← Retour

Quatre mois de l'expédition de Garibaldi en Sicilie et Italie

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Quatre mois de l'expédition de Garibaldi en Sicilie et Italie

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Quatre mois de l'expédition de Garibaldi en Sicilie et Italie

Author: Durand-Brager

Release date: June 28, 2004 [eBook #12751]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Bailey and Distributed Proofreaders
Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliotheque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK QUATRE MOIS DE L'EXPÉDITION DE GARIBALDI EN SICILIE ET ITALIE ***










QUATRE MOIS DE L'EXPÉDITION

DE GARIBALDI EN SICILE ET EN ITALIE

PAR H. DURAND-BRAGER.


PARIS.—IMPRIME CHEZ BONAVENTURE ET DUCESSOIS,
55, QUAI DES AUGUSTINS.



PARIS E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, GALERIE D'ORLÉANS, 13.


1861


Tous droits réservés.



PRÉFACE


On a beaucoup parlé de Garibaldi et de ses volontaires; les journaux ont retenti pendant quatre mois des événements qui se sont accomplis en Sicile et en Italie. Pour les uns, le célèbre Niçois est un aventurier, un écumeur de mer, un Walker de la pire espèce; ses compagnons un amas de bandits, de flibustiers, rebut de la société des quatre parties du monde. Pour les autres, l'ancien défenseur de Rome est un héros, une figure prise dans le livre de Plutarque, presque un nouveau Messie entouré d'une phalange de martyrs et de libérateurs. Mais il y a un point sur lequel tout le monde est d'accord, c'est sur l'intégrité et le désintéressement de l'ermite de Caprera.

J'aurais pu, comme un autre, essayer une monographie de Garibaldi que j'ai connu dans la Plata, à l'époque où il commençait la vie aventureuse qui l'a mené jusqu'à la conquête d'un royaume; et aborder à ce propos les considérations historiques et politiques auxquelles on est naturellement si enclin à se laisser entraîner: j'avais aussi ma petite brochure dans la tête et ma petite solution dans la poche. Mais je me suis rappelé heureusement à temps le vers du Bonhomme, et me suis souvenu que je ne devais avoir d'autres couleurs que celles de ma palette.

Je me suis donc résigné à écrire les faits dont j'ai été témoin, comme je les aurais dessinés, cherchant à reproduire leur côté pittoresque sans blesser personne. Peut-être ces simples esquisses recueillies à la hâte par un artiste qui depuis vingt ans a assisté, soit comme correspondant de nos premières feuilles, soit comme peintre officiel de la marine, à tous les grands événements contemporains, auront-elles leur enseignement et leur utilité. C'est tout ce que j'espère, tout ce que je désire pour ce petit livre.

H. DURAND-BRAGER.

Paris, janvier 1861.




I


Marsala est une jolie petite ville, coquettement assise sur les plages fertiles qui s'étendent de Trapani à Girgenti. Fortifiée jadis, comme presque toutes les villes de la Sicile, elle a conservé ses murs et ses remparts moyen âge; mais, débordant sa ceinture, elle a fini par s'étendre en dehors des anciens fossés. Le faubourg, qui relie la ville au port, est presque moderne. Il y a un siècle, environ, le port de Marsala était à peu près sûr, et des navires d'un fort tonnage pouvaient y venir chercher abri. L'indifférence du gouvernement l'a laissé combler presque entièrement, et des bateaux d'une centaine de tonneaux ont, de nos jours, de la peine à y mouiller. La jetée qui le ferme est elle-même dans le plus triste état, et chaque nouvelle tempête enlève une partie de ses enrochements. Il y a presque un kilomètre du port à la ville. On a construit sur les quais de vastes magasins et d'importants établissements qui appartiennent, en grande partie, aux Anglais. C'est là que se fabriquent les vins de Marsala. Une seule maison sicilienne, la maison Florio, représente le commerce italien. Sur la gauche s'élève le Monte di Trapani, couronné par son ancien château et sa vieille ville, séjour de la colonie albanaise, dont les membres ont continué de vivre entre eux et pour eux, sans jamais se mêler ou s'allier au reste de la population.

Rien n'est gai comme l'aspect de cette petite ville lorsqu'on la découvre par une belle matinée. Une vapeur bleuâtre l'entoure du côté de la campagne et fait ressortir la couleur chaude et transparente à la fois des murailles et des tours, tandis que le soleil dore les plages de sable et resplendit sur les façades blanches et roses des maisons.

Tel était le tableau qu'on pouvait contempler le 11 mai dernier avec les premières lueurs du jour.

Une corvette de guerre anglaise reposait tranquillement sur ses ancres presque à l'entrée du port et en face des établissements de ses nationaux. Quelques rares habitants, se rendant à leurs affaires, commençaient à circuler sur les quais, et observaient curieusement les manoeuvres de deux ou trois vapeurs dont on apercevait au loin les fumées dans la direction de l'île de Favignano. C'était la croisière napolitaine qui surveillait la côte sud de Sicile, et qui, la veille, avait passé une partie de la journée stoppée devant Marsala.

Quelques bateaux de pêche rentraient au port, et s'empressaient de débarquer le butin de la nuit. Certes, personne, dans la ville, ne se doutait des événements que cette journée apportait.

Il était environ six heures lorsque deux nouveaux vapeurs parurent à perte de vue dans le sud. Ils avaient l'air de faire route sur Malte. Mais, après avoir laissé sur bâbord les croiseurs napolitains, ils mirent ostensiblement le cap sur Marsala. Il y a dans les ports de Sicile, comme dans toutes les villes maritimes de France, une population de flâneurs, de rentiers, de marins ou d'officiers en retraite, qui n'a d'autre occupation que de guetter l'arrivée de tout navire ou bateau qui se dirige vers le port. Il y a aussi partout un point du littoral qui leur sert de rendez-vous, semblable à la célèbre Pointe-des-Blagueurs de Brest. A Marsala, ce centre de conversations est situé à l'entrée du môle, et près d'une petite maison blanche qui sert de corps de garde aux douaniers. Cet emplacement n'est pas à l'abri du vent, les jours de grande brise et de tempête. Les vagues s'y égarent même quelquefois au milieu des flâneurs. Mais on se réfugie de son mieux contre la face de la maisonnette la moins exposée aux rafales et aux coups de mer, et l'on est toujours certain de trouver là à qui parler. Aussitôt qu'il fut avéré que les deux vapeurs manoeuvraient bien pour donner dans le port, on vit donc la foule se diriger vers cet endroit, et les conversations prirent leur train.

Les deux navires grossissaient à vue d'oeil. Leurs ponts paraissaient couverts d'un nombreux équipage. Ils étaient sans pavillon, et semblaient se soucier aussi peu des vapeurs napolitains que de la corvette anglaise mouillée dans la rade. On put même bientôt distinguer des uniformes rouges montés sur les tambours des bâtiments. En ce moment, la corvette anglaise commença à faire des signaux qui demeurèrent sans réponse. Les commentaires allaient de plus belle à la Pointe-des-Blagueurs. Qu'est-ce que cela signifie? D'où viennent ces bateaux? Que veulent-ils? Les fortes têtes de l'endroit savaient peut-être qu'il était question quelque part d'une expédition du général Garibaldi; mais une prudence naturelle aux profonds politiques les empêchait de se communiquer trop haut leurs conjectures à cet égard; ils étaient en tout cas bien loin de supposer que la descente projetée vint se faire dans leur petite ville, à la barbe des bâtiments de guerre napolitains, et au milieu de gens qui n'avaient rien fait pour être privés de leur calme et de leur sieste dans le milieu du jour; car, il ne faut pas se le dissimuler, si le gouvernement napolitain était détesté à Marsala, comme dans toute la Sicile, il n'en est pas moins vrai qu'à part quelques exaltés, personne ne se serait avisé d'y faire une révolution, et c'est seulement dans les grands centres, comme Palerme, Messine, Catane, etc., que pouvaient se rencontrer quelques hommes d'action.

Cependant une certaine émotion vint bientôt se manifester parmi les curieux. Un gros padre capucin, ancien marin peut-être, venait de faire remarquer que les croiseurs napolitains paraissaient pousser leurs feux et avaient changé de direction. Les deux navires inconnus s'étaient sans doute aperçu aussi de cette manoeuvre, car ils s'empanachaient d'une manière splendide, et l'un d'eux, meilleur marcheur sans doute, prenait les devants, et n'était plus qu'à deux milles environ de l'entrée du port. Quoique la corvette anglaise n'eût obtenu aucune réponse à ses signaux, il est probable qu'elle avait reconnu de quoi il s'agissait, car sa hune de misaine, ses passerelles et son gaillard d'avant étaient couverts de matelots et d'officiers observant avec intérêt la marche des deux bâtiments. Une embarcation avait même été armée le long du bord, et se tenait prête à pousser. En ce moment, un officier napolitain et quelques soldats arrivaient aussi à l'entrée du môle, car Marsala possédait un commandant supérieur et une garnison composée d'une centaine d'infirmes ou de soldats; le nom ne fait rien à l'affaire. Des groupes nombreux commençaient à paraître à la porte de la ville du côté de la plage. Les fenêtres se garnissaient, une sourde rumeur se répandait partout, et le premier des deux navires signalés doublait à peine la lanterne du môle, qu'une panique folle s'empara de la foule de femmes et d'enfants qui, insensiblement, avaient rejoint les curieux. Ce fut une fuite générale. On pressentait le danger sans le deviner. Bientôt le bâtiment fut dans le port, et il fut aisé de lire sur son arrière: Piemonte. Une embarcation s'en détacha en même temps que les ancres tombaient; elle poussa à terre. Quelques mots furent échangés avec des matelots du quai, et, aussitôt, comme par enchantement, les bateaux s'armèrent de toutes parts, et se dirigèrent à force de rames vers le Piemonte. C'était le débarquement qui commençait. L'opération marchait lestement lorsque le second navire donna lui-même dans le port. Mais il avait trop serré la jetée, et il s'échoua à une centaine de mètres par le travers du fanal. C'était le Lombardo. Au lieu de stopper, sa machine continua à marcher, et il se hâla un peu plus en dedans en labourant le gravier et la vase.

Il n'eut donc pas besoin de mouiller, et commença aussi son débarquement. De leur côté, les croiseurs napolitains arrivaient grand train. On voyait facilement qu'ils étaient en branle-bas de combat, les hommes aux pièces et parés à faire feu. Un premier boulet vint mourir à quelques mètres du fanal. Un second, passant par-dessus la jetée, se noya dans le port. Ce fut le signal du sauve-qui-peut. Les orateurs de la Pointe jugèrent que leur rôle était fini. On dit même que leur retraite manqua de décorum. Les guerriers napolitains pensèrent qu'il valait mieux en cette occurrence être dedans que dehors les murailles. Quant au padre il retroussa rapidement sa casaque, et se rappelant que l'Église devait avoir horreur du sang, il devança la foule qui ne s'attardait guère cependant à franchir la distance qui la séparait des magasins du port derrière lesquels elle trouva un abri. La fumée de ces deux coups de canon courait encore comme une vapeur blanche sur l'azur de la mer, lorsque l'embarcation anglaise, débordant la corvette, se dirigea rapidement vers le vapeur napolitain qui paraissait commander aux autres. Le feu cessa. Pendant ce temps le débarquement continuait, et ce ne fut qu'après un temps assez long, lorsque l'embarcation anglaise retourna à son bord, que la canonnade recommença, et qu'une grêle de boulets vint tomber sur le Lombardo, dans le port, et sur la route qui mène à la ville.

C'était trop tard. Garibaldi était à terre. Les volontaires du Piemonte se formaient en bataille à l'abri des magasins. Ceux du Lombardo commençaient à se masser sur la plage. Au premier boulet ils s'abritèrent eux-mêmes où ils purent. Somme toute, deux heures tout au plus après leur entrée dans le port, tout le monde était à terre, sain et sauf. La seule perte que les volontaires eurent à subir fut celle d'un caniche embarqué sur le Lombardo. Il fut coupé par un boulet au moment où il se disposait à suivre le mouvement de l'équipage et des volontaires.

Quelques instants après les événements dont nous venons de parler, la petite armée libératrice faisait son entrée dans Marsala. La garnison, ni le gouverneur ne s'obstinèrent à se faire tuer. L'une mit bas les armes, l'autre se rendit avec enthousiasme. Les habitants ouvraient de grands yeux; quelques-uns criaient: Viva la liberta! c'était le plus petit nombre; d'autres, plus avisés, le pensaient peut-être, mais le gardaient pour eux. On a si vite commis une imprudence, et les événements changent si vite de face du soir au lendemain!

Quelques magasins restaient ouverts, et ces malheureux soldats de Garibaldi, exténués par une navigation de huit jours, entassés sur leurs navires comme des harengs dans une caque, cherchaient partout quelques vivres frais, quelque autre boisson que l'eau croupie et saumâtre du bord. C'était à qui se détendrait les bras et les jambes pour s'assurer qu'il ne les avait pas perdus à bord dans l'engourdissement causé par l'agglomération de tant d'hommes sur le pont des navires.

Cependant, avant l'entrée de Garibaldi dans Marsala, le télégraphe avait signalé à Trapani l'arrivée de deux bâtiments sans pavillon, puis leur entrée dans le port, puis le commencement du débarquement des volontaires. Il s'était arrêté là.

A peine dans la ville et en vrais volontaires, les Garibaldiens s'étaient immédiatement répandus partout. L'employé du télégraphe avait décampé au plus vite, laissant son collègue de Trapani lui faire, mais en vain, force signaux. Dans les volontaires, il y a généralement un peu de tout. Il fallait un agent télégraphique: on en trouva un immédiatement. Lire la dépêche commencée, fut pour lui peu de chose; traduire celle de Trapani ne fut pas plus difficile.

Mais que répondre? On fut immédiatement consulter un chef; les uns disent que ce fut le général Garibaldi lui-même. Toujours est-il que l'on donna l'ordre à l'employé télégraphique improvisé de signaler à Trapani: «Fausse alerte. Les navires qui débarquent contiennent des recrues anglaises se rendant à Malte.» Il était urgent, en effet, de dérouter, ne fût-ce que pour quelques heures, les autorités militaires de Trapani qui pouvaient lancer immédiatement sur les flancs de la petite colonne libératrice un corps de troupes de deux ou trois mille hommes.

La réponse de Trapani ne fut pas longue: en l'adoucissant beaucoup, on peut la traduire ainsi: «Vous êtes un imbécile de vous être trompé.»

Le peu de temps que les volontaires séjournèrent à Marsala dut être laborieusement employé. Changement de municipalité; organisation de la garde civique; nomination d'un gouverneur; commission d'approvisionnement et d'habillement; inspection des vivres et des munitions de chaque homme, etc. Il fallait pourvoir à tout cela. Des pavillons aux couleurs nationales furent improvisés et arborés partout. Les étoffes rouges de la ville mises en réquisition servirent à confectionner dans les vingt-quatre heures autant de chemises de laine que possible.

Le soir même, suivant les ordres du général, une avant-garde se lançait sur Calatafimi, en passant par Rambingallo, Saleni et Vita. Le reste de l'armée devait partir le lendemain matin de bonne heure et faire étape à Rambingallo.

La nuit fut bruyante dans Marsala. Cette ville, si calme, si tranquille, dont les habitants rentraient ordinairement chez eux à la nuit tombante, abandonnant leurs rues et leurs places à des multitudes de rats de catégories variées, dut se trouver complétement abasourdie en entendant les pas des Garibaldiens et le bruit de leurs sabres rebondissant sur les dalles de pierre qui pavent toutes les cités italiennes.

Quelques cris de Viva Garibaldi! s'échappant de fenêtres discrètes, venaient de temps en temps se joindre aux chants des volontaires. Mais l'on eût toujours été fort embarrassé de dire précisément d'où ils partaient. Quant aux couronnes de fleurs et aux bouquets dont on accablait la petite armée libératrice, ils n'ont, je crois, jamais existé que dans l'imagination des conteurs. C'eût été trop oser. Les agents du seigneur Maniscalco (lisez sbires), étaient trop redoutés dans toute la Sicile pour que l'enfant la plus légère et la plus inconséquente se permît une démonstration aussi sympathique à l'endroit de la liberté nationale.

