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Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale

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[1] Le conte de Sindbad avait paru, ainsi que cet article, dans la Revue Blanche.


SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER

La Route Noire.

L'orgueil des grands m'offusque moins que ne m'irrite la sottise de celui qui le leur reproche. On voudrait, semble-t-il, qu'ils s'ignorent, ou qu'ils feignent de s'ignorer. L'étonnement que cause leur génie, on ne veut pas qu'ils le partagent; on leur sait gré pourtant d'admettre que le génie procède du Divin, etc. Leur attitude est difficile.—A ceux à qui leur orgueil ne plaît point, j'aime redire le mot de Gœthe: «Il n'y a que les gueux pour être modestes.»—Hélas! pourquoi n'y a-t-il pas que les gens de génie pour être orgueilleux?

Lorsque M. de Bouhélier naissant voulut bien annoncer à la France qu'il allait faire une renaissance littéraire, je me suis immodérément réjoui. Ses premiers écrits étaient beaux, sonores, pleins de sublime vague et de précis orgueil. L'abondante négligence de presque tous les écrivains d'aujourd'hui me fit apprécier d'autant plus, chez un si jeune, une phrase toujours formée, souvent plus mûre que la pensée, mais véhémente, de charme grave et de nombreuse eurythmie.—M. de Bouhélier s'avança comme un dieu. Tous ceux qui l'approchaient devenaient aussitôt ses disciples. Il parlait peu, mais semblait écrire à voix haute; on n'attendait de lui rien que de déclamé. Le vent qu'il respirait s'enflait autour de lui de promesses. Romans, drames, poèmes ... on attendait. Il annonçait toujours.—On attendait.

Et la Route Noire a paru... Je voudrais parler doucement de ce livre.—J'eusse eu réel plaisir à le louer, et déjà ma louange était prête ... mais, hélas! je voulus d'abord lire le livre, et, vite, dus me rendre à cette pénible évidence: M. de Bouhélier ne sait plus le français.

Je dis: plus—car, chose bizarre, en ses premiers écrits, rien de bien alarmant encore. On imputait plutôt l'imprécision des épithètes, qui surtout pouvait étonner, au vague de la vision, à l'imprécision des idées. Procédé, me disais-je souvent; au moins croyais-je cela conscient et volontaire. La phrase n'était pas châtiée, mais elle paraissait solide. Et peut-être un disciple instruit avait-il pris le soin de revoir d'abord les épreuves ... toujours est-il que les quelques fautes, noyées, pouvaient passer inaperçues. Là où désormais l'on s'écrie: quelle ignorance! on pouvait dire encore: quelle hardiesse!—et tant qu'il n'avait pas écrit: «des épices secs» (p. 72), on pouvait prendre les «branches rubicondes» (p. 270) pour une audace, les «plumages coloriés» (p. 273) pour une négligence.

Mais tout cela s'additionne, s'aggrave, encourage notre blâme naissant. La faute d'orthographe promet la faute de syntaxe, qui promet à son tour bien pis. Fautes de relation, de coordination, de rapport... M. de Bouhélier tient ses promesses, et l'illogisme de cet esprit devient flagrant.

Il écrit: «J'en ai vues» (p. 50), «J'en ai eues» (p. 167), «Ne te récries pas» (p. 176), «Ne vas pas croire» (p. [180), et, par contre, «suppose-tu que...» (p. 187).

J'avais passé légèrement sur «Si j'eus nié les talents de ce poète» dans l'Hiver en méditation, et sur «ces méditations ne seront pas sans quelque prix si de jeunes auteurs lui en trouvent assez» (p. 272); mais dans la Route Noire je retrouve: «Quand je débouchai près du quai, leur couleur, leur tohu-bohu me saisirent fort» (p. 265). Il n'y a pas là simple erreur, inadvertence ou négligence; il y a illogisme, vague, incoordination des sensations, des sentiments et des pensées. Celui qui fait dire à une femme: «Il n'en est pas un seul qui m'ait compris» (p. 106) est aussi bien celui qui écrira: «Aucun des quolibets ne parvint jusqu'à lui. Les écailles de poisson pourri, les fruits en décomposition, les bouts de paille et de fumier que lui jetaient les boutiquières, rien ne réussit à l'atteindre» (p. 158).—Le même indiscernement, le même illogisme lui feront dire: «Quel mal faisait ce perroquet? En revanche, il mettait partout la gaîté» (p. 229). Et, quand sa maîtresse l'abandonne: «J'aurais pu la croire en promenade. Je n'en eus pas même l'idée. Je ne sais quel pressentiment m'avertissait du contraire» (p. 257). Faut-il citer encore? «Rien ne m'avait ému hors de moi-même» (p. 180). «Le scorbut, la fièvre, les luttes ne les avaient pas épargnés les uns les autres» (p. 216). O notre belle langue! école de pensée... M. de Bouhélier ne sait pas le français.

L'ignorance des mots reflète l'inconnaissance des objets. «Il y a ainsi bien des mots, avoue-t-il, dont la forme, le volume, le taux, la densité ne nous sont aucunement connus, quoique nous les utilisions à tout propos «(p. 200). Tel le mot «conjoncture» qu'il emploie à trois reprises dans le sens «d'événement»; le mot «dilection» (pour «délectation», je suppose): «Te presser sur mon cœur n'en est pas moins une profonde dilection» (p. 180). «Je goûtais moins de dilection à voir Lénore, que...» (p. 85). Déjà dans l'Hiver en Méditation il écrivait: «L'insufflation des dieux l'inspire», et nous n'y prêtions pas grande attention,—«des précipices, par interstices, découpent d'épaisses grottes grondantes de glaciers», et nous passions,—mais à présent, de plus belle, il écrit: «Puis il se produisit soudain une circonstance» (p. 231); sur les quais de Paris il entend «des tonnes bombées qui sonnaient en heurtant la pierre des estacades» (p. 266). «Elle entrait dans une sombre extase quand je lui disais que nulle femme n'était plus belle, que son souvenir resterait intact... que je lui garderais son contour» (p. 225).

—«Si j'insiste sur ces choses (dit-il, et dis-je avec lui), c'est qu'elles ont une grande importance à mon avis.—. Nous ne nous comprenons si peu les uns les autres que parce que nous utilisons une infinité d'adjectifs, de verbes, de conjonctions, de noms propres et communs, dont nous n'avons pu établir la vraie valeur» (p. 200). Aussi écrira-t-il sans gêne: «Je gardais mon air restreint»; «l'air était strict et mat; «son teint était rouge et compact»; «ces lieux autrefois si placides étaient pétulants et commerciaux» (p. 265); «ma course a été frénétique et mouvementée» (p. ibid.).—Une femme reste-t-elle assise pendant qu'on lui raconte un voyage, elle dira: «De cette manière je m'intruisis en restant stable» (p. 216). On lui parlera de «sites polaires ou antarctiques» (p. 226). «Au Midi ou dans les régions de l'Antarctique, elle avance» (p. 226); etc., etc.

—Vous cherchez les puces du lion.

—Non, monsieur! je cherche un lion sous des puces.

Assez longtemps je crus au lion;—j'ai besoin de croire aux grands hommes. Je me réjouissais d'abord de voir M. de Bouhélier tomber le naturalisme,—écrire: «Comme l'on était au printemps les arbres pliaient sous le poids des poires[1].» Nous n'avions pas de répugnance foncière à voir Edmond, son héros, sortant dans les premiers jours de printemps, être ému par «l'incarnat d'une pomme ou d'un coquelicot» (p. 45). Nous nous plaisions à imaginer, avec l'auteur, des marchandes ambulantes promenant au mois de juillet «des pommes d'api» (p. 131) et des «bananes» (p. 195); je ne m'irritais pas non plus de voir sur les quais du «port» de Paris «les steamers charger du charbon» ou décharger «les toiles précieuses des colonies, le minerai et les houilles brillantes, les graines rapportées des tropiques, les pâtes curatives et utiles, etc., etc. (p. 226),—j'ai bien écrit le Voyage d'Urien;—enfin je suis trop convaincu de la fausseté des théories naturalistes pour ne pas lire avec joie telle description à la manière épique: «Des voitures chargées de bananes, de tomates, de noix de coco encombraient la voie populaire et rocailleuse. (Nous sommes à Paris au mois de juillet.) Autour bavardaient des commères au teint de pourpre ... de figure encarminée et écaillée. En piétinant elles écrasaient des céréales. Elles broyaient des fraises sous leurs pas sur le trottoir... Des melons tombaient dans des sacs. Des bonds de noix et d'abricots produisaient un sonore grondement sur le pavé. On entendait rouler des poires noires et opaques» (p. 196).—Mais quand j'entends parler d'un «chardonneret vert», appeler un perroquet «l'oiseau au bec rouge» (p. 10), je proteste et ne sens plus qu'une chose: l'auteur n'a jamais rien su voir, rien regardé que son génie.

Cependant M. de Bouhélier ose écrire, dans la Revue naturiste de décembre dernier:

Apprendre la chimie, la physique, l'astronomie, l'algébre, Hydraulique, la médecine et la géologie, afin d'en appliquer les lois à l'esthétique, c'est bien, mais ce n'est pas tout. Ne jamais cesser de s'instruire dans toutes les matières possibles, étudier la dialectique ... faire des voyages, voir des contrées, accomplir le périple du monde, aller sans cesse d'un pôle à l'autre, observer les mœurs des contrées les plus lointaines, comparer les flores, les parfums, les lumières et les aromates du sud au nord, voilà quelques-uns des devoirs qui nous incombent (J'en ai sauté).

Si nombreux qu'ils soient, ils ne sont pas tout...

En effet, monsieur de Bouhélier, il reste encore celui d'apprendre le français.

Peut-être, après, sentant vous-même le vide affreux de votre pompeux pathétique, rougirez-vous d'écrire des dialogues comme celui-ci:

«Mes récits t'ennuient?—Pas du tout.—Tu parais fâché!—Je n'ai rien.—Allons donc, Edmond.—Je t'assure.—T'ai-je fait du chagrin?—Toi! aucun.—De quel ton furieux tu me dis cela!—Ce n'est pas ma faute.—Tu es las peut-être? [Ils ont passé la nuit ensemble.]—Qu'ai-je donc fait pour l'être?—Oh! oh! tu veux rire...»—«Pourquoi te montres-tu si cruel? Et toi, pourquoi es-tu si fausse?—Tu me mets au désespoir!—Moi j'y suis depuis longtemps.—Ne te souviens-tu plus de rien?—Souhaite plutôt que j'oublie tout.—En quoi t'ai-je déplu?—En voulant me plaire.—Comme tu es changé! Tu me hais.—Que veux tu? Tout casse et tout lasse.—Tu dois bien souffrir pour dire de pareilles choses!—Mais non, je t'assure.—Que tu es méchant!—Je pourrais l'être bien davantage.—Oh! Edmond, quel mal tu me fais! etc.» (p. 79)[2].

