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Quatre mois de l'expédition de Garibaldi en Sicilie et Italie

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IV


Messine, à peine remise du bombardement de 1848, devait ressentir le contre-coup immédiat des événements de Palerme. Plusieurs fois ravagée par la peste et les tremblements de terre, celui de 1783, entre autres, qui fit périr plus de quarante mille personnes, elle est construite en amphithéâtre sur le bord de la mer et à peu près au milieu du détroit qui porte son nom. Cette ville est partagée, dans le sens de sa longueur, par deux grandes voies parallèles au quai du port, la strada Ferdinanda et le Corso. Une quantité d'autres rues coupent ces deux premières à angle droit et viennent aboutir sur le quai. Dès qu'on a traversé le Corso, le sol s'élève rapidement et les rues deviennent presque impraticables aux voitures. C'est là que sont les quartiers des couvents.

Le port, qui est vaste et parfaitement à l'abri, est défendu par une imposante citadelle, pentagone régulier dont chacun des bastions est retranché et fermé à la gorge par une tour maximilienne. Les deux qui sont sur le front de la place en regard du champ de manoeuvres de Terranova sont carrées et munies de canons de gros calibre. Plusieurs ouvrages y ont été ajoutés à diverses époques: entre autres une batterie rasante casematée de vingt-deux pièces, construite en face de la ville sur l'emplacement de l'ancien chemin couvert, et un autre ouvrage allongé en forme de jetée, défendu à son extrémité par une forte batterie qui commande la mer et le détroit.

Au delà de la citadelle, une étroite langue de terre, haute tout au plus de deux ou trois mètres au-dessus du niveau de la mer, et appelée bras de Saint-Renier, se dirige vers l'entrée du port. A son extrémité se trouve un second fort qui porte le nom de San-Salvador. Trois autres occupent les points culminants des collines qui avoisinent la ville. On conçoit dès lors comment les habitants ne pouvaient mettre le nez à leur fenêtre sans apercevoir quelques canons braqués dans leur direction.

Les quais sont magnifiques et bordés de belles constructions malheureusement inachevées ou en ruines. Au beau milieu un affreux Neptune à jambes torses, tenant en laisse deux monstres encore plus laids et plus difformes que lui qu'on décore des noms de Charybde et de Scylla, se pavane sur un socle bizarre; c'est une oeuvre florentine, on la prendrait plus volontiers pour celle de quelque sauvage sculpteur de la Nouvelle-Calédonie. Il y a un beau jardin public appelé la Flora, où l'on fait de la musique. Des églises à chaque pas et autant de couvents que de maisons. Les jours de fête religieuse et même à certaines heures du soir, celle de l'angelus, par exemple, c'est un vacarme de cloches, de pétards et de coups de fusil à étourdir Vulcain et ses Cyclopes. Quant aux rues, elles sont dallées et assez propres au premier abord, mais elles ne supportent guère un examen attentif. La cathédrale possède un baldaquin en pierre dure de la plus grande richesse et d'une exquise élégance. Ce monument fut commencé par le duc Roger et terminé plus tard. La façade, de style ogival, est en marbre et ornée de mosaïques et de bas-reliefs. Elle est malheureusement à moitié détruite.

Une charmante petite fontaine se laisse encore admirer sur la place, mais dans quel état est-elle! C'est à peine si l'on peut en approcher, tant les immondices et le fumier encombrent ses abords. Les marbres disjoints menacent ruine, et les bas-reliefs, ainsi que les gracieuses statuettes de femmes assises qui supportent la vasque supérieure, sont ornés d'une telle croûte de crasse, de boue et de sable, qu'on a peine à en distinguer les contours et la forme.

Elle fut édifiée en 1547 par Fra Giovanni d'Angelo. La place est assez belle, du reste, et ornée de deux statues: l'une en bronze, représentant Charles II à cheval, et l'autre le bon roi Ferdinand. Le Corso et la strada Ferdinanda sont les promenades favorites des habitants. Il y a des quantités de palais, mais ils sentent la misère à dix lieues à la ronde. A part quelques exceptions, lorsque l'oeil vient à plonger dans ces somptueuses habitations, on reste épouvanté de ce qu'on aperçoit à l'intérieur. Une haute chaîne de montagnes, appelée monts Pelore, entoure la ville et va aboutir au Faro.

Depuis le débarquement de Garibaldi à Marsala, les habitants de Messine, quoique non moins exaltés que ceux de Palerme, paraissaient frappés de stupeur. Plus les troupes royales arrivaient en ville, venant de Palerme, Trapani, Girgenti, etc., enfin de partout excepté de Syracuse, et plus on s'empressait de fermer les magasins, d'emballer les marchandises et de les cacher partout où faire se pouvait. On se remémorait avec crainte les horreurs du premier bombardement et on en prévoyait un second pire encore et presque inévitable.

La citadelle et les forts entassaient effectivement canons sur canons, perçaient meurtrières sur meurtrières, blindaient leurs embrasures et couvraient leurs parapets de sacs à terre.

Près de trente mille hommes défendaient ces ouvrages et formaient autour de Messine, sur tous les points dominants des monts Pelore, une suite de postes d'observation dont le télégraphe et le monte Barracone étaient le centre et la base de défense.

Toujours en alerte, toujours sur pied et toujours en tenue de campagne, ces troupes paraissaient décidées et dévouées. Le général Clary, qui commandait en chef, avait l'ordre formel de n'abandonner aucun des points utiles à la défense. On devait donc croire que les colonnes libérales rencontreraient une résistance désespérée. Or les habitants de Messine, en prévision de ces événements, avaient quelques raisons de s'alarmer. Si les soldats royaux paraissaient vouloir défendre leur drapeau un peu mieux qu'à Palerme, on pouvait être certain que la plus grande partie se hâteraient aussi de profiter des moments favorables pour renouveler les scènes de massacre et de pillage qui avaient désolé Palerme et autres lieux. Aussi, tous les magasins restaient-ils, depuis près d'un mois, impitoyablement fermés; les rues presque désertes de jour, étaient, la nuit, entièrement abandonnées. On n'y rencontrait que de longues files de factionnaires tirant à tort et à travers à la moindre alerte, sans beaucoup de souci de l'endroit où leurs balles allaient se loger, ni du mal qu'elles pouvaient faire à des innocents.

A l'approche des colonnes de Garibaldi, la désertion, qui commença parmi les troupes royales, amena un relâchement marqué dans la discipline et, par suite, augmenta les craintes: dans la nuit du 23 au 24 juin, quelques coups de feu, tirés par des sentinelles timorées, donnent l'alarme aux postes de la ville. Plusieurs se mettent en retraite sur la citadelle et, sans autre forme de procès, commencent à piller les maisons. Deux habitations furent complètement saccagées; heureusement les propriétaires, comme la plupart des habitants, étaient absents. Ceux qui le pouvaient passaient la nuit à la campagne où ils se croyaient plus en sûreté que dans la ville. Les consuls, entre autres celui de France, M. Boulard, firent d'énergiques remontrances au général commandant en chef qui répondit qu'il était peiné de ces actes inqualifiables d'indiscipline et de ladronerie, mais que malheureusement les moyens de répression lui manquaient: il promit cependant de faire une enquête; on savait ce que cela voulait dire.

A partir de ce jour, la panique devint générale. Les familles riches affrétèrent, à quelque prix que ce fût, des bâtiments étrangers à bord desquels elles embarquèrent, en toute hâte, meubles et argenterie. Certains commerçants payaient jusqu'à quinze livres par jour rien que le droit de rester à bord des bâtiments sur rade, sans préjudice des autres dépenses; tandis que d'autres, moins riches, ne pouvant retenir des bâtiments de commerce, louaient des bateaux de pêche et des chalands. Les plus pauvres, emportant leurs enfants dans leurs bras et leurs matelas sur le dos, se dirigèrent vers les plages du Paradis, de la Grotta et du Faro qui offrirent ainsi bientôt l'aspect d'une ville improvisée.

Les consuls qui avaient des bâtiments de leur nation sur rade, s'empressèrent aussi d'y transporter les archives de leurs chancelleries. Les autres les évacuèrent sur leur maison de campagne. Le service des messageries impériales lui-même fut obligé de chercher un refuge sur une mahonne installée ad hoc. Quant aux administrations, il n'y en avait autant dire plus. Chacun s'empressait de mettre la clef sous la porte et de décamper sans tambour ni trompette. Le service des postes, seul, tint bon ou à peu près. Chose étrange, il apportait à Messine les édits de Garibaldi que l'on affichait tranquillement, et réciproquement, il remportait à Palerme les décrets et journaux napolitains. Quant aux tribunaux, à la municipalité, etc., un décret du général Garibaldi, publiquement affiché dans les rues de la ville, leur avait enjoint de se rendre à Barcelona, et tout le monde s'était empressé d'obéir, excepté le directeur de la Banque qui avait prétexté la nécessité de sa présence à Messine pour éluder l'ordre du Dictateur.

Les églises elles-mêmes restaient en partie fermées; c'est à peine enfin si l'on pouvait se procurer les objets les plus nécessaires à la vie. Le commerce maritime, de son côté, devenu complètement nul, faisait, des quais une vaste solitude que rien ne venait troubler, sauf les cris des factionnaires et le bruit des marches et contre-marches des soldats, dans lesquels on commençait à avoir si peu de confiance qu'on ne les laissait plus séjourner quarante-huit heures dans le même endroit.

Le 14 juillet, plusieurs bateaux calabrais, ayant à bord des volontaires, débarquaient à un mille et demi de la ville, sur la route de Taormini, et les hommes se répandaient isolément dans la campagne.

Les troupes royales, en observation dans les environs, ne les virent pas ou ne voulurent pas les voir.

Ces volontaires devaient, aussitôt la retraite de l'armée napolitaine sur Messine, se précipiter dans la ville, en barricader les rues et empêcher ainsi la rentrée des troupes royales.

La cité ressemblait à un tombeau. Presque toutes les troupes furent à ce moment dirigées vers la montagne. Des bandes de picchiotti avaient apparu sur les sommets du mont Castellamare et dans les ravins environnants; ils échangeaient même, de temps en temps, des coups de feu avec les avant-postes royaux, qu'ils commençaient à inquiéter chaque jour.

Le général Medici, arrivé depuis plusieurs jours à Barcelona avec sa colonne, publia le 6 juillet une proclamation adressée aux soldats napolitains et dans laquelle il leur représentait leur cause comme perdue et les appelait à la liberté. Il avait avec lui quelque chose comme trois mille hommes. Les troupes royales occupaient Spadafora et le Jesso, séparées par trois ou quatre milles à peine de la brigade de Fabrizzi. On annonça, le 15, le débarquement, du général Cosenz à Olivieri, petite ville située à dix-huit milles de Milazzo et près de Poti. Il avait avec lui, disait-on, huit bateaux à vapeur, dont le Véloce, le tout amenant deux ou trois mille hommes. Le soir même, il faisait sa jonction avec le général Medici.

Le chiffre de l'armée nationale, prête à commencer les opérations, s'élevait donc à environ six mille soldats, sans compter les guérillas. On apprenait, en même temps, l'arrivée à Catane de l'ancienne division du général Türr, commandée alors par le général hongrois Ehber. La colonne de Bixio, arrivée de son côté à San-Placido, ne comptait pas plus de cinq ou six cents hommes.

Pendant ce temps, le corps du général Bosco était parti de Messine le 14, vers trois heures du matin, et s'avançait sur Spadafora en trois colonnes, la première longeant la mer pour donner la main à la garnison de Milazzo, la deuxième suivant la route consulaire, et la troisième se dirigeant sur les derniers contre-forts de la montagne. Cette petite armée comptait quatre bataillons de chasseurs à pied, plusieurs escadrons de chasseurs à cheval et de lanciers, et deux batteries d'artillerie.

Les avant-postes de l'armée libératrice se replièrent devant les troupes royales, prenant position à Linieri et Meri, bourgades à trois milles environ en avant de Barcelona.

Pendant que le général Medici exécutait ce mouvement de feinte retraite, le général Fabrizzi prenait la traverse de Saponara, de manière à gagner, par les Fiumares, les hauteurs d'Antellamare, et de couper de sa base d'opérations la colonne expéditionnaire du général Bosco. Le départ précipité des troupes royales pour la montagne donnait beaucoup de chances à ce mouvement. Chaque pas en avant de l'armée libérale venait augmenter l'appréhension des habitants de Messine. Cependant, il était évident que tant que les bâtiments de guerre étrangers seraient dans le port, entre la ville et la citadelle, et qu'on ne les aurait pas sommés de se retirer ainsi que les bâtiments de commerce, le bombardement ne pourrait avoir lieu.

Les navires de guerre sur rade étaient alors la frégate à vapeur le Descartes, le Scylla, corvette anglaise à hélice, une corvette autrichienne, enfin, une frégate piémontaise à hélice. Ces quatre navires avaient choisi leur mouillage de telle façon qu'ils interceptaient tout le champ de tir entre la citadelle et la ville. Lors d'un ras de marée, qui eut lieu vers le 10 ou le 11, les corvettes autrichienne et anglaise crurent devoir quitter le port et aller mouiller en rade. Mais, dès le lendemain, à la suite d'une espèce d'invitation officieuse aux autres bâtiments de guerre de suivre l'exemple des deux premiers, la corvette anglaise rentrait dans le port, et reprenait son ancienne place, entre le Descartes et la frégate piémontaise qui était la plus rapprochée de terre.

Il y avait sans cesse, parmi les troupes royales, des alertes du dernier plaisant. Une nuit, sur le monte Barracone, les troupes qui y campaient prirent les armes, et, pendant plus de deux heures, firent, dans toutes les directions, des feux féroces; feux de bataillon, feux de peloton, rien n'y manqua, qu'un ennemi. On croyait, en ville, à une affaire des plus sérieuses.

Une autre nuit, deux bateaux caboteurs autrichiens, chargés de vivres pour la citadelle même, ne purent étaler le courant dans le détroit et se trouvèrent drossés sur la plage entre la citadelle et le fort de la Pointe. Un chemin couvert, longeant cette plage, reliait les deux forteresses et chaque nuit deux ou trois bataillons y restaient de service en prévision d'un débarquement de Garibaldiens.

En voyant ces deux bateaux s'approcher du rivage et bientôt après s'échouer, les guerriers de François II commencent une fusillade d'enfer sur ces malheureuses barques. En vain les matelots leur crient qu'ils sont des amis; en vain leurs propres officiers leur hurlent aux oreilles: Basso et fuoco! quand ils obtiennent à grand'peine que le feu cesse d'un côté, il recommence d'un autre avec plus d'acharnement, et cependant on ne leur rendait pas un seul coup de fusil. Le feu dura plus de deux heures, les balles arrivaient jusqu'à bord des bâtiments de guerre en rade, c'est-à-dire dans une direction diamétralement opposée à celle où se trouvaient les navires suspects. Enfin, le calme se rétablit.

Le lendemain matin, ces deux malheureux bateaux, remorqués par des embarcations qu'on leur avait envoyées, rentraient dans le port, criblés de balles, leur gréement haché, leurs voiles en lambeaux et, ce qui rend cette plaisanterie fort triste, la moitié de leurs équipages tués ou blessés, malgré la précaution qu'ils avaient prise de descendre à fond de cale.

Le 17, au soir, une partie de la colonne de gauche du général Bosco marchait en dépendant sur sa gauche, lorsque ses vedettes rencontrèrent celles de Medici, et engagèrent un feu très-vif. Chaque parti faisant soutenir ses avant-gardes, il s'ensuivit un combat en règle. L'affaire continua assez tard dans la nuit. Les troupes de Bosco se retirèrent vers Milazzo, emmenant quelques prisonniers, dont un capitaine, et laissant sur le terrain pas mal de morts et de blessés. De leur côté, les Garibaldiens avaient fait aussi un assez grand nombre de prisonniers, et ils avaient moins de monde hors de combat. C'est à ce moment même que Garibaldi, quittant brusquement Palerme le 18, s'embarquait sur le City of Alberdeen avec un millier d'hommes et mettait le cap sur Milazzo. Le brave chef de l'armée indépendante avait flairé la poudre et il venait tomber sur le champ de bataille juste à point pour enlever ses volontaires et ajouter la victoire de Milazzo à celles de Calatafimi et de Palerme.

Lors de l'affaire du 17, les troupes napolitaines avaient un grand avantage sur celles de Medici, en ce qu'elles avaient du canon et tiraient à boulets creux sur un ennemi à découvert et sans artillerie. On racontait de différentes manières le commencement de cette petite action. En rapportant toutes les versions, on est certain de rencontrer la véritable.

On disait d'abord qu'un petit convoi, appartenant au corps de Bosco et composé d'une cinquantaine de mulets chargés de farine, avait été attaqué et enlevé dans l'après-midi par quelques avant-postes siciliens. Un détachement napolitain fut envoyé pour le reprendre. De là, bataille.

