VIII
De Scylla, l'armée nationale devait marcher sur Monteleone, en
suivant la route royale et en passant par Palmi, Gioja, Nicotera,
Mileto et Monteleone. Les environs de celle dernière ville avaient
paru favorables aux généraux napolitains pour tenter un dernier effort
contre l'armée de Garibaldi.
De la Bagnara à Palmi, la route suivie par l'armée, quoique assez
pénible, se fit grand train et sans alerte; presque à chaque pas, on
rencontrait des soldats napolitains, sans armes ni bagages, regagnant
leurs foyers, insoucieux de l'armée à laquelle ils avaient pu
appartenir. Des bandes de Calabrais plus ou moins nombreuses se
joignaient aux volontaires dans chaque localité. Le 26 août les
troupes indépendantes occupaient Nicotera et toute la ligne jusqu'à
Rosarno, ayant une partie de leurs brigades en route de Rosarno, sur
Mileto. Le soir on était à Mileto, chassant devant soi quelques
compagnies de troupes royales qui n'attendaient comme toujours que
l'occasion de plier bagages devant l'ennemi.
On avait appris la veille l'assassinat du général Briganti par ses
propres soldats à Mileto; on y trouva la confirmation de cette
nouvelle et les détails de ce meurtre.
Le général Briganti s'était enfui de Reggio à la tête de sa brigade
pour ne pas capituler avec Garibaldi. Après l'affaire de San-Giovanni,
ce général, qui occupait les forts de Pezzo, d'Alta-Fiumare, etc., les
avait rendus à l'armée libératrice, et le Dictateur lui avait laissé
son cheval et ses armes, ainsi que deux lanciers pour lui servir
d'escorte.
Cet officier supérieur partit de suite à franc étrier pour
rejoindre à Monteleone l'armée du général Vial. Le 25, il fut arrêté à
Mileto par une brigade napolitaine composée du 4e et du 16e de ligne.
Des officiers l'entourent, l'injuriant et l'accusant de les avoir
trahis et vendus à l'ennemi pour une somme de cinq millions. Le
général irrité d'abord, puis reconnaissant que sa vie est en danger au
milieu de ces forcenés, chercha par des paroles de persuasion à les
faire revenir de l'erreur dans laquelle la passion les entraînait,
mais ce fût en vain; à ce même moment arriva un autre officier, un de
ces porteurs de nouvelles qu'on voit rarement sur un champ de
bataille, mais qui, dans les cafés et les lieux publics, sont toujours
ceux qui crient le plus haut et paraissent vouloir manger tout le
monde. Quarante mille Autrichiens, affirme-t-il, sont débarqués au
Pizzo. Le roi François II est à leur tête, ils marchent déjà pour
prendre de flanc l'armée libérale et l'arrêter court dans son
mouvement en avant sur Monteleone, Le général resté à cheval cherche
alors à ramener à lui les soldats. Il avait à peine commencé à leur
parler qu'un sergent, le couchant en joue, lui ordonna de crier vive
le Roi. Le général leva son képi, et, l'élevant au-dessus de sa tête,
cria vive le Roi, en disant qu'il n'avait pas besoin d'être contraint
à cela et que c'était l'expression de son âme. Un coup de feu qui
traversa la poitrine de son cheval le fit au même moment rouler dans
la poussière.
Le malheureux se releva tout meurtri et couvert du sang de sa
monture; il fit appel aux sentiments d'honneur militaire des soldats,
mais une décharge de plus de quarante coups de fusil retendit roide
mort. Il tomba la face contre terre et le bras droit étendu sur ses
assassins comme si, à l'instant où la mort le frappait, il leur eût
jeté une malédiction suprême, et voulu les stigmatiser de honte et
d'infamie.
Ce pauvre général croyait encore sans doute à l'honneur de cette
armée qui, pour se servir de l'expression véhémente d'un officier
français spectateur de toutes ces turpitudes, devrait être marquée au
bas des reins du stigmate de la lâcheté. Les deux lanciers qui
servaient d'escorte au général avaient jugé prudent de tourner bride
aussitôt qu'ils avaient vu le guet-apens dans lequel était tombé leur
chef. Quant aux officiers qui avaient provoqué ce triste événement,
ils étaient restés spectateurs du crime sans chercher à
l'empêcher.