Peut-être rirez-vous vous-même de ces phrases saugrenues contre lesquelles on butte à chaque pas, dans ce volume: «Juliette est douce, disait Lénore. De la voir entre une branche de rose et une feuille cuite(!), je me sens toute réconfortée au-dedans de moi» (p. 247).

—Mais que me font, direz-vous, ces erreurs si le livre lui-même est bon?—Mais, monsieur, comment voulez-vous que cela soit? L'auteur n'a pas changé, pour penser ce livre et pour écrire ces phrases. Le livre, l'auteur et cela, c'est tout un.—J'y mets de l'acharnement, direz-vous.—Oui certes! le plus possible; et je défends mon bien. Notre admirable langue française, des gâcheurs sont en train de la dénaturer et de la perdre: parfois, malgré mon espérance, m'envahit une grande tristesse ... je pense alors que nous n'avons pas trop d'un Pierre Louys, d'un Francis Jammes, d'un Régnier, d'un Marcel Schwob[3], pour assurer à chaque mot français «sa forme, son volume, son taux, sa densité», comme dit sans rougir notre auteur.

Mal rugi! jeune lion Bouhélier, mal rugi!—Reprenez; reprenez.

Peu de temps après cet article, M. de Bouhélier, avec une grande courtoisie, voulut bien écrire sur ma conférence: de l'influence en Littérature qui venait de paraître, quelques phrases de grand éloge que, disait-il, l'injuste violence de mon article ne savait lui faire modifier. A cette occasion, me reprochant de n'avoir point voulu reconnaître la beauté de son livre, il établissait que la beauté de ce livre était telle que seuls quelques griefs personnels pouvaient m'empêcher de la voir. Par la même occasion M. de Bouhélier me reprochait mon «sourire», indice d'un «esprit léger». Je redonne ici la lettre que je lui répondis, telle qu'elle parut dans l'Ermitage d'Août 1900.

 

LETTRE A M. SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER

Je conviens, Monsieur, que vous avez pris le beau rôle, et que je vous l'avais laissé. Plus que l'accent de la critique, l'accent de la louange est délectable; que si mon modeste opuscule vous donne occasion de le prendre, j'en suis heureux. Vous forcez mon remercîment; je vous l'adresse sans gêne aucune.—La véhémence de mon article sur vous ne saurait, dites-vous, influencer votre jugement sur mes œuvres, ni vous faire trouver ma conférence moins excellente. Je vous estime assez pour le croire. La gentillesse de votre éloge, de même, ne saurait, hélas, me faire trouver La Route Noire moins mauvaise.—Vous me forcez d'y revenir; sachez bien que j'en suis désolé.

Vous posez que, pour n'aimer point un tel livre il faut être ou aveugle, ou de mauvaise foi, et (car vous m'octroyez de la finesse) vous parlez donc de griefs personnels. Je vous affirme qu'il n'en est point. Tout me portait vers vous, au contraire; et bien des sentiments m'y porteraient encore; mais deux choses m'écartent, que je ne puis aimer, que je ne peux souffrir—ou du moins souffrir réunies:—La suffisance—qui, à peine passé vingt ans, vous fait écrire: «J'ai longtemps cru que la douleur devait être exclue de l'étude de l'art»[4] et l'ignorance.

Vous prétendez donner cet exemple impossible d'un grand artiste qui ne sache pas son métier.

Vous abîmez notre langue, Monsieur; voilà mon «grief personnel». Vous citez (dans une extraordinaire phrase[5], que je relis encore avec un étonnement grandissant)—les hardiesses de Saint-Simon, Hugo «chez qui fourmillent tant d'erreurs». Je ne reconnais pas les erreurs de Hugo—et, quand vous écrivez, comme dans votre dernière revue[6]: «Le grand perfectionnement que Rodin a apporté à la statuaire a été de substituer à l'étude de la dynamique l'étude de la statique», je prétends que ce n'est pas par «hardiesse» que vous dites strictement le contraire de ce que vous voulez dire—comme le montre la fin de votre phrase: «Je veux dire par là, à la science de l'équilibre stable, celle de l'équilibre mobile.»

Parce que je souriais souvent (c'est le plus gros de vos reproches) vous m'avez cru sans passion. Vous vous trompez. Le rire n'empêche pas la haine, et ni le sourire l'amour.—Mais je veux, ici, puisque mon rire vous déplaît, cesser de rire et parler franc:—C'est parce que j'aime mon art que je hais le journalisme qui le détruit. Par le mot journalisme, j'entends beaucoup, j'entends trop; j'entends aussi le mal écrire, quand il devient le fait d'un écrivain-né, tel que vous.—Au revoir, Monsieur; j'attends les livres que vous annoncez avec faste; croyez bien que, s'ils sont meilleurs, nul ne sera plus heureux de le reconnaître que

Votre cordial serviteur

A. G.

10 août 1900.

[1] Je m'excuse de citer de mémoire et peut-être imparfaitement cette phrase.

[2] Que le lecteur me pardonne une si longue citation; je ne l'eusse point faite si je ne lisais à l'instant dans la Revue de M. de Bouhélier que nous ne saurions trouver dans «Werther, Adolphe ou les Confessions d'un enfant du siècle ... une page d'un goût plus âcre et plus pénétrant.» Plus loin le même disciple comparera cela à du Dostoïevsky.

[3] Ecrit en 1901.

[4] Revue Naturiste de juillet (Etude sur Rodin)

[5] Textuellement: «Tous les arguments possibles tirés de l'éthnographie, de la botanique et de la grammaire, ne feront jamais que Hugo, chez qui fourmillent tant d'erreurs, que Saint-Simon, si hardi dans la construction expressive de toutes ses phrases, sans que toutes sortes d'autres hommes ne soient des poètes parfaits et des génies véritables.» Revue Naturiste de juillet, p. 38.

[6] Ibid., p. 5.


SUPPLÉMENTS

Des quelques notices bibliographiques parues en revue de fin d'année dans l'Ermitage de décembre 1901, je ne redonne ici que celles concernant des auteurs dont il a été question dans ce livre. Trop peu importantes par elles-mêmes, elles ne valent que supplémentairement.


FRANCIS JAMMES

Almaïde d'Etremont

On ne lit pas le Francis Jammes; on le respire; on le hume; il pénètre en vous par les sens. Il rappelle ces balsamines d'Espagne, de qui, non seulement la fleur est parfumée, mais aussi la feuille et la tige; émotion, volonté, pensée, tout, en M. Jammes, n'est que poésie et parfum. Clara d'Ellébeuse sentait le buis et la pervenche; Almaïde est plus sauvagement et plus voluptueusement embaumée. De ces deux petits livres, je ne sais lequel je préfère et ne pourrais choisir entre eux; et l'on ne peut avec eux restreindre sa louange ou limiter son blâme; autant ne les aimer pas du tout, que de ne les aimer qu'à demi. Sitôt que l'on veut critiquer, on hésite: défauts ou qualités se fondent; il n'y a plus défaut ni qualité. Sitôt que l'on veut louer, il faut louer tout Francis Jammes. Dès qu'on se laisse aller à lui, il semble que lui seul soit poète.


SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER

La Tragédie du Nouveau Christ

J'estime M. de Bouhélier; c'est pourquoi je voudrais qu'il me fut permis de ne parler point de sa nouvelle tragédie; évidemment elle le trahit. Mais les fervents dont il s'entoure, et lui-même il faut l'avouer, ne nous permettent pas le silence; car loin d'en savoir gré, ils l'appellent «conspiration».

Que l'œuvre d'art soit chose ardue, et qu'il ne suffise pas pour la faire de s'en croire infiniment capable, c'est ce que M. de Bouhélier semble désirer n'apprendre qu'à ses dépens. Je ne veux point douter encore qu'avec ses remarquables dons, il ne soit à la fin capable de tenir ce qu'il nous promet. J'avoue pourtant, hélas! qu'à chaque œuvre nouvelle, ma confiance diminue. En effet, loin de reconnaître que jusqu'à présent ses promesses restent ce qu'il nous a donné de plus fameux, M. de Bouhélier et la majeure partie de ses naturistes semblent se refuser à comprendre que n'ait pas cessé notre attente, s'étonner que la Route Noire, la Victoire, et le Nouveau Christ, ne nous aient pas rassasiés.

Vraiment M. de Bouhélier n'exige-t-il pas plus de lui? Ne s'estime-t-il donc pas autant qu'il nous avait appris à faire?—Que ne reconnaît-il simplement que son roman ne valait pas grand'chose, que ses deux drames ne valent rien. Je pourrais penser aussitôt: Bah! qu'importe! Flaubert n'a-t-il pas déchiré cinq livres avant d'avoir écrit la Bovary?


HENRI DE RÉGNIER

Les Amants Singuliers

Que la «Double Maîtresse» de M. de Régnier m'ait au premier abord assez fâcheusement surpris, peut-être ma prédilection pour la grave Hertulie des premiers contes l'expliquait-elle; mais le temps passe; la belle figure du poète plus minutieusement et plus complètement se dessine; certains traits indistincts d'abord, ou inexpliqués, s'accentuent, et l'on comprend enfin qu'on ne pourrait supprimer, ou même souhaiter différente, aucune ligne de son œuvre sans fausser aussitôt toute l'expression du visage,—dont un des plus mystérieux attraits est de sembler toujours morose et grave lorsqu'il parle au présent, toujours souriant et bizarre lorsqu'il s'occupe du passé—comme s'il indiquait par là qu'il ne restera rien des plus hautains soucis, qu'une plus ou moins belle apparence, que les peines les plus profondes, ne se manifestant jamais qu'à la surface, pourront sembler plus tard peu sérieuses, et que tout aboutit enfin à un assez plaisant mirage.

«Cette fièvre appelée vivre», comme disait Edgar Poe, et tant d'angoisse passionnée, se vêt de drame puis se retire, n'abandonnant au souvenir qu'une dépouille diaprée, comme le flot abandonne à la plage les belles coquilles vidées. Des drames les plus surprenants nous ne touchons que l'apparence; le reste est supposition. Balthazar Aldramin, la Femme de Marbre, le Rival, les trois contes qui composent ce dernier livre, sont des coquilles merveilleuses d'éclat, de ligne, de coloration; chacune concrétise un drame, en devient la forme parfaite, et en garde une tache de sang. Pourquoi souhaiterait-on que l'angoisse et la fièvre les viennent habiter de nouveau?