Suivant d'autres, le général Bosco avait confié à un major un poste important que celui-ci abandonna presque immédiatement. Arrêté par ordre de son général, il fut enfermé dans le château de Milazzo. En vrais soldats napolitains, les royaux commencèrent à s'ameuter et à crier haro sur le général Bosco, exigeant la mise en liberté immédiate de leur major. Mais ce n'était pas le compte du général qui, peu facile à intimider, commença par ramasser quelques troupes d'élite et apaisa rapidement cette mutinerie; puis, prenant en personne le commandement de deux bataillons, s'en alla bravement reprendre le poste abandonné qu'occupaient déjà quelques hommes de Medici. Ne voyant pas motif sérieux pour le garder quand même, il se retira, de sa propre volonté, ou, suivant la version opposée, il fut forcé de l'abandonner. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans cette affaire, les Napolitains eurent quinze hommes tués et cinquante blessés. On leur fit une soixantaine de prisonniers. Les pertes des Siciliens ne furent que de dix hommes tués, trente-cinq blessés et vingt-sept prisonniers.

Ces récits variés s'appliquent-ils à une seule affaire ou à plusieurs? Les deux bulletins de Medici, ci-joints, feraient pencher pour la seconde hypothèse.

«Barcelona, 17 juillet, sept heures quinze minutes du soir.

«L'ennemi a tenté de tourner mon extrême droite. J'ai envoyé contre lui quatre compagnies. Combat très-vif. L'ennemi, fort de deux mille hommes, avec artillerie et cavalerie, a été repoussé et s'est retiré à Milazzo. Notre perte est de sept morts et divers blessés, celle de l'ennemi est beaucoup plus forte; il a laissé aussi quelques chevaux.

«Signé: MEDICI.»


«Deuxième bulletin.—17 juillet, deux heures avant minuit.


«Medici au Dictateur.

«L'ennemi renouvelle l'attaque avec une plus grande énergie et de plus grandes forces. Le combat dure depuis plus de deux heures avec un feu nourri, continu, vif, imposant. L'ennemi a bombes et canons. Avec des positions bien choisies, il résiste énergiquement. Deux charges des nôtres à la baïonnette décident de la journée.

«L'ennemi se retire à Milazzo; il a souffert de graves pertes en morts et en blessés. Nous avons peu de morts, mais bon nombre de blessés. Nous avons fait quelques prisonniers. L'esprit des volontaires est admirable.

«Signé: MEDICI.»

Avant d'en venir au combat de Milazzo, il est nécessaire de donner quelques détails topographiques sur le champ de bataille.

La ville de Milazzo est située à l'entrée d'une presqu'île étroite et plate. A toucher la ville une courte chaîne de collines, sur le premier mamelon de laquelle se trouve le château de Milazzo, s'élève et s'étend jusqu'au bout de la presqu'île sur un développement d'environ deux kilomètres. Tout à fait à l'entrée de la presqu'île, avant la cité, à travers un terrain sablonneux et couvert de roseaux, se faufile une petite rivière sur laquelle est jeté un pont d'une seule arche. Tous les alentours sont obstrués par des roseaux à tiges élevées; au delà, quelques terrains sablonneux, traversés par la route consulaire qui vient aboutir à l'entrée du pont, s'étendent jusqu'aux terres cultivées qui montent en pentes insensibles vers Barcelona. Le pays est couvert de vignobles et les champs sont presque tous entourés de murs de pisé et de terre d'une hauteur moyenne d'un mètre ou un mètre cinquante, sur lesquels croissent d'épais cactus aux épines acérées. Après les engagements du 17 et du 19, les troupes royales occupaient la route consulaire et les positions environnantes, l'artillerie avait pris position sur la route, et, en tête du pont, une fortification passagère, armée de canons, assurait la retraite en cas de besoin.

Les troupes de Medici, dans la plaine en avant de Barcelona, étaient séparées des troupes royales par deux milles environ; mais les tirailleurs étaient à peine à quelques centaines de mètres les uns des autres.

Le 20, vers cinq heures du matin, on entendit sur la droite des Garibaldiens, à la hauteur des avant-postes du centre napolitain, quelques coups de feu dont la fumée se confondait avec les légères vapeurs qui s'exhalaient de la terre. Cette fusillade s'étendit bientôt sur le front d'une partie de l'armée. A cinq heures et demie, la mousqueterie, devenue très-vive, annonçait de part et d'autre un engagement sérieux.

Le feu devint bientôt général. Une affaire décisive était engagée à un mille et demi de Milazzo et sur une étendue de deux milles environ.

La légion anglo-sicilienne, commandée par le colonel anglais Dunn, fut une des premières et des plus sérieusement aux prises avec l'ennemi.

L'armée nationale, privée d'artillerie et obligée de lutter contre des troupes qui avaient choisi d'avance leurs positions, se tenant à couvert et trouvant partout des abris pour ses tirailleurs, avait, dans le principe, un désavantage marqué. Ce n'était que par des prodiges de valeur qu'elle pouvait espérer égaliser les chances du combat. A la suite d'un mouvement en avant très-prononcé qu'elle exécuta rapidement et avec audace, il y eut un temps d'arrêt causé par plusieurs décharges successives de mitraille. Le désordre, se mettant alors de la partie, obligea les libéraux à battre en retraite pour se rallier et sortir de la zone de feu dans laquelle ils s'étaient engagés.

On se reformait lentement. Ces décharges écrasantes avaient serré le coeur des volontaires. Lorsque tout à coup, le cri de: «Voilà Garibaldi!» se répète d'un bout à l'autre des lignes. Un régiment piémontais, arrivant tout frais sur le champ de bataille, se précipite en avant tête baissée, Garibaldi le précède; il est suivi par tout le reste de l'armée qui se reforme comme elle peut en marchant en avant. Le combat se rétablit. La route consulaire abordée à la baïonnette est enlevée et les troupes royales sont rejetées vers le rivage. Mais là, chaque champ est une redoute qu'il faut forcer. Ces diables de haies sont infranchissables. Il faut les abattre à coups de crosse et couper les cactus à coups de sabre. L'ennemi, en fuyant, a abandonné une pièce sur la route, le général Garibaldi, qui en ce moment n'a auprès de lui que Missori et deux ou trois guides, l'aperçoit, et on s'empresse de la jeter dans le fossé, ne pouvant l'emmener; car, au même moment, une dizaine de braves lanciers de l'armée napolitaine faisaient une charge pour tâcher de dégager leur pièce et de la ramener. Après avoir parcouru deux ou trois cents mètres et passé à côté de Garibaldi et de ses compagnons sans y prendre garde, ils revenaient, renonçant à l'espoir de retrouver leur canon, lorsqu'ils aperçurent le général et se précipitèrent, la lance baissée, sur le petit groupe d'hommes qui l'entourait.—Pends-toi, brave Dumas, tu n'étais pas là pour raconter ce combat digne de d'Artagnan!—D'un coup de revers de sabre, le général Garibaldi abat presque la tête du major qui commandait les lanciers. Missori tue le second et le troisième. Les autres s'espadonnent avec les guides. En résumé, huit lanciers et huit chevaux restent sur le carreau et le Dictateur s'élance vers de nouveaux hasards.

Les volontaires avancent toujours avec intrépidité, les Napolitains ne cèdent que pied à pied. Les terrains conquis sont couverts de morts et de blessés parmi lesquels il y a bien plus de volontaires que de soldats royaux. Ou arrive enfin aux roseaux où l'on se bat à bout portant.

Encore refoulés, les Napolitains se précipitent vers l'isthme et le pont, suivis de près par les Garibaldiens. Mais à ce moment, la batterie du pont se démasque et fait pleuvoir sur ceux-ci une grêle de mitraille. C'est là que leurs pertes furent le plus sensibles. Il est impossible d'aller de l'avant sous cette pluie de biscaïens et cependant un plus long temps d'arrêt compromet le succès de la journée. Le Dictateur paraît et, en même temps que le cri de Vive Garibaldi! sort de toutes les bouches, toutes les poitrines s'élancent au feu; la batterie est escaladée, quelques pièces, attelées à la hâte, fuient au galop de leurs chevaux; mais deux canons restent au pouvoir des assaillants. Les uns et les autres arrivent pêle-mêle sur l'isthme. De tous côtés la ville est envahie. Pourchassés dans les rues, les royaux se hâtent de gravir les rampes du château et se réfugient dans la forteresse, aux acclamations des volontaires. Ceux-ci, après l'avoir tournée, attaquent et enlèvent immédiatement deux tours et une demi-lune, en face de la porte principale du château, vers l'intérieur de la presqu'île. Le Véloce était venu aussi prendre sa part du combat et tirait à boulet sur l'armée royale. Un instant le général Garibaldi se rendit à bord; et, au moment où les Napolitains essayaient une sortie du château, plusieurs volées de mitraille lancées par les grosses pièces du bord les arrêtèrent court et les forcèrent à rentrer au plus vite dans la place.

Telle était la situation à cinq heures et demie du soir. Le reste des troupes royales était enfermé et bloqué dans la citadelle de Milazzo, tandis que sur les hauteurs, du côté de Spadafora et du Jesso, on apercevait des colonnes napolitaines s'éloignant en toute hâte dans la direction de Messine.

Le soir, Milazzo était occupée par une division de l'armée sicilienne et toutes les rues, routes et chemins aboutissant à la citadelle, barricadés et défendus par de forts détachements.

Pendant le combat, on avait aperçu au large deux grands navires de guerre croisant sans pavillon. Au premier abord, le chiffre des pertes du côté des Garibaldiens fut estimé à près de 800 hommes hors de combat.

Les Napolitains n'en accusèrent qu'environ 300.

Voici les deux bulletins du quartier général garibaldien:

«Camp national de Meri, le 20 juillet.

«Ce matin à six heures commençait un échange de coups de fusil; on crut d'abord à une affaire d'avant-postes, mais ce fut bientôt une mêlée générale. Les royaux avaient de l'artillerie, les nôtres en manquaient. La mêlée fut terrible: les royaux étant à l'abri, les nôtres se battant à découvert. Un moment la position parut difficile; mais au nom magique de Garibaldi, les nôtres s'étant élancés comme des lions, les positions furent enlevées, et, à trois heures vingt-cinq minutes, nos troupes entraient à Milazzo, après s'être emparées de cinq pièces d'artillerie, dont trois conquises pendant le combat, hors des murs, et les deux autres à l'entrée.

«Le vapeur le Véloce canonna le fort, où les royaux se renfermèrent, toujours poursuivis à la baïonnette; ils y sont pressés comme dans un baril d'anchois.

«Les nôtres ont pris ensuite la première porte du fort et un bastion, où notre drapeau flotte sur une tour.

«Nous devons déplorer des pertes graves; celles des royaux sont énormes. On regarde comme certain la reddition du fort et de la colonne entière. A l'instant arrive un renfort pour nous avec des canons rayés. Les soldats de Spadafora se retirent au Jesso.»

«Deuxième bulletin.—21 juillet.

«Hier, à six heures du matin, la lutte s'engagea à Milazzo, et elle ne finit qu'à huit heures du soir. La mêlée fut terrible. On combattait sur toute la ligne. Il y eut un grand carnage des bourbonniens qui se battaient avec beaucoup de ténacité, de sorte qu'il fallut gagner du terrain pied à pied sous une pluie de mitraille. Le champ de bataille, couvert de cadavres ennemis et de bagages de toutes sortes, avec cinq canons, fut enfin conquis aux cris de: Vive l'Italie! vive Garibaldi!

«Nos jeunes gens ont rivalisé d'enthousiasme avec les braves de la légion Garibaldi, qui a été la première au combat et la première à courir à la baïonnette pour forcer Milazzo et s'emparer aussi des premier et deuxième réduits de la forteresse, toujours la baïonnette dans les reins des bourbonniens.

«Nos pertes n'ont pas été excessives. La légion Garibaldi a eu quelques hommes légèrement blessés; nos jeunes gens ont aussi un peu souffert, mais les pertes des braves du continent ont été sensibles. D'énormes dommages ont frappé, l'ennemi qui, en fuyant, a été acculé aux redoutes et de là dans le reste de la forteresse. Il a été poursuivi jusque-là, et on a coupé les conduites d'eau.

«Ce matin 21, le héros Bosco s'est présenté au Dictateur et a demandé à sortir avec les honneurs de la guerre. «Non, a répondu Garibaldi, vous sortirez désarmés, si cela vous plaît.»

«Fabrizzi et Interdonato ont marché sur le Jesso par ordre du généralissime. L'ennemi, qui occupait cette position, s'est retiré aussitôt vers Messine.

«Le Dictateur, dans un combat de cavalerie à Milazzo, a d'un revers de son sabre fait sauter le bras et l'épée au major du corps napolitain, qui le poursuivait; après quoi la cavalerie napolitaine a été dispersée et, détruite. Juste punition d'une opiniâtreté fratricide.

«Vive l'Italie! Vive Victor-Emmanuel!»

Le soir même du combat, et malgré l'insuffisance du service d'ambulance, tous les blessés furent relevés, aussi bien ceux des Napolitains que ceux de l'armée libérale, et transportés, partie à Barcelona partie dans les maisons de Milazzo qui étaient restées presque désertes: tous les habitants s'étant réfugiés sur l'extrémité de la presqu'île où se trouvent une grande quantité de villas.

Le consul d'Angleterre s'était empressé de mettre sa maison à la disposition du général Garibaldi et de son état-major. Toute la nuit, la ville fut illuminée par les volontaires. Le premier soin de Garibaldi, après avoir pensé à ses blessés, fut de donner l'ordre au général Fabrizzi et au chef de guérillas Interdonato de marcher avec leurs troupes sur le Jesso, vers les plus proches versants de la ceinture de montagnes qui entoure Messine, pour obliger les troupes qui battaient en retraite de Spadafora à gagner cette ville au plus vite, et inquiéter, par ce mouvement, les troupes royales dans le cas où elles chercheraient à faire une pointe pour dégager le général Bosco.

Le 21 et le 22, on commença, du côté de l'armée nationale, quelques travaux d'attaque contre le château.

Manquant d'artillerie de siége, le général Garibaldi était résolu à procéder par la mine contre les défenses de la place. De son côté, le château envoyait des boulets et de la mitraille partout où il apercevait un assaillant. Le 23, au matin, trois bâtiments de commerce français, le Charles-Martel, la Stella et le Protis, frétés par le gouvernement napolitain, arrivaient sur la rade de Milazzo, chargés de vivres et de munitions pour l'armée royale. Grand fut l'étonnement du premier des capitaines de ces navires, M. de Salvi, commandant le Protis, en débarquant, de se voir conduit au général Garibaldi, quand il croyait rencontrer le général Bosco.

Après avoir expliqué au Dictateur quelle était sa mission, il lui demanda à retourner à son bord pour décider avec les capitaines des deux autres navires ce qu'ils avaient à faire. En ce moment, l'aviso à vapeur de guerre, la Mouette, commandant Boyer, qui se rendait à Messine et devait toucher à Milazzo, mouillait à côté du Protis. Le commandant Boyer s'était à juste titre ému de la fausse position dans laquelle se trouvaient, ces trois bâtiments français. Après avoir convoqué les capitaines et apprenant que le général Garibaldi les laissait entièrement libres de leurs manoeuvres, il les engagea à faire route pour Messine.

M. de Salvi qui, indépendamment du transport qu'effectuait son navire, avait une mission particulière de la cour de Naples, déclara alors au commandant de la Mouette qu'il croyait de son devoir, avant d'appareiller, de faire tout son possible pour communiquer avec le chef de l'armée royale.

Quelques instants après, la Mouette continuait sa route sur Messine et le Charles-Martel et la Stella la suivaient de près. Quant au capitaine du Protis, il se faisait débarquer et retournait chez le général Garibaldi; celui-ci s'empressa de lui donner l'autorisation de se rendre à la citadelle pour accomplir sa mission. Il le chargea même, de son côté, d'un projet de capitulation qu'il devait soumettre au général Bosco. Garibaldi offrait la liberté aux officiers, mais il demandait que les troupes restassent prisonnières de guerre. De plus, il faisait prévenir le commandant de l'armée royale que deux mines étaient assez avancées pour rendre certaine l'ouverture de plusieurs brèches et que, s'il refusait la capitulation, on serait forcé de recourir à ce moyen. M. de Salvi était accompagné d'un clairon avec drapeau blanc et d'un officier, afin de pouvoir, sans encombre, arriver à sa destination. Ce ne fut qu'après deux ou trois appels de clairon que deux officiers napolitains, sortis par la poterne, vinrent s'informer de ce que désirait le parlementaire et, sur son explication, le prièrent d'attendre quelques instants pour qu'ils pussent aller rendre compte de sa demande d'introduction au général Bosco.

Dix minutes après, ils étaient de retour. Le clairon et l'officier devaient rester où ils étaient. On banda les yeux à M. de Salvi et on ne lui enleva son bandeau que dans la chambre même du général Bosco.

