitième Lorrain aura tort de suivre leur exemple; car ce huitième Lorrain, ce sera peut-être un Barrès», écrit M. de Gourmont, résumant ma conclusion. «Ainsi finit par un compliment cette dispute», conclut-il à son tour.

M. Maurras ne l'entend pas ainsi. Il a les conciliations en horreur. L'huile qu'on apportait pour les blessures, c'est sur le feu qu'il la renverse. Je doute qu'il ait lu nos articles. Du moins n'est-ce pas à eux qu'il répond, mais tout simplement à la note où son nom s'est trouvé cité. Et la querelle qu'il ravive, n'est pas sur le fond même du sujet; lui-même la baptise: c'est «la querelle du peuplier». Il ne faut pas qu'il ait eu tort de prendre le peuplier comme exemple. Ce n'est pas facile à prouver. Il va parler fort et longtemps. Dix-huit colonnes contre vingt lignes. Je suis vaincu.

«Cette leçon d'arboriculture a fait mon bonheur, lit-on dans la Gazette de France du 14 septembre 1903 après citation de ma note. M. André Gide a découvert le repiquage dans le traité de M. Vilmorin-Andrieux, et la transplantation dans le catalogue des pépinières Croux.»

Je passe là-dessus. M. Maurras n'est nullement tenu de savoir, et ses lecteurs encore moins, que je vis neuf mois sur douze à la campagne, où je regarde plus mon jardin que mes livres—ni même que la Société des Agriculteurs de Normandie accordait à ma pépinière une première médaille, il y a quelques années—il faut vraiment une occasion comme celle-ci pour l'avouer...

«L'étonnement naïf que fait paraître M. Gide—continue M. Maurras—en nous révélant repiquage et transplantation est sans aucun doute absolument étranger à ceux d'entre nous qui ..., etc ...; mais si cette émotion merveilleuse leur manque, ils sont aussi gardés d'introduire dans le langage d'aussi honnêtes gens que MM. Emile Faguet et Remy de Gourmont ... une confusion ridicule entre transplantation et déracinement. A la place de M. André Gide, écrivain délicat, critique difficile, on ne se consolerait pas de la mésaventure.»—Merci des compliments—mais décidément, M. Maurras, vous êtes par trop sûr que vos lecteurs ne seront pas les nôtres: Voici le début de l'article de M. Gourmont:

«Au mot imaginé par M. Barrès «les Déracinés», il faudrait, je pense, en opposer un autre, qui exprimerait la même idée matérielle, et une idée psychologique toute différente: les transplantés. On emploierait l'un ou l'autre selon que l'on parlerait d'un homme à qui le changement de milieu a été mauvais, ou d'un homme qui a trouvé une nouvelle vigueur par le fait même de sa transplantation en un terrain nouveau.

«Cette insinuation m'est suggérée par la lecture de quelques pages du nouveau livre de M. Gide... Esprit très logique, il a été choqué de la thèse de M. Barrès en tant que thèse absolue. Il reconnaît que le déracinement est défavorable aux natures faibles, qu'il est bon que la plupart des hommes vivent et meurent là où ils sont nés; mais il croit que la transplantation est heureuse pour les forts et qu'elle les fortifie encore.» Là-dessus, exemples à l'appui de cette thèse;—je ne puis citer tout l'article[3]; il est parfait.

Mais revenons au peuplier. M. Maurras, n'ayant pas sous la main son «vieux jardinier Marius», appelle à la rescousse «quelqu'un de ces grands amateurs de jardinage qui allient les plaisirs de leur art à la haute culture intellectuelle». Tenons-nous!

«... Quand ces boutures (de peuplier) ont des feuilles et paraissent pourvues de racines...» dit le grand amateur.

—On les déracine? interrompt M. Maurras.

—Mais non! On éclaircit le plan, c'est-à-dire qu'on enlève à volonté les plus forts pour en faire des arbres de choix (c'est moi qui souligne), ou les plus nombreux et les plus délicats pour les repiquer en rayons moins serrés, afin de permettre aux racines de se bien développer.

—Et si l'on expédie?

—On enveloppe les racines avec beaucoup de soin pour qu'elles ne se sèchent pas en route.»

Eh! parbleu, prétendis-je rien d'autre?

Mais, plus loin, ceci nous éclaire:

«En somme, continue M. Maurras, relever, dépiquer, repiquer, replanter, même arracher sont des opérations qui n'ont rien de commun avec le déracinement. On ne déracine que des arbres morts ou ceux qu'on sacrifie.» Et plus loin:

«J'expliquai alors à mon jardinier ce qu'on appelle maintenant, selon la forte et juste expression de Barrès, un déraciné... Je dis comment la mauvaise éducation avait chez ces jeunes gens tranché les racines (ici c'est M. Maurras qui souligue) qui les attachaient à leur Lorraine..., etc., etc.»

Nous y voilà! «Déracinés» signifie pour M. Maurras «dont on a tranché les racines». Que ne le disait-il plus tôt? J'aurais laissé son peuplier tranquille.[4]

On comprenait sans peine la métaphore de M. Barrès, et ses écrits l'éclairaient d'un bon jour; mais quelque éloquente que cette métaphore demeure, il est très fâcheux qu'en arboriculture, le seul domaine où ce mot déraciné ait un sens précis, ce sens soit différent de celui qu'est appelé à lui donner M. Barrès, sous peine de voir presque tous les exemples qu'il y chercherait, contredire en plein sa théorie. Le grand tort de M. Maurras aujourd'hui, par cette absurde querelle de mots, est de rendre sensible une faute qu'on n'avait pas bien remarquée,—en prétendant faire passer ce nouveau sens du mot déraciné: dont les racines ont été tranchées, en arboriculture où le mot déraciné n'a jamais voulu dire et ne voudra jamais dire que: dont les racines ont été arrachées de terre. C'est le seul sens que donne et qu'ait à donner Littré.