OCTAVE MIRBEAU

Les Vingt-et-un jours d'un Neurasthénique

Je ne me plaindrai pas que, d'un bout à l'autre de l'œuvre de M. Mirbeau, il n'y ait pas un honnête homme; je m'en passe très volontiers. Si M. Mirbeau n'en peint point, c'est apparemment qu'il saurait mal les peindre; c'est aussi qu'il ne s'y intéresse pas.—M. Mirbeau est fait de la curieuse étoile de ces satiristes, qui semblent n'exister qu'en raison de ce qu'ils attaquent. Les monstres leur sont absolument indispensables. Que feraient-ils sans eux?—Ils en inventeraient à plaisir.—C'est ce que fait M. Mirbeau. Il s'arc-boute contre sa lance; ce dont il a besoin, c'est de motiver sa posture: peu lui chaut que l'ennemi soit vrai. Il a bien plus beau jeu avec ceux qu'il invente. Ah! comme il les ridiculise! Comme il s'irrite bien des bosses qu'il leur met! Il semble s'y piper lui-même. Son têtu procédé d'outrance lui fournit des guignols qui ne manquent pas de laideur. Quand il leur prête un nom connu, les baptise Sarcey, Emile Ollivier, Leygues, et nous les veut bailler pour portraits, il irrite: il ne sait pas voir ressemblant. Dès qu'il ne les nomme plus que Fistule, que Chomassus, Tarte ou Portpierre, il devient vraiment amusant: peu nous importe alors qu'il imagine, ou s'imagine copier. Les dialogues sont nets, inégaux, mais parfois très bons; les récits parfois vigoureux. Si tout le chapitre de Fistule est stupide péniblement, tout le chapitre de Portpierre, l'épisode du hérisson, certains des récits chez Triceps, d'autres encore sont bien menés, curieux et pressants.[1]

[1] La nouvelle pièce de M. Mirbeau: Les Affaires sont les affaires, paraît, comme achève de s'imprimer ce volume. J'eusse voulu exprimer mieux que dans une note tout le bien que je pense de cette belle œuvre, excellente en plus d'un endroit.


 

IN MEMORIAM


 

STÉPHANE MALLARMÉ

Octobre 1898.

Stéphane Mallarmé est mort.—Notre cœur est empli de tristesse. Comment parlerais-je aujourd'hui de rien d'autre? La figure si belle qui disparaît vit presque encore; nous sentons encore plus à présent combien elle était unique; c'est d'elle, avant qu'elle soit plus écartée, que je voudrais parler surtout, et de son exemple admirable. On a tout le temps désormais pour parler de son œuvre; ceux qui viendront après nous pourront mieux en parler encore; elle couvre ce nom très aimé d'une gloire sans rumeur, mais pure; tout y est d'une beauté sans tristesse et presque sans humain émoi; d'une tranquillité déjà et d'une sérénité immortelle;—la plus belle des gloires,—la plus belle et la plus amère des gloires.

Car même devant la mort, les moqueries et les mauvais vouloirs n'ont pas désarmé; et il est à penser que longtemps encore la sottise, la légèreté d'esprit, la suffisance ne pardonneront pas à ce qui par son éclat seul, et simplement en paraissant, les humilie[1].

Par une sorte de fierté cruelle, mais plutôt encore naturellement et par la seule pureté de sa belle pensée, Stéphane Mallarmé avait préservé son œuvre de la vie; celle-ci coulait autour de lui comme s'écoule un fleuve, aux côtés d'un navire à l'ancre; il n'était jamais entraîné. L'inopportunité même de son œuvre fera qu'elle ne sera pas passagère. Déjà d'avance hors du présent, elle apparaissait bien comme une œuvre lointaine, éprouvée déjà par le temps, sur quoi le temps n'a plus de prise. Et je crois fermement que l'œuvre de Mallarmé durera presque tout entière.—Quel éloge plus rare faire à ce rare esprit, isolé dans une société de gens de lettres qui spéculent, confondent gloire et succès, n'acquièrent l'un qu'au mépris de l'autre et ne doivent qu'à l'apparente actualité de l'œuvre, la bruyance des applaudissements immédiats, la vulgarité de leur public sans choix, puis l'immortel mépris ou l'immortel oubli qui va suivre. Le public croit choisir ses auteurs; mais non: c'est l'artiste qui choisit son public; l'un est toujours digne de l'autre. Certains, peu désireux des faveurs triviales, trouvent dans une foule énorme et affairée bien peu de lecteurs dignes d'eux; il leur faut plus de choix, dans une foule plus vaste encore et plus lointainement répartie. Mépriser le public vulgaire, c'est estimer d'autant plus quelques-uns. Où les trouver? Ce n'est que dans la longue suite des temps qu'ils peuvent se choisir eux-mêmes; un ici, l'autre là, chacun d'eux solitaire; et que se forme lentement, à travers les générations survenues, un public qui soit lui de même admirable[2].

La fuite du temps entraîne tout ce qui s'attachait à lui; c'est hors du temps que pose l'ancre; assuré contre les dérives, depuis longtemps Mallarmé s'était immobilisé hors du monde; voilà pourquoi, ne recevant plus aucun aliment du dehors, son œuvre tout abstraite, jaillissante de soi et ne se servant plus du monde que comme d'un moyen représentatif, peut paraître vaine tout entière à qui cherche ses rapports avec «son temps»—mais s'illumine tout entière à qui veut bien la pénétrer intimement, lentement, pas à pas, comme on entre dans le système clos d'un Spinoza, d'un Laplace, ou dans une géométrie[3].

Il importe que nous puissions avoir bientôt une édition complète des œuvres de Stéphane Mallarmé. A part quelques poèmes admirables isolément (presque tous d'une ancienne époque), l'œuvre de Mallarmé demande, pour être comprise, une très lente et progressive initiation. Les derniers écrits déconcertent ceux qui n'y sont pas parvenus par l'étude des précédents. Les mots n'y révèlent qu'à l'étude très attentive l'effrayante densité que leur laisse la méditation intérieure, et comme ils ne valent plus ni par pittoresque ni par pathétique direct, mais seulement par cela, tout échappe à l'impatient qui veut que l'écrit parle vite; il ne tient plus rien devant lui,—rien qu'un peu de noir sur du blanc: «Words! words! words!»

Mais l'attention qu'on refuse aux vivants, on l'accorde plus volontiers aux morts.

Nous ne nous flattons pas, certes, d'avoir «compris» tout Mallarmé. Bien des passages restent à l'étude. Puis notre esprit souvent se rebute, refuse de pourchasser plus longtemps une pensée si différente de la sienne;—(car il semble souvent que le secret ici ne se livre que comme récompense d'une poursuite très assidue). Mais je sais que jamais la poursuite ne fut vaine, et que, plus elle fut patiente, plus le repos, après, dans la contemplation de cette imagination pure et belle, fut profond, joyeux, fécond, plein de délices.

J'avoue par contre l'irritation que me causent certains pseudo-admirateurs du poète, qui vraiment «comprennent» avec une facilité qui fait croire plus à la légèreté de leur esprit qu'à sa force. Ceux-là, d'ordinaire écrivains eux-mêmes, non contents de comprendre, imitent. Un Mallarmé subit revit en eux.—Pour l'un d'eux Mallarmé eut une ironie très douce et à peine attristée, si discrète que celui qui me la rapportait, l'auteur même à qui furent dites ces paroles, les répétait comme un éloge: «Ce que j'admire surtout ici, disait le Maître, c'est que, ce que j'ai mis trente ans à chercher, vous, avec vos vingt ans, en un an l'ayez découvert.»

Imiter Mallarmé, c'est folie!—Tout au plus pourrait-on, pour d'autres résultats, employer sa patiente méthode, mais imiter le résultat de cette méthode dans la bizarrerie extérieure qu'elle lui doit parfois, c'est aussi sot que de se promener en scaphandre dans les rues, ou d'écrire à l'envers sous prétexte qu'on admire les manuscrits du Vinci. Mallarmé, sous ce rapport, fit beaucoup de bien et beaucoup de mal, comme fait toujours tout puissant esprit. Beaucoup de bien, parce qu'il désigna certains sots plagiaires à une risée méritée; beaucoup de mal parce que l'autorité de ce magique esprit, son despotisme involontaire, d'autant plus redoutable qu'il était plus voilé de douceur, put incliner quelques esprits non négligeables, mais trop flexibles, ou trop jeunes, pas assez formés, les plier en des postures peu sincères, leur faire adopter une syntaxe, une manière d'écrire qui supposait et que nécessitait une méthode, mais qui sans elle n'était plus que manière et que pure affectation.

Comment en eût-il été autrement? Ceux qui viendront, ceux qui sont venus depuis trois ans ne peuvent assez se rendre compte de la déconvenue qui attendait un jeune esprit avide d'art et des émotions de l'esprit à son entrée dans la «Société littéraire» d'alors. Renan, Leconte de Lisle et Banville étaient morts; Rimbaud perdu; Verlaine hagard, impossible à saisir; la conversation de Heredia, toute de verve, nourrissait peu: Sully-Prudhomme se méprenait; certaine méprisante infatuation empêchait de reconnaître en Moréas ses qualités de vrai poète; Régnier, Griffin naissaient à peine... Auprès de qui aller? Qui admirer, grands dieux?

—On entrait chez Mallarmé; c'était le soir; on trouvait là d'abord enfin un grand silence; à la porte, tous les bruits de la rue mouraient; Mallarmé commençait à parler d'une voix douce, musicale, inoubliable,—hélas! à jamais étouffée. Chose étrange: il pensait avant de parler!

Et pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la réalité de la pensée: ce que nous cherchions, ce que nous voulions, ce que nous adorions dans la vie, existait; un homme, ici, avait tout sacrifié à cela.

Pour Mallarmé, la littérature était le but, oui la fin même de la vie; on la sentait ici, authentique et réelle. Pour y sacrifier tout comme il fit, il fallait bien y croire uniquement. Je ne pense pas qu'il y ait, dans notre histoire littéraire, exemple de plus intransigeante conviction.

Ne pouvant écouter nul autre, on ne sut point voir en lui le représentant dernier et le plus parfait du Parnasse, son sommet, son accomplissement et sa consommation; on y vit un initiateur. Voilà pourquoi peut-être la réaction, ces dernières années, fut si vive, si follement passionnée. On eût cru la revendication d'une liberté compromise, tant cet esprit calme et retrait avait soumis à lui de pensées, avait contraint les autres à l'admirer. On regimba; on fit semblant de le haïr; et jamais sa domination ne fut plus affirmée que par ceux qui s'en délivrèrent; ils ne le purent faire qu'à grand éclat; ils réclamèrent le droit de vivre; comme si Mallarmé leur défendait d'exister dans quelque autre monde que le sien—par la seule manifestation tranquille d'une beauté morale hors du monde, éblouissante comme celle du solitaire dont il parle, qui nie le monde extérieur par la puissance de sa foi.

Et je consens que la violence et la passion des réactions récentes vint aussi de la violence et de la passion de certains admirateurs, dont nous fûmes.

En un âge où nous avions besoin d'admirer, Mallarmé seul motivait une admiration légitime: comment n'eût-elle pas été violente et passionnée?

Été 1898.

