Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale
V
.—Verhaeren, Pierre Louys
Chère Angèle,
Pardonnez-moi, je ne suis pas parti, je ne pars pas. Je ne sais plus partir.—Le petit appartement que nous prîmes à frais communs, si petit qu'on n'y peut tenir ensemble, et que vous n'y venez que lorsque je cède la place, je ne le quitterai qu'au printemps. Paris me retient, me possède; j'y vis, j'y revis, j'y voyage; j'y regarde inlassablement. A force de le fuir naguère, j'ai trouvé le secret d'y vivre comme en une ville étrangère, c'est-à-dire d'y admirer tout. Non! Rome et le grave Palatin, les quais argentés de Venise, Naples et ses tièdes aurores n'ont pas eu pour moi plus de charmes. Quand je regrette (car je me plais à regretter parfois), c'est plus lointainement encore, Kairouan, Tunis, Touggourt, le mirage infini du désert, l'oasis pleine de colombes... Que n'y allez vous à présent, tandis que je m'attarde ici? Vous m'écririez: Il fait un temps affreux; depuis trois jours nous suffoquons sous une tempête de sable. Je répondrais: Il fait un temps charmant, gris et tiède, et de sourire entre les larmes; l'alternance de brefs soleils et de passagères ondées fait un étonnement pour chaque heure, et les travaux des quais renouvellent les paysages.—Paris est merveilleux, chère amie, et défoncé de toutes parts: vous savez que ce n'est pas seulement à l'Exposition qu'on travaille; on perce tous les boulevards; on sape, on creuse, on lance et fait rôder sous terre des projets ténébreux d'égouts et de chemins de fer. Le travail souterrain crève par places la surface; on se penche au-dessus; on suppose des cavités inexplorables où tout un peuple harassé travaille le jour et la nuit.—Car la nuit, le travail continue; sur les quais, dès la tombée du soir, de fantastiques fanaux éclatent. Passé minuit, dans le silence d'alentour, les abords de l'ex-Cour des Comptes sont lyriques. Il y a, près du pont Royal, d'énormes arbres; leurs branches s'allongent et baignent dans cette lumière factice, et, derrière eux, les murs semblent incendiés. Plus loin des palais naissent, comme poussés par en bas.
Ces vers sont de Verhaeren; je vous envoie son dernier volume[1]. Citerai-je encore?
L'équilibre ancien dont les âmes sont lasses,
La nature paraît sculpter
Un visage nouveau à son éternité;
Tout bouge—et l'on dirait les horizons en marche.
Et ceci me permet d'ajouter que je ne suis pas de ceux qui regrettent la Cour des Comptes. Par principe, je veux avoir toutes les ruines en horreur. Certes, si c'est pour construire un aussi terrible monument que le nouvel Opéra-Comique qu'on les enlève, je préférerai toujours ce qui pouvait se trouver à la place.—Mais quel terrible aveu d'impuissance que cette crainte du neuf, que ce respect du vieux. Les époques créatrices n'avaient pas tant de scrupules et se plaisaient à démolir—pour avoir plus à reconstruire après—soucieuses surtout d'imposer au dehors des formes à leur ressemblance. La première condition pour cela, c'est de ne pas ressembler au passé. L'admiration de l'antiquité qu'avait la grande Renaissance ne me contredit point; c'était pour elle une ferveur de plus, une émulation, une excitation à produire.—Mais l'archéologie, le contemplatif regret du passé ne créent pas les œuvres nouvelles.
M. Louys nous le prouve surabondamment et plus délicieusement que jamais dans le conte qu'il donne au Mercure, où il s'excuse de ne parvenir plus à rien inventer de bien neuf[2].—Il m'est difficile, je l'avoue, de suivre une discussion où l'on veut faire le mot «histoire» synonyme du mot «progrès», surtout lorsqu'on entend par progrès simplement augmentation de confort, perfectionnement des voluptés. Il m'est difficile et désagréable de considérer l'histoire de l'humanité comme une marche, de sensualités en sensualités plus charmantes, et rien dans ce monde ne me convainc que ce soit de volupté que le monde doive mourir.
Constater que l'antiquité tissait déjà la soie ne déprécie pas la soie à mes yeux. La ramie ne me semble pas d'une textilité plus parfaite, la pomme de terre d'un goût plus délicat pour avoir été découvertes hier. Si l'on n'a pas inventé, comme il est déploré dans ce conte, de nouvelles pierres précieuses, c'est peut-être qu'on n'en avait pas grand besoin et que celles d'avant contentaient.—Que M. Louys trouve la vie antique parfaite, j'y consens; mais alors il ne devrait pas regretter que l'homme ne l'ait point perfectionnée—s'extasier sur la beauté d'antiques marbres et déplorer tout à la fois que l'homme n'ait pas trouvé depuis «une pierre naturelle, un alliage chimique plus digne de reproduire la figure humaine»,—c'est peut-être une inconséquence. L'idée de perfection exclut celle de progrès; on parle de la perfection de l'art et des progrès de l'industrie; cela M. Louys le sait bien,—mais je vous le dis à vous, chère Angèle, pour que vous compreniez qu'il est dangereux de refaire l'œuvre d'autrui, fût-ce en vue de la perfectionner, et surtout lorsqu'elle est déjà parfaite; on risquerait sinon, par bienveillance envers soi-même, de préférer le Guide à Raphaël, le plafond du palais Farnèse à celui de la Sixtine, et Une volupté nouvelle au Dialogue avec une momie d'Edgar Poe.
Certes, nos temps sont laids; le temple de Pœstum reste plus immuablement beau que tout ce qu'on fit dans la suite,—mais l'admirable aujourd'hui, chère Angèle, c'est, malgré la vieillesse des temps, de sentir sa propre jeunesse, d'imposer, malgré tout, celle-ci; c'est là ce qui fait ce qu'on appelle les «renaissances».
15 février 1899.
VI
.—Stevenson et du nationalisme en littérature
Chère amie,
Je relève de voyage. Excusez mon trop long silence. Je vous écris sitôt rentré, et, si ma lettre d'aujourd'hui marque encore un peu de fatigue, n'en accusez que le voyage: c'est une grave maladie qui laisse les facultés éblouies, et dont je fais maintenant à Paris une heureuse convalescence.
J'ai vu des villes et des villes encore; croyez un voyageur: Paris est merveilleux. Si parfois je pouvais souhaiter être étranger, ce serait pour le découvrir.—Mais vous l'aimez autant que moi, je le sais, et m'en parliez dans vos dernières lettres de façon à me faire déplorer encore plus mon absence; aussi maintenant c'est fini, je ne voyage plus, chère amie.—Les voyages, d'ailleurs, n'ont qu'un temps; non qu'on se lasse de courir les routes, mais parce qu'on les sent plus longues que la vie; et parce qu'on se dit que la vie n'est point faite uniquement pour voir, mais aussi pour se souvenir d'avoir vu. Il est un temps pour jeter des pierres, dit l'Ecclésiaste, et un temps pour les ramasser...
Pourtant, si vous partez, prévenez-moi—et surtout n'allez pas en Algérie sans moi! j'en serais malade.
Pourquoi me reprocher encore de ne pas vous écrire des lettres de là-bas? Je vous l'ai dit vingt fois: en voyage, je ne peux pas écrire; cela m'empêche de regarder; et puis je ne veux pas brusquer mes souvenirs, ni les empailler tout vivants. Pourquoi vous obstiner à vous en plaindre? Me faut-il vous citer votre cher Stevenson?
«Ecrire m'est impossible en voyage, dit-il (la lettre est datée d'Avignon). C'est un défaut, mais qu'y faire? Il me faut, pour pouvoir écrire, me sentir un peu chez moi, et ma tête doit avoir le loisir de se mettre en ordre. Les images nouvelles m'oppressent et puis j'ai une fièvre de mouvement...» Et plus loin; «J'aimerais à rester plus longtemps ici; je ne peux pas. Je suis poussé devant moi par une inquiétude invincible...» Ces lignes, ainsi détachées, se fanent comme une fleur coupée; je me doute, en les transcrivant, qu'elles ne vous diront pas grand'chose; mais songez à cette délicate figure de malade sans cesse exilé, et ces mots «me sentir un peu chez moi» prendront pour vous une saveur singulière.
Je ne professe point pour Stevenson une de ces admirations sans mesure; mais c'est un excellent auteur. Je n'aime pas beaucoup son Prince Othon, que des maladroits veulent faire passer pour son chef-d'œuvre, mais dans ses Nouvelles Mille et une nuits il y a des inventions merveilleuses. Bien des gens ignorent que le Dynamiteur est traduit,—ou bien qu'attendent-ils donc pour le lire? Et l'Ile au Trésor ou même le Club du suicide?—L'absence de pensée est là volontaire et charmante; à l'excellence du récit, l'intelligence fine et vive de Stevenson est uniquement employée; et quel choix de détails! quel tact! quelle aristocratie de moyens! Cela est fin, spécieux, délicat, extrêmement civilisé. Lui reste correct et discret; toujours conteur, acteur jamais; la vie le grise, mais comme un très léger champagne; rien de dionysiaque en cette ivresse, rien de divin; son ivresse est toujours lucide et n'excite que son cerveau; ivresse de salon, de causeur;—vous savez que ce n'est pas la mienne; et je souffre souvent, le lisant, de sentir que toujours il est resté devant les choses, un peu distant, voyeur amusé, non viveur; je lui voudrais de moins bons yeux et qu'il eût dû s'approcher pour bien voir; il ne se compromet jamais dans quoi que ce soit qu'il raconte; actions hâtives, forcenées, trépidantes, mais sans chaleur; c'est un pirate de cabinet, Kipling, depuis, nous a montré de la sauvagerie plus réelle.
Louons les patients traducteurs! A quelle reconnaissance notre native ignorance des langues étrangères ne nous oblige-t-elle pas envers eux! Peu de jours passent sans que je rende grâces à quelqu'un d'eux;—et principalement à votre excellent ami Davray, qui comble mes vœux en ouvrant une bibliothèque d'auteurs étrangers, au Mercure. Combien de livres sont restés sans lecteurs parce que les lecteurs ne savaient où trouver ces livres! L'ignorance, faute de renseignements, est déplorable; il serait si facile d'y remédier, sinon par une centralisation des livres de même famille, du moins par une bibliographie bien faite.
—Je sais que la question de nationalité littéraire a passionné quelque temps «toute la presse». J'ai peu suivi, je vous l'avoue, cette querelle qui ne m'intéressait pas grandement. Certains nationalistes, m'a-t-on dit, contestaient jusqu'au droit de traduire ou de lire les étrangers, sous prétexte que ce qui s'y trouvait de non français, d'exotique, était fait pour intoxiquer la France; que la France ne se pouvait assimiler rien qui ne fût déjà français par avance, et que ce qui, dans ces fâcheux auteurs, se pouvait absorber sans péril, c'était toutes qualités que nous n'avions pas su reconnaître en nous-mêmes; que les voisins nous servaient tout bonnement notre bien propre et que si l'on recherchait mieux on trouverait, à tout ce que nous admirons chez eux, toujours une origine française.—La détestable infatuation d'une pareille thèse ne peut pourtant me faire la rejeter trop vite en entier. Je crois en effet que notre littérature est très imparfaitement connue de nous-mêmes, et que les étrangers la connaissent beaucoup mieux que nous ne connaissons la leur. Gœthe, Heine, Schopenhauer, Nietzsche, Ibsen, Dostoïevsky, Tolstoï, tous les grands esprits étrangers ont tenu leurs regards sans cesse tournés vers la France, et beaucoup ont trouvé dans les recoins de notre bibliothèque les germes de pensées qui, développées, exagérées par eux, vont revenir à nous comme de vieux parents reviennent d'Amérique, partis pauvres, jadis, depuis presque oubliés, maintenant étonnamment riches, mais ne parlant plus notre langue. Il est entendu que c'est un caractère de notre race, de courir trop vite et de laisser tomber en courant toutes les pommes d'or d'Hippomène, dont les nations voisines aussitôt vont s'emparer, comme Atalante... Longtemps avant Jules Lemaître, Viollet-le-Duc disait cela, et je ne pense pas que nul l'ait mieux dit dans la suite:—«Nous cherchons, nous entrevoyons, nous poursuivons le bien, mais nous ne tenons pas à le fixer ... et ainsi courant, haletant, notre jouissance est sans cesse ajournée... Cette disposition, chez nous, amène dans l'étude des arts les plus étranges bévues. Nous émettons un principe qui en fait naître un autre, et ainsi de suite; nous ne poursuivons pas l'application et les développements du premier, nous allons en avant, laissant inachevée l'œuvre commencée; pendant ce temps, un peuple plus calme, ou plus attaché aux intérêts du moment, s'empare du premier principe abandonné par nous, il le développe, l'étudie, en perfectionne les conséquences: or il arrive un jour que ces développements perfectionnés par d'autres se rencontrent sur notre route; nous voilà ravis d'admiration, et nous mettons autant d'ardeur à imiter les conséquences souvent mal déduites, des principes abandonnés jadis par nous, que nous avions mis d'empressement à en poursuivre de nouveaux. On conçoit combien ces retours étranges amènent de confusion dans les idées, combien il devient difficile de démêler le vrai du faux, l'inspiration de l'imitation au milieu de ces éléments divers. C'est pourquoi nous avons aujourd'hui tant de peine à savoir ce que nous voulons et ce qui nous convient en fait d'art[1].»
Il y a des gens pour s'étonner sans cesse que l'art et la pensée soient de domaine public. Tous les protectionnismes du monde ne pourront empêcher les paroles, les formes et les sons, de voler par-dessus les frontières comme les oiseaux par-dessus les murs. Toutes les considérations les plus admirablement patriotiques ne me retiendront pas d'être à l'affût de tout ce qui peut paraître d'étrange. J'attends toujours je ne sais quoi d'inconnu, nouvelles formes d'art et nouvelles pensées et quand elles devraient venir de la planète Mars, nul Lemaître ne me persuadera qu'elles doivent m'être nuisibles ou me demeurer inconnues. Nous sommes loin du temps où La Bruyère disait que tout est déjà dit; nos littératures modernes diffèrent extraordinairement des antiques ... imaginez un Balzac chez les Grecs! un Whitman! un Dostoïevsky!—Qu'est-ce qui va venir après?—ô richesses insoupçonnées! Je vous propose, chère amie, une belle définition du génie: Le génie, c'est le sentiment de la ressource.
Celle de notre race est loin d'être épuisée.
Je vous envoie, avec cette lettre, tout un bouquet de beaux poèmes: lisez-les; une jeunesse active, amoureuse et fervente y respire. Si ce n'est pas là une renaissance, alors, qu'appelle t-on ainsi?—Cela m'emplit de confiance; on lit en eux comme une certitude d'avenir. Et vous verrez que le vieil alexandrin n'est pas mort, quoi que vous en disiez.—Vous me demandez mon opinion sur le vers libre.—En ai-je seulement? On vit si bien sans opinions. A cause des autres, j'ai dû m'en faire quelques-unes; mais c'est à peine si j'y crois; elles me gênent; quand je suis seul, je les renie.
André Beaunier faisait habilement remarquer, dans une conférence récente, comment la poésie, passant de la littérature grecque à la latine, avait pris soin de remplacer par l'observation stricte des règles, le sentiment poétique qui lui manquait. Peut-être y a-t-il lieu de dire aussi que la rigidité même de notre vers classique et de nos lois prosodiques est la conséquence et le signe du caractère si médiocrement poétique de notre peuple et de notre langue. Il n'y avait poésie qu'à conditions strictes, et de là vint dès lors que ce qu'on appelait «génie poétique» n'était souvent qu'un génie tout verbal, et métaphorique, et rhéteur. En une période comme la nôtre, où le sentiment poétique semble surabonder, et surabonde, c'est parce que les règles prosodiques ne sont plus nécessaires pour soutenir la poésie que certains poètes, suffisamment poètes pour s'en passer, s'en passent.—Le danger vient de ce que peut-être notre langue ne le supportera pas; on ne peut le savoir encore. Peut-être des poètes aussi clairs que Vielé-Griffin, aussi robustes que Verhaeren, nous donnent-ils inconsciemment le change; peut-être n'admirons-nous en leurs nouvelles formes qu'eux-mêmes; peut-être donnent-ils sans le vouloir le coup de grâce à la poésie vraiment française et leur génie, pour un dernier éclat, la détériore-t-il à jamais; peut-être, ne laissant après eux plus aucune forme banale, aucune forme métrique fixe, arbitraire, disponible, indépendante de l'émotion qui l'emplit, contraindront-ils les faux et médiocres poètes à ne plus oser écrire en vers; et peut-être les vrais poètes eux-mêmes n'écriront-ils plus nécessairement en vers, et le mot poésie ne sera-t-il plus nécessairement synonyme de vers, quand déjà celui de vers est si rarement, en France, synonyme de poésie.—Et peut-être cela sera-t-il très heureux, si la prose d'autant y gagne, si les poètes à venir, héritiers d'aucune forme, mais de la très riche ferveur, de l'intense et diverse émotion de la pléiade d'aujourd'hui, trouvent, plastique à souhait, une langue, prose tant qu'on voudra, mais si belle, si souple, et nombreuse et rythmique enfin, si hardie, sensuelle et soucieuse d'émotion, que le plus poétique génie pourra s'y dire, tandis que les mauvais poètes seuls demanderont encore aux formes surannées la protection, le support et le déguisement de leur débilité lyrique...