Aussitôt que le général Vial eut connaissance de cet assassinat, il
partit pour Naples donner sa démission accompagnée de celles de deux
autres généraux de brigade. Quant aux quatre ou cinq mille royaux en
position à Monteleone, ils allaient traditionnellement se mettre à
piller et saccager la ville, lorsque, heureusement, dans la nuit du 26
au 27, le général Sertori arriva avec son état-major et une escorte de
guides. Il n'en fallut pas davantage pour faire détaler à force de
jambes ces ignobles pillards qui, se débandant dans toutes les
directions, regagnaient leurs foyers ou les bandes de chenapans qui
commençaient à se montrer dans les montagnes et à faire le métier de
détrousseurs de grand chemin.
Le 27, Garibaldi arrivait lui-même à Monteleone, les troupes
royales envoyées pour soutenir celles de cette ville et qui se
dirigeaient sur Cosenza durent, en apprenant l'occupation, s'arrêter
et attendre de nouveaux ordres. A Monteleone, l'armée nationale se mit
en rapport direct avec les insurgés de la Basilicate et des terres de
Bari. L'insurrection précédait partout l'armée libérale. Le 26, le
général Scott expédiait de Salerne une forte colonne dans la direction
d'Avelino où l'on avait arboré le drapeau national. Potenza suivit
immédiatement le mouvement d'Avelino, les troupes royales en furent
chassées par la garde nationale, et une nouvelle municipalité y fut
établie le 28. Les Garibaldiens marchaient sur Cosenza le 29, et
poussaient leurs avant-gardes jusqu'à cette ville. Le général
Caldarchi, qui y commandait la brigade napolitaine, se hâta de
parlementer et de quitter la place avec armes et bagages, à condition
de ne plus servir pendant la guerre contre les troupes de Garibaldi,
de maintenir la plus grande discipline sur la route que suivrait sa
brigade en se retirant et de laisser regagner leurs foyers, ou l'armée
libérale, à ceux qui en témoigneraient le désir; de plus il devait
laisser en ville le matériel et les armes en magasin, il devait encore
se retirer sur Salerne, et son itinéraire étant fixé d'avance, il
s'engageait à le suivre sans y faire aucun changement.
Le 30, les campagnes au Nord et à l'Est de Potenza envoyaient à
l'armée nationale un renfort de près de deux mille volontaires, tous
Calabrais, et l'on apprenait le débarquement à la Punta-Palinuro ou à
Sala, non loin de Salerne, d'une forte division de l'armée
indépendante, commandée par le général Türr. A partir de ce jour, il
est bien difficile de pouvoir suivre les mouvements de l'armée
libératrice non plus que de celle des Napolitains.
Les premiers s'avancent toujours hardiment sur une ligne de front
assez étendue; les seconds, au contraire, battent sans cesse en
retraite sans s'inquiéter de ce qui en arrivera. Avec ces deux
systèmes si différents, il n'était pas difficile de prévoir que
bientôt l'armée nationale serait à Naples. Effectivement, le 4, les
volontaires étaient à Potenza et campaient sur la route de Naples et
sur celle de Montepillaro.
Les Napolitains avaient établi autour de la ville quelques travaux
de fortifications passagères, qu'occupèrent immédiatement les gardes
civiques.
Il ne restait plus à cette date dans toutes les provinces de
l'Adriatique, la terre d'Otrante, la terre de Bari, la Capitanate, les
deux Calabres, les principautés Ultérieure et Citérieure, la
Basilicate, un seul soldat ni un magistrat royal; partout les
soulèvements étaient aussi rapides qu'instantanés, mais quoi que l'on
en dise, les événements s'accomplissaient bien plus aux cris de
Viva la liberta! qu'à ceux de Viva il re galantuomo!
dont on paraissait aussi peu se soucier que de l'annexion qui était un
mot creux, fort peu compris par les Calabrais en général.
Le clergé, de même qu'en Sicile, prenait part ostensiblement à ces
manifestations; les capucins, les cordeliers surtout, venaient en aide
au mouvement et ne craignaient pas au besoin de jeter leurs bonnets
par-dessus leur tête en se faisant soldats pour tout de bon.
A Foggia, le départ des troupes royales fut moins pacifique. En se
retirant, priées trop impoliment, à ce qu'il paraît, de décamper,
elles se fâchèrent sérieusement et engagèrent avec les soldats
citoyens une fusillade qui fit quelques victimes départ et
d'autre.
Salerne fut menacée le lendemain 5, par les brigades Bixio, Ehber,
Türr, etc. S'attendant à une certaine résistance, l'armée libérale
avait établi ses avant-postes sur les bords de la Selle, petite
rivière ou plutôt torrent qui descend des montagnes et forme plusieurs
embranchements dont le principal longe la route royale de Montefano à
Evoli. Dans la nuit, une partie des troupes vint prendre position
entre Evoli même et Vicenza, prenant ainsi à revers les royaux qui
pouvaient se rencontrer en avant de Salerne: de Vicenza à Salerne, il
n'y a que quelques lieues de marche.
