Quelques écrivains français: Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc.
The Project Gutenberg eBook of Quelques écrivains français: Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc.
Title: Quelques écrivains français: Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc.
Author: Emile Hennequin
Release date: May 1, 2004 [eBook #12289]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Tonya Allen, Wilelmina Mallière and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously
made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
at http://gallica.bnf.fr.,
QUELQUES
ÉCRIVAINS FRANÇAIS
FLAUBERT—ZOLA—HUGO—GONCOURT
HUYSMANS, ETC.
PAR
ÉMILE HENNEQUIN
1890
Contient:
GUSTAVE FLAUBERT
ÉMILE ZOLA
VICTOR HUGO
LES ROMANS D'EDM. DE GONCOURT
J.K. HUYSMANS
LA COURSE A LA MORT
PANURGE
DE LA PEINTURE
PRÉFACE
Ces articles ont été publiés à diverses époques dans diverses revues, et l'auteur se proposait de les revoir et de les compléter. Émile Hennequin, qui avait à un haut degré le respect de son talent et le respect du livre, n'aurait certainement pas consenti à former un volume d'études plus ou moins hétérogènes, qu'il n'y a pas de raison péremptoire pour réunir sous un même titre, et qui ne constituent pas un ensemble comme les Écrivains francisés. Soucieux de conserver tout ce qu'a produit ce rare esprit, nous n'avons pas cru devoir nous laisser arrêter par les considérations qui l'auraient arrêté lui-même, et il nous a semblé que, prise isolément, chacune des études que nous présentons aujourd'hui offrait un assez haut intérêt pour honorer encore la mémoire d'Émile Hennequin et pour entretenir les regrets de ceux qui ont vu disparaître avec lui une des plus belles intelligences et l'un des plus purs talents de la jeune génération.
L'Éditeur.
GUSTAVE FLAUBERT
ÉTUDE ANALYTIQUE
I
LES MOYENS
Le style; mots, phrases, agrégats de phrases. Le style de Gustave Flaubert excelle par des mots justes, beaux et larges, assemblés en phrases cohérentes, autonomes et rhythmées.
Le vocabulaire de Salammbô, de l'Éducation sentimentale, de la Tentation de saint Antoine est dénué de synonymes et, par suite, de répétitions; il abonde en série de mots analogues propres à noter précisément toutes les nuances d'une idée, à l'analyser en l'exprimant. Flaubert connaît les termes techniques des matières dont il traite; dans Salammbô et la Tentation, les langues anciennes, de l'hébreu au latin, aident à désigner en paroles propres les objets et les êtres. Sans cesse, en des phrases où l'on ne peut noter les expressions cherchées et acquises, il s'efforce de dire chaque chose en une langue qui l'enserre et la contient comme un contour une figure.
À cette dure précision de la langue, s'ajoute en certains livres et certains passages une extraordinaire beauté. Les paroles sollicitent les sens à tous les charmes; elles brillent comme des pigments; elles sont chatoyantes comme des gemmes, lustrées comme des soies, entêtantes comme des parfums, bruissantes comme des cymbales; et il en est qui, joignant à ces prestiges quelque noblesse ou un souci, figent les émotions en phrases entièrement délicieuses:
Et ailleurs:
Par un contraste que l'on perçoit déjà dans ce passage, Flaubert, précis et magnifique, sait user parfois d'une langue vague et chantante qui enveloppe de voiles un paysage lunaire, les inconsciences profondes d'une âme, le sens caché d'un rite, tout mystère entrevu et échappant. Certaines des scènes d'amour où figure Mme Arnoux, l'énumération des fabuleuses peuplades accourues à la prise de Carthage, le symbole des Abaddirs et les mythes de Tanit, les louches apparitions qui, au début de la nuit magique, susurrent à saint Antoine des phrases incitantes, la chasse brumeuse où des bêtes invulnérables poursuivent Julien de leurs mufles froids, tout cet au delà est décrit en termes grandioses et lointains, en indéfinis pluriels abstraits et approchés qui unissent à l'insidieux des choses, la trouble incertitude de la vision.
Cet ordre de mots et les autres, les plus ordinaires et les plus rares sont assemblés en phrases par une syntaxe constamment correcte et concise. Par suite de l'une des propriétés de la langue de Flaubert, de n'employer par idée qu'une expression, un seul vocable représente chaque fonction grammaticale et s'unit aux autres selon ses rapports, sans appositions, sans membres de phrase intercalaires, sans ajouture même soudée par un qui ou une conjonction. Chaque proposition ordinairement courte se compose des éléments syntactiques indispensables, est construite selon un type permanent, soutenue par une armature préétablie, dans laquelle s'encastrent successivement d'innombrables mots, signes d'innombrables idées, formulées d'une façon précise et belle, en une diction définitive. Cette parité grammaticale est le principal lien entre les oeuvres diverses de Flaubert. Sous les différences de langue et de sujet, unissant des formes tantôt lyriques, tantôt vulgaires, les rapports de mots sont semblables de Madame Bovary à la Tentation, et constituent des phrases analogues associées en deux types de période.
Le plus ordinaire, qui est déterminé par la concision même du style, l'unicité des mots et la consertion de la phrase, est une période à un seul membre, dans laquelle la proposition présentant d'un coup une vision, un état d'âme, une pensée ou un fait, les pose d'une façon complète et juste, de sorte qu'elle n'a nul besoin d'être liée à d'autres et subsiste détachée du contexte. Ainsi de chacune des phrases suivantes:
De la présence chez Flaubert de cette période statique et discrète, découlent l'emploi habituel du prétérit pour les actes et de l'imparfait pour les états; de là encore l'apparence sculpturale de ses descriptions où les aspects semblent tous immobiles et placés à un plan égal comme les sections d'une frise.
Ce type de période alterne avec une coupe plus rare dans laquelle les propositions se succèdent liées. Aux endroits éclatants de ses oeuvres, dans les scènes douces ou superbes, quand le paragraphe lentement échafaudé va se terminer par une idée grandiose ou une cadence sonore, Flaubert, usant d'habitude d'un «et» initial, balançant pesamment ses mots, qui roulent et qui tanguent comme un navire prenant le large, pousse d'un seul jet un flux de phrases cohérentes:
Et cette autre période, dans un ton mineur:
En cette forme de style Flaubert s'exprime dans ses romans, quand apparaît une scène ou un personnage qui l'émeuvent; dans Salammbô et la Tentation, quand l'exaltation lyrique succède au récit.
Ces deux sortes de périodes s'unissent enfin en paragraphes selon certaines lois rhythmiques; car la prose de Flaubert est belle de la beauté et de la justesse des mots, de leur tenace liaison, du net éclat des images; mais elle charme encore la voix et l'oreille par l'harmonie qui résulte du savant dosage des temps forts et des faibles.
Constitué comme une symphonie d'un allegro, d'un andante et d'un presto, le paragraphe type de Flaubert est construit d'une série de courtes phrases statiques, d'allure contenue, où les syllabes accentuées égalent les muettes; d'une phrase plus longue qui, grâce d'habitude à une énumération, devient compréhensible et chantante, se traîne un peu en des temps faibles plus nombreux; enfin retentit la période terminale dans laquelle une image grandiose est proférée en termes sonores que rythment fortement des accents serrés. Ainsi qu'on scande à haute voix, ce passage:
Et cet autre passage d'une mesure plus alanguie:
C'est ainsi, par des expansions et des contractions alternées, modérant, contenant et précipitant le flux des syllabes, que Flaubert déclame la longue musique de son oeuvre, en cadences mesurées. Et chacun de ses groupes de brèves et de longues est si bien pour lui une unité discrète et comme une strophe, qu'il réserve, pour les clore, ses mots les plus retentissants, les images sensuelles et les artifices les plus adroits. C'est ainsi que fréquemment, à défaut d'un vocable nombreux, il modifie par une virgule la prononciation d'un mot indifférent, contraignant à l'articuler tout en longues:
Joints enfin par des transitions ou malhabiles ou concises et trouvées, telles que peut les inventer un écrivain embarrassé du lien de ses idées, les paragraphes se suivent en lâches chapitres qu'agrège une composition ou simple et droite comme dans les récits épiques, ou diffuse et lâche comme dans les romans. L'Éducation sentimentale notamment, où Flaubert tâche d'enfermer dans une série linéaire les événements lointains et simultanés de la vie passionnelle de Frédéric Moreau et de tout son temps, présente l'exemple d'un livre incohérent et énorme.
Ainsi, d'une façon marquée dans les oeuvres où le style est plus libre des choses, moins nettement dans les romans, chaque livre de Flaubert se résout en chapitres dissociés, que constituent des paragraphes autonomes, formés de phrases que relie seul le rhythme et qu'assimile la syntaxe. Ces éléments libres, de moins en moins ordonnés, ne sont assemblés que par leur identité formelle et par la suite du sujet, comme sont continus une mosaïque, un tissu, les cellules d'un organe, ou les atomes d'une molécule.
Procédés de démonstration: descriptions, analyse: De même que l'écriture de Flaubert se décompose finalement en une succession de phrases indépendantes douées de caractère identiques, ainsi ses descriptions, ses portraits, ses analyses d'âmes, ses scènes d'ensemble se réduisent à une énumération de faits qui ont de particulier d'être peu nombreux, significativement choisis, et placés bout à bout sans résumé qui les condense en un aspect total.
La ferme du père Rouault, au début de Madame Bovary, puis le chemin creux par où passe la noce aux notes égrenées d'un ménétrier,—un canal urbain, un champs que l'on fauche dans Bouvard et Pécuchet, sont décrits en quelques traits uniques accidentels et frappants, sans phrase générale qui désigne l'impression vague et entière de ces scènes. Le merveilleux paysage de la forêt de Fontainebleau, dont l'idylle apparaît au milieu de l'Éducation sentimentale, est peint de même avec des types d'arbre, de petits sentiers, des clairières, des sables, des jeux de lumière dans des herbes; le fulgurant lever de soleil à la fin du banquet des mercenaires dans le jardin d'Hamilcar, est montré en une suite d'effets particuliers à Carthage, étincelles que l'astre met au faîte des temples et aux clairs miroirs des citernes, hennissements des chevaux de Khamon, tambourins des courtisanes sonnant dans le bois de Tanit; et pour la nuit de lune où Salammbô profère son hymne à la déesse, ce sont encore les ombres des maisons puniques et l'accroupissement des êtres qui les hantent, les murmures de ses arbres et de ses flots, qui sont énumérés.
Les portraits de Flaubert sont tracés par ce même art fragmentaire. Mannaëi, le décharné bourreau d'Hérode, la vieille nourrice au profil de bête qui sert Salammbô, sont dépeints en traits dont le lecteur doit imaginer l'ensemble. Que l'on se rappelle toutes les physionomies modernes que le romancier a mises dans notre mémoire, les camarades de Frédéric Moreau, les hôtes des Dambreux, le père Régimbard imposant, furibond et sec, Arnoux, la délicieuse héroïne du livre; puis la figure de Madame Bovary, les grotesques, Rodolphe brutal et fort, les croquis des comices, le débonnaire aspect du mari, et les merveilleux profils de l'héroïne,—toutes ces figures et ces statures sont retracées analytiquement, en traits et en attitudes; ainsi:
Et cet art de raccourci qui surprend en chaque être le trait individuel et différentiel, atteint dans la Tentation de saint Antoine une perfection supérieure; dans ce livre où chaque apparition est décrite en quelque phrases concises, il n'en est pas qui ne fixe dans le souvenir une effigie distincte, dont quelques-unes—la reine de Saba, Hélène-Ennoia, les femmes montanistes,—sont inoubliables.