Je dis «peut-être» pour ne froisser personne; car l'alexandrin n'est pas mort; mais «la France est le pays de la prose», dit Michelet—et puis je vous ai dit que je n'avais pas d'opinion.
... Mais, je vous en prie, chère amie, ne confondez pas Art et Vie; certes cela n'est pas le contraire, comme on nous l'a fait croire trop longtemps au Parnasse; mais ça n'est pas non plus la même chose... J'y reviendrai dans ma prochaine lettre. Au revoir.
Paris, 10 mai 1899.
[1] Septième entretien sur l'architecture.
VII
.—De quelques récentes idolâtries
Non, chère amie, je ne discuterai pas avec vous. Il fait trop chaud. Je m'irriterais, et je ne vous persuaderais point.—Vous me demandez, sur le téméraire engagement que je prenais en vous quittant le mois dernier, de différencier Art et Vie. Vous me le demandez parce que vous savez très bien que je n'y arriverai pas.
Par instants on peut croire que l'on se fait des idées nettes sur ces choses, c'est d'ordinaire au sortir de médiocres lectures; on sent alors fort bien de quelles funestes théories le médiocre auteur est victime; par charité, pour excuser l'auteur, on accuse les théories; on feint d'oublier un instant que certains auteurs naissent victimes, et que ceux que précisément n'importe quelle théorie écrase, écrasera, doit écraser, sont aussi ceux-là mêmes qui s'en chargent le plus volontiers, par une sorte d'instinctif talent de portefaix,—comme si de s'en décharger leur faisait trop froid aux épaules ou comme s'il leur fallait un faix pour marcher droit.
Par instants l'on n'y comprend plus rien du tout.—Ces instants sont les bons.—Si ces questions supportaient une solution définitive, la littérature en mourrait; elle vit d'une confusion momentanée, volontaire ou charmante de ces choses. On se donne beaucoup de mal pour tâcher de fixer et de délimiter ses idées, par une manie toute latine. Les idées nettes sont les plus dangereuses, parce qu'alors on n'ose plus en changer; et c'est une anticipation de la mort.
Il y a eu l'idolâtrie de la mort. S'il nous faut une idolâtrie, préférons celle de la vie.—Mais pourquoi des idolâtries? Notre ferveur est-elle donc si languissante qu'elle ait besoin de se construire des autels? Pourquoi des autels à la Vie? Que signifie la Vie, par elle-même? Pourquoi lui subordonner l'art? comme si l'art était, en face de la vie, un dangereux ennemi à soumettre, qui sinon réduirait la vie. Un rancunier souvenir du Parnasse nous fait-il oublier la médiocre utopie des Goncourt? L'art des Goncourt, autant que celui du Parnasse, est signe d'une diminution de vie. Ce n'est que lorsque la vie d'un peuple baisse comme une eau se retire, que l'art de ce peuple s'isole, ou qu'il prétend doubler et redire la vie.—Opposer l'art à la vie est absurde, parce que l'on ne peut faire de l'art qu'avec la vie. Mais ce n'est que là où la vie surabonde que l'art a chance de commencer. L'art naît par surcroît, par pression de surabondance; il commence là où vivre ne suffit plus à exprimer la vie. L'œuvre d'art est une œuvre de distillation; l'artiste est un bouilleur de cru. Pour une goutte de ce fin alcool, il faut une somme énorme de vie, qui s'y concentre.
Il y a eu l'idolâtrie de la tristesse. S'il nous faut une idolâtrie, préférons celle de la joie. On disait, il y a cinquante ans:
Beaucoup alors n'osèrent pas être joyeux, ce qui est triste. Le mot d'ordre aujourd'hui vaut mieux, bien que ce soit un mot d'ordre. Les vrais tristes n'en seront pas plus joyeux, mais les joyeux sauront mieux le paraître; et un grand nombre de douteux n'oseront pas paraître tristes,—ce qui leur apprendra le bonheur.
Je vous ai déjà dit ce que je pensais de l'idolâtrie de la Nature. Ceux qui l'idolâtrent croient trop qu'on sort de la nature sitôt qu'on sort des champs de blé. Laissons cela... Une idolâtrie bien plus grave, que certains enseignent aujourd'hui, c'est celle du peuple, de la foule. Certains voudraient nous persuader qu'il y a profit à se laisser mener par elle, et qu'elle est belle. Marc Lafargue compromet son nom délicieux à louanger le populaire. C'est un poète fort et délicat; sans doute sa naturelle générosité le leurre; je ne puis m'expliquer autrement son erreur. La terre riche et riante où il a le bonheur de vivre nourrit sans doute un peuple confiant et joyeux. Pour moi qui passe depuis mon enfance de longs morceaux d'année dans une pluvieuse province, où le presque unique souci des hommes qui l'habitent est de changer l'abondante eau du ciel en alcool, je ne peux penser comme lui.—Vous parlez d'éduquer la foule; essayez-le; si vous sentez que c'est votre métier, je vais vous trouver admirable, car c'est extrêmement peu le mien. Vous parlez de récitations populaires; certes, l'entreprise est curieuse et vaut la peine qu'on la loue: gloire à MM. Mendès et Kahn, gloire à Sarah Bernhardt, de la tenter! Et je ne m'étonne pas trop que, dans une société aussi prétentieuse que celle de Paris, on puisse hebdomadairement trouver de quoi remplir une vaste salle de spectacle, avec des gens qui viennent voir réciter, par nos plus illustres acteurs, des vers qu'ils n'ont jamais l'idée de lire; ils trouvent que paraître goûter l'Œuvre d'Art vaut bien quelques heures d'ennui.
O Marc Lafargue! vous dont j'aimais les vers, défiez-vous des foules! Pour aimer bien chacun, séparez-le de tous. Réunis, les hommes perdent ce qu'ils ont de précieusement personnel; ils n'additionnent et ne renforcent que ce qu'ils ont «de même nature»; il n'y a bientôt plus qu'un total monstrueux.—Vous parlez d'émotions propagées et de contagions admirables... Les maladies seules sont contagieuses, et rien d'exquis ne se propage par contact. La communion ne s'obtient ici que sur les points les plus communs, les plus grossiers et les plus vils. Sympathiser avec la foule c'est déchoir.
Je comprends que vous admiriez en la foule le trouble réservoir des énergies futures, mais vous, dont tout l'effort a été de sortir de cette foule et de vous différencier d'elle assez pour pouvoir vous opposer à elle et pour la voir,—que vous veniez vous incliner devant elle, lui apporter votre œuvre d'art comme un présent, comme un hommage, la lui soumettre ... ô malheureux!
Je hais la foule; elle ne respecte rien; toute tendresse, toute délicatesse, toute justesse, toute beauté s'y faussent, s'y brisent, s'y mortifient; houle mobile, inconsciente, sans cesse à la merci du souffle d'un tribun qui la mène, quand elle est belle, c'est comme une mer en démence; quand je l'admire, c'est du balcon—e terra.
Je hais la foule;—ne voyez pas d'orgueil dans mes paroles: quand je suis dans la foule, j'en fais partie, et c'est parce que je sais ce que j'y deviens que je hais la foule.
Et c'est ce qui rend la question théâtrale si passionnante; c'est que l'œuvre dramatique est, comme nous nous plaisons tous à dire: «faite pour être jouée», pour être livrée à la foule; c'est-à-dire que, dans le livre, elle demeure comme une symphonie sur le papier, virtuelle, lisible seulement pour quelques initiés. C'est, avec toutes les prétentions qu'on voudra, une œuvre qui ne trouve pas sa fin en elle-même, qui vit entre les acteurs et le public et qui n'existe qu'à l'aide de lui... Et pourtant je ne peux considérer le drame comme soumis au public; non jamais; je le considère comme une lutte au contraire, ou mieux comme un duel contre lui—duel où le mépris du public est un des principaux éléments du triomphe. La grande erreur de nos dramaturges modernes est de ne pas mépriser suffisamment leur public. Il ne faut pas chercher à l'acquérir, mais à le vaincre. Un duel, vous dis-je, et d'où le public sorte et battu, et content.
Je ne vais pas souvent au théâtre; l'ennui que j'y goûte est souvent infini. Rarement, surtout quand je n'ai près de moi personne avec qui causer, rarement je peux prendre sur moi d'attendre jusqu'à la fin du spectacle, où je ne sais ce qui me gêne le plus: de l'admiration benête de mes voisins, du jeu factice et sans art des acteurs, ou des informes pièces qu'on nous sert aujourd'hui.—Pourtant, grâce à vos conseils toujours bons, j'ai voulu voir Hamlet ... je n'ai vu que Sarah Bernhardt.
Des artistes dont je respecte la science sûre et le goût fin m'avaient tant dit et répété que Sarah était excellente, etc.,—que pendant quelques jours, plutôt que de n'être pas de leur avis, j'ai préféré croire que j'étais, par un malchanceux hasard, tombé sur une de ces représentations extraordinaires où les acteurs jouent comme si vous n'étiez pas là... Mais non; tout était volontaire et appris. Causant depuis avec les uns et les autres, j'ai dû comprendre que la grande Sarah n'était pas différente pour exalter les uns et pour m'exaspérer.
Je sais qu'il se produit dans une salle de spectacle des zones torrides et des îlots de froideur. Peut-être, auprès de moi, eussiez-vous donc trouvé Sarah moins bonne; peut-être auprès de vous l'eussè-je donc trouvée moins détestable. Combien de fois la crainte d'être appelé à donner mon avis en sortant m'a-t-elle fait fuir théâtres ou concerts.
—Comment trouvez-vous que *** ait dirigé la 9e?
—Ne préfériez-vous pas X ou Z?
Ces questions tuent. Mon cerveau a ceci de cruel qu'il ne fonctionne jamais si peu que devant une pure œuvre d'art. L'enthousiasme ou la contemplation ont pour premier effet chez moi l'inhibition délicieuse et vraisemblablement divine de mes facultés critiques... Je dois vous avouer que devant Sarah Bernhardt il n'y a pas eu d'inhibition du tout. Au contraire, mes facultés critiques ont seules profité de la pièce, et, vous l'avouerai-je, mon amie, malgré la remarquable traduction de Schwob, Hamlet m'a ennuyé à périr, et je n'y ai quasiment plus rien compris. Il me paraît même possible que je n'y eusse plus vu qu'un médiocre mélodrame, si, Dieu merci, je n'avais pas connu la pièce par avance.—Telle que la joue Sarah, la pièce, dès le troisième acte, change de sujet... Eh quoi? n'aimez-vous pas Hamlet? Ou quelle étrange idée vous faites-vous de ce rôle pour avoir pu vous satisfaire d'une telle interprétation?—Je vous en parlerai longuement, mais le temps aujourd'hui me manque; j'y reviendrai.
Au revoir, je vous laisse Paris. S'il en paraît de bons, envoyez-moi des livres.
Paris, 15 Juin 1899.
En post-scriptum à cette lettre, et simplement pour opposer une interprétation, que je crois juste, à beaucoup d'interprétations récentes, que je crois fausses, et tout particulièrement à celle de la grande Sarah, qui prétend ne voir dans Hamlet que le type de «l'homme résolu»—je transcris ici quelques notes prises au lendemain de la représentation:
—«Un caractère résolu» prétend-elle trouver dans Hamlet ... «résolu», oui; mais réfléchi. Et tandis qu'Othello agit avant de penser, celui-ci pense avant d'agir. Il pense au lieu d'agir; il est distrait de l'action par la pensée.
Au début du drame que voyons-nous?—Un homme inscrire sur les tablettes de son carnet et au plus profond de son cerveau qu'il a quelque chose à faire: venger son père. «Oui, pauvre ombre, je veux du registre de ma mémoire effacer tous les souvenirs vulgaires et frivoles, toutes les maximes des livres, toutes les formes, toutes les impressions ... et ton ordre vivant remplira seul les feuillets du livre de mon cerveau, fermé à ces vils sujets.»
Va-t-il agir?—Non. Il réfléchira:
Doit-il se fier au récit d'un fantôme? Il s'agit de contrôler d'abord.—Et dès lors l'action (j'entends: la vengeance) passe au second plan, se recule. Ce qu'il cherche, ce n'est pas l'action, c'est une raison d'agir. Il invente l'épreuve du spectacle. Il expérimente; il essaie: et le voilà qui, peu à peu, se distrait de l'action par les moyens mêmes qu'il employait pour se pousser à agir. A ce point que, dans le quatrième acte, à peine est-il question de père à venger, mais bien d'Ophélie, de Laërte, et de généralités vagues où toute décision se perd. C'est là ce qui vous faisait dire qu'Hamlet avait «changé de sujet».—Non; car le sujet c'est: la distraction de Hamlet.
Et il faudrait alors que, par une habile gradation, qui est dans la pièce, l'acteur force le spectateur de penser: Mais le malheureux! il oublie ce qu'il devait faire! il oublie!—Oui: et l'action sinon le sujet bifurque, et l'intérêt semble changer. Les moyens d'action ont pris la place de l'action même, à ce point qu'il ne faut rien moins que l'angoisse d'une mort imminente pour rappeler à Hamlet son devoir. Alors, soudain, de nouveau, tout disparaît. «J'avais une chose à faire; je ne l'ai pas faite,—et je meurs!...» Monnet, qui certes ne nous satisfaisait pas toujours durant le cours de la pièce, devenait alors, et brusquement, superbe. Chez cet homme qui, durant quatre actes, balançait et ne pouvait se décider à tuer il y avait une soudaine rage atroce, une ruée, comme une fringale d'action après ces quatre actes de jeûne; il agissait: il agissait soudain beaucoup trop: il tuait le roi trois fois, oui, trois fois de suite, en forcené qui ne tuera jamais assez. Il le crevait de coups d'épée: il lui enfonçait dans la bouche le bord de son hanap empoisonné; il l'écrasait à coups de bottes.—Réfléchir quatre actes durant, pour en arriver là!... C'était une action stupide, irraisonnée, frénétique, et maladroite encore, autant que celle qui tuait Polonius, affolait Ophélie, torturait inutilement la reine et démoralisait Laërte. Oh non! pas l'action d'un «homme résolu», mais celle de quelqu'un qui n'était pas né pour agir, et à qui Horatio saura dire: «Vous auriez pu naître poète.»
VIII
.—Sada Yacco
Chère Angèle,
J'aurais plus de plaisir à vous parler de l'Exposition si déjà M. Verhaeren n'en avait si excellemment parlé dans le Mercure. J'aime son optimisme flagrant; il a parbleu le goût tout aussi fin qu'un autre, que M. de Gourmont par exemple, et sait être choqué par les hideurs; mais tandis que celui-ci s'y attarde et leur donne précisément l'importance de ses sarcasmes, celui-là passe (ce qui est la plus simple façon de mépriser) et réserve sa vie pour admirer ce qui pourtant reste admirable. Affaire de tempéraments.
De tout ce que j'ai vu dans cette foire, un souvenir domine. Près de lui pâlissent les autres, et si je vous en parle aujourd'hui, c'est pour, le ravivant par ma parole, le mieux défendre contre mon propre oubli;—aussi pour que vous regrettiez un peu de n'avoir pas parfois épousé ma folie, surtout lorsqu'elle me menait, comme elle fit souvent, au théâtre de la Loïe Fuller, pour y voir jouer la troupe japonaise. De ne l'avoir pas vue, je comprendrais que vous fussiez inconsolable, si elle ne nous avait déjà donné l'espoir de reparaître à Paris dans deux ans.
Elle n'a guère joué que deux pièces: «la Geisha et le Chevalier», puis «Kesa». Il s'ajoutait à l'excellence de l'interprétation cet intérêt bizarre: l'actrice unique de la troupe, Sada Yacco, était, prétendait-on, la première femme qui jamais au Japon eût monté sur les planches. Bien mieux: certains très renseignés affirmaient que jamais encore elle n'avait paru au Japon même, mais que dès son retour là-bas on la présenterait à l'empereur. Sa carrière se serait décidée d'une façon subite: durant une tournée que la troupe faisait, en Amérique je crois, un soir, tout brusquement, le jeune acteur chargé du rôle de la Geisha tomba malade. Allait-il falloir désappointer la salle? la femme de l'acteur principal, Kawa Kamy, se proposa; elle savait le rôle, disait-elle, elle le jouerait sans erreurs, et le public non averti ne s'apercevrait même pas du scandale; sur la scène, une femme tenir un rôle de femme!...