C'était un Croquemitaine en habit noir, que ce Maniscalco. Il savait tout ce qui se passait non-seulement en public, mais encore dans l'intérieur des familles et jusque dans les couvents. Nous le retrouverons d'ailleurs à Palerme, et nous aurons occasion d'en parler longuement.

Les Garibaldiens passèrent donc cette première nuit comme ils purent, les uns dans les églises métamorphosées pour l'instant en casernes de passage, les autres dans les maisons; beaucoup restèrent dans les rues. Sous le beau ciel de la Sicile, ce n'étaient pas les plus mal partagés. Le matin du 12, vers trois heures, les premiers éveillés parmi les habitants purent les voir capeler leurs petites sacoches, essuyer leurs fusils, ternis par l'humidité qui, même dans les plus beaux jours, règne sur le littoral de la mer, puis s'acheminer vers la porte de Calatafimi où les compagnies se reformèrent, attendant l'ordre du départ. A quatre heures, le mouvement commençait, et les érudits de la bande pouvaient s'écrier comme César: Alea jacta est! Les colonels Bixio, Orsini, Türr, Carini, etc., marchaient en tête de leurs régiments ou plutôt de leurs petits bataillons. L'artillerie se composait de deux ou trois pièces assez mal outillées, encore plus mal attelées; les munitions étaient rares, presque nulles. Quant à la cavalerie, une douzaine de chevaux, dont les cavaliers portaient le nom de guides, en représentaient l'effectif.

La voilà donc en route, cette intrépide colonne, et pendant qu'elle s'avance ainsi pêle-mêle, flanquée de quelques éclaireurs qui ne se préoccupent guère d'une rencontre avec l'armée napolitaine, regardons-la défiler, et observons-en l'ensemble et les types particuliers. Pour l'ensemble, c'est une poignée d'hommes déterminés, des fusils de tous modèles, de l'entrain et de la gaieté, le bagage du Juif errant moins les cinq sous, des costumes dont la variété ferait envie au parterre le plus émaillé, et dont l'originalité exciterait la verve de Callot ou d'Hogarth.

Quant aux types, ils ne sont pas moins curieux: Ici, c'est un Hongrois, à la taille élevée, aux larges épaules et à la démarche de Madgyar. Il porte en se jouant son escopette aussi facilement qu'une femme fait manoeuvrer son ombrelle. Derrière lui s'avance un blond Anglais; mais sa figure, pour être rasée comme celle d'un bon bourgeois, n'en respire pas moins ce courage froid et calme que rien ne pourra troubler. Celui-là porte un peu son fusil comme un promeneur fait de sa canne; la baïonnette, attachée par un bout de ficelle, bat la breloque avec un petit sac de voyage. En vrai fils d'Albion, il n'a pas oublié une gourde à la panse rebondie. On peut parier que ce n'est pas de l'eau qu'elle contient.

Puis voici un compatriote. Ils sont rares encore. Celui-là chante avec insouciance le Sire de Framboisy, et, si on fouillait dans un sac de toile accroché sur son épaule, on y trouverait, j'en suis sûr, quelque poule assassinée traîtreusement, car il est peu probable que les plumes accusatrices qui se faufilent à travers les coutures de ce havre-sac soient le commencement d'un édredon. Son armement se compose d'une carabine, qui ressemble terriblement à celles de nos chasseurs à pied, et d'un énorme bâton, complice de bien des forfaits et dont la vue seule doit faire frémir la volaille. Qui vient après lui? Un enfant. Il a seize ans, tout au plus. C'est un petit Niçois, entraîné par l'amour de la gloire ou de la liberté, comme vous voudrez, et qui vient essayer ses forces dans les hasards de cette guerre aventureuse. Le pauvre garçon a déjà bien de la peine à supporter le poids de ses bibelots et de son lourd fusil de munition. Courage! Il arrivera comme les autres, peut-être même avant. Les gardes mobiles de France étaient aussi, pour la plupart, des enfants. Mais quel est ce nouveau costume étonné de son entourage? Quoi, un cordelier! Dieu me pardonne! c'est celui de la Pointe-aux-Blagueurs. Son capuchon, rejeté militairement sur le dos; laisse apercevoir une encolure d'Hercule. Sa face barbue semble celle d'un zouave ou d'un Arabe. Sa cotte est retroussée jusqu'aux hanches au moyen d'une corde; dans cette ceinture improvisée passe un pistolet dont le canon défierait en longueur une canardière; et ses jambes mises ainsi à nu font saillir des muscles dont la vigueur doit résister merveilleusement à la fatigue et aux marches forcées. Sa croix en sautoir, probablement par un reste d'habitude, se balance de droite à gauche, étonnée de la récente désinvolture de son maître; un foulard quelque peu troué sert de képi, et complète l'équipement. C'est sans doute l'uniforme des aumôniers de l'armée: honni soit qui mal y pense! Mais que vient faire ce pantalon garance dans ce pêle-mêle? Parle-t-il français? non. C'est un Toscan; car ce bon duc de Toscane, séduit par la couleur brillante des pantalons de notre armée, en avait, comme feu le roi de Naples, affublé les jambes de ses troupes. Puis, passent quelques Suisses, deux ou trois Allemands, puis des Lombards; puis surtout des Romains en grand nombre, vieux compagnons de Garibaldi, débris des défenseurs de Rome.

Enfin, la colonne est presque passée, lorsque apparaît une guérilla bizarre. C'est le noyau des volontaires siciliens autour desquels vont se grouper tous les picchiotti de la montagne. Le musée d'artillerie, dans sa collection, ne possède rien de plus curieux que les engins auxquels ils sont accrochés. Armes d'autrefois, exhumées on ne sait d'où, calibres à chevrotines ou à biscaïens; il serait difficile de dire de quelques-uns de ces instruments s'ils partent par la culasse ou par le bout du canon. Ce sont de ces vieux tromblons dans lesquels on pourrait facilement loger toute une grappe de raisin, tout un paquet de mitraille, ou ces petites carabines, au canon de cuivre, chères aux voleurs de grands chemins. Il y a encore nombre de stylets et de couteaux corses ou catalans. Les costumes sont comme les armes: des vestes de velours et des guenilles. Des figures que l'on n'aimerait pas à rencontrer au coin d'un bois. On dirait presque la bande de Fra Diavolo. Quelques femmes les accompagnent et, petit à petit, les quittent pour s'en retourner vers la ville en leur donnant de ces poignées de main qui disent à elles seules plus que tous les discours.

Tout ce monde chemine, marche, aux rayons du soleil levant, et la colonne, semblable à un long serpent bariolé, commence à gravir les contre-forts des montagnes qui s'élèvent dans l'intérieur de la Sicile.

Cette première marche fut peut-être l'une des plus pénibles du commencement de la campagne. Un soleil brûlant, beaucoup de poussière, peu ou presque pas d'eau; pour des hommes encore engourdis par leur séjour forcé à bord, c'était dur. Enfin, on arriva sans encombre à Rambingallo.

Rambingallo est une petite ville ou, pour mieux dire, un misérable bourg qui offre peu de ressources pour une armée en marche. Aussi n'y fit-on qu'une courte halte; on repartait le soir même pour Saleni, où l'on entrait le 14 au matin. Il y eut là séjour nécessaire pour organiser plus militairement la petite armée, et pour laisser le temps aux traînards de rallier.

Jusque-là, la colonne n'avait été inquiétée que par des bruits ou de fausses nouvelles apportées par des espions empressés: les Napolitains sont ici; les royaux sont là; ils sont devant vous, sur votre flanc, etc. Somme toute, on ne les voyait nulle part.

Mais le général Garibaldi, mieux informé, savait qu'un corps de troupes détaché de Palerme s'avançait à marches forcées, et qu'il devait le rencontrer quelque part comme à Vita, Calatafimi ou Alcamo. Ce corps possédait de l'artillerie, et même un peu de cavalerie.

A Saleni, le rôle de chaque chef et de chaque corps fut bien spécifié. Les munitions furent partagées aussi également que possible. Un corps de chasseurs fut organisé; Menotti, le fils de Garibaldi, en prit le commandement, ainsi que d'une réserve destinée à protéger les quelques chariots de bagages et de munitions appartenant à l'armée libératrice. Quant à la caisse, elle se défendait toute seule: elle était vide. Plusieurs soldats napolitains déserteurs avaient rejoint dans la soirée du 14, et avaient donné des renseignements précis sur la position des troupes royales qui attendaient les libérateurs à Calatafimi, non pas les bras ouverts, mais dans de fortes positions militaires.

On devait donc prévoir une première et sérieuse affaire pour le lendemain. De ce combat allait dépendre sans doute tout le succès de cette aventureuse expédition. Pour les Napolitains, la défaite, c'était le désarroi, le découragement et la désertion. Pour les Garibaldiens, la victoire, c'était presque la certitude du succès dans tout le reste de la Sicile. Mais aussi pour eux, la défaite, c'était le danger d'une fuite dans les montagnes, autant dire la mort! Aussi, dans la petite armée de Garibaldi, n'y avait-il qu'une devise: «Vaincre ou mourir.» Les picchiotti seuls n'étaient pas aussi décidés, et ils songeaient sans doute à la retraite plutôt qu'à la mort ou à la victoire; mais ils se taisaient et attendaient.

Le 15, au matin, l'armée garibaldienne, partie de bonne heure de Saleni, arrivait à Vita qu'elle trouvait abandonnée par les troupes napolitaines. Ces dernières occupaient, à la sortie du village, une suite de collines allongées, aboutissant à Calafatimi.

Cette chaîne présente sept positions dominantes, successives. La route se déroule à leurs pieds; elle n'est, de fait, qu'un véritable défilé entre les collines dont nous parlons, à droite, et les hautes montagnes qui, sur la gauche, suivent la même direction. Seulement, ces dernières, quoique fort élevées, descendent par une pente presque insensible vers la plaine, de sorte que les sommets, trop éloignés du lieu de l'action, ne pouvaient servir de positions militaires. Une petite rivière, qui arrive obliquement à la route, venait la rejoindre à la hauteur du premier mamelon, et un moulin, qui se trouvait à cet endroit, était fortement occupé par un détachement de l'armée napolitaine. La route de Trapani à Palerme court aux pieds des montagnes de gauche, paraissant et disparaissant dans les plis du terrain.

A peine sortie de Vita, l'avant-garde de Garibaldi, dont les tirailleurs s'étaient déployés sur une petite colline à la droite du village, en face des positions ennemies, s'engagea vigoureusement avec les tirailleurs napolitains abrités par des plantations et embusqués dans un hameau situé entre les deux collines, au fond d'un ravin qui se prolonge jusqu'aux montagnes qui encadrent l'horizon.

Vivement ramenés par les tirailleurs garibaldiens, ceux de l'armée royale ne tardèrent pas à regagner le sommet du premier mamelon, poursuivis, la baïonnette dans les reins, par leurs adversaires. Le colonel Orsini mettait en batterie à ce moment, à cheval sur la route de Calatafimi et à l'entrée du ravin, deux pièces de campagne battant cette route et le moulin.

Arrivés presque au sommet du premier mamelon, les tirailleurs de Garibaldi durent s'arrêter pour reprendre haleine et attendre des renforts qui leur arrivaient au pas de course. Couchés à terre, au milieu des aloès et des cactus, ils laissèrent passer un instant la grêle de boulets que leur envoyait l'artillerie napolitaine. Mais, à peine rejoints par quelques compagnies, ils reprennent l'offensive, abordent à la baïonnette les lignes ennemies, dont l'artillerie se hâte de battre en retraite, tirant par sections, et se dirigeant vers le sommet du deuxième mamelon où sont massées d'autres troupes. L'infanterie résiste mieux, mais bientôt elle suit l'exemple de l'artillerie, et prend position en tirailleurs sur le versant de ce deuxième mamelon. On voit à ce moment de fortes réserves dans la direction de Calatafimi; elles se hâtent de rejoindre les troupes engagées.

D'autres renforts arrivent aux Garibaldiens qui abordent le deuxième mamelon et l'enlèvent comme le premier. Une petite maison, située au sommet, est immédiatement convertie en ambulance et occupée par les chirurgiens de l'armée libératrice.

Un nouveau repos de quelques minutes était devenu nécessaire; six compagnies qui n'avaient pas encore été engagées furent formées en deux colonnes d'attaque, et se lancèrent résolûment sur la troisième position. L'armée royale tint un instant; mais, débordée par les tirailleurs garibaldiens et attaquée par le bataillon de chasseurs génois qu'entraîne intrépidement son commandant Menotti, elle se met en pleine retraite, cherchant à se rallier sur le quatrième mamelon qui lui servait de base d'opérations. Elle y masse son artillerie et attend l'ennemi. Efforts inutiles. Les volontaires ont engagé toute leur armée. C'est une légion d'enragés qui tuent sans s'arrêter, glissent sous le canon, et débusquent successivement les royaux des trois autres positions. Menotti, un drapeau à la main, se précipite au milieu des masses napolitaines jusqu'à ce que, blessé au poignet, il soit obligé de céder cet honneur à un officier de marine qui fut tué quelques instants après. Ce n'est plus une retraite, c'est une déroute complète. Vainement le général Landi, qui commande les royaux, cherche à les rallier. Traversant à la débandade Calatafimi, où les picchiotti, embusqués dans tous les coins, leur font éprouver de grandes pertes, les fuyards se précipitent vers Alcamo, où les attendent encore des volontaires descendus de la montagne. Les malheureux sont obligés, pour fuir ce nouveau danger, de continuer leur retraite vers Palerme, en abandonnant morts, blessés, bagages, et une grande quantité d'armes, couvrant la route de cadavres, car les balles des picchiotti les atteignent partout.

Les volontaires campèrent sur le champ de bataille, et cette première victoire leur tint lieu de tout ce qui leur manquait en vivres et en secours. En somme, les Napolitains s'étaient bien battus, quoi qu'on ait pu en dire, et l'armée de Garibaldi avait montré ce qu'elle pouvait faire, ce que l'on devait attendre de gens déterminés et animés d'une haine profonde contre la tyrannie. Les picchiotti n'avaient pas été brillants, sauf ceux d'Alcamo. Ils n'avaient pas tenu au feu malgré leurs chefs et quelques prêtres qui, payant de leurs personnes, cherchèrent vainement à les enlever. Ils tiraient à distance, mais il était impossible de les faire aborder l'ennemi et soutenir son choc lorsqu'il s'avançait. A cette affaire, les troupes royales avaient un effectif de quatre à cinq mille hommes, et l'armée libératrice comptait environ mille huit cents baïonnettes.

Le lendemain matin, 16, Garibaldi entrait à Calatafimi, où les blessés avaient été déjà transportés dans la nuit; et, vers l'après-midi, l'avant-garde marchait sur Alcamo, où l'armée la rejoignait le lendemain 17.

En arrivant à Alcamo, un triste spectacle attendait les volontaires. Les picchiotti suivant leurs moeurs et leurs usages sauvages, avaient ramassé les corps des Napolitains tués la veille, et les avaient jetés dans un champ pour les voir manger par les chiens et les oiseaux de proie. Leurs factionnaires veillaient ce charnier, de peur que quelque âme charitable ne vînt les ensevelir. Il fallut l'arrivée du général Garibaldi pour réprimer cet acte de féroce barbarie, et faire donner la sépulture à ces malheureux. «Certes, disait un picchiotti, le général Garibaldi a raison, mais il ne sait pas tout ce que nous avons souffert de cette race maudite; nous ne rendons que barbarie pour barbarie.» Il est triste de penser qu'il disait peut-être la vérité.