Par un procédé analogue, fragmentaire et laborieux, Flaubert montre les âmes qui actionnent ces corps et ces visages. Usant d'une série de moyens qui reviennent à indiquer un état d'âme momentané de la façon la plus sobre et en des mots dont le lecteur doit compléter le sens profond, il dit tantôt un acte significatif sans l'accompagner de l'énoncé de la délibération antécédente, tantôt la manière particulière dont une sensation est perçue en une disposition; enfin il transpose la description des sentiments durables soit en métaphores matérielles, soit dans les images qui peuvent passer dans une situation donnée par l'esprit de ses personnages.
Le dessin du caractère de Mme Bovary présente tous ces procédés. Par des faits, des paroles, des gestes, des actes, sont signifiés les débuts de son hystérisme, son aversion pour son mari, son premier amour, les crises décisives et finales de sa douloureuse carrière. Par des indications de sensations, la plénitude de sa joie en certains de ses rendez-vous, et encore l'âme vide et frileuse qu'elle promenait sur les plaines autour de Tostes:
Pénétrant davantage la sourde éclosion de ses sentiments, d'incessantes métaphores matérielles disent le néant de son existence à Tostes, son intime rage de femme laissée vertueuse, par le départ de Léon et son exultation aux atteintes d'un plus mâle amant:
Et encore la contrition grave de sa première douleur d'amour:
Puis des récits d'imagination[1], aussi nombreux chez Flaubert que les récits de débats intérieurs chez Stendhal, complètent ces comparaisons, dévoilent en Mme Bovary l'ardente montée de ses désirs, l'existence idéale qui ternit et trouble son existence réelle. Des hallucinations internes marquent son exaltation romanesque quand elle vit à Tostes, amère et déçue; de plus confuses, le désarroi de son esprit tandis qu'elle cède à la fête des comices sous les déclarations de Rodolphe; d'autres, l'élan de son âme libérée quand elle eut obtenu de partir avec son amant; des imaginations confirment et attisent sa dernière passion que mine sans cesse l'indignité de son amant, et emplissent encore de terreur sa lamentable fin.
De ces procédés, ce sont les moins artificiels qui subsistent dans l'Éducation sentimentale; les personnages de ce roman sont montrés par de très légères indications, un mot, un accent, un sourire, une pâleur, un battement de paupières, qui laisse au lecteur le soin de mesurer la profondeur des affections dont on livre les menus affleurements. Les conversations de Frédéric et de Mme Arnoux, puis ce dîner où celle-ci, Mme Dambreuse et Mlle Roques, réunies par hasard, entrecroisent curieusement les indices de leurs amours et de leurs soucis, montrent la perfection de ce procédé, qui est encore celui des oeuvres épiques, et de tout psychologue qui ne substitue pas l'analyse interne à la description par les dehors.
Il faut retenir en effet combien ces procédés de Flaubert conviennent aux nécessités de son style. Un énoncé de faits, une métaphore, un récit d'imaginations se prêtent parfaitement à être conçus en termes précis, colorés et rhythmés. En fait, les plus beaux passages de Madame Bovary et de l'Éducation sont ceux où l'auteur s'exalte à montrer la pensée de ses héroïnes. Décrite comme une vision, frappée en éclatantes figures et chantée comme une strophe, elle donne lieu à de splendides périodes, où se déploient tous les prestiges du style.
L'art de ne révéler d'un paysage, d'une physionomie et d'une âme qu'un petit nombre d'aspects saillants, cette concision choisie et savante, ressortent encore des tableaux d'ensemble où se mêlent les péripéties et les descriptions. Que l'on prenne la scène des comices dans Madame Bovary, les files de filles de ferme se promenant dans les prés, la main dans la main, et laissant derrière elles une senteur de laitage, la myrrhe qu'exhalent les sièges sortis de l'église, les physionomies grotesques ou abêties de la foule, l'attitude nouvelle de Homais, les passes conversationnelles où Rodolphe conquiert la chancelante épouse, tout est saisi en de brefs aspects particuliers, sans le narré du train ordinaire qui dut accompagner ces faits d'exception. Dans l'Éducation sentimentale, cette contention et le choix adroit des détails significatifs tiennent du prodige. Une certaine phase que connaissent tous les habitués de traversées, est notée par ces simples mots: «Il se versait des petits verres». Les courses, l'attaque singulière du poste du Château-d'Eau pendant les journées de Février, qui est exactement ce qu'un passant verrait d'une émeute,—une séance de club, l'élégance et le luxueux ennui d'une réception chez un financier, sont décrits de même en traits discontinus et marquants. Et jusqu'aux merveilleuses et poignantes entrevues de Frédéric et de Mme Arnoux, à cette idylle d'Auteuil, où, vêtue d'une robe brune et lâche, elle promenait sa grâce douce sous des feuillages rougeoyants,—qui sont notées en faits indispensables et dépourvues de toute phraséologie inutile. Que l'on se rappelle, pour confirmer ces notions, les scènes exactes et comme perçues de Salammbô, ou l'extrême concision des préludes descriptifs dans la Tentation, les sobres et éclatantes phrases dans lesquelles un détail baroque ou raffiné révèle tout un temps; le festin d'Hérode, où, dans la succession des actes, pas une page ne souligne l'énorme luxure latente des convives qu'enivre la fumée des mets et la chaude danse de l'incestueuse ballerine; tous ces rayonnants tableaux sont peints en touches sûres et rares, qui ne montrent d'un spectacle que les fortes lumières et les attitudes passionnantes.
Caractères généraux des moyens: Nous venons d'analyser avec une minutie qui sera justifiée plus loin, les moyens dont use Flaubert pour susciter en ses lecteurs les émotions qui seront désignées. Leur caractère commun est aisé à démêler, et rarement, du style à la composition, de la description à la psychologie, des mots aux faits, un artiste a fait preuve d'une plus rigide conséquence.
Du haut en bas de son oeuvre, Flaubert est celui qui choisit avec rigueur et assemble avec effort des matériaux triés. Qu'il s'agisse de l'élection d'un vocable, il le veut unique, précis et tel que chacun ou chaque série réalise des idéaux sensuels et intellectuels nombreux. La syntaxe est correcte, sobre, liante, de façon à modeler des phrases presque toujours aptes à figurer isolées. Et comme cette rigueur concise exclut de la langue de Flaubert toute superfluité, des lacunes existent, ou le semblent, entre les unités dernières de son oeuvre; les paragraphes se suivent sans se joindre, et les livres s'étagent sans soudure.
De même, si l'on considère ses procédés d'écriture par le contenu et non plus par le contenant, les faits aussi soigneusement élus que les mots, forcés d'ailleurs d'être tels qu'on les puisse exprimer dans une langue déterminée,—sont significatifs pour qu'ils donnent lieu à de belles phrases, et significatifs encore, parce qu'ils résultent d'un choix d'où le banal est exclu.
De ce triage perpétuel des mots et des choses, résulte la concision puissante, la haute et difficile portée de ce qu'exprime Flaubert; de là ses descriptions écourtées, disjonctives et pourtant résumantes, sa psychologie, soit transmutée en magnifiques images, soit réduite en sobres indications d'actes, sous lesquelles certains esprits perçoivent ce qui est intime et d'ailleurs inexprimé; de là le sentiment de formidable effort et d'absolue réussite parfois, que ces oeuvres procurent, qui, ramassées, trapues, planies, parachevées et polies grain à grain, ressemblent à d'énormes cubes d'un miroitant granit.
NOTES:
La signification de ce procédé d'analyse est excellemment développée dans les Essais de psychologie de M. Paul Bourget.
II
LES EFFETS
L'ensemble: L'oeuvre de Flaubert est double, départie entre le vrai et le beau. La tragique histoire de Madame Bovary raconte en sa froide exactitude la ruine d'une âme forte et irrésignée qu'avilit et qu'écrase la bassesse stupide de tous. L'Éducation sentimentale conduit, par l'infini dédale des lâches amours de Frédéric Moreau, de la rubiconde infamie d'Arnoux, à la double beauté de Marie Arnoux; ce livre apprend à mesurer les extrêmes de l'humanité. Il est des heures où du spectacle des choses s'exhale le pessimisme parfois puéril de Bouvard et Pécuchet, que corrige la cordiale pitié empreinte dans le premier des Trois Contes. Les pages qui le suivent consolent par d'augustes spectacles d'avoir vu et pénétré la vie. L'irrésistible charme de la Légende, la sèche beauté d'Hérodias, induisent à Salammbô où la pourpre et les ors du style expriment, en une suprême fanfare, l'exquis, le grandiose et le fulgurant. En l'oeuvre maîtresse, la Tentation de saint Antoine, le beau et le vrai s'allient par l'allégorie; pénétrée de signification et décorée de splendeur, cette oeuvre consigne en un dernier effort tout le testament spirituel et mystique de Gustave Flaubert.
Cette ordonnance n'est point absolue. Les oeuvres où Flaubert s'est le plus abandonné au terne cours de la vie, sont teintes parfois d'incomparables beautés de style et d'âme. Il est même des passages dans l'Éducation sentimentale qui, dans leur tentative d'exprimer d'indéfinissables mouvements d'âmes, touchent au mystère. Et si la beauté rayonne dans Salammbô, la Tentation, Hérodias, la Légende, elle y est définie et corroborée par un réalisme historique plein de minutie. Le pessimisme qu'affirme Bouvard et Pécuchet ne ressort pas plus des tristes dénouements des romans, que des farouches destinées qui s'appesantissent dans Salammbô et des continus effarements avec lesquels saint Antoine contemple l'écroulement de ses erreurs. Ainsi mêlées en des alliages où chaque élément prédomine alternativement, les deux passions de Flaubert, la beauté exaltée jusqu'au mystère, et la vérité suivie de pessimisme, composent les livres que nous analysons.
Le réalisme: Le réalisme, qu'il faut définir la tendance à voir dans les objets dénués de beauté matière à oeuvre d'art, est poussé chez Flaubert à ses extrêmes limites, et, en fait, certains côtés extérieurs de Madame Bovary et de l'Éducation n'ont pas été dépassés par les romanciers modernes. Flaubert s'est astreint à décrire de niaises campagnes, comme les environs d'Yonville, ou les plates rives de la Seine entre lesquelles se passe le début de son second roman. Des intérieurs sordides apparaissent dans ses livres, de la cahute près d'Yonville, où Mme Bovary trouva l'entremetteuse de ses liaisons, à la mansarde dans laquelle Dussardier blessé fut soigné par cette énigmatique personne, la Vatnaz. Mais la médiocrité attire Flaubert davantage. Il excelle à peindre en leur ironique dénûment de toute beauté, certains intérieurs bourgeois, décorés de lithographies, planchéiés, frottés et balayés. Certaines hideurs modernes le requièrent. Il s'adonne à rendre minutieusement le ridicule des fêtes agréables aux populations, comme les comices d'Yonville et les solennités publiques de la capitale. Tout ce qui forme le contentement de la classe moyenne, les gros déjeuners de garçons, les séances au café, les parties fines pour des villageois dans la ville proche, la maîtresse chichement entretenue, les cadeaux que M. Homais rapporte à sa famille, sa gloriole de père infatué, le bonnet grec, la politique, les joies solitaires en un métier d'agrément, sont complaisamment décrits. Et de même, plus haut, les aimables fourberies de M. Arnoux riche, la religion du chic dont est imbu le jeune de Cisy, les plaisirs mondains de Mme Dambreuse et les galanteries maquignonnes de son premier amant, sont détaillés avec une insistance dont l'ironie n'exclut pas toute exactitude. Les êtres de ce milieu sont des âmes journalières et ordinaires, toute la moyenneté des fonctions sociales, le pharmacien, l'officier de santé, le notaire, le banquier, l'industriel d'art, le répétiteur de droit, l'habitué d'estaminets, et les femmes de ces gens. Décrits, analysés, mis en scène, avec une moquerie tacite, mais aussi avec la pénétration adroite d'un connaisseur d'hommes, ils donnent de la vie et de la société une image au demeurant exacte pour une bonne part de ce siècle. Que l'on joigne à cette médiocrité des lieux et des gens, le mince intérêt des aventures, un adultère diminué de tout l'ennui de la province, la vie campagnarde de deux vieux employés, l'existence sociale de quelques familles moyennes à Paris, que traverse le désoeuvrement d'un jeune homme nul, on reconnaîtra dans les romans de Flaubert, tous les traits essentiels de l'esthétique réaliste.