Qu'elle eût été d'abord admirable, c'est ce qu'on ne saurait affirmer, tant son jeu semble appris, modéré, retenu. Il offre, avec le jeu des coacteurs, une adaptation si parfaite, que le geste de l'un semble mourir toujours où commence le geste de l'autre, de sorte que, dans le dialogue, aucun aléa n'est laissé et que l'expansion de chacun se tempère selon celle de tous les autres et la limite à son tour strictement. Une perpétuelle vision de l'ensemble ne permet à chacun que son temps, que sa place, de même que dans un concert, tout le lyrisme du soliste se soumet au besoin précis de la mesure.
Aussi ne puis-je dire que c'est Sada Yacco que je trouve uniquement admirable, mais bien toute la troupe, vraiment.
Le rideau s'ouvre. On est je ne sais où, dans le Japon. Une toile de fond montre le faîte des maisons d'une rue dont les arbres fleuris font un square. On est dans un quartier de plaisir que les courtisanes habitent.
Un seigneur se paie le spectacle d'un mime; il s'évente distraitement, tandis que le mime s'évertue devant lui. Le mime est excellent, le seigneur excellent; nous verrons plus pathétique ensuite, nous ne verrons rien de meilleur.
Quand la danse du mime est finie, la Geisha passe; elle est vêtue à la façon des courtisanes, richement, mais avec un goût délicat. Sa démarche est gênée et sa taille grandie par de hauts souliers de bois, que d'ailleurs elle n'aura plus à son apparition prochaine. Le désœuvré seigneur s'empresse, offre son bras, veut le faire accepter de force. La courtisane le repousse, et passe, et se retourne en souriant.
—Je suis retourné six fois voir cette pièce, à des intervalles assez grands: ce sourire est un des rares gestes dont la fine et presque imperceptible détérioration progressive montre, à qui sait bien voir, le mal que fait à l'œuvre d'art un sot public, ses incompréhensions et surtout ses louanges.
La Geisha revient bientôt au bras de son amant de cœur. Il tient une branche d'amandier fleuri; il paraît heureux autant qu'elle.—Le seigneur repoussé les voit, les arrête, les sépare; il insulte, provoque l'amant. Une courte lutte s'engage; les sabres sont au clair;—le rideau tombe.
Il se relève sur l'antichambre d'un temple. L'amant du premier acte est, paraît-il, fiancé; la Geisha le poursuit; c'est pour éviter sa colère amoureuse qu'il a fui dans le pays jusqu'à ce temple; il arrive avec sa fiancée; elle et lui vont y prendre refuge.—La scène, après qu'ils sont entrés dans l'intérieur du temple, reste occupée par cinq bonzes bizarres, types, je pense, traditionnels comme les apothicaires au temps de Molière. Ils sont oisifs, niais, couards et fantoches assez pour ne pouvoir, à cinq, garder la porte du temple lorsque la Geisha tout à l'heure va venir pour y pénétrer. Car elle a découvert la retraite de l'amant et de la rivale. Et d'abord elle s'y prend par la douceur; et repoussée d'abord, demande aux bonzes la faveur de danser devant eux pour le dieu.—Cette danse commence lente et grave; puis s'anime; la Geisha tout entière y paraît, avec ses docilités langoureuses, ses souplesses de courtisane, avec aussi les sursauts brusques, les élans de l'amante passionnée. Cependant les gardiens, séduits au début, se reprennent, et devant sa croissante insistance, la repoussent enfin assez brutalement. Elle revient; sa passion fait sa force; elle envoie, en quelques coups de reins culbuter les gardiens du temple, et pénètre tragiquement.
Dans cette scène, où, dépouillant de minces robes superposées, trois fois elle se métamorphose, Sada Yacco est merveilleuse. Elle l'est plus encore lorsqu'au bout d'un instant, parmi le désarroi que vient de causer sa violence, elle reparaît, pâle, les vêtements défaits, les cheveux tombants, les yeux fous. La pauvre fiancée cependant a pu réoccuper la scène; les bonzes la protègent, l'entourent, et, dans son égarement, la Geisha ne la voit pas d'abord. Mais, dès qu'elle l'a vue, sa fureur, l'acharnement contre cette victime misérable, que défendent en vain les gardiens, sa lutte enfin contre le prêtre survenu, ses efforts insensés où sa passion et sa vie s'exténuent ... je n'irai pas chercher comparaison bien loin, chère Angèle: ce fut beau comme de l'Eschyle.
Oui, Sada Yacco nous donna, dans son emportement rythmique et mesuré, l'émotion sacrée des grands drames antiques, celles que nous cherchons et ne trouvons plus sur nos scènes. Car aucune inharmonie dans ses gestes que scande et rythme un lyrisme constant; aucune nuance inutile, aucun détail; ce fut d'un paroxysme très sobre, comme celui des hautes œuvres d'art, que domine et que se soumet une supérieure idée de beauté, Sada Yacco ne cesse jamais d'être belle; elle l'est d'une manière continue et continuellement accrue; elle ne l'est jamais plus que dans sa mort, toute droite et toute raidie, dans les bras de l'amant qu'un si farouche amour a reconquis, et qui la touche et qui la presse, mais qu'elle ne reconnaît pas d'abord, tant la tendresse et la douceur ont déjà déserté son âme; mais quand elle comprend à la fin que c'est lui qui la tient dans ses bras, tandis que déjà la mort les sépare, elle pousse un grand cri d'étonnement d'amour, puis retombe épuisée, ayant fini de haïr et d'aimer.—C'est à vrai dire le seul cri qu'elle pousse dans toute la pièce; et même ce suprême cri d'amour est tempéré; il arrive admirablement et simplement satisfait une attente, une attente très préparée. (Les acteurs, même dans les instants de plus grande fureur tragique, parlent à voix très maintenue; ils ne donnent jamais toute leur voix; jamais ils ne «donnent de la voix».)—Et je me réjouissais qu'il soit encore ici bien prouvé que: l'œuvre d'art ne s'obtient que par contrainte, et par la soumission du réalisme à l'idée de beauté préconçue.
C'est pour vous redire cela que je vous écris cette lettre; mais je vous connais bien; vous lirez peut-être ma lettre, mais sauterez par là-dessus. Tant pis.
IX
.—De quelques jeunes gens du Midi
Chère Angèle,
Excusez mon silence de deux mois; je voudrais le prolonger encore, en prolongeant l'été qui le causa. Et je m'attarde où il s'attarde, dans un petit repli des Cévennes; après le temps affreux de Normandie, la chaleur y paraît plus belle, et je ne croirais pas à l'hiver sans la chute des feuilles lassées, sans l'abandon des champs et sans mon désir de la ville.
J'ai pu revoir, avant de m'exiler ici, les grands champs plats de la Seine-Inférieure, qui, fauchés, nous rappelèrent le désert, à cause aussi des oasis qu'y forment au loin les hêtraies.
Est-ce à ces vastes horizons, à des conditions économiques différentes, que l'on doit le repos de voir à quelque cent kilomètres à peine du Calvados d'où je revenais attristé, des paysans, de même race je suppose, mais non plus perdus de richesse et de paresse et d'alcool, mais laborieux, graves, décents et prolifiques, Sous le ciel léger du Midi, la différence est bien plus grande encore; je comprends volontiers ceux de Toulouse ou d'Aix, qui, n'ayant point quitté leur soleil radieux, parlent du peuple comme j'en parlerais, je pense, si je vivais toujours au milieu d'eux.—Oui certes, je crois le théâtre du peuple possible; mais cela dépend des contrées. Le malheur est que là où il pourrait faire le plus de bien, c'est là que son établissement est le plus difficile.—Riante terre du Midi, donne-nous de nouveaux exemples! De loin on peut traiter cela de chimères: on se rapproche et l'on y croit.
Dans la campagne des environs de Nîmes, je retrouve un simple jardinier qui baptise sa chienne Corinne par enthousiasme pour le livre de Madame de Staël.—En Normandie, on ne se réjouit de rien d'humain sans être dupe. Votre ami Raymond Bonheur vint m'y voir:
—Quelle excellente idée vous eûtes, me dit-il, de nommer votre poulain Chopin. Comme cela convient à sa grâce!
—Oh! lui dis-je, ne m'attristez pas. Je ne fus pour rien au baptême, et ne peux rien à rien, ici. S'il s'appelle Chopin, c'est que sa mère s'appelait Chopine; voilà tout.
—A Magny, dit Bonheur, je m'émus d'un petit garçon, parce qu'il s'appelait Virgile. Qui t'a nommé ainsi, lui demandai-je?—C'est ma marraine.—Et pourquoi?—Parce qu'elle s'appelle Virginie.—Ne vous plaignez donc pas; vous voyez que c'est partout la même chose.
—Eh bien, non! cher Bonheur: dans le Midi, ce n'est pas la même chose; c'est pourquoi j'aime le Midi.—Vous pensez bien qu'il m'est assez indifférent que cette chienne ou cette jument près de moi s'appelle ou Corinne ou Chopine; mais un pays où l'homme ne songe pas uniquement à s'enrichir et s'alcooliser me paraîtra toujours un beau pays, et que j'envie.—Que des fêtes comme celles de Béziers y aient été possibles, voilà qui dit un pays admirable. Verrons-nous donc revivre enfin, ailleurs qu'en des musées, l'art pour qui nous vivons, mais de qui nous portions le deuil? De peur de trop me désoler après, je doute encore, et retiens encore ma joie. Le seul récit des belles fêtes de la Grèce nous a laissé de si mortels regrets!...
Je reçois le Pays de France, l'Effort, et je m'attriste; il y a là un malentendu. M. Nadi s'indigne de ce que j'écrive: «Sympathiser avec la foule, c'est déchoir.»—Où j'écrivais foule il a cru lire peuple, je pense; pourtant, entre foule de peuple et foule de bourgeois, ma sympathie irait plutôt vers la première; vous le savez, vous du moins, chère amie, et cela me console.—C'est en elle (la foule), dit M. Nadi[1], que nous chercherons le démenti le plus éclatant à de telles paroles; ... notre œuvre, nous avons la certitude qu'elle la comprend, l'aime et l'attend.—Je suis tout au contraire heureux de faire partie de cette foule qui attend l'œuvre de M. Nadi.
Mais ce n'est pas ce malentendu que je veux dire. L'autre est plus grave, car il n'est pas à mon sujet. Et ce n'est pas non plus de M. Nadi seul qu'il s'agit; si je parle de lui plus que d'un autre, c'est qu'aussi bien son article est meilleur, et que lui-même semble riche de promesses; il le dit un peu fort,—mais comment ne pas croire pleins de promesses des jeunes gens qui écrivent si exactement comme nous eussions pu écrire à vingt ans?
Tant que M. Nadi parlera, passe encore; il parle bien; mais quand ce sera quelqu'un d'autre... Ecoutez d'abord M. Nadi:
Elle (la Race) connaîtra le frisson de notre foi. Elle appellera avec nous les délices d'un jour nouveau. Nous l'entraînerons dans cette adoration consciente de l'Univers, depuis l'atome jusqu'à l'Humanité.—Cela va bien, oui; mais cela va bientôt se gâter.—Je continue?...
Oh! devant Elle (la Race), nous éprouverons avec puissance l'ivresse de posséder la Vérité.—Cela va se gâter, vous dis-je.—Nous célébrerons l'Essence, la Forme éternelle et universelle, etc., etc... Tout cela c'est de M. Nadi.
Ah! l'on s'étonnera peut-être de la puissance de notre lyrisme!...—Non, M. Nadi, non; au contraire, j'ai peur qu'il n'ait pas de puissance, votre lyrisme. Il faut tant de lyrisme pour faire une œuvre d'art,—et tant d'autres choses avec! J'ai peur que, loin de faire œuvre d'art, votre lyrisme n'enfante ceci, par exemple, que je m'en vais vous lire, dans l'Effort de Toulouse:
La Raison n'est qu'une forme, mais par elle l'homme devient Dieu, ou plutôt s'achemine vers Dieu, car il le sera un jour, il faut le croire, alors que son cerveau omniscient embrassera le monde entier et que, d'un geste, il guidera les phénomènes de Vie et de Mort. Et sur ce point je vous renvoie à Ernest Renan et à Joachim Gasquet(?). Prisonnières de notre substance nerveuse, les sensations acceptent l'ordre que leur imprime Dieu. Avec un arsenal de méthodes, l'homme s'empare de l'Univers. Il faut relire Descartes (Le délicieux Descartes, disait Bouhélier). Il faut relire Taine et Claude Bernard (Plus loin l'auteur l'appellera Bernard tout court). Je lisais récemment la Synthèse chimique de Berthelot et le livre de Duclaux sur Pasteur... Quel merveilleux monument que celui des sciences chimiques! Analyse, décomposition des éléments et des principes immédiats, isométrie, analyse par décomposition graduelle, synthèse.—Et l'auteur ajoute: Les autres méthodes de Dieu sont plus connues. Vous me permettrez donc d'en sauter. Je reprends plus loin: Depuis longtemps Aristote a dit que la beauté est l'ordre. Dès lors l'art est frère de la science et ne se sépare plus d'elle...—Plus loin cette note effarante: Il y a beaucoup à dire là-dessus; j'y reviendrai dans mon prochain article.—Et plus loin: En tout et pour tout il s'agit de méthode. Ainsi de la politique. Le citoyen, la République, autant de mots très beaux qui viennent confirmer notre thèse. Imprimez donc un rythme à la Société. Ne négligez aucune puissance.—Et plus loin encore: Permettez-moi de rêver un peu.—Mais je vous en prie, faites donc.
S'imaginer qu'au bout de tout cela va poindre une œuvre d'art, voilà le malentendu, chère amie. Certes j'applaudis de toutes mes forces à l'entreprise d'un théâtre populaire (quand ce ne serait que pour nous tirer de la médiocrité des autres),—mais gare aux pièces que l'on va nous écrire pour lui! Les théories humanitaires nous préparent, je le crains, une littérature déplorable.—Pourquoi?—Parce que «méfiez-vous, dit Diderot, de celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre le maître des autres en les gênant.» C'est son œuvre que l'artiste doit ordonner, et non le monde qui l'entoure; car l'ordre extérieur rend celui de l'œuvre dramatique impossible.
Mais que sert de parler? Ils n'écouteront pas.—Et c'est moi qui les écouterai m'appeler, moi et d'autres, esprits craintifs, âmes pondérées, n'ayant eu jusque-là aucun contact avec nous,—et cela au nom de la Vie, de la Joie dont ils se disent déjà dispensateurs. Les poèmes de Griffin, les Nourritures Terrestres, les poèmes de Henri Ghéon, etc., ont pourtant précédé, non suivi leurs dires; s'ils le savaient un peu plus, peut-être écouteraient-ils un peu plus nos paroles et comprendraient-ils mieux que, si nous leur crions: fausse-route! c'est au nom même des dieux qu'ils nomment et dont aussi la religion délaissée nous réunit à quelques-uns dans l'Ermitage. Et c'est au nom de l'œuvre d'art qu'ils veulent faire—et qu'il faudra réinventer complètement, car notre littérature a désappris le goût du beau et en a perdu le souci.
Pour la musique et la peinture, nous sommes certes moins à plaindre—et pourtant combien le ciel s'assombrit de la seule mort d'un Puvis!—Le ciel de notre littérature est resté sombre assez longtemps. Du côté de l'occident, plus rien n'y luit beaucoup; mais l'orient s'emplit de lueurs. Un extraordinaire silence semble creuser l'espace entre le siècle mort et celui qui commence, comme il se fit entre le xviie siècle et le suivant. Malgré son œuvre déjà grande, Verhaeren pas plus que Moréas ni que Griffin n'est de la génération passée, sans quoi je n'eusse pas dit que notre ciel était si sombre. Régnier, plus différent de nous peut-être, maintient le goût d'une langue si pure, que c'est à lui que je voudrais aller comme à un maître, s'il était plus âgé, ou si j'étais plus jeune.—Chère Angèle, dites aux jeunes gens du Pays de France et de l'Effort que nous, tout autant qu'eux, c'est l'œuvre d'art que nous voulons: que c'est vers elle que nous marchons, et qu'ils se trompent en croyant notre but opposé ou nos routes divergentes. Répétez-leur ce vers du Dante:
Adieu.
[1] Comme je le montre plus loin, ce n'est pas procès de personnes, mais de tendances que je veux faire. M. Nadi nous a écrit, sitôt après cet article, la plus aimable des lettres; si notre modestie se refuse à la citer en ce lieu, je veux au moins que nul ne mette en doute l'impersonnalité de mes accusations.
X
.—Les Mille Nuits et une Nuit du Dr Mardrus
Chère Angèle,
Aujourd'hui, je ne vous enverrai qu'un livre; et ce livre en vaudra beaucoup: Voici les Mille et une Nuits, que le Dr Mardrus vient de traduire, et de rebaptiser avec une pointe d'arabisme: Les Mille Nuits et une Nuit.