[1] Citons, en regard de l'indécent article du Temps, le respectueux et sérieux hommage de M. Lalo dans les Débats; peut-être pour racheter le sot et vil article que ce même journal osait faire paraître naguère, qui s'appelait «le Coup du père Verlaine»; c'était signé Georges Clément. Il faut se souvenir de ces choses.

Quant à l'Aurore, on ne peut lui demander de comprendre une figure aussi inactuelle; elle eût mieux fait de n'en pas parler du tout. Rien ne paraît plus vain qu'une occupation dont on ne pénètre pas les motifs; sans l'invention du pratique feu grégeois, le mépris des Syracusains pour Archimède eût été sans bornes; surtout quand il se laissa tuer. Le mépris tend ici à devenir même de la haine; le savant n'indiquait-il pas par là que ce qui l'occupait et que ne pouvaient apercevoir les autres, était plus important que Syracuse, plus important même que sa vie?

[2] Je sais que l'on peut citer bien des noms et parmi les plus grands, pour qui la faveur populaire n'empêcha pas les faveurs plus choisies, dont le succès ne tua pas la gloire, et dont la gloire pour être populaire d'abord, ne fut ni moins belle ni moins parfaitement prolongée;—mais c'est que l'œuvre de ces admirables génies sans murs d'enceinte pour ainsi dire, se prolongeait au loin sur le terrain public; de sorte que, ce que la foule admire en eux n'est pas le centre même de l'œuvre, le dieu dans le secret du temple, mais bien les dépendances d'accès facile et le terrain banal où l'on peut aisément se retrouver.—D'ailleurs pas de règle à cela; et quand mille exemples audacieux protesteraient, ce que je dis plus haut peut se redire.

[3] Littérature d'à prioriste, par conséquent française entre toutes, cartésienne,—mais de forme plus concise que ne le supporte d'ordinaire l'esprit un peu coureur des Français et d'apparence plutôt latine, pour sa concision, sa syntaxe,—à ce point que certains passages de l'Après-Midi d'un Faune ont pu nous redonner une émotion poétique très semblable à celle que nous cherchons dans les Eglogues de Virgile.


EMMANUEL SIGNORET

Je ne veux pas mourir, la vie est douce et grande:
J'ai vu sur l'amandier verdir la jeune amande
Et les fruits du pêcher s'enfler comme des seins.
Muses! vous soutenez mes plus hardis desseins:
Ma parole de feu vous l'avez enfantée
Pour qu'elle soit enfin des races écoutée.

Ces vers, que publiait la Revue Blanche du 1er janvier dernier, sont à peu près les derniers d'Emmanuel Signoret. Le 20 décembre 1900, à Cannes, où, longtemps, des soins vigilants et une sorte d'inspiration latente la prolongèrent encore, s'acheva enfin sa triste lutte contre la nuit et la misère. La mort vint, non comme une étrangère, et non comme une amie, mais comme une fatale attendue qui ne devait trouver en lui plus rien à prendre, qu'une souffrante dépouille épuisée—tant l'effort du poète avait été de poser, en des vers qu'elle ne put toucher, la part exquise de lui-même—de sorte que, reculé et comme disparu derrière son œuvre, son absence n'importât plus.

Oui, tout l'effort de Signoret, sachant de loin la mort venir, fut l'effort propre de l'artiste: la nier. Fixer sa propre gloire et sa pensée en des lignes si belles, si pures, que le temps n'y pût rien enlever.—Qu'eût été l'œuvre d'art sans la mort, contre laquelle elle proteste?

L'imperfection de certains poètes rassure. Il semble, tant leur effort satisfait peu, qu'ils aient encore beaucoup à dire, parce que jusqu'alors ils ont mal dit. Un long temps de vie leur est dû pour mener à mieux leur pauvre œuvre.—Par sa beauté, parfaite trop vite, accomplie, l'œuvre de Signoret inquiétait: elle empiétait sur sa vie. La satisfaction de ses vers ne lui laissait, nous semblait-il, plus rien à dire. Hélas! C'étaient—beauté, vie, œuvres—choses disons-nous: accomplies. La mort ne changera rien à ses vers. La vie n'y eût rien ajouté.

Il était, pour les choses terrestres, sinon aveugle comme Homère, du moins d'une si extraordinaire myopie, que jamais la laideur ou l'infirmité du réel ne vint heurter, comme elle fait si douloureusement chez Baudelaire, la poétique vision dans laquelle il avançait en rêve. Autant sa marche dans les rues était gauche, tâtonnante et gênée, autant son essor était là robuste, tranquille, assuré. Ce que d'autres appellent inspiration, visitation de la Muse, dont tels poètes sortent las et boiteux comme Jacob d'une lutte avec l'ange, c'était pour lui l'état constant, normal—à ce point qu'au contraire ce qui l'en distrayait, les soins matériels et urgents de la vie devenaient pour lui causes de maladie, de ruine.

La misère, parfois, arracha d'un Léopardi, d'un Verlaine des chants si inespérément beaux qu'on doute s'il sied bien d'accuser de sa cruauté pour eux la Nature. Ici point: la douleur, la misère n'arrachèrent d'Emmanuel Signoret pas un chant, pas un cri personnel. Les cordes métalliques de sa lyre ne se détendirent jamais. Il n'y eut là, ni pose, ni affectation d'impassibilité, mais isolation naturelle et complète de sa faculté poétique. De sorte que cette grande misère où vécut, dont mourut Signoret n'a servi de rien pour son art et reste simplement lamentable.

Un jour je le vis, à Cannes; je me plaignis à lui de ce qu'il ne produisait pas davantage.—«Moi, je suis toujours prêt, répondit-il; j'attends que l'on me commande quelque chose.»—A la façon de Malherbe, de Pindare, Signoret se sentait poète officiel; tout comme eux, sur commande, à propos de n'importe quoi, il eût fait des vers admirables; il eût su couronner d'un laurier neuf chaque victoire... Et comme aucune commande officielle ne lui venait, Signoret, n'ayant rien de particulier à dire, satisfaisait son lyrisme en se chantant. Il se chantait lui-même sans repos et sans lassitude; il chantait Puget-Théniers, Lançon, villages immortels de ce qu'il les avait habités; il chantait la plage de Cannes comme Ronsart avait chanté les bords du Loir. Comme Ronsart chantait:

Quelqu'un après mil ans, de mes vers étonné
Voudra dedans mon Loir comme en Permesse boire,—

il chantait, en non moins beaux vers:

O Cannes! jamais l'œil véridique des Muses
Ne t'avait éclairé pour l'immortalité.—
Tremblez sur ses deux mers, belles strophes confuses,
Comme oscille un brouillard au clair des nuits d'été.

Et puisque aucune gloire extérieure et matérielle ne descendait, il posait sur son propre front, le tressant lui-même en couronne, le laurier que lui-même et solitaire avait cueilli. Et dans l'orgueil, dans l'infatuation même du geste, rien de bassement égoïste ni d'intéressé ne restait. Rien d'impersonnel, de général, d'officiel dirai-je, comme la figure qu'il évoque de lui-même en ses vers. Il parle de lui-même comme d'une autre divinité.

Une poésie si déshumanisée étonne aujourd'hui, déconcerte. Les âmes trop sceptiques et trop peu dévouées méconnaissent la divine et païenne ferveur qui peut, sur l'autel d'Apollon, consumer sans laisser de cendres. Le profane n'estime la passion qu'à ce qu'elle a laissé de déchets. La pureté du sacrifice est telle, ici, qu'il se méprend. Qu'importe! si, sur la pierre lisse où, par le feu, tout ce qui restait de charnel fut dévoré, la flamme intense et sans vacillement de cette glorieuse consomption se reflète.

Nous mettrons aux bergers un flambeau dans les mains;
Nous leur dirons: «Versez, par torrents, aux chemins
La lumière opulente! Assez d'âmes sont mortes!
De la maison sans joie, allez! brisez les portes!
L'œil de l'homme a du ciel les charmantes couleurs!
Les membres parfumés des enfants sont des fleurs
Où, du pollen des dieux, l'homme vrai fructifie.
Des sépulcres brisés jaillit l'aube de vie!»
Girgenti, janvier 1902.

OSCAR WILDE

Il y a un an, à même époque[1], c'est à Biskra que j'appris par les journaux la lamentable fin d'Oscar Wilde. L'éloignement ne me permit pas, hélas! de me joindre au maigre cortège qui suivit sa dépouille jusqu'au cimetière de ***; en vain me désolai-je que mon absence semblât diminuer encore le nombre si petit des amis demeurés fidèles;—du moins les pages que voici, je voulus aussitôt les écrire; mais durant un assez long temps, de nouveau, le nom de Wilde sembla devenir la propriété des journaux... A présent que toute indiscrète rumeur autour de ce nom si tristement fameux s'est calmée, que la foule enfin s'est lassée, après avoir loué, de s'étonner, puis de maudire, peut-être un ami pourra-t-il exprimer une tristesse qui dure, apporter, comme une couronne sur une tombe délaissée, ces pages d'affection, d'admiration et de respectueuse pitié.

Lorsque le scandaleux procès, qui passionna l'opinion anglaise, menaça de briser sa vie, quelques littérateurs et quelques artistes tentèrent une sorte de sauvetage au nom de la littérature et de l'art. On espéra qu'en louant l'écrivain on allait faire excuser l'homme. Hélas! un malentendu s'établit; car, il faut bien le reconnaître: Wilde n'est pas un grand écrivain. La bouée de plomb qu'on lui jeta ne fit donc qu'achever de le perdre; ses œuvres, loin de le soutenir, semblèrent foncer avec lui. En vain quelques mains se tendirent. Le flot du monde se referma; tout fut fini.

On ne pouvait alors songer à tout différemment le défendre. Au lieu de chercher à cacher l'homme derrière son œuvre, il fallait montrer l'homme d'abord admirable, comme je vais essayer de faire aujourd'hui—puis l'œuvre même en devenant illuminée.—«J'ai mis tout mon génie dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres», disait Wilde.—Grand écrivain non pas, mais grand viveur, si l'on permet au mot de prendre son plein sens. Pareil aux philosophes de la Grèce, Wilde n'écrivait pas mais causait et vivait sa sagesse, la confiant imprudemment à la mémoire fluide des hommes, et comme l'inscrivant sur de l'eau. Que ceux qui l'ont plus longuement connu racontent sa biographie; un de ceux qui l'auront le plus avidement écouté rapporte simplement ici quelques souvenirs personnels:

I

Ceux qui n'ont approché Wilde que dans les derniers temps de sa vie, imaginent mal, d'après l'être affaibli, défait, que nous avait rendu la prison, l'être prodigieux qu'il fut d'abord.

C'est en 1891 que je le rencontrai pour la première fois. Wilde avait alors ce que Thackeray appelle «le principal don des grands hommes»: le succès. Son geste, son regard triomphaient. Son succès était si certain qu'il semblait qu'il précédât Wilde et que lui n'eût qu'à s'avancer. Ses livres étonnaient, charmaient. Ses pièces allaient faire courir Londres. Il était riche; il était grand; il était beau; gorgé de bonheurs et d'honneurs. Certains le comparaient à un Bacchus asiatique; d'autres à quelque empereur romain; d'autres à Apollon lui-même—et le fait est qu'il rayonnait.