Il en possède la véracité. S'efforçant sans cesse de rendre exactement du spectacle des choses ce que ses sens en ont perçu, il arrive, quand il s'efforce de démêler les mobiles des actes et les phases des passions, à une extraordinaire pénétration, qui est le résultat de sa connaissance des modèles qu'il a pris, et de son application à rester dans le domaine du naturel et de l'explicable. Sa science des causes qui produisent les grands traits du caractère est merveilleuse, comme le montrent les antécédents parfaitement calculés d'Emma et de Charles Bovary, la vague adolescence de Frédéric Moreau. Puis ces caractères jetés dans l'existence, soumis à ses heurts et consommant leurs récréations, évoluent au gré des événements et de leur nature, avec toute l'unité et les inconséquences de la vie véritable, tantôt nobles, déçus et victimes comme Mme Bovary, tantôt perpétuant à travers des fortunes diverses leur permanente impuissance comme Frédéric Moreau, tantôt sages et victorieux comme Mme Arnoux. Et dans ces existences; dont les menus faits décèlent perpétuellement en Flaubert une si profonde perception des mobiles, de leur complication, de la dissimulation des plus puissants, de toute la vie inconsciente qui rend chacun différent de ce qu'il se croit et de ce qu'on le croit être, Flaubert est parvenu à distinguer et à rendre le trait le plus difficile: la lente transformation que le temps impose à ceux qu'il détruit. Seul, avec les plus grands des psychologues russes, il saisit les personnes successives qui apparaissent tour à tour au-dehors et au dedans de chaque individu. Que l'on observe combien Mme Bovary est parfaitement, aux premiers chapitres, la jeune femme soucieuse d'intérieur et reconnaissante de l'indépendance que le mariage lui assure; puis l'inquiétude croissante de toute sa personne ardemment vitale, et son chaste amour pour un jeune homme fréquentant sa maison, prélude coutumier des adultères plus consommés. Et combien est nouvelle celle qui se livre avec une grâce presque mûre à son aimé, et comme on la sent, à travers ses cris de jeune maîtresse, la femme de maison, être déjà responsable et dénué d'enfantillages. Puis les épreuves viennent, sa chair se durcit en de plus fermes contours et, par le revirement habituel, il lui faut un plus jeune amant, pour lequel elle est en effet la maîtresse, la femme chez qui de despotiques ardeurs précèdent les attitudes maternelles, que coupent encore les coups de folie d'une créature sentant le temps et la joie lui échapper, jusqu'à ce qu'elle consomme virilement un suicide, en femme forte et faite, qui sentit les romances sentimentales des premiers ans se taire sous les rudes atteintes d'une existence sans pitié. On pourrait retracer de même les lentes phases du caractère de Frédéric Moreau et de Mme Arnoux, qui tous deux éprouvent aussi l'humiliation de se sentir transformés par le passage des jours, pétris et malléables au cours des passions et des incidents.
Le souci du vrai et la réussite à le rendre que montrent la psychologie et les descriptions réalistes de Flaubert, le suivent dans ses oeuvres d'imagination. Quand cet homme, qu'excède visiblement le spectacle du monde moderne, s'adonne à l'évocation d'époques que son esprit apercevait éclatantes et grandioses, il ne peut dépouiller son réalisme et se sent impérieusement forcé d'étayer sa fantaisie du positif des données archéologiques. Avant d'entreprendre Salammbô, il explore le site de Carthage, note le bleu de son ciel et la configuration de son territoire. Puis, remuant les bibliothèques, s'étant assimilé le peu que l'on sait sur la métropole punique, incertain encore et connaissant le besoin d'amplifier son recueil de faits, il recourt par surcroît à l'archéologie biblique et sémitique, s'emplit encore la cervelle de tout ce que les littératures classiques contiennent de farouche et de fruste. Pour la Tentation de saint Antoine, de même, pas une ligne dans cette série d'hallucinations qui n'eût pu donner lieu à un renvoi en italiques.
Et pour l'extravagant final de ce livre:
Enfin, M. Maxime du Camp nous dit que pour ce pur conte, la Légende de saint Julien l'hospitalier, il a prêté à Flaubert toute une collection de traités de vénerie et d'armurerie. Que l'on rapproche ces lectures de celles qu'il fit pour écrire Bouvard et Pécuchet ou l'Éducation. Le procédé apparaîtra le même. Avant de laisser enfanter son imagination, de prêter à sa puissance verbale de beaux thèmes à phrases magnifiques, Flaubert avait rempli sa mémoire de l'infinité de faits que réclamait son style particulier, disconnexe et concis, et que son réalisme le poussait à rechercher aussi véridiques que peuvent les fournir les livres. Avant d'avoir écrit un paragraphe de ses oeuvres épiques ou lyriques, il connaissait d'un Carthaginois, l'habillement, l'armure, la demeure, le luxe, la nourriture; ses fêtes, ses rites, sa politique, les institutions de sa ville, les alliances, les peuplades ennemies, les hasards de son histoire et la légende de son origine. Et quand il lui fallut, en quelques pages, mettre debout l'ancienne Byzance, Babylone sous Nabuchodonosor, évoquer les dieux et les monstres, il composa en sa cervelle ces visions de données aussi exactes et d'aussi minutieux renseignements que ceux pour les chasses de Julien, et celles-ci que les notes par lesquelles il décrivait un bal chez un banquier ou une noce au village.
Cet art réaliste étayé de faits et d'où l'imagination est presqu'exclue, atteint, par là, selon le voeu d'une de ses lettres «à la majesté de la loi et à la précision de la science». L'oeuvre conçue comme l'intégration d'une série de notes prises au cours de la vie ou dans des livres, n'ayant en somme de l'auteur que le choix entre ces faits et la recherche de certaines formes verbales, possède l'impassible froideur d'une constatation et ne décèle des passions de son auteur que de rares accès. Elle est, comme un livre de science, un recueil d'observations,—ou, comme un livre d'histoire, un recueil de traditions, bien différente de tous les romans d'idéalistes que composent une série d'effusions au public à propos de motifs ordinaires ou de faits clairsemés. Masqué par une esthétique qui consiste à montrer de la vie une image et non pas une impression, l'écrivain garde en lui ses opinions et ses haines, ne fournissant qu'à l'analyse de légers mais suffisants indices.
Pessimisme: Il est manifeste pour quiconque conserve l'arrière-goût de ses lectures, que les romans de Flaubert tendent à donner de la vie un sentiment d'amère dérision. Sur la stupidité et la méchanceté de certains êtres, sur l'inconsciente grossièreté d'autres, sur l'injustice ironique de la destinée, sur l'inutilité de tout effort, la muette et formidable insouciance des lois naturelles, Flaubert ne tarit pas en dissimulés sarcasmes. Certains personnages, Homais, mieux encore le formidable Regimbart de l'Éducation, exposent toute la platitude humaine, folâtre ou grognonne, en des individuations si complètes qu'elles peuvent être érigées en types. D'autres, pris, semble-t-il, avec une particulière conscience, au plein milieu de l'humanité courante, Charles Bovary, cet être essentiellement médiocre et chez qui une bonté molle ajoute à l'insupportable pesanteur morale,—Jacques Arnoux, plus canaille et plus réjoui, mais non moins irresponsable, béat, et odieux, traduisent tout ce que le type humain social de la moyenne contient de lourde bassesse et de haïssable laisser-aller. Et ces êtres qui présentent à la vie la carapace de leur stupidité, rubiconds et point méchants, oppriment, grâce à d'obscènes accouplements, ces admirables femmes, Mme Bovary, supérieure par la volonté, Mme Arnoux supérieure par les sentiments, qui, avilies ou contenues, subissent le long martyre d'une vie de tous côtés cruellement fermée. Qu'elles se débattent, l'une entre une tourbe de niais et avide de trouver une âme assonante à la sienne, elle prostitue son corps et ses cris à de bas goujat et meurt abandonnée de tous par le fier refus de l'indulgence de celui qui la fit la femme d'un imbécile; que l'autre, plus intimement malheureuse, froissée sans cesse par le choquant contact d'un rustre, renonçant en un pudique et sage pressentiment, à l'amour probablement chétif d'un jeune homme «de toutes les faiblesses», insultée par les filles, haïe de son enfant, et finissant en une hautaine indulgence par faire à son mari l'aumône de soins délicats,—toutes deux mesurent l'amertume de la vie, hostile aux nobles, et paient la peine de n'être pas telles que ceux qui les coudoient. Et la vie passe sur elles; de petits incidents ont lieu: la bêtise d'une république succède à la niaiserie d'une royauté; quelques années de vie de province s'écoulent en vides propos et minces occurrences; des entreprises sont tentées auprès d'elles, réussissent ou échouent sans qu'il leur importe, et dans ce plat chemin qui les conduit et tous à une formidable halte, elles ne sentent intensément que le malheur de songer à leur sort. Car Flaubert interdit de troubler la tristesse du rêve par l'excitation de l'acte. Dans ce curieux livre, Bouvard et Pécuchet, qui est comme la nécrologie de toutes les occupations humaines, il s'attache à montrer comment tout effort peut aboutir à quelque échec, et accumulant les insuccès après les tentatives, il proscrit le délassement de toute entreprise. Et si dégoûté de l'action, l'on tente le refuge de la spéculation, voici qu'un autre livre barre le chemin. La Tentation de saint Antoine dresse, en une éblouissante procession, la liste formidable de toutes les erreurs humaines, tire le néant des évolutions religieuses, entrechoque les hérésies, compare les philosophies et, finalement, quand d'élimination en élimination on touche à l'agnosticisme panthéiste des modernes, montre l'humanité recommençant le cycle des prières dès que le soleil se lève et l'action la réclame.
Cet effrayant tableau de la vie qui, après en avoir décrit les duretés réelles, évalue à l'inanité de consolations, tracé avec une impassibilité qui le corrobore, par une méthode strictement réaliste où des faits ruinent les illusions, n'est point tout entier aussi rigoureusement hautain. Il semble qu'à la fin de sa vie, le pessimisme de Flaubert se soit pénétré de douceur. Dans les deux premiers des Trois Contes, dont l'un, Un coeur simple, décrit l'humble vie de sacrifices d'une servante, et l'autre, la Légende de saint Julien l'hospitalier raconte la dure destinée d'un innocent parricide, l'écrivain paraît compatir aux maux qu'il montre, et peut-être est-il juste de croire qu'aux abords de la vieillesse, Flaubert a senti qu'il ne convenait pas de séparer la cause des grands de celle des petits, qui, victimes autant que bourreaux, prennent sans doute leur part des souffrances qu'ils contribuent à aigrir.
La beauté: De quelque façon qu'il envisageât la vie, compatissant ou sardonique, Flaubert la détestait. «Peindre des bourgeois modernes écrit-il, me pue étrangement au nez». Aussi quitte-t-il, sans cesse, la réalité que l'acuité de ses sens et les besoins de son esprit le forçaient sans cesse aussi à apercevoir, et s'essaie-t-il à se créer un monde plus enthousiasmant, en abstrayant et en résumant du vrai ses éléments épars d'énergie et de beauté sensuelle. Soit par l'harmonie de phrases supérieures à leur sens, soit dans la grandeur d'âmes douloureusement séparées du commun, soit dans l'évocation d'époque mortes et sublimées dans son esprit en leur seule splendeur et leur seule horreur, il sut s'éloigner de ce qui existe imparfaitement.