Vous savez mon admiration pour ce livre. Mon père qui l'admirait aussi le mit entre mes mains de si bonne heure que c'est, je crois, avec la Bible le premier livre que j'ai lu.—Mais je pense que, si, seule, la traduction de Mardrus eût alors existé, mon père eût choisi, pour m'y apprendre à lire, un autre livre. A peine osai-je vous le donner. Il faut bien, pour m'y décider, la tranquille assurance de la préface, dans laquelle le traducteur se fait garant de la naïveté et de l'ingénuité du conteur.
On m'avait mis en garde contre Galland, dit et redit qu'il prenait dans sa traduction toutes les libertés qu'il enlevait aux contes; à défaut de Burton, dont j'ai l'ennui de ne comprendre pas la langue, j'avais pu lire la version allemande de Weil et me rendre compte que celle de Galland respectait bien plus Louis XIV que le grand sultan Schahriar; que Galland omettait systématiquement (entre autres choses) les citations poétiques qui surabondent dans le récit, en sont une des particularités merveilleuses, et pourraient, réunies, former une très importante anthologie.
Les critiques contre la traduction de Galland sont faciles. Elles sont inutiles aussi. Il s'agissait à cette époque de réduire au bon goût français les ouvrages qu'on prétendait traduire. Près de cinquante ans plus tard, l'abbé Prévost écrivait en préface de sa traduction de Grandison: «J'ai supprimé ou réduit aux usages communs de l'Europe ce que ceux de l'Angleterre peuvent avoir de choquant pour les autres nations.» Et le biographe de Prévost ajoute: «Son goût était trop sûr pour se borner à traduire son original.» Galland avait aussi «le goût trop sûr».—Ces phrases font sourire aujourd'hui; mais on oublie trop que, sous Louis XIV, les Français avaient plus de droit que nous n'avons d'être infatués de la France.
La langue de Galland est plaisante, douce à lire, classique encore et souvent non sans grâce. Son orientalisme affaibli garde un charme. Enfin peut être sa traduction n'était-elle pas inutile à titre d'initiation préparatoire. Celle de Mardrus[1] d'abord eût pu surprendre et rebuter. Galland fut comme l'étuve tiède qui précède, dans un Hammam, la salle torride. Et, tandis que Galland, à la manière de son siècle, recherchait dans ses contes avant tout l'émotion générale et la part qu'il croyait être commune à tous parce qu'il la sentait être semblable à lui, Mardrus, lui, se plaît au contraire (et nous nous plaisons avec lui), à l'étrange, à la différence; ou mieux, il ne se plaît à rien qu'à une traduction très fidèle, et, si la vie de ces contes va différer de notre vie, c'est par toute l'ardeur et la saveur orientale qu'il leur laisse. Ah! l'habile Mardrus! Ah! vive Mardrus! Ah! merci! Ici l'on exulte; on éclate; on s'enivre par tous les sens.
Que la sensualité de Galland paraît pâle! Le bol «plein de grains de grenade apprêtés au sucre, aux amandes décortiquées, et parfumés délicieusement et juste à point» que le faux pâtissier Hassan prépare pour le petit Agib, et auquel il ajoute encore, lorsqu'on lui redemande de ce plat, «un peu de musc et d'eau de roses»; ce plat exquis par lequel Hassan se laisse inespérément reconnaître, devient chez Galland «une tarte à la crème», bonnement. Et dire que déjà les «confitures sèches» qu'on y goûte me faisaient rêver! qu'eût-ce été si j'avais ouï parler de la «boisson délicieuse et parfumée aux fleurs»? si j'avais lu: «Elle m'offrit à boire du sirop au musc»?—Car ce qui ressort avant tout de cette traduction si nouvelle, ce n'est pas l'invention prodigieuse de ces contes, pour laquelle je garde une inlassable curiosité mais que, plus ou moins, nous connaissions déjà,—c'est la sensualité splendide, persistante, indécente, et mêlée de rires. Permettez-vous que je cite? «. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .»
Non; décidément, je n'ose pas citer.—Mais il y a d'autres passages; par exemple ces vers si moqueurs et charmants «sur l'excellence des pâtisseries arabes», ces vers que le troisième calender (il s'appelle ici: saalouk), métamorphosé en singe, écrit pour révéler qu'il est un homme,—et l'on ne saura ce dont on doit s'étonner le plus: ou de son lyrisme subit, ou de la subtilité de sa gourmandise:
«O pâtisseries, douces, fines et sublimes; pâtisseries enroulées par les doigts! Vous êtes la thériaque, antidote de tout poison! En dehors de vous, pâtisseries, je ne saurais aimer jamais rien; et vous êtes mon seul espoir, toute ma passion!
O frémissements de mon cœur à la vue d'une nappe tendue ou, en son milieu, s'aromatise une Kenafa (ici une note nous apprend que la Kenafa est «une sorte de pâtisserie faite avec des filets très fins de vermicelle») nageant au milieu du beurre et du miel, dans le grand plateau!
O Kenafa! Kenafa amincie en une chevelure appétissante, réjouissante! mon désir, le cri de mon désir vers toi, ô Kenafa, est extrême! Et je ne pourrais, au risque de mourir, passer un jour de ma vie sans toi sur ma nappe, ô Kenafa, ya Kenafa!
Et ton sirop! ton adorable, délicieux sirop! Haï! en mangerais-je, en boirais-je jour et nuit, que j'en reprendrais dans la vie future!»
—Je ne sais pas, chère amie, ce que ces strophes valent dans le texte; dans la traduction de Mardrus, je les trouve parfaitement merveilleuses.
Cette traduction abonde d'ailleurs en passages exquis. Écoutez cette courte phrase: «Par Allah! notre nuit va être une nuit bénie, une nuit de blancheur!»—Mais c'est de sensualité que je voulais vous parler. Le mot «sensualité» est devenu chez nous de signification si vilaine que vous n'osez plus l'employer; c'est un tort; il faudra réformer cela. Sachez que Coleridge, à propos de Millon, fait de la sensualité une des trois vertus du poète. La sensualité, chère amie, consiste simplement à considérer comme une fin et non comme un moyen l'objet présent et la minute présente. C'est là ce que j'admire aussi dans la poésie persane; c'est là ce que j'y admire surtout.—Car la littérature persane presque entière m'apparaît pareille à ce palais doré, dont il est raconté, dans le récit d'un des trois saalouks, que les quarante portes ouvrent, la première sur un verger plein de fruits, la seconde sur un jardin de fleurs, la troisième sur une volière, la quatrième sur des joyaux entassés ... mais dont la quarantième défendue, ferme une salle très obscure dont l'atmosphère saturée d'une sorte de parfum très subtil vous soûle et vous fait défaillir; une salle où l'on entre pourtant, où l'on trouve un cheval très noir, qui n'a l'air qu'étrange et que beau, mais qui, dès qu'on l'enfourche, déploie des ailes, des ailes «qu'on n'avait pas d'abord remarquées»,—qui bondit avec vous, vous enlève au plus haut d'un ciel inconnu; puis brusquement s'abat, vous désarçonne, et puis vous crève un œil avec la pointe de son aile, comme pour marquer mieux l'éblouissement que laisse ce rapide voyage en plein ciel.—C'est ce cheval noir que les commentateurs d'Omar et de Hafiz appellent «le sens mystique des poètes persans». Car on affirme qu'il y est. Pour moi qui n'apprécie que peu cette équitation aérienne, ni surtout la demi-cécité qui la suit, plus sage que le troisième saalouk, je n'ouvre pas la porte défendue et préfère m'attarder encore dans les vergers, et les jardins et les volières. Je trouve là quelques voluptés si intenses qu'elles suffisent pour désaltérer mes désirs et pour endormir ma pensée.
Ne lisez pas Omar Kheyam dans la traduction française de Nicolas: elle est littérale, il le dit; mais la traduction anglaise de Fitz-Gérald est bien autre chose et bien plus: elle est belle. Dans son texte excessivement resserré, chaque quatrain prend un sens et un poids admirable. Aussi déçu que l'Ecclésiaste, lyrique à la façon du Cantique de Salomon, et pondéré comme ses Proverbes, Omar Kheyam, à travers Fitz-Gérald, paraît un poète admirable[2].
Pour Hafiz, si vous ne pouvez vous procurer la très rare de Rosenzweig, lisez-le dans la traduction de Hammer; c'est celle qui, en 1812, révélait l'Orient au grand Gœthe. Voyez dans ses Annales avec quelle admiration il en parle.—Plutôt que de vous en parler à mon tour, laissez-moi vous transcrire un de ces courts ghazels: le voici tout entier:
Depuis assez longtemps j'étais religieux!
A d'autres les fiertés, les soins d'un renom considérable!
Où sont les empereurs de Grèce? de Sina?
Comprends! et quand l'oiseau lui-même s'enivre
Veille, car te guette le sommeil du néant.
Ramures du printemps dans l'azur que vos courbes sont belles!
La bourrasque d'hiver ne vous tourmente plus.
Croyez-moi, mes amis, les promesses de bonheur sont trompeuses,
Malheur à celui qui se repose sur elles.
Demain sur les pelouses d'Eden, demain les houris nous attendent
Mais aujourd'hui, l'échanson et la coupe, les voici.
Le souvenir de la reine Balkis dans le vent d'Orient flotte encore;
Que ce vin en guérisse notre âme!
Ne t'attarde pas devant l'émerveillement d'une rose;
Au souffle du soir ses pétales sont dispersés.
Mais ce vin de couleur rouge, de goût exquis,
Fait plus exquise la rougeur de l'ami.
Apportez ces coussins dehors, étendez-les sur la prairie;
Les cyprès et les flûtes nous attendent...
Ces chanteurs, que la plaine entende! accordent déjà
Le barbitos avec les flûtes.
Et les chants délicieux, ô Hafiz, se répandent
Du pays de Grèce au Sina[3].
Il est assurément très ridicule de traduire une traduction: mais que ne savez-vous l'allemand?—ou que ne sais-je le persan?
Vous pouvez lire en français le Gulistan de Sadi et Firdousy tout entier;—je ne vous cache pas que je préfère Omar et Hafiz.
Pardonnez-moi d'oser parler ainsi d'une littérature que, malgré tout mon amour pour elle, je connais peu. Je la connais peu, mais je l'aime beaucoup; que cela me serve d'excuse. Et puis j'écris pour qui la connaît encore moins.
[1] Le livre des Mille Nuits et une Nuit. Traduction complète par le D. J. C. Mardrus.—Fasquelle.
[2] Une remarquable traduction d'Omar a paru l'an passé chez Carrington. Elle est de M. Ch. Grolleau.
[3] Hammer, II, p. 426.
XI
.—Max Stirner et l'individualisme
Chère Angèle,
Que votre palais délicat excuse un tel pâté d'arêtes: Voici le livre de Stirner l'Unique et sa propriété[1], que M. Lasvignes vient de traduire,—avec quelle patience, vous en jugerez par celle qu'il faut pour le lire.
Du temps de Jean-Paul Richter, ce qu'on appelait l'Unique, c'était lui—lui Jean-Paul, et c'était assez.—Vous souvient-il qu'en le lisant, nous nous disions: quelle chance qu'il soit Unique! S'il devait y en avoir beaucoup comme lui, le monde des lettres ne serait plus tenable... Hélas! ô mon unique Angèle! l'Unique de M. Max Stirner est légion!—Unique, il ne l'est plus d'ailleurs que pour lui-même: c'est sa seule «propriété»; l'Unique, c'est moi, vous, Tityre; l'Unique, c'est chacun pour soi.
Voilà ce que M. Stirner expose en un livre de près de 500 pages; et il ne faut pas dire: l'Egoïsme, nous le connaissions déjà; ce serait mal entendre le jeu du philosophe: nomenclateur, sa mission n'est pas d'inventer; n'en déplaise au grand Nietzsche, le philosophe ne crée ni ne déplace les valeurs: simplement il légitime et enrôle ce que des tempéraments neufs et robustes lui proposaient. L'homme propose; le philosophe dispose. L'Unique et sa propriété, c'est l'égoïsme bien disposé.
Au cours des 500 pages, pas un accroc, pas un trouble, pas une rencontre; le livre est laid, ressasseur, comble et vide. C'est un livre de ruminant.
Et je ne vous en parlerais même pas, chère Angèle, si, par un procédé digne des lois scélérates, certains ne voulaient à présent lier le sort de Nietzsche à celui de Stirner, juger l'un avec l'autre pour les englober mieux tous deux dans une admiration ou une réprobation plus facile. Il serait trop long aujourd'hui de chercher avec vous en quoi l'un de l'autre diffère, diffère jusqu'à s'opposer; la question demeurera si grave que plus d'une fois nous y reviendrons, je suppose. En attendant, indignez-vous tout simplement en entendant dire: «Stirner et Nietzsche» comme Nietzsche lui-même s'indignait en entendant dire: «Gœthe et Schiller».
C'est à propos de Stirner, non de Nietzsche qu'il me plaît de vous parler un peu des «dangers de l'individualisme». Je crains, Angèle, je crains les ratés de l'individualisme, autant que tous les autres ratés. Ratés et médiocres, laissons-les donc aux religions établies; ils s'en trouveront mieux; nous aussi. Ne poussons donc pas vers l'individualisme ce qui n'a rien d'individuel; le résultat serait piteux. Ou mieux:
Pourquoi formuler l'individualisme? Il n'y a pas d'individualisme qui tienne; les grands individus n'ont nul besoin des théories qui les protègent: ils sont vainqueurs. Laissons donc aux médiocres et aux faibles la joie de les pouvoir condamner, et vaincus, écrasés par eux, de prendre une innocente revanche en les vainquant en effigie[2].
Il me plaît, à Moi, l'unique, que le «grand homme» continue à me paraître un grand coupable. Et puisque Max Stirner ose encore employer le mot de lâcheté, je dirai que je trouve lâche, Moi, de l'innocenter. Eh quoi! pour disculper sa grandeur, rétablirez-vous donc la notion du bien et du mal? Aurez-vous peur du crime encore, Monsieur Stirner? Vous n'êtes qu'un théoricien, non un vrai criminel. Sous votre apparence logique, vous souhaitez encore mon estime. Eh bien! vous ne l'aurez pas! précisément, vous ne l'aurez pas. Je ne m'accorde la mienne que lorsque je ne pense plus comme vous.
O Stirner! allez-vous à nouveau nous rendre le «Moi, haïssable»? Nous espérions n'y plus penser!...
Mais c'est qu'il faudrait mieux s'entendre et ne pas illustrer un tel livre avec l'image d'un Gœthe, d'un Beethoven, d'un Balzac, d'un Nietzsche ou d'un Napoléon (ces grandes et altières figures furent admirablement dévouées à quelque grande idée projetée devant eux, au-dessus d'eux); car il faut encore dire ceci d'admirable, c'est que plus les individus sont grands, moins il y en a. En sorte qu'une théorie qui chercherait à produire le plus grand nombre possible d'individus diminuerait chacun pour tous, et tendrait à se rapprocher du socialisme. Tous individus: plus d'individu. Ah! pour l'amour de Moi! pas d'individualisme!!!
Retenez-les! Angèle! Retenez-les! Ne favorisons pas ces éclosions malheureuses; continuons à honnir, à bannir, à lapider l'individu. Ceux que ne retiendra ni le respect d'autrui, ni la crainte, ni la pitié, ni la pudeur, ni le mépris ou la haine d'autrui, ceux-là ce sont les vrais; nous pouvons espérer qu'ils vaudront quelque chose. Et ils s'inquiètent peu qu'un Stirner les approuve, ou que les désapprouve un Tolstoï. S'ils sont grands, c'est qu'ils sont en petit nombre; ils sont triés. Et rien n'a pu contre eux, pas même mon épouvante: voilà pourquoi je les admire, je les aime, je les trouve grands. Il faut, pour en obtenir quelques-uns, forcer à la médiocrité beaucoup d'autres et tâcher d'y contraindre même celui-là.
Pourquoi le disculper?—Il faut que tout s'acharne contre le grand homme, car le grand homme est l'ennemi de beaucoup[3].
Pourquoi le plaindre?—C'est un grand homme. Et, s'il est authentique, il saura toujours bien s'en tirer.
Pourquoi le protéger?—Ses épreuves mêmes et son isolement feront sa force—ou du moins celui-là seul qui les supporte et qui en sort était puissant.
Par pitié, pas d'individualisme! par pitié pour les individus. N'encouragez jamais les grands hommes; et pour les autres: découragez! découragez!...
10 décembre 1899.
[1] 1 vol. in-8° carré (Editions de la Revue blanche).
[2] C'est aussi ce que M. Lasvignes exprime excellemment à la fin de son intéressante préface: «Les masses humaines, dit-il, ne seront jamais plus conscientes de la puissance formidable qu'elles représentent en face de la poignée d'hommes qui les tient asservies, que les forces naturelles ne le sont de l'infinie faiblesse de l'homme qui les gouverne.» (Page xxix.)
[3] ... «Nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour qu'un homme soit au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les autres.»
Montesquieu.