—Mais qu'importe le mot, dira-t-on, si la chose...

—Le mot n'importe point, peut-être; mais derrière la faute de mot, accourt et s'abrite la faute de pensée. Et si M. Maurras ne la sentait ici très grave, il n'emploierait pas tant d'âpres soins, ni ne trouverait tant de difficultés, à la défendre.

[1] Cet article a paru dans l'Ermitage, n° de novembre 1903.

[2] «L'instruction, disais-je plus haut, apport d'éléments étrangers, ne peut être bonne qu'en tant que l'être à qui elle s'adresse trouvera en lui de quoi y faire face; ce qu'il ne surmonte pas risque de l'accabler» ... etc... Je ne peux pourtant pas citer tout mon article! Si M. Maurras ne l'a pas lu, je n'y peux rien. Mais alors pourquoi en parle-t-il?

[3] Weekly Critical Review, 30 juillet.

[4] N'en déplaise à M. Maurras il arrive même souvent que ces racines, au moment de la replantation, d'un coup de serpe, on les coupe, afin d'assurer mieux la reprise; car il s'en forme aussitôt de nouvelles et l'arbre reprend d'autant mieux, que les vieilles racines ont été coupées. Les catalogues des pépiniéristes et les traités d'arboriculture nous enseignent que c'est surtout la racine centrale, pivotante (celle même de «la terre et les morts») qu'il importe de trancher.


LA NORMANDIE ET LE BAS-LANGUEDOC[1]

Il est d'autres terres plus belles et que je crois que j'eusse préférées. Mais de celles-ci je suis né. Si j'avais pu, je me serais fait naître en Bretagne à Locmariaquer la dévote, ou, près de Brest, à Camaret ou à Morgat, mais on ne choisit pas ses parents; et même ce désir je l'héritai, je pense, avec le sang catholique et normand de la famille de ma mère, le sang languedocien protestant de mon père. Entre la Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et me sens d'autant plus Français que je ne le suis pas d'un seul morceau de France, que je ne peux penser et sentir spécialement en Normand ou en Méridional, en catholique ou en protestant, mais en Français, et que, né à Paris, je comprends à la fois l'Oc et l'Oïl, l'épais jargon normand, le parler chantant du midi, que je garde à la fois le goût du vin, le goût du cidre, l'amour des bois profonds, celui de la garrigue, du pommier blanc et du blanc amandier,

Je ne choisis non plus ici: taire un des deux pays serait ingratitude, et, puisque vous me pressez de parler, souffrez que je parle des deux.

I

Du bord des bois normands j'évoque une roche brûlante—un air tout embaumé, tournoyant de soleil, et roulant à la fois confondus les parfums des thyms, des lavandes et le chant strident des cigales. J'évoque à mes pieds, car la roche est abrupte, dans l'étroite vallée qui fuit, un moulin, des laveuses, une eau plus fraîche encore d'avoir été plus désirée. J'évoque un peu plus loin la roche de nouveau, mais moins abrupte, plus clémente, des enclos, des jardins, puis des toits, une petite ville riante: Uzès. C'est là qu'est né mon père et que je suis venu tout enfant.

On y venait de Nîmes en voiture; on traversait au pont Saint-Nicolas le Gardon. Ses bords au mois de mai se couvrent d'asphodèles comme les bords de l'Anapo. Là vivent des dieux de la Grèce. Le pont du Gard est tout auprès...

Plus tard je connus Arles, Avignon, Vaucluse... Terre presque latine, de rire grave, de poésie lucide et de belle sévérité. Nulle mollesse ici. La ville naît du roc et garde ses tons chauds. Dans la dureté de ce roc l'âme antique reste fixée; inscrite en la chair vive et dure de la race, elle fait la beauté des femmes, l'éclat de leur rire, la gravité de leur démarche, la sévérité de leurs yeux; elle fait la fierté des hommes, cette assurance un peu facile de ceux qui, s'étant déjà dits dans le passé, n'ont plus qu'à se redire sans effort et ne trouvent plus rien de bien neuf à chercher;—j'entends cette âme encore dans le cri micacé des cigales, je la respire avec les aromates, je la vois dans le feuillage aigu des chênes verts, dans les rameaux grêles des oliviers...

Du bord de la garrigue enflammée, j'évoque une herbe épaisse et sans cesse mouillée, des rameaux flexueux, des chemins creux ombrés; j'évoque un bois où ils s'enfoncent... Mais d'autres ont chanté déjà la verdoyante terre du Calvados. Là nul chant de cigales; tout est mollesse et luxe; sous la plante, le roc franc n'apparaît jamais. Là vivent d'autres dieux, d'autres hommes; les dieux sont beaux, je crois; les hommes laids. La race, alourdie de bien-être et ne songeant pourtant qu'à l'augmenter, s'est déformée. Incapable de chant, de musique, elle n'occupe plus qu'à boire, ses plus belles heures oisives. Ici l'amour du gain vient seul à bout de la paresse; l'homme indolent laisse fuir de ses mains les biens les plus précieux, les plus rares...

Mais, peut-être les qualités de la race normande, moins apparentes que celles des méridionaux, prennent-elles chez ceux qui en restent dépositaires une force d'autant plus grande qu'une chair plus lourde les contraint plus, et gagnent-elles en gravité, en profondeur ce qu'elles perdent d'éclat et de superficie.