C'est à Alcamo que le mouvement révolutionnaire commença véritablement à se dessiner. De nombreux messagers arrivaient à tout moment au général Garibaldi, lui promettant des secours, et lui apportant l'assurance d'un concours sympathique et vigoureux. Partout les anciennes autorités étaient chassées et remplacées par les hommes du mouvement. Les gens de Maniscalco s'éclipsaient, et, avec eux, disparaissait une partie de cette crainte et de cette torpeur qui pesaient sur toutes les classes siciliennes. Le clergé, vigoureusement lancé dans la voie des réformes, employait son ascendant pour entraîner les populations et les disposer à l'action. Quelle différence, déjà, entre ce que l'on appelait la poignée d'aventuriers débarqués à Marsala et les volontaires victorieux de Calatafimi! Ainsi marchent toutes choses: le succès avait transformé les flibustiers de Marsala en armée nationale.

Ce fut aussi à Alcamo qu'un semblant d'intendance commença à s'organiser. Le service des vivres y gagna. Quant à celui des finances, il resta le même jusqu'à Palerme, et même longtemps après la prise de cette ville. Qui ne connaît cette heureuse lithographie de Raffet qu'accompagne cet adage: «Avec du fer et du pain on peut aller en Chine?» Garibaldi disait: «Avec du fer et du pain on conquiert sa liberté!» Et, le premier, il donnait, comme toujours et partout, l'exemple d'un désintéressement sans bornes et d'une sobriété à toute épreuve. D'ailleurs, l'argent eût servi à peu de chose: il n'y avait rien à acheter.

Un événement assez curieux s'était passé à Calatafimi, au moment de l'entrée de Garibaldi. Un jeune cordelier, à la figure intelligente et enthousiaste, s'était élancé vers le général, et, en lui donnant l'accolade, lui avait tenu à peu près ce langage: «Frère, tu es le sauveur de l'Italie, tu es le Messie de la liberté; mais cette liberté, tu nous l'apportes flétrie d'une excommunication. Tu es chrétien, nous sommes chrétiens, tu nous commandes: pourquoi rester sous le coup de cette bulle? Attends un instant. J'entre à l'église, je vais préparer ce qu'il faut, et, là, devant Dieu et les hommes, je te releverai de cet anathème maladroit, et rendrai à Dieu ce qui est à Dieu.» Aussitôt dit aussitôt fait. Le padre Pantaleone (c'était son nom) entre à l'église; Garibaldi continue son chemin; mais, rejoint bientôt par celui qui devait être plus tard son aumônier particulier, il se laissa faire, et le diable lancé à ses trousses fut exorcisé par le cordelier.

On peut dire bien des choses à propos de cette anecdote; quant à moi, je n'en garantis que la scrupuleuse véracité.

Le 18, la petite armée, bien réorganisée, arrivait à Rena, après une rude étape, en passant par Valguarnero et Partenico. Sur toute la route, des bandes de volontaires descendant des montagnes avaient rallié la colonne; mais Garibaldi leur avait enjoint de se tenir sur les flancs ou en arrière. Il craignait avec raison le désordre que pourraient apporter dans une attaque l'inexpérience et souvent même la frayeur de ces soldats improvisés. Il avait promptement jugé leur valeur, et les regardait dans une action comme un embarras plutôt que comme une aide. Cependant leur présence autour de l'armée garantissait de toute surprise, et leur feu pouvait gêner et même embarrasser les tentatives de l'armée royale. Leurs tirailleurs éclairaient de fait toute la marche. On passa la journée du 19 à Rena, et, dans l'après-midi, les picchiotti, soutenus par quelques avant-postes de l'armée régulière, attaquèrent Ensiti évacué incontinent par une petite arrière-garde napolitaine qui l'occupait.

Plus on avançait, et plus on rencontrait de sympathies pour la cause libérale. Les picchiotti commençaient à se réunir en grand nombre et à marcher moins isolément. Une partie fut enrégimentée tant bien que mal, et choisit pour colonel Roselino Pilo, qui devait le surlendemain payer de sa vie l'honneur que lui faisaient ses compatriotes. On leur assigna leurs postes de combat à l'avant-garde et à l'arrière-garde.

Partie dans la nuit du 19, l'armée venait s'arrêter le 20 à Piappo ou Misere-Canone. Là, le général Garibaldi eut de nouveaux renseignements sur les opérations de l'armée napolitaine. Elle s'était concentrée aux abords de Palerme, et occupait les crêtes des montagnes voisines. Plusieurs fortes colonnes mobiles, avec de l'artillerie, s'étaient lancées sur la route de Palerme à Trapani et Marsala, ainsi que sur celles de Messine et de Castellamare. On savait aussi qu'il leur était arrivé des renforts et un général envoyé par la cour de Naples. Une nouvelle rencontre était donc imminente, et cette pensée ne fit qu'exalter le courage des Garibaldiens en leur laissant entrevoir un nouveau succès. Le régiment des picchiotti partit le soir même. Il devait marcher sur le flanc de l'armée, qui s'acheminait elle-même vers Palerme. On avançait avec précaution, prenant garde aux surprises. On était déjà arrivé à quelques milles de San-Martino lorsqu'une vive fusillade se fit entendre. C'était un engagement des picchiotti avec l'ennemi. Abordés par les troupes royales, ils plièrent d'abord sous le choc; mais, valeureusement ramenés au feu par leur colonel et quelques officiers dévoués, ils reprirent l'offensive, et, à leur tour, arrêtèrent la marche en avant de la colonne napolitaine. Le combat ne fut plus alors qu'une affaire de tirailleurs qui dura quelques heures, et finit sans résultat de part ni d'autre. Malheureusement, Roselino Pilo fut frappé à mort au milieu de l'engagement. C'était une grande perte, car il était aimé et avait beaucoup d'empire sur ces bandes indisciplinées. Cette affaire de San-Martino eut lieu le 21 dans la matinée.

L'armée libératrice avait fait halte, prête à se porter au secours des picchiotti. Sans doute, pendant ce laps de temps, des nouvelles importantes parvinrent au général Garibaldi; car, faisant volte-face, il revint sur ses pas, et prit l'embranchement de la route de Rena à Parco. Il faisait un temps affreux. La pluie tombait par torrents, et la nuit était tellement obscure, que les hommes se distinguaient à peine eux-mêmes. La route, défoncée, arrêtait à chaque instant la marche de l'artillerie, et les chevaux refusaient d'avancer. Il fallut porter les pièces à dos, laissant les affûts seuls attelés. Les troupes n'avaient pas mangé et étaient harassées par cette longue et pénible étape à travers les montagnes. Dans cette triste nuit, leur persévérance fut mise à une rude épreuve. Enfin, le 22, au petit jour, on arrivait sur le mont Calvaire, et on y prenait le bivouac de grand coeur. La pluie avait cessé; un beau soleil fit bientôt oublier aux volontaires les fatigues de la nuit.

Le mont Calvaire est à environ cinq ou six kilomètres au-dessus de Montreal. Une étroite vallée le sépare des montagnes sur lesquelles est située cette petite ville. Des bois, des jardins et des maisons occupent tout le vallon, et remontent de chaque côté jusqu'à mi-côte. La route royale, qu'avait quittée l'armée garibaldienne, passe du côté de Montreal, tracée dans le flanc des montagnes, à peu près au tiers de leur hauteur. Toute cette route, jusqu'en face le mont Calvaire, était gardée par de grand'gardes napolitaines. Du bivouac, on les voyait distinctement, et la ville paraissait remplie de troupes. Parco est immédiatement au-dessous du mont Calvaire, à deux kilomètres au plus de distance, et la route qui conduit de Palerme à Parco, Piano, etc., se déroule sur le versant de la chaîne de montagnes dont fait partie le mont Calvaire, qu'elle commence à gravir après avoir tourné Parco, passant à mi-hauteur de la montagne. L'armée avait grand besoin de repos, et quoique l'on manquât de bien des choses, on resta au bivouac jusqu'au 23. Vers le soir de ce dernier jour, les avant-postes s'engagèrent avec les grand'gardes napolitaines qui, descendues dans la vallée, avaient commencé à gravir le mont Calvaire. Après une fusillade insignifiante elles se retirèrent, et reprirent leurs premières positions.

Le matin du 24, de bonne heure, à l'instant où l'armée nationale se mettait en mouvement, on aperçut sur la route de Palerme de profondes colonnes s'avançant sur Parco. En même temps on apprenait que les troupes qui étaient à Montreal exécutaient un mouvement tournant par le sommet de la montagne.

On ne tarda pas en effet à apercevoir leurs têtes de colonnes descendant des plateaux élevés qui sont un peu plus loin que Parco, et qui se relient avec le mont Calvaire. L'ennemi menaçait l'aile gauche de Garibaldi: évidemment, son but était de la couper.

Derrière les crêtes d'où descendait l'armée de Montreal se trouve une suite d'autres sommets qui se relient aussi aux premiers. Le général Garibaldi embrassa d'un seul coup d'oeil toute la situation. Ordre fut donné à l'aile gauche de tenir bon jusqu'à la dernière extrémité. Une section de deux pièces placées sur le mont Calvaire, une autre en batterie sur la route, prenaient à revers tout à la fois les colonnes venant de Palerme et celles de Montreal.

L'affaire s'engagea vivement. Pendant ce temps, le général Garibaldi dérobait, grâce aux sinuosités de la montagne, la marche de son centre et de son aile droite, et, tournant la route vers Piano, il les lançait sur le versant des crêtes les plus élevées. Cette manoeuvre fut accomplie au pas gymnastique et avec une rapidité inouïe. Une heure ne s'était pas écoulée depuis le commencement de l'action, que la brigade venue de Montreal, qui attendait, pour aborder franchement l'armée garibaldienne, l'approche des colonnes venant de Palerme, voyait son aile droite compromise, et se trouvait elle-même presque entièrement tournée par le centre et l'aile droite de Garibaldi qui prenaient une position menaçante en arrière de ses lignes. Les Napolitains se hâtèrent alors de se replier, les uns sur Montreal, et les autres sur Palerme. De son côté, l'armée de Garibaldi se dirigeait, par une marche de flanc, sur Piano, où elle arriva à la nuit tombante. Chacun pensait que le général allait profiter de ce premier et important succès pour se porter rapidement en avant. Mais, à la stupéfaction générale, l'artillerie et les bagages reçurent l'ordre de se séparer du corps d'armée, et de filer grand train sur la route de Corleone, battant ainsi ostensiblement en retraite.

Corleone est une petite ville située de l'autre côté des monts Mata-Griffone, à environ quarante à quarante-cinq kilomètres de Piano. Le colonel Orsini, suivant les instructions qu'il avait reçues, se mit immédiatement en marche, pendant que l'armée, à la faveur de la nuit, se dirigeait elle-même sur les forêts de Fienza qu'elle atteignait vers une heure du matin. Garibaldi savait en effet que le général commandant l'armée napolitaine avait réuni toutes ses troupes dans Palerme. La plus grande partie était massée dans la rue de Tolède et au Palazzo-Reale; d'autres étaient renfermées dans la citadelle; deux ou trois bataillons se trouvaient près du mont Pellegrini, et, enfin, une division entière gardait l'entrée de Palerme vers la route de Missilmeri et Abbate. Il fallait tromper cette division, et lui faire abandonner sa position pour suivre un ennemi qui paraissait fuir en désordre. C'était le rôle attribué au colonel Orsini. Garibaldi, de son côté, se dérobant par une marche de nuit dans les profondeurs des forêts de Fienza, tournait le mouvement de la colonne napolitaine de manière à arriver promptement aux positions que l'ennemi abandonnait.

Ce projet, bien conçu, et encore mieux exécuté, réussit complètement. On se rappelle la pompeuse dépêche napolitaine annonçant la fuite en désordre des bandes de brigands, et leur poursuite acharnée par une division royale. Pendant ce temps Garibaldi quittait la forêt de Fienzza le 25, au matin, et entrait à Marinero sans s'inquiéter de la division ennemie qui passait à quelques milles de cette petite ville.

On vit en cette circonstance se produire un fait digne de remarque, et qui se renouvela pendant toute cette guerre. Les habitants montrèrent souvent de la faiblesse et de la tiédeur. Le souvenir des affreux traitements que leur infligeait le gouvernement de Naples, n'était pas fait pour les enhardir; mais ils se bornaient à s'enfermer, à ne pas donner signe de vie, et il n'y a pas eu un traître parmi eux. Un seul homme pouvait compromettre le succès de cette audacieuse manoeuvre. Bien plus, à Palerme, tout le monde savait l'arrivée de Garibaldi pour le 26, et connaissait la porte qu'il devait attaquer. Nul ne pensa à vendre ce projet aux autorités napolitaines qui auraient pu facilement remplacer, par d'autres troupes, les naïfs soldats lancés plus naïvement encore à la poursuite des débris de l'armée libératrice. Ce qui montre combien tout le monde était d'accord pour souhaiter la fin de leur occupation.

Dans la nuit du 25 au 26, l'armée nationale quittait Marinero, et marchait vers Missilmeri qu'elle laissa sur sa droite pour gagner les monts Gibel-Rosso. C'était une bonne position militaire, et d'où l'on pouvait découvrir tout Palerme. Le 26 il y eut une alerte assez vive, mais qui n'eut pas de suites. L'armée passa le restant de la journée à ce bivouac; dans la soirée, une reconnaissance de cavalerie napolitaine vint se heurter contre ses vedettes, et, après avoir échangé quelques coups de feu, se replia sur la ville.

Ce fut là que le général Garibaldi prit ses dernières dispositions et prépara l'attaque de la ville. Les munitions étaient rares; il ne restait plus qu'une dizaine de cartouches par homme. On n'avait plus d'artillerie. L'armée avait bien grossi en nombre, mais les recrues étaient des picchiotti, et l'on avait perdu plus de trois cents hommes parmi les soldats véritables. C'était donc avec seize à dix-sept cents baïonnettes tout au plus qu'on allait attaquer une ville et une citadelle défendues par une garnison de vingt à vingt-deux mille hommes. Quelles que fussent les sympathies des habitants, il n'y avait pas à se faire de grandes illusions sur le concours qu'on en pouvait attendre, au moins dans les premiers moments.

Le 26, dans la nuit, cette poignée d'hommes prenait les armes et descendait impétueusement des monts Gibel-Rosso vers Abbate, traversait ce bourg et arrivait sans coup férir au pont de l'Amiraglio, défendu par un régiment napolitain; le 27, à trois heures du matin, trente-deux hommes et seize guides composant l'avant-garde se jetaient sans hésiter sur les troupes qui gardaient les abords du pont, et les forçaient à en abandonner la défense. L'armée avait été partagée en trois colonnes d'attaque: l'une commandée par Bixio, l'autre par Sertori, celle du centre par le général Garibaldi. A quatre heures, chassant l' ennemi de maison en maison, dans le faubourg, les volontaires arrivèrent à la porte de Palerme au milieu de l'incendie allumé par les fuyards dans chacune des maisons qu'ils étaient forcés d'abandonner. A six heures le faubourg était pris. Il y avait en ce moment environ douze mille hommes au Palazzo-Reale, couvrant le front de la ville. La citadelle, avec cinq mille hommes, défendait la gauche, du côté du mont Pellegrini; deux mille hommes, environ, occupaient le faubourg que venait d'enlever l'armée libératrice. Il y avait bien encore quatre mille hommes, mais ils étaient à la poursuite d'Orsini. En attaquant par ce faubourg, le général Garibaldi avait l'intention d'isoler, par un vigoureux coup de main, la citadelle du Palazzo-Reale, et d'offrir en même temps, par ce seul fait, un point d'appui au mouvement insurrectionnel des habitants. A quelques heures d'intervalle, le colonel Orsini atteignait aussi Palerme, ramenant ses pièces, après avoir dérobé adroitement sa marche à la colonne napolitaine qui le poursuivait, et qui, un beau matin, en se réveillant, n'avait plus su retrouver la piste du gibier qu'elle chassait si maladroitement.