XII
.—Nietzsche
Chère Angèle,
Vous recevrez par le même courrier deux gros livres de Nietzsche. Vous ne les lirez probablement pas; mais je veux que vous les ayez quand même. C'est mon petit cadeau de janvier.
Et je préférerais, il est vrai, du fond de l'Algérie, vous envoyer des dattes, ainsi que je faisais si joliment, les ans passés. Hélas! Paris me tient encore et, si j'y pensais trop, l'approche ici d'un nouvel an me rendrait triste.—Que ne puis-je parler des sables et des palmes! je m'y connais, et mieux qu'à la philosophie... Mais j'en suis loin, et voici Nietzsche, chère amie; si je suis grave, excusez-moi.
Grâces soient rendues à M. Henri Albert qui nous donne enfin notre Nietzsche, et dans une fort bonne traduction. Depuis si longtemps nous l'attendions! L'impatience nous le faisait épeler déjà dans le texte—mais nous lisons si mal les étrangers!
Et peut-être valait-il mieux que cette traduction ait mis tant de temps à paraître: grâce à cette cruelle lenteur, l'influence de Nietzsche a précédé chez nous l'apparition de son œuvre; celle-ci tombe en terrain préparé; elle eût risqué sinon de ne pas prendre; à présent elle ne surprend plus, elle confirme; ce qu'elle apprend surtout, c'est sa splendide et enthousiasmante vigueur;—mais elle n'était presque plus indispensable; car l'on peut presque dire que l'influence de Nietzsche importe plus que son œuvre, ou même que son œuvre est d'influence seulement.
Encore et malgré tout l'œuvre importe, car son influence, on commençait de la fausser.—Il faut, pour bien comprendre Nietzsche, s'en éprendre, et seuls le peuvent comme il faut les cerveaux préparés à lui depuis longtemps par une sorte de protestantisme ou de jansénisme natif; des cerveaux qui n'ont rien tant en horreur que le scepticisme, ou chez qui le scepticisme, nouvelle forme de croyance qui mue amour en haine, garde toute la chaleur d'une foi.—Voilà pourquoi tels esprits ingénieux et souples comme celui de M. de Wyzewa s'y trompèrent: peu d'études sur Nietzsche (je ne parle que des plus remarquables) trahissent autant Nietzsche que la sienne[1]. Il voulut voir en lui un pessimiste: Nietzsche est avant tout un croyant. Il ne sut voir en son œuvre que démolitions et que ruines: elles y sont, mais loués soient ceux-là qui nous permettent de construire! Seuls ceux-là ruinent qui découragent et diminuent notre croyance en la vie...:
Je veux l'homme le plus orgueilleux, le plus vivant, le plus affirmatif; je veux le monde, et le veux tel quel, et le veux encore, le veux éternellement, et je crie insatiablement: Bis! et non seulement pour moi seul, mais pour toute la pièce, et pour tout le spectacle; et non pour tout le spectacle seul, mais au fond pour moi, parce que le spectacle m'est nécessaire—parce qu'il me rend nécessaire—parce que je lui suis nécessaire—et parce que je le rends nécessaire.
Oui, Nietzsche démolit; il sape, mais ce n'est point en découragé, c'est en féroce; c'est noblement, glorieusement, surhumainement, comme un conquérant neuf violente des choses vieillies. La ferveur qu'il y met, il la redonne à d'autres pour construire. L'horreur du repos, du confort, de tout ce qui propose à la vie une diminution, un engourdissement, un sommeil, c'est là ce qui lui fait crever murailles et voûtes: On ne produit qu'à condition d'être riche en antagonismes, dit-il; on ne reste jeune qu'à condition que l'âme ne se détende pas, n'aspire pas au repos. Il sape les œuvres fatiguées et n'en forme pas de nouvelles, lui—mais il fait plus: il forme des ouvriers. Il démolit pour exiger plus d'eux; les accule.
L'admirable, c'est qu'il les gonfle en même temps de vie joyeuse, c'est qu'avec eux il rit au milieu des décombres, c'est qu'il y sème à tour de bras. Il n'est jamais plus rouge de vie que quand c'est pour ruiner les choses mortelles ou tristes. Chaque page est alors saturée d'une énergie créatrice; d'indistinctes nouveautés s'y agitent; il prévoit, il pressent, il appelle—et il rit.—Œuvre admirable? non—mais préface d'œuvres admirables. Démolir, Nietzsche? Allons donc! Il construit,—il construit, vous dis-je! il construit à bras raccourcis.
Je voudrais pouvoir louer plus le petit livre de Lichtenberger sur Nietzsche. A défaut de Nietzsche même, c'est là, chère Angèle, ce que je vous conseillerais de lire. Je le ferais plus volontiers si certaine timidité d'esprit n'avait fait l'auteur traiter son sujet avec presque trop de conscience. Oui, pour bien parler de Nietzsche, il faut plus de passion et moins d'école; plus de passion surtout, et partant moins de crainte. Le dernier chapitre, en guise de conclusion, étudiant Nietzsche dans son ensemble, cherche en quoi il est bon, en quoi mauvais—etc.; il pondère, limite, sauvegarde. Nietzsche entraîne tant d'effrayantes choses après lui! Si donc la peur domine, je préfère entendre bannir Nietzsche en entier plutôt que d'en voir approuver seulement les parties rassurantes. Ce sont parties d'un tout. La modération le supprime. Et je comprends que Nietzsche fasse peur; mais les idées qui ne heurtent rien d'abord ne sont en rien réformatrices.
Tout cela ne suffirait pas à me faire critiquer ce petit livre, je lui en veux un peu pour de plus particulières raisons: certaines de vos amies, chrétiennes il est vrai, ont pu à travers lui se représenter Nietzsche comme «quelqu'un d'excessivement triste». Et c'est vraiment contrariant, vous l'avouerez, cherchant la joie jusque dans la folie et la glorifiant à travers toutes les souffrances, martyr vraiment dans le sens plein du mot, d'arriver aux yeux de certains à représenter «Quelqu'un d'excessivement triste»!—Mais la joie chrétienne admet malaisément d'autre forme de joie que la sienne: ne pouvant réduire celle-là, elle la nie.
«Œuvre profondément triste», dit aussi M. de Wyzewa, et diront encore long temps d'autres. Décidément il était temps que cette traduction parût!
Ces deux livres[2] font connaître Nietzsche autant que le pourra faire l'œuvre entière—d'une admirable monotonie. Douze volumes; de l'un à l'autre aucune nouveauté; le ton seul change, devient plus lyrique et plus âpre, plus forcené.
Dès le premier ouvrage (la Naissance de la Tragédie), l'un des plus beaux, Nietzsche s'affirme et se montre tel qu'il sera: tous ses futurs écrits sont là en germe. Dès lors une ferveur l'habite qui va toucher à tout en lui, réduire en cendres ou vitrifier tout ce qui ne supporte pas tant de chaleur.
L'œuvre des philosophes est fatalement monotone; nulle surprise en eux; une appliquée conséquence à soi-même; aucune contradiction qui ne soit dès lors une erreur.—«L'esprit fait sa maison, dit Emerson, puis la maison enferme l'esprit.»—Système clos; la solidité des murs d'enceinte en fait la force; on ne les perd jamais de vue ... ou sinon ce sont des transes: on croit être sorti du système, s'être trompé.—Se tromper!—Comment me tromperais-je? «Qui trompe-t-on ici?»—Un philosophe ne trompe jamais que les autres... On ne trompe jamais que les autres.
Et Nietzsche lui-même s'emprisonne; ce passionné, ce créateur, se débat dans son système qui se replie de toutes parts sur lui comme un rets; il le sait et rugit de le savoir, mais n'en sort pas; c'est un lion dans une cage d'écureuil. Quoi de plus dramatique que cela: cet antirationnel veut prouver. Ses moyens sont autres, mais qu'importe? Artiste, il ne crée pas; il prouve; il prouve passionnément. Il nie la raison et raisonne. Il nie avec une ferveur de martyr.—De part en part son œuvre n'est qu'une polémique: douze volumes de cela; on ouvre au hasard; on lit n'importe quoi; d'une page à l'autre, c'est tout de même; la ferveur seule se renouvelle et la maladie l'alimente; aucun calme; il y souffle sans cesse une colère, une passion enflammée. Etait-ce donc là que devait aboutir le protestantisme?—Je le crois—et voilà pourquoi je l'admire;—à la plus grande libération.
Je suis trop protestant moi-même, et pour cela j'admire trop Nietzsche pour oser parler en mon nom propre. J'aime mieux laisser parler M. Fouillée. En 1895, il écrivait dans la Revue des Deux Mondes[3]:
«Le protestantisme, après avoir été plus réactionnaire que le catholicisme lui-même, s'avisa d'opposer à l'immobilité catholique l'idée du libre examen. Quand ils eurent trouvé cela, les protestants eurent cause gagnée—et aussi perdue. Ils avaient trouvé l'arrêt de mort de leurs adversaires; car en face d'une religion enchaînée par elle-même et engagée dans son passé comme un terme dans une gaine, ils dressaient une religion libre, progressive, capable de tout ce que la libre recherche scientifique lui apporterait. Le leur: car, n'y ayant pas de limite au libre examen, ils créaient une religion illimitée, donc indéfinie, donc indéfinissable, qui ne saurait pas, le jour où le libre examen lui apporterait l'athéisme, si l'athéisme fait partie d'elle-même ou non; une religion destinée à s'évanouir dans le cercle indéfini du philosophisme qu'elle a ouvert. Toute la libre pensée, tout le philosophisme, toute l'anarchie intellectuelle étaient contenus, dans le protestantisme dès qu'il cesserait d'être un catholicisme radical.»
Certes, cela n'apporte pas de repos, et rien n'y est plus opposé. Rien n'est plus opposé à ces phrases (magistrales certes) de Bossuet, dans ses lettres pastorales:
Nous n'avons jamais condamné nos prédécesseurs et nous laissons la foi des Eglises telle que nous l'avons trouvée... Dieu a voulu que la vérité vînt à nous de pasteur en pasteur et de main en main sans que jamais on n'aperçût d'innovation. C'est par là qu'on reconnaît ce qui a toujours été cru et par conséquent ce que l'on doit toujours croire. C'est pour ainsi dire dans ce toujours que paraît la force de la vérité et de la promesse, et on le perd tout entier dès qu'on trouve de l'interruption en un seul endroit[4].»
Mais Nietzsche ne cherchait pas le repos, lui qui disait encore:
Rien ne nous est devenu plus étranger que ce desideratum du passé, la paix de l'âme, desideratum chrétien. Rien ne nous fait moins envie que la Morale de ruminant et l'épais bonheur d'une bonne conscience. Et ailleurs: La plus belle vie, pour le héros, est de mûrir pour la mort, dans le combat.
J'espère par ces quelques citations vous éclairer un peu le débat, vous faire comprendre pourquoi Nietzsche paraît et continuera de paraître à certains «quelqu'un d'excessivement malheureux».—Je vous satisferais trop maladroitement en disant que ce n'est pas le «bonheur» qu'il recherche, car précisément c'est «ce que l'on recherche» que l'on appelle «bonheur»;—mais il est difficile toujours de continuer à appeler «bonheur» ce dont on ne voudrait pas pour soi-même. Tant pis! J'en tiens pour le bonheur de Nietzsche, chère amie.
Que de choses sur lui j'aurais donc à vous dire! Mais le temps presse; j'écris presque au hasard, hâtivement. Excusez-moi. J'y reviendrai.—Comment ne pas y revenir? Je suis entré dans Nietzsche malgré moi, je l'attendais avant de le connaître—de le connaître fût-ce de nom. Une sorte de fatalité charmante me conduisait aux lieux qu'il avait traversés, en Suisse, en Italie,—me faisait choisir pour y vivre un hiver précisément ce Sils-Maria de la Haute Engadine, où j'appris ensuite qu'il avait agonisé plus doucement. Et pas à pas ensuite, le lisant, il me semblait qu'il excitait mes pensées.
Nous devons tous à Nietzsche une reconnaissance mûrie: sans lui, des générations peut-être se seraient employées à insinuer timidement ce qu'il affirme avec hardiesse, avec maîtrise, avec folie. Nous-mêmes, plus personnellement, nous risquions de laisser s'encombrer toute notre œuvre par d'informes mouvements de pensées—de pensées qui maintenant sont dites. C'est à partir de là qu'il faut créer, et que l'œuvre d'art est possible.—Voilà ce qui me faisait considérer plus haut l'œuvre entière de Nietzsche comme une préface, on pourrait dire: Préface à toute dramaturgie future.—Nietzsche le sait, le montre sans cesse. Il semble, anachroniquement, que toute son œuvre soit sous-entendue en celle d'un Shakespeare, d'un Beethoven, d'un Michel-Ange. Nietzsche est infus dans tout cela. Il est même plus simple de dire que tout grand créateur, tout grand affirmateur de Vie est forcément un Nietzschéen.
«Voyez enfin quelle naïveté il y a à dire: l'homme devrait être tel ou tel. La réalité nous montre une richesse enivrante de types, une multiplicité de formes, d'une exubérance et d'une profusion inouïes»...
Nietzsche, tout comme un créateur de types, est enivré par la contemplation de la ressource humaine; mais, tandis que les autres créateurs échappent à la folie de leur génie par la continuelle purgation qu'est pour eux la création artistique, la fiction de leurs passions Nietzsche, prisonnier dans sa cage de philosophe, dans son hérédité protestante, y devient fou.
J'ai dit que nous attendions Nietzsche bien avant de le connaître: c'est que le Nietzschéisme a commencé bien avant Nietzsche; le Nietzschéisme est à la fois une manifestation de vie surabondante qui s'était exprimée déjà dans l'œuvre des plus grands artistes, et une tendance aussi qui, suivant les époques, s'est baptisée «jansénisme», ou «protestantisme», et qu'on nommera maintenant Nietzschéisme, parce que Nietzsche a osé formuler jusqu'au bout tout ce qui murmurait de latent encore en elle.
Si j'eusse eu plus de temps, je me fusse amusé à vous montrer le Nietzschéisme d'avant Nietzsche. Par des citations habilement choisies j'eusse pu circonvenir presque de toutes parts sa figure; mais ce serait trop long pour aujourd'hui; puis ce qu'il eût fallu citer surtout, ce sont des phrases des dernières œuvres de Beethoven. J'y reviendrai. Laissez-moi seulement en passant vous montrer ce passage de Dostoievsky. Nul plus que Dostoievsky n'a aidé Nietzsche.—Je cite, puis passe; et si vous ne comprenez pas, dites-le-moi; je vous expliquerai cela dans la suite,—Cela se lit presque à la fin des Possédés:
Celui qui parle (Kiriloff) est à moitié fou. Il doit se suicider dans un quart d'heure. Celui qui l'écoute compte profiter du suicide; il s'agit de faire endosser à Kiriloff un crime que lui, l'écouteur, a commis. Kiriloff, avant de se tuer, doit signer un papier où il se déclare coupable. A l'instant précis où nous sommes, la conversation entre eux a dévié; Kiriloff hésite, n'est plus capable de rien, pas même d'un suicide; il risque de redevenir raisonnable; tout est perdu pour Pierre, l'écouteur, s'il ne remet pas Kiriloff en état de se tuer. (Tant il est vrai que tout état pathologique inconscient peut proposer à l'individu des actes neufs, que sa raison s'ingéniera aussitôt à admettre, à soutenir, à systématiser). Il faut que toute une philosophie, toute une morale subitement improvisée, paraisse motiver cet acte qui, réciproquement, motive cette philosophie. Voici ce que, poussé par Pierre, Kiriloff arrive à dire, superuomo d'un instant,—un instant seulement, s'il vous plaît,—simplement le temps de se tuer:
... «Enfin tu m'as compris! s'écria Kiriloff enthousiasmé.—-Tu comprends maintenant que le salut pour l'humanité consiste à lui prouver cette pensée[5]. Qui la prouvera?—Moi. Je ne comprends pas comment jusqu'à présent l'athée a pu savoir qu'il n'y a pas de Dieu et ne pas se tuer tout de suite! Sentir que Dieu n'existe pas, et ne pas sentir du même coup qu'on est soi-même devenu Dieu, c'est une absurdité..... Si tu sens cela, toi, tu es un tzar, et, loin de te tuer, tu vivras au comble de ta gloire
»Mais celui-là seul, qui est le premier, doit absolument se tuer; sans cela, qui donc commencera et prouvera? C'est moi qui me tuerai absolument, pour commencer, et pour prouver. Je ne suis encore Dieu que par force, et je suis malheureux, car je suis obligé d'affirmer ma liberté. Tous sont malheureux parce que tous ont peur d'affirmer leur liberté. Si l'homme jusqu'à présent a été si malheureux et si pauvre, c'est parce qu'il n'osait pas se montrer libre dans la plus haute acception du mot et qu'il se contentait d'une insubordination d'écolier... La crainte est la malédiction de l'homme... Mais je manifesterai mon indépendance, je finirai et j'ouvrirai la porte. Et je sauverai. Cela seul sauvera tous les hommes et transformera physiquement la génération suivante; car autant que j'en puis juger, sous sa forme physique actuelle il est impossible à l'homme de se passer de l'ancien Dieu. J'ai cherché pendant trois ans l'attribut de ma divinité, c'est l'indépendance! C'est tout ce par quoi je puis montrer au plus haut degré mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté. Car elle est terrible. Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté!»