Sans cesse, dans les plus vulgaires pages, la beauté de l'expression conçue en termes nets, simplement liés, semble proférer une note lyrique plus haute que les choses dites. La phrase s'ébranle, décrit son orbe et s'arrête, avec la force précise d'un rouage de machine, et sans plus de souci, semble-t-il, de la besogne à accomplir. Qu'il s'agisse de rendre la strophe que prononce Apollonius de Thyane, suspendu immaculé sur l'abîme, ou les simples incidents du séjour d'une provinciale dans un Trouville préhistorique, les mots se déroulent parfois avec la même grandiloquence, et bondissent au même essor. L'enfant niais et veule qui fut Charles Bovary, se trouve par le hasard d'une période doué d'une forte existence de vagabond des champs et finit par commettre des actes dits en termes héroïques! «Il suivait les laboureurs et chassait à coups de mottes de terre les corbeaux qui s'envolaient.» Et même Homais, l'homme au bonnet grec, dans une colère pédante contre son apprenti, en vient à être désigné par une réflexion ainsi conçue: «Car, il se trouvait dans une de ces crises où l'âme entière montre indistinctement ce qu'elle renferme, comme l'Océan qui dans les tempêtes s'entrouve depuis les fucus de son rivage jusqu'au sable de ses abîmes.»
D'autres échappatoires sont plus légitimes et moins caractéristiques. Flaubert use le premier du procédé naturaliste qui consiste à compenser la médiocrité des âmes analysées par la beauté des descriptions où l'auteur, intervenant tout à coup, prête à ses plus piètres créatures des sens de nerveux artistes. Félicité, la simple bonne de Mme Aubain, porte au catéchisme où elle accompagne la fille de sa maîtresse, une sensibilité délicate et tactile, jusqu'à de pareilles élévations:
En s'accoutumant à rendre le dialogue en style indirect, Flaubert se débarrasse encore de la nécessité des modernistes, forcés de hacher leur phrase à la mesure de paroles lâchées. Enfin placé devant les scènes où le mènent ses romans, Flaubert quitte tout à coup l'exacte réalité et s'abandonne à l'admiration du spectacle. Les Champs-Élysées dans l'Éducation, le jardin d'un café-concert, où à un certain instant, dans les bosquets, «le souffle du vent ressemblait au bruit des ondes», le bal chez Rosanette, la forêt de Fontainebleau, présentent d'admirables pages. Dans Madame Bovary, le séjour au château de la Vaubyessard, avec ses minuties d'élégance, la forêt où l'héroïne consomme son premier adultère, le tableau de l'agonie et de l'Extrême-Onction, jettent des éclats entre le restant d'ombre.
Enfin Flaubert satisfait son amour de l'énergie et de la beauté en concevant les admirables femmes de ses romans, pâles, noires, fines et tristes, Mme Bovary et Mme Arnoux. Dès qu'il parle de l'une d'elles, son style s'adoucit, chatoie et chante. Il doue Mme Bovary de toute la séduction d'une âme acérée dans un corps souple, élancé et blanc. Les fantasmagories de son imagination insatisfaite, les sourds élans de son âme vers des bonheurs plus profonds, les gouttes de joie qu'elle parvient à exprimer de la sécheresse de sa vie, culminent en cette scène d'amour où l'ineffable est presque dit:
Et cette passion déçue, la cruelle corruption de Mme Bovary, la flamme intense de ses prunelles et le pli hardi de sa lèvre, son existence de hasard, le coup de folie de sa luxure, et enfin pourchassée, outragée, et rageuse, cette agonie par laquelle elle s'acquitte de toutes ses hontes, quelle violente évasion, en toutes ces scènes, hors le banal de la vie!
Mme Arnoux est plus idéalement belle encore. Avec ses lisses bandeaux noirs sur sa douce face mate, une fleur rouge dans les cheveux, lente, surprise et pure, elle inspire à Flaubert ses plus charmantes pages. Son apparition dans le salon de la rue de Choiseul, avec son «air de bonté délicate»; puis à la campagne où Frédéric échange avec elle les premiers mots intimes, plus tard la scène d'intérieur où il la trouva instruisant ses enfants: «ses petites mains semblaient faites pour répandre des aumônes puis essuyer des pleurs, et sa voix un peu sourde naturellement avait des intonations caressantes et comme des légèretés de brise»;—la visite qui lui est rendue dans une fabrique, et cette conversation où la beauté s'élève au mystère et à l'auguste:
«Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, Mme Arnoux sans bouger restait les deux mains sur les bras de son fauteuil; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d'un sphinx; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de l'ombre.
Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir; il n'osa.
Il était empêché d'ailleurs par une sorte de crainte religieuse. Cette robe se confondant avec les ténèbres lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ...»
—Une rencontre dans la rue, le revirement mystérieux où elle s'avoue «en une désertion immense» aimer Frédéric, puis l'entrevue capitale dans le magasin de porcelaine de son mari et les lèvres de son amant touchant ses magnifiques paupières;—enfin ce centre de tout le livre, l'idylle d'Auteuil, et les longues visites souffreteuses:
D'aussi belles pages marquent encore la sensualité contenue de ces deux êtres mûrs pour l'amour, et exacerbant leurs nerfs malades; la promesse de son corps accordée et ce sacrifice empêché par la maladie de son fils tandis que dehors l'émeute se déchaîne,—puis la séparation des deux amants, jusqu'à cette scène effroyablement aiguë où Frédéric, se trouvant un soir chez elle pâle et en larmes, est emmené par sa maîtresse, tandis que les rires délirants de Mme Arnoux sonnent dans l'escalier, et en trouent l'ombre; la ruine de cette femme, cette chose intime et presque obscène, la vente de ses effets: enfin cette suprême et dure entrevue, où éclairée tout à coup par la lampe, elle montre à son amant vieilli, et travaillé de concupiscences, la froideur pure sur ses doux yeux noirs, de ses cheveux désormais blancs, dont déroulés, elle taille une mèche, «brutalement à la racine» ...
Par ce type de femme de la grâce la plus haute, Flaubert se compensait de toutes les brutes que son souci de la vérité le forçait à peindre. Mais le prodige qu'il lui fallait accomplir pour imposer au réel ce reflet de beauté, le visible effort avec lequel ses phrases plus grandes s'élèvent au-dessus des paragraphes qu'elles ornent, l'âcre dégoût sans doute mêlé d'ironie, de devoir ensuite se remettre à noter en mots impassibles les turpitudes d'une foule de niais, tout le supplice volontaire d'un artiste s'astreignant à une besogne vengeresse mais répugnante, faisaient se détourner Flaubert avec joie du roman, écrire après Madame Bovary, l'épopée de Salammbô, refaire après l'Éducation ce poème mi-didactique, mi-fantastique, la Tentation, et préluder par la Légende et Hérodias à son entreprise la plus abêtissante de toutes, Bouvard et Pécuchet.
L'on entre par ces livres épiques dans la région de la pure beauté. La phrase non plus réduite à une élégante armature dans laquelle s'enchâssent n'importe quels mots bas, ordonne des vocables sonores, colorés et beaux, les rythme en retentissantes cadences, développe de nobles visions, splendides, grandioses ou d'une haute horreur. Des hommes gigantesques et primitifs, à l'âme concise et puisant dans cette rétraction de leur être une formidable énergie, accomplissent ou subissent d'effroyables forfaits. Leurs actes se déploient en étincelants décors où se fige la splendeur des ors, des porphyres, des pourpres, des airains, et que lavent parfois de larges ruisseaux de sang. Et parmi ces architectures, entre l'embrasement des catastrophes, sous les yeux droits et mâles, d'étranges femmes passent. Elles sont menues, graves, soumises, et comme dormantes. Tantôt sortant du temple, elles supplient, cambrées, au haut de leur palais, les astres qui tressaillent au frémissement de leurs lèvres; tantôt elles prennent de leur corps anxieux de pureté, des soins inouïs, le macérant de parfums, l'enduisant d'onguents, le frôlant de soies, au point que la jouissance de leur lit promet une joie délictueuse et mortelle.
Sous les platanes, dans un jardin diapré de lis et de roses, les mercenaires célébrant leur festin; la lente apparition de Salammbô descendue les apaiser, à la fois peureuse et divine, l'expédition nocturne de Mathô et Spendius dans le temple de Tanit, l'horreur de ces voûtes et le charme du passage du chef par la chambre alanguie où Salammbô dort entre la délicatesse des choses; le retour d'Hamilcar, son recueillement dans la maison du Suffète-de-la-Mer; Salammbô partant racheter de son corps le voile de la déesse, son accoutrement d'idole et ses râles mesurés, quand le chef des barbares rompt la chaînette de ses pieds; puis le siège énorme de Carthage, la foule des peuplades accourues, l'écrasement des cadavres, l'horreur des blessures, et sur ce carnage rouge, l'implacable resplendissement de Moloch; l'agonie de toute une ville, puis par un revers l'agonie de toute une armée, les dernières batailles, et, entre celles-ci, l'entrevue si curieusement mièvre et grave, où Salammbô voilée et parlant à peine reçoit le prince son fiancé en un jardin peu fleuri que passent des biches traînant à leurs sabots pointus, des plumes de paons éparses, enfin le supplice de Mathô et les joies nuptiales, mêlant des chocs de verres et des odeurs de mets au déchirement d'un homme par un peuple, jusqu'à ce qu'aux yeux de Salammbô défaillante en l'agitation secrète de ses sens, Schahabarim arrache au supplicié son coeur et le tende tout rouge au rouge soleil, final tonnant dans lequel se mêlent le beau, l'horrible, le mystérieux et l'effréné en un suprême éclat.
Et il est dans la Tentation de plus belles scènes encore et de plus magnifiques paroles. L'étrange et bas palais de Constantin précède le festin farouche de Nabuchodonosor; l'apparition de la reine de Saba galante et vieillote en son charme de chèvre; dans le temple des hérésiarques la beauté flétrie, monacale et livide des femmes montanistes, le culte horrible des ophites, conduisent à l'évocation d'Apollonius de Thyane qu'un charme maintient suspendu sur l'abîme, planant et montant en sa noble robe de thaumaturge; le défilé des théogonies et sur la frise qu'a formée le pullulement des dieux brahmaniques, le Bouddha apparaissant assis, la tête ceinte d'un halo et sa large main levée; le catafalque des adonisiennes, Aphrodite, puis l'immortel dialogue de la luxure et de la mort où les mots sont tantôt liquides de beauté, tantôt lourds de tristesse; et ces dernières pages où tous les monstres se dégagent et se confondent en un protoplasme qui est la vie même,—quelle grandiose suite d'épisodes, dont chacun figure une plus charmante ou rayonnante ou tragique beauté. Et que l'on joigne à ces grandes oeuvres certaines pages de l'Hérodias, les imprécations de Jeochanann, la scène gracieuse où Salomé, nue et cachée par un rideau, étend dans la chambre du tétrarque son bras ramant l'air pour saisir une tunique; enfin cette Légende de saint Julien qui contient les plus divines pages en prose de ce siècle, la vie pure et fière du château, les combats et les hasards de Julien fuyant son destin de parricide, les lieux luxurieux où il se marie, son crime, sa rigueur, sa transfiguration finale;—certes pas même chez les grands poètes de ce temps et d'autres on ne trouve un pareil ensemble de scènes aussi purement belles et hautes flattant l'oreille, les sens, l'esprit et toute l'âme, au point que certaines pages entrent par les yeux comme une caresse, se délayant dans tout le corps, et le font frissonner d'aise comme une brise et comme une onde. Par ces dernières oeuvres, Flaubert restera l'artiste de ces temps qui sut assembler les mille éléments épars de beauté matérielle et sensible, en de plus ravissants ensembles.