On ne saurait se faire une idée du désarroi dans lequel se trouvait déjà en ce moment l'armée royale, et du découragement que les défaites de Calatafimi et de Parco avaient apporté même parmi les soldats les plus résolus. En voici un exemple: après le passage du pont de l'Amiraglio, un jeune volontaire, nommé Kiossoni, Messinois, et dont le père avait été longtemps vice-consul de France en cette ville, se précipita, suivi seulement de quelques camarades, sur une barricade qui barrait le boulevard, à gauche de la porte de Termini, par laquelle les troupes royales rentraient en désordre. Aucun défenseur n'y paraissait; mais, arrivés au sommet, ils virent de l'autre côté, à une cinquantaine de mètres, deux ou trois compagnies, l'arme au pied, qui, en apercevant les casaques rouges, se débandèrent immédiatement dans toutes les directions, laissant nos volontaires se frotter les yeux pour s'assurer s'ils ne rêvaient pas.

Deux braves soldats napolitains étaient restés seuls cernés dans une des maisons du faubourg, et, brûlant jusqu'à leur dernière cartouche, ils ne mirent bas les armes que sur les instances d'un compatriote, volontaire dans l'armée de Garibaldi; ils furent parfaitement traités, et même fêtés par leurs vainqueurs. Ces pauvres diables, pleurant presque de rage, ne savaient de quelle expression flétrir les compagnons qui les avaient abandonnés lâchement.

L'aspect du faubourg était pitoyable. Partout où passaient les Napolitains arrivaient l'incendie et le pillage. Leur fuite précipitée ne les empêcha pas de commettre dans la ville les atrocités qui avaient désolé le faubourg sur la route de Montreal.

Pendant que les Garibaldiens bousculaient devant eux les troupes royales, s'apprêtant à les suivre dans Palerme, ils furent rejoints par quelques volontaires Palermitains, mais peu nombreux. La plus grande partie des jeunes gens et des hommes d'action avaient été éloignés de la ville ou exilés depuis longtemps par la police de Maniscalco.

Du reste l'expiation commençait déjà pour ses agents. Plusieurs sbires, qui essayaient de fuir pendant l'attaque, furent reconnus et écharpés à côté du Jardin des Plantes.

Un autre, voulant forcer les factionnaires napolitains pour chercher son salut dans la fuite, fut fusillé par les siens qui le prirent pour un transfuge.

Dans une petite et misérable habitation, près du pont de l'Amiraglio, vivait une pauvre famille; le père, forcé par les soldats royaux d'aller leur chercher de l'eau, fut malheureusement atteint d'une balle et tué sur le coup. Un instant après, sa maison était brûlée. Sa femme et ses deux enfants n'ont jamais reparu. Tristes scènes qui pâlissent cependant à côté de celles dont l'intérieur de Palerme va être le théâtre.




II


Pour bien comprendre la manoeuvre hardie que ne craignait pas de tenter le général Garibaldi, certain qu'il était du courage et de la détermination de ses volontaires, manoeuvre qui devait d'un seul coup lui donner gain de cause vis-à-vis de troupes démoralisées, il faut se rendre compte de la situation topographique de Palerme, ainsi que des positions qu'occupaient les Napolitains.

Jadis entourée de fortifications assez imposantes qui existent encore pour la plupart, la ville a la forme d'un rectangle dont les côtés les plus petits regardent, l'un la mer, et l'autre la campagne dans la direction de Montreal et Parco. Les deux autres, qui ont au moins trois fois le développement des premiers, font face, l'un au mont Pellegrini et aux campagnes de Castellamare, l'autre aux monts Gibel-Rosso et Abbate. C'est de ce dernier côté que l'armée de Garibaldi se présentait devant Palerme. Deux rues principales coupent presque à angle droit l'espace occupé par la ville. L'une, la rue de Tolède, part du bord de la mer, près de la citadelle, et monte jusqu'au Palais-Royal; l'autre vient couper la première à la place des Quatre-Cantons, presque au centre de la ville, et aboutit à la porte qu'attaquait le général Garibaldi. Chacune de ces voies partage Palerme en deux parties égales, soit en longueur, soit en largeur. Les Napolitains ayant leurs forces réunies aux deux extrémités de la rue de Tolède, le Palazzo et la citadelle, allaient donc trouver leurs communications coupées, si Garibaldi pouvait, sans coup férir, s'emparer de l'autre rue. Il avait encore cet avantage, en occupant le centre de la ville, qu'il donnait la facilité à tous les habitants de se replier sur sa ligne d'opérations et de s'y fortifier sans craindre d'être eux-mêmes surpris par les troupes royales et fusillés sans autre forme de procès. De plus, il empêchait, par cette audacieuse manoeuvre, le ravitaillement des troupes et de l'artillerie du Palazzo-Reale, en les isolant de leur base d'opérations qui était la citadelle et surtout l'escadre.

Aussi les troupes garibaldiennes, que nous avons laissées à la porte de Palerme poussant devant elles les troupes royales, et s'arrêtant un instant pour se reformer en épaisse colonne d'attaque, lancèrent-elles bientôt plusieurs compagnies dans l'intérieur de la ville pour nettoyer les petites ruelles qui viennent aboutir à la porte dont on venait de s'emparer; tandis que le gros de l'armée se jetait, tête baissée, dans la grande voie pour gagner au plus vite la place des Quatre-Cantons. Ce mouvement fut si énergiquement exécuté qu'en moins d'une heure la place des Quatre-Cantons, le reste de la rue et la porte qui est à l'extrémité, étaient au pouvoir des volontaires. Vainement les Napolitains avaient essayé de les arrêter en trois ou quatre endroits. Par un choc irrésistible et presque sans tirer un coup de feu, les casaques rouges, chargeant à la baïonnette, les obligeaient à céder la place et à se retirer en désordre vers la citadelle ou vers le Palazzo-Reale. C'est en ce moment que l'escadre napolitaine, qui jusque-là, s'était contentée d'envoyer quelques boulets dans la direction du faubourg attaqué, commençait à prendre une position plus sérieusement offensive, et manoeuvrait pour trouver un mouillage favorable à son tir. Mais deux frégates seulement parvinrent à s'embosser; les autres, soit mauvaise volonté, ce qui est probable, soit impossibilité, manquèrent leur mouvement et restèrent spectatrices des événements. Ces deux navires, parfaitement placés et balayant la rue de Tolède, commencèrent immédiatement sur la ville un feu violent, qu'ils continuèrent même pendant la nuit. La citadelle, de son côté, ne ménageait ni ses bombes ni ses boulets.

Les barricades commencèrent immédiatement. Élevées par des mains habiles, elles prirent en peu d'heures un développement et un relief incroyables. Il faudrait un volume entier pour en expliquer le réseau. La nuit, qui arriva à temps pour seconder les travailleurs, fut bien employée par les deux partis; car les Napolitains, de leur côté, établissaient des retranchements à toutes les issues venant aboutir au Palazzo-Reale et à la citadelle.

Dans cette ville privée de lumière, et où toutes les maisons semblaient abandonnées, on n'entendait alors que le bruit des pinces et des pioches frappant les dalles des rues et quelques coups de feu échangés au hasard de part et d'autre.

De temps en temps, des coups de canon partant de l'escadre, de la citadelle et du Palazzo, jetaient une lueur rapide dans la rue de Tolède et éclairaient sinistrement les travailleurs des deux partis. Sur les deux heures du matin, plusieurs détachements de volontaires commencèrent à s'avancer par les rues latérales dans la direction du Palazzo-Reale, ainsi que vers la place de la Marine et le ministère des finances du côté de la citadelle. Ce ministère était occupé par quatre bataillons.

La fusillade petilla bientôt partout et la canonnade, qui ne tarda pas à s'y joindre, donna à tous ces engagements partiels les proportions d'une vraie bataille. Mais c'était surtout aux abords du Palazzo-Reale que le combat était le plus vif.

Ou tirait à bout portant au milieu des flammes allumées par les bombes et les obus de la citadelle ou de l'escadre. Peu d'habitants apparaissaient pour se joindre aux troupes libérales. Ils ne trouvaient sans doute pas la poire assez mûre. Leurs maisons restaient impitoyablement fermées, sauf celles qu'ouvrait le feu ou la troupe napolitaine; car ces défenseurs de la royauté ne se faisaient faute ni d'aider l'incendie quand ils ne l'allumaient pas eux-mêmes, ni de piller sans scrupule, et la plume se refuse à retracer les actes d'atrocité commis par ces bandes effrénées.

Cependant deux colonnes étaient parties en même temps pour tourner les positions de l'armée royale en l'attaquant par la Porta-Nuova et par la Porta-Maqueda. L'une, commandée par Bixio, l'autre par La Masa. Bixio s'empare d'abord de la caserne des Suisses, puis se porte vers la caserne des Quatro-Venti où il fait prisonniers plusieurs officiers supérieurs et un régiment.

Déconcertées par l'impétuosité de cette attaque, les troupes royales commencèrent à se replier en désordre sur la place du Palais-Royal dont les abords étaient fortement gardés. La place de la Cathédrale, qui est un peu avant celle du Palais-Royal en venant de la mer, devint alors le théâtre d'un combat acharné. Le couvent des Jésuites, à l'angle de la rue de Tolède et de la place de la Cathédrale, occupé par un bataillon de chasseurs à pied, est attaqué et enlevé rapidement.

Le général Lanza, qui commande les troupes du palais, voyant ce couvent pris par les Garibaldiens, fait tirer dessus à obus et l'incendie. Le palais Carini, situé en face, a le même sort.

Les tours de la cathédrale elles-mêmes servent de point de mire à l'artillerie napolitaine.

On voit insensiblement les couleurs nationales apparaître partout. Les fenêtres qui peuvent donner vue sur les troupes royales sont garnies de volontaires qui les déciment par leur feu.

On se bat à la fois au Palais-Royal, à la Cathédrale, dans la rue de Tolède, à la place de la Marine, autour de la citadelle et dans tout le quartier Paperito, où l'incendie, allumé par les bombes de la citadelle et de l'escadre, fait de rapides progrès. Déjà beaucoup de détachements royaux battent en retraite vers la citadelle par la place Caffarello et la place de la Funderia. Ces détachements sont assaillis dans leur fuite par une grêle de balles, qui leur fait perdre beaucoup de monde.

La place des Quatre-Cantons était devenue désormais la base des opérations de Garibaldi. Le général Türr occupait le palais du Sénat. L'état-major de Garibaldi était partout et se multipliait pour faire face aux exigences de la position. On commence à pousser quelques barricades du côté de la place de la Marine, pour attaquer vigoureusement la brigade qui la défend. La fusillade devient très-vive entre le ministère des finances et les coins de rues qui lui font face. Les vaisseaux napolitains continuent un feu terrible, mais plus destructeur que meurtrier. A cinq heures, les troupes campées au palais étaient bien et dûment entourées et coupées. Complétement maître de la partie de la ville comprise entre la Marine et le Palais-Royal, Garibaldi n'avait plus qu'à se fortifier pendant la nuit, et à attendre le lendemain. Palerme tout entier était en insurrection. Les faiseurs de barricades surgissaient de toutes parts.

A six heures du soir, le feu avait molli; mais, sur les sept heures et demie, le bombardement recommençait avec plus de fureur. On se battait à la lueur de l'incendie que les projectiles allumaient de toutes parts.

Pendant la nuit, les barricades se multiplièrent et prirent un relief imposant. Les volontaires se rapprochaient de minute en minute du Palais-Royal, où, de leur côté, les Napolitains se barricadaient de plus en plus. Plusieurs bombes lancées par l'escadre, vinrent tomber au milieu d'eux et causèrent un grand désordre. Le 28, au matin, la position des troupes royales était celle-ci: treize à quatorze mille hommes au Palazzo-Reale, deux ou trois mille hommes à la Marine et plusieurs bataillons dans les prisons et les casernes; le reste dans la citadelle. Dans la journée, ils furent forcés d'abandonner toutes ces positions, sauf celles du Palais-Royal et de la Marine. Le palais Carini était complétement détruit. Tout le quartier qui est à l'est du Palais-Royal brûlait. Le bombardement continuait toujours. De nombreuses bandes de picchiotti descendaient les hauteurs et venaient se mêler aux volontaires. Vers le soir, on ne se battait plus qu'autour du Palais-Royal, que les insurgés commençaient à dominer du sommet des maisons voisines, et entre autres de l'Archevêché. Partout les maisons s'écroulaient sous les bombes et les obus. La nuit, comme celle de la veille, fut employée à se fortifier de part et d'autre. Le lendemain, au lever du jour, plusieurs décrets du général Garibaldi étaient affichés: ils punissaient de mort l'assassinat, le vol et le pillage, organisaient la garde nationale, nommaient une municipalité provisoire, faisaient appel aux enrôlements. A midi, l'attaque du palais recommence avec acharnement; les troupes royales quittent la place de la Marine et se retirent dans la citadelle, abandonnant plusieurs canons. Vers le soir, l'incendie est dans trois ou quatre quartiers de la ville. La nuit se passe sur le qui-vive du côté des Garibaldiens; on s'attend à une attaque résolue de la part des troupes qui reviennent de la poursuite d'Orsini, où elles ont été si bien jouées. En effet, le lendemain matin, elles viennent donner tête baissée sur la ville par la porte Reale, où elles sont reçues par les troupes de Bixio qui les forcent à la retraite. Vers midi, on parle d'armistice, et deux délégués du général Lanza se rendent à bord de l'Hannibal, où se trouvent réunis également le commandant du Vauban et celui d'une frégate américaine. Garibaldi y vient de son côté avec Crispi, le colonel Türr et Menotti. On ne peut s'entendre, et l'entrevue est bientôt terminée. Cependant la convention tacite d'armistice dure toujours.

Le lendemain 31, on annonce une trêve de trois jours.

Plus de trois mille bombes avaient été lancées sur la ville pendant le bombardement. Le temps de l'armistice fut mis à profit par les volontaires de Garibaldi et les habitants de Palerme. Les barricades furent complétées partout; les plus fortes reçurent des canons. Quant aux Napolitains, ils restaient bloqués au Palais-Royal et manquaient totalement de vivres; Garibaldi leur en fit donner. Il fit retirer également, et emporter dans les hôpitaux, tous leurs blessés, et Dieu sait si le nombre en était grand! On apprenait, en même temps, l'arrivée à Marsala d'un fort détachement de volontaires qui venaient grossir l'armée nationale.

Trois ou quatre jours se passèrent ainsi. Garibaldi coupant, taillant administrativement, législativement, militairement, financièrement, et le tout carrément et promptement.

Les décrets se suivaient avec une rapidité inouïe et, certes, on ne peut accuser ses ministres d'avoir occupé des sinécures.

Enfin, le six, le retour du général Letizia, arrivant de Naples, termina les pourparlers et l'armistice provisoire fut remplacé par une capitulation en règle.

Les troupes napolitaines devaient évacuer immédiatement toutes leurs positions de la ville et se retirer dans la citadelle et sur le môle, où leur embarquement aurait lieu avec armes et bagages dans le plus bref délai possible. Les prisonniers civils et militaires encore en leur pouvoir devaient être remis entre les mains du nouveau gouvernement, le jour même où la citadelle terminerait son évacuation. Les troupes campées au Palais-Royal durent donc traverser la ville pour rentrer à la citadelle. Ces douze ou quatorze mille hommes étaient tellement frappés de stupeur et découragés qu'au moment de s'acheminer, ou plutôt de se faufiler dans ce réseau de barricades qui les séparait de la forteresse, ils refusèrent de marcher sans un sauf-conduit et une garde de casaques rouges. Le général Garibaldi souscrivit à leur demande, et on vit cette armée, avec artillerie, cavalerie, génie, etc., défiler tristement au milieu d'une population exaspérée, dont les regards, certes, n'avaient rien de bien rassurant. Une centaine de volontaires formaient l'escorte, protection du reste bien superflue. A peine entrées dans la citadelle, ces troupes y furent consignées rigoureusement. Aussitôt, d'ailleurs, toutes les rues aboutissant à la forteresse furent murées jusqu'à la hauteur du premier et du deuxième étages, et les picchiotti, montagnards, etc., vinrent d'eux-mêmes s'installer autour des remparts, afin d'éviter toute espèce de surprises.