Kiriloff se tue, Pierre «devient tzar».—Nietzsche sombre dans la folie, vive à présent son superuomo!
Je sais bien que Dostoievsky met ces paroles dans la bouche d'un fou; mais peut-être une certaine folie est-elle nécessaire pour faire dire une première fois certaines choses;—peut-être Nietzsche l'a-t-il senti. L'important, c'est que ces choses-là soient dites; car maintenant il n'est plus besoin d'être fou pour les penser.
Mais lorsque des raisonnables viennent dire: c'est un malade; des orthodoxes: sa folie finale condamne son système—je proteste et dis que ce sont les mêmes qui criaient au Christ sur la croix: «Si tu es le Christ, sauve-toi toi-même.» Il y a là une grave incompréhension. Je ne veux plus savoir ici ce qui est cause et ce qui est effet; et je préfère dire que Nietzsche s'est fait fou. Et pour écrire de telles pages, peut-être fallait-il consentir d'être malade[6]: c'est une forme de dévouement. Les livres de Lombroso ne gênent que les sots.—La raison de Nietzsche au début de la vie s'y propose une tragique partie dont sa raison même est l'enjeu. Il joue contre lui-même, perd la raison,—mais gagne la partie; il a gagné, puisqu'il est fou.
Nietzsche a voulu savoir, et jusqu'à la folie; sa clairvoyance fut de plus en plus aiguë, cruelle, délibérée. A mesure qu'il voyait plus clair, il prônait davantage l'inconscience. Nietzsche voulait la joie à tout prix. De toute la force de sa raison il se poussait à la folie, comme vers un refuge. Que son génie surmené s'y repose!—L'an passé, j'ai lu, dans les Débats je crois, un court article où l'on parlait de Nietzsche. On le montrait près de sa sœur, distrait, insouciant, point triste.—«Il cause avec moi, disait sa sœur, et s'intéresse à tout autour de lui, tout comme s'il n'était pas fou—seulement il ne sait plus qu'il est Nietzsche. Parfois, le regardant, je ne peux retenir mes larmes; il dit alors: Pourquoi pleures-tu? Est-ce que nous ne sommes pas heureux?»
Au revoir, chère amie!—Dieu vous mesure le bonheur!
Paris, 10 décembre 1893.
[1] Wyzewa.—Revue bleue du 7 novembre 1891. Wyzewa.—Ecrivains Etrangers (Perrin), février 1896.
[2] Par delà le bien et le mal; Ainsi parlait Zarathustra (Mercure de France).
[3] Etude sur Auguste Comte, 1er août 1895.
[4] Lettre pastorale aux nouveaux catholiques de son diocèse, II.
[5] «Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne peux rien en dehors de sa volonté. S'il n'existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d'affirmer mon indépendance.»
[6] Guéri! je ne veux pas l'être! Mon esprit est puissant! Je serais alors abject comme les autres.»
(Faust, Apostrophe à Chiron.)
QUELQUES LIVRES
Ces articles ont paru dans la Revue Blanche, au cours de l'an 1901.
VILLIERS DE L'ISLE-ADAM
Histoires souveraines
Pour la plus grande joie d'un petit nombre, M. Deman en libraire amateur riche de loisirs et en artiste de haut goût, parachève parfois une impression nouvelle qu'orne précieusement un Redon, un Van Rysselberghe, un Renoir. Les livres qu'il nous offre alors avec lenteur sont beaux, comme furent presque tous ceux de Verhaeren, ou la récente réédition des poésies de Stéphane Mallarmé; mais jamais la réussite de M. Deman ne fut plus heureuse que pour cette anthologie de Villiers.—Sur le papier de moire vert foncé qui la couvre, au-dessus d'un grand ornement noir, on lit, en caractères d'or: Histoires Souveraines. Ce sont là, prédit l'éditeur, «les vingt meilleurs contes» de l'inimitable conteur.
Je n'ai pu apprendre précisément comment se décida le choix de ces contes; on parle d'une enquête: ceux des littérateurs qui furent jugés dignes de s'y connaître auraient envoyé des listes selon leur goût; ce choix représenterait donc à peu près celui du meilleur public;—on parle aussi de Mallarmé tout seul... Quoi qu'il en soit, le choix est bon. Je regrette, il est vrai, pour ma part, l'absence du délicieux Sentimentalisme, de Sombre récit, conteur plus sombre, la présence de la Voix du Passé, du Meilleur Amour, de Impatience de la Foule—mais j'indique un goût personnel; je préfère le taire ici, prendre ce livre tel que si ce choix était celui du temps lui-même et que ce fussent là les opera quæ supersunt de tout Villiers. Aussi bien, ces vingt contes suffisent-ils pour le connaître; il est là très entier, tour à tour mystique et passionné, grandiloquent, courtois, lyrique, oriental, ironique surtout, «cruel», avec toutes les nuances de la haine, du dédain,—un et divers, satisfaisant enfin et ne nous déconcertant plus.
Le recul s'est fait vite, ces dernières années; les influences violentes se succèdent fièvreusement, nous créant ad hoc une espèce de petit passé provisoire, comme pour donner plus d'élan et plus d'apparente jeunesse à la nouvelle croyance de l'instant; Villiers qui, tant que vivait Mallarmé, pouvait inquiéter encore, semble à présent déjà si loin de nous que je crois en pouvoir parler sans injustice et, comme l'on dit alors: historiquement. Et peu m'importe alors qu'il n'apparaisse plus, peut-être, comme une étoile de première grandeur: il a tiré vers lui d'étroites marées d'enthousiasme; il eut ses fervents, ses disciples, tout ce qu'il faut pour qu'on le considère comme un maître; intéressant peut-être d'autant plus qu'il n'y eut pas chez lui grande invention personnelle, qu'il est lui-même un résultat, mais qu'en lui convergent en faisceau, s'unissent des influences assez diverses (faux hégélianisme, wagnérisme, morale hindoue, etc.) et que des idées flottantes, et pour cela gênantes, se sont trouvées par lui artificiées, poussées à bout et portées à leur point de perfection littéraire, sinon de maturité réelle.
Oui vraiment: perfection littéraire. Je sais, dans notre langue, peu de choses aussi belles que le début d'Amour Suprême,—et pourquoi ne pas dire: que le conte tout entier?—Quel juste et délicat mélange de frivolité, de politesse et d'esprit dans le Tsar et les grands-ducs! la proportion de chaque élément est parfaite—et dans d'autres contes quelle sûreté de diction!—Parfois une insistance inutile et charmante; car les plus belles phrases de Villiers sont d'ordinaire des phrases de pure insistance, savamment préparées, annoncées, et dont la surprise n'est plus que presque exclusivement verbale. Souvent deux ou trois pages s'y emploient, nuançant, graduant l'émotion d'une même idée; la dernière phrase vient, sans heurt, comme la résolution d'une suite d'accords. L'art littéraire ne peut être poussé plus loin.—Nulle violence, nulle perturbation de l'instinct, nulle indiscrétion de la chair; le sang qui rougit aisément la pâleur de ses très chastes héroïnes coule paisiblement; chaque passion assagie n'est peinte, chaque mot, chaque cri n'est amené qu'en vue de l'effet artistique. Le mot factice ici devient éloge, mais c'est lui qu'il faut qu'on emploie.
Car la phrase ne paraît pas chez lui profondément nécessitée; née plutôt d'un besoin de parure et de luxe où s'affirme à la fois tout son amour et tout son mépris de l'aspect, elle ne s'identifie jamais avec l'idée, mais reste comme sa projection sensible, et semble parfois, postiche, n'être que son prestigieux et chatoyant faire-valoir; factice—autant, pas plus que ne l'était pour lui toute apparence, tout le rideau diapré de notre monde phénoménal. «Sic indutus et ornatus», citera-t-il.—Parfois, souvent, le mot limite l'évocation de l'objet qu'il désigne, à sa seule signification décorative. Non seulement il n'y croit pas, à l'objet, mais encore veut nous faire sentir qu'il n'y croit pas. Le réel, pour nous, dira-t-il, est seulement ce qui touche soit nos sens, soit notre esprit. «Les objets se transfigurent selon le magnétisme des personnes qui les approchent, toutes choses n'ayant d'autre signification, pour chacun, que celle que chacun peut leur prêter.—Pour nous ces candélabres étaient, nécessairement, d'un or vierge, etc...» Et encore: «Nul ne peut posséder d'une chose que ce qu'il en éprouve.» Et plus subtilement: «Le seul contrôle que nous ayons de la réalité, c'est l'idée.» Voilà, plus ou moins déguisé, le sujet même de la plupart de ces contes, et d'Axel, de l'Eve future, et de Tribulat Bonhomet.
Est-ce son subjectivisme quasi religieux qui impose à Villiers sa méconnaissance, quasi religieuse aussi, de la vie? ou au contraire cette méconnaissance précède-t-elle, lui dicte-t-elle le subjectivisme, comme pour se justifier? Je ne sais.—La même question peut d'ailleurs se poser, et vainement, pour tous les «écrivains catholiques». Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Hello, Bloy, Huysmans, c'est là leur trait commun: méconnaissance de la vie, et même haine de la vie,—mépris, honte, peur, dédain, il y a toutes les nuances,—une sorte de religieuse rancune contre la vie. L'ironie de Villiers s'y ramène.
Villiers parle de «ceux qui portent, dans l'âme, un exil»; «tant que traîna le simulacre de sa vie», dit Mallarmé, parlant précisément de Villiers;—car la vie devient alors aisément une sorte de parade, ironique et déclamatoire, parfois cabotine; et le rôle de l'artiste est, n'y croyant pas, de jeter sur son néant un prestige,—ou mieux, d'opposer à ce néant, avoué, une autre vie, un autre monde, monde créé par lui, factice, qu'il prétendra révélateur de l'idée pure que bientôt il appellera le vrai monde—l'œuvre d'art[1].
Dans un de ses plus beaux contes, dans Vera (quelle intention déjà dans ce titre!), Villiers nous dit l'histoire d'un jeune homme surhumainement amoureux de sa femme. Celle-ci meurt. Il n'admet pas que la mort la lui enlève; il rejette par-dessus la grille du caveau la clef du caveau où repose Vera. Rentré dans la demeure en deuil, il s'occupe de son amour; il commence à jouer pour lui-même une amoureuse et persuadante comédie, feint un dialogue, suppose sans cesse la présence de la morte; bientôt rien ne manquera plus, qu'elle-même; il parvient, à force d'amour, à imaginer—bien plus: à forcer, à nécessiter sa présence. «Le comte avait creusé dans l'air la forme de son amour, et il fallait bien que ce vide fut comblé par le seul être qui lui était homogène, autrement l'Univers aurait croulé.» «Et comme il ne manquait plus que Vera elle-même, tangible, extérieure, il fallut bien qu'elle s'y trouvât.»
Magnificence de l'artiste! L'art suprême supplante l'inexistante réalité. L'imaginaire Vera devient plus vraie que la vraie Vera morte.—Ce conte, le premier des Histoires Souveraines, est l'histoire même de l'artiste Villiers.—S'il est vrai que Vera soit morte et que ce monde est imposteur: vive Villiers!—Mais on peut estimer que le monde extérieur existe et que Vera ne meurt que parce que c'est Villiers qui la tue: son art n'apparaît plus alors qu'une admirable et éblouissante imposture.
[1] «L'auteur a dû modifier un peu le personnage même du Duc de Portland—puisqu'il écrit cette histoire telle qu'elle aurait dû se passer», dit Villiers en note du Duke of Portland.
MAURICE LÉON
Le livre du Petit Gendelettre
Inconnu d'hier, le très jeune Maurice Léon arrivera-t-il à la célébrité par ce livre?—Il a pris, sinon la meilleure, du moins la route la plus courte; il s'est tué.
Autant dire qu'il est mort de ce livre; car nulle cause extérieure à son suicide, nulle maladie, nulle intrigue, nulle complicité d'amour: il reste responsable seul, avec ceux qui l'ont fait ainsi, et c'est dans sa seule pensée, qu'ici minutieusement il expose, qu'il sied de découvrir la cause de sa mort lente et compliquée, qu'un coup de pistolet achève. Triste autopsie! qui peut-être n'intéressera que les spécialistes, psychologues et psychothérapeutes, mais qui intéressera ceux-là passionnément. A chaque page de ce livre on réfléchit, on pense: qu'y a-t-il donc de mortel là-dedans?—Et cela seul suffit à dramatiser tout le livre.
Une robuste préface de Paul Adam nous avertit (nul, je pense, ne pouvait être plus désigné pour antidoter un tel livre) et par des phrases habilement choisies au cours du livre, nous prépare; puis commencent sans ordre apparent, et continuent sans gradation sensible, ces 300 pages où Maurice Léon ne parlera strictement que de lui: «Me commenter, m'expliquer moi-même, me critiquer si profondément que l'on n'ait plus rien à dire de moi» ... et si, les 300 pages écrites, le «petit Gendelettre» s'est tu, c'est qu'il n'aura trouvé sur lui plus rien à dire.
De ces pages, excellentes souvent, il est peu dont je n'eusse voulu souligner quelques lignes; il en est d'assez remarquables pour mériter de n'ennuyer que les esprits superficiels et que les sots: il en est qui se juxtaposent, se répètent et font, semble-t-il, double emploi; mais cette obsédante rétrospection est précisément un des plus étonnants caractères du livre; il en est dont la forme sèche, non abstraite pourtant, sans hypocrite attrait, étonne lorsqu'on les songe écrites avant vingt ans, et leur aiguë pénétration inquiète; l'intelligence de Léon fut un instrument délicat, un instrument de précision.
«Mon autobiographie, dira-t-il, je la veux froide, méticuleuse; elle sera douloureuse au fond, douloureuse par l'effort—jamais sûre de son résultat, doutant de sa sincérité même—vers la vérité nue.»—Une biographie cela!—Pas un fait, pas une émotion—j'allais dire: pas une pensée, tant l'étude ou la critique de la pensée tient lieu de la pensée nouvelle. C'est là l'effort d'Orphée pour apercevoir Eurydice, et son étonnement déçu de n'en saisir jamais que le cadavre. «La pensée que j'étudie ne vit pas dans la même atmosphère que ma pensée»; autant dire: ma pensée, dès que je l'étudie, est morte.
Qu'Orphée n'avançait-il simplement et sans regarder en arrière? Eurydice suivait si bien!—Que Léon n'écrivait-il simplement, sans souci de se voir écrire?—Ecrire!—mais écrire quoi? Maurice Léon n'avait rien à dire. Son active pensée fonctionne à vide. Il eut tôt fait de le comprendre, et dès lors c'est ceci même que de page en page il dira. Il s'observera, tentera d'observer sa pensée, son fonctionnement délicat, pour raconter après, non point la première pensée (encore une fois il n'en a pas), mais l'observation de cette pensée et tout son travail désœuvré. «Je veux faire le livre où l'on se fige, où l'on se momifie pour ne pas mourir tout... Je ne pourrai pas être sincère; ce n'est pas moi que je momifierai pour l'éternité.»
Et dès lors ce souci concomitant l'habite: être sincère. Il importe de constater que ce souci n'habite et ne peut habiter que ceux précisément qui n'ont rien à dire; comprenne qui voudra pourquoi... Ces quelques phrases de Léon éclairent un peu ce que j'avance: «Je ne sais si je mens ou si je dis vrai; j'écris, voilà tout...» voici comment parle l'artiste qui a quelque chose à dire—mais Léon ajoute: «Suis-je sincère? Eh oui! je suis sincère comme lorsque j'ai peur de la mort: peur verbale, qui ne peut pas se traduire par le plus léger battement de cœur.»—Peur verbale, émotions verbales ... tout ce que je dirais ici ne pourrait qu'affaiblir ses paroles; aussi bien cette jeune voix qui s'est tue, je voudrais qu'elle parlât encore: «Le mot, dit Maurice Léon, ne dérive jamais chez moi de mon émotion, de ma vision; il paraît par une spontanéité acquise en venir parfois; en réalité, c'est la nécessité d'écrire, l'habitude qui l'appellent... Pour l'âme artiste, le mot ne fait que rendre imparfaitement l'impression ressentie; pour moi il la crée presque; je dis plus que je n'éprouve.»—Et ailleurs: «Réfléchissez sur votre bonheur, sur votre jeunesse, et vous n'en jouirez plus qu'en paroles.»—Enfin je veux encore citer cette si clairvoyante phrase, qui désormais prend un accent d'adieu: «Un caractère n'existe pas; il n'y a que des sensations et des réactions; les plus fréquentes ne sont même pas les plus essentielles.—Que reste-t-il? Les balbutiements de l'auteur, et la bonne volonté du lecteur.»