Dès le pays de Caux tout change; les grands champs remplacent les prés; l'homme plus travailleur est plus sobre; les femmes sont moins déformées. Et ce quinze juillet, où j'écris ceci, près d'Etretat, tantôt assis, tantôt marchant sous le plein soleil de midi, jamais cette campagne ne m'a paru plus belle. Quelques lins sont encore en fleur. On coupe les colzas; les seigles sont fauchés. Les blés en quelques jours ont blondi. La moisson s'annonce admirable. De ci de là, par places, partout, de grands coquelicots posent une rougeur sur la terre.

II

Les quelques lieux dont je parle ne sont pas plus toute la Normandie et tout le Midi, que le Midi et la Normandie toute la France.

Je songe avec tristesse que si quelque hasard les rapprochait, le paysan normand que je connais et l'homme du midi que je connais, non seulement ne s'aimeraient pas, mais ne pourraient même pas se comprendre. Pourtant ils sont Français tous deux.

Aux yeux d'un Allemand, d'un Italien, d'un Russe, qu'est-ce qui représente «une ville française»?—Je ne sais pas. Je n'ai pas assez de recul pour le comprendre. Je vois une Bretagne, une Normandie, un pays basque, une Lorraine, et de leur addition je fais ma France. En Savoie je sais que je suis en France; et je sais qu'un peu plus loin je n'y suis plus. Je le sais et je veux le sentir. Mais est-ce une simple annexion qui va faire une terre française? Non; pas plus qu'un triste traité ne suffirait à faire de l'Alsace-Lorraine une terre allemande; l'Allemagne l'a bien compris. Pour que se forme et s'affermisse le sentiment d'unité d'un pays, il faut que les divers éléments qui le composent se mêlent, se croisent et fusionnent. La doctrine de l'enracinement, trop rigoureusement appliquée, risquerait, en protégeant et en accentuant l'hétérogénéité des divers éléments français, de les faire à jamais se mésentendre, de former des bretons, des normands, des lorrains, des basques, plus bretons, normands, lorrains et basques ... que français. Rien de plus particulier que l'esprit de province; de moins particulier que le génie français. Il est bon qu'il naisse des Français comme Hugo

... d'un sang breton et lorrain à la fois,

qui, portant en eux tout à la fois les richesses les plus extrêmes de la France, les organisent et les contraignent à l'unité.

Disons encore: Il y a des landes plus âpres que celles de Bretagne; des pacages plus verts que ceux de Normandie; des rocs plus chauds que ceux de la campagne d'Arles; des plages plus glauques que nos plages de la Manche, plus azurées que celles de notre midi—mais la France a cela tout à la fois. Et le génie français n'est, pour cela même, ni tout landes, ni tout cultures, ni tout forêts, ni tout ombre, ni tout lumière—mais organise et tient en harmonieux équilibre ces divers éléments proposés. C'est ce qui fait de la terre française la plus classique des terres; de même que les éléments si divers: ionien, dorien, béotien, attique, firent la classique terre grecque.

Juillet (1902)

[1] L'Occident ayant cru intéressant de demander à plusieurs de raconter les aspects de la terre Occidentale, cet article fut le premier d'une série consacrée à nos provinces.


LETTRES A ANGÈLE

1898–1900

Nous ne faisons que nous entregloser. Tout formille de commentaires; d'aucteurs il en est grand'cherté.

MONTAIGNE, III, 13.


Ces chroniques ont paru irrégulièrement dans l'Ermitage, au cours des années 1898, 1899 et 1900.


I
.—Mirbeau; Curel; Hauptmann

Non, chère Angèle; j'y suis bien décidé; je ne recommanderai pas votre livre au Mercure; d'abord parce que ma voix n'y a pas l'importance que vous croyez, et puis parce que, si elle y avait plus d'importance, j'en userais d'abord pour d'autres que pour vous.—Quelle drôle d'idée vous avez eue d'écrire! Ne pouviez-vous vraiment vous empêcher? Ce n'est pas certes que votre livre ne soit plein des qualités exquises de votre âme, et de celles de beaucoup d'autres;—mais qui ne les connaît, Angèle?—Vous m'écrivez que je dois les aimer, puisque déjà je les aimais en d'autres;—mais c'est précisément pour cela, chère amie.—Vous manifestez pour me plaire un anormal amour de la Nature, comme si là gisait le salut assuré;—mais le salut n'est pas dans la Nature, il est dans l'amour, chère amie... Et puis, vous n'aimez pas tant que ça la Nature; je me souviens de notre course à Suresnes: vous crachiez les peaux des raisins...

Ah! si vous récrivez, n'ayez donc pas souci de me plaire; et c'est ainsi que vous plairez vraiment; c'est ainsi que vous intéresserez. Ah! quand donc, chère amie, saurez-vous, oserez-vous me déplaire un peu puissamment!—Je suis sûr que vous n'avez jamais songé aux permissions que donne la blancheur des pages. Mais, avant de prendre la plume, la page s'assombrit déjà de quels compliqués esclavages!—Chaque sympathie, chaque théorie, chaque réprobation vous enchaîne; et combien le champ blanc se rétrécit! Vous ne vous affirmez jamais. Vous vous laissez tracer votre figure. Vous n'occupez (en souriant toujours!) que la place que l'on vous laisse. Tout vous dicte, et vous ne protestez pas!—Des amis vous ont dit qu'il fallait à tout prix de la joie: c'est fâcheux; vous étiez née pour être heureuse; mais vous voilà contrainte, et votre sourire est forcé. On blâme autour de vous les intrigues; on rêve des récits sans événements: c'est fâcheux; vous vous entendiez aux intrigues; dans votre livre il n'y en a plus l'ombre; on y marche comme en plein champ. Chaque page en soi est charmante; je sais, je sais;—mais en soi le livre n'existe pas; de sorte qu'il faudrait alors chaque page encore plus charmante, ou bien un tempérament stupéfiant, ou bien un style ... et ne me poussez pas, chère Angèle, sinon je finirais par vous dire que rien ne m'intéresse dans un livre, que la révélation d'une attitude nouvelle devant la vie.