Déjà, depuis plusieurs jours, la cour de Naples prenait ses dispositions pour l'évacuation des troupes de Palerme. On vit mouiller bientôt, sur la rade, une quantité de vapeurs remorquant des transports. Les blessés et les malades partirent les premiers, puis vint le tour du matériel, pêle-mêle avec les hommes. Toutes ces troupes, il faut l'avouer, parurent peu touchées de leur défaite une fois qu'elles se virent sur le pont des bâtiments. Leurs musiques ne cessaient de se faire entendre, et ont les eût prises plutôt pour des conquérants célébrant leur victoire que pour des vaincus forcés, par une poignée d'hommes, d'abandonner une des plus belles provinces de la couronne qu'ils avaient été appelés à défendre. Ainsi vont les choses. Quoi qu'il en soit, l'évacuation marcha grand train, et bientôt devait venir le jour où le pavillon national serait arboré dans toute la Sicile.

Il faut maintenant jeter un coup d'oeil rétrospectif sur tous ces événements, dont la marche rapide nous a fait négliger une foule de faits qui doivent être constatés. Plus de trois cents maisons, brûlées dans le quartier de l'Albergheria par les troupes napolitaines battant en retraite sur le Palazzo-Reale, n'offraient plus, au moment du premier armistice, qu'un amas de décombres encore fumants. On trouvait à chaque instant au milieu de ces débris, des cadavres à moitié calcinés, car les guerriers du roi de Naples avaient égorgé femmes et enfants, et pillé, sans scrupule, tout ce qui leur tombait sous la main. Le couvent des Dominicains blancs fut saccagé, incendié, et les femmes qui s'y étaient réfugiées furent brûlées toutes vives. On repoussait à coups de fusil dans les flammes celles qui cherchaient à s'échapper. Des actes atroces furent commis. En vain, les officiers cherchaient à rappeler leurs soldats aux sentiments de l'honneur militaire. En vain, quelques-uns mirent même le sabre à la main pour empêcher ces infamies. Voyant leurs ordres comme leurs épaulettes méconnus, ils furent obligés d'assister à ces horreurs. Le palais du prince Carini, en face de la cathédrale, fut pillé et brûlé. Les bombes aidant, il n'en restait plus, le 1er juin, que d'informes débris menaçant de crouler dans la rue de Tolède. Les superbes magasins de M. Berlioz, dans la même rue, étaient complétement détruits. Il en était de même du palais du duc Serra di Falco. Un Français, M. Barge, avait cru, en plaçant au-dessus de son magasin nos couleurs nationales, qu'elles empêcheraient sa maison d'être pillée; un officier napolitain donne l'ordre à un clairon de monter enlever le pavillon. Il est lacéré, foulé aux pieds; la porte de la maison enfoncée, et M. Barge, rossé de main de maître avec la hampe même de son pavillon, fut emmené en prison sans autre forme de procès, tandis que, naturellement, sa maison était pillée. Un autre compatriote, M. Furaud, maître de langues, père de six enfants, est assailli dans sa maison, assassiné à coups de baïonnette; quant à ceux-ci, on les a vainement cherchés, ils ont disparu. La demeure du premier commis de la chancellerie fut violée, et les portraits de l'Empereur et de l'Impératrice, qui se trouvaient dans un salon, déchirés à coups de baïonnette. Le couvent de l'Annunziata et presque toutes les maisons de la rue qui mène à la Porta-di-Castro ont été incendiés et pillés. Celui de Santa-Catarina, dans la rue de Tolède, a eu le même sort. On estime à plus de quatre cents le nombre des malheureux qui ont été assassinés ou brûlés. C'est encore en dehors de la Porta-Reale, dans ce beau faubourg rempli de ravissantes habitations de campagne, que s'est exercée à l'incendie et au pillage cette armée de triste mémoire. Ce ne sont ni une ni deux maisons choisies; c'est tout le côté droit du faubourg, en allant à Montreal, dans lequel les Napolitains ont laissé, par l'incendie et le pillage, la trace de leur retraite.

Leur empressement et leur joie, en quittant enfin Palerme, n'ont donc rien qui doive surprendre. Le commandant d'un des transports qui les emmenaient à Naples les a vus compter et énumérer leur butin dans une partie de cartes improvisée le soir sur le gaillard d'avant. Plusieurs de ces héros jouaient vingt piastres sur table, ou, pour mieux dire, sur le pont.

Dans une petite maison qui a voisine le Palazzo-Reale, un infortuné coutelier, ou quincaillier, est assailli à l'instant où il sortait sans armes pour tâcher d'avoir un morceau de pain pour trois enfants qui criaient la faim. A peine dehors, malgré toutes les explications qu'il veut donner, il est saisi, garrotté, et on se dispose à l'entraîner pour le fusiller. Les pauvres enfants arrivent, demandant leur père. Une décharge le jette en bas avec deux de ses enfants; le troisième est tué d'un coup de baïonnette. Assez de ces horreurs, il y en aurait trop à citer. En parcourant ces maisons mutilées, ces décombres sanglants, en voyant, çà et là, les extrémités des cadavres ensevelis sous les ruines, les débris de vêtements, que de drames ne doit-on pas supposer! Et si chacun de ces malheureux pouvait revenir à la vie, quelle longue file de forfaits se dresserait criant vengeance et stigmatisant d'infamie cette armée qui semblait n'avoir pour devise, en ce moment, que pillage et incendie!

Pendant les divers combats qui signalèrent la prise de Palerme, les pertes furent sensibles de part et d'autre. Celles de l'armée royale doivent être portées, au minimum, à deux mille hommes, tués ou blessés; parmi eux se trouvaient plusieurs officiers supérieurs, entre autres le commandant de la gendarmerie, généralement détesté à Palerme, comme tout ce qui tenait à la police, mais auquel il faut cependant rendre cette justice qu'il s'est conduit bravement. Quant aux volontaires, leurs pertes avaient aussi été sensibles. Le brave colonel hongrois Tukery, grièvement blessé à l'attaque du Palazzo-Reale, mourait le 11 juin, après d'atroces souffrances. Carini, dangereusement atteint d'une balle qui lui fracturait le bras presque à la hauteur de l'épaule, au moment où, envoyé par le général Garibaldi, il examinait, sur une barricade, les troupes napolitaines opérant leur retour offensif, était couché pour longtemps sur un lit de douleur. Près de trois cent cinquante soldats étaient tués ou hors de combat.

Plusieurs corps de volontaires s'étaient fait remarquer par l'énergie de leur courage. Les chasseurs des Alpes, à Palerme comme à Calatafimi, firent des prodiges de valeur. A l'attaque du couvent des Benedittini, ils ont été superbes d'entrain et de fermeté. Une seule compagnie de trente-cinq hommes avait eu, depuis son départ de Marsala, vingt-deux tués ou blessés. Il se passa au milieu de ces combats un épisode qui, tout en étant fort original, ne manque pas d'une certaine grandeur.

En tête de beaucoup de détachements de volontaires ou d'habitants de Palerme se trouvaient des moines qui, la croix à la main, et payant de leur personne, entraînaient au feu jusqu'aux moins résolus. Le padre Pantaleone, que Garibaldi avait nommé son chapelain à Calatafimi, se trouvait, au moment le plus chaud de l'action, sur la place de la Cathédrale, à l'angle de la rue qui passe devant l'archevêché. Se souciant moins des balles que de l'excommunication, qu'il avait naguère si lestement conjurée, notre moine guerrier, avec sa figure exaltée et intelligente, encourageait bravement son monde et il était facile de lire dans ses yeux que, s'il ne mettait pas les mains à la besogne, ce n'était pas par timidité.

Cependant, malgré le feu soutenu des volontaires, la barricade napolitaine attaquée tenait toujours. Les balles allaient leur train, démolissant, par-ci par-là, quelques jambes, quelques bras, au grand désespoir de notre aumônier qui ne ménageait pas les anathèmes à l'ennemi, chaque fois qu'il voyait tomber un de ses braves volontaires. Le padre Pantaleone portait une grande croix de chêne d'au moins deux mètres de haut et, dans les instants difficiles, il la brandissait vigoureusement au-dessus de sa tête. Las, enfin, de cette fusillade qui n'aboutissait à rien, notre chapelain s'élance, sans souci ni vergogne, tout seul, sur la barricade napolitaine, en grimpe les étages successifs au milieu d'un miserere de balles coniques, puis, arrivé au sommet, se met, dans son langage le plus sympathique, à faire aux soldats de François II un discours approprié à la circonstance: il cherche à leur expliquer brièvement comme quoi cette guerre fratricide est honteuse pour l'humanité, comme quoi Dieu la défend, comment enfin la résistance est inutile puisque Garibaldi est l'ange de la liberté et que le Dieu des armées marche avec lui.

Les soldats royaux, étonnés de cet aplomb et du courage du prédicateur, finissent par laisser leurs cartouches tranquilles et leurs fusils se refroidir. On en était même au plus pathétique du discours, lorsque le capitaine qui commandait s'aperçoit que les Garibaldiens, en gens bien avisés, profitaient insensiblement de la situation et touchaient déjà la barricade. Il saisit une arme, couche en joue le padre Pantaleone qui ne bronche pas et lui envoie à bout portant un coup de fusil qui brûle son froc et lui brise la croix dans les mains. Sans s'émouvoir, le padre en ramasse les morceaux pendant que les Garibaldiens escaladent la barricade. Les soldats se hâtent de décamper et le capitaine est tué. Un volontaire saisit son sabre, le padre Pantaleone attrape le ceinturon, le passe en sautoir, et, se précipitant à la suite des fuyards, il plante le tronçon de sa croix dans le ceinturon du défunt capitaine en s'écriant, de sa plus belle voix: «Allez, allez, sicaires d'un tyran, reporter à votre maître que le padre Pantaleone a mis la croix là où était l'épée.»

C'est le sens sinon le texte de ses paroles, car notre langue est pauvre pour traduire quelques expressions un peu emphatiques du bel idiome italien. Un autre moine, de l'ordre des Cordeliers, fit, sur la place de la Marine et pendant plus de deux heures, le coup de feu avec quatre soldats napolitains embusqués dans une construction commencée presque en face du ministère des finances. Au bout de ce temps, on vit un de ces soldats rallier eu toute hâte un fort peloton qui était au coin du ministère. Le cordelier en conclut que, si les autres ne s'en allaient pas, puisqu'ils ne tiraient plus c'est qu'il devait leur être arrivé des choses graves et que leur position étant fort hasardée, vu la quantité de projectiles qui pleuvaient dru comme grêle, il était de son devoir, à lui, d'aller les trouver pour leur porter les consolations de son ministère. Il posa tranquillement son fusil, rejeta son froc en arrière et traversa la place pour disparaître dans la bâtisse en question. Quelques instants après, on le vit reparaître avec un blessé qu'il portait comme un enfant. Trois fois il fit le même voyage, trois fois il ramena son homme; la dernière fois, à l'instant où il franchissait sa barricade, la même balle qui lui fracassait le bras, tuait roide l'infortuné pour lequel il se dévouait. Sans s'émouvoir, il posa à terre son fardeau, lui récita les prières des morts et s'en fut ensuite à l'ambulance.

Un jeune volontaire vénitien, déjà blessé assez gravement à Calatafimi, se précipite à l'attaque du couvent des Benedittini et s'efforce, à coups de hache, de briser une petite porte latérale pouvant donner accès dans le couvent. Les balles pleuvent sur lui de toutes parts, un obus vient, en ricochant, éclater au-dessus de sa tête et le couvrir de gravats. En vain ses camarades le rappellent. «Je ne suis plus bon qu'à être tué, leur crie-t-il, au moins, en mourant, je rendrai encore un service.» Exaltés par cette intrépidité, deux d'entre eux le rejoignent et cherchent à l'entraîner. En ce moment, un canon de fusil passe par une fenêtre immédiatement au-dessus de la porte et le malheureux reçoit le coup en pleine poitrine. Ses camarades ne rapportent qu'un cadavre.

Dans les rues qui mènent à la Piazza di Bologni, la lutte fut sérieuse. Les soldats royaux, comme partout ailleurs, incendiaient et pillaient. Les malheureux habitants de ce quartier, éperdus d'effroi, essayaient de fuir dans toutes les directions, entraînant femmes et enfants; ce n'étaient partout que gémissements et lamentations. Quelques hommes déterminés se réunissent en armes à l'angle d'une petite impasse, en occupent la maison et s'y barricadent après y avoir donné l'abri à quantité de femmes et d'enfants. Quelques instants après, cette maison est attaquée; mais on s'y défend vigoureusement. Les femmes, reprenant courage, font pleuvoir sur les assaillants une grêle de tuiles, de vases de toutes sortes, enfin ce qui leur tombe sous la main.

Une bombe vient s'abattre sur le toit, entraîne le troisième et le quatrième étages, et, en éclatant, tue et blesse encore plusieurs femmes et des enfants. Quelques moments après, les flammes viennent se joindre aux balles napolitaines.

De huit qu'ils étaient, les assiégés ne comptent plus que cinq hommes, dont un blessé. Cependant, des femmes, des enfants, des vieillards les supplient de ne pas les abandonner. Il faut prendre un parti; le blessé et un de ses camarades grimpent au faîte de l'édifice qui menace ruine; on y hisse, les uns après les autres, les malheureux réfugiés, et, lorsque tous sont à l'abri dans une maison dont l'issue donne sur une rue inoccupée par l'armée royale, les trois braves gens qui continuaient à lutter avec les royaux, battent eux-mêmes en retraite, n'abandonnant qu'une ruine ensanglantée.

Dès le 8 juin, des débarquements de volontaires s'effectuaient un peu partout.

Du 9 au 11, une petite escadre partait de Gênes. Elle se composait de l'Utile, remorquant le Charles and Jane, le premier commandé par le capitaine Molessa, le second par le capitaine Quain; puis venaient le Franklin, capitaine Orrigoni, un des anciens compagnons d'armes de Garibaldi dans la Plata; l'Orregon, capitaine West; le Washington, dont les volontaires étaient commandés par le colonel Baldeseroto. Environ 3,000 hommes étaient répartis sur ces différents navires et c'était le renfort le plus considérable que l'on eût encore reçu. Medici commandait en chef.

Partis à quelques heures d'intervalle, ces navires firent des routes diverses pour atteindre Cagliari où était le rendez-vous général. Tous y arrivèrent heureusement, excepté l'Utile et le bâtiment qu'il remorquait.

Se trouvant dans le N.-E. du cap Corse, à environ douze milles au large, ces deux navires furent approchés par une corvette à vapeur battant pavillon français. Bientôt un canot accosta et un officier, s'exprimant parfaitement en français, vint demander où l'on allait et offrir même la remorque de son bâtiment pour gagner les côtes de Sicile, si telle était la destination des navires. Ces propositions furent accueillies par les volontaires aux cris de Vive la France! vive Garibaldi! Toutefois le capitaine crut devoir refuser la remorque offerte si galamment. Le canot retourne à son bord; mais à peine est-il arrivé qu'un changement à vue s'opère sur la corvette de guerre. Les mantelets des sabords, rapidement abaissés, laissent apercevoir les pièces détapées et l'équipage en branle-bas de combat. Le pavillon français glisse le long de sa drisse et est remplacé par le pavillon napolitain en même temps qu'un coup de canon à boulet signifiait aux deux navires l'ordre de stopper et d'amener leurs pavillons.

L'Utile portait le pavillon piémontais et le Charles and Jane, celui des États-Unis. Les capitaines se refusèrent à amener leurs pavillons, mais ils durent se résigner à se laisser emmener, non sans protester. Quel triste moment eussent passé les marins de la Fulminante (c'est le nom de la corvette napolitaine), si les volontaires avaient pu sauter sur son pont. Faute de mieux, ils leur lancèrent toutes les malédictions que le vocabulaire italien peut offrir. Pendant que la diplomatie s'occupait de cette affaire, les autres bâtiments de l'expédition atteignaient Cagliari, et, de là, mettaient le cap sur Castellamare, dans le golfe de ce nom, où devait s'effectuer leur débarquement. Le 18 juin, en effet, on apprit à Palerme l'arrivée du convoi de Medici. Un navire débarquait ses troupes à Santo-Vito, et les deux autres à Castellamare. Il est aisé de se figurer l'allégresse générale en apprenant l'arrivée à bon port de cette petite division qui, outre trois mille hommes aguerris, apportait encore dix mille fusils et une grande quantité de munitions. Aux illuminations quotidiennes se joignirent immédiatement toutes sortes de concerts en plein vent, des promenades aux flambeaux avec force drapeaux et force Viva la liberta!