Le mystère, le symbolisme: Cet artiste explicite et précis qui excelle à montrer la beauté sans voile par des phrases qui l'expriment toute, sait aussi, dans des occasions plus rares mais marquantes, susciter la délicieuse émotion qui résulte de la réticence, de la prétérition du mystère suggéré, sait avec un art profond et charmant s'arrêter au bord des images et des pensées auxquelles la parole est trop pesante. Certaines émotions à peine senties des entrevues dernières de Mme Arnoux et de Frédéric, sont voilées sous des mots à demi-révélateurs et discrets qui ne laissent entrevoir les complications intimes d'âmes tristement généreuses, qu'à quelques initiés. Et l'émoi mystique de la prêtresse phénicienne s'efforçant sous les symboles des dieux et les mythes des théogonies de saisir l'essence de l'être et la signification de ses sourdes ardeurs, puis Hamilcar dans le silence diurne de la maison du Suffète-de-la-Mer, se prosternant sur le sol gazé de sable, et adorant silencieusement les Abaddirs, sous la lumière «effrayante et pacifique» du soleil, qui passe étrange par les feuilles de lattier noir des baies,—d'autres scènes ou lunaires ou souterraines, sont décrites en phrases obscures, distantes, qui parlent à certains esprits une langue comme oubliée mais comprise, et suscitant dans les limbes de l'âme des émotions muettes. La Tentation de saint Antoine à son début, les voix qui susurrent aux oreilles de l'ascète des phrases insidieuses de crépuscule, les images qui passent sous ses yeux, continues et disconnexes, ont l'illogisme du rêve et l'appréhension de l'inconnu; les visions se suivent et se lient imprévues; des communions subites ont lieu:
«Elle sanglotte, la tête appuyée contre une colonne, les cheveux pendants, le corps affaissé dans une longue simarre brune.
«Puis ils se trouvent l'un près de l'autre loin de la foule,—et un silence, un apaisement extraordinaire s'est fait, comme dans le bois quand le vent s'arrête et que les feuilles tout à coup ne remuent plus.»
«Cette femme est très belle, flétrie pourtant et d'une pâleur de sépulcre. Ils se regardent, et leurs yeux s'envoient comme un flot de pensées, mille choses anciennes, confuses et profondes ...»
D'autres scènes, l'apparition d'Hélène Ennoia, le culte des Ophites, se passent en demi-ténèbres, et apparaissent vagues et passagères comme des songes, persuasives comme des hallucinations. Que l'on se rappelle encore les chasses fantastiques de Julien, et surtout cette expédition où, quittant le lit nuptial, il parcourt une forêt enchantée dont les bêtes indestructibles le frôlent, et d'autres, qu'il abat, s'émiettent pourries dans ses mains,—puis l'immense horreur des lieux glacés, dont l'hostilité expie son crime involontaire; Flaubert paraîtra posséder le sens des choses à peine perçues, des sentiments naissants et balbutiants, que le mot, clair exposant de l'idée précise, peut rendre seulement par la suggestion, de mystérieuses analogies ou d'indirects symboles.
Le symbolisme des discours de Schahabarim et des hymnes de Salammbô est au fond de l'oeuvre de Flaubert. Détestant la réalité de toute la haine d'un idéaliste qui se trouve contraint de la voir, il s'est enfui du monde moderne en un monde antique embelli; et non content de cette évasion vers le splendide, il a sans cesse tendu et parfois réussi à échapper radicalement au réel, en substituant aux individus les types, à un récit de faits particuliers, un récit de faits allégoriques.
Comme M. de Maupassant le dit dans sa préface aux lettres de Flaubert à George Sand, même les romans, Madame Bovary, l'Éducation, bien que réalistes, pleins d'actes et de lieux précis, ont pour personnages principaux des êtres si parfaitement choisis entre une foule de similaires, qu'ils représentent une classe, ou une espèce plutôt qu'un individu. Madame Bovary est par certains côtés la femme, et Homais reste comme l'exemple grotesque de toute une catégorie sociale.
Dans l'Éducation, plus réaliste par le milieu et par le faire, les jeunes gens Moreau, Deslauriers, Martinon, sont les types l'un d'une énergie trop tourmentée, l'autre d'une faiblesse minée de folles et vaines aspirations, le troisième de la grossièreté heureuse et finaude, interprétation que confirme la portée générale du titre de toute l'oeuvre. Passant sur Salammbô dont le sens est simplement d'être belle, dans la Tentation une fantaisie plus libre permet une histoire plus significative.
Dans ce livre, qui est l'oeuvre suprême du style, des procédés fragmentaires, de la science historique, de l'amour du beau, de la philosophie de Flaubert, celui-ci a signifié toutes les passions, les cultes et les spéculations de l'humanité. L'ascète est l'homme privé et assiégé de satisfactions charnelles; les amorosités faciles de la reine de Saba le sollicitent; la magie, de celle des brahmanes à celle des Alexandrins tentent sa soif de pouvoir; il passe, n'adhérant définitivement à aucune, par toutes les religions et les hérésies; la métaphysique lui propose ses antinomies irrésolues, et il hésite de désespoir, à s'abîmer dans la luxure ou à s'anéantir dans la mort; mais sa curiosité le fait encore balancer entre le mystère du sphinx et les fables de la chimère qui l'entraîne à travers les mythes et les ébauches de la création, à l'intuition de ces germes de vie qui la contiennent toute; il l'adore pour se relever et se remettre par la prière dans le cycle des cultes, quand le soleil le rappelle de la spéculation nocturne à l'action diurne.
Dans ce livre, dans Bouvard et Pécuchet qui en est l'analogue, plus ironique et moins profond, Flaubert tente par une synthèse générale, en dehors de toute intrigue et de toute psychologie, de représenter l'histoire du développement de l'esprit humain, de son insatiable inquiétude, sans cesse assaillie de solutions, de systèmes, de révélations qu'il adopte, qu'il subit et qu'il abandonne en une révolution que le scepticisme de l'écrivain le portait à concevoir circulaire. Que l'on prenne le niais anachorète de la Thébaïde ou les deux bonshommes de Chavignolles, ces êtres bornés, crédules, dociles et étonnés sont bien les représentants de la dupe qu'il y a en tout homme. L'impérissable myope, toujours zélé de croire les images confuses et partielles qu'il aperçoit, alternant toute affirmation d'une autre, adhérant à la vérité actuelle et oubliant constamment que l'ancienne fut vérité aussi, protégé par ces continuels mirages contre la glaçante notion de l'inconnaissable dans la science et de l'inutile dans les actes, parvient à vivre presque tranquille et presque heureux, en une existence de rêve et de paix.
C'est dans cette idée narquoise et amère, qu'est le fond de la philosophie de Flaubert, la morale de ses romans et la signification de ses poèmes. Dans la Tentation il s'est élevé à l'intuition pure de cette idée spéculative et la propose aux regards avec la moindre somme d'éléments connexes, mais non sans que ceux-ci interviennent. La suite des visions n'est pas clairement symbolique; chacune d'elles est non de fantaisie, mais extraite de livres et condense en quelques lignes tout un ordre de renseignements positifs; enfin elles sont choisies aussi pour leur beauté et leur mystère; à tel point que l'on peut tour à tour considérer la Tentation soit comme un poème didactique, soit comme un tableau des époques antiques jusqu'au bas-empire, soit comme un admirable et précieux ballet où se mêlent la fantaisie et les magnificences.
En cette oeuvre se reflète toute l'âme de Flaubert, cet esprit contradictoire et déchiré, que le réel sollicitait et repoussait, que la beauté attirait mais qui ne parvint à l'imaginer qu'antique et documentaire, qui sentit la séduction du mystère et fut le plus explicite des stylistes, qui conçut la synthèse du particulier dans le général et cependant disséqua des âmes particulières, écrivit en phrases analytiques et discrètes, et s'abstint de toute généralisation. Dans ces alliances adverses, dans ces idéaux contradictoires, semble résider le génie, l'originalité, le caractère, l'indice psychologique particulier de Flaubert, qui n'eut dans toute sa carrière, que cette chose chez lui primordiale et terme commun, le style.
III
LES CAUSES
Résumé des faits:—Après avoir fait l'analyse du vocabulaire, de la syntaxe, de la métrique, de la composition de Flaubert, nous avons énuméré ses procédés de description et de psychologie qui se réduisent à ceux du réalisme,—les caractères généraux de son art, qui sont la concision, la contention, et, résultat saillant général, le statisme. Les impressions principales que nous parurent produire les oeuvres ainsi édifiées, furent la vérité, la beauté, le mystère, le symbolisme, effets que coordonne en série un pessimisme violent ou ironique. Il faut ajouter à ses renseignements isotériques sur Flaubert ceux que fournissent la connaissance de sa méthode de travail, la lenteur et la difficulté de sa rédaction, son effort constant, une fois le plan général arrêté et les notes recueillies, pour achever chaque phrase, chaque paragraphe, chaque page avant de passer à la suite.
Ces données mettent en présence deux séries de faits contradictoires; d'une part, l'amour des mots précis, des phrases autonomes et statiques, des descriptions exactes, de la psychologie analytique, l'abondance des faits dans la contexture de l'oeuvre, le recours constant à l'observation et à l'érudition, l'impression de vérité que donnent les livres de Flaubert; d'autre part, son excellence à rendre la beauté pure, le mystère, le général, sa haine et sa souffrance du réel, ses échappées vers le roman historique et vers l'allégorie, la splendeur de son style, l'harmonie de ses périodes, la magnificence diffuse ou précise de ses mots. Les Souvenirs de M. Maxime Ducamp attestent la perpétuelle oscillation de Flaubert entre le roman réaliste et des oeuvres plus idéales. Enfin certains passages de ses lettres indiquent à la fois l'une et l'autre de ces tendances, la conscience qu'eut Flaubert de leur coexistence, et la solution probable de cet antagonisme.
Voici qui montre son obséquiosité et son impersonnalité devant la nature:
«Je me suis mal exprimé en vous disant qu'il ne fallait pas écrire avec son coeur; j'ai voulu dire, ne pas mettre sa personnalité en scène. Je crois que le grand art est scientifique et impersonnel. Il faut par un effort d'esprit se transporter dans les personnages et non les attirer à soi.» (Lettres de Flaubert, à George Sand, éd. Charpentier, p. 41.)
«Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde sans risquer de passer plus tard pour un imbécile? Cela est un rude problème. Il me semble que le mieux est de les peindre tout bonnement, ces choses qui nous exaspèrent; disséquer est une vengeance.» (Ib. p. 47.)
«Je me borne donc à exposer les choses telles qu'elles m'apparaissent, à exprimer ce qui me semble le vrai. Tant pis pour les conséquences; riches ou pauvres, vainqueurs ou vaincus, je n'admets rien de tout cela. Je ne veux avoir ni amour, ni haine, ni pitié, ni colère. Quant à de la sympathie, c'est différent: jamais on en a assez ... Est-ce qu'il n'est pas temps de faire entrer la justice dans l'art?» (Ib. p. 283.)
Voici pour la tendance contraire: «Peindre des bourgeois modernes et français, me pue au nez étrangement (ib. p. 41). Ceux que je vois souvent et que vous désignez, recherchent tout ce que je méprise et s'inquiètent médiocrement de ce qui me tourmente. Je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par dessus tout la beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête.» (Ib. p. 274.)
Ce passage-ci constate la contradiction de ses penchants: «Je suis comme M. Prudhomme qui trouve que la plus belle église serait celle qui aurait à la fois la flèche de Strasbourg, la colonnade de Saint-Pierre, le portique du Parthénon, etc. J'ai des idéaux contradictoires; de là embarras, arrêt, impuissance.»(Ib. p. 72.)