J'exagère...

Mais je sais que je voudrais pouvoir considérer l'œuvre d'un artiste comme un microcosme complet, étrange tout entier, où pourtant toute la complexité de la vie se retrouve. Je voudrais y sentir une philosophie spéciale, une morale spéciale, une langue spéciale, une plaisanterie spéciale... Cieux! à propos de votre livre délicat, où m'égarai-je?...

Et n'est-ce pas une calamité de notre époque, au contraire, cette peur de paraître banal, ce désir de génie, ce dédain du talent.—Voyez M. Mirbeau... Vous qui le connaissez et qui avez quelque influence sur lui, vous devriez bien tâcher de lui lire un peu ses articles. Ils sont stupides. Certainement c'est parce qu'il a du génie; mais c'est fâcheux qu'il n'ait pas plus de talent. Il faut terriblement de talent, chère amie, pour rendre un peu de génie supportable.

Dans son dernier article, un Monsieur compte les étamines d'une fleur; il compte: «une, deux, quatre, huit, dix, vingt...» Il est lancé quoi!—C'est tout Mirbeau.—Dites-lui donc que ce n'est pas vrai; que tout cela c'est de la rhétorique; que compter sérieusement, c'est compter difficilement.—Mais voilà: s'il était plus vrai, M. Mirbeau serait moins brutal, et s'il était moins brutal, il ne serait plus rien du tout. Non, chère Angèle, s'il avait seulement un peu de talent, je crois qu'il n'oserait plus écrire.—Ah! souhaitons-lui du talent, chère Angèle[1]!

Parlons plutôt de M. de Curel. Car M. de Curel manque surtout de génie. Ses pièces sont, comme il sied alors, d'une grande hardiesse de pensée et d'une grande timidité de présentation. Après M. Mirbeau cette timidité paraît presque une politesse, exquise vraiment; M. de Curel vous laisse la parole sans cesse, par chacun de ses personnages—de sorte que, de quelque côté qu'on se tourne, on est contraint d'être de son avis. L'effet dramatique de ses pièces reste donc à peu près complètement subordonné à l'exposition des idées:—il faut dire qu'elle est excellente;—mais l'erreur dramatique est que l'idée devienne plus importante en elle-même que le personnage qui l'exprime; les idées ne devraient être exprimées que par l'action—ou, autrement dit, il ne devrait pas y avoir d'idées; ou, autrement dit encore, une idée, au théâtre, ce devrait être un caractère, une situation, les pseudo-idées que l'on prête à la bouche des personnages ne sont jamais que des opinions et doivent être subordonnées aux personnages; ce n'est pas par elles surtout qu'ils s'expriment; elles ne doivent être que le contenu conscient de leurs actes. Le soutien inconscient plus intéressant, plus important, plus fort, c'est le caractère lui-même.

D'ailleurs, l'on peut dire que, dans l'œuvre de M. de Curel, les caractères sont fort bien observés; on sent surtout qu'il y a très soigneusement pris garde et que ses pièces sont consciencieusement travaillées. Tout bas je vous avoue que je préfère Ubu; mais au Repas du Lion, à la Nouvelle Idole j'applaudis de toutes mes forces; j'y retourne plusieurs fois: j'y entraîne les autres; car telles qu'elles sont, ces pièces restent beaucoup au-dessus des stupidités auxquelles les théâtres nous accoutument; et j'applaudis pour ne pas donner gain de cause aux imbéciles, car certainement le rôle des intelligents est ici d'applaudir—quitte à dire ensuite tout ce qu'ils veulent, en fait de restrictions.

Je ne crois pas pourtant que de telles pièces puissent durer; il n'y a pas de beauté en elles; leur aristocratie intellectuelle nous flatte (vous du moins, chère Angèle—moi je préfère la grossièreté); elle fait dire aux délicats: «que cela est bien écrit!» précisément là où le style cesse complètement d'être un style de rampe, sans fournir pour cela de phrases vraiment belles. Il y a (comme il me souvient qu'il y avait dans l'Invitée) des comparaisons prolongées qui sont pénibles... Malgré toutes ces réserves, j'aime en M. de Curel une très grande, une parfaite honnêteté artistique, une bonne foi qui, souvent, m'émouvait plus que le drame...

J'eusse voulu vous parler aussi des Tisserands: c'est une forte pièce que j'admire et qui m'exaspère; je ne décolère pas de toute la représentation. Je voudrais protester, crier que je m'en f..., car enfin ces gens-là ne m'intéressent que parce qu'ils ont faim; s'ils cessaient de crever de faim, ils ne m'intéresseraient plus du tout;—aussi soyez bien sûre qu'il ne mangeront pas durant cinq actes; et nous voilà contraints d'être émus.—Oserais-je écrire que, de toutes les façons de mourir au théâtre, celle «de faim» est la moins intéressante,—car enfin, quand nous regardons cela, c'est toujours au sortir de table... etc.

Et certes, la signification des situations est ce qu'au théâtre devient l'éloquence; mais la lumière qu'elle apporte ici n'y est, volontairement, pas propagée; elle est subite et s'arrête, à la scène même; elle n'éclaire rien à l'entour; elle n'éclaire pas; elle aveugle ... et si ceux qui assistent, si les spectateurs n'avaient pas suffisamment dîné, s'ils avaient faim, s'ils étaient pauvres, les voici chauds pour tous les crimes, grisés et ne voyant plus que cela: l'auteur leur a bandé les yeux avec du feu.—C'est un miroir qu'ils brisent (admirable, le bruit du verre cassé sur la scène!) mais c'est que ça serait tout aussi bien une œuvre d'art ... oh! qu'elles sont loin de cette pièce, les œuvres d'art! oh! combien Hauptmann les a prudemment écartées!