Le général Garibaldi était immédiatement monté à cheval pour assister au débarquement de ces renforts.

Mais, vers minuit, au moment où le calme commençait à se faire, grâce à la fatigue des musiciens et à l'enrouement des criards, à l'instant, enfin, où les illuminations commençaient à s'éteindre et les habitants à s'endormir, quelques coups de canon de fort calibre se firent entendre au large et vinrent éclairer de leur lueur sinistre les sommets du mont Pellegrini, ainsi que les mâtures des navires qui étaient sur rade. A la première détonation, chacun dresse l'oreille; à la seconde, on saute de son lit; à la troisième, on est presque habillé, enfin, à la quatrième, les fenêtres et les portes commencent à s'ouvrir, les femmes à trembler et les enfants à piailler. Dans les rues, les factionnaires regardent si leurs amorces sont bien on place et redoublent leurs cris de: Sentinelles, veillez! Les bourgeois se groupent à chaque carrefour, et les suppositions vont leur train. Dans les casernes, les clairons écorchent les airs les plus variés pour appeler aux armes les volontaires. Enfin, au palais, tout le monde s'inquiète, et le commandant, en l'absence du général Garibaldi, commence à envoyer dans toutes les directions des ordonnances à la recherche des nouvelles.

Quelle voix mystérieuse annonce tout dans ces circonstances? On apprend bientôt qu'il n'est arrivé que trois navires à Castellamare. Le quatrième et son remorqueur manquent.

La canonnade devient plus vive, elle semble parfois se rapprocher de l'entrée du port de Palerme.

On sent s'agiter dans l'ombre toute cette ville surprise dans son premier sommeil. Parmi les suppositions, la plus probable est que la croisière napolitaine, après s'être emparée du navire manquant et qu'elle fait semblant de combattre en ce moment, se dirigera vers ceux qui débarquent. Tout le monde court et s'agite. Les postes en armes se dirigent vers le quai. On entend tomber, çà et là, sur les dalles des rues, les baguettes des fusils chargés par des mains encore inexpérimentées. Enfin, de sourds piétinements, venant du côté des casernes, indiquent que les troupes sont en marche. Malheureusement, l'âme de toute l'armée est absente; le général Garibaldi est à Castellamare.

Les décharges continuent toujours, plus multipliées et plus rapprochées. Il est deux heures. L'inquiétude est à son comble. On se voit déjà à la veille d'un nouveau bombardement.

Autour de la citadelle, on a peine à retenir les picchiotti qui veulent se précipiter à l'assaut de ces remparts, dégarnis de leurs engins de guerre, pour se venger sur les troupes napolitaines des événements qu'on suppose se passer au large. Enfin, à deux heures un quart, un canot arrive à force d'avirons sur le quai, et un midshipman qui en débarque prévient que l'on ait à aviser les autorités que le canon que l'on entend est celui d'une frégate britannique qui fait l'exercice au large. Ce trait peint-il assez les Anglais? Entre une et deux heures du matin, à quelques milles à peine d'une ville qui vient de subir les horreurs d'un bombardement et qui, encore tout en émoi, se remet à peine des terreurs du combat et de l'incendie, aller faire branle-bas de combat de nuit et exercice à feu! Et que dire de ces pauvres soldats napolitains enfermés dans la citadelle et non moins inquiets que les habitants de la ville, car ils entendaient du haut de leur bicoque désarmée les imprécations et les cris de vengeance de leurs ennemis!

Que fût-il arrivé si l'on n'eût pu retenir les picchiotti? et, quel qu'eut été le résultat de leur attaque, que de sang pouvait être versé, et pourquoi? Enfin, à trois heures du matin, tout était rentré dans le calme.

Le 20, au matin, le premier détachement des volontaires débarqués arrivait à Palerme à cinq heures environ. C'étaient deux magnifiques bataillons de chasseurs à pied, parfaitement uniformes et bien équipés, armés de carabines rayées et paraissant remplis de gaieté et d'entrain. Le 21 et le 22, le restant des troupes débarquées suivait le mouvement et venait prendre ses casernements en ville.

L'enthousiasme avec lequel chaque nouveau corps arrivant était reçu est indescriptible. Les bouquets et les applaudissements se succédaient sans interruption sur la route qu'il parcourait.

Le corps des guides s'organisait rapidement. Une commission de remonte avait été installée et fonctionnait avec activité. Bientôt leurs deux escadrons furent complets, et on s'occupa de la formation de deux régiments de hussards.

Toutes les statues rappelant l'ancien gouvernement avaient été brisées dès les premiers jours, et leurs débris jetés à la mer. Le 6 juin, un décret du général Garibaldi faisait adopter par la patrie les enfants et les familles des volontaires tués pendant la guerre.

Le 8 et le 9, une forte escadre sarde venait mouiller sur rade, et apportait à Garibaldi un appui moral immense.

On avait appris les événements de Syracuse et de Catane, qui étaient venus encore surexciter l'enthousiasme des habitants de Palerme et des volontaires.

Le 9, on avait connaissance de l'évacuation de Trapani par les troupes royales. La prison d'État du fort de Favignano, sur l'île de ce nom, abandonnée par sa garnison, fut ouverte par les habitants de l'île, qui s'empressèrent de mettre en liberté tous les prisonniers politiques.

On apprenait aussi le pronunciamento de Girgenti, de Caltanisetta, qui avaient chassé les préfets royaux et leurs troupes, organisé leurs gardes nationales et ouvert immédiatement des souscriptions dont ils envoyaient les fonds au dictateur.

Tout allait donc pour le mieux, et l'évacuation, qui continuait grand train, allait amener bientôt la remise de la citadelle. En effet, le 18 au soir, à la nuit tombante, le pavillon napolitain fut amené. Le lendemain matin, vers les neuf heures, les couleurs italiennes étaient hissées en tête du mât de pavillon à la porte d'entrée du fort qui était lui-même remis aux délégués du général Garibaldi, et occupé immédiatement par un poste de chasseurs des Alpes.

Il restait cependant encore vers le môle une certaine quantité de troupes à embarquer; mais à une heure, les derniers hommes rejoignaient les navires, et toute l'escadre napolitaine appareillait. Peu de temps auparavant avait eu lieu la remise des prisonniers palermitains retenus dans le fort depuis le 4 avril. Ces prisonniers, appartenant aux premières familles de la cité, étaient: le prince Antonio Pignatelli, le baron di Calabria, le padre Octavio Lanza, le marquis Santo-Giovanni, le prince Nisciemi, le prince Giardinelli, le baron Rizzo, etc.

Toute la ville s'était donné rendez-vous devant la citadelle pour les recevoir.

Accueillis par des cris frénétiques, les prisonniers furent portés, plutôt qu'escortés, vers les voitures où leurs familles les attendaient. Un long cortège d'équipages, les musiques civiles et militaires de Palerme, des détachements de tous les corps de volontaires et de nombreux picchiotti remplissaient les rues avoisinantes. Dans leur parcours, jusqu'au Palais-Royal, ce ne fut qu'une longue ovation. Les prisonniers étaient littéralement ensevelis sous les fleurs qu'on leur jetait de toutes parts. On dansait, on sautait et on s'embrassait aux abords du cortège, en tête duquel marchait, ou plutôt gambadait, tout le monde a pu le voir, plus d'un grave cordelier à la robe de bure qui envoyait à la fois des bénédictions avec ses mains et des entrechats avec ses pieds. C'était, en un mot, la folie de l'ivresse et un coup d'oeil magique. Pas un cri, pas une figure qui ne fût à l'unisson de l'allégresse commune, et, ce qui est plus remarquable, on n'eut pas à déplorer le plus petit accident dans ce brouhaha et dans cette cohue.

De nombreux déserteurs napolitains restaient en ville, la plus grande partie demandant à être incorporés dans les volontaires.

En résumé, le nombre des morts en ville était de 573; celui des volontaires, de près de 300, et celui des Napolitains, de 5 à 600 tués et 1,500 blessés.

Le chiffre des dégâts dans la ville s'élevait à plus de 30 millions.

Comme on pourrait taxer d'exagération le récit des atrocités commises par les troupes royales, il est bon de citer, entre autres documents, le rapport du vice-amiral anglais Mundy.

«A bord de l'Hannibal, à Palerme, 3 juin.»

«Le vice-amiral Mundy au secrétaire de l'Amirauté.»

«Je vous adresse le rapport suivant sur les dégâts et les morts causés dans la ville par le bombardement. Les ravages sont épouvantables. Tout un quartier, d'une longueur de mille yards sur cent de large, est réduit en cendres. Des familles entières ont été brûlées vivantes avec les bâtiments. Les troupes royales ont commis d'horribles atrocités. Dans d'autres parties de la ville, des couvents, des églises et des édifices isolés ont été détruits par les bombes. On en a lancé onze cents de la citadelle sur la ville, et environ deux cents des navires de guerre, sans compter les boîtes à feu, la mitraille et les boulets.

«L'armistice à été indéfiniment prolongé, et l'on espère que les puissances européennes s'interposeront pour empêcher une plus longue effusion de sang.

«La conduite du général Garibaldi, pendant l'action et depuis la suspension des hostilités, a été noble et généreuse.»




III


C'est ainsi que le 30, au matin, dans la bonne ville de Palerme, tout le monde se levait, aspirant à pleins poumons l'air de la liberté. Ses cent quatre-vingt-dix mille habitants pouvaient causer de tout impunément, et s'en donner à crier: A bas François II! A bas les Napolitains! sans que le moindre sbire vînt leur mettre la main au collet et les conduire, avec accompagnement de coups de trique, jusque dans de jolis petits cachots bien noirs et bien infects.

Les couleurs italiennes flottaient partout, et, sauf les déserteurs, il ne restait pas en ville, ni dans la citadelle, l'ombre d'un guerrier du roi François II. Bien plus, afin d'effacer jusqu'au souvenir de la domination napolitaine, une quantité innombrable de jeunes patriotes de huit à douze ans,

La valeur n'attend pas le nombre des années,

avaient attaqué, à grands coups de cailloux et de marteau, les deux statues de François II et de son père que, dans un moment d'épanchement, la ville de Palerme avait fait élever sur la promenade de la Marine. En moins d'une heure, elles étaient réduites en morceaux et leurs débris jetés à la mer. On avait seulement conservé les deux têtes, dont l'une, je ne sais si c'est celle du père ou du fils, fut coiffée d'une tête de boeuf à laquelle, bien entendu, on avait eu soin de laisser les cornes. Ces trophées furent promenés par la ville avec grand renfort de fusées et de pétards, et le soir ce fut le prétexte d'une immense promenade aux flambeaux. Triste spectacle pour quelque opinion que ce soit!

A partir de ce bienheureux jour, la ville commença à dépouiller sa parure guerrière. Les dalles, amoncelées en barricades, durent rechercher leur ancienne place et les réintégrer. Quelques-uns des canons qui armaient ces fortifications passagères rentrèrent à l'arsenal, tandis que d'autres, plus modestes, reprirent leur humble état de bornes, car il est bon de noter que plusieurs de ces engins de destruction auraient été bien plus dangereux pour leurs propres artilleurs que pour l'ennemi. Après avoir servi longtemps à amarrer les bateaux sur le port, ils s'étaient vus, une belle après-midi, déterrés et plus ou moins volontairement forcés de reprendre de l'activité. Les malheureux étaient hors d'âge cependant, et, certes, avaient bien mérité les invalides à perpétuité. Il y en avait un qui datait de 1666.

Toute la population, affairée, recommençait à circuler avec plus d'entrain que jamais, pêle-mêle avec les picchiotti et les volontaires garibaldiens. Mais, si le danger du bombardement était passé, si l'on ne craignait plus les balles coniques napolitaines, on n'était pas encore à l'abri de tout danger, et c'est le cas de dire, puisque nous sommes en Sicile, qu'on était presque tombé de Charybde en Scylla.

Les braves volontaires de Garibaldi eux-mêmes y regardaient à deux fois avant de s'aventurer dans les rues ou les places publiques. Il est, en effet, impossible de se figurer le laisser-aller plein de désinvolture et d'insouciance de ces bons picchiotti et montagnards, qui promenaient partout leurs escopettes chargées, amorcées et armées. De quelque côté que l'on se tournât, en avant, en arrière, sur le flanc droit ou sur le flanc gauche, on était toujours sûr d'être regardé en face par une arme à feu quelconque, au chien relevé, à la petite capsule brillant au soleil. Or, comme on connaissait les qualités de ces armes, qui partaient très-volontiers au repos, leur voisinage était peu agréable. A tout instant on entendait, dans les rues, des détonations qui faisaient courir le monde: c'était toujours un picchiotti étourdi qui, ici, venait de casser la jambe à un homme, là, de tuer une femme allaitant son enfant. Les plus adroits se contentaient de blesser les ânes ou de briser les vitres d'un magasin.

Dans la campagne, c'était mieux encore. Une fois l'ennemi parti, chacun aurait rougi de ne pas se montrer armé jusqu'aux dents. Il n'y avait pas jusqu'aux maraîchers qui n'apportassent leurs choux et leurs carottes en compagnie d'une canardière ou deux. Cela a duré longtemps; mais les plus belles choses ont une fin. Sans froisser trop ouvertement et d'un seul coup l'amour de ces braves gens pour leurs armes favorites, on commença par leur signifier qu'ils n'eussent à circuler dans la ville qu'avec leurs chefs particuliers. Un caporal était, au moins, de rigueur. Puis on les engagea à aller promener leurs armes dans les montagnes, où le grand air leur ferait du bien. On ne manqua cependant pas d'offrir, à ceux qui voulaient faire au pays le sacrifice de leur vie, de s'engager dans les troupes régulières, ou dans la légion anglo-sicilienne. Mais c'était une affaire de pure politesse, car fort peu se sentirent pris d'une passion assez belliqueuse pour suivre le nouveau drapeau du pays. N'y avait-il pas là, tout près, avec son grand air et sa liberté, la montagne et les bandes de pillards et de voleurs de grands chemins qui s'organisaient un peu partout, car les troupes royales avaient eu soin de lâcher par monts et par vaux tous les voleurs, galériens et autres gens déclassés qui fourmillaient dans les prisons de Palerme.

Dès le lendemain de l'évacuation, un décret municipal appela toutes les corporations de la ville et toutes les pelles, pioches, brouettes, pinces disponibles, à la destruction de la citadelle. Elle devait être rasée de fond en comble afin d'ôter à tout jamais à une tyrannie quelconque l'envie, l'idée, ou la possibilité d'un nouveau bombardement. C'était quelque chose de curieux que l'entrain, et, en même temps, l'inexpérience qui présidèrent au commencement de ce travail. L'affluence était telle que les travailleurs, agglomérés les uns sur les autres et en masse serrée sur les remparts, ne pouvaient plus bouger. On fut obligé de faire des catégories. Un jour, c'était le tour des cochers de fiacre, de bonne maison, de voitures de louage, etc. Tant pis pour ceux qui voulaient une voiture. A quelque prix que ce fût, on n'eût pas trouvé un véhicule, et les Garibaldiens qui, pas plus que nos turcos, ne dédaignaient le plaisir d'une promenade en carrosse, durent y renoncer et se contenter de leurs jambes. Le lendemain, c'était le tour des congrégations, couvents, etc. Une longue procession de cordeliers, de moines, de dominicains, voire même de prêtres, marchait militairement au son d'une musique bruyante et de tambours fêlés; armés, qui d'une pioche, qui d'une pelle; les petits séminaristes avaient la spécialité des mannequins et des paniers à gravats. Tout cela hurlant: Viva Garibaldi! viva la Italia! viva la liberta! viva ... Il y en avait qui, sur le point de se tromper par la force de l'habitude, n'avaient que le temps d'avaler la fin de la phrase. Les abbés titrés et autres se contentaient de brandir des oriflammes aux couleurs nationales et de jeter des bénédictions à la foule qui, la bouche béante, les regardait défiler.