La conversation s'engagea en italien. Mais M. de Salvi ayant dit qu'il était Français, le général s'excusa de lui avoir fait bander les yeux, quoique ce fût une des exigences de la guerre. Après avoir accompli sa mission, M. de Salvi fit part au général des propositions de Garibaldi. «C'est impossible, lui répondit Bosco, moi et mes soldats nous tiendrons dans la place, et jusqu'à la dernière extrémité je n'abandonnerai ni ma troupe, ni la forteresse.

«Bien plus, ajouta-t-il, que le général Garibaldi m'indique l'emplacement de sa mine, et j'irai le premier m'y faire tuer à la tête de mes soldats.» En le congédiant, il dit à M. de Salvi que, sans un ordre formel de son gouvernement, il ne rendrait jamais la place.

Le capitaine du Protis fut reconduit les yeux bandés, comme il était venu, jusqu'à l'endroit où il avait laissé son escorte, et vint de suite transmettre au Dictateur la réponse du commandant des troupes royales. Garibaldi, appréciant la fermeté de Bosco et ayant hâte d'en finir afin de pouvoir diriger ses troupes sur Messine et éviter les lenteurs et l'effusion de sang que pouvait entraîner une attaque de vive force, pria M. de Salvi de retourner auprès du général Bosco et de lui porter de nouvelles conditions. Le capitaine accepta avec empressement cette mission conciliatrice; il pria toutefois Garibaldi de lui donner son ultimatum par écrit.

Cette nouvelle tentative n'eut pas plus de succès que la première. Le commandant de la citadelle déclara nettement que sa position n'était pas assez précaire pour l'obliger à accepter de telles propositions, qu'il devait attendre les ordres de son gouvernement, et que, dans tous les cas, et en temps et lieu, si cela était nécessaire, il enverrait lui-même un parlementaire: tout en désirant de grand coeur, comme le général de l'armée nationale, éviter des sacrifices inutiles, il voulait cependant, avant tout, sauvegarder son honneur et celui des troupes que S.M. le roi de Naples avait daigné lui confier.

En descendant du château, M. de Salvi aperçut au large quatre frégates napolitaines courant à toute vapeur sur le port de Milazzo, l'une de ces frégates, le Fulminante, battait pavillon de contre-amiral. Comme cette petite escadre avait le vent debout et que, d'ailleurs, la brise était très-faible, on ne s'aperçut pas au premier moment que le Fulminante avait arboré pavillon parlementaire.

M. de Salvi, prévoyant une attaque napolitaine et sachant son navire mouillé près de terre, par conséquent dans une position dangereuse, se hâta de porter cette dernière réponse au général Garibaldi et de regagner son bord pour pouvoir parer aux éventualités. La vue de l'escadre napolitaine fit accourir sur les remparts toute la garnison du château de Milazzo et ses acclamations suivaient les navires qui avançaient grand train.

De leur côté, les Garibaldiens prenaient les armes; la générale battait partout, et on armait précipitamment trois batteries disposées à tout événement sur les quais, pendant que l'artillerie de campagne venait au galop se ranger sur l'isthme. De plus, le Véloce, que la rupture d'un de ses pistons obligeait à l'inaction et qui, amarré derrière le môle, avait ainsi sa coque abritée du feu de l'ennemi, transportait toute sa batterie sur le même bord, prête à faire feu.

Mais bientôt on distingua le pavillon parlementaire; et un colonel d'état-major, envoyé par le roi de Naples, débarqua à terre et fut reçu par un colonel aide de camp du Dictateur. Après quelques pourparlers et quelques allées et venues, on tomba d'accord sur les articles de la capitulation.

Pendant que ces faits se passaient à terre, la Mouette, qui n'avait fait que toucher à Messine et dont le commandant était inquiet sur le sort du Protis, mouillait de nouveau sur rade à côté de celui-ci. Vers les sept heures, le colonel Anrani, chargé de la capitulation par le roi de Naples, avait une entrevue avec Bosco; la capitulation était définitivement signée, et le Protis appareillait immédiatement pour porter à Messine l'ordre au Charles-Martel, au Brésil, à la Stella, à la Ville de Lyon, etc, de venir embarquer la garnison de Milazzo.

D'après les conditions de la capitulation, les troupes devaient sortir avec armes, bagages et les honneurs de la guerre, mais sans munitions; les pièces de campagne devaient être partagées ainsi que celles de position; quant aux chevaux de la cavalerie, ils restaient à l'armée nationale avec la moitié des mulets.

Le total des troupes enfermées dans la citadelle s'élevait à près de 4,000 hommes d'infanterie, 240 chasseurs à cheval et deux batteries d'artillerie. Il y avait, de plus, 90 blessés et 6 officiers dont 5 amputés.

Le 24, dans la journée, l'embarquement commençait et, le 25, la citadelle était remise à l'armée nationale. Il y eut, dit-on, au dernier moment de l'évacuation, un événement assez curieux. La garnison napolitaine avait emporté, naturellement, les pièces de canon que lui accordait la capitulation. Mais, lorsque la citadelle fut remise, on prévint le général Garibaldi que les pièces qui lui étaient échues en partage avaient été enclouées par les Napolitains avant de partir. Garibaldi, furieux de ce procédé déloyal, se hâta de se rendre de sa personne à bord de l'amiral napolitain et se fit remettre un nombre de pièces égal à celles enclouées.

Avant d'en terminer, pour toujours probablement, avec Milazzo, il faut convenir qu'enfermée dans une citadelle, sans vivres, sans espoir d'être ravitaillée, l'armée royale semblait n'avoir d'autre ressource qu'une capitulation à merci. Cependant, il faut le dire à l'honneur du général Bosco, il n'a pas un seul instant faibli ni démenti son caractère de soldat. Si, comme général, il a fait une singulière manoeuvre en se laissant acculer à la presqu'île de Milazzo, il a racheté cette erreur par un grand courage et une véritable dignité dans sa conduite.

Les rapports entre le Dictateur et le général Bosco sont restés tout le temps dans les termes de haute convenance et de parfaite courtoisie, quoi qu'en aient pu dire certaines versions triviales suggérées par l'exagération des partis.

Quant à la ville de Milazzo elle-même, hélas! il faut encore l'avouer, ses braves habitants n'avaient trouvé rien de plus simple que de décamper en toute hâte. La jeunesse guerrière de cette cité de 12,000 âmes ne fournit pas plus de volontaires à Garibaldi que de renforts au général Bosco. Cependant c'était une des villes citées pour leur royalisme.

Ce qu'il y a de certain, c'est que chacun était déménagé avec armes et bagages, emportant matelas et couvertures. C'est à peine si l'on put trouver de la paille pour les blessés, aussi bien d'un parti que de l'autre. Les quelques citadins retenus par des motifs quelconques dans la ville, refusaient sans honte un verre d'eau aux blessés. Quant au linge et à la charpie confectionnée par les charmantes péninsulaires, la quantité en aurait pu tenir dans une coque de noix. Le pharmacien de l'endroit lui-même avait emballé ses remèdes et ses purgations.

Aussitôt que les événements de Milazzo parvinrent à Messine, il y eut grand mouvement militaire et brouhaha général sur toute la ligne. Les troupes de réserve furent massées en face de la citadelle, sur le champ de manoeuvres de Terranova, pendant que de fortes colonnes s'établissaient sur toutes les hauteurs environnantes. La cavalerie seule était, par ordre supérieur, évacuée en toute hâte, et à force de transports, sur Reggio.

Le 22, les bâtiments de guerre étrangers étaient invités, le plus poliment possible, à aller mouiller partout ailleurs que dans le port, où ils gênaient l'oeuvre probable de destruction de la ville par la citadelle; tandis que les navires de commerce recevaient l'ordre de déguerpir immédiatement sans tambour ni trompette, emportant leur chargement d'habitants émigrés. On vit donc, dès le matin, de longs chapelets de bâtiments de toutes sortes remorqués, qui par des embarcations, qui par de petits vapeurs, gagner les mouillages de la Grotta, du Ringo, du Paradis, etc., et venir, comme en 1848, s'abriter sous les pavillons des vaisseaux de guerre étrangers. Ce fut un spectacle singulièrement, mais aussi tristement pittoresque, que celui de cette ville nomade installée sur la plage de toutes les manières les plus bizarres qu'il soit possible de se figurer. Que l'on s'imagine, en effet, une agglomération compacte de trois ou quatre cents bâtiments de commerce et barques de pêche; autant de bateaux, de canots qu'il pouvait en tenir blottis les uns contre les autres, halés à terre; les uns en bon état, les autres tombant en ruine; ceux-ci bien espalmés, embarcations de luxe, celles-là de vraies arches de Noé, galipotées, goudronnées et sentant le vieux poisson à dix kilomètres à la ronde: tout cela couvert de tentes bariolées plus étranges les unes que les autres. En vérité, on ne saurait avoir idée de cette ville aquatique, qui va servir de refuge à toute une population. A terre, sur la plage, ce sont des gourbis, des profusions de haillons accrochés à toute espèce de choses, des feux qui brûlent pour faire la cuisine, des myriades d'enfants, mâles et femelles, qui gigottent, partie dans le sable, partie dans l'eau, à qui mieux mieux. De toutes parts, des puits creusés dans le sable pour fournir une eau saumâtre à des gens qui meurent de soif. Puis, le long du chemin qui suit la mer, des maisons bondées d'habitants; une route où l'on ne saurait circuler qu'au pas, tant il y a de monde et d'obstacles. Tout cela cause, crie, hurle, boit, mange, sans souci et avec une tranquillité parfaite. N'est-on pas hors de la portée des canons de la citadelle et sous ceux de la France et de l'Angleterre? En rade, c'est encore plus curieux: ici, un vieux prélart de toile cirée, une vieille tente en coutil, jadis les beaux jours du gaillard d'arrière d'un paquebot, abritent une pauvre mais nombreuse famille, entassée pêle-mêle, depuis l'aïeul jusqu'aux arrière-petits-enfants, dans une lourde barque de pêche; là, des tapis de Turquie, des couvertures africaines ou espagnoles étalent, sur le pont d'un brick-goëlette ou d'une belle balancelle catalane, le luxe de leurs brillantes couleurs. Plus loin, un caboteur moins luxueux a désenvergué ses voiles pour mettre à l'abri sa population passagère, et partout un luxe inouï de bibelots de toutes natures, d'ustensiles de toutes sortes, de poteries, de batteries de cuisine, de poêles et de poêlons, de gargoulettes de formes variées, accrochés de ci, de là; des montagnes de matelas s'alignant le soir à la belle étoile, les uns à côté des autres; puis, comme à terre, à bord de chacun de ces bateaux en particulier, un monde d'enfants, glapissant, braillant, gémissant à qui mieux mieux, des mères aux voix criardes et discordantes, des chiens qui aboient, des moutons qui bêlent, et toujours cette inimitable odeur de poisson grillé, d'ail frit, d'oignons sautés, au milieu d'une atmosphère de fumée à vous faire éternuer pendant vingt-quatre heures. C'est à y perdre l'ouïe et l'odorat.

Malheureusement, tout cela est de la triste comédie. Si on rit par ici en regardant, on est tenté de pleurer par là en détournant les yeux; ce sont d'affreuses misères qui, certes, eussent ajouté de graves maladies au fléau de la guerre, si une position aussi hétéroclite eût duré quelques jours de plus. On a vu des embarcations, une entre autres sur laquelle il y avait dix-huit enfants dont le plus âgé n'avait pas douze ans, rester plus de quarante heures sans avoir un morceau de galette ou de biscuit à distribuer à leur population; et, sans la générosité de quelques riches propriétaires des maisons de campagne environnantes, beaucoup de ces malheureux n'eussent certainement pu trouver à soutenir leur existence. Le besoin n'était pas seulement l'effet du manque d'argent, car, même à prix d'or, il était difficile de trouver quelque chose. Beaucoup de ces pauvres gens vivaient au jour le jour avec leurs enfants, n'ayant à se partager qu'une ou deux maigres pommes de terre. Heureusement cette triste situation ne dura qu'une semaine; sans cela, en vérité, et pour empêcher tout ce monde de mourir de faim, il eût fallu forcément, je crois, que les bâtiments de guerre vidassent leur soute à biscuit. Ce qu'il y avait de consolant, c'était de voir qu'en somme, cette population prenait assez philosophiquement son parti et endurait ses privations avec une résignation digne d'un meilleur sort.

Chacun, cependant, abandonna sans le regretter, je crois, les plages hospitalières du Ringo et de la Grotta.

On prétend, est-ce à tort ou à raison? que Messine devait être la rançon de la citadelle de Milazzo. Il est, en effet, permis de penser que le Dictateur avait bien pu sacrifier la satisfaction de faire prisonnier tout le corps du général Bosco à l'avantage d'occuper, sans coup férir, et de sauver d'un bombardement la ville de Messine.

Cette malheureuse cité n'était plus qu'un vaste désert depuis l'évacuation complète du port.

Le 23 et le 24 se passèrent sans encombre. Partout, des soldats allant et venant, en troupe ou isolément, sans avoir trop l'air de savoir ce qu'ils faisaient ou ce qu'ils voulaient faire. Le 25 au matin, les rues désertes retentirent de plusieurs décharges de mousqueterie. Un nombreux rassemblement, composé d'au moins trois personnes placées à un kilomètre environ l'une de l'autre avait provoqué cet accès belliqueux de la part des Napolitains. On voyait, au même instant, les troupes campées à Terranova se diriger en profondes colonnes vers la ville. Les deux forts Gonzague et San-Salvador avaient levé leurs ponts-levis, fermé leurs portes et hissé leurs pavillons. Une multitude de baïonnettes brillaient derrière les embrasures aveuglées de canons. Vers une heure, les postes du Télégraphe et de la Torre étaient enlevés par Interdonato et le général Fabrizzi. Les troupes royales, après une courte résistance, s'étaient repliées sur leur vraie ligne de défense, le mont Barracone et les hauteurs qui s'y rattachent.

Elles paraissaient disposées à une sérieuse résistance.

A quatre heures de l'après-midi, on vit toutes les hauteurs en face de cette ligne de défense occupées par les guérillas d'Interdonato. Le pavillon national flottait sur plusieurs points de la montagne.

A cinq heures, une longue fusillade, mais de peu de vivacité, s'engagea entre les deux lignes. Elle dura jusqu'au lendemain 26 à deux heures du matin environ. Toutes les hauteurs d'où l'on pouvait apercevoir le combat, étaient couvertes de spectateurs venant assister en curieux à cette petite guerre d'avant-gardes qui leur promettait, pour le lendemain, une belle représentation militaire. Aussi, dès quatre heures du matin, se hâtaient-ils de revenir à leurs places de la veille; mais, quel désenchantement! pas plus de Napolitains que de Garibaldiens. Les forts de terre seuls, avec leur air de mauvaise humeur, gardaient leurs portes fermées et leurs pavillons hauts. A onze heures, arrivaient dans le port de Messine un grand nombre de vapeurs napolitains et de transports. L'armée royale commençait son évacuation.

Inderdonato, la veille au soir, avait attaqué sans ordre ou, plutôt, malgré des ordres contraires. A la fin on s'était entendu. L'armée royale était rentrée en ville pour s'embarquer et les picchiotti s'étaient couchés.

Comme les Napolitains s'étaient massés autour de la citadelle, abandonnant complètement la ville, quelques hommes de la garde civique, bien avisés, étaient rentrés en ville et avaient pris immédiatement possession des postes.

Le même jour, une proclamation invitait les habitants à réintégrer leurs demeures, les assurant qu'un arrangement était conclu et qu'ils pouvaient, sans aucun danger, boire, manger, dormir et se promener de par la ville avec tous les drapeaux et les vivat possibles.

Cependant, le mouvement s'opéra lentement. On ne paraissait pas avoir grande confiance dans la bonne foi de cet armistice. Une seconde proclamation, annonçant l'approche de Medici et son entrée dans la ville pour le lendemain, eut un peu plus de succès. On vit quelques matelas franchir timidement les portes de Messine.

Le 27, au matin, le général Medici, avec sa division, qu'une proclamation du Dictateur avait porté, le jour même de la bataille de Milazzo, à l'ordre du jour de l'armée, faisait son entrée dans la ville et l'on attendait le général Garibaldi dans l'après-midi.

Tout le monde était d'accord, tout le monde s'embrassait. Chacun courait par la ville à ses petites affaires. Les soldats napolitains trottaient gravement par les rues pour acheter leur macaroni. Leurs officiers regardaient et flânaient. Les volontaires ne manquaient pas d'envie d'en faire autant et, aussitôt que faire se put, les fusils en faisceaux et les sacs à terre, ils s'en furent de leur côté, lorgnant aux balcons, clignant de l'oeil aux ruelles et frayant sans rancune avec la soldatesque napolitaine dont les figures, épanouies par la certitude d'une bataille évitée, respiraient le bonheur de se sentir vivre et de reprendre bientôt la route de Naples.