Qu'elle est habile, cette grossière et fruste pièce!—Tenez, chère Angèle, un seul trait:—pour garder l'anonymat de la foule malgré la précision des misères particulières, remarquez qu'à chaque acte ce sont des représentants différents qui paraissent—et qu'on ne s'en aperçoit presque pas, tant leur passion est la même ... tant ils sont peu intéressants. «L'important, dit quelqu'un près de moi—l'important, c'est que ça fasse peur au bourgeois.»—Evidemment, ça y arrive.

[1] V. p. 246.


II
.—Signoret; Jammes

Parler des autres est bien malaisé, chère Angèle.

On reproche à M. Maurras de ne dire du bien que de ses amis; cela est désagréable à penser; et puis on peut répondre qu'ils ne sont ses amis que parce qu'il en pensait du bien. Ce n'est pas mal répondre, mais les amitiés ne se choisissent pas tant que ça; certaines, au contraire, s'imposent fâcheusement. Pour moi, qui les choisis pourtant le plus possible, j'ai la pudeur contraire exagérée: l'amitié que je voue à certains et celle qu'ils veulent bien m'offrir relient l'expression de mon éloge; il peut m'en retourner quelque chose et, pour un peu, les louant, je me paraîtrais immodeste. C'est ainsi que l'amitié de Jammes m'a souvent empêché de crier combien je l'admire; et peut-être ne l'eussè-je pas encore fait, sans la petite plaquette rare qu'il m'apporte, où vous lirez quatorze de ses plus belles Prières qui paraîtront bientôt en volume[1].

Ce sont d'autres raisons qui rendent la louange de Signoret difficile; d'abord parce que le parti qu'il en tire l'exagère et risque de la dénaturer; ensuite parce que l'admiration qu'il proclame pompeusement pour mes écrits risque de donner à mes éloges l'allure fâcheuse d'une réciproque; enfin parce que tous les éloges qu'on y pourrait faire ne vaudront jamais ceux qu'il se converse à lui-même. Ils frémissent immodestement en chaque page; son œuvre en est remplie, encombrée; souvent l'œuvre est comme mangée et remplacée par sa propre louange; celle-ci devient alors parfaite, sonore à souhait, et complètement désintéressée—forcément.

J'allais pourtant oser parler de Signoret lorsque voici que me parvient le dernier numéro du Saint-Graal. J'y vois que M. Signoret trouve plus simple de publier directement des fragments, choisis élogieux, de ce qu'on lui écrivait en des lettres particulières; autant alors vous y renvoyer simplement n'ayant d'ailleurs rien d'autre à vous dire sur lui que ce que je lui disais à lui-même. Mais pour permettre dans le prochain Saint-Graal plus de place à l'œuvre propre de Signoret, mieux vaut que je publie aussitôt ici la lettre que je lui adressais hier pour le remercier de l'envoi du premier livre de ses Sonnets[2]. Parcourez-la si cela vous amuse, puis redisons ensemble son Chant d'amour dont j'appris comme malgré moi ces beaux vers:

Que sous tes seins un cœur de gloire en toi bondisse
Clair et s'enflant comme la lune sur les flots!
Délivre-nous de toute ton ombre, Eurydice.
Vers toi nos luths sont tout soulevés de sanglots!
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Eurydice, Eurydice, Eurydice, regarde:
Nous tordons ta couronne à genoux dans les fleurs.

Lyrisme orgueilleux et rapide; absorption des sens dans l'exaltation de la pensée:

Enivrez les cieux bleus de vos profonds murmures,
O vents spirituels de la sainte raison!
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Quand ma nef passera près des plages obscures,
A l'heure délicate où dorment les troupeaux,
Jetez au vent des nuits, ô vierges, vos ceintures,
Sombres bergers, jetez aux torrents vos pipeaux!
Et courez vers la vague où traînant l'aube grave
Le grand Vaisseau tonnant de musique s'accroît;
—La mer engloutira la plage où dort l'esclave,
—Le fruit de vie est mûr dans les jardins du Roi.

Il faut, après ces vers dignes d'être cités auprès des plus splendides, rouvrir le livre à peine fermé de Jammes pour comprendre aussitôt et comme instinctivement les positions réciproques de ces deux poètes; ils se limitent l'un par l'autre. Tout le faste d'Emmanuel Signoret fait mieux sentir encore la fraîche nouveauté de ce dernier; car il y a là quelque chose d'autre, quelque chose de neuf, quelque chose de jamais encore entendu. Là, plus de sonorité, ni d'éclat; une voix souvent presque fausse, mais à la façon de celles que troublent les larmes—et je comprends que M. Signoret n'aime pas Francis Jammes, car devant une voix si orgueilleusement simple, toute la rumeur rhétorique et la belle sonorité ne paraît plus, comme dit l'Evangile, «qu'un airain qui résonne, qu'une cymbale qui retentit».—Même il n'est pas intéressant de marquer les différences de ces deux esprits; ils ne vivent pas dans le même monde et regardent opposément. L'impersonnalité du premier est si grande que ce que l'on admire ici, il semble que ce soit la langue française elle-même; M. Signoret n'est personnel que parce qu'il parle de lui. La personnalité de Francis Jammes déconcerte; mais ce n'est qu'au premier abord; jamais une plus complète absence de recherche extérieure n'avait permis encore recherche d'union plus intime des mots avec l'émotion, des sensations entre elles-mêmes. On n'imagine pas beauté plus fièrement déparée de tout fard. Sa seule coquetterie, si c'en est une, est la montre presque involontaire de sensations plus subtiles et plus subtilement associées qu'on ne le pouvait supposer jusqu'alors. Elles se touchent, se continuent, s'appellent et se marient, à ce point que parfois elles font à l'émotion qu'elles entourent un vêtement sans couture.