A Paris, sitôt qu'il y vint, son nom courut de bouche en bouche; on rapportait sur lui quelques absurdes anecdotes: Wilde n'était encore que celui qui fumait des cigarettes à bout d'or et qui se promenait dans les rues une fleur de tournesol à la main. Car, habile à piper ceux qui font la mondaine gloire, Wilde avait su créer, par devant son vrai personnage, un amusant fantôme dont il jouait avec esprit.

J'entendis parler de lui chez Mallarmé: on le peignit brillant causeur, et je souhaitai le connaître, tout en n'espérant pas d'y arriver. Un hasard heureux, ou plutôt un ami, me servit, à qui j'avais dit mon désir. On invita Wilde à dîner. Ce fut au restaurant. Nous étions quatre, mais Wilde fut le seul qui parla.

Wilde ne causait pas: il contait. Durant presque tout le repas, il n'arrêta pas de conter. Il contait doucement, lentement; sa voix même était merveilleuse. Il savait admirablement le français, mais feignait de chercher un peu les mots qu'il voulait faire attendre. Il n'avait presque pas d'accent, ou du moins que ce qu'il lui plaisait d'en garder, et qui pouvait donner aux mots un aspect parfois neuf et étrange. Il prononçait volontiers, pour scepticisme: skepticisme... Les contes qu'il nous dit interminablement ce soir-là étaient confus et pas de ses meilleurs; Wilde, incertain de nous, nous essayait. De sa sagesse ou bien de sa folie, il ne livrait jamais que ce qu'il croyait qu'en pourrait goûter l'auditeur; il servait à chacun, selon son appétit, sa pâture; ceux qui n'attendaient rien de lui n'avaient rien, ou qu'un peu de mousse légère; et comme il s'occupait d'abord d'amuser, beaucoup de ceux qui crurent le connaître n'auront connu de lui que l'amuseur.

Le repas fini, nous sortîmes. Mes deux amis marchant ensemble, Wilde me prit à part:

—«Vous écoutez avec les yeux, me dit-il assez brusquement. Voilà pourquoi je vous raconterai cette histoire:

»Quand Narcisse fut mort, les fleurs des champs se désolèrent et demandèrent à la rivière des gouttes d'eau pour le pleurer.—Oh! leur répondit la rivière, quand toutes mes gouttes d'eau seraient des larmes, je n'en aurais pas assez pour pleurer moi-même Narcisse: je l'aimais.—Oh! reprirent les fleurs des champs, comment n'aurais-tu pas aimé Narcisse? Il était beau.—Etait-il beau? dit la rivière.—Et qui mieux que toi le saurait? Chaque jour penché sur ta rive, il mirait dans tes eaux sa beauté...»

Wilde s'arrêtait un instant...

—«Si je l'aimais, répondit la rivière, c'est que, lorsqu'il se penchait sur mes eaux, je voyais le reflet de mes eaux dans ses yeux.»

Puis Wilde, se rengorgeant avec un bizarre éclat de rire, ajoutait:

—«Cela s'appelle: Le Disciple.»

Nous étions arrivés devant sa porte et le quittâmes. Il m'invita à le revoir. Cette année et l'année suivante je le vis souvent et partout.

Devant les autres, je l'ai dit, Wilde montrait un masque de parade, fait pour étonner, amuser ou pour exaspérer parfois. Il n'écoutait jamais et prenait peu souci de la pensée dès que ce n'était plus la sienne. Dès qu'il ne brillait plus tout seul, il s'effaçait. On ne le retrouvait alors qu'en se retrouvant seul avec lui.

Mais, sitôt seuls, il commençait:

—«Qu'avez-vous fait depuis hier?»

Et comme alors ma vie coulait sans heurts, le récit que j'en pouvais faire ne présentait nul intérêt. Je redisais docilement de menus faits, observant, tandis que je parlais, le front de Wilde se rembrunir.

—«C'est vraiment là ce que vous avez fait?

—Oui, répondais-je.

—Et ce que vous dites est vrai!

—Oui, bien vrai.

—Mais alors pourquoi le redire? Vous voyez bien: cela n'est pas du tout intéressant.—Comprenez qu'il y a deux mondes: celui qui est sans qu'on en parle; on l'appelle le monde réel, parce qu'il n'est nul besoin d'en parler pour le voir. Et l'autre, c'est le monde de l'art; c'est celui dont il faut parler, parce qu'il n'existerait pas sans cela.

»Il y avait un jour un homme que dans son village on aimait parce qu'il racontait des histoires. Tous les matins il sortait du village, et quand le soir il y rentrait, tous les travailleurs du village, après avoir peiné tout le jour, s'assemblaient tout autour de lui et disaient: Allons! Raconte: Qu'est-ce que tu as vu aujourd'hui?—Il racontait: J'ai vu dans la forêt un faune qui jouait de la flûte, et qui faisait danser une ronde de petits sylvains.—Raconte encore: qu'as-tu vu? disaient les hommes.—Quand je suis arrivé sur le bord de la mer, j'ai vu trois sirènes, au bord des vagues, et qui peignaient avec un peigne d'or leurs cheveux verts.—Et les hommes l'aimaient parce qu'il leur racontait des histoires.

»Un matin il quitta comme tous les matins son village—mais quand il arriva sur le bord de la mer, voici qu'il aperçut trois sirènes, trois sirènes au bord des vagues, et qui peignaient avec un peigne d'or leurs cheveux verts. Et comme il continuait sa promenade, il vit, arrivant près du bois, un faune qui jouait de la flûte à une ronde de sylvains... Ce soir-là, quand il rentra dans son village et qu'on lui demanda comme les autres soirs: Allons! raconte: Qu'as-tu vu? Il répondit:—Je n'ai rien vu.»

Wilde s'arrêtait un peu, laissait descendre en moi l'effet du conte: puis reprenait:

«Je n'aime pas vos lèvres; elles sont droites comme celles de quelqu'un qui n'a jamais menti. Je veux vous apprendre à mentir, pour que vos lèvres deviennent belles et tordues comme celles d'un masque antique.

»Savez-vous ce qui fait l'œuvre d'art et ce qui fait l'œuvre de la nature? Savez-vous ce qui fait leur différence? Car enfin la fleur du narcisse est aussi belle qu'une œuvre d'art—et ce qui les distingue ce ne peut être la beauté. Savez-vous ce qui les distingue?—L'œuvre d'art est toujours unique. La nature, qui ne fait rien de durable, se répète toujours, afin que rien de ce qu'elle fait ne soit perdu. Il y a beaucoup de fleurs de narcisse; voilà pourquoi chacune peut ne vivre qu'un jour. Et chaque fois que la nature invente une forme nouvelle elle la répète aussitôt. Un monstre marin dans une mer sait qu'il est dans une autre mer un monstre marin, son semblable. Quand Dieu crée un Néron, un Borgia ou un Napoléon dans l'histoire, il en met un autre à côté; on ne le connaît pas, peu importe; l'important c'est qu'un réussisse; car Dieu invente l'homme, et l'homme invente l'œuvre d'art.

»Oui, je sais ... un jour il se fit sur la terre un grand malaise, comme si enfin la nature allait créer quelque chose d'unique, quelque chose d'unique vraiment—et le Christ naquit sur la terre. Oui, je sais bien ... mais écoutez:

«Quand Joseph d'Arimathie, au soir, descendit du mont du Calvaire où venait de mourir Jésus, il vit sur une pierre blanche un jeune homme assis, qui pleurait. Et Joseph s'approcha de lui et lui dit:—Je comprends que ta douleur soit grande, car certainement cet homme-là était un juste.—Mais le jeune homme lui répondit:—Oh! ce n'est pas pour cela que je pleure! Je pleure parce que moi aussi j'ai fait des miracles! Moi aussi j'ai rendu la vue aux aveugles, j'ai guéri des paralytiques et j'ai ressuscité des morts. Moi aussi j'ai séché le figuier stérile et j'ai changé de l'eau en vin... Et les hommes ne m'ont pas crucifié.»

Et qu'Oscar Wilde fût convaincu de sa mission représentative, c'est ce qui m'apparut plus d'un jour.

L'Évangile inquiétait et tourmentait le païen Wilde. Il ne lui pardonnait pas ses miracles. Le miracle païen, c'est l'œuvre d'art: le Christianisme empiétait. Tout irréalisme artistique robuste, exige un réalisme convaincu dans la vie.

Ses apologues les plus ingénieux, ses plus inquiétantes ironies étaient pour confronter les deux morales, je veux dire le naturalisme païen et l'idéalisme chrétien, et décontenancer celui-ci de tout sens.

—«Quand Jésus voulut rentrer dans Nazareth, racontait-il, Nazareth était si changée, qu'il ne reconnut plus sa ville. La Nazareth où il avait vécu était pleine de lamentations et de larmes; cette ville nouvelle, pleine d'éclats de rire et de chants. Et le Christ, entrant dans la ville, vit des esclaves chargés de fleurs, qui s'empressaient vers l'escalier de marbre d'une maison de marbre blanc. Le Christ entra dans la maison, et au fond d'une salle de jaspe, couché sur une couche de pourpre, il vit un homme dont les cheveux défaits étaient mêlés aux roses rouges et dont les lèvres étaient rouges de vin. Le Christ s'approcha de lui, lui toucha l'épaule et lui dit:—Pourquoi mènes-tu cette vie?—L'homme se retourna, le reconnut et répondit:—J'étais lépreux; tu m'as guéri. Pourquoi mènerais-je une autre vie?

»Le Christ sortit de cette maison. Et voici que dans la rue, il vit une femme dont le visage et les vêtements étaient peints, et dont les pieds étaient chaussés de perles; et derrière elle, marchait un homme dont l'habit était de deux couleurs et dont les yeux se chargeaient de désirs. Et le Christ s'approcha de l'homme, lui toucha l'épaule et lui dit:—Pourquoi donc suis-tu cette femme et la regardes-tu ainsi?—L'homme se retournant le reconnut et répondit:—J'étais aveugle; tu m'as guéri. Que ferais-je d'autre de ma vue?

»Et le Christ s'approcha de la femme:—Cette route que tu suis, lui dit-il, est celle du péché; pourquoi la suivre?—La femme le reconnut et lui dit en riant:—La route que je suis est agréable et tu m'as pardonné tous mes péchés.

»Alors le Christ sentit son cœur plein de tristesse et voulut quitter cette ville. Mais comme il en sortait, il vit enfin, au bord des fossés de la ville, un jeune homme assis qui pleurait. Le Christ s'approcha de lui, et touchant les boucles de ses cheveux, il lui dit:—Mon ami, pourquoi pleures-tu?