Un coup de canon annonçait l'ouverture et la fermeture des travaux. Aussitôt la première détonation, un nuage de poussière couronnait la citadelle, et ce n'était plus, aux environs, qu'une avalanche et une pluie de gravats. Cela dura plusieurs jours ainsi. Mais un accident troubla la fête; on ne sait par quel hasard plusieurs bombes enfouies dans les décombres se prirent à éclater, et à tuer ou blesser quelques travailleurs. L'enthousiasme des démolisseurs s'en ressentit et, à l'avenir, des ouvriers seuls procédèrent à cette destruction. A chacun son métier. Mais s'il était facile de démolir, il était moins aisé de réparer. C'est à grand'peine que plusieurs rues commençaient à devenir praticables. De tous côtés il fallait solidifier des édifices menaçant ruine, ou achever la destruction de ceux qui, effondrés complètement, n'offraient plus la possibilité d'aucune réparation. Tels étaient le palais Carini, le couvent des Dominicains, le palais du duc Serra di Falco, les magasins Berlioz, etc. La piazza Marina était devenue impraticable à la hauteur de la rue de Tolède. Les égouts, effondrés, s'étaient transformés en précipices dont il fallait se garer avec soin. Une fois les illuminations éteintes, il n'était pas prudent de se hasarder dans ces parages sous peine de chutes désagréables.

Il existait à Palerme, comme dans tous les grands centres, un vaste dépôt d'enfants trouvés. Il y en avait de grands, de petits, de moyens. Un beau jour, grâce à un officier anglais, tout cela fut embrigadé, embataillonné, et on vit ce diminutif de régiment, gravement armé de balais emmanchés dans des fers de piques, manoeuvrer sur la piazza del Palazzo-Reale, et monter la garde avec aplomb à la porte d'un couvent quelconque dont on avait fait leur caserne. Ces enfants jouaient aussi carrément au militaire qu'ils jouaient, quelques jours avant, à la procession et à servir la messe, et plus d'un de ces bambins, partis avec les brigades expéditionnaires, fit parfaitement la campagne, et se conduisit dans maintes circonstances en troupier fini.

La liberté est pour tout le monde. Aussi, la population mercantile de Palerme en usa-t-elle pour étriller de main de maître ces pauvres volontaires qui, naturellement, affluaient dans tous les établissements publics, les cafés et les restaurants. Presque immédiatement, le prix des consommations doubla. Il en fut de même pour tous les objets nécessaires à la vie et à l'habillement. Quelques décrets cherchèrent à arrêter, mais en vain, cette tendance à la rapacité, naturelle aux boutiquiers de toutes les nations, et les libérateurs garibaldiens furent écorchés avec aussi peu de vergogne que nos troupiers pendant la campagne d'Italie. Le moindre verre d'eau, le moindre grain de mil, étaient une affaire importante. Quelquefois les Garibaldiens se fâchaient; mais il faut leur rendre cette justice, que jamais armée ne souffrit avec plus de modération les exigences de cette race de Banians. Peu de troupes, quelque régulières qu'elles fussent, auraient montré autant de patience et de respect pour la propriété.

De déplorables scènes vinrent aussi, à côté de ces événements héroï-comiques, attrister les honnêtes gens et les véritables patriotes. D'atroces assassinats se commettaient journellement, et, sous le prétexte de détruire les sbires, plus d'une vengeance s'exerçait impunément. A cinq heures du soir, en pleine rue de Tolède, un malheureux était massacré à la porte d'un pharmacien qui lui avait impitoyablement fermé sa boutique au nez. Vainement deux ou trois Garibaldiens essayèrent de le sauver, et allèrent même jusqu'à dégaîner. Menacés dans leur existence par cette cohue meurtrière, ils durent se résigner à laisser massacrer ce malheureux, dont le corps, palpitant encore, fut traîné et précipité à la mer.

—«C'était un sbire, disait-on.—Vous croyez?—On le dit.—Ah!»—C'était fini.

A côté du pont de l'Amiraglio, près du cimetière des suppliciés, là où commencèrent les Vêpres siciliennes, deux hommes, une femme et un enfant, poursuivis par une foule furieuse et avide de sang, furent impitoyablement immolés. Le lendemain, les cadavres de ces infortunés étaient encore à l'endroit où ils avaient péri, à moitié ensevelis sous des moellons et des pavés.—«C'étaient des sbires.—En êtes-vous sûr?—Je crois bien: celui-là était receveur pour les chaises à la petite église de la piazza Marina.»

Sur ladite place, vers les onze heures du soir, à l'instant où les cafés, encore pleins de monde, retentissaient de gaieté, on entend un cri déchirant, un suprême appel à la pitié. Personne ne se dérange. Un gamin venait de crier: «C'est un sbire qu'on écorche.» Le lendemain, au matin, un cadavre était étendu au milieu de la place, la face contre terre, percé de vingt coups de couteau. Quelques femmes, en passant, le poussaient du pied, et toujours: «C'est un sbire!»

A la porta Maqueda, deux agents de l'ancienne police, que l'on savait réfugiés dans une maison, y furent guettés avec une persistance digne de tigres. Le premier qui sortit avait deux enfants et une femme dont il ignorait le sort. L'inquiétude, pour lui, était pire que la mort. A peine dehors, il est assailli, entraîné sur le boulevard; on lui passe une corde au cou, et, quelques instants après, percé de coups de couteau, le crâne brisé à coups de pierres, son cadavre était jeté dans un fossé rempli d'ordures. L'autre se hasarda, vers minuit, à sortir, croyant une évasion possible; il n'avait pas fait un pas qu'un coup de coutelas le clouait contre la porte même, et son cadavre allait rejoindre le premier.

Chaque soir, il fallait enregistrer plusieurs meurtres semblables. Pas un, cependant, ne fut accompli dans une maison ou dans un domicile violé.

Une Française, madame D..., habitant Palerme depuis de longues années, avait recueilli, au moment du bombardement, un agent de Maniscalco dont la vie était menacée. Forcée de chercher un refuge sur le Vauban, elle laissa ce malheureux dans sa maison en lui recommandant de ne pas sortir, sa vie y étant en sûreté. Mais lui aussi était père, et, sans nouvelles de sa femme et de ses enfants, il voulut se hasarder, la nuit venue, à gagner son domicile pour embrasser sa famille.

A mi-chemin, il fut reconnu et massacré. A quelques jours de là, la femme et les enfants vinrent à leur tour chercher asile chez madame D..., alors débarquée du Vauban; Palerme était au pouvoir de l'armée libérale. Deux ou trois jours se passent tranquillement, mais, le quatrième, la malheureuse, allant chercher quelques provisions, est reconnue et, sans un chasseur des Alpes qui dégaîna et prit bravement sa défense, elle était assassinée avec son enfant.

Madame D... était encore sous l'impression de ce triste événement, lorsqu'elle rencontre, dans la rue de Tolède, le général Garibaldi descendant à la Marine avec deux de ses aides de camp. Sans se déconcerter, elle l'aborde et lui dit: «Général, j'ai chez moi la malheureuse femme et les deux enfants d'un sbire assassiné il y a dix jours, et, tout à l'heure, sans un des vôtres, cette malheureuse et ses deux enfants éprouvaient le même sort.

—«Madame, répondit le général, venez au palais dans une heure, je vous écouterai.»

Effectivement, une heure après, madame D..., accompagnée de la femme du sbire et de ses deux enfants, arrivait au Palazzo dont la garde nationale lui refusait impitoyablement l'entrée, lorsque, heureusement, un aide de camp survint et immédiatement l'introduisit auprès du Dictateur.

Pendant le récit de ces horribles détails, le général Garibaldi tenait les yeux fixés sur la pauvre femme dont le dernier enfant, âgé de onze mois, était enveloppé dans un châle qu'elle serrait sur sa poitrine. Après quelques instants, il se dirigea vers elle et, soulevant le châle qui entourait la pauvre petite créature endormie sur le sein de sa mère: «Pauvre femme! dit-il; mais, madame, soyez tranquille, je la prends sous ma protection et je ferai en sorte de réparer, autant qu'il est en mon pouvoir, de tristes événements indépendants de ma volonté.»

Elle resta au palais où on lui donnait deux thari par jour pour pourvoir à ses besoins et, plus tard, le général la fit entrer dans un couvent avec ses deux enfants.

Plusieurs autres malheureuses, qui vinrent aussi se réfugier au Palazzo-Reale, furent traitées de la même manière.

Cependant la partie saine de la population finit par s'émouvoir de ces actes barbares. Des décrets parurent, sévères et fermes. Ce remède fut inefficace. Il fallut une ordonnance aussi inexorable que les actes des septembriseurs palermitains. A partir de ce jour, tout individu convaincu d'avoir frappé d'une arme quelconque qui que ce fût, d'avoir crié haro ou ameuté la population contre quelqu'un, d'avoir arrêté illégalement quelque personne que ce fût, passait de suite devant un conseil de guerre qui, séance tenante, prononçait le jugement, exécutoire dans les dix minutes.

Le jour même où ce décret était affiché, un assassinat avait lieu près du marché: le coupable, arrêté, était passé par les armes à trois heures de l'après-midi, sur la place de la Citadelle.

Le lendemain, deux autres exemples semblables avaient lieu sur la place de la Marine.

Dès lors, ces scènes de cannibales devinrent plus rares.

L'assassinat de la Bagheria vint encore cependant ensanglanter ces pages de l'histoire de Palerme. Un corps de volontaires siciliens y avait été mis en cantonnement. Leur commandant, jeune homme d'une trentaine d'années qui depuis dix ans sacrifiait sa fortune au bénéfice de la révolution projetée et qui, pendant longtemps, lors des événements révolutionnaires de Sicile, avait commandé ses guérillas dans la montagne, rentrait à son quartier, revenant de Palerme où il avait dîné dans sa famille. Il est abordé par un de ses volontaires qui lui réclame quelque argent. Le commandant lui répond qu'on ne lui doit rien et qu'on ne lui donnera rien. Un instant après, trois coups de feu l'étendaient roide mort. Toute la population palermitaine s'émut vivement de ce nouvel acte de férocité; mais il fallut plusieurs jours pour trouver et arrêter le meurtrier qui fut fusillé sur la piazza de la Bagheria.

On a parlé aussi vaguement, à cette époque, d'une tentative d'assassinat sur la personne même du Dictateur. Ce fait est certainement controuvé.

Les volontaires continuaient à arriver en foule de toutes parts. Ce n'étaient plus les aventuriers sans ressources de Marsala: c'étaient de beaux soldats bien équipés, bien armés. Ils ressemblaient, à s'y méprendre, à des régiments piémontais, dont ils portaient le costume, légèrement modifié. Beaucoup même de leurs officiers se souciaient si peu de laisser paraître leur nationalité qu'ils conservaient l'uniforme, et jusqu'au numéro de leur régiment. Il est probable, ou du moins on doit le supposer, que soldats et officiers avaient fini leur temps ou étaient en disponibilité. Mais ce n'était certainement pas pour infirmités temporaires qu'ils étaient réformés, car les uns comme les autres étaient généralement des gaillards solides. Il ne se passait presque pas de jour sans que quelque convoi d'hommes et d'armes ne débarquât dans le port. Aussi les rues de la ville et les promenades regorgeaient-elles d'uniformes étranges et variés: une douzaine ou deux de zouaves, quelques turcos, des chasseurs d'Afrique, des spahis, des Anglais en assez grande quantité, puis des officiers de toutes les nations de l'Europe. Il finit par y en avoir tant et tant qu'il fallut songer à les utiliser et à les acheminer sur divers points de la Sicile.

Dans beaucoup de localités, bien des choses allaient un peu de travers. On se permettait quelques escapades à l'égard des propriétaires. On ne se privait même pas, à l'occasion, de les tuer, de les brûler et de les piller par-dessus le marché.

Comme il n'y avait plus de police, plus de soldats et presque plus de municipalité, ces espiègleries se commettaient tranquillement et paraissaient devoir rester impunies. Depuis le départ des Napolitains, on avait organisé quelques régiments; on les forma alors en brigades. Le général Türr prit le commandement de la première division, qui devait traverser la Sicile en passant par Girgenti, Caltanisetta, puis gagner Catane. La seconde, commandée par le général Bixio, devait suivre aussi la route de l'intérieur, mais par la montagne. La troisième, sous les ordres du général Medici, devait prendre la route maritime de Palerme à Messine.

Dans les derniers jours de juin, vers les quatre heures du soir, la division du général Türr se formait en bataille sur la place du Palazzo-Reale, où le général Garibaldi la passait en revue, et, vers les sept heures, elle se mettait en marche avec une section de pièces de campagne, une d'obusiers de seize pouces et quelques caissons de munitions; les caissons étaient représentés par de simples charrettes ornées de petits pavillons. Toute cette division avait néanmoins bonne tournure. Un grand laisser-aller dominait, mais on trouvait énormément de bonne volonté. On y remarquait surtout avec plaisir un superbe bataillon de chasseurs à pied piémontais, un bataillon de Suisses ou Bavarois, presque tous déserteurs de l'armée royale, et une belle compagnie de tirailleurs indigènes. Toutes ces troupes avaient une tenue assez régulière en ce qui concernait, du moins, la casaque rouge et le pantalon de toile. Le képi piémontais figurait aussi généralement comme coiffure. Mais, pour le fourniment, c'était une autre affaire. Chacun avait organisé son havre-sac le mieux qu'il avait pu. La grande sacoche en sautoir était le plus généralement employée. On voyait des bidons de toute espèce, des cartouchières de modèles variés, mais le tout arrangé de la manière la plus commode.

Cette division traversa la ville de Palerme et prit la route de Missilmeri, qui devait être sa première étape. A son passage dans les rues, il y eut un vrai moment d'enthousiasme. C'est que l'on comprenait que c'étaient ces volontaires qui allaient décider en définitive du sort de la Sicile. Ils marchaient au-devant des troupes royales, et devaient relever sur leur route le drapeau de l'ordre renversé en plusieurs endroits, et planter les couleurs italiennes sur les derniers points de la Sicile occupés par les troupes napolitaines. Le général Türr, qui les commandait, emportait avec lui toutes les sympathies de la population palermitaine. Malheureusement la maladie devait bientôt l'arracher, pour quelque temps, à sa division. Plusieurs jours après, à la même heure, le général Bixio partait aussi avec sa brigade.

Cette dernière était beaucoup moins forte que celle du général Türr. Elle comptait tout au plus quinze cents hommes, mais presque tous hommes faits et soldats. Il y avait bien, par-ci par-là, quelques dizaines de moines défroqués, portant haut la tête et maniant certes mieux leur fusil qu'ils n'avaient manié le goupillon; mais, en résumé, cette brigade paraissait plus homogène que la division du général Türr. Elle n'avait pas d'artillerie, et possédait seulement quelques guides pour le service d'état-major du général. Sa mission était de réprimer vigoureusement les désordres qu'elle rencontrerait sur son itinéraire et de courir sus, sans miséricorde, aux bandes de malfaiteurs qui se montraient dans beaucoup d'endroits. Le troisième corps, celui de Medici, partait ensuite par la route maritime de Palerme à Messine et devait se réunir, à un endroit donné, avec celui de Bixio.

On avait installé, à Palerme, une fonderie de canons qui fonctionnait déjà admirablement. Une partie des cloches non-seulement de Palerme, mais encore de toutes les villes de la Sicile, avaient été offertes par les églises et les couvents. Il y avait de quoi fondre plus de pièces qu'il n'en aurait fallu à une armée de cent mille hommes, et cependant il en restait encore une telle quantité que, les jours où elles se mettaient en branle et aux grandes fêtes, c'était un vacarme à ne pas s'entendre.