Francis Jammes est un grand poète; il a l'audace la plus noble: celle de la simplicité. Il existe assez réellement lui-même pour pouvoir se passer d'adjuvants, des communes ressources littéraires; de sorte qu'on s'étonne d'abord, tant sa littérature emprunte peu à celle des autres.

L'amour de la simplicité est tel, chez lui, qu'il va parfois jusqu'à certaine affectation de dénuement;

Redescends, redescends dans ta simplicité.
Je viens de voir les guêpes travailler dans le sable.
Fais comme elles, à mon cœur malade et tendre: sois sage,
Accomplis ton devoir comme Dieu l'a dicté.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Faites qu'en me levant, ce matin, de ma table,
Je sois pareil à ceux qui, par ce beau Dimanche,
Vont répandre à vos pieds dans l'humble église blanche,
L'aveu modeste et pur de leur simple ignorance.

Patient dénuement de pensée pour permettre un accueil plus vaste et plus surpris à tout émoi vibrant, à toute sensation éparse autour de lui. Chaque soupir errant trouve en lui son écho disponible. Sa poésie fluide et pure est comme le ruisseau sous les bois, où chaque oiseau vient boire, où tremble chaque feuille mirée, où l'eau se plaint à chaque roche. Aucune abondance inutile; cette eau vaut par sa pureté; savez-vous ce qui la fait si grande? C'est que pas une eau étrangère n'en est venue grossir, en le troublant, le cours; c'est qu'il se résigne à lui-même, pour aliment n'espérant que du ciel les abondantes eaux des averses.

Mon Dieu, calmez mon cœur, calmez mon pauvre cœur,
Et faites qu'en ce jour d'été où la torpeur
S'étend comme de l'eau sur les choses égales,
J'aie le courage encor, comme cette cigale,
Dont éclate le cri dans le sommeil du pin,
De vous louer, mon Dieu, modestement et bien.

Et parfois la pureté de cette eau devient telle qu'elle n'est plus que murmure, transparence, et reflet, et fraîcheur.

Mon Dieu, c'est le matin, et, déjà, la prière
Monte vers vous avec ces papillons fleuris,
Le cri du coq et le choc des casseurs de pierres.
Sous les platanes dont les palmes vertes luisent,
Dans ce mois de juillet où la terre se craquèle,
On entend, sans les voir, les cigales grinçantes
Chanter assidûment votre Toute-Puissance.
Le merle inquiet, dans les noirs feuillages des eaux,
Essaie de siffler un peu longtemps, mais n'ose...

Ces prières sont belles et, presque toutes, parmi les plus belles pièces de Jammes. Elles marqueront pour cet involontaire esprit non un repos, mais au contraire une période d'inquiétude. Il semble parler beaucoup de Dieu pour tâcher de se prouver qu'il y croit. Peut-être en parlait-il mieux en ne le nommant pas, mais simplement, comme avant, délicieusement chaque chose. Prendre Dieu à partie sans cesse, comme ici, donnerait à entendre qu'on en attend encore en vain une réponse. Je sens en ces Prières une âme excessivement affectueuse et désolée. La prière n'est souvent que le besoin, quand on se sent seul, de parler à la seconde personne.—Ces prières sont l'œuvre d'une crise, inquiète et passionnée. J'attends avec confiance que ce sensuel si peu mystique, ressentant à nouveau chaque émotion en soi suffisante, se plaisant à l'aspect et le disant dès lors divin tant qu'il lui plaît, laisse de nouveau Dieu tranquille et le fasse seulement entrevoir sous la terre très habitée. Nul doute alors que le grand mouvement de ses prières, plus plein et soulevé qu'il ne l'avait encore jamais été chez Jammes, gonfle admirablement de longues pièces d'une allure assez différente—comme voici qu'il fait cette délicieuse élégie que vous lirez dans le prochain numéro du Mercure[3].

C'est près des bois épais qu'elle fut composée, dans cette Normandie ruisselante et penchée où je m'attarde encore, où nous vîmes approcher l'automne, ensemble avec Henri Ghéon dont il faut aussi que je vous parle; j'aime à placer ce nom près de celui de Jammes; leurs livres sont voisins dans ma bibliothèque; ils vivent dans une même atmosphère, cela leur fait, par sympathie, une espèce de ressemblance; mais c'est par où devraient se ressembler tous les poètes: l'entente à demi-mot de la nature. Ceci dit, il est difficile d'imaginer deux esprits de nature plus différente. Celui-là, tout le trouble; son émoi, c'est la contagion d'une tristesse; pour motiver mieux sa pitié, il imagine une souffrance en chaque chose; il explique ainsi sa tendresse.—En Ghéon, aucune tristesse; c'est une âme de cristal et d'or, pleine de sonorités merveilleuses. Tout ce qui la touche y retentit; rien ne la laisse indifférente; pourtant, à travers tout, elle reste la même. Tout l'émeut et rien ne la trouble; le monde se revoit en elle dans une charmante, vibrante et souriante harmonie[4].

Je suis heureux que vous ayez pu parler à M. Mirbeau; je remarquais bien en effet que ses derniers articles devenaient meilleurs...

La Roque, 15 octobre 1898.

[1] V. Le Deuil des Primevères (Mercure de France).