Comprendre tout, ne rien sentir... De nouveau la question se pose: qu'y a-t-il de mortel là-dedans?—Oh! rien, peut-être—car enfin, des générations l'ont prouvé: on peut bien vivre ainsi sans en mourir, sans en trop souffrir même, surtout sans s'en douter. La conscience d'un mal, plus que le mal lui-même, fait le suicide, et l'on prend sans vertu son parti des souffrances très partagées. Mais le monde en tournant change un peu; une souffrance, commune hier, devient plus rare et solitaire, s'exagère par comparaison. Pour beaucoup l'intelligence a suffi; si Léon est mort, c'est donc qu'elle commence à ne plus suffire. Le suicide de Léon est important; il y a peu de temps encore on ne se serait pas tué pour cela... Hélas! Léon n'avait pas moins à dire que plusieurs autres d'aujourd'hui et qui vivent.—Léon fut plus consciencieux.
CAMILLE MAUCLAIR
L'Ennemie des Rêves
Certes M. Mauclair est bien de la famille intelligente des Léon; mais une sorte de ferveur l'anime. Sa pensée, pour n'être pas toujours très autochtone, est véhémente: tout ce qu'il prend s'émeut en lui et se réchauffe; il fusionne passionnément. Bellement soucieux de tout ce qu'il découvre, il consent de s'instruire encore et se complète incessamment; mais son cerveau modeleur achève vite; Mauclair ne se critique pas, mais passe; à la fois penseur et lyrique il semble procéder par bonds.
Parfois quelque excellent article de revue nous fait douter dans quels parages ne poussera-t-il point sa pensée;—réunis prochainement, je l'espère, en volume ces essais paraîtront peut-être la partie la meilleure de l'œuvre de M. Mauclair, et me seront occasion de louer son esprit généralisateur.
J'avoue que M. Mauclair me plaît moins lorsqu'il généralise ses propres sentiments, comme il fait dans la préface de l'Ennemie des Rêves.—Ses sentiments, il les prête à une génération tout entière. Par horreur de l'égoïsme, croit-il, il ne dit jamais Je, mais Nous. L'expérience, peut-être maladroite, qu'il fit de la vie, il aime à la croire celle de tous; c'est comme telle qu'il la condamne. D'autres peut-être se seront pu reconnaître dans le portrait qu'il fait de «Nous»; moi pas; et qui j'y reconnais surtout, c'est M. Mauclair.
Habile aux avatars, il condamne ce qu'il était au nom de ce qu'il est aujourd'hui; sa nature généreuse et crédule l'y pousse. Depuis la première Eleusis, quel chemin parcouru! Ses regards sur son moi d'hier sont hostiles; mais ses erreurs d'hier, il les généralise et s'en échappe; il les met au présent d'autrui. Il écrit: «Il leur faudrait apprendre d'abord à ne plus tant s'analyser eux-mêmes...» etc.; ou bien: «Le vice essentiel de l'éducation actuelle est d'avoir trop habitué les jeunes hommes à s'occuper constamment d'eux-mêmes, de ce qu'ils sentent.» Ne pouvant reconnaître moi ni les miens dans ce portrait, je préférerais lire: «Le vice essentiel de mon éducation était de m'avoir trop habitué à m'occuper constamment de moi-même.»—M. Mauclair continue: «Ils ne sortent de cette étude que pour rêver à ce qu'ils devraient ou pourraient éprouver encore...» Je préférerais lire: «Je ne suis sorti d'Eleusis, causerie sur la cité intérieure, que pour écrire Couronne de Clarté.»
Au demeurant, peut-être l'extraordinaire malléabilité de M. Camille Mauclair, en nuisant à l'affirmation de sa propre personnalité indécise, lui a-t-elle permis mieux de comprendre, d'adopter et de représenter une génération anonyme. Ce que je lui reproche donc, ce n'est pas de changer, non certes: c'est, prenant chaque changement pour un état définitif, de renier son état de la veille, sans songer que le présent sort du passé, et qu'il dut, à ce qu'il était, d'être ce qu'il est aujourd'hui. Il peut paraître beau de voir un fervent converti renier et brûler l'idole de la veille, mais M. Mauclair est trop intelligent pour avoir fini de changer; il demeure catéchumène, et si cette ferveur crédule lui fait prendre pour vérité chaque idée qu'il traverse, chaque route qu'il suit pour chemin de Damas, son demain risque fort de renier son aujourd'hui,—comme son aujourd'hui, son hier.
Aujourd'hui, vive le féminisme! L'«Ennemie des rêves», c'est la femme; et M. Mauclair louera Marthe d'avoir délivré Maxime Hersent de ses rêves; aussi bien les rêves du pauvre garçon tournaient-ils au cauchemar. Mais comme il n'a guère rien en lui que ses «rêves», il y tient.—Maxime Hersent préférera-t-il ses rêves à sa femme, sa femme à ses rêves? incertitude, drame et option, c'est ce que le livre raconte. La femme en veut aux rêves; les rêves en veulent à la femme. Maxime Hersent, qui craint d'être dépossédé, commence par haïr la femme. «Marthe l'irritait par une constante pesée de son regard amoureux. Il s'en devinait suivi et s'en croyait harcelé... Il était appris par cœur.» Plus loin, cette excellente remarque: «Et comme il ne savait au juste ce qu'il désirait, ne se donnant ni raison ni tort, il piétinait entre deux regrets. En réalité il était heureux.»
La figure de Marthe est assez belle et délicatement tracée: «Elle n'avait pas eu de printemps et ne s'en était pas aperçue.»—Mais pourquoi, dès qu'elle parle, dit-elle: «Que faites-vous donc tous? Qu'est-il, votre art? Un fétichisme de subtilité, un nœud gordien fait de toutes les contorsions nerveuses d'une époque hystérisée.»—Pourquoi dit-il: «J'obéis à la tradition éternelle des artistes, qui est de craindre la femme... Oh! oui, vous êtes dangereuses, ... mais malgré tout nous avons notre domaine, nous fermons la porte derrière nous, nous sommes seuls, quand il nous plaît, face à face, avec notre torture et notre ivresse, humant dans la solitude le poison divin, la plante d'oubli pour la chair vilement vautrée dans le désir de l'éternelle Circé, etc.»—Cela n'est pas naturel.
Les rêves de ce pauvre Hersent paraissent, à travers ces déclamations, si médiocres, qu'on lui pardonne mal d'y tenir. L'ennui c'est qu'aussi l'on pardonne mal à la femme de tenir à Maxime Hersent... Et pourtant le problème existe et si M. Mauclair eût accepté de n'y donner qu'une solution particulière, il nous aurait plus vivement intéressés. Les problèmes psychologiques ne comportent peut-être pas de solutions générales, et la préoccupation de leur en donner une, nuit à la peinture des caractères.—Si l'homme est supérieur, la femme aura tort; si l'homme est médiocre, elle aura raison (le plus simple alors serait de le plaquer). Si tous les deux sont «supérieurs», ils auront tous les deux raison; avec beaucoup d'amour c'est le paradis; avec un peu moins d'amour c'est l'enfer; question de dosage. S'ils sont médiocres tous les deux,—alors ce sont des discussions infinies, c'est le roman de M. Mauclair.—Ne pas craindre de peindre un héros médiocre, et le peindre sans ironie; preuve d'un grand courage littéraire.
HENRI DE RÉGNIER
La Double Maîtresse
M. Henri de Régnier est aujourd'hui l'un des seuls qui écrivent; il a l'amour et le souci de notre langue; français très exclusivement, il le prouve jusqu'en ses défauts mêmes, si bien que, même de ceux-là, on peut trouver à le louer. Et, certes, le dernier livre de M. de Régnier ne m'empêchera pas de dire le grand cas que je fais de son incontestable talent, l'admiration même que parfois je lui porte,—mais, ayant à parler pour la première fois ici de M. de Régnier, je regrette que ce soit au sujet de la Double Maîtresse.
Non point que la Double Maîtresse ne soit, en son genre et somme toute, réussi,—et peut-être ce livre montre-t-il d'aussi nombreuses qualités que nous pouvions croire et attendre,—mais ces qualités extrinsèques ne semblent cultivées et poussées qu'en vue d'un effet plus connu; nous regrettons alors des défauts plus charmants; nous cherchons tristement en vain ce que tant nous aimions dans Hertulie et les délicates merveilles du Trèfle blanc, ce souci, cette grâce morose, cette tenue un peu guindée mais digne et donnant plus d'attrait encore au lieu des sensations ingénues.
Mais il importe de situer le livre dans l'œuvre, de comprendre la personnalité de M. de Régnier tout entière et d'admettre que l'auteur de Tel qu'en songe soit aussi l'auteur de la Double Maîtresse. Aussi bien saurais-je montrer que M. de Régnier seul pouvait l'écrire, et que ce livre était en lui tout préparé.—«Je ne sais trop, pour dire vrai, confesse-t-il dans sa préface, d'où j'ai été conduit à écrire ce singulier roman, ni par où il m'est venu à l'esprit. Ce qui est certain, c'est qu'il y trouva presque à mon insu de quoi m'imposer son autorité et me contraindre à faire droit à ses exigences.»—On peut donc aimer ou n'aimer point ce livre, le critiquer ou le louer, l'admirer ou le déplorer au contraire, mais pour s'en étonner, il faut avoir mal compris tous les autres. Voilà pourquoi, bien qu'ayant lu la Double Maîtresse avec plus de curiosité que d'intérêt,—d'abord parce que les anecdotes piquantes dont la suite immotivée fait le livre sont plus curieuses qu'intéressantes, puis surtout parce que j'estime qu'il était plus curieux qu'intéressant que M. de Régnier l'écrivit—je n'en fus pas autrement étonné.
Qui connaissait M. de Régnier n'ignorait pas qu'il réservait en lui, avec particulière intelligence, un don, sinon de psychologue, au sens plutôt russe du mot, du moins d'observateur à la manière française, et qu'il collectionnait misanthropiquement, comme La Bruyère ses Caractères, tout ce que la mouvante nature humaine pouvait lui présenter de bizarre, de fantasque, de maniaque ou de disconvenu. L'effet lui importait, plus que la cause; chercher d'y remonter, n'était-ce pas risquer de réduire une diversité qui par elle-même amusait; plus peintre que musicien, son esprit se refusait toute synthèse; par raison d'art sa connaissance restait extérieure et pour cela très variée.—C'est ce don qui dans la Double Maîtresse s'exagère avec minutie, mais c'est à lui déjà que nous dûmes ce chef-d'œuvre qu'est l'historiette des Petits Messieurs de Nèvres et certaines pages de Monsieur d'Amercœur, la moins bonne des œuvres de M. de Régnier, mais une des plus significatives. La grâce d'une mythologie de quinconces et la poudre du siècle dernier s'y mêlaient; les petits dieux et les déesses luttaient encore, marbre ou chair, et cette lutte, qu'ils livraient bien un peu je pense en l'esprit même de l'auteur, faisait presque le sujet du livre; et parfois le contact était exquis, du marbre ou de la chair faunesque avec une costumerie, qui pourrait bien être historique, mais qui paraît seulement surannée. Ici les culottes courtes et les tabatières à vignette ont complètement chassé ce qui restait encore de divin; une licence polissonne remplace cette sorte de demi-chasteté qui peut-être devait sa décence à ce qu'elle gardait d'irréel.
Le libertinage obstiné des romans du xviiie siècle avait pour excuse, pour prétexte ou pour raison d'être les mœurs du temps qu'ils représentent (si tant est qu'il n'ait pas contribué à les faire); je ne vois pas ce qu'il «représente» ici. Ce livre est un amusement d'auteur admirablement doué pour décrire. Le récit est trop objectif, trop parfait pour qu'on soupçonne un seul instant une satire; le charme, ou le brillant du moins, en est si vif qu'il ferait presque naître des regrets pour ces mœurs un peu disparues—regrets fâcheux je pense, car il y eut à cette époque et dans tous ces petits romans pour la peindre, et dans ce livre enfin, habile à la ressusciter, plus de goût que d'intelligence, plus d'esprit que d'émotion, plus de débauche que de sensualité profonde, de gourmandise que d'appétit réel.—Cette époque, de grands et graves esprits la sauvèrent. Que resterait-il d'elle, sans eux? On les accuse d'avoir fait la Révolution; mais c'était empêcher une dissolution. Dans ce roman galant, rien ne l'empêche; que dis-je? tout y porte et tout la favorise; le cynique Lamparelli, cardinal romain, l'épicurien Hubertet, abbé de France, vilainement ou délicatement y travaillent; elle emplit le livre, l'émeut, en fait le principal délice, elle y est peinte avec beaucoup d'attrait.
Que Nicolas de Galandot, à Pont-aux-Belles d'abord, avec sa cousine Julie, puis à Rome, avec la belle et très facile Olympia, se soit appris piteusement qu'il était peu fait pour l'amour, c'est ce qui donne son titre au livre, comme l'explique vers la fin cette phrase: «Qui eût pensé que le pauvre gentilhomme servait, en une double maîtresse, le fantôme d'un amour unique et deux fois vain?»—Mais l'histoire de Galandot ne tient que la moitié du volume; celle de M. de Portebize s'y mêle de la façon la plus inattendue,—ou plutôt ne s'y mêle pas, mais la coupe; et les deux histoires, qui se passent à quelque cinquante ans de distance, alternent; les chapitres II et IV sont consacrés à Nicolas de Galandot; les chapitres I, III et V à François de Portebize, son neveu et son héritier. Le neveu n'a pas connu l'oncle, et c'est pourquoi l'on nous raconte son histoire; mais comme il n'apprend l'existence de son oncle qu'en apprenant aussi sa mort, aucun rapprochement n'est possible; les deux histoires ne se rejoignent pas. Un seul des personnages passe de l'une à l'autre; c'est l'abbé Hubertet qui, vers 1730, s'occupait de l'éducation du petit Nicolas, tout en mangeant les savoureuses poires de madame de Galandot; François de Portebize plus tard le retrouve à Paris, où il élève, pour les ballets de l'Opéra et pour les plaisirs de François, la jeune et charmante Fanchon. Et sinon, d'une histoire à l'autre, à peine un rappel, un écho, comme une très lointaine résonnance; et gêne et plaisir à la fois naissent de cette juxtaposition si spécieusement délicate.—J'oubliais l'urne de bronze vert que Galandot d'abord envoie de Rome à son vieux maître; Hubertet mort, Portebize l'hérite; dans sa fraîche Folie de Feuilly, les colombes de Fanchon s'y posent; «On entendait sur le métal le grincement des pattes écailleuses ou le frottement du bec de corne. Puis l'oiseau s'envolait, et le vase seul restait debout.»
Je ne raconte point ce livre; ce serait tâche trop ardue. Les petits événements qui s'y suivent sont presque d'égale importance; le récit en est si bien fait qu'on n'en pourrait rien supprimer. L'amusement que j'y pris fut vif, mais successif; chaque perle de ce collier me plut parce qu'elle fut charmante déformé ou brillante, mais je n'en pus saisir fortement le lien; c'était plutôt de l'une à l'autre la fine attache d'une convenance esthétique, qu'une intime nécessitation; de sorte que, le livre lu, je n'en aurais pu rien retenir qu'un miroitement de parure, si chaque figure d'acteur et chaque événement du récit n'était décrit de manière si vive, qu'il imposât sa vision précise à l'esprit. C'est le pauvre M. de Galandot, qui promène au soleil de Rome son impuissance résignée; c'est Julie de Mausseuil que corrompt le vieux Portebize; c'est le ménage du Fresnay, c'est ... le roman ne se raconte pas, il s'énumère... C'est le vieux Galandot, le père, qu'on ne fait qu'entrevoir mais dont il nous est dit qu'«il n'avait guère de goût que pour le jeu, moins ceux de cartes que tels autres, non les échecs par exemple dont la difficulté le fatiguait vite, mais les jonchets qui le divertissaient infiniment. De sa belle main sortant des dentelles de la manchette, il débrouillait l'enchevêtrement capricieux des petites figures taillées dans l'os ou l'ivoire et mettait à cette tactique une patience et une dextérité remarquables.» Et si je cite cette phrase charmante c'est que l'intrigue même du livre aux délicates figures m'apparaît, patiemment et dextrement débrouillée, comme le jeu de jonchets de l'auteur.
Voilà donc ce singulier livre, à la fois déplorable et plaisant. Que si celui qui vient de lire ces lignes hésite et doute si je l'aime ou non, c'est bien que je doute moi-même.—Sur un de ses tout premiers livres, M. de Régnier a mis en épigraphe cette parole des Goncourt: «On n'écrit pas les livres qu'on veut.» Quand je me souviens bien de ce mot, j'ose aimer la Double Maîtresse[1].
Dr J. C. MARDRUS
Le Livre des Mille Nuits et une Nuit, tome IV, traduction littérale et complète du texte arabe.