Le 6, une brigade napolitaine, venant de la Capitanate qu'elle
avait évacuée quelques jours auparavant, descendait de Caglieri à
Vicenza, lorsqu'elle rencontra les avant-postes de l'armée
indépendante; elle s'empressa de capituler et une partie passa aux
Garibaldiens. Le même jour, le gros de l'armée était en vue de
Salerne, où elle entrait la nuit et le lendemain matin sans tirer un
coup de fusil, et ayant le Dictateur à sa tête.
Le 7, Garibaldi adressait une proclamation à la population
napolitaine, dans laquelle on remarquait le passage suivant: «Je le
répète, la concorde est le premier besoin de l'Italie, nous
accueillerons comme des frères ceux qui ne pensaient pas comme nous à
une autre époque, et qui voudraient aujourd'hui sincèrement apporter
leur pierre à l'édifice patriotique,» etc., etc.
Enfin le 8, le général Garibaldi, devançant son armée, entrait à
Naples avec cinq ou six de ses officiers d'ordonnance ou amis sans
s'inquiéter le moins du monde des troupes royales qui occupaient
encore les postes de la ville et les forts.
Garibaldi était en voiture, ayant à côté de lui Bertani et un
officier; dans une seconde voiture étaient trois ou quatre autres
officiers. Son entrée et son parcours dans les rues jusqu'au palais de
la Forestiera ne furent qu'un long triomphe, et la garde nationale,
qui s'était immédiatement réunie, vint défiler sous les fenêtres du
Dictateur et prendre le service du palais.
Deux jours avant, le roi François II, quittant sa capitale, avait
pris la route de Capoue, décidé à se renfermer dans Gaëte avec les
troupes qui lui resteraient fidèles et à y résister aussi longtemps
que faire se pourrait. On sait que cette seconde période de la guerre
de l'indépendance a été autrement honorable pour l'armée royale que
les honteux désastres qui, depuis Palerme, et surtout depuis Reggio,
sont venus s'inscrire sur les pages de l'histoire.
Ici une marche rétrograde est nécessaire pour établir les faits au
moment où le Dictateur entrant à Naples réalise la première partie des
projets qu'il a annoncés sur l'Italie. En repassant par Salerne,
Potenza, Evoli, etc., etc., Cosenza, Monteleone et Scylla, les routes
sont couvertes de Garibaldiens en retard ou nouvellement débarqués, de
volontaires calabrais accourant du fond de leurs montagnes pour se
joindre à l'armée libérale; les populations en émoi, comme dans tous
pays le lendemain de révolution, ont organisé partout leurs gardes
civiques et leur police provisoire; les magistrats municipaux,
remplacés à la hâte, administrent provisoirement au nom du Dictateur
aussi bien qu'ils le peuvent, et tâchent, par des réquisitions
d'approvisionnements de toute espèce, de suppléer au défaut d'argent
qui se fait surtout sentir dans l'armée indépendante.
De toutes parts, les soldats royaux, pas honteux et peu confus,
s'en retournent tranquillement dans leurs foyers; une partie de leurs
officiers, décidés à servir leur patrie, et plus militaires que leurs
soldats, attendent impatiemment une occasion pour reprendre du service
et être casés dans l'armée méridionale. On aperçoit partout de
nombreux placards, imprimés qui sait où, probablement en Piémont, et
sur lesquels se lisent en grosses lettres d'une encre très-noire:
Annexion et Victor-Emmanuel! Dans beaucoup d'endroits ces
pancartes ont un si maigre succès qu'elles disparaissent promptement.
Dans les campagnes, les populations ébouriffées ont aussi, comme
partout en pareille circonstance, abandonné leurs champs et laissé
leur bétail se promener à l'aventure, pour venir, massés à l'entrée de
leurs villages, ou groupés sur les grandes routes, politiquer et se
raconter les uns aux autres les batailles les plus incroyables, les
nouvelles les plus bizarres qu'on puisse imaginer. Dans les villes,
c'est à peu près la même chose, peut-être pis, le soldat citoyen
envahit tout; il n'y a plus de boutiquiers, il n'y a plus que des
braves tout prêts à se lever comme un seul homme pour la défense de
l'ordre et de la liberté attendue depuis si longtemps.