[2] Cher Signoret,

Vos sonnets paraissent plus beaux à la seconde lecture qu'à la première. L'égalité de leur éclat trompe d'abord; on doute d'une clarté sans étincelles; on ne comprend que peu à peu qu'elles sont toutes dévorées. Voilà pourquoi je crus d'abord vos belles élégies préférables: leur morbidesse est moins cachée et mon esprit s'étonne encore d'une beauté sans renoncement ni faiblesse, comme si sa perfection n'était due qu'aux dépens de son humanité. C'est aussi que nous sommes en un temps où il semble que la trop pure beauté ait besoin de faire pardonner sa présence; on ne l'accepte, semble-t-il, que venue de loin et passée; on prend aisément son parti que la Renaissance italienne et la Pléïade qu'était Ronsard, en la démontrant de manière si glorieuse, l'aient comme monopolisée.

Je pense que le souvenir de cette Renaissance admirée vous hante; vous y cherchez non seulement le secret de votre forme, mais encore un modèle de vie, franche jusqu'à l'orgueil, superbement extérieure, aventurée. J'ai peu lu, je l'avoue, les lettres de ce temps, qui m'hallucine moins que vous, et ne sais si les Donatello et les Brunelleschi que vous citez oseraient porter leur orgueil aussi sonorement devant eux. N'importe; je m'amuse trop de cela pour m'en plaindre et n'en souffre que lorsque cet orgueil vient pour boucher les vides de l'esprit, que lorsque l'affirmation de votre génie tend à remplacer sa manifestation effective. Au reste, je conviens que le public est si bête que c'est surtout en lui affirmant que vous avez du génie que vous le forcerez de le croire ... mais vous n'écrivez pas pour ce public, et les gens intelligents que vous prétendez que nous sommes savent comprendre la beauté de vos vers sans que vous l'affirmiez à l'avance.

J'admire aussi votre riante audace de publier les lettres qu'on vous écrit: si je vous estimais assez peu pour vous croire capable d'une habileté, je dirais qu'elle est excellente; mais non: j'y veux voir seulement l'exigence d'une franchise et m'y plaire; tel qui louerait secrètement par flatterie va se croire contraint de rester fidèle à lui-même et continuer à vous louer; vous innovez une coutume, et certes rien n'est moins facile, car certes sans vous on ne l'eût pas choisie. Les lettres des littérateurs sont trop aisément ténébreuses; il est bon d'illuminer cela. Créons des précédents. J'y veux aider aussi, et laissez-moi trouver plus simple de publier déjà moi-même cette lettre à vous adressée.

Au revoir, etc.

A. G.

[3] V. p. 241.

[4] Les Chansons d'Aube et La Solitude de l'Eté (Mercure de France).


III
.—Les Naturistes

—Quand donc pourrons-nous parler librement, tranquillement, du Naturisme? A chaque fois quelque nouvel éclat nous empêche.—Naguère quelques critiques mal renseignés (ou du moins renseignés trop exclusivement par M. de Bouhélier lui-même) voulurent bien, dans l'ignorance des dates, me croire adepte d'une école qui simplement avait le goût naissant de m'approuver. Affamé de plus bruyante gloire, M. de Bouhélier entraînait mon nom à sa suite jusque dans les colonnes du Figaro; l'admiration que je manifestais pour son jeune talent trouvait ainsi sa récompense. Mon admiration n'en fut pas précisément modifiée, mais du coup je la manifestai moins.—Ce n'est non plus une mauvaise pièce de théâtre qu'un médiocre volume de vers qui peuvent faire oublier l'extraordinaire don de prosateur que montraient ses premiers écrits; nulle composition; une redondance souvent vaine, aidant une plus grande sonorité; un lyrisme souvent imité, mais sincère (je vous assure que cela se peut): tout cela, la pensée même, ou l'apparence de pensée, complètement subordonné au rythme sûr, plein, riche, harmonieux de la phrase; et souvent on n'y sentait rien d'autre—comme on ne sent souvent rien d'autre chez Hugo que le vers.—Et je comprends que l'orgueil de M. de Bouhélier puisse déplaire; mais c'est tant qu'il n'est pas plus grandement justifié. Quelqu'un qui sent en lui des œuvres grandes (comme je pense que fait M. de Bouhélier) peut prendre des allures modestes, mais c'est en attendant et par hypocrisie. Chez M. de Bouhélier, l'orgueil de l'œuvre précède l'œuvre; mais j'espère que l'œuvre suivra[1].

Le talent de M. Monfort semble plus personnel et plus particulier; c'est peut-être parce qu'il est plus restreint. Il est bien difficile de jauger sa future valeur d'après ses deux premiers écrits. L'émotion, qu'aucun souci de composition non plus ne contrefait, trouve souvent pour se chanter les exclamations les plus justes; il semble parfois qu'il y ait là comme le bruissement même de la vie, le battement léger des artères sans même un doigt posé dessus pour le sentir et pour y imposer un unique lien. D'où quelque chose d'éperdu, qui charme mais qui déconcerte; une fuite dans le temps, mais une telle absence d'espace que les émotions se succèdent sans parvenir à voisiner. Que deviendra tant de fluidité? Que donnera ce don d'expression si immédiate, mais si exclusivement passionnée?

Les articles de M. Mirbeau deviennent bons.

[1] Malgré que, depuis notre article, la Route Noire et Le Nouveau Christ aient parus, nos espérances veulent rester aussi vivaces, puisque l'orgueil de M. de Bouhélier reste aussi grand. V. p. 224 et 241.