On peut aimer ou ne comprendre point la Bible, aimer ou ne comprendre point les Mille Nuits et une Nuit, mais, s'il vous plaît, je partagerai la foule des pensants en deux classes, à cause de deux formes inconciliables d'esprit: ceux qui devant ces deux livres s'émeuvent; ceux devant qui ces livres restent et resteront fermés. Faut-il les plaindre? non; sans doute qu'ils ont d'autres joies. Mais avec eux je ne saurais bien m'entendre; ce qui les intéresse surtout, ne m'intéresse pas beaucoup, et, réciproquement, quand ils m'écoutent c'est qu'ils se trompent; je commence un malentendu.
Par la grâce de quelles conjonctures heureuses, le Dr Mardrus, à la fois oriental et roumi, arabisant d'enfance et sûr lettré français, se trouve-t-il, avec les droits d'unique héritier légitime, naître pour nous montrer cette littérature admirable; moi naître juste à temps pour l'écouter et pour le lire ... c'est ce dont je ne me lasserai point de nous féliciter tous deux.
Dans les Mille Nuits et une Nuit, comme dans la Bible, un monde, un peuple entier s'expose et se révèle; le récit n'a plus rien de personnellement littéraire, et seules les parties lyriques sont pour nous dire qu'un homme était là, qui chantait. Le récit est de la voix même du peuple; c'est son livre, et c'est tous ses livres, sa littérature, sa Somme; il n'a produit rien d'autre que cela.—Que m'importe dès lors que le conte ici parfois traîne, qu'une souplesse manque à ce contour, que parfois tel sanglot soit trop bref; que tel rire paraisse un peu rauque; il ne s'agit plus de la Grèce et de sa souriante eurythmie, de Rome et de sévérité latine; c'est une autre race qui parle; il faut la prendre telle, ou ne pas l'écouter du tout; on lit ce livre comme on voyage; partons-nous, que ce soit sans bagages; il faut n'emporter rien, oublier tout; ici comme à Baghdad l'habit européen fait tache; si l'on ne peut d'abord s'y vêtir à l'arabe, alors il faut y entrer nu.
J'eus la chance d'entrer nu dans ce livre: je veux dire que c'est, je crois, avec la Bible, le premier livre que j'ai lu. Contes charmants! Je racontais ailleurs l'enchantement de ma première enfance... Pourtant qu'en connaissais-je! que ce qu'une première traduction, apprêtée à l'excès, réformée, voulait bien m'en laisser connaître. Heureusement! car cette traduction de Galland devait laisser à celle de Mardrus sa fleur, toute son authentique saveur et comme sa virginité. Je retrouve à la lire aujourd'hui une surprise aussi parfaite et tout mon enfantin plaisir.
D'abord j'entrai nu dans ce livre; à présent je m'y vêts à l'arabe. J'oublie passé, futur, lois, religion, morale et littérature, et contrainte; j'emplis de moi la minute présente, et, comme je fais en voyage, j'ai soin surtout de ne pas me faire remarquer,—pour ne plus trop me remarquer moi-même. Au bout de peu de temps je m'aperçois que c'est sans peine; je n'ai pour ressembler à tout, ici, qu'à me laisser aller à moi-même, jusqu'à redevenir naturel. Non point que je me découvre des goûts très particulièrement arabes, mais bien parce que les us de chacun sont ici très généralement et naturellement humains. Ici,—non plus comme en la Bible,—aucune menace divine n'y contrefait l'homme à plaisir. Ici l'instinct seul, charmant ou vil, propose ce qu'Allah favorise ou non.
—Un seul récit, dans ces quatre volumes, un court récit de quatre pages, qui semble de tradition différente et comme une importation, donne un exemple d'abstinence: Un berger très pieux, dans une Thébaïde, est tenté. Allah, pour l'éprouver, permet que le visite une riante adolescente «qui pouvait bien passer aussi pour un adolescent». La grotte en est du coup parfumée, et le berger sent «sa vieille chair frissonner», mais résiste; l'adolescente insiste; Le berger résiste toujours, puis enfin se retourne «entièrement du coté du mur», c'est-à-dire, je pense, du côté de Dieu,—de sorte que l'adolescente presque à bout de charmes s'écrie: «O saint berger! bois le lait de tes brebis; et habille-toi de leur laine, et prie ton Soigneur dans la solitude et dans la paix de ton cœur!»—puis disparaît. Et le vieux Sultan Schahriar, que cette morale imprévue déconcerte, s'écrie, un instant alarmé: «En vérité, Schahrazade, l'exemple du berger me donne à réfléchir! Et je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux pour moi me retirer aussi dans une grotte...» Heureusement que bien vite il ajoute: «Mais je veux d'abord entendre la suite de l'Histoire des Animaux et des Oiseaux!»—de sorte que le cours un instant troublé du récit continue et que Schahriar, à la nuit suivante, peut dire: «O Schahrazade, les paroles ne font que me confirmer dans le retour vers des pensers moins farouches.»—Schahriar, sultan luxurieux, que vous avez raison d'écouter plus longtemps les histoires! quel mauvais saint vous eussiez fait!
Aussi bien les «paroles des animaux et des oiseaux» sont charmantes.
—«Mais que peuvent bien dire les animaux et les oiseaux? questionnait d'abord Schahriar; dans quelle langue parlent-ils?—En prose et en vers, dans le pur arabe», répond Schahrazade aussitôt. Et quand les animaux ont parlé:
«Que leurs propos sont admirables! ne peut se retenir de crier Schahriar,—et que ces animaux sont bien doués!»—Pourtant le paon et la paonne, l'oie, le chameau, le cheval, l'âne ont parlé si naturellement que l'on ne peut imaginer pour eux d'autres paroles, et que ces seyantes paroles on ne peut les prêter qu'à eux.
Entre tous leurs propos, ceux de l'âne sont remarquables. Il conte ce qu'a fait de lui l'homme; il se plaint:
«Sache, en effet, dit-il au jeune lion,—sache que je lui sers de monture!» puis il décrit au lion chaque pièce de son pauvre harnachement. «Et c'est alors, ajoute-t-il, que lui me monte, et que, pour me faire aller plus vite que je ne peux, il me pique le cou et le derrière avec un aiguillon. Et si, fourbu, je fais mine d'aller moins vite, il me lance d'effroyables malédictions et des jurons qui me font frissonner, tout âne que je suis, car devant tout le monde il m'appelle: «E...! f... de p...! f... d'e...! le c... de t. s...! coureur de femmes!!»—M. Mardrus écrit les mots en toutes lettres. On le lui reprocha. C'est absurde.—On lui dit (ce fut spécieux) que ces mots, si gros dans notre langue polie, n'ont plus là-bas même valeur; qu'ils sont d'usage si courant que personne ne s'en étonne (et le peu que je sais d'arabe me permit de les reconnaître, en effet, sur les lèvres de petits et purs enfants); qu'il s'agit pour le traducteur de trouver des équivalents; qu'il fallait traduire par exemple: f... de p... par: «bouffi!» et: le c... de t. s... par: «chameau!» C'est absurde! Car l'âne alors se serait-il scandalisé? Tant pis pour eux si les critiques sont des ânes.
D'après eux il aurait fallu, sous prétexte qu'un vocable «courait», enlever à la langue arabe toute sa spéciale saveur. Il est certain que chaque langue est farcie de métaphores si «courantes» qu'on n'en peut rattraper le premier sens; l'image sous le mot se recule, s'éteint enfin complètement; le costume élégant et rare devient habit de chaque jour. C'est pourquoi bien des phrases ici, qui nous paraissent de goût puissant ou de grâce plaisante, ne sont plus que banales formules là-bas.—Si Mardrus, comme on s'en est plaint, redonne à chaque locution sa complète valeur, son relief, faut-il l'en blâmer? Certes pas! S'il traduisait l'œuvre d'un homme, il pourrait avoir tort parfois, et prêter à l'auteur, ce faisant, trop d'intentions et de sens;—mais ici l'œuvre est anonyme; encore un coup c'est un peuple qui parle; sa langue il l'a lui seul formée: en redonnant à chaque mot sa valeur complète et native, le Dr Mardrus à la fois nous permet d'entrer mieux dans la pensée même du peuple, dans sa pensée en formation,—et fait œuvre de bon écrivain.
«A un monde faire connaître un autre monde», telle est sa légitime prétention. C'est là ce qu'il promet et que nous désirons. Par des équivalents, fussent-ils très exacts, qu'eût-il montré de tout cela? Tout au plus eussions-nous pu juger, lisant ces contes en une telle adaptation, de leur «vraie valeur littéraire»; précisément ils n'en ont point; ou du moins ce n'est pas par là qu'ils importent.
Et voilà comment et pourquoi le Dr Mardrus, d'un texte arabe parfois de langue très banale et lâchée, nous donne une version sans cesse prestigieuse.
J'aurais à dire, de ce dernier volume et des trois autres, des choses en grand nombre encore,—mais douze volumes doivent suivre et je voudrais me réserver, craignant d'avoir à louer plus que je ne saurai de louanges.
Le livre des Mille Nuits et Une Nuit, tome VI. Traduction littérale et complète du texte arabe, par le Dr J-C. Mardrus.
Cinq volumes ont déjà paru. Aujourd'hui voici le sixième et nous gardons, comme nous garderons encore pour les dix autres, un étonnement non lassé.
Ici, pour la première fois, nous voyons apparaître enfin la figure d'Abou-Nowas, de cet extraordinaire poète, ivrogne, pédéraste, libertin, demi-fou de Haroun Al-Rachid, aussi connu par ses bons mots, ses facéties, que par ses vers—dont, aux échoppes des libraires, pour deux sous, les petits enfants de Tunis achètent la scabreuse et populaire histoire, comme les petits enfants sages, ici, celle de Duguesclin ou Bayard. C'est Abou-Nowas qui disait, comme Haroun Al-Rachid lui demandait, à lui qui la pratiquait si bien, de parler un peu de l'ivresse:
—«Sire, comment le ferais-je: mon ivresse, je ne la peux point voir; et quant à celle des autres comment la connaîtrais-je?—Sur la natte de la taverne, je suis toujours le premier ivre et le dernier.» Mais l'aventure qu'aujourd'hui rapporte de lui la sultane ne satisfait pas Schahriar: c'est, je crois, la première nuit qu'il se fâche, et, tandis que la petite Doniazade enfonce son visage dans le tapis pour tâcher d'y étouffer son rire, le roi s'écrie: «Je n'aime pas du tout cet Abou-Nowas-là! Si tu tiens absolument à avoir la tête coupée sur l'heure, tu n'as qu'à continuer le récit de ses aventures. Sinon, et pour achever de nous faire passer cette nuit, hâte-toi de me raconter une histoire de voyages; car depuis le jour où, avec mon frère Schahzamân, roi de Samarkand Al-Ajam, j'ai entrepris une excursion aux pays lointains, à la suite de l'aventure avec ma femme maudite, dont j'ai fait couper la tête, j'ai pris goût à tout ce qui a rapport aux voyages instructifs.» Suit le célèbre récit de Sindbad le Marin.
D'autres discuteront, diront si ce conte est d'une tradition différente. Dans une brève et mordante réponse à quelques impertinents chamailleurs, le docteur Mardrus nous annonce qu'il «se réserve, une fois tout son ouvrage publié, de faire paraître une vue d'ensemble sur les Mille Nuits et Une Nuit, en un volume pesant, documenté et suffisamment indigeste pour faire le bonheur des vénérables savants». C'est nous engager sagement à prendre d'ici là un plaisir purement artistique. Faisons ainsi. Nous ergoterons après.
Aussi bien, de toutes celles des Nuits, la figure vieillie de Sindbad est-elle une des plus admirables. Nulle obscénité dans ce récit; cela change. C'est donc celui qui nous surprend le moins dans sa traduction nouvelle; mais c'est aussi celui, je crois, dont cette nouvelle traduction fait le plus négliger toutes les traduction précédentes. Je veux dire que, dans quelques récits d'intrigue plus amoureuse et plaintive, certaine grâce atténuée que, facticement, laissait traîner Galland, pouvait y plaire. Ici plus rien de doux, de languissant n'était possible: le récit de Mardrus se superpose point par point au récit de Galland, le remplace absolument, le supprime.
Je ne peux raconter à neuf ces aventures que chacun connaissait déjà, que les lecteurs de cette revue[1] ont eu le plaisir de goûter avec toute leur saveur nouvelle, ici même. Cette saveur persiste dans l'esprit, l'embrume et l'engourdit comme fait la vapeur subtile et capiteuse de certains aromates d'Orient. Que nous sommes loin de la Grèce! ici même où, par l'Odyssée, nous en pourrions le plus approcher. Mais Sindbad, πολυτλας comme Ulysse, n'a pour l'attendre aucune Ithaque, aucune femme, aucun fils, aucun chien. Ce ne sont pas non plus les sentiments qui le gênent. Nul être plus libre, plus détaché de tout, plus flottant. Même il n'a, semble-il, d'autre «figure» que celle que ces aventures vont lui faire; il paraîtrait sans caractère aucun, n'était cette passion unique qui précisément le précipite à l'aventure: une inlassable curiosité.—Cette passion tient, non seulement dans l'histoire de Sindbad, mais dans tous ces récits arabes, tant déplacé qu'il semble, par comparaison, qu'elle n'en tienne aucune dans notre littérature, dans nos mythes, ou dans nos récits populaires. La curiosité de Pandore, celle d'Eve, celle de Psyché est de nature si différente! Combien elle est ... occidentale—il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Orientale serait celle de l'épouse de Barbe-Bleue, celle de la Marienkind des contes populaires allemands, mais combien pâle elle apparaît, et tremblante, et doutant de soi, auprès de celle de Sindbad, des trois saâlik, de Kamaralzamân. Remarquons d'ailleurs que, dans la tradition de l'occident, la curiosité est réservée aux femmes, et que les hommes n'y ont pas droit. C'est qu'ici la curiosité est faiblesse. Elle est toute audace là-bas. C'est une sorte d'avidité de l'esprit et des sens qui détériore le goût du présent au profit de la plus chanceuse aventure; c'est un désir de risque qui devient d'autant plus aigu que le confort où l'on vit est plus grand. Sindbad possède de nombreux biens; il les dissipe plus vite encore qu'il ne s'en lasse; il semble ne goûter dans le luxe et dans l'abondance qu'un sentiment de satiété, d'ennui, qui précisément le dispose à partir. Ses aventures, sept fois, sont cruelles; sept fois il se repent d'être parti; chaque fois que s'offre à lui une façon de mourir nouvelle, celle qu'il venait d'éviter lui paraît aussitôt maintes fois préférable; n'importe! rien ne peut le lasser, quand il possède, de risquer, quand il n'a rien, de conquérir. Rien du guerrier d'ailleurs; il reste commerçant dans l'âme; pas plutôt échappé à la mort, il trafique; son courage est tout négatif; c'est une résistance simplement; il se défend très bien et s'obstine à ne pas mourir avec grande ingéniosité. «Mon premier mouvement, dira-t-il après une nouvelle épreuve, fut d'aller me jeter à la mer pour en finir avec une vie misérable et pleine d'alarmes plus terribles les unes que les autres; mais je m'arrêtai en route, car mon âme n'y consentit pas, étant donné que l'âme est une chose précieuse; et même elle me suggéra une idée à laquelle je dus mon salut.»
De sorte que sans cesse les deux états se succèdent; de sorte qu'il dira tantôt: «Dans la délicieuse vie que je menais depuis mon retour de voyage, au milieu des richesses et de l'épanouissement, je finis par perdre complètement le souvenir des maux éprouvés et des danger courus, et par m'ennuyer de l'oisiveté monotone de mon existence à Baghdad.—Et tantôt, au milieu des tribulations: «Tu mérites bien ton sort, Sindbad à l'âme insatiable!... Qu'avais-tu donc besoin, misérable, de voyager encore, alors qu'à Baghdad tu vivais dans les délices?... Que manquait-il à ton bonheur...» Il y manquait précisément d'être risqué...
J'eusse voulu parler aussi de l'autre Sindbad, du «terrien», qui dans Galland s'appelle Hindbad, du portefaix, de l'écouteur des récits merveilleux que le marin Sindbad lui fait, pour lui montrer (avec quelle prudence amusée!) qu'il n'a pas à lui envier ses richesses, car elles sont le fruit d'extraordinaires labeurs; mais ces labeurs sont si surprenants, inouïs, ils sont contés si joliment, qu'on se prend à les envier plus encore que les richesses.—J'eusse voulu rapprocher la figure du pauvre Sindbad de celle du porteur des premiers contes, de celle du dormeur éveillé et de celles de plusieurs autres—pour parler du sentiment des classes sociales particulier à tous ces contes, de la pénétrabilité (si j'ose ainsi parler) de ces classes, de l'amour de ce que Nietzsche appellera: les mauvaises fréquentations»... Mais j'attends que de nouveaux volumes aient paru.