Au Faro, de l'autre côté du détroit, tout paraît triste et désert,
plus de ces gais et insouciants volontaires dormant au soleil,
chantant à la lune, souffrant toutes les privations sans se plaindre,
mangeant ce qu'ils trouvaient, buvant sans sourciller de l'eau
saumâtre, prenant enfin tout en patience, pourvu qu'en un temps donné
il leur soit permis de verser leur sang pour la liberté de la patrie.
A peine quelques canonniers, restés pour le service des batteries,
promènent-ils de çà de là, leur ennui et leur chagrin de n'avoir pu
suivre leurs camarades. Cette longue plage, qui du Faro s'étend
jusqu'à Messine, n'est plus animée que par quelques barques de
pécheurs d'espadons qui sillonnent rapidement le détroit. Enfin le
calme est redevenu si général que tout le monde, jusqu'aux canons, a
l'air de sommeiller.
Seule la citadelle de Messine, persistant à montrer toujours ses
longues dents noires à travers les déchiquetures de son parapet, a un
tel air de mauvaise humeur que Belzébuth en prendrait les armes.
Heureusement les citadins messinois, presque complètement rassurés sur
les horreurs d'un bombardement, ne s'effarouchent plus aussi vite et
ne craignent même pas de regarder en face la citadelle en affirmant
d'un grand air de dédain que si tôt ou tard cette bicoque ne veut pas
amener son pavillon, on saura bien, ventre-saint-gris! l'y
contraindre. Alors, impitoyablement démolie et rasée, on en labourera
le sol, on y sèmera du sel, enfin on en fera une superbe promenade où
le sable régnera en maître absolu; ce qui fait qu'à l'avenir, la ville
sera certaine de ne plus encourir de châtiments aussi sévères que ceux
de 1848.
Les rues de la ville, désertes de soldats nationaux, ont retrouvé
leur aspect bourgeois d'autrefois. A peine si quelques gardes civiques
s'y promènent à l'aise, en compagnie de leurs fusils.
A Milazzo, tout a repris son cours normal; mais tous les matins et
tous les soirs, on voit de nombreux oiseaux de proie planer et
s'abattre en battant de l'aile sur un point quelconque des roseaux qui
avoisinent l'entrée de l'isthme. Dans l'intérieur de l'île, une grande
partie de la population s'imagine toujours que la liberté, c'est le
droit pour chacun de faire ce qui lui plaît, de prendre ce que bon lui
semble. Exemple les événements de Bronte; aussi tout va-t-il pas mal
de travers, et le besoin de gendarmes se fait-il généralement
sentir.
Les bandes d'honnêtes bandits qui courent les montagnes rendent les
communications assez peu sûres, et les pancartes votant pour
Victor-Emmanuel sont à l'ordre du jour, pourvu toutefois que le roi
galantuomo agisse comme la liberté, en laissant faire ce qu'on
veut. A cette condition, tous les Siciliens consentiront à être
Piémontais, c'est-à-dire Italiens, car encore veulent-ils rester
Siciliens, avoir, avant tout, leur petit gouvernement à part, leur
petit sénat, leurs petits ministres. Ils tiendraient moins à avoir une
petite armée.
Somme toute, Palerme a complètement fait disparaître ses
barricades; comme Messine, elle a quitté son air guerrier; plus
heureuse que sa rivale, aucune citadelle ne l'empêche de dormir. Si
Alexandre Dumas n'habite plus le palais, il y a à sa place presque un
vice-roi. La garnison piémontaise, assez peu choyée, a été casernée
aux Quatro-Venti, où le grand air lui est plus sain que celui de la
ville.
A Alcamo, une croix a été élevée sur les victimes de la guerre. A
Calatafimi, un cicerone fait déjà sa fortune en racontant aux
touristes les détails véridiques du combat de Calatafimi et du
débarquement à Marsala. Enfin, depuis que le Lombardo a été
renfloué et ramené à Palerme, on se demande si les événements passés
ne sont point un rêve, et à la Pointe-aux-Blagueurs, il n'y a
pas de jours que l'histoire du débarquement ne soit racontée six fois
au moins. Quant au padre capucin dont il est question dans le
premier chapitre, les mauvaises langues prétendent qu'après s'être
battu comme un Bayard et avoir rossé l'ennemi comme un Duguesclin à
Calatafimi, à Parco, à Palerme, à Milazzo, à Reggio et autres lieux;
après être entré triomphalement couvert de fleurs et couronné dans la
bonne ville de Naples, il est piteusement revenu un beau matin,
licencié parle souverain de son choix avec bon nombre de ses frères
d'armes!
Sic transit gloria mundi.