IV
.—Barrès; Maeterlinck

Chère amie,

Monsieur Mirbeau fait comme tant d'autres devraient faire: il change. Dans un article de l'Aurore du 15 novembre, intitulé «Palinodies», il écrit: «Aujourd'hui, j'aime des personnes, des choses, des idées qu'autrefois je détestais, et je déteste des idées, des choses et des personnes que j'ai aimées jadis...» Que M. Mirbeau nous permette donc de faire comme lui; de l'aimer aujourd'hui d'autant plus que nous l'aimions moins naguère et qu'il en est plus revenu.—Parlant du suicide de Gérard de Nerval, Baudelaire ou Gautier, je ne sais plus lequel, revendique deux libertés que l'on refuse volontiers aux hommes: celle de se tuer, celle de se contredire. Aux yeux de certains, c'est presque la même chose. C'est presque le contraire, aux yeux de certains autres, et seuls, pensent-ils, ceux qui sont morts, ou presque, ne se contredisent jamais. C'est l'avis de M. Mirbeau qui tient à vivre, et c'est le mien.

Se contredire! Si seulement M. Barrès l'osait ... quelle belle carrière!—Au lieu de cela il tâche de faire se contredire M. France et ne réussit à rien, sinon montrer que M. France a été sincère deux fois. La politique est désastreuse pour cela; le parti que l'on sert emprisonne; on ne s'en dégage pas sans apparence de désertion; la franchise y perd, il est vrai, mais c'est pour que le parti y gagne... J'ai la terreur des partis pris. Songez donc: c'est de vingt à trente ans qu'une carrière se décide; est-ce de quinze à vingt que l'on aura pu réfléchir! Qu'y faire? car c'est une fatalité. L'action seule vous éduque; on ne l'apprend qu'en agissant; un premier acte vous engage; il éduque, mais compromet; dût-on l'avoir trouvé mauvais, c'est le même qu'on va refaire. Les co-partisans vous déplaisent? on ne se sent que mal avec eux? n'importe, il faut continuer: d'autres comptent déjà sur vous; changer ce serait les trahir. A trente-cinq ans vous n'avez fait que des écoles; mais vous apportez un passé qui dictera votre avenir.

La vie d'un «homme libre» est décidément difficile et terriblement motivée.

—Au moins, vous dites-vous, chère Angèle, en art, tout cela n'existe pas!—Oh! sous une autre forme, si pourtant. De toutes les fidélités, celle à soi-même est la plus sotte—dès qu'elle n'est plus spontanée.—Fidélité à quoi, grand Apollon?—à ses principes; on se fait de cela sa personnalité.

Par une affirmation prématurée, que de sincérités compromises? Mais on veut se manifester précocement.—Passe encore, lorsqu'on écrit roman ou drame, ou que l'on se raconte, simplement; parler de soi n'est pas un mal; on s'y aide à changer; que raconter de soi, sinon des changements? «Le Moi est haïssable», dit Pascal; le Moi d'hier, par celui d'aujourd'hui.

—Non, le danger, c'est d'exprimer précocement des opinions, des idées. M. Mæterlinck le sait bien. M. Mæterlinck a changé, mais reste esclave d'un premier livre. Je ne parle pas, vous le pensez, de ses drames—mais bien du «Trésor des Humbles».—Là tentait de se fixer sa pensée; c'était un livre de morale.

Chère Angèle, vous savez si je les aime, moi, les livres de morale; si je ne me retenais, chère Angèle, j'en écrirais un tous les mois; mais un tous les trois ans, ah! non!—ou seulement passé cinquantaine; on ne sait pas, avant, ce qui peut arriver... Maurice Mæterlinck est encore jeune; il peut créer, mais il raisonne: il écrit Sagesse et Destinée au lieu d'écrire d'autres Maleine, des Intérieur, des Mélisande. Combien peu de temps pense-t-il vivre encore? N'attend-il donc plus rien de la vie? Un livre comme ce dernier[1] me fait l'effet d'un testament. J'aime, comme Pascal, attendre d'être mort pour livrer mes pensées. Qu'elles vivent, après! Ça les regarde; mais c'est parce que soi l'on est mort.—M. Mæterlinck, lui, n'est pas mort; et je vous dis qu'il a changé. Depuis le Trésor des Humbles, qu'a-t-il donc rencontré sur sa route?—La vie et Nietzsche;—quoi de plus pour bouleverser?—Mais le Trésor des Humbles étant écrit, il a voulu rester fidèle à ce qu'il y disait si bien, relier au nouveau moi l'ancien. Etrange mariage de l'individualisme et de l'humilité; un peu de mysticisme rend tout possible.

M. Mæterlinck est un fort, et sa pensée continuera; déjà bien des phrases de ce livre n'eussent pu être écrites dans le Trésor des Humbles. Espérons que nous connaîtrons plus tard de lui bien des phrases qui n'eussent pu être écrites dans celui-ci. Plus un tel livre engage la pensée, plus une âme aussi sincère que la sienne se sent le devoir de redonner un nouveau livre, sitôt que celui-ci n'en est plus le portrait fidèle. «Nées douces, les pensées, elles vieillissent féroces»,—dit votre ami Vielé-Griffin dans la très belle lettre qu'il nous adresse[2]; «belles d'hier, les voici ridées, flétries, hideuses à faire pleurer qui les mit au monde...»—«O mes pensées d'hier! O mes belles pensées! s'écriait Nietzsche, qu'ai-je donc fait de vous? qu'est-ce que vous voilà devenues?»

Que M. Vielé-Griffin se rassure: même avec des précautions, je n'ose encore guider personne.—Qui veut se promener, qu'il me suive! Mais vers quoi guiderais-je les autres? moi qui ne sais pas où je vais.—Allons-y—mais doucement, ma chère Angèle. Léo est in via, dit Salomon. Et errare humanum est ... mais il y a quelque charme à cela.

Paris, 15 novembre 1898.

Chargement de la publicité...