Et voici qui met sur la voie de la cause de cette opposition: «Je ne sais plus comment il faut s'y prendre pour écrire, et j'arrive à exprimer la centième partie de mes idées après des tâtonnements infinis.»(Ib. p. 17.) «Ce souci de la beauté extérieure que vous me reprochez est pour moi une méthode. Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le faux; à force de chercher, je trouve l'expression juste qui était la seule et qui est, en même temps, l'harmonieuse.» (Ib. p. 279.) «Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers, quand on resserre trop sa pensée? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et ce qui parait être l'extérieur est tout bonnement le dedans?» (Ib. p. 283.)
Analyses des faits; causes.—Ces derniers passages sont extrêmement significatifs; ils semblent indiquer en Flaubert le sentiment qu'entre ses idées et la phrase particulière dont il veut les revêtir une lutte existe, dans laquelle la forme l'emporte sur le fond et exclut celles des pensées qu'elle ne peut figurer. Que l'on rapproche de cette réflexion, le désaccord fréquent noté plus haut entre l'expression et l'exprimé, notamment dans les réalistes où les mots sont sans cesse au-dessus des choses; enfin que l'on tienne compte de ce fait extraordinaire que Flaubert a écrit les oeuvres les plus diverses avec le même style, que sa Lettre à la municipalité de Rouen est conçue comme le discours de Hanon dans le temple de Moloch, que Frédéric Moreau parle de Mme Arnoux comme saint Antoine d'Ammonaria; il paraîtra évident qu'en Flaubert, au-dessus de la division fondamentale de son esprit également sollicité par le beau et par le réel, une tendance supérieure et unique existait, celle d'assembler en une certaine forme de phrase, certaines catégories de mots.
Cette aptitude et ce penchant verbaux sont permanents, antécédents, fondamentaux. Car dans les caractères mêmes de la syntaxe et du vocabulaire de Flaubert, sont incluses les contradictions plus générales que développe son oeuvre.
Son amour du mot précis et définitif,—c'est-à-dire tel qu'il enserrât une catégorie bornée d'images et celle-ci seulement,—dut diriger son esprit à l'intuition des choses individuelles, l'éloigner de toute généralisation abstraite.
Son amour des beaux mots,—c'est-à-dire tels qu'ils soient sonores, ou éveillent dans l'esprit des images exaltantes,—le détermina à sentir et à vouloir exprimer le grandiose, le magnifique, l'harmonieux, à qualifier en termes enthousiastes des choses en soi minimes; par ces mots, il échappe encore à l'abstraction, et évite de plus la sécheresse de l'analyse psychologique qu'il transpose en éclatantes descriptions. Le conflit entre cette tendance verbale et la précédente détermine son pessimisme; le triomphe de cette tendance sur la précédente, un symbolisme.
Son amour des mots indéfinis,—c'est-à-dire tels qu'ils provoquent dans l'esprit non une image, mais la sourde tendance à en former une et le vif sentiment d'effort et d'élation qui accompagne toute tendance intellectuelle confuse,—le porta aux sujets où il pouvait le satisfaire, aux époques lointaines et vagues, aux mouvements intimes de l'âme féminine, aux scènes lunaires et aux théogonies mortes. Enfin sa façon de joindre ces sortes de mots déterminèrent les autres caractères de son art.
Sa tendance à écrire en phrases statiques, c'est-à-dire qui soient complètes, explicites et indépendantes du contexte,—lui imposa la nécessité d'enclore un fait ou plusieurs en chaque période. Par là le nombre de ces faits dut être énormément multiplié. S'abstenant de toute répétition, de tout développement, il lui fallut des actes, des choses, des détails; il dut être en roman moderne un réaliste, et en roman historique, l'érudit qu'il fut. La difficulté de bien faire cette sorte de phrase, la peine qu'elle lui donnait proscrivant toute prolixité, le fit condenser ses descriptions et ses analyses, en leurs points les plus significatifs, rendit son style tendu et stable. L'énorme tension intellectuelle qu'exigeait cette sorte de phrase, le fit concentrer en elle, en sa facture et en sa disposition rhythmique, la plupart de ses forces, et le rendit moins attentif à la composition générale. Enfin, les rares passages de passion et de poésie pure qui éclatent çà et là dans son oeuvre et que la forme statique ne saurait expliquer, procèdent de son autre type de phrase, le périodique, que nous avons vu alterner avec son style habituel.
Cette réduction de tout un développement intellectuel, en l'ascendant de quelques formes verbales, la contradiction entre les facultés d'un esprit expliqué, par la contradiction entre les diverses parties d'un système de style, c'est, dans l'investigation du mécanisme intellectuel de Flaubert, passer de la psychologie à la théorie du langage. En fonction de cette science, il existait dans l'intelligence de Flaubert d'une part une série de données des sens et une série de mots qui s'accordaient avec elles et les exprimaient naturellement; de l'autre, une série de formes verbales acquises, et développées, auxquelles correspondaient non des données sensorielles, mais de simples prolongements idéaux et qui tendaient pourtant comme les autres vocables, à être articulées.
Quand l'oeil de Flaubert était braqué sur la réalité, les détails importants des choses et des hommes fidèlement enregistrés trouvaient dans le vocabulaire de l'écrivain une série de mots exactement adaptés, qui les rendaient d'une façon précise et du premier coup, en phrases telles que chacune enveloppant l'idée à exprimer, entière, il ne fût nul besoin d'y revenir. C'est ce que nous avons appelé le style statique précis, et il n'y a là rien d'anormal, mais simplement la perfection du langage usuel. Quand Flaubert dit à la première phrase de Madame Bovary: «Nous étions à l'étude quand le proviseur entra suivi d'un nouveau, habillé en bourgeois, et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre, ...» il dit simplement, en le moins de mots nécessaires, et en des mots simplement justes, un fait dont son imagination contenait l'image. Et cette sobre exactitude est la moitié de son art et de son style.
Mais une autre faculté existait dans son esprit, et provoquait d'autres désirs. Par une cause inconnue, probablement en partie par suite de lectures exclusivement romantiques, Flaubert possédait un grand nombre de mots beaux, harmonieux, vagues, exprimant de la réalité certaines abstractions faites pour plaire plus que les choses, aux sens et à l'esprit humains. Il s'était empli l'oreille de cadences sonores, l'intelligence d'images démesurées, d'adjectifs exaltés et amples, de rutilantes visions verbales. Or nul ne peut emmagasiner en soi une aptitude qui ne se transforme en désir et en acte. Cette force de son intelligence purement vocabulaire, et à laquelle ses sens restés normaux et actifs n'apportaient qu'un contingent d'images ou défectueuses, ou hostiles, jamais animatrices,—ne pouvant s'employer à la description de la réalité, ou la faussant quand elle s'y adonnait, le contraignit, par une échappatoire et par un compromis, à faire un livre d'archéologie, où tous les faits sont exacts, mais où tous les faits ne se trouvent pas, et sont choisis de façon à fournir au plus magnifique style de ce temps, la faculté de se librement déployer. Dans Salammbô, dans la Tentation, dans deux des Trois contes c'est le verbe, le nombre de la période, l'éclat et le mystère des images, qui sont primitifs, et non les incidents ou les scènes évidemment choisis de façon à donner lieu à d'admirables phrases.
Cet art, où les mots précèdent et déterminent obscurément les idées, est anormal. Car il est l'excès et le contraire même de la faculté du langage. Le mot, qui, selon les linguistes allemands (Steinthal, Geiger), est à l'idée ce que le cri est à l'émotion, ne peut constituer l'antécédent de l'idée, que lorsque le langage, énormément développé par des génies verbaux de premier ordre, devient quelque chose que l'on apprend, que l'on emmagasine, et non un mince bagage traditionnel, qu'il faut utiliser et augmenter selon ses besoins. Or que l'on se rappelle que Flaubert vécut au déclin du romantisme, qu'il put absorber et absorba en effet l'énorme vocabulaire du plus grand génie verbal de tous les temps, qu'il admira Hugo avec la ferveur d'un disciple et d'un semblable[2]. Évidemment, l'esprit surchargé par ces acquisitions, il ne put se borner à étudier et à décrire la vie moderne pour laquelle le vocabulaire lyrique du grand poète n'est point fait, est trop riche et reste en partie sans emploi. Il lui fallut Carthage, les hymnes à Tanit, les lions crucifiés, les temples, le désert, le siège, les somptuosités barbares d'une époque, que, lointaine, il put se figurer grandiose. Et ce besoin le poursuivit toute sa vie, l'arrachant sans cesse au roman moderne qui ne représentait de ses facultés que quelques-unes, se satisfaisant, s'irritant de nouveau, et croissant sans cesse, de son noviciat artistique à sa mort.
Comme toute tendance anormale, cette phrasiomanie de Flaubert portait en elle des menaces de destruction. Se bornant de plus en plus à élaborer réitérément la sorte de période qui l'enthousiasmait, frappant perpétuellement comme un balancier la même médaille, et la jetant d'un mouvement continu à côté de celle précédemment issue du coin, Flaubert perdit le sentiment et la faculté de la liaison, associa en livres presque diffus de lâches chapitres, et ne sut maintenir la cohésion et le mouvement de sa pensée au-delà de brefs paragraphes. Cette disposition latente, contenue, réduite encore à une faible intensité et coercible par d'autres, constitue visiblement la première phase de l'incohérence des maniaques, et n'en diffère que quantitativement, comme se distinguent toujours les fonctions anormales chez les «géniaux», de celles chez leurs congénères névropathes. Que l'on compare en effet ce passage d'une lettre d'un aliéné, citée par Morel, Traité des maladies mentales (p. 430):
Que l'on fasse abstraction de l'absurdité des idées et que l'on considère seulement la brièveté et la rondeur des phrases, leur suite incohérente ou faiblement liée, toute l'allure mesurée et cadencée de ce petit morceau; il semblera incontestable aux personnes qui ne répugnent pas par préjugé à l'assimilation d'un fou et d'un homme de génie, que certains passages de Flaubert sont l'analogue lointain et cependant exact de cette littérature d'asile. Que l'incohérence résulte d'une concentration volontaire puis habituelle de l'effort d'exprimer successivement en une forme difficile chacune des pensées qui le traversent, ou qu'elle provienne chez l'aliéné—comme cela est probable,—d'une irrégularité de la circulation sanguine cérébrale, semblable à celle qui produit la fantaisie des rêves,—en d'autres termes que ce soit l'attention[3] ou la maladie qui abaissent l'activité commune de l'encéphale, au profit de ses parties, le résultat est physiologiquement et psychologiquement le même. L'incohérence faible de Flaubert, terme extrême de celle de tous les artistes qui «font le morceau» est l'antécédente de celle du rêve, qui précède celle du délire, et celle des maniaques. Entre tous ces dérangements, il n'est de contraste que ceux de l'intensité et de la permanence.
Généralisation sur les causes: L'on remarquera que cette altération du langage qui produisit chez Flaubert de si belles et maladives fleurs, est analogue si l'on abstrait de ses développements ultimes, à celle qui cause chez tout un groupe d'écrivains nommés par excellence les «artistes», ce qu'on appelle encore par excellence, le «style». On sait qu'entre lettrés ces termes ne sont appliqués qu'à des prosateurs et des poètes postérieurs au romantisme, et à aucun des étrangers. Si l'on note le caractère commun de «l'écriture artiste» chez des gens aussi dissemblables que les de Goncourt, Baudelaire, Leconte de l'Isle, Th. de Banville, Huysmans, Villiers de l'Isle-Adam, Cladel, on remarquera que tous affectionnent une forme de phrase et une série de mots qui demeurent identiques à travers les sujets divers qu'ils traitent; en d'autres termes, tous poursuivent deux buts, et non un seul en écrivant: exprimer leur idée,—construire des phrases d'un certain type; en d'autres termes encore tous sont doués d'un certain nombre de formes verbales et syntactiques, dans lesquelles ils s'emploient avec une extraordinaire adresse à rendre les idées qui s'associent ou qui pénètrent dans leur esprit. Les uns n'ont que la somme de pensées que produit la richesse même de leurs mots. Nous avons montré que Victor Hugo est l'exemple de ce type. Les autres parviennent à un accord parfait entre leurs idées et leur vocabulaire; tels Villiers et Baudelaire. D'autres enfin, et ce sont les plus artistes des artistes, réussissent par des miracles d'adresse à exprimer une énorme portion de réalité, des idées absolument adventices et variées, en une langue toujours la même et qui joint une beauté propre au rendu de la vérité; les de Goncourt et M. Huysmans sont de ceux-ci, Flaubert en fut aussi dans ses romans.