»Et Lazare leva les yeux, le reconnut et répondit:

—J'étais mort et tu m'as ressuscité; que ferais-je d'autre de ma vie?»

—«Voulez-vous que je vous dise un secret? commençait Wilde, un autre jour;—c'était chez Heredia; il m'avait pris à part au milieu du salon plein de monde—un secret ... mais promettez-moi de ne le redire à personne.... Savez-vous pourquoi le Christ n'aimait pas sa mère?—Cela était dit à l'oreille, à voix basse et comme honteusement. Il faisait une courte pause, saisissait mon bras, se reculait, puis, éclatant de rire, brusquement:

—C'est parce qu'elle était vierge!!...»

Qu'on me laisse encore citer ce conte, un des plus étranges où se puisse achopper l'esprit—et comprenne qui peut la contradiction que semble à peine inventer Wilde:

«... Puis il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de Dieu.—Et l'âme du pécheur s'avança toute nue devant Dieu.

Et Dieu ouvrit le livre de la vie du pécheur:

—Certainement ta vie a été très mauvaise: Tu as... (suivait une prodigieuse, merveilleuse énumération de péchés)[2].—Puisque tu as fait tout cela, certainement je vais t'envoyer en Enfer.

—Tu ne peux pas m'envoyer en Enfer.

—Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer en Enfer?

—Parce que j'y ai vécu toute ma vie.

Alors il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de Dieu.

—Eh bien! puisque je ne puis pas t'envoyer en Enfer, je m'en vais t'envoyer au Ciel.

—Tu ne peux pas m'envoyer au Ciel.

—Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer au Ciel?

—Parce que je n'ai jamais pu l'imaginer.

Et il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de Dieu[3]

Un matin, Wilde me tendit à lire un article où un critique assez épais le félicitait de «savoir inventer de jolis contes pour habiller mieux sa pensée».

—«Ils croient, commença Wilde, que toutes les pensées naissent nues... Ils ne comprennent pas que je ne peux pas penser autrement qu'en contes. Le sculpteur ne cherche pas à traduire en marbre sa pensée; il pense en marbre, directement.

»Il y avait un homme qui ne pouvait penser qu'en bronze. Et cet homme, un jour, eut une idée, l'idée de la joie, de la joie qui habite l'instant. Et il sentit qu'il lui fallait la dire. Mais dans le monde tout entier il ne restait plus un seul morceau de bronze; car les hommes avaient tout employé. Et cet homme sentit qu'il deviendrait fou, s'il ne disait pas son idée.

»Et il songeait à un morceau de bronze, sur la tombe de sa femme, à une statue qu'il avait faite pour orner la tombe de sa femme, de la seule femme qu'il eût aimée; c'était la statue de la tristesse, de la tristesse qui habite la vie. Et l'homme sentit qu'il devenait fou s'il ne disait pas son idée.

«Alors il prit cette statue de la tristesse, de la tristesse qui habite la vie; il la brisa; il la fondit, et il en fit la statue de la joie, de la joie qui n'habite que dans l'instant.»

Wilde croyait à quelque fatalité de l'artiste, et que l'idée est plus forte que l'homme.

—«Il y a, disait-il, deux espèces d'artistes: les uns apportent des réponses, et les autres, des questions. Il faut savoir si l'on est de ceux qui répondent ou bien de ceux qui interrogent; car celui qui interroge n'est jamais celui qui répond. Il y a des œuvres qui attendent, et qu'on ne comprend pas pendant longtemps; c'est qu'elles apportaient des réponses à des questions qu'on n'avait pas encore posées; car la question arrive souvent terriblement longtemps après la réponse.»

Et il disait encore:

—«L'âme naît vieille dans le corps; c'est pour la rajeunir que celui-ci vieillit. Platon, c'est la jeunesse de Socrate...»

Puis je restai trois ans sans le revoir.

II

Ici commencent les souvenirs tragiques.

Une persistante rumeur, grandissant avec celle de ses succès (à Londres on le jouait à la fois sur trois théâtres), prêtait à Wilde d'étranges mœurs, dont certains voulaient bien encore ne s'indigner qu'avec sourire, et d'autres ne s'indigner point; on prétendait d'ailleurs que ces mœurs, il les cachait peu, souvent les affichait au contraire, certains disaient: avec courage; d'autres: avec cynisme; d'autres: avec affectation. J'écoutais, plein d'étonnement, cette rumeur. Rien, depuis que je fréquentais Wilde, ne m'avait jamais pu rien faire soupçonner.—Mais déjà, par prudence, nombre d'anciens amis le désertaient. On ne le reniait pas nettement encore, mais on ne tenait plus à l'avoir rencontré.

Un extraordinaire hasard croisa de nouveau nos deux routes. C'est en janvier 1895. Je voyageais; une humeur chagrine m'y poussait, et plus en quête de solitude que de la nouveauté des lieux. Le temps était affreux; j'avais fui d'Alger vers Blidah; j'allais laisser Blidah pour Biskra. Au moment de quitter l'hôtel, par curiosité désœuvrée, je regardai le tableau noir où les noms des voyageurs sont inscrits. Qu'y vis-je?—A côté de mon nom, le touchant, celui de Wilde... J'ai dit que j'avais soif de solitude: je pris l'éponge et j'effaçai mon nom.

Avant d'avoir atteint la gare, je n'étais plus bien sûr qu'un peu de lâcheté ne se fut pas cachée dans cet acte; aussitôt, revenant sur mes pas, je fis remonter ma valise, et récrivis mon nom sur le tableau.

Depuis trois ans que je ne l'avais vu (car je ne puis compter pour un revoir, l'an d'avant, une courte rencontre à Florence), Wilde était certainement changé. On sentait dans son regard moins de mollesse, quelque chose de rauque en son rire et de forcené dans sa joie, Il semblait à la fois plus sûr de plaire et moins ambitieux d'y réussir; il était enhardi, affermi, grandi. Chose étrange, il ne parlait plus par apologues; durant les quelques jours que je m'attardai près de lui, je ne pus arracher de lui le moindre conte.

Je m'étonnai d'abord de le trouver en Algérie.—«Oh! me dit-il, c'est que maintenant je fuis l'œuvre d'art. Je ne veux plus adorer que le soleil... Avez-vous remarqué que le soleil déteste la pensée; il la fait reculer toujours, et se réfugier dans l'ombre. Elle habitait d'abord l'Égypte; le soleil a conquis l'Égypte. Elle a vécu longtemps en Grèce, le soleil a conquis la Grèce; puis l'Italie et puis la France. A présent toute la pensée se trouve repoussée jusqu'en Norvège et en Russie, là où ne vient jamais le soleil. Le soleil est jaloux de l'œuvre d'art.»

Adorer le soleil, ah! c'était adorer la vie. L'adoration lyrique de Wilde devenait farouche et terrible. Une fatalité le menait; il ne pouvait pas et ne voulait pas s'y soustraire. Il semblait mettre tout son soin, sa vertu, à s'exagérer son destin et à s'exaspérer lui-même. Il allait au plaisir comme on marche au devoir.—«Mon devoir à moi, disait-il, c'est de terriblement m'amuser.»—Nietzsche m'étonna moins plus tard, parce que j'avais entendu Wilde dire;

—«Pas le bonheur! Surtout pas le bonheur. Le plaisir! Il faut vouloir toujours le plus tragique...»

Il marchait dans les rues d'Alger précédé, escorté, suivi d'une extraordinaire bande de maraudeurs; il conversait avec chacun; il les regardait tous avec joie et leur jetait son argent au hasard.

—«J'espère, me disait-il, avoir bien démoralisé cette ville.»

Je songeais au mot de Flaubert, qui lorsqu'on lui demandait quelle sorte de gloire il ambitionnait le plus, répondait:

—«Celle de démoralisateur.»

Je restais devant tout cela plein d'étonnement, d'admiration et de crainte. Je savais sa situation ébranlée, les hostilités, les attaques et quelle sombre inquiétude il cachait sous sa joie hardie[4]. Il parlait de rentrer à Londres; le marquis de Q... l'insultait, l'appelait, l'accusait de fuir.

—«Mais si vous retournez là-bas, qu'adviendra-t-il? lui demandai-je. Savez-vous ce que vous risquez?

—Il ne faut jamais le savoir... Ils sont extraordinaires, mes amis; ils me conseillent la prudence. La prudence! Mais est-ce que je peux en avoir? Ce serait revenir en arrière. Il faut que j'aille aussi loin que possible... Je ne peux pas aller plus loin... Il faut qu'il arrive quelque chose, quelque chose d'autre...»

Wilde s'embarqua le lendemain.

Le reste de l'histoire, on le sait. Ce «quelque chose d'autre» ce fut le hard labour[5].

III

Dès qu'il fut sorti de prison, Oscar Wilde revint en France. A Berneval, discret petit village aux environs de Dieppe, un nommé Sébastien Melmoth s'établit; c'était lui. De ses amis français, comme j'avais été le dernier à le voir, à le revoir je voulus être le premier. Dès que je pus connaître son adresse, j'accourus.

J'arrivai vers le milieu du jour. J'arrivais sans m'être annoncé. Melmoth que la bonne cordialité de T*** appelait assez souvent à Dieppe, ne devait rentrer que le soir. Il ne rentra qu'au milieu de la nuit.

C'était presque encore l'hiver. Il faisait froid; il faisait laid. Tout le jour je rôdai sur la plage déserte, découragé et plein d'ennui. Comment Wilde avait-il pu choisir Berneval pour y vivre? C'était lugubre.

La nuit vint. Je rentrai retenir une chambre à l'hôtel, celui même où vivait Melmoth, et d'ailleurs le seul de l'endroit. L'hôtel, propre, agréablement situé, n'hébergeait que quelques êtres de second plan, d'inoffensifs comparses auprès de qui je dus dîner. Triste société pour Melmoth!

Heureusement j'avais un livre. Lugubre soir! onze heures... J'allais renoncer à attendre, quand j'entends le roulement d'une voiture... M. Melmoth est arrivé.

M. Melmoth est tout transi. Il a perdu en route son pardessus. Une plume de paon que, la veille, lui apporta son domestique (affreux présage) lui avait bien annoncé un malheur; il est heureux que ce ne soit que cela. Mais il grelotte et tout l'hôtel s'agite pour lui faire chauffer un grog. A peine s'il m'a dit bonjour. Devant les autres tout au moins, il ne veut pas paraître ému. Et mon émotion presque aussitôt retombe, à trouver Sébastien Melmoth si simplement pareil à l'Oscar Wilde qu'il était: non plus le lyrique forcené d'Algérie, mais le doux Wilde d'avant la crise; et je me trouvais reporté non pas de deux ans, mais de quatre ou cinq ans en arrière; même regard rompu, même rire amusé, même voix...

Il occupe deux chambres, les deux meilleures de l'hôtel, et se les est fait aménager avec goût. Beaucoup de livres sur sa table, et parmi lesquels il me montre mes Nourritures Terrestres qui avaient paru depuis peu. Une jolie vierge gothique, sur un grand piédestal, dans l'ombre...