On fut un jour bien étonné en rade. Une embarcation du port, toute simple d'apparence, poussait du débarcadère et se dirigeait vers l'escadre anglaise. Quelques officiers garibaldiens, en chemise de laine rouge, étaient à bord de ce canot qui, bientôt, accostait l'amiral anglais.

Le Dictateur allait faire une visite non officielle, puisque son gouvernement n'était pas reconnu, mais de courtoisie, aux commandants des stations étrangères sur rade. Du vaisseau amiral anglais, il se dirigea vers le Donawerth, puis vers le commandant piémontais qui le salua de dix-sept coups de canon lorsqu'il regagna la terre. Ces visites lui furent rendues avec empressement, mais toujours en écartant le caractère officiel. A cette époque aussi, le Franklin, capitaine Orrigoni, fut envoyé en mission sur la côte Sud. Il devait toucher à Trapani, Marsala, Girgenti, Alicata, Terranova, et pousser jusqu'au cap Passaro. Il était chargé de rapporter les fonds offerts par les provinces, de faire le sauvetage d'un transport napolitain chargé de boulets et de canons, échoué entre Alicata et Terranova. Il devait aussi, à son retour, coopérer, s'il y avait lieu, au sauvetage du Lombardo à bord duquel une corvée de marins et d'officiers du génie maritime avait été envoyée préalablement de Palerme, et enfin y amener les délégués de toutes les villes du littoral.

Il serait trop long d'énumérer tous les décrets et tous les changements de fonctionnaires qui eurent lieu alors. On pataugeait un peu partout, mais on cherchait cependant à faire pour le mieux. L'expérience seule manquait. On n'est pas parfait. Cette armée d'hommes déterminés manquait d'organisateurs. C'est à grand'peine si le service médical avait pu être installé dans les différents corps. Celui de l'intendance était tout à fait incomplet. On procédait, autant que possible, par réquisitions. Elles étaient payées par le trésor municipal; celui de l'armée était trop pauvre. On pouvait tout au plus compter aux volontaires leur mise en campagne: les officiers touchaient environ deux francs par jour, juste de quoi manger; le reste de leurs appointements devait leur être payé en arrérages, lorsque l'état de la caisse le permettrait. Quant au service des hôpitaux et des ambulances, c'était encore, il faut l'avouer, ce qui laissait le plus à désirer. La population palermitaine y mettait peu du sien, et l'empressement était minime pour recevoir les blessés dans les maisons particulières ou leur porter des secours, soit en nature, soit en argent. Déjà mal organisés, les hôpitaux eux-mêmes, accablés par ce surcroît de malades ou de blessés, n'offraient presque aucune ressource aux malheureux qui venaient y chercher des soins et des pansements.

On ne se serait jamais imaginé, certes, à voir l'égoïsme de la population et sa froideur, qu'il s'agissait de leurs sauveurs ou, tout au moins, de leurs libérateurs. Pas un inspecteur, pas un chef de service ne surveillait les hospices ni les blessés à domicile. Ce qui est pire encore, ils étaient le plus généralement oubliés dans la répartition de la paye. Quelques-uns manquaient de tout et la plus grande partie étaient obligés de se contenter de bien peu; heureux encore lorsque le linge ne venait pas faire défaut aux blessés.

La garde nationale avait été organisée dès l'entrée de Garibaldi dans Palerme; mais elle était généralement assez mal vue par lui. Il n'appréciait pas au juste la valeur des services qu'elle pouvait être appelée à rendre dans un moment donné. Le Dictateur disait qu'il lui fallait des soldats et non des avocats. Cependant elle finit par prendre un peu d'importance, car il faut convenir qu'elle montra une grande fermeté en plusieurs circonstances difficiles.

Une affreuse cohue se dirigeait un soir vers la porte du Palazzo-Reale en traversant la place. Des cris de mort et des hurlements de vengeance sortaient de cette foule armée de toutes sortes de choses et éclairée par des torches au reflet rougeâtre et sanglant. Un malheureux, déjà blessé à la tête, était traîné, la corde au cou, par un horrible Quasimodo, espèce de bête féroce, bossue, tortue et bancale.

Les misérables qui entouraient la victime brandissaient à chaque instant sur sa tête des coutelas de toute nature. On entendait, dans cette foule, des sifflements inexplicables, semblables au bruit que ferait une forte fusée en s'élançant dans les airs.

En voyant ce rassemblement à l'aspect sauvage, le poste de la garde nationale prit les armes et, à l'instant où, arrivés vis-à-vis le Palais-Royal, ces massacreurs allaient sans doute immoler leur victime, le chef du poste se jeta résolument, le sabre à la main, sur ceux qui serraient de plus près le pauvre diable; ses soldats en firent autant pour les autres, jouant un peu de la baïonnette par-ci par-là. Eu quelques moments la place était libre; les torches, abandonnées par leurs porteurs, gisaient à terre et les fuyards disparaissaient en toute hâte dans les rues voisines. Bien entendu, la victime était restée aux mains de la garde nationale sans autre mal qu'un coup de baïonnette dans la joue et un coup de couteau dans l'épaule. C'était, du reste, un assez triste personnage, pis qu'un sbire; c'était un traître qui avait vendu ses camarades lors de l'affaire du couvent de la Ganzza. Malgré cela, Garibaldi, le lendemain, lui faisait donner un sauf-conduit et le faisait embarquer sur un bâtiment en partance pour Naples.

Plusieurs histoires de ce genre finirent par faire prendre la garde nationale plus sérieusement par le nouveau gouvernement. Il y avait aussi quelquefois des manifestations.

La manifestation est une chose assez inconnue dans notre pays. C'est une coutume tout italienne. On vous dit le matin: il y aura ce soir manifestation pour tel motif ou contre tel autre. A l'heure dite, vous voyez une longue procession de promeneurs à pied, en voiture, à cheval, qui viennent défiler sous les fenêtres de l'autorité, ou même tout simplement se poser devant elles avec calme, y séjourner quelques instants, puis se retirer comme elle est venue. Quelques vivat s'en mêlent; mais c'est une exception. On fait une manifestation en faveur d'un ministre ou contre un autre. On fait une manifestation pour fêter l'arrivée d'un général ou d'un étranger de distinction. Dans ce cas, les plus huppés des deux sexes, parmi les acteurs, montent dans le salon du noble général ou étranger, lui adressent leurs compliments de bienvenue. Alexandre Dumas, qui était logé au Palazzo-Reale, ne put l'échapper, et fut le héros d'une cérémonie de ce genre. Une foule enthousiaste vint, une après-midi, encombrer brusquement la place vis-à-vis ses fenêtres, et s'égosiller aux cris de Viva Dumas! viva l'Italia! viva Dumas! viva la liberta! viva Garibaldi! viva Dumas! etc.—«Qu'est-ce que Dumas? disait l'un à son voisin.—Je ne sais pas, disait l'autre.—C'est le frère du roi de Naples, ou bien encore c'est un prince circassien accablé de richesses qui vient mettre à la disposition de la liberté sicilienne ses sujets et son vaisseau.» Il va sans dire que la plus grande partie connaissait parfaitement notre illustre romancier; mais, dans la classe vulgaire qui, généralement, ne sait pas lire, en Sicile, il n'est pas étonnant que la majorité ne connût pas, même de nom, l'auteur des Mousquetaires et des Mémoires de Garibaldi. En somme, Dumas se prêta galamment à l'ennui de la réception qui suivit la manifestation. Il trouva de ces paroles qui ne lui font jamais défaut, et renvoya tout le monde content, même les musiciens qui terminèrent la cérémonie par une sérénade, et auxquels il dut, à en juger d'après leurs figures épanouies, distribuer quelques-uns des trésors de Monte-Cristo. Deux ou trois jours après, Dumas quittait Palerme, et faisait route, avec la brigade de Türr, pour Caltanisetta et Girgenti où son yacht devait le reprendre. Ce fut un départ tout militaire. Il y avait là Legray, le photographe, Lockroy, le dessinateur, etc., enfin, une quatorzaine de troupiers finis, plus ou moins moustachus, plus ou moins barbus, le sac au dos, le fusil à deux coups sur l'épaule, et chacun avec un râtelier varié à sa ceinture.

Il était trois heures du matin lorsque cette petite troupe se mit en marche, les voitures et les bagages au centre, trois superbes pointers anglais en éclaireurs, et le pilote du yacht à l'arrière-garde. Mais revenons à Palerme.

Pendant que tous ces événements se passaient, la ville avait repris son animation d'autrefois. Le commerce, qui jamais n'y a brillé beaucoup, avait un certain essor, grâce aux volontaires. On se croyait enfin pour toujours débarrassé des Napolitains. Cependant, une vague inquiétude, causée par les nouvelles de l'intérieur, courait dans les classes élevées. Il ne fallut rien moins que le départ des colonnes mobiles pour calmer un peu certaines craintes, peut-être exagérées, mais certainement motivées par les événements de Modica, Caltanisetta, etc.

Malgré toutes ses préoccupations militaires et les ennuis que lui causaient ses embarras ministériels, le Dictateur n'en trouvait pas moins encore le temps de réunir ses municipalités pour essayer, sinon une réorganisation complète, du moins un attermoiement qui permît d'attendre, avec une certaine tranquillité, une époque plus calme. Le général Orsini, ministre de la guerre, faisait de son côté tout son possible pour organiser et mettre en état quelques batteries d'obusiers de montagne et de pièces de campagne dont l'armée libératrice avait le plus grand besoin. On formait aussi deux régiments de cavalerie, et les remontes avaient fini par produire un assez bon résultat pour espérer que l'on pourrait même dépasser ce chiffre.

Un assez grand nombre de recrues et de nouveaux volontaires arrivant chaque jour, le général Garibaldi ordonna une revue pour le 2 juillet, au pied du mont Pellegrini, sur le Champ-de-Mars.

A cet effet, dès trois heures du matin, toutes les troupes se mirent en marche et se trouvèrent bientôt réunies sur le terrain de manoeuvres. Il est impossible de donner une juste idée de ce spectacle. L'emplacement, par lui-même, est quelque chose de magnifique. D'un côté la mer, de l'autre le mont Pellegrini, avec ses formes majestueuses et ses rochers aux tons violets, que le soleil levant colorait des teintes les plus vives et les plus harmonieuses; du côté de la campagne, la promenade de la Favorita et la fertile vallée de la Conca-d'Oro. Les curieux étaient en petit nombre. On ne se lève pas d'aussi bonne heure à Palerme, et le général Garibaldi, peu désireux d'une nombreuse assistance, avait songé, avant tout, à la santé des soldats en ne les exposant pas aux intolérables chaleurs du milieu de la journée. Parmi les troupes qui défilèrent devant le général on remarquait surtout, à leur belle tenue, les corps toscan et lombard; la légion anglo-sicilienne y était représentée par son bataillon de dépôt. Quant aux recrues, elles n'étaient pas brillantes: il y avait beaucoup d'enfants, un grand nombre même n'étaient pas armées. Telle qu'elle était, cette armée comptait encore douze à treize mille hommes. Le défilé eut lieu aux cris de Viva la liberta! Viva Garibaldi! Viva Vittorio-Emmanuele! Il est à remarquer que ce dernier nom ne venait jamais qu'après celui de Garibaldi.

Le lendemain de cette revue, le général Türr revenait à Palerme, forcé, par la maladie, d'abandonner le commandement de sa division. Il dut s'embarquer immédiatement pour Gênes et aller prendre les eaux que l'état de sa blessure réclamait.

Un nouveau décret du Dictateur venait aussi, à cette époque, confisquer au profit de l'État les biens d'une foule de congrégations religieuses plutôt nuisibles qu'utiles, et dont l'existence devenait un non-sens avec le nouvel état de choses. C'étaient, entre autres, les Jésuites et les congrégations du Saint-Rédempteur. La municipalité vint aussi offrir à Garibaldi, en même temps que ses remerciements, le titre de citoyen de Palerme. Le conseil municipal, dans cette occasion, ne dissimula pas au Dictateur que la population attendait avec une vive impatience le vote de l'annexion; que cette mesure seule ramènerait le calme et la sécurité dans le commerce et l'industrie, en même temps qu'elle permettrait de réprimer vigoureusement les excès qui, dans certains districts, ensanglantaient la révolution sicilienne. Le général se montra très-reconnaissant du droit de cité qu'on lui octroyait, mais, quant à l'annexion, sa réponse, quoique longue, pouvait se résumer en quelques lignes:

«Je suis venu combattre pour l'Italie et non pas pour la Sicile seule, et, tant que l'Italie entière ne sera pas réunie et libre, rien ne sera fait pour une seule de ses parties.» Ce qui n'empêcha pas les mécontents de demander l'annexion plus fort que jamais, et de voir afficher dans quelques rues, sur les portes et fenêtres, de vastes pancartes blanches, portant:—«Votons pour l'annexion et Vittorio-Emmanuele!»

La demande du conseil municipal exprimait-elle sincèrement le voeu de la nation? C'est ce que l'avenir prouvera.

A propos de placards, il en parut un jour un et des plus bizarres. Un monsieur, un avocat, appelait le peuple de Palerme aux armes et à la liberté en invoquant ... l'exemple des Vêpres siciliennes. Le moment était en effet bien choisi pour rappeler un pareil souvenir; c'était une grande preuve de tact et de bon goût! «Montrons-nous, disait-il, les dignes fils des héros qui délivrèrent jadis leur patrie!» Je ne sais si les Palermitains avaient conservé un culte très profond pour ces héros d'un autre âge, mais la proclamation ne fit lever que les épaulés chez tous ceux qui la lurent.

On avait espéré à Naples que la promesse d'une constitution et l'adoption des couleurs italiennes par François II feraient sensation à Palerme et dans la Sicile, et ramèneraient quelques esprits au gouvernement royal. Mais le fort Saint-Elme, à Naples, et les bâtiments de guerre napolitains, saluèrent seuls ces modifications à une politique à jamais repoussée par l'opinion publique. Quant à Palerme et à la Sicile, la nouvelle y passa tout à fait inaperçue; ce ne fut pas cependant la faute du général qui la fit afficher partout; elle reçut le même accueil que la proclamation de l'habile panégyriste des Vêpres siciliennes.

Le moment approchait où l'armée libératrice allait sortir de l'immobilité et reprendre l'offensive. Il était fortement question de l'attaque de Messine sur laquelle convergeaient les colonnes indépendantes. Quatre forts transports à vapeur avaient été achetés par le général Garibaldi et on se disposait à les armer aussi bien que possible. Ils formaient, avec ceux que l'on possédait déjà, une petite escadre pouvant transporter plusieurs milliers d'hommes à la fois. Trois nouveaux bâtiments vinrent encore bientôt l'augmenter. Un matin, la population des quais fut stupéfaite de voir apparaître l'une des plus jolies corvettes de la marine napolitaine, son pavillon à la corne, mais le guidon parlementaire au mât de misaine. Elle approchait toujours, traversait la rade, et venait mouiller jusque dans le port. Quelques instants après, son pavillon était amené et remplacé par les couleurs italiennes. Le général Garibaldi se rendit à bord, et reçut le bâtiment qui lui fut remis par le commandant et la presque totalité des officiers. Quant aux matelots, ils furent débarqués, et la plupart s'en retournèrent à Naples. Un nouvel équipage fut formé immédiatement, un commandant nommé, et le Véloce repartait de suite en croisière, pour revenir, vingt-quatre heures après, avec deux prises napolitaines, l'Elba et le Duc de Calabre. C'était donc un vrai bâtiment de guerre ajouté au matériel naval dont pouvait dès lors disposer le général Garibaldi.

Trois jours après, l'on apprenait l'arrivée de la colonne Medici à Barcelona et la marche en avant du général napolitain Bosco.

C'est à Messine qu'il faut maintenant se transporter au plus vite, cette ville va devenir le théâtre de nombreux et intéressants événements.


Chargement de la publicité...