Dans l'après-midi, Garibaldi fit son entrée, aux applaudissements frénétiques de tout le monde; quelques drapeaux commencèrent à se montrer avec froideur. On semblait, dans la ville, avoir beaucoup de peine à s'habituer à l'idée d'être piémontisé à perpétuité et, certes, à ce moment, le roi galant homme n'aurait eu qu'une mesquine ovation.

Presque aussitôt entré à Messine, le Dictateur monta en voiture et se rendit au Faro, à l'entrée du détroit, en passant par le Ringo, le Paradis, la Grotta, etc. Cette course ne fut qu'un immense triomphe, un cri de Viva Garibaldi! depuis la sortie de la ville jusqu'à l'extrême pointe du Faro; et, cependant, il traversait la malheureuse population sur laquelle les souffrances et les privations pesaient depuis quelques jours. Quant à il Re galantuomo, il n'en fut pas plus question que de l'empereur de la Chine, malgré l'air conquérant des officiers piémontais qui accompagnaient le Dictateur. Quand celui-ci rentra en ville, à la nuit faite, ce fut une course aux flambeaux jusqu'à Messine. Toutes les fenêtres, tous les navires, jusqu'au plus petit bateau, s'étaient pavoisés et illuminés de feux de couleurs.

Ce dut être un agréable spectacle pour les troupes napolitaines campées de l'autre côté du détroit à San-Giovanni, au fort d'Alta-Fiumare, à la Torre del Cavallo, etc.

Aussitôt le retour de Garibaldi, deux compagnies de chasseurs des Alpes partaient pour le Faro et, comme le général en chef, étaient conduites jusqu'à leur poste avec force flambeaux et musique.

La trêve ne fut cependant définitivement signée que le 29. Les principaux articles stipulaient:

La remise à Garibaldi des forts situés en dehors de la ville avec leur armement;

L'embarquement, sans obstacle, de tout le personnel et le matériel de l'armée;

La libre circulation en ville, pour leurs provisions, des soldats ou officiers napolitains;

La libre circulation du détroit;

La parfaite égalité, pour les deux pavillons, dans le port de Messine;

Une route, qui traverse le champ de manoeuvres de Terranova, devait servir de ligne de démarcation entre les deux partis;

De chaque côté de cette route, deux lignes de factionnaires gardaient chaque zone;

De plus, dans le cas où les hostilités recommenceraient entre la citadelle, qui restait aux Napolitains, et la ville, la cessation de l'armistice devait être dénoncée au moins quarante-huit heures à l'avance.

Dès le lendemain 30, Messine semblait se réveiller d'un long cauchemar. Les bâtiments de guerre rentraient dans le port. Ceux du commerce les suivaient. La flottille de bateaux emboîtait le pas intrépidement; et, le soir, sur le quai, dans la strada Ferdinanda, au Corso, tout le monde se promenait comme d'habitude à la lueur d'une illumination assez mesquine. Les cafés, rouverts par enchantement, regorgeaient de consommateurs, Garibaldiens et Napolitains pêle-mêle; et, enfin, sur les deux heures chacun rentrait chez soi. Laissons-les dormir.




V


Pendant que les Garibaldiens se casernaient de leur mieux et partout où ils pouvaient, l'armée royale, entassée vis-à-vis la citadelle, se hâtait d'opérer son évacuation. Tous les vapeurs de guerre napolitains et les transports se mettaient à la besogne. C'est à Reggio que la plus grande partie était transportée. D'autres étaient dirigés sur Scylla et la Bagnara. Le général Clary ne voulait se réserver, dans la citadelle, que le nombre d'hommes strictement nécessaire pour sa défense. Un mois plus tard, à la date du 31 août, il ne restait plus au gouvernement royal que trois points dans toute la Sicile: la citadelle de Messine, celle d'Augusta et la ville de Syracuse.

Laissons donc cette armée gagner avec enthousiasme la terre ferme, et revenons aux Garibaldiens. De grandes mutations avaient eu lieu dans l'armée nationale. Les généraux de brigade Cosenz, Medici, Carini et Bixio avaient été élevés au grade de majors généraux. Le colonel Ehber passait général de brigade. L'armée devait s'appeler désormais armée méridionale. Organisée définitivement, elle se composait de quatre divisions d'infanterie, d'une brigade d'artillerie et d'une brigade de cavalerie. Un appel aux armes avait été fait aussi à la jeunesse messinoise qui n'avait pas mis beaucoup plus d'empressement, pour ne pas dire moins, que celle de Palerme à s'enrôler sous les couleurs piémontaises. Bien plus, beaucoup de Siciliens, de Messinois entre autres, déjà incorporés dans l'armée, ne se gênaient pas pour manifester tout haut leur répugnance à passer dans les Calabres. Il y eut même, à ce sujet, une histoire que l'on peut raconter sans en garantir l'authenticité quoiqu'elle soit parfaitement dans les idées de la population de Messine. Un général ***, ayant appris qu'un bataillon, entre autres, de recrues siciliennes déclarait qu'il ne passerait pas sur le continent, avait fait réunir les hommes et leur avait adressé une allocution dont voici à peu près le résumé:

«Vous êtes de braves enfants de la patrie. Elle vous est reconnaissante, le général Garibaldi aussi et moi de même. Mais voire rôle est de défendre la Sicile, le nôtre d'aller en Italie. Par conséquent, il n'y a pas d'inconvénient à vous déclarer que ceux d'entre vous qui voudront partir volontairement pour partager nos dangers seront seuls appelés à ce service. Les autres resteront dans les dépôts.» Ce bataillon se composait d'environ 350 hommes. Six se déclarèrent prêts à combattre de nouveau pour la liberté et à passer en Calabre. Comme le courage de ces six volontaires faisait honte aux autres, ils ne trouvèrent rien de mieux que de les huer. Les mauvaises langues prétendent que le général, qui n'avait voulu que s'assurer sérieusement du plus ou moins de bonne volonté des hommes du bataillon, avait pris ses précautions. Tous ces héros, au lieu d'être renvoyés chez eux auraient été immédiatement divisés par faibles fractions et incorporés dans d'autres bataillons avec lesquels ils durent marcher bon gré mal gré. Du reste, une grande preuve de la froideur de cette nation pour le métier des armes, c'est la mauvaise humeur générale avec laquelle fut accueilli le décret de la conscription, et l'opposition qu'il souleva dans toutes les villes et campagnes de la Sicile. Le discours que le Dictateur prononça, en faisant ses adieux à Messine, et que l'on trouvera plus loin, vient lui-même attester que c'était avec peine que la jeunesse endossait le baudrier.

Néanmoins, de Palerme à Messine, ce n'était qu'une suite non interrompue de détachements de volontaires accourus de divers points du continent; la plupart de ces détachements étaient très-nombreux et allaient le plus vite possible rejoindre l'armée méridionale.

Presque tous ces convois arrivaient de Gênes, dirigés par Bertani et sous le commandement de leurs officiers particuliers. C'étaient, en grande partie, des soldats et des officiers piémontais, lombards, toscans et florentins, ainsi que quelques Vénitiens, mais en petite quantité. Tous, généralement, étaient assez bien équipés et armés.

Une foule de décrets parurent à Messine dès l'arrivée du Dictateur. Les plus importants furent une suite d'arrêts des plus sévères contre tout attentat à la vie, aux biens ou à la sûreté individuelle de quelque individu que ce fût, y compris tous les employés de l'ancien gouvernement, même les sbires. Presque chacune des infractions à ce décret était justiciable des conseils de guerre, dont le jugement, exécutoire dans les vingt-quatre heures, entraînait la peine capitale. Les autres décrets avaient principalement rapport à la garde nationale, aux finances et aux fournitures des troupes. Il serait trop long de les énumérer.

Dès le lendemain de son arrivée à Messine, le Dictateur, avec la fixité d'idées qui lui est particulière, commençait les préparatifs du débarquement en Calabre. Pour cela, il fallait non-seulement une base d'opérations qui était la Sicile tout entière, mais un point de départ. Messine, devenue une ville neutre, bien que la circulation des pavillons des deux partis y fût autorisée, ne pouvait convenir. De plus, l'ennemi aurait trop facilement su tout ce qui s'y passait. On choisit donc le Faro.

Le Faro est un village situé à l'extrémité d'une pointe de sable à laquelle il a donné son nom et qui, lorsqu'on arrive à Messine par le Nord, se trouve à droite de l'entrée du détroit. Deux étangs d'eau salée, communiquant avec la mer par un canal à moitié comblé, occupent l'entrée et le centre de cette espèce de presqu'île. Ce sont les Anglais qui, lors de leur occupation, ont creusé ce canal pour abriter dans les étangs les nombreuses canonnières qu'ils entretenaient le long de la côte. A l'extrémité du Faro se trouve un fanal construit au centre d'un petit fort carré et casematé. A un kilomètre environ de celui-ci, sur la côte du large en dehors du détroit, existe un fort bastionné qui avait été abandonné avec armes et bagages par les Napolitains le surlendemain de l'affaire de Milazzo. Depuis la tour du Faro jusqu'au village, ce ne sont absolument que des sables au milieu desquels s'efforcent de surgir quelques touffes de cactus et de figuiers de Barbarie. La population est composée presque exclusivement de pilotes du détroit et de pêcheurs d'espadons.

Du Faro à Messine, il existait il y a quelques années des batteries et des tours casematées, les unes très-anciennes, les autres datant de l'occupation anglaise ou même plus modernes; mais tout cela avait fini, faute d'entretien, par tomber en ruines, et il n'y existait pas un canon au moment où se passaient ces événements. La route stratégique elle-même était dans un fort triste état. L'artillerie y fut donc immédiatement dirigée, et immédiatement aussi, fut commencé un ensemble de travaux de fortifications et de batteries, défensives pour le Faro, et offensives pour le détroit.

Chaque jour, plusieurs bataillons s'y rendaient le soir de Messine et le lendemain étaient relevés par d'autres. Ils faisaient, pendant douze heures de jour, l'office de travailleurs et, pendant la nuit, celui de soldats. Car l'ennemi était maître du détroit; ses nombreux vapeurs le sillonnaient en tous sens; puis, les côtes de Calabre étant couvertes de troupes napolitaines, il paraissait chose bien facile, par une nuit obscure, de jeter à terre sur les plages du Faro quelques milliers d'hommes.

Le général Garibaldi allait tous les jours inspecter lui-même les travaux de ces fortifications passagères et il en profitait pour passer en revue les bataillons de garde. Il avait toujours soin d'arriver sur les trois heures ou trois heures et demie du matin, c'est-à-dire à l'heure où les appels avaient lieu. On y vit s'élever d'abord, comme par enchantement, une batterie de huit pièces de trente-deux avec des parapets d'une épaisseur moyenne de dix mètres. C'était la plus rapprochée du fanal.

Un chemin couvert reliait cette batterie à une deuxième de trois pièces de soixante-huit, tirant en barbette. L'espèce de courtine produite par le chemin couvert qui reliait ces deux batteries, était armée elle-même de plusieurs pièces de vingt-quatre, de caronades et de deux obusiers de seize. Puis venait, à l'entrée du village, une troisième batterie; une quatrième fut élevée un peu plus tard à l'entrée du canal et une cinquième vis-à-vis l'église du Faro. Une grosse tour d'origine anglaise, construite près du village, fut armée d'une caronade et d'une superbe coulevrine en bronze portant les armoiries des chevaliers de Malte. Les plates-formes du fort du fanal reçurent elles-mêmes huit pièces de gros calibre. Tout cet ensemble présentait vers le détroit un front assez respectable pour ne pas être à dédaigner.

Ces travaux avaient été commencés primitivement sous la direction d'un officier français. Mais le général Orsini, ayant quitté le ministère de la guerre, vint prendre le commandement en chef de l'artillerie de l'armée méridionale et, en cette qualité, celui du Faro. Il n'eut rien de plus pressé, naturellement, que de trouver mal tout ce qui avait été fait, d'en modifier beaucoup les détails et quelque peu l'ensemble. Il eût peut-être mieux fait de laisser les choses aller leur train et de tâcher de trouver des soldats aux nombreux officiers d'artillerie, sachant tout excepté ce qu'était un canon, qu'il avait amenés de Palerme avec lui. Il y avait, en résumé, de quoi mettre trois officiers par pièce ou peu s'en faut.

Dès le 10 août, la pacifique presqu'île du Faro s'était métamorphosée en camp retranché. Sur la plage, en regard du détroit, s'alignaient trois cents ou trois cent cinquante barques de pêche, future flottille de débarquement. A leur droite, deux batteries de campagne, trophées de Milazzo et de Calatafimi, deux batteries d'obusiers de montagne, provenant de la fonderie de canons improvisée à Palerme, et une section d'obusiers de seize resplendissaient au soleil, abritées en arrière par une forêt de baïonnettes en faisceaux, au milieu desquels se promenaient les factionnaires de chaque bataillon. Tout le village n'était lui-même qu'une vaste caserne où allaient et venaient constamment des convois de vivres et de munitions.

Pendant qu'au Faro tout était aux travaux, au débarquement et à la guerre, dans la bonne ville de Messine, qui avait rêvé pour l'avenir le calme et la tranquillité, rien n'était plus à la paix.

L'inquiétude recommençait à battre en brèche le courage des habitants, et l'appréhension d'un autre bombardement venait de nouveau les empêcher de dormir.

En effet, la cour de Naples, en espérant un instant arrêter diplomatiquement Garibaldi, avait pu s'imaginer qu'en faisant la part du loup elle le rassasierait, et avait projeté l'abandon de la Sicile pour conserver le reste du royaume; mais revenue de son erreur, elle commençait à s'émouvoir singulièrement de ces préparatifs de débarquement et de leur apparence menaçante.

Elle savait que les forces de Garibaldi s'élevaient déjà à plus de vingt mille hommes, véritables soldats, sans compter les non-valeurs et les inutilités. Des forts de la Torre del Cavallo, elle pouvait faire compter les canons de l'aventurier, du brigand auquel, cependant, on donnait le nom de général dans toutes les transactions de Palerme, de Milazzo et de Messine. Elle s'effraya donc à juste titre. Cet effroi gagna naturellement le général Clary, commandant de la citadelle, qui après avoir bien cherché, finit par trouver qu'évidemment les environs de Messine et, par suite, le Faro devaient être soumis aux termes et règlements de l'armistice et qu'en conséquence, l'armée méridionale devait aller faire plus loin ses préparatifs d'envahissement; les batteries qu'on élevait au Faro étant en fait selon lui des ouvrages agressifs contre la libre circulation du détroit et même contre les positions napolitaines des côtes de Calabre. C'était une interprétation libre et surtout large. Aussi, sa vive réclamation fut-elle réfutée encore plus vivement. Il s'en suivit pas mal de pourparlers et pas mal de notes échangées. Comme chacun tenait bon de son côté, il arriva ce qui arrive presque toujours en pareille circonstance, c'est que, de guerre lasse, on en resta là. Les Garibaldiens continuèrent leurs préparatifs, et le général Clary conserva l'avantage de pouvoir les examiner tout à son aise avec sa longue-vue de l'observatoire de la citadelle. Quant aux habitants, ils firent comme le général Clary; ils en prirent leur parti.

Bien des moyens furent employés pour réchauffer la tiédeur belliqueuse des citadins. Un des plus originaux fut, sans contredit, les harangues en plein air renouvelées des Romains d'autrefois. Voilà le Forum, voilà la tribune aux harangues, voilà surtout le grand peuple. Mais hélas! le Forum est une petite place mesquine et froide, et la tribune aux harangues est représentée par des tréteaux de saltimbanque.

Le peuple roi se compose d'une centaine ou deux de particuliers plus ou moins hétéroclites, et le grand orateur est un monsieur en vareuse rouge. Quelquefois, ce dernier était le padre Gavazzi, cordelier défroqué, homme éminemment éloquent, au dire des Siciliens et autres Italiens, je veux dire Piémontais. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il criait beaucoup. Quelques autres fois, c'était le padre Pantaleone, le chapelain de Garibaldi, le cordelier de Calatafimi. Lui aussi ne manquait pas d'une certaine éloquence, et, de plus, il prêchait à l'ombre des voûtes religieuses. C'était dans la cathédrale que ses conférences avaient lieu. Puis, il y eut les manifestations, produit exclusivement indigène.