A présent nous sommes assis près de la lampe et Wilde boit son grog à petits coups. Je remarque, à présent qu'il est mieux éclairé, que la peau du visage est devenue rouge et commune; celle des mains encore plus, qui pourtant ont repris les mêmes bagues; une à laquelle il tient beaucoup porte en chaton mobile un scarabée d'Égypte en lapis-lazuli. Ses dents sont atrocement abîmées.

Nous causons. Je lui reparle de notre dernière rencontre à Alger. Je lui demande s'il se souvient qu'alors je lui prédisais presque la catastrophe.

—«N'est-ce pas, dis-je, que vous saviez à peu près ce qui vous attendait en Angleterre; vous aviez prévu le danger et vous y êtes précipité?...

(Ici je ne crois pas pouvoir mieux faire que recopier les feuilles où je transcrivis peu après tout ce que je pus me rappeler de ses paroles).

—«Oh! naturellement! naturellement, je savais qu'il y aurait une catastrophe—celle-là, ou une autre, je l'attendais. Il fallait que cela finisse ainsi. Songez donc: Aller plus loin, ce n'était pas possible; et cela ne pouvait plus durer. C'est pourquoi vous comprenez qu'il faut que cela soit fini. La prison m'a complètement changé. Je comptais sur elle pour cela—Bosy[6] est terrible; il ne peut pas comprendre cela; il ne peut pas comprendre que je ne reprenne pas la même existence; il accuse les autres de m'avoir changé... Mais il ne faut jamais reprendre la même existence... Ma vie est comme une œuvre d'art; un artiste ne recommence jamais deux fois la même chose ... ou bien c'est qu'il n'avait pas réussi. Ma vie d'avant la prison a été aussi réussie que possible. Maintenant c'est une chose achevée.»

Il allume une cigarette.

—«Le public est tellement terrible qu'il ne connaît jamais un homme que par la dernière chose qu'il a faite. Si je revenais à Paris maintenant, on ne voudrait voir en moi que le ... condamné. Je ne veux pas reparaître avant d'avoir écrit un drame. Il faut jusque-là qu'on me laisse tranquille.»—Et il ajoute brusquement:—«N'est-ce pas que j'ai bien fait de venir ici? Mes amis voulaient que j'aille dans le Midi pour me reposer; parce que, au commencement, j'étais très fatigué. Mais je leur ai demandé de chercher pour moi, dans le Nord de la France, une très petite plage, où je ne voie personne, où il fasse bien froid, où il n'y ait presque jamais de soleil... Oh! n'est-ce pas que j'ai bien fait de venir habiter à Berneval? (Dehors il faisait un temps épouvantable.)

»Ici tout le monde est très bon pour moi. Le curé surtout. J'aime tellement la petite église! Croiriez-vous qu'elle s'appelle Notre-Dame de Liesse! Aoh! n'est-ce pas que c'est charmant?—Et maintenant je sais que je ne vais plus jamais pouvoir quitter Berneval, parce que le curé m'a offert ce matin une stalle perpétuelle dans le chœur!

»Et les douaniers! Ils s'ennuyaient tellement, ici! alors je leur ai demandé s'ils n'avaient rien à lire; et maintenant je leur apporte tous les romans de Dumas père... N'est-ce pas qu'il faut que je reste ici?

»Et les enfants! aoh! ils m'adorent! Le jour du jubilé de la reine, j'ai donné une grande fête, un grand dîner, où j'avais quarante enfants de l'école—tous! tous! avec le maître! pour fêter la reine! N'est-ce pas que c'est absolument charmant?... Vous savez que j'aime beaucoup la reine. J'ai toujours son portrait avec moi.»—Et il me montre, épinglé au mur, le portrait caricatural de Nicholson.

Je me lève pour le regarder; une petite bibliothèque est auprès; je regarde un instant les livres. Je voudrais amener Wilde à me parler plus gravement. Je me rassieds, et avec un peu de crainte je lui demande s'il a lu les Souvenirs de la Maison des Morts. Il ne répond pas directement, mais commence:

—«Les écrivains de la Russie sont extraordinaires. Ce qui rend leurs livres si grands, c'est la pitié qu'ils y ont mise. N'est-ce pas, avant j'aimais beaucoup Madame Bovary; mais Flaubert n'a pas voulu de pitié dans son œuvre, et c'est pourquoi elle a l'air petite et fermée; la pitié, c'est le côté par où est ouverte une œuvre, par où elle paraît infinie... Savez-vous, dear, que c'est la pitié qui m'a empêché de me tuer? Oh! pendant les six premiers mois j'ai été terriblement malheureux; si malheureux que je voulais me tuer; mais ce qui m'a retenu de le faire, ç'a été de regarder les autres, de voir qu'ils étaient aussi malheureux que moi, et d'avoir pitié. O dear! c'est une chose admirable, que la pitié; et je ne la connaissais pas! (Il parlait à voix presque basse, sans exaltation aucune.)—Est-ce que vous avez bien compris combien la pitié est une chose admirable? Pour moi je remercie Dieu chaque soir—oui, à genoux, je remercie Dieu de me l'avoir fait connaître. Car je suis entré dans la prison avec un cœur de pierre et ne songeant qu'à mon plaisir, mais maintenant mon cœur s'est complètement brisé; la pitié est entrée dans mon cœur; j'ai compris maintenant que la pitié est la plus grande, la plus belle chose qu'il y ait au monde... Et voilà pourquoi je ne peux pas en vouloir à ceux qui m'ont condamné, ni à personne, parce que, sans eux, je n'aurais pas connu tout cela.—Bosy m'écrit des lettres terribles; il me dit qu'il ne me comprend pas; qu'il ne comprend pas que je n'en veuille pas à tout le monde; que tout le monde a été odieux pour moi... Non, il ne me comprend pas; il ne peut plus me comprendre. Mais je le lui répète dans chaque lettre; nous ne pouvons pas suivre la même route; il a la sienne; elle est très belle; j'ai la mienne. La sienne, c'est celle d'Alcibiade; la mienne est maintenant celle de saint François d'Assise... Connaissez-vous saint François d'Assise? aoh! admirable! admirable! Voulez-vous me faire un grand plaisir? Envoyez-moi la meilleure vie de saint François que vous connaissiez...»

Je le lui promets, il reprend:

—«Oui—ensuite nous avons eu un directeur de prison charmant, aoh! tout à fait charmant! mais les six premiers mois, j'ai été terriblement malheureux. Il y avait un gouverneur de prison très méchant, un juif, qui était très cruel, parce qu'il manquait complètement d'imagination.» Cette dernière phrase, dite très vite, était irrésistiblement comique; et comme j'éclate de rire, il rit aussi, la répète, puis continue:

—«Il ne savait quoi imaginer pour nous faire souffrir:—Vous allez voir comme il manquait d'imagination... Il faut que vous sachiez que, dans la prison, on ne vous laisse sortir qu'une heure par jour; alors on marche dans une cour, en rond, les uns derrière les autres, et il est absolument défendu de se parler. Des gardes vous surveillent et il y a de terribles punitions pour celui qu'on surprend—Ceux qui sont pour la première fois en prison se reconnaissent à ce qu'ils ne savent pas parler sans remuer les lèvres.., Il y avait déjà six semaines que j'étais enfermé, et que je n'avais dit un mot à personne—à personne. Un soir, nous marchions comme cela les uns derrière les autres pendant l'heure de la promenade, et tout d'un coup, derrière moi, j'entends prononcer mon nom: c'était le prisonnier qui était derrière moi, qui disait: «Oscar Wilde, je vous plains, parce que vous devez souffrir plus que nous.» Alors j'ai fait un énorme effort pour ne pas être remarqué (je croyais que j'allais m'évanouir) et j'ai dit sans me retourner: «Non, mon ami; nous souffrons tous également.»—Et ce jour-là je n'ai plus du tout eu envie de me tuer.

»Nous avons parlé comme cela plusieurs jours. J'ai su son nom, et ce qu'il faisait. Il s'appelait P***; c'était un excellent garçon; aoh! excellent!... Mais je ne savais pas encore parler sans remuer les lèvres, et un soir: «C. 33! (C. 33 c'était moi)—C. 33 et C. 48, sortez des rangs!» Alors nous sortons des rangs et le gardien dit: «Vous allez comparaître devant Monsieur le Dirrrecteur!»—Et comme la pitié était déjà entrée dans mon cœur, je ne m'effrayais absolument que pour lui; j'étais, au contraire, heureux de souffrir à cause de lui.—Mais le directeur était tout à fait terrible. Il a fait passer P*** le premier; il voulait nous interroger séparément,—parce qu'il faut vous dire que la peine n'est pas la même pour celui qui a commencé à parler que pour celui qui a répondu; la peine de celui qui a parlé le premier est le double de celle de l'autre; d'ordinaire le premier a quinze jours de cachot, le second seulement huit; alors le directeur voulait savoir qui de nous deux avait parlé le premier. Et, naturellement, P***, qui était un excellent garçon, a dit que c'était lui. Et quand, après, le directeur m'a fait venir pour m'interroger, naturellement, j'ai dit que c'était moi. Alors le directeur est devenu très rouge, parce qu'il ne comprenait plus.—«Mais P*** dit aussi que c'est lui qui a commencé! Je ne peux pas comprendre...»

«Pensez-vous, dear!! Il ne pouvait pas comprendre! Il était très embarrassé; il disait: «Mais je lui ai déjà donné quinze jours à lui...» et puis il a ajouté: «Enfin! si c'est comme ça, je m'en vais vous donner quinze jours à tous les deux.» N'est-ce pas que c'est extraordinaire! Cet homme-là n'avait aucune espèce d'imagination.»—Wilde s'amuse énormément de ce qu'il dit; il rit; il est heureux de raconter:

—«Et naturellement, après les quinze jours, nous avions beaucoup plus envie qu'auparavant, de nous parler. Vous ne savez pas combien cela pouvait paraître doux, de sentir que l'on souffrait l'un pour l'autre.—Peu à peu, comme on n'occupait pas tous les jours le même rang, peu à peu j'ai pu parler à chacun des autres; à tous! à tous!... J'ai su le nom de chacun d'eux, l'histoire de chacun, et quand il devait sortir de prison.... Et à chacun d'eux je disais: En sortant de prison, la première chose que vous ferez ce sera d'aller à la poste; il y aura une lettre pour vous avec de l'argent.—De sorte que, comme cela, je continue à les connaître, parce que je les aime beaucoup. Et il y en a de tout à fait délicieux. Croiriez-vous qu'il y en a déjà trois qui sont venus me voir ici! N'est-ce pas que c'est tout à fait admirable?...