Mais cet artifice ne suffit ni aux uns, ni à l'autre. Que M. de Goncourt se plut à laisser libre carrière à son style en une oeuvre spéciale et suprême, La Faustin! Flaubert aussi, et plus complètement, s'échappa résolument à plusieurs reprises hors des sujets qui violentaient son style; il satisfît pleinement ses besoins esthétiques, son amour du beau et de l'indéfini, créant la Salammbô et la Tentation, sans plus se souvenir que Paris existait et que le XIXe siècle devait être dépeint.
Flaubert: Cependant le siècle le tentait, le heurtait, et le blessait. Le pessimisme que provoquait en lui la nostalgie du beau et la vue d'êtres et d'objets sans noblesse, se compliquait de celui qui affecte tous les artistes, l'acuité pour ressentir la souffrance que cause l'excès général et délicat de la sensibilité, le pessimisme sociologique, «l'indignation» à propos de tout que donne aux grandes intelligences la vue de la bêtise se passant d'eux pour se mal conduire, la lassitude qu'implique chez l'artiste moderne sa vie d'être inutile, spolié de tout intérêt humain[4]. Il vécut ainsi douloureusement au déclin de sa vie, ce grand homme, haut de taille, portant sur ses lourdes épaules, une grosse face rubiconde, bénigne et naïve, que coupait une moustache blanche de vieux troupier, que dominait le vaste ovale d'un front rouge, sur des yeux bleus, «dont la pupille, dit M. de Maupassant, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile.» Et cet homme à la carrure de cuirassier, qui semblait fait, avec sa mine bonasse de reître, pour courir les aventures, enlever les bataillons à la charge, se tanner le cuir sous des soleils incendiés ou de glaciales bruines, passa sa vie,—dominé par on ne sait quelle infime modification vasculaire de son encéphale,—comme un mince artisan, fabriquant, dans l'ombre de la chambre, des objets infiniment délicats. Il ploya sa longue stature à la mesure des fauteuils, sédentaire, sortant à peine, crispant ses gros doigts gourds sur le fétu d'une plume; et la tête courbée, le sang au front, les yeux injectés, il pesa des syllabes, accoupla des assonances, équilibra des rhythmes, dégagea le mot juste de ses similaires, lia des vocables par d'indissolubles relations; il peina, geignit et souffla à mettre en une forme à laquelle il requérait des qualités compliquées et rares, de précises, images de réalité ou de grands rêves de beauté, qui, s'efforçant de prendre forme, subjuguèrent à cette tâche toute l'intelligence et tout le corps de cet énorme et vigoureux et lourd tailleur de gemmes. Il peinait, il souffrait; les minuties toujours mieux aperçues de son métier, bornaient de plus en plus son horizon intellectuel; il souhaita des succès de livres, puis des succès de pages, puis des succès de phrases[5]; il sacrifia graduellement toute sa vie à sa passion; il vécut dans le sourd malaise des phénomènes, qui logent en leurs corps une âme hétéroclite, jusqu'à ce que cette despotique activité cérébrale, après avoir imposé au corps, sans en être atteinte, une maladie nerveuse,—l'épilepsie transitoire[6] de sa jeunesse et de sa vieillesse,—l'anéantît et le foudroyât au pied de sa table de travail par une dernière et délétère victoire d'un organe sur un organisme.
Le destin de Gustave Flaubert aurait pu être différent, mais non plus glorieux. Il lui appartient d'avoir introduit définitivement l'étude du réel et l'érudition dans la littérature, d'avoir écrit les plus beaux livres de prose qui soient en français; il lui est dû encore d'avoir fait resplendir un certain idéal de beauté énergique et fière, d'avoir produit en la Tentation de saint Antoine le plus beau poème allégorique qui soit après le Faust.
NOTES:
Cette assertion dut rester à l'état de simple hypothèse. Pensant que des acquisitions verbales, failles en état de somnambulisme, seraient l'analogue du souvenir inconscient que Flaubert pouvait garder de ses lectures, nous avons prié M. le Dr Ch. Féré, de la Salpêtrière, de nous aider à faire des expériences sur des hypnotiques. Nous avons tenté deux essais: dans le premier, nous avons lu à l'hypnotique somnambule un fragment de la Tristesse d'Olympio et de l'Homme qui rit. Le sujet se trouvait vaguement influencé à son réveil par le ton de la déclamation et par le sens de l'épisode. Il fut impossible de reconnaître dans son langage des traces de style romantique.
Je remis ensuite à M. Féré trois listes de mots, les uns d'un sens joyeux, les autres d'un sens triste; la troisième liste se composait de mots abstraits et rares. M. Féré a lu chacune de ces listes au sujet somnambule en répétant les mots plusieurs fois. Au réveil du sujet, aucune des trois listes ne détermina chez lui soit un courant particulier d'idées, soit une modification de langage qui le forçât à exprimer des pensées habituellement étrangères. Il nous a donc été impossible à M. Ferré—auquel j'adresse ici mes remerciements—et à moi, de reconnaître chez les hypnotiques, une modification de l'idéation, par suite d'acquisitions verbales inconscientes.
Ce résultat négatif n'infirme pas, je crois, la théorie exposée plus haut, et tient surtout au complet oubli qui sépare l'état somnambulique de l'état de veille. L'influence des acquisitions verbales sur les idées me semble le seul moyen d'expliquer l'unité des écoles littéraires, surtout de la romantique, l'unité même d'une nation formée d'éléments ethniques divers et notamment l'assimilation rapide des étrangers naturalisés.
Voir Luys. Le cerveau, sur les phénomènes physiologiques de l'attention.
Lire sur ce dernier motif de pessimisme un très remarquable article de M. P. Bourde dans le Temps du 24 Sept. 1884.
Lire l'étude de M. E. Zola sur Flaubert.
Aucune des particularités intellectuelles de Flaubert, sauf
son
emportement, n'a d'analogues parmi celles des épileptiques.
ÉMILE ZOLA
M. Zola célèbre un nouveau triomphe. Germinal est, pour des causes diverses, entre les mains, de tout le public et de tous les lettrés. L'un ne voit dans ce livre qu'une oeuvre de réalisme, la peinture brutalement exacte d'un lieu et d'une classe; les autres admirent en plus de surprenantes qualités poétiques, le don du grandiose, l'amour passionné de la force et de la masse. Les livres de M. Zola sont, en effet, plus complexes que les préceptes de ses articles, et le romancier diffère dans une mesure inattendue du polémiste. L'analyse peut discerner dans son oeuvre des éléments disparates, dont certains, négligés jusqu'ici, complètent et modifient la physionomie de l'auteur des Rougon-Macquart.
I
M. Zola n'est pas un styliste, dans le sens très moderne de ce mot. Quand il lui faut décrire un objet ou un ensemble, noter un dialogue, exprimer une idée, il ne tente pas de choisir, entre les termes exacts possibles, ceux doués de qualités communes indépendantes de leur sens, la sonorité et la splendeur comme chez Flaubert, le mouvement et la grâce comme chez les de Goncourt, la rudesse cladélienne ou la noblesse et le mystère de M. Villiers de l'Isle-Adam. Le vocabulaire de M. Zola n'a d'autre caractère spécifique que l'abondance, qualité appartenant à tous ceux qui ont frayé avec les romantiques, et, par endroits, un coloris fumeux. De même, la façon dont M. Zola assemble ses mots en phrases est extrêmement simple, commode, apte à tout. Il procède d'habitude par l'accolement, sans conjonction, de deux propositions à sens presque identique, qui redoublent l'idée, l'enfoncent en deux coups de maillet, et marchent puissamment dans un rythme balancé, jusqu'à ce que soit atteinte la fin du paragraphe, que M. Zola termine indifféremment par un retentissant accord, finale d'une gradation ascendante, ou par une phrase surajoutée et superflue qui laisse en suspens la voix du lecteur. En cette façon d'écrire aisée, maniable et large, propre à tout dire et appliquée par M. Zola à tous les usages, celui-ci polémise, expose, raconte, parlent décrit, énonce l'énorme masse de petits faits qui lui servent à poser ses lieux, ses personnages et ses ensembles.
En opposition au procédé classique qui décrit en quelques mots généraux, et au procédé romantique, qui décrit en quelques mots particuliers, conformément à l'acte, de la vision qui est une synthèse de mille perceptions élémentaires, M. Zola, avec tous les réalistes, forme ses tableaux de l'énumération d'une infinité de détails résumés parfois en un aspect d'ensemble. Chaque spectacle est dépeint en ses parties constituantes, marquées chacune par l'adjectif coloré qui correspond à sa perception; puis, en une phrase générale, le tout est repris avec des termes où domine celui des caractères de forme ou de nuance, qui existe en le plus de parties. Le chef-d'oeuvre descriptif de M. Zola, le Ventre de Paris, abonde en passages appliquant cette théorie.
Dès le début, le vague remuement des Halles à l'aube est montré par une série de faits confus, de formes rôdantes et accroupies autour d'entassements mous en un indécis brouhaha. Florent et Claude Lantier parcourant plus tard les abords de Saint-Eustache, allant des charretées de choux gaufrés aux caisses de fruits parfumants, puis Florent promenant seul sa faim à travers l'accumulation énorme des nourritures de Paris, rendent ce spectacle, par le simple narré des sensations que perçoivent leurs yeux et leurs narines. L'étal de la Sarriette, là vitrine de la belle Lisa, la fromagerie, les poissons d'eau douce de Claire Méhudin, les gibiers et les volailles, sont décrits en des paragraphes pleins de faits, que résume une phrase-thème, de volupté, d'obscénité, de perfidie, de grâce, de fermentante chaleur. Que l'on compare ces descriptions à celles de la maison de la Goutte-d'Or et du boulevard extérieur, à midi, dans l'Assommoir; du retour du Bois dans là Curée, et de ce rose cabinet de toilette où Mme Saccard laisse de sa mince nudité, à mille autres tableaux encore prodiguement épars dans l'oeuvre du peintre le plus complet de la vie moderne,—un même procédé sera reconnu, de séparer en tout spectacle ses nombreux composants réels, de les énumérer en un détail merveilleusement visible, de les recombiner par une phrase compréhensive de l'ensemble.
Par un procédé identique exactement—série d'actes condensés en trois ou quatre qualificatifs fréquemment rappelés—M. Zola pose ses personnages. Leur aspect physique déterminé, le romancier les place dans une scène, soit journalière, soit exceptionnelle, montre par une conduite concordante de quelle façon particulière tel être se caractérise. Puis la dominante psychologique, habituellement analogue à la dominante physiologique, établie, il les résume en une phrase appositive qu'il accole sans cesse au nom de l'individu ainsi présenté. Coupeau, gouailleur, bon enfant les yeux gais et le nez camus, un peu niais en plusieurs occasions, se trouve montré tel dans sa cour auprès de Gervaise, et résumé de même par ces mots: «avec sa face de chien joyeux»; aux premiers chapitres du Ventre de Paris est décrite la beauté calme de Lisa, puis des actes de raisonnable placidité, double trait que condense encore cette apposition répétée «avec sa face tranquille de vache sacrée»: Saccard, brûlé de toutes les fièvres et de toutes les cupidités, est sans cesse suivi des adjectifs «grêle, rusé, noirâtre», comme Renée, possède cette «beauté turbulente» qui concentre la physionomie ardemment avide de joie, et les passions à subites sautes, de celle dont les faits d'égarement tiennent tout le volume. La force d'Eugène Rougon, la noble beauté de Mme Grandjean, la séduction d'Octave Mouret et la douce fermeté de Denise, sont ainsi empreints en une effigie, marqués par des faits et résumés en une phrase. Ce dernier procédé, qui ressemble fort à celui des phrases-thèmes de Wagner, ayant le tort d'enserrer en formule constante un être variable, est éliminé d'habitude de la figuration des personnages de second plan parmi lesquels se trouvent les êtres les plus vifs que M. Zola ait produits. La Mme Lerat, de l'Assommoir, le sous-préfet de Poizat, le louche et gai bohème Gilquin, Lantier pâle, lent et ravageur, le marquis de Chouard, Trublot, sont tous admirablement saisis et jetés dans la vie commune, parlent et agissent avec des façons, des physionomies uniques.