Ben-Saïa, brave homme s'il en fut jamais, qui, dans toutes les tentatives révolutionnaires de la Sicile, a fait sa partie, sacrifiant à la liberté, son idole, fortune et famille; Ben-Saïa apparaissait sur la strada Ferdinanda, brandissant le drapeau national. Immédiatement la foule l'entourait, vite une démonstration à la cathédrale! Une musique! Celle-ci était vite trouvée. Alors au pas de charge, agitant les chapeaux, les mouchoirs, appelant les dames aux balcons, le cortège s'ébranlait, faisant la pelote de neige tout le long de la route, arrivait comme un torrent à la porte de la cathédrale que le bedeau s'empressait d'ouvrir à deux battants. La foule s'y précipitait, comme un fleuve débordé, ne s'arrêtant qu'à la balustrade du maître-autel. On se hâtait d'allumer tous les lampions et cierges disponibles. Pendant ces préparatifs, la cohue s'agitait tumultueusement dans l'église avec le va-et-vient d'une mer houleuse et un brouhaha à ne pas s'entendre. Puis, éclatait un air de musique, le plus vigoureux possible. Aussitôt après, les casquettes, les mouchoirs, les bras, les jambes reprenaient leur office aux cris répétés cent cinquante fois de: Viva la Italia! Viva la liberta! Viva Garibaldi! Viva Gavazzi! Viva la liberta! Viva Dumas! Viva il Re Galantuomo! etc, etc.

Quand on avait ainsi bien crié, et que tout le monde avait la pépie, la musique détalait, Ben-Saïa la suivait, la foule emboîtait le pas, on faisait le tour par le Corso et insensiblement chacun rentrait chez soi, pendant que le bedeau éteignait ses cierges, refermait précipitamment la porte de son église, et, de peur d'une deuxième cérémonie analogue à celle-ci, se hâtait de mettre la clef sous la porte.

Toutes les manifestations se ressemblaient ou à peu près. Mais elles produisaient peu d'effet sur les sentiments belliqueux. Tout le monde, à Messine, était, sans contredit, partisan de la liberté et las du gouvernement napolitain: on voulait même bien se battre, à la rigueur; seulement on tenait à rester chez soi.

Le contact des royaux et des Garibaldiens n'amenait jamais en ville de rixes ni de vexations réciproques. Mais des consignes mal comprises provoquaient souvent des haro de part et d'autre. Un jour, un canot manoeuvré par un ou deux Garibaldiens, louvoyant pour sortir du port, s'approchait trop du fort San-Salvador dont un factionnaire, le premier venu, lui envoyait un coup de fusil. Naturellement, le bateau se hâtait de se mettre hors de portée. Un instant après, un canot du fort traversait le port pour venir à quai acheter des provisions. Les Garibaldiens, à leur tour, envoyaient aux Napolitains une bordée de malédictions et d'injures, et leur montrant une multitude de poings vigoureux, disposés à taper, les obligeaient de repartir en toute hâte. A la longue, ces taquineries devaient amener et amenèrent des coups de fusil.

Vers le 10, arriva un officier napolitain chargé d'une mission spéciale pour le Dictateur. Il devait, par tous moyens et toutes promesses, tâcher d'obtenir du général l'abandon de ses projets sur le continent. C'est à la même époque que le roi Victor-Emmanuel vint aussi mettre sa lettre dans la balance. Ni l'un ni l'autre ne purent rien obtenir.

L'officier napolitain s'en retourna, enchanté, dit-on, de l'accueil qu'on lui avait fait. Quant au roi Victor-Emmanuel, tout le monde connaît la réponse de Garibaldi.

Au 12, les préparatifs avaient pris des proportions gigantesques. De leur côté, les Napolitains, sur la côte opposée, prenaient leurs mesures, et l'escadre royale avait l'air, sinon l'intention, de vouloir faire bonne garde et empêcher tout débarquement. Elle se composait de six corvettes et de plusieurs petits avisos, ainsi que de quelques canonnières. Ce n'était pas sans une certaine appréhension que beaucoup, même des plus déterminés, parmi les officiers de l'armée méridionale, envisageaient les projets du Dictateur. Malgré la confiance sans bornes qu'on avait en lui et l'espèce de fascination qu'il exerçait sur ses troupes, plus d'un, en réfléchissant à l'opération difficile qui allait être tentée, se prenait d'une inquiétude que tout semblait justifier.

N'était-ce pas bien osé d'essayer le passage d'un détroit occupé par une escadre ennemie, sous le feu croisé de ses bateaux à vapeur et de ses forts, sans autres ressources qu'une quantité de barques qui, au moment de l'action, seraient encombrées de soldats et dont quatre ou cinq à peine portaient de petits pierriers? Sans un seul bâtiment de guerre pour protéger le passage, à peine avait-on deux ou trois petits vapeurs pour servir de remorque. Si l'on ajoute encore à tant de désavantages et de probabilités d'insuccès les obstacles matériels que la violence des courants du détroit et la différence de marche des embarcations devaient apporter à un ordre régulier de débarquement, la confusion inévitable de toute opération militaire nocturne, on avouera qu'à l'idée des entraves qui pouvaient retarder et même faire échouer l'entreprise, chacun avait le droit de craindre pour le premier acte d'un drame dont le dénoûment devait se jouer à Naples.

Quoi qu'il en soit, le général Garibaldi avait commencé, dès le 8, à masser ses troupes dans les environs du Faro. Près de quinze mille hommes y furent campés; au premier ordre, ils devaient se jeter dans les barques et tenter le passage sous la protection des batteries du Faro. La flottille se composait de plus de trois cents bateaux halés à sec sur la plage les uns contre les autres et les équipages bivouaquaient à côté de chaque embarcation. Elle était organisée en plusieurs divisions. L'une d'elles était commandée par un ex-lieutenant de vaisseau de la marine française, M. de Flotte, ancien représentant du peuple, qui, à quelques jours de là, comme Roselino Pilo, devait trouver la mort à la tête de son petit bataillon ou, plutôt, de sa compagnie de marins français. Ce bataillon n'était pas un des éléments les moins curieux de l'armée nationale. Pour servir l'étranger, quelle qu'en fût la cause, aucun de ses membres n'avait mis de côté ni oublié les moeurs traditionnelles et les allures débrouillardes du troupier français. Aussi, appelait-on cette compagnie, le bataillon des croque-poules. Au milieu de ces sables inhospitaliers, lorsque, généralement, presque tout le monde restait sur un appétit féroce, obligé de serrer autant que possible les ceinturons et de grignoter de maigres pitances, le bataillon des croque-poules menait joyeuse vie et faisait bombance. On y mangeait des brochettes d'alouettes, des fricassées de pigeons, voire des rôtis de gibier; on s'y procurait même des plats de douceurs. Aussi c'était à qui aurait des amis et des connaissances parmi les croque-poules; ou y était toujours bien accueilli, et, autour de chaque plat où huit hommes se prélassaient, en se serrant on pouvait facilement trouver deux ou trois places.

L'artillerie de campagne, avec ses approvisionnements et les attelages, était alignée sur la plage, prête à s'embarquer au premier signal sur le City of Aberdeen, le Duc de Calabre, l'Elba et l'Orégon. Une trentaine de grands bateaux plats, disposés pour transporter les chevaux et la cavalerie stationnaient dans le premier étang, où l'embarquement devait être plus facile qu'à la plage. De toutes parts, on était sur le qui-vive, et on attendait incessamment l'ordre de départ. Ou apercevait bien dans le petit golfe, entre la pointe du fort de Pezzo et la Torre del Cavallo, les croiseurs royaux; mais leurs mouvements étaient indécis et pouvaient, avec les bruits qui commençaient à courir, donner lieu à bien des suppositions.

Quelques fusées, lancées par la frégate amirale, attestaient seulement la surveillance supposée attentive des côtes du Faro par l'escadre napolitaine. Le 9, les préparatifs se continuèrent encore plus activement. Mais la nuit s'annonçait sombre et orageuse. Vers les six heures du soir, en effet, le ciel se couvrit de gros nuages, les côtés de Calabre disparaissaient dans des grains multipliés et le tonnerre grondait sourdement sur les hauteurs d'Aspri-Monte. La brise, qui avait fraîchi en même temps, rendait la mer tellement clapoteuse dans le détroit qu'il était peu probable qu'aucune tentative put être essayée avec succès contre la côte italienne. Cependant, à minuit environ, par une obscurité des plus intenses, vingt-cinq barques à peu près poussaient de terre à tout hasard chargées de volontaires, et appareillaient. Elles allaient tenter la fortune d'un premier débarquement: si elles réussissaient, c'était un premier succès, un jalon, un noyau de volontaires et d'officiers, surtout un chef donné aux insurgés de la Calabre.

En trois quarts d'heure, elles traversaient le détroit. Malheureusement, l'obscurité et la force des courants ne leur avaient pas permis de garder leur ordre de marche. Les unes vinrent faire tête sous les forts mêmes de Scylla; d'autres s'échouèrent près de la Torre del Cavallo. Les plus heureuses furent sous-ventées et abordèrent à deux ou trois cents mètres plus loin que le fort d'Alta-Fiumare sur une belle plage de sable où elles purent jeter à terre leurs volontaires.

Deux cents hommes, en tout, débarquèrent. Mais Missori les commande et tous sont déterminés. Aussitôt à terre ils s'élancent isolément dans la montagne. Le lendemain, ils se retrouveront sur Aspri-Monte où ils ne tarderont pas à être rejoints par les bandes calabraises. Presque tous les hommes débarqués sont des guides dont Missori est le colonel.

En essayant de rejoindre le Faro, plusieurs embarcations de la flottille tombèrent en travers de l'escadre napolitaine qui ne souffla mot et les laissa porter sur Messine. L'une d'elles vint même se jeter sur l'avant d'un des bâtiments royaux qui pouvait l'anéantir d'un souffle, mais qui resta sourd, muet et aveugle. Le lendemain 10, une nouvelle tentative eut lieu sous les ordres du commandant de Flotte; on voulait avoir quelques nouvelles des volontaires débarqués la nuit précédente. Il était quatre heures et demie du matin lorsque son embarcation atteignait la côte. Mais à peine l'avant avait-il touché le sable que l'ennemi sortant de mille embuscades, vignes, jardins, trous, maisons, ouvre une vive fusillade sur lui. Deux Garibaldiens tombent grièvement blessés et on est forcé de rétrograder, non sans avoir vigoureusement riposté au feu des royaux qui se hâtent à leur tour de s'abriter en laissant plusieurs des leurs sur le carreau. Cette petite expédition se composait de huit Anglais et huit Français. Dans la nuit du 10 au 11, une autre tentative échoue encore. L'escadre napolitaine s'était rapprochée du Faro et pesait passivement sur les opérations projetées.

Il y avait alors tantôt au Faro, tantôt à Messine, une signora, la comtesse della Torre, jeune et charmante femme, à nature sympathique, dont le costume demi-hongrois et la désinvolture gracieuse et militaire faisaient rêver bon nombre des blessés ou des malades auxquels elle était venue offrir le tribut de ses soins et ses consolations. On en a dit beaucoup de bien, on en a dit du mal. Il n'y a pas de chose, quelque bonne qu'elle soit, qui ne trouve son détracteur. Enfin, quoi qu'en aient dit quelques journaux bien ou mal informés, elle n'en partageait pas moins avec une Française, madame de ***, la direction des dames charitables, en petit nombre, il est vrai, qui prodiguaient leurs soins aux blessés et aux malades dans les hôpitaux.

La journée du 11 se passa à embarquer l'artillerie, les chevaux et les hommes. Les vapeurs bondés de troupes, allumaient les feux à sept heures du soir. Les compagnies de la flottille étaient parées à sauter dans leurs embarcations.

Vienne le signal et tout cela va se mettre en mouvement. Mais, à minuit, arrive un ordre contraire et, dans la matinée du 12, toutes les troupes commençaient à débarquer.

Vers une heure, dans la nuit, on avait entendu une fusillade très-vive et quelques coups de canon près des forts de Scylla et de Pezzo. L'escadre napolitaine étant restée silencieuse, c'était donc à terre que l'on s'était battu. Étaient-ce les volontaires débarqués ou les Calabrais? Le feu cessait vers les deux heures un quart. Il recommençait une heure après et durait jusqu'au petit jour. Au même moment, un petit bateau, chassé par une corvette napolitaine, venait s'abriter sous les feux du Faro, et la corvette, trompée dans sa poursuite, s'arrêtait à portée de canon. C'était un habitant de Reggio qui, à ses risques et périls, venait annoncer que quelques centaines de Calabrais, réunis dans les ravins d'Aspri-Monte, allaient se mettre en marche pour rejoindre les volontaires débarqués l'avant-veille et qui, en ce moment, occupaient les hauteurs de Solano. Le débarquement des troupes et de l'artillerie faisait supposer, naturellement à tout le monde, un changement d'intentions de la part du général Garibaldi. Mais, il faut l'avouer, ce fut à regret que les volontaires, entassés depuis trente-six heures sur les vapeurs, se virent encore une fois jetés sur les sables brûlants du Faro sans savoir quand il leur serait enfin donné de mettre le pied dans les Calabres.




VI


Trois jours après, une frégate sarde arrivait au Faro, et restant sous vapeur, communiquait avec le général Garibaldi. Ensuite elle venait au mouillage dans le port de Messine. C'était le Victor-Emmanuel. Le même soir, un petit aviso partant de Messine touchait aussi au Faro. Ces allées et venues excitaient vivement la curiosité générale. Le lendemain, on apprenait avec étonnement que le général Garibaldi s'était embarqué dans la nuit sur le Washington, dont tout le monde ignorait la destination; et on lisait une proclamation rédigée à peu près en ces termes: «Le général en chef Dictateur, étant obligé de s'absenter momentanément, laisse au général Sertori le commandement des forces de terre et de mer.» Suivait un ordre du jour de ce dernier donnant à l'armée et à la population connaissance de ce décret et ajoutant qu'il espérait qu'en l'absence du Dictateur, chacun s'efforcerait de continuer à faire son devoir. C'est à cette époque que les troubles de Bronte éclatèrent. Plusieurs assassinats et de honteuses scènes de pillage, provoqués par les montagnards, obligèrent d'en venir à une répression énergique. Le général Bixio fut dirigé sur ce point. Il fit saisir une vingtaine des principaux émeutiers qui passèrent immédiatement devant un conseil de guerre et furent fusillés séance tenante. Puis il vint à Taormini rejoindre le corps de Cosenz et la brigade Ehber.

Pendant que ces événements se passaient au Faro, la ville de Messine, métamorphosée en grande caserne, tâchait de faire contre fortune bon coeur en rouvrant ses magasins le plus gaiement possible. Tous les soirs, les musiques militaires circulaient dans la ville; et la strada Ferdinanda, ainsi que le Corso, un peu plus illuminés et embanniérés que dans les premiers jours, avaient presque un air d'allégresse.

Les manifestations continuaient, soit dans les églises, soit sur des places publiques. Les statues de François II et de son père avaient éprouvé le même sort qu'à Palerme. Une fois la nuit arrivée, il n'y avait plus guère que des Garibaldiens dans les rues et, par-ci par-là, quelques soldats napolitains attardés dans leurs provisions, ou quelques officiers dans leurs visites. On organisait activement les nouvelles recrues, et chaque jour des promenades militaires avaient lieu avec armes et bagages. Quelques-uns des corps campés au Faro avaient reçu l'ordre de rentrer en ville.

Cependant la mésintelligence commençait à se mettre pour tout de bon entre les lignes de factionnaires opposées sur le champ de manoeuvres de Terranova. Presque chaque soir, on s'envoyait des gros mots et des coups de fusil.

Mais en ville, une fois le sac à terre et le fusil mis de côté, on continuait à vivre à peu près en bonne intelligence.

Les échos d'alentour se réjouissaient aux sons des airs guerriers que soufflaient à outrance les musiciens de la citadelle, pour charmer les entr'actes des grandes manoeuvres militaires que les soldats du général Clary exécutaient journellement sur la plage entre la citadelle et le fort San-Salvador. L'artillerie attelée y manoeuvrait grand train, à côté des bataillons de chasseurs qui devaient s'estimer heureux qu'on leur eût conservé ce petit espace pour se dégourdir les jambes et ne pas perdre l'habitude du pas gymnastique.

Quand les parades étaient finies, les guerriers mettant bas la veste, endossaient la blouse, et labouraient intrépidement un long chemin couvert ou, plutôt, une longue tranchée qui reliait la citadelle à San-Salvador.

Le lazaret, qui était resté dans les dépendances de la citadelle, avait été converti en hôpital. Mais, si la plus grande partie de cette garnison ne demandait pas mieux que de rester tranquille et de goûter les délices d'une prison forcée, il y en avait d'autres qui, malheureusement, aimaient l'odeur de la poudre et le bruit du fusil, de loin bien entendu, à en juger du moins par leur attitude journalière aussitôt qu'une affaire un peu sérieuse s'engageait.