«Celui qui a remplacé le méchant directeur était un très charmant homme, aoh! remarquable! tout à fait aimable avec moi... Et vous ne pouvez pas imaginer quel bien m'a fait dans la prison la Salomé que l'on a jouée à Paris, précisément à cette époque. Ici, on avait complètement oublié que j'étais littérateur! Quand on a vu ici que ma pièce avait du succès à Paris, on s'est dit: Tiens! mais, c'est étrange! il a donc du talent. Et à partir de ce moment on m'a laissé lire tous les livres que je désirais.

«J'ai pensé d'abord que ce qui me plairait le plus ce serait la littérature grecque. J'ai demandé Sophocle; mais je n'ai pu y prendre goût. Alors j'ai pensé aux Pères de l'Eglise; mais eux non plus ne m'intéressaient pas. Et tout d'un coup j'ai pensé à Dante... oh! Dante! J'ai lu le Dante tous les jours; en italien; je l'ai lu tout entier; mais ni le Purgatoire ni le Paradis ne me semblaient écrits pour moi. C'est son Inferno surtout que j'ai lu; comment ne l'aurais-je pas aimé? Comprenez-vous? L'Enfer, nous y étions. L'Enfer, c'était la prison...»

—Ce même soir il me raconte son projet de drame sur Pharaon et un ingénieux conte sur Judas.

Le lendemain il me mène dans une charmante petite maison, à deux cents mètres de l'hôtel, qu'il a louée et commence à faire meubler. C'est là qu'il veut écrire ses drames; son Pharaon d'abord, puis un Achab et Jésabel (il prononce: Isabelle) qu'il raconte merveilleusement.

La voiture qui m'emmène est attelée. Wilde y monte avec moi, pour m'accompagner un instant. Il me reparle de mon livre, le loue, mais avec je ne sais quelle réticence. Enfin la voiture s'arrête. Il me dit adieu, va descendre, mais, tout à coup:—«Ecoutez, dear, il faut maintenant que vous me fassiez une promesse. Les Nourritures Terestres, c'est bien... c'est très bien... Mais dear, promettez-moi: maintenant n'écrivez plus jamais JE.»

Et comme je paraissais ne pas suffisamment comprendre, il reprenait:—«En art, voyez-vous, il n'y a pas de première personne.»

IV

De retour à Paris, j'allai donner de ses nouvelles à Lord Alfred Douglas. Celui-ci me dit:

—«Mais tout cela est tout à fait ridicule. Wilde est tout à fait incapable de supporter l'ennui. Je le sais très bien: il m'écrit tous les jours; et moi aussi je suis d'avis qu'il faut d'abord qu'il termine sa pièce; mais, après, il me reviendra; il n'a jamais rien fait de bon dans la solitude; il a besoin d'être tout le temps distrait. C'est près de moi qu'il a écrit tout ce qu'il a écrit de meilleur.—Voyez d'ailleurs sa dernière lettre...» Lord Alfred me la montre et me la lit.—Elle supplie Bosy de le laisser finir tranquillement son Pharaon, mais dit en effet que, sitôt cette pièce écrite, il reviendra, le retrouvera,—et termine par cette phrase glorieuse: «... et alors je serai de nouveau le Roi de la Vie (the King of Life).»

V

Et peu de temps après Wilde revint à Paris[7]. Sa pièce n'était pas écrite; elle ne le sera jamais. La société sait bien s'y prendre quand elle veut supprimer un homme, et connaît des moyens plus subtils que la mort... Wilde avait trop souffert depuis deux ans et d'une façon trop passive. Sa volonté avait été brisée. Les premiers mois, il put se faire illusion encore, mais bientôt il s'abandonna. Ce fut comme une abdication. Rien ne resta dans sa vie effondrée qu'un douloureux relent de ce qu'il avait été naguère; un besoin par instants de prouver qu'il pensait encore; de l'esprit, mais cherché, contraint, fripé. Je ne le revis plus que deux fois:

Un soir, sur les boulevards où je me promenais avec G***, je m'entendis appeler par mon nom. Je me retournai: c'était Wilde. Ah! combien il était changé!... «Si je reparais avant d'avoir écrit mon drame, le monde ne voudra voir en moi que le forçat», m'avait-il dit. Il était reparu sans drame et, comme devant lui quelques portes s'étaient fermées, il ne cherchait plus de rentier nulle part; il rôdait. Des amis, à plusieurs reprises, avaient tenté de le sauver; on s'ingéniait; on l'emmenait en Italie... Wilde échappait bientôt; retombait. Parmi ceux demeurés le plus longtemps fidèles, quelques-uns m'avaient tant redit que «Wilde n'était plus visible...», je fus un peu gêné, je l'avoue, de le revoir et dans un lieu où pouvait passer tant de monde.—Wilde était attablé sur la terrasse d'un café. Il commanda pour G*** et pour moi deux cocktails... J'allais m'asseoir en face de lui, c'est-à-dire de manière à tourner le dos aux passants, mais Wilde, s'affectant de ce geste qu'il crut causé par une absurde honte (il ne se trompait, hélas! pas tout à fait):

—«Oh! mettez-vous donc là, près de moi, dit-il, en m'indiquant, à côté de lui, une chaise; je suis tellement seul à présent!»

Wilde était encore bien mis; mais son chapeau n'était plus si brillant; son faux-col avait même forme, mais il n'était plus aussi propre; les manches de sa redingote étaient légèrement frangées»

—«Quand, jadis, je rencontrais Verlaine, je ne rougissais pas de lui, reprit-il, avec un essai de fierté. J'étais riche, joyeux, couvert de gloire, mais je sentais que d'être vu près de lui m'honorait, même quand Verlaine était ivre...» Puis craignant d'ennuyer G***, je pense, il changea brusquement de ton, essaya d'avoir de l'esprit, de plaisanter, devint lugubre. Mon souvenir ici reste abominablement douloureux. Enfin, G*** et moi nous nous levâmes. Wilde tint à payer les consommations. J'allais lui dire adieu quand il me prit à part et, confusément, à voix basse:

—«Ecoutez, me dit-il, il faut que vous sachiez...: je suis absolument sans ressources...»

Quelques jours après, pour la dernière fois, je le revis. Je ne veux citer de notre conversation qu'un mot. Il m'avait dit sa gêne, l'impossibilité de continuer, de commencer même un travail. Tristement je lui rappelais la promesse qu'il s'était faite de ne reparaître à Paris qu'avec une pièce achevée:

—«Ah! pourquoi, commençais-je, avoir si tôt quitté Berneval, où vous vous étiez promis de rester si longtemps? Je ne puis pas dire que je vous en veuille, mais...»

Il m'interrompit, mit sa main sur la mienne, me regarda de son plus douloureux regard:

—«Il ne faut pas en vouloir, me dit-il, à quelqu'un qui a été frappé

Oscar Wilde mourut dans un misérable petit hôtel de la rue des Beaux-Arts. Sept personnes suivirent l'enterrement; encore n'accompagnèrent-elles pas toutes jusqu'au bout le funèbre convoi. Sur la bière, des fleurs, des couronnes; une seule m'a-t-on dit portait une inscription: c'était celle du propriétaire de l'hôtel; on y lisait ces mots: A MON LOCATAIRE.

[1] Ecrit en Décembre 1901.

[2] La rédaction qu'il fit plus tard de ce conte est, par extraordinaire, excellente—par conséquent aussi la traduction qu'en donna notre ami H. Davray, dans la Revue Blanche.

[3] Depuis que Villiers de l'Isle-Adam l'a trahi, tout le monde sait, hélas! le grand secret de l'Eglise: Il n'y a pas de purgatoire.

[4] Un de ces derniers soirs d'Alger, Wilde semblait s'être promis de ne rien dire de sérieux. Enfin je m'irritai quelque peu de ses trop spirituels paradoxes:

—«Vous avez mieux à dire que des plaisanteries, commençai-je; vous me parlez ce soir comme si j'étais le public. Vous devriez plutôt parler au public comme vous savez parler à vos amis. Pourquoi vos pièces ne sont-elles pas meilleures? Le meilleur de vous, vous le parlez; pourquoi ne l'écrivez-vous pas?

—Oh! mais, s'écria-t-il aussitôt,—mes pièces ne sont pas du tout bonnes! et je n'y tiens pas du tout... Mais si vous saviez comme elles amusent!... Elles sont presque toutes le résultat d'un pari. Dorian Grey aussi; je l'ai écrit en quelques jours, parce qu'un de mes amis prétendait que je ne pourrais jamais écrire de romans. Cela m'ennuie tellement d'écrire!»—Puis se penchant brusquement vers moi: «Voulez-vous savoir le grand drame de ma vie?—C'est que j'ai mis mon génie dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres.»

Il n'était que trop vrai. Le meilleur de son écriture n'est qu'un pâle reflet de sa brillante conversation. Ceux qui l'ont entendu parler trouvent décevant de le lire. Dorian Grey, tout d'abord, était une admirable histoire, combien supérieure à la Peau de Chagrin! combien plus significative! Hélas! écrit, quel chef-d'œuvre manqué!—Dans ses contes les plus charmants trop de littérature se mêle, si gracieux qu'ils soient on y sent trop l'apprêt; la préciosité, l'euphuisme y cachent la beauté de la première invention; on y sent, on ne peut cesser d'y sentir les trois moments de leur genèse; l'idée première en est fort belle, simple, profonde et de retentissement certain; une sorte de nécessité latente en relient fixement les parties; mais dès ici le don s'arrête; le développement des parties se fait de manière factice; elles ne s'organisent pas bien; et quand, après, Wilde travaille ses phrases, s'occupe de mettre en valeur, c'est par une prodigieuse surcharge de concettis, de menues inventions plaisantes et bizarres où l'émotion s'arrête de sorte que le chatoiement de la surface fait perdre de vue et d'esprit la profonde émotion centrale.

[5] Je n'ai rien inventé, rien arrangé, dans les derniers propos que je cite. Les paroles de Wilde sont présentes à mon esprit, et j'allais dire à mon oreille. Je ne prétends pas que Wilde vit nettement se dresser devant lui la prison; mais j'affirme que le grand coup de théâtre qui surprit et bouleversa Londres, transformant brusquement Oscar Wilde d'accusateur en accusé, ne lui causa pas à proprement parler de surprise. Les journaux, qui ne voulaient plus voir en lui qu'un pitre, ont dénaturé de leur mieux l'attitude de sa défense, jusqu'à lui enlever tout sens. Peut-être, quelque jour lointain, siéra-t-il de relever de la fange cet abominable procès...

[6] Lord Alfred Douglas.

[7] Les représentants de sa famille assuraient à Wilde une fort belle situation s'il consentait à prendre certains engagements, entre autres celui de ne jamais revoir Lord Alfred. Il ne put ou ne voulut pas les prendre.


ACHEVÉ D'IMPRIMER

Le vingt novembre mil neuf cent dix-neuf

PAR

BUSSIÈRE

A SAINT-AMAND (CHER)

pour le

MERCVRE

DE

FRANCE

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