La même manière réaliste caractérise chez M. Zola les ensembles où les personnes agissent dans des lieux. Le salon de M. Rougon dans la Fortune, et le campement des insurgés la nuit, dans Plassans, l'abbé Mouret et frère Archangias courant les Artaud, les luttes exaspérées de Florent contre les poissardes de la Halle commandées par la dynastie Méhudin, toutes ces scènes parfaitement localisées se passent fait par fait. Rien de plus réaliste que, dans Son Excellence, Eugène Rougon disgracié, déménageant de son cabinet au milieu des intéressées condoléances de ses créatures, ni de plus visible que le débraillé lascif de l'hôtel où Clorinde Balbi pose nue la Diane. L'Assommoir est tout entier en magnifiques ensembles, de la bataille du lavoir à la noce, du large repas de la fête de Gervaise, à cette magistrale ribote où Lantier conduisant Coupeau au travail, l'égare en une interminable suite de bibines, de la forge Goujet à la cellule capitonnée de l'asile Saint-Anne. Nana, Pot-Bouille, le Bonheur des Dames, la Joie de vivre, sont de même brossés en larges scènes, traversées de gens visibles constitués eux-mêmes de linéaments, de notes biographiques, de menues perceptions de mouvements et de couleurs. Du haut en bas de son esthétique, M. Zola est l'assembleur de petits faits, qui compose ses caractères d'actes, ses descriptions de détails, et édifie son oeuvre par ces atomes artistiques indéfiniment associés.
Pour la partie la plus étendue de son ensemble de romans, M. Zola emprunte ces éléments à la vie réelle, et les reproduit tels que sa mémoire et ses sens et les ont perçus et emmagasinés. Les livres de M. Zola, comme ceux de tout grand réaliste, possèdent une vérité supérieure. Constamment construits par un minutieux détaillement de faits, d'anecdotes, d'observations, de notes prises sur les lieux, et de spectacles réellement vus, ils tendent à donner de la vie une image adéquate, aussi complexe, aussi variée, abondante en contrastes, sans que le choix, l'idéal personnel de l'auteur restreigne le rayon de son observation et résume la vie et les âmes en des extraits fragmentaires. C'est là la véritable différence entre un roman idéaliste et un roman réaliste[7]. Les faits des récits de M. Barbey d'Aurevilly sont et peuvent être chacun aussi vrais que ceux d'un roman de Balzac. La différence est que l'un ne peint qu'une sorte de personnages, n'éprouve de sympathie artistique que pour un côté de l'âme humaine, et un genre de catastrophes, tandis que l'autre de sa vaste et souple cervelle embrasse le monde en tous ses aspects, réfléchit, affectionne et reproduit toutes les âmes, respecte leur complexité et donne d'une société à une époque, une image qui lui équivaut.
En ce sens, que des personnes peu habituées à l'analyse trouveront subtil, les romans de M. Zola sont vrais. Ils arrivent à représenter l'homme, ses habitudes, sa nature, ses penchants et ses passions, complètement, sans choix ou presque ainsi.
La Fortune des Rougon contient à la fois une série de faits sur la lâcheté stupide de quelques bourgeois, et une fraîche et sanglante idylle d'amour. La Conquête de Plassans regorge de contrastes, du dur abbé Faujas à la molle femme qu'il domine; tout un village grouille dans la Faute entre deux ecclésiastiques opposés, une fille idiote et pubère; et la charmante ensorceleuse du Paradou. Le Ventre de Paris regorge de physionomies et de caractères. La Cadine, Lisa Quenu, Gavard, M. Lebigre surveillant les conspirateurs de son arrière-boutique, les marchandes, de Claire Méhudin, en sa grâce sommeillante, à la bilieuse Mme Lecoeur, Pauline et Muche galopinant sous l'oeil acéré de Mlle Saget, constituent un magnifique et divers ensemble de créatures toutes humaines. Son Excellence et la Curée renseignent sur le Paris des démolitions, contiennent des scènes et des gens d'une admirable variété, des officieux du ministre aux convives de Saccard; à travers une promenade au Bois et une séance du Corps Législatif, le baptême d'un prince, un bal de filles, une fête de bienfaisance, un Compiègne, circule une foule de personnes en chair, marquées, caractéristiques et agissantes, Mme Bouchard, Maxime, Suzanne Haffner, du Poizat, qui entourent ce colosse et ce gnome Eugène Rougon et Aristide Saccard. L'Assommoir et Nana présentent en des pages connues tout le monde des ouvriers, tout le monde des filles et des petits théâtres. Pot-Bouille, le Bonheur des Dames, Germinal débitent chacun une énorme tranche de la société, dont une Page d'Amour et la Joie de vivre détaillent un point.
Que l'on observe, en outre, que les personnages principaux de ces groupes, dont l'ensemble reproduit une nation en raccourci, sont étudiés souvent en tous leurs contrastes individuels. Dans Eugène Rougon, M. Zola marque le luxurieux, le bourgeois, l'avocassier, le courtisan, le louche coquin autant que le ministre. Dans la Joie, Pauline est détaillée des secrets de sa chair aux plis honteux de son âme. Clorinde Balbi a une nature courtisane, mystérieuse, supérieure et baroque. Nana est naturelle, tendre, grossière, écervelée, stupide. Coupeau et Gervaise passent par d'admirables gradations d'une bonne santé morale à l'extrême abaissement. Que l'on joigne à l'image de tous ces êtres celle des lieux où ils vivent, des chambres, des salons, des cabinets de travail, des salles de spectacle, des échoppes, des magasins, des galetas, des bouges, des ateliers; celle des rues qui relient ces demeures, de l'avenue de l'Opéra aux boulevards extérieurs, des ponts de la Seine aux buttes de Passy, des ruelles de Plassans aux routes du Coron; celle enfin des paysages qui enclosent ces villes, les sèches arêtes de la Provence, les plaines blêmes du Nord, les efflorescences du Paradou, les déferlements des marées normandes, l'on aura dans une dizaine de volumes un large ensemble de faits humains et physiques reproduisant en abrégé presque toute la complexité d'un pays en un temps.
Quelques restrictions limitent, en effet, cette universalité. Les personnages de M. Zola, s'ils comptent un nombre considérable d'êtres bas, infimes, incomplets, malades ou rudimentaires, ne comprennent aucune des âmes supérieures et choisies, complexes, délicates et rares, que montrent les hauts romanciers. Ni les grands hommes et les nobles femmes de Balzac n'apparaissent dans les Rougon-Macquart, ni les fervents ambitieux de Stendhal, ni les fins artistes de Goncourt. M. Zola a constamment proposé à son analyse des caractères simples et sains, ou déséquilibrés par une maladie concrète. La facilité choisie de cette tâche permet qu'on l'accuse de manquer de psychologie, défaut dont la présence est confirmée par la fixité de ses caractères.
En tous ses livres, sauf l'Assommoir, les personnages restent les mêmes du commencement à la fin, sans que leur vie, dont l'instabilité normale est scientifiquement admise[8], varie d'un linéament. Bien plus, dans quelques-uns des livres récents de M. Zola, notamment dans Nana, le Bonheur, Germinal, le romancier, tout en conservant une vue très nette des lieux où se passe son action, et d'excellentes aptitudes descriptives, a si bien simplifié le mécanisme de ses personnages, leur prête des conversations si banales et des caractères si généraux, qu'ils perdent toute individualité nette. Au milieu de décors magnifiquement visibles, circulent des ombres d'autant plus ténues. Enfin, M. Zola, comme tous les écrivains peu aptes à imaginer le mécanisme intérieur de la machine humaine, et comme aucun des romanciers psychologues, montre les actes de ses personnages de préférence à leurs raisonnements, les effets plutôt que les causes. De sorte que, le lecteur voyant ces créatures, de visage et de caractère nettement défini, réagir aux événements sans hésitation, sans débat, sans trouble, d'une façon constamment conséquente, identique et directe, se sent parfois en présence d'êtres trop simples pour des hommes.
De même, mais dans une plus faible mesure, les descriptions de M. Zola ne sont pas matériellement exactes. Tout artiste choisit entre les diverses sensations d'un ensemble celles que ses nerfs lui permettent de sentir le plus vivement. Pour M. Zola, cette sélection porte évidemment sur les odeurs et les couleurs. Les Halles sont décrites autant en termes oléfiants qu'en termes colorés. Le parterre du Paradou est aussi plein de parfums que de corolles; et de la femme M. Zola connaît les senteurs comme les incarnats. Toute page atteste de même le colorisme du romancier. De l'étal d'une poissonnerie il retient le cinabre, le bronze, le carmin et l'argent plutôt que le fuselé des formes. Le jardin d'Albine est dépeint en larges touches roses et bleues et vertes. Du cortège baptismal du prince impérial, M. Zola perçoit le blanc des dentelles, le vert des piqueurs, la nappe bleue de la Seine, l'éclat des aciers et le braisillement des glaces. En confirmation de ces faits, M. Zola, critique d'art, défendit les coloristes extrêmes, notamment Manet.
Ces réserves diminuent déjà dans une faible mesure l'aptitude de M. Zola à reproduire exactement toute l'humanité actuelle, et marquent des bornes à l'envergure de ce romancier, qui demeure cependant très grande. Il est une autre cause d'un ordre tout différent qui empêche encore M. Zola de voir et de rendre entièrement toute la nature: son individualité qui, dans l'ensemble totale des faits psychologiques et matériels, l'a porté à en préférer une série douée d'un caractère commun, à modifier certains rapports, à dénaturer certains aspects, à donner de tout ce qu'il décrit une image notablement altérée dans le sens de ses sympathies, c'est-à-dire de sa nature d'esprit. Les livres de M. Zola n'échappent pas à la formule que lui-même a donnée justement de toute oeuvre d'art: «La nature vue à travers un tempérament.»
NOTES:
Le critique anglais Vernon Lee a émis une théorie analogue dans son Euphorion.
Ribot, Maladies de la personnalité, 1885.
II
Tous les caractères que présente l'humanité ne semblent pas à M. Zola également dignes d'affection et d'indifférence. Il en préfère certains, les montre avec faveur, et les exalte au-delà du vrai. La santé physique ou morale ou double lui paraît adorable. Les quelques personnages loués dans ses romans sont bien constitués dans leur corps et leur esprit, ont des membres sans tare et une raison sans fêlure, sont logiques, forts et humains. Le plein développement corporel même, si l'activité cérébrale est atrophiée par les fonctions végétatives et animales, est considéré par M. Zola comme magnifique. Désirée, la belle idiote de la Faute, accroupie dans la chaleur de son poulailler et frémissante du rut de ses bêtes, est décrite avec dilection, comme l'est aussi ce couple bestial et réjoui de Marjolin et de Cadine, qui promène à travers les Halles son impudicité. Même quand cet équilibre physiologique s'allie à une âme méchante et faible, M. Zola ne dépouille point toute sympathie. Le teint clair et le pouls calme de la belle Lisa sont admirés dans