Le 13, il y eut presque une bataille en règle vers les dix heures du soir. Quelle en fut la cause? Naturellement il est impossible de le savoir. Le fait est qu'une vive fusillade partit de la ligne napolitaine, leurs vedettes se replièrent sur leurs grand'gardes; les grand'gardes sur la citadelle; toujours en tiraillant avec acharnement. Puis, une fois à l'abri dans les chemins couverts, de nombreux cris de: Viva il Re! retentirent pendant plus d'un quart d'heure. Quant aux Garibaldiens, comme il leur était défendu de riposter, aussitôt que l'envie de batailler prenait aux guerriers de la citadelle, ils se retiraient patiemment dans les ruines qui longeaient leur ligne de factionnaires et attendaient que la grêle fût passée. Ce soir-là, cependant, l'alerte, en ville, fut des plus vives. Il y avait concert à la Flora, dans le jardin public de la strada Ferdinanda; par conséquent, il y avait affluence et même une assez grande quantité de dames. Les rues étaient illuminées et les boutiques à peu près ouvertes. De nombreux volontaires et bourgeois flânaient dans les rues; tout cela avait quelque apparence de gaieté, lorsque retentissent tout à coup les premiers coups de fusil. Les volontaires dressent l'oreille, les civils cherchent au plus vite leurs portes, les femmes se trouvent mal, mais suivent leurs maris; les illuminations s'éteignent aux environs des débouchés de la citadelle, les boutiques se ferment à grand fracas, puis la générale bat, les clairons sonnent l'assemblée. Un quart d'heure de ce tohu-bohu s'était à peine écoulé que l'on voyait de fortes colonnes se diriger vers la place de la Cathédrale, la place de la municipalité, les quais, et occuper tous les points par lesquels les Napolitains pouvaient tenter d'entrer en ville. Il faut cependant avouer que, malgré la consigne, quelques rageurs ripostaient de temps à autre et renvoyaient aux royaux coup de feu pour coup de feu.

Une belle corvette à vapeur anglaise, achetée par le général Garibaldi, arrivait sur rade le lendemain, et on procédait immédiatement à son armement. Une autre, plus petite, était attendue.

Le 15, autre bataille, mais cette fois-ci, plus sérieuse et en plein jour.

On ne sait toujours pourquoi ni comment elle commença. Une fusillade s'engagea entre les deux lignes de vedettes. Du reste, tout était à l'orage ce jour-là.

Depuis le matin, on suffoquait de chaleur. Des nuages bronzés s'étaient accumulés sur les monts Pelore. L'air, chargé d'électricité, rendait les plus paisibles d'une humeur massacrante. Positivement l'atmosphère sentait la poudre.

Cette fois-ci, les Garibaldiens plus nerveux que d'habitude, prirent en mauvaise part les galanteries napolitaines.

Les royaux, habitués à faire ces petites guerres sans danger et peu disposés sans doute à se laisser éreinter au nez et à la face de leur citadelle, se replièrent d'un seul bond jusqu'aux tentes de campement où stationnait la grand'garde, à la limite des glacis de la citadelle.

Là, soutenus par cette grand'garde et par une compagnie qui sortait du chemin couvert, ils tinrent un instant pour filer ensuite de plus belle et rentrer dans la place et dans les chemins couverts d'où ils continuèrent leur feu innocent sur les Garibaldiens qui, déjà, avaient cessé le leur. Comme il fallait que la comédie fût complète, le canon vint terminer la représentation par une vingtaine de coups tirés on ne sait contre quoi ni contre qui. Naturellement, tant tués que blessés, il n'y eut personne de mort.

Mais des balles napolitaines étaient arrivées jusqu'à bord des bâtiments de guerre sur rade. La chaloupe de la frégate à vapeur, le Descartes, en ce moment en corvée au bout du quai, près du champ de manoeuvres de Terranova, avait été obligée de s'abriter derrière un chaland chargé de charbon qu'elle remorquait, puis de l'amarrer en toute hâte à quai et de rallier son bord au milieu d'une grêle de biscaïens et de balles dont plusieurs traversèrent les bordages de l'embarcation.

Il y eut des plaintes motivées, auxquelles on répondit par des excuses et par des explications qui n'en étaient pas. L'orage qui vint à éclater et une pluie torrentielle amenèrent la fin des hostilités pour ce jour-là.

Le héros de la bataille fut, sans contredit, un maître Aliboron qui vint, au milieu de la fusillade et de la mitraillade, faire une fugue sur le champ de bataille, secouant ses oreilles et lançant des ruades dans toutes les directions. Ce brave animal, dont les élans de gaieté défiaient les balles et les biscaïens qui pleuvaient autour de lui, après avoir usé sa première ardeur, se mit tranquillement à brouter puis à suivre et regarder curieusement les parlementaires qui se succédèrent après l'affaire. Mais il s'obstina, malheureusement pour lui, à vouloir bivouaquer sur le théâtre de ses lauriers et, dans la nuit, il fut victime d'une seconde fusillade qui s'engagea vers les deux heures du matin.

Le lendemain, les Napolitains plièrent leurs tentes, démolirent un grand bâtiment en planches qui leur servait de magasin, firent rentrer leur grand'garde et reculèrent leur ligne de vedettes jusqu'au milieu de Terranova, ce qui n'empêcha pas la même comédie de se renouveler presque chaque jour avec une mise en scène analogue.

Cependant le temps passait, et à chaque nouveau soleil on se demandait: «Mais où est donc le Dictateur?» Mille bruits et mille versions circulaient. Le général Garibaldi était allé, disait-on, tout simplement à Naples. D'autres le faisaient prendre terre à Salerne avec une armée de volontaires piémontais. L'affaire se compliquait. On se mit alors à ruminer les faits passés.

Presque toute la marine à vapeur est absente. Qui sait où elle est? Personne. On attendait de Palerme deux nouveaux bateaux à vapeur. Où sont-ils? Tout le monde l'ignore. Beaucoup de nouveaux corps de volontaires avaient été concentrés à Milazzo. Que sont-ils devenus? Parbleu! voilà l'histoire: les vapeurs ont embarqué les troupes sans tambours ni musiques; ils sont partis de même, ont attendu au large de Salerne le navire de Garibaldi et on est débarqué.—Chacun répète en ville cette petite historiette et on unit par y croire. Deux jours se passent. On attend toujours avec anxiété l'arrivée d'un navire quelconque qui va, certainement, apporter des nouvelles officielles du débarquement à Salerne et de la marche en avant de l'armée indépendante. Espoir déçu! Rien ne paraît et tout le monde de répéter: Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?

Mais voilà bien une autre histoire. Un petit bateau calabrais annonce à son de trompe à qui veut l'entendre que l'on est allé jusque dans le porte de guerre napolitain de Castellamare, près de Naples, attaquer un vaisseau, le Monarc, en cours d'armement. Évidemment, pour qui connaît le caractère entreprenant et souvent téméraire du Dictateur, ce doit être lui qui a tenté le coup de main. Mais on a échoué tout en tuant le capitaine; seulement si le navire eût été armé, on l'eût enlevé. Ce qui n'empêchait pas que l'on eût été obligé de s'en aller plus vite que l'on n'était venu, etc., etc.

Arrive un capitaine de navire de commerce sarde, tombant tout exprès du ciel à Messine, qui raconte comme quoi il a vu le général Garibaldi, bien vu en personne, à la baie des Orangers, en Sardaigne.—Ce n'est donc pas lui qui était à Castellamare ni à Salerne? répète tout le monde en choeur.—Mais en voici un autre qui prétend aussi l'avoir vu à Cagliari; puis un autre encore qui assure que le général est allé tout tranquillement à Palerme.

Un dernier jure, par la barbe de Mahomet, que toutes ces nouvelles sont erronées et que lui seul sait la vérité; lui qui arrive de l'île de Maddalena, lui qui a vu le Dictateur tranquillement occupé à visiter sa maisonnette de Caprera dans l'île du même nom. «Quand il est débarqué, ajoute-t-il, tous les habitants l'auraient volontiers porté en triomphe jusqu'à son ermitage. Il a eu toutes les peines du monde à éviter cet honneur.»

On écoute, la bouche béante; mais, en revanche, on n'y comprend plus rien. Le général, tout à la fois à Salerne, à Naples, à Caprera, à la baie des Orangers, à Cagliari, à Palerme, c'est de la magie; les plus forts y perdent leur latin, et on renonce, jusqu'à nouvel ordre, à expliquer ce rébus dont l'arrivée seule du Dictateur pourra donner la clef.

Voilà, en effet, qu'un beau matin un vapeur anglais, le Prince Noir, arrive à Messine. Du plus loin qu'on l'aperçoit, on reconnaît sur son pont les uniformes garibaldiens. Le navire entre bientôt dans le port et vient mouiller près du fort San-Salvador. Le général Garibaldi, le général Türr, le colonel Vecchi, le colonel Bordone, etc., sont à bord. Le Dictateur débarque aussitôt, et se rend de suite à bord du Queen of England, sa nouvelle corvette, puis, de là à terre où il est reçu, comme toujours, aux acclamations de tout le monde.

Maintenant, voici les faits dans toute leur vérité: le général était allé effectivement à la baie des Orangers, à la Maddalena, à Caprera, à Cagliari, à Palerme, et à Milazzo.

Sur le point d'entrer sérieusement en campagne et en présence des forces accumulées par le gouvernement napolitain dans les Calabres, le Dictateur voulait, avant de se lancer dans les hasards de la seconde période de cette guerre, réunir tous ses moyens d'action; or depuis quelque temps il attendait des renforts qui n'arrivaient pas et qui, malgré les promesses de Bertani, paraissaient vouloir rester en route; il savait cependant que plusieurs convois avaient quitté Gênes et quelques autres points du littoral piémontais, et devaient se réunir en Sardaigne pour opérer tous ensemble leur débarquement au port de Sicile qui leur serait indiqué.

De longs jours s'étaient passés, et rien n'annonçait leur arrivée. Le Dictateur paraissait inquiet et préoccupé: il avait été prévenu sans doute par des dépêches de Turin qu'il se tramait quelque chose comme d'enlever ces renforts à l'armée méridionale et les envoyer opérer pour leur propre compte un débarquement sur les plages romaines. Ce projet insensé, conçu par je ne sais qui, existait réellement, et c'était juste ce qu'il fallait pour porter à la cause italienne un coup mortel. Cette tentative, sans avoir aucune espèce de chance de réussite, perdait certainement à tout jamais le parti que représentaient le Dictateur et son armée. En face d'événements qui pouvaient tout compromettre, Garibaldi se hâta de gagner la baie des Orangers en Sardaigne, point de rendez-vous des nouveaux volontaires. Que se passa-t-il? on n'en sait rien au juste. Ce qu'il y a de positif, c'est que le général Garibaldi les harangua et les fit rembarquer immédiatement pour Cagliari d'où ils purent être dirigés en toute hâte sur Palerme et Milazzo. Ces nouveaux renforts s'élevaient à près de six mille hommes: c'étaient des troupes tout organisées, il n'y avait qu'à les aligner sur un champ de bataille.

De la baie des Orangers, le général Garibaldi se dirigea sur l'île de la Madeleine, dans les Bouches de Bonifacio, dont il était peu éloigné: il n'avait pas voulu venir aussi près de son ermitage de Caprera sans revoir ces lieux qui lui rappelaient tant de souvenirs d'affection et tant de soucis, de projets et d'inquiétudes. En quelques heures à peine il arrivait avec le Washington au mouillage de la Madeleine en passant par le canal de l'Ours. C'est un des plus ravissants sites que l'on puisse voir, malgré sa sauvagerie et son aridité.

A peine l'arrivée du Dictateur fut-elle connue que la ville entière se précipita au-devant de lui, on l'eût en effet volontiers porté en triomphe jusqu'à sa petite maisonnette.

Il ne sera peut-être pas indifférent de donner quelques détails sur l'habitation de Garibaldi. Que l'on se figure une petite maison carrée, élevée seulement d'un rez-de-chaussée avec trois fenêtres sur chaque côté, une varanda sur la façade et un petit sémaphore rond sur la terrasse, dans lequel on peut à peine se tenir debout. A gauche, en regardant la maison, deux baraques de bois, dont l'une sert de cuisine et que le général habitait pendant que l'on construisait, comme il le disait, son château. Derrière ces deux baraques, un four. Devant la maison, un enclos en pierres sèches fermant un jardin dans lequel poussent à grand'peine cinq ou six figuiers étiques, quelques courges et de maigres légumes qui ont l'air tout étonné d'avoir pu percer la couche de cailloux au travers desquels ils se sont frayé passage. Puis des lichens, des bruyères odorantes et quelques fleurs sauvages aux parfums balsamiques. L'intérieur de la maison se divise en trois ou quatre pièces habitables; deux, les seules occupées, sont à peine meublées. L'une, la salle à manger, possède une chaise; l'autre est la chambre à coucher, sous laquelle se trouve la citerne: elle est par ce fait fort malsaine; cependant le général n'a jamais voulu en habiter d'autre. Dans cette dernière se trouve un lit en fer sans rideaux, une vieille table vermoulue, deux chaises sans dossiers et une ancienne armoire. Chacun de ces meubles est un souvenir de sa mère et de sa femme, morte à la tâche en partageant ses fatigues dans la campagne de Rome. Il y a aussi, appendu au mur, un médaillon contenant des cheveux de cette compagne dévouée, un portrait d'elle, un autre de Vecchi, son aide de camp et son ami, l'historien de l'Italie opprimée qui deviendra plus tard l'historien de l'Italie affranchie, et qui, quoique fort riche, partage depuis longtemps les fatigues du général; ses deux fils sont officiers dans la marine piémontaise. Quant au restant des appartements, peu nombreux, ils servent de débarras et leurs fenêtres sont veuves de presque toutes leurs vitres. On comprend, en voyant cette habitation, qu'elle est souvent solitaire et privée de ses propriétaires.

Mais ce qu'il y a de splendide, c'est la vue dont on jouit de quelque point que ce soit de la propriété. Dans le Nord, la ville de la Maddalena, et les hauteurs couvertes de fortifications qui sont en arrière, les Bouches de Bonifacio, les côtes de Corse; dans l'Est, la mer, l'entrée des Bouches, le feu de Razzoli; dans le Sud, les hautes montagnes de la Sardaigne sur un des contre-forts desquelles apparaît, se découpant en silhouette sur le ciel, l'ours gigantesque formé par un éboulement de rochers et qui a donné son nom au canal qui communique du port de la Maddalena avec la haute mer; dans l'Ouest, encore la Sardaigne, des collines couvertes de pins et de campagnes toujours vertes aux reflets irisés. Il y a de quoi contenter l'amateur de points de vue le plus difficile.

Garibaldi parut éprouver un grand bonheur à faire visiter son maigre manoir à ses compagnons d'armes. Malgré lui, il montra que les propriétaires sont les mêmes partout. Après quelques heures données à ses souvenirs, il repartait en donnant une vigoureuse poignée de main au vieux pâtre et fermier tout à la fois qui sert de garde général à son domaine. Une particularité curieuse et qui étonna singulièrement ceux qui n'avaient pas été initiés à la vie intime du Dictateur à Caprera fut de voir accourir au-devant de lui, aussitôt qu'il parut aux confins de son territoire, une petite vache qui vint recevoir ses caresses avec les démonstrations de la joie la plus vive, mais en regardant fortement de travers et avec méfiance ceux qui accompagnaient le général; elle avait évidemment aussi envie de leur donner des coups de corne qu'elle était contente de caresser son maître. Cet animal, qu'il avait élevé lui-même et nommé Brunettina, obéit à sa voix comme le chien le plus soumis obéirait à son maître. Dans la vie d'un homme comme Garibaldi, le plus petit détail devient intéressant.

En quittant Caprera, Garibaldi se dirigea sur Cagliari pour hâter le départ de ses transports et, de là, sur Palerme, où il ne resta que quelques heures; il fit route ensuite sur Milazzo. Le vapeur anglais le Prince Noir en partait en ce moment pour Messine, et le général fit demander pour lui et sa suite un passage qui lui fut accordé avec empressement.

Quant à l'affaire du Monarc, il va s'en dire que Garibaldi y était tout à fait étranger et que ce coup de main, aussi mal conçu que maladroitement dirigé, avait été tenté non-seulement sans son consentement, mais même contre ses ordres. Certes ceux qui se jetaient, tête baissée, dans une entreprise aussi téméraire montraient un courage digne d'un meilleur succès, mais dans des opérations de ce genre, il faut surtout une direction intelligente et une expérience à toute épreuve. Cette tentative avortée et qui, de part et d'autre, coûta la vie à plusieurs officiers, fut généralement mal vue et hautement désapprouvée.

La première visite du Dictateur à son retour fut pour le Faro, d'où chaque jour et presque chaque nuit on réussissait à jeter de faibles détachements de volontaires sur les côtes de Calabre. Les travaux de fortification avaient été entièrement terminés et presque toute l'escadre dont pouvait disposer le général s'y trouvait alors réunie, elle se composait de:

Le Tukery (ancien Véloce) armé, portant 800 hommes.
Le Washington 800
L'Orégon (Belzunce) 300
Le Calabria (Duc de Calabre) 200
L'Elba 200
Le City of Aberdeen 1,200
Le Torino 1,500
Le Ferret, armé 200
L'Anita (Queen of England) armé 1,800
L'Indipendente, armé 1,700
Un autre (nom inconnu) armé 800
plus, environ 250 bateaux de flottille, dont 20 ou 30 armés de pierriers ou de petits obusiers de 4.


C'était donc un total d'à peu près 10,000 hommes sans compter ceux de la flottille, que l'on pouvait débarquer en un seul voyage sur la terre ferme. Quant à la cavalerie et à l'artillerie, elles étaient, comme il a été dit plus haut, destinées à être embarquées sur des bateaux disposés ad hoc et où les précautions les plus grandes étaient prises pour que le débarquement pût s'opérer d'une manière prompte et facile en face de l'ennemi.

Les Napolitains avaient, pendant l'absence du général, évacué les citadelles d'Augusta et de Syracuse. Leurs garnisons avaient été rejoindre en Calabre les armées de Palerme, de Milazzo et de Messine. Chaque soir, de la côte sicilienne on apercevait de l'autre côté du détroit les feux allumés dans la montagne par les volontaires et les insurgés de la Calabre. On en avait, du reste, journellement quelques nouvelles, tantôt par des Calabrais, d'autres fois par des volontaires expédiés par Missori. Ils avaient eu plusieurs engagements avec les Napolitains, et avaient eu deux hommes tués et deux blessés. Ils leur avaient aussi fait éprouver quelques pertes et leur avaient pris plusieurs hommes. Ils restèrent douze jours dans les montagnes et comptaient parmi eux Mario Alberto, le mari de la célèbre miss White et le colonel Massolino, commandant en second. Presque chaque nuit, dans la ville, des déserteurs trouvaient moyen de passer aux Garibaldiens, les généraux de l'armée royale estimaient eux-mêmes à plus de dix mille le nombre des désertions depuis le commencement de la guerre.

Les deux ou trois jours qui suivirent le retour du général Garibaldi virent arriver dans le port même de Messine plusieurs vapeurs chargés de volontaires; en passant à côté du fort San-Salvador, il y avait souvent échange de paroles peu amicales entre les soldats napolitains et les casaques rouges.

Plus que jamais tout fut au débarquement, on recommença à masser les troupes au Faro. A quelque prix que ce fût on enrôlait des matelots partout où l'on en trouvait.

Les deux frégates sardes mouillées dans le port ainsi que la frégate anglaise eurent de nombreux déserteurs, au grand mécontentement de leurs commandants.

Presque chaque jour il y avait des coups de canon échangés du Faro, soit avec les forts de Pezzo, d'Alta-Fiumare ou de la Torre del Cavallo, soit avec l'escadre qui paraissait vouloir prendre une part plus active à la défense des côtes de Calabre; mais ce feu à longue portée avait un résultat à peu près nul; les boulets napolitains tombaient à moitié distance et quelques-uns seulement de ceux du Faro venaient en mourant atteindre de temps à autre leur but. Le 15 août, il y eut aussi une vive alerte. Le Descartes, frégate à vapeur française, ayant, à huit heures du matin, fait une salve pour la fête de l'Empereur, on crut au Faro à un bombardement par la citadelle. La même panique se produisit en ville. Aux deux ou trois premiers coups, tous les habitants se précipitèrent aux portes et aux fenêtres pour étudier avec anxiété l'explosion des projectiles. Toutes les troupes se prirent à courir aux armes. Heureusement quelques personnes mieux avisées, après avoir compté vingt et un coups, jugèrent que ce devait être un salut et tranquillisèrent la foule à laquelle d'ailleurs les nouvelles arrivant du quai rendirent immédiatement sa quiétude du matin. Les bâtiments de guerre étrangers sur rade s'empressèrent aussi, eux, de fêter par des salves et en se pavoisant la fête du souverain français. Les Napolitains seuls, forts et bâtiments de guerre, s'abstinrent de toute politesse. C'était au moins une inconvenance.

Dans le port de Messine on s'occupait activement de l'armement du Queen of England, baptisé l'Anita en l'honneur de la femme de Garibaldi, ainsi que de celui d'un autre vapeur à grande vitesse et à aube, nouvellement acheté aux Anglais. L'escadre napolitaine paraissait inquiète et l'amiral qui la commandait avait demandé des renforts immédiats à Naples, n'ayant pas, disait-il, et cela était vrai, un seul bâtiment à opposer à l'Anita, qui devait porter vingt-deux canons Amstrong, mais qui, de fait, n'était qu'un grand bateau à hélice fort cassé et dont l'échantillon eût permis difficilement la moitié de cette artillerie.

Un nombreux convoi d'armes, débarqué en ce moment à Messine, ainsi que celles apportées par Alexandre Dumas, permirent d'armer avec des carabines de précision plusieurs bataillons de chasseurs qui jusque-là avaient conservé le fusil de munition.

Le 18 août, arrivaient encore plusieurs transports chargés de volontaires piémontais et toscans. Toutes ces troupes, aussitôt débarquées, étaient acheminées sur le Faro où l'armée nationale était concentrée. On apprenait aussi que la brigade Ehber et celle de Bixio marchaient sur Messine et devaient être déjà à Taormini et même plus près. Mais rien n'avait transpiré des projets du général Garibaldi. Toute l'escadre, moins trois ou quatre vapeurs, était mouillée sous les batteries du Faro. On supposait les absents en mission vers Palerme ou Milazzo.

Le 17 au soir, le général Türr avait accompagné Garibaldi dans une reconnaissance sur la route de Taormini. Le 18, tout le monde, excepté les intimes, croyait Garibaldi au Faro, lorsque le 20, au matin, le Béarn, paquebot des messageries impériales, arrive du Levant eu relâche à Messine et annonce qu'il a aperçu en entrant dans le détroit, à quelques milles dans le Sud de Reggio, deux navires dont l'un est à la côte, et qui viennent de débarquer une grande quantité de soldats paraissant Garibaldiens. Il ajoutait qu'au moment de son passage, l'escadre napolitaine s'approchait du lieu du débarquement et que deux corvettes avaient immédiatement ouvert leur feu contre les troupes débarquées et sur le bâtiment échoué. Le point qu'il désignait pour théâtre de cet événement était la Torre delle Armi, au-dessous du village de Mileto.

Grande rumeur dès lors, et bientôt le débarquement officiel de l'armée nationale est annoncé par une proclamation. Le soir, la ville est brillamment illuminée et l'on attend avec une vive impatience les détails qui ne manqueront pas d'arriver le lendemain.

Voici ce qui s'était passé.

Depuis quelques jours, les brigades Bixio et Ehber ne faisaient que marches et contre-marches. Ces brigades avaient accaparé plusieurs grands bateaux sur lesquels avaient même eu lieu quelques préparatifs d'embarquement. Dès le 17, la brigade de Bixio était à Giardini, et celle de Türr à Taormini.

Le 17, dans l'après-midi, deux bateaux à vapeur, le Franklin et le Torino, viennent mouiller à Taormini. Le Franklin, plus près de terre et le Torino plus au large. L'embarquement de la brigade du général Türr commença immédiatement. A cinq heures environ, l'opération était terminée et les deux vapeurs faisaient route de conserve pour Giardini.

Le 18, au matin, on commençait l'embarquement de la brigade Bixio. Vers une heure, le général Garibaldi arrivait et pressait activement le départ. A huit heures du soir, il était terminé. Les deux capitaines des bâtiments avaient dû être provisoirement relevés de leurs commandements. Garibaldi prit celui du Franklin, et Bixio celui du Torino. On appareilla vers les onze heures du soir. Le 19, au petit jour, on était sur la côte de Calabre à la Torre delle Armi, près de Mileto, village situé au sommet d'un mamelon.

Une magnifique plage de sable, où la mer brise à peine, s'étend au loin avec complaisance, offrant toutes facilités au débarquement. Sur la droite, à l'extrémité de la plage, on distingue une église et un peu en arrière, à moitié côte, le télégraphe. Les deux navires ont le cap à terre. Vis-à-vis d'eux, on aperçoit la route royale qui longe la côte et une belle magnanerie dont les plantations vont en s'élevant par étages. L'habitation est au sommet du premier plateau derrière lequel s'élèvent en amphithéâtre une foule de points culminants étages les uns au-dessus des autres.

De Napolitains, pas de traces. Seulement on distingue, à douze milles environ dans le Nord, les fumées de leur escadre. Le Torino marche toujours à grande vitesse et s'échoue; mais le fond est de vase molle et le navire reste horizontal. Le Franklin arrive presque aussitôt; il stoppe à temps et évite le sort du Torino. Immédiatement le débarquement commence sans autre ressource que les embarcations des deux navires. Cependant il s'opéra avec une telle activité, chacun y apporta tant de bonne volonté que, trois heures après, tous les volontaires se trouvaient à terre et les deux brigades étaient organisées et mises en mouvement.

A l'instant où elles venaient de prendre position sur les premières hauteurs en arrière de la plage, tandis que le quartier général s'établissait dans l'habitation de la magnanerie, on vint prévenir le Dictateur que l'escadre napolitaine se dirigeait à toute vapeur vers le lieu du débarquement. Ordre fut donné de suite au Franklin, qui essayait de renflouer le Torino de l'abandonner et d'appareiller à l'instant pour Messine en faisant fausse route. Quant à l'équipage du Torino, il reçut l'ordre d'évacuer le navire. Dans ce moment, une corvette napolitaine, arrivée à portée, commençait à tirer. On voulut mettre le feu au bâtiment; mais ce fut en vain. Les matelots, qui, à ce qu'il paraît, n'étaient pas payés pour se faire tuer, refusèrent obstinément d'armer une embarcation pour retourner à bord. La seconde corvette, aussitôt à portée, ouvrit également son feu, non-seulement sur le Torino, mais encore et surtout sur les colonnes de Garibaldiens qu'elle apercevait à terre. L'ordre fut alors donné aux troupes de descendre dans le ravin derrière les hauteurs sur lesquelles elles étaient campées. Comme on n'avait pas d'artillerie pour répondre au feu de l'escadre, il n'y avait pas d'autre parti à prendre.

Pendant plus d'une heure, les corvettes continuèrent leur canonnade. C'est en ce moment que passa le Béarn.

Une autre corvette napolitaine, restée en arrière, se détacha immédiatement pour lui courir sus. Mais, quand elle eut reconnu, en s'approchant, l'énormité de ce transatlantique et surtout le pavillon français, elle se hâta de rejoindre ses conserves.

Bientôt, les corvettes napolitaines arment des embarcations et les envoient à bord du Torino. Des amarres sont établies et les corvettes essayent aussi, mais en vain, de le désensabler. Ne pouvant y réussir, pas plus que le Franklin, elles finissent par le piller et y mettre le feu.

L'armée passa cette première nuit dans un fiumare, à un mille et demi environ du lieu du débarquement. Quelques volontaires calabrais, accourus incontinent, assurèrent au général Garibaldi qu'il n'y avait, dans les environs, aucune troupe royale. Cependant, on s'éclaira avec soin et on fit bonne garde.

Les deux brigades trouvèrent peu de ressources en approvisionnements. Le 20, à deux heures du matin, on se mettait en route, marchant en colonnes et par sections. La division d'avant-garde se composait du demi-bataillon de droite des chasseurs génois commandés par Menotti; puis venait la première brigade commandée par Bixio, à la tête de laquelle marchait Garibaldi, la brigade Ehber et enfin le deuxième bataillon de chasseurs génois qui servait d'arrière-garde. Le demi-bataillon de gauche de Menotti était déployé en éclaireurs sur le flanc droit de la colonne. Quoiqu'il fit une chaleur atroce, on marchait gaiement et en chantant comme s'il s'agissait simplement d'un changement de garnison. De toutes parts les habitants accouraient, saluant la colonne de mille vivat. On marcha ainsi jusqu'à sept heures du matin, et on prit un moment de repos dans un endroit où la route se dissimule entre deux collines. A onze heures et demie, on arrivait au petit village de San-Lazaro où l'on s'arrêta pour se reposer jusqu'à la nuit tombante. Des grand'gardes avaient été placées assez loin en avant du village, et les volontaires avaient reçu l'ordre de ne pas s'éloigner un instant de leurs faisceaux. A sept heures du soir, la petite armée quittait San-Lazaro, se dirigeant directement sur Reggio. A minuit, on faisait halte, et le général Garibaldi, ayant réuni les généraux et les officiers supérieurs, prenait ses dispositions d'attaque. Il fut décidé qu'on changerait de route, et qu'on prendrait à travers champs vers la montagne. A trois heures du matin, on descendit sur les faubourgs de Reggio, et à trois heures et demie, la fusillade s'engageait avec quelques compagnies napolitaines postées sur la route, qui furent rapidement mises en déroute par deux bataillons garibaldiens et faites presque entièrement prisonnières. Le bataillon de chasseurs génois de Menotti se précipita au pas de course dans les rues du faubourg, appuyé par la première brigade. En un instant, le bataillon napolitain qui l'occupe, quoique embusqué dans les maisons, les vignes et les jardins, est refoulé vers la ville où il se hâte de se réfugier. Les Garibaldiens y entrent pêle-mêle avec lui. Vers midi, le fort de la Marine, situé au bord de la mer et armé de seize pièces de canon de gros calibre, ouvrait ses portes, baissait son pont-levis et se rendait avec armes et bagages sans brûler une amorce.

Ce fort n'était, à proprement parler, qu'une batterie dirigée contre la mer, mais fermée à la gorge par une muraille bien crénelée, percée de plusieurs embrasures armées d'obusiers et de pièces de 12. Le général Garibaldi s'y reposa quelques instants, puis, se mettant à la tête de la deuxième brigade, il fit un mouvement de flanc pour tourner les hauteurs du château. Le général Bixio venait d'être blessé légèrement au bras gauche, il avait eu son cheval tué sous lui et son revolver cassé à sa ceinture par une balle.

Pendant que le général Garibaldi opérait son mouvement tournant, la première brigade se ralliait au fort de la Marine pour commencer l'attaque de la ville.

Le château de Reggio, situé au sommet du mamelon sur lequel la ville s'élève en amphithéâtre, envoyait des volées de canon dans toutes les directions et partout où il pensait pouvoir atteindre les assaillants. La place fut bientôt attaquée par trois points à la fois: la grande rue, les hauteurs en arrière du château et les quais. C'est surtout dans la grande rue que le combat fut le plus vif. Massés sur la place du Dôme, appuyés par une batterie d'artillerie et ayant sur leur droite une petite rue fortement barricadée et conduisant au château, les Napolitains, en bataille sur la place, embusqués sur le perron de la cathédrale et aux fenêtres, s'apprêtaient à faire une vigoureuse résistance. Ils avaient une grande confiance dans leur position, pensant qu'ils ne pouvaient être attaqués que de front et avec un grand désavantage.

Le combat se prolongea effectivement sur ce point jusque vers le soir; mais enfin, vigoureusement abordées à la baïonnette, les troupes royales durent battre en retraite et en désordre sur le château, abandonnant six des huit pièces qui étaient en batterie sur la place.

Vers les dix heures du soir, le bataillon de Menotti attaquait de front une forte barricade barrant le passage qui conduit de la grande rue au château, à deux cents mètres tout au plus de celui-ci et sous un feu plongeant des plus dangereux. Le combat fut long; mais, intrépidement entraînés par Menotti, les chasseurs génois finissent par se précipiter à la baïonnette sur la barricade dont ils s'emparent vers les trois heures du matin, et dans laquelle ils s'établissent pendant que les royaux se replient pas à pas vers le château sans ralentir leur feu. La ville était donc au pouvoir de l'armée nationale. Le reste de la nuit, les canonniers du château continuèrent à envoyer, de ci de là, quelques paquets de mitraille et quelques boulets, mais sans résultat.

Le matin, de bonne heure, l'armée nationale, décidée à en finir, commença ses dispositions d'attaque contre le château. Il n'en fallut pas davantage pour déterminer le général Vial à proposer l'évacuation. Cette offre fut acceptée immédiatement. C'était le 21, au matin, que se passaient ces événements.

La capitulation fut bientôt convenue et signée. La garnison remettait le château et tout son matériel: artillerie, armes, approvisionnements et munitions, au général Garibaldi. Les troupes royales, avec armes et bagages, mais sans munitions, devaient descendre sur le quai qui leur était réservé jusqu'à leur départ. Aussitôt convenu aussitôt fait, et immédiatement les Napolitains gagnèrent l'emplacement où ils devaient attendre leur embarquement, pendant que l'armée nationale, pressée de marcher en avant, commençait son mouvement sur San-Giovanni où, disait-on, deux divisions l'attendaient dans des positions formidables et fortifiées de longue date.




VII


Pendant que Garibaldi attaquait Reggio, le canon grondait partout dans le détroit; les batteries du Faro échangeaient des boulets avec un ou deux navires de l'escadre napolitaine, ainsi qu'avec les forts de Pezzo, de la Torre del Cavallo et d'Alta-Fiumare, à propos d'un débarquement qui avait lieu près de la Bagnara.

Dans la matinée du 21, de très-bonne heure, le général Cosenz était descendu en Calabre, près de Scylla, avec une brigade composée de douze cents hommes environ, un bataillon de chasseurs génois et le bataillon français commandé par de Flotte.

C'est à l'entrée d'un grand fiumare, près d'un petit village, entre Scylla et la Bagnara, que les troupes furent mises à terre. Le bataillon français, débarqué un des premiers, repoussa les quelques troupes napolitaines expédiées de la Bagnara, et bientôt toute la colonne prit la route de Solano, village situé dans la montagne, à cinq heures de marche environ du lieu de débarquement. Elle fut aussitôt assaillie de toutes parts par les royaux, qui occupaient les hauteurs et s'étaient retranchés dans une petite maison blanche où l'on avait établi un avant-poste. Le bataillon français fut envoyé par le général Cosenz pour en débusquer les Napolitains et s'emparer de la hauteur. Ce coup de main, hardiment exécuté, eut un plein succès. Malheureusement le commandant de Flotte fut tué roide d'une balle dans la tête à l'instant où, après avoir blessé deux officiers napolitains, il en faisait prisonnier un troisième.

Les soldats vengèrent terriblement leur chef, auquel le général Garibaldi fit rendre le surlendemain les honneurs militaires dans l'église de Solano. C'est sous une des dalles du choeur que les restes de de Flotte sont déposés et, par ordre du Dictateur, on doit y élever un monument.

Le bataillon français et son commandant furent mis à l'ordre de l'armée, et le capitaine Pogam en prit provisoirement le commandement.

La brigade de Cosenz, aussitôt les Napolitains repoussés, continua son mouvement en laissant Solano sur la gauche, et gagna les hauteurs pour arriver au-dessus de San-Giovanni, tournant ainsi complètement les positions napolitaines qui ne devaient pas tarder à être attaquées de front par le général Garibaldi.

Le 22 au matin, pendant que ce mouvement s'exécutait, un singulier événement se passait au Faro. Une grande frégate napolitaine à hélice, de soixante canons, entrait dans le détroit et venait reconnaître, à petite distance, les batteries du Faro avec lesquelles elle engageait une violente canonnade qui dura plus d'une demi-heure. Quelques instants après, un vapeur à hélice français, rangeant les côtes de Calabre, se présentait aussi à l'entrée du détroit et était reçu à coups de canon par le Faro. Ce ne fut qu'au dix-huitième coup que les canonniers reconnurent leur erreur et cessèrent le feu. Le lendemain 23, au matin, le Prony arrivait sur rade de Messine, et une demande de satisfaction était envoyée au commandant en chef de Messine. A midi, le Descartes appareillait avec le Prony pour aller mouiller sous le Faro et être prêt à agir si pareil événement se renouvelait.

Mais le général Türr, commandant le Faro, s'était hâté de répondre à la réclamation de notre consul à Messine, M. Boulard, et de lui transmettre ses profonds regrets pour l'erreur qui avait eu lieu bien involontairement. Au milieu du feu et sans longue vue, on n'avait pu distinguer le pavillon français, car celui des Napolitains, même à petite distance, permet à peine d'apercevoir les armoiries jaunes frappées sur le blanc du pavillon; en outre, les canonniers étaient sous l'influence de l'indignation causée par la conduite sans précédent de la frégate napolitaine, le Borbone, qui, arrivée dans le détroit sous pavillon français, avait tranquillement reconnu les batteries, pris une position avantageuse pour les attaquer, et commencé un feu meurtrier sur des hommes occupés sans défiance à la regarder. Ce n'est qu'à la deuxième bordée que le pavillon français avait été amené et remplacé par la bannière napolitaine. Sans prendre positivement ce fait pour excuse, le général offrait la plus ample satisfaction au commandant français, tout en flétrissant la conduite du bâtiment de guerre napolitain qui n'avait pas craint, en enfreignant toutes les lois maritimes internationales, d'être la cause de l'exaspération des Garibaldiens; ce qui les avait entraînés, dans leur exaltation, à tirer trop légèrement sur un navire dont ils ne distinguaient pas au juste la nationalité.

Nonobstant, les commandants des trois bâtiments de guerre français sur la rade de Messine, la frégate à vapeur le Descartes, et les avisos le Prony et la Mouette, avaient décidé que pendant que la Mouette se rendrait à Naples pour prévenir l'amiral de ces faits, le Descartes et le Prony iraient mouiller en branle-bas de combat près du Faro, de manière à être à même de repousser par la force une nouvelle agression de ce genre.

En conséquence, à midi, les deux navires s'étaient dirigés sur le Faro, au grand émoi de la population de Messine qui n'avait pas vu sans inquiétude les préparatifs de branle-bas exécutés à bord des bâtiments français. Il paraîtrait qu'une réponse peu convenable d'un autre officier général de l'armée garibaldienne, était venue détruire le bon effet produit par la lettre si convenable et si digne du général Türr, et avait rendu nécessaire cette démonstration de la part des commandants français. A deux heures environ, les deux navires jetaient l'ancre un peu en dedans de l'entrée du détroit, et dans une position où leurs batteries prenaient en enfilade toutes celles du Faro.

Ceci se passait le 23. Vers les six heures du matin, la frégate le Borbone se rapprochait du Faro et recommençait l'attaque des batteries. Pendant près de trois quarts d'heure, le feu fut très-animé des deux côtés; mais enfin la frégate se laissa culer et vint mouiller près de la citadelle où elle débarqua en toute hâte ses blessés.

C'est pendant cette opération que les deux bâtiments de guerre français quittaient eux-mêmes le port pour aller prendre leur position au Faro. Aussitôt qu'ils eurent jeté l'ancre, on vit que le Borbone se dirigeait dans le Sud, tenant le milieu du détroit, accompagné des quatre vapeurs royaux qui composaient en ce moment toute l'escadre. Quelques instants, elle resta stationnaire vis-à-vis Reggio, puis on la vit border ses voiles et laisser porter vent arrière dans le Sud, pour débouquer du détroit où on ne la revit pas, non plus que les bâtiments de guerre napolitains qui marchaient de conserve avec elle. Il était environ cinq heures du soir, au moment où, de l'autre côté du détroit, on apercevait le pavillon national arboré sur le fort de Pezzo.

Il ne restait qu'un petit vapeur de transport à San-Giovanni, ainsi que deux ou trois autres à Reggio, mais sous pavillon parlementaire: c'étaient ceux qui opéraient l'évacuation des troupes. A partir de ce moment, la libre circulation du détroit était donc abandonnée à l'escadre de Garibaldi sans que l'on pût expliquer ni comprendre une semblable détermination de la part de l'officier général qui commandait les forces de mer du roi des Deux-Siciles. Car il est évident qu'il aurait pu encore faire beaucoup de mal aux troupes nationales et appuyer de son feu, non-seulement les forts de Pezzo, Alta-Fiumare, Torre del Cavallo et Scylla, mais encore protéger les divisions de San-Giovanni, balayer la route royale qui suit le bord de la mer et rendre la marche des troupes nationales difficile et longue en les obligeant à prendre par la montagne.

Deux seules raisons peuvent, expliquer ce fait inouï: la première, la mauvaise volonté; la deuxième, c'est que la frégate le Borbone, qui devait se sentir mal à son aise depuis son premier engagement avec le Faro où elle avait abusé du pavillon français, put regarder comme un acte agressif contre elle-même l'appareillage des bâtiments français. Ceux-ci en effet, étant venus mouiller très-près des batteries, pouvaient lui donner à supposer qu'ils étaient peu disposés à souffrir une nouvelle attaque et prêts même à lui demander satisfaction. Dans ce cas, ce qu'elle avait de mieux à faire était évidemment de filer le plus rapidement possible, et c'est ce qu'elle fit.

Le même matin, deux heures environ avant l'affaire du Borbone et des batteries du Faro, un combat d'avant-garde s'engageait sur la terre de Calabre, au-dessous des hauteurs de San-Giovanni, entre les avant-postes napolitains et les avant-gardes du général Garibaldi.

Cette petite action eut lieu au milieu de champs de vigne et d'oliviers; malgré les avantages de leur position, les royaux durent, après une fusillade assez vive, et quoiqu'ils fussent soutenus par plusieurs obusiers qui envoyaient, dans la direction des tirailleurs ennemis, force obus et mitraille, se replier sur leurs positions de San-Giovanni. Le feu cessait vers les neuf heures du matin.

A partir de la même heure, l'armée nationale, au fur et à mesure que les troupes arrivaient, était dirigée par Garibaldi de manière à prolonger, par la droite, la gauche de l'armée napolitaine en contournant, par des sommets plus élevés, les positions militaires occupées par les deux divisions des généraux Melendez et Briganti.

Ces divisions comptaient environ dix mille hommes avec artillerie et cavalerie. Depuis longtemps déjà, cette armée était campée au même endroit et y avait accumulé de grands moyens de résistance. Elle occupait le sommet de deux plateaux, appuyant sa droite à un télégraphe et ayant son front défendu par un profond ravin. De plus, elle tenait sa communication avec le fort de Pezzo.

Pendant que les deux brigades commandées par le Dictateur exécutaient leur mouvement, les troupes de Cosenz qui, après l'affaire de Solano, avaient rapidement continué leur marche, commençaient à montrer leurs éclaireurs sur les sommets des plateaux en arrière de l'armée napolitaine. On aperçut bientôt leurs têtes de colonnes; puis, on vit ces troupes opérer le mouvement contraire à celui du général Garibaldi, c'est-à-dire s'étendre sur sa droite en prolongeant les derrières de l'armée napolitaine de manière à la cerner tout à fait et à lui couper la retraite sur les forts de Pezzo et de Scylla.

Après des efforts inouïs, les artilleurs de l'armée de Garibaldi étaient venus à bout de hisser sur la montagne, à force de bras et par des chemins épouvantables, quatre pièces d'artillerie. Pendant que ces diverses manoeuvres avaient lieu, les royaux demeuraient dans leur camp sans faire un seul mouvement ni défensif ni offensif. Leurs pièces en batterie restaient silencieuses, même en voyant les chasseurs de Menotti venir en éclaireurs jusqu'à deux cents mètres de leur camp. A trois heures de l'après-midi, le tour était fait et les Napolitains complètement isolés et coupés de leur base d'opération et de retraite.

Insensiblement les lignes de l'armée indépendante se resserrèrent. Il n'y avait plus à hésiter pour l'armée royale. Après s'être laissé tranquillement entourer, il fallait prendre un parti, mettre bas les armes ou se frayer une route sanglante au milieu des casaques rouges et racheter ainsi, par un trait de courage, l'ineptie ou la trahison des généraux.

Malheureusement pour elles, là comme presque partout, les troupes royales n'eurent que le courage de leur opinion, et leur profonde horreur pour la bataille leur fit prendre le parti, certes le moins dangereux, de décamper au plus vite et dans toutes les directions, abandonnant armes et bagages, effets et drapeaux.

Ce fut une débandade inouïe, une fuite insensée que rien ne pouvait arrêter.

Toute cette cohue, en pantalons de toile bleue et en vestes, se prit à courir à la fois au grand galop, et à travers champs, qui vers la plage, qui vers la route de Scylla; ceux-ci, prenant une autre direction, se précipitaient comme des grenouilles les uns par dessus les autres dans un fiumare au fond duquel ils arrivaient en pelote compacte et où, pendant qu'ils se cherchaient eux-mêmes dans ce pêle-mêle de bras et de jambes, ils étaient enterrés sous des camarades qui leur tombaient sur la tête; ceux-là, après avoir pris par une traverse et voyant devant eux et sur leur flanc des casaques rouges, se mettaient à tourner comme des lièvres au milieu de ce labyrinthe de baïonnettes bien inoffensives cependant, car ceux qui les portaient avaient pitié de ces malheureux fuyards qui semblaient avoir perdu la raison.

Bientôt la panique gagna le fort de Pezzo.

En voyant leurs camarades de San-Giovanni galoper à en perdre haleine sur la plage, les factionnaires commencèrent par déposer à terre sacs, fusils, sabres, gibernes, etc., puis, s'accrochant par les mains à la magistrale du rempart, ils se laissèrent glisser dans les fossés d'où, gravissant cahin-caha l'escarpe, ils se hâtèrent de se joindre aux ébats fugitifs des héros de San-Giovanni.

Quant à ceux qui étaient dans le fort, les plus pressés firent le saut par les embrasures. Ceux de garde à la porte trouvèrent plus court de l'ouvrir et de détaler par ce chemin, en sorte qu'en quelques minutes il n'y resta plus qu'un Garibaldien stupéfait qui, arrivé là par hasard, ne trouva rien de plus simple que de se nommer gouverneur provisoire et, en cette qualité, de se donner l'ordre de rester en faction à la porte du fort, ordre qu'il exécuta gravement en attendant que quelques autres compagnons vinssent lui permettre d'y placer une garnison. Il va sans dire que quelques paysans ou habitants des environs regardaient cette triste comédie, les mains dans leurs poches et paraissant aussi peu soucieux du désastre des royaux que du succès de l'armée nationale. C'est pénible à dire, mais ce fut ainsi.

En somme, le 23, à cinq heures, les deux rives du détroit appartenaient à l'insurrection, sauf Alta-Fiumare, la Torre del Cavallo et Scylla. L'escadre napolitaine avait disparu et toutes les troupes du Faro, embarquées à la hâte, traversaient en Calabre sous la protection du Véloce qui, à partir de ce moment, remplaçait, pour le compte du Dictateur, la croisière napolitaine évanouie dans le lointain vers le Sud.

Il y eut, dans cette inexplicable affaire de San-Giovanni, appelée aussi affaire du camp de Piala, une manoeuvre parfaitement entendue et encore mieux exécutée par les soldats de l'armée nationale, peu expérimentés cependant.

C'est à peine si le chiffre réuni des deux corps de Garibaldi et de Cosenz s'élevait à quatre mille hommes. Ils attaquaient, sans sourciller, un ennemi fort de plus du double et dans de superbes positions. A quoi donc, là comme dans la marine, attribuer un semblable sauve-qui-peut? Ce qu'il y eut de fâcheux encore pour l'armée royale, c'est que, parmi les troupes de Piala, se retrouvaient bon nombre des officiers de Milazzo qui ne devaient cependant plus servir pendant la guerre. La seule victime de cette affaire fut un pauvre soldat qui, arborant le pavillon parlementaire sur une petite maison blanche vis-à-vis les tirailleurs napolitains, fut tué d'un coup de fusil, ce qui faillit singulièrement embrouiller les choses.

En fait, y eut-il capitulation, oui ou non? Il paraît que oui, puisqu'il y a eu pavillon parlementaire, et puisqu'à la suite de cette capitulation le général Garibaldi laissa ces inoffensifs guerriers se retirer tranquillement par toutes les routes possibles, avec leurs effets personnels mais sans armes ni sacs. Seulement ce qu'il y a de plus positif encore, c'est, que les plus désireux de s'en aller, ceux qui savaient par expérience qu'un coup de feu maladroit entraîne une affaire, même contre la volonté des deux partis opposés, commencèrent bien certainement la déroute avant que les articles de la capitulation ne fussent ni clos ni signés.

Vers les six heures du soir la plage était couverte de fuyards napolitains qui y bivouaquèrent. Quant à la route royale, c'était une longue procession du même genre gagnant en toute hâte la petite ville de Scylla.

Le lendemain matin 24, de bonne heure, et à l'instant où les avant-gardes de l'armée nationale arrivaient à la hauteur des forts d'Alta-Fiumare et de la Torre del Cavallo, ceux-ci arboraient pavillon blanc et demandaient à se rendre aux mêmes conditions que l'armée de San-Giovanni, ce qui leur fut octroyé sans la moindre difficulté.

Le soir, l'armée de Cosenz, celle de Garibaldi, et toutes les troupes du Faro qui ne cessaient de passer d'un bord du détroit à l'autre, campaient autour de Scylla, et la Bagnara, qui est à onze kilomètres plus loin et sur le bord de la mer, était occupée par une avant-garde.

Ce même soir, on put assister à un spectacle splendide. Les deux rives du détroit, complètement illuminées sur toute leur étendue, offraient le tableau le plus magique qu'il soit possible d'imaginer. Il faut avoir vu une semblable féerie pour s'en rendre compte, car il n'est pas possible de la dépeindre.

Le lendemain matin 25, toutes les troupes ayant effectué leur passage, le général Garibaldi organisait une seconde armée sous la dénomination d'armée méridionale.

Elle devait se composer des nouveaux volontaires ainsi que des soldats et officiers de l'armée napolitaine qui venaient en assez grand nombre offrir leurs services.

Quant à la première armée, celle des volontaires de Marsala, Palerme, Milazzo, etc., elle devait conserver le titre d'armée nationale.

Le même jour, et pendant que les armées de l'indépendance marchaient sur la Bagnara, un vaisseau français, l'Impérial, arrivait à Messine pour remplacer le Descartes rappelé en France. Quant au Prony, il restait en station au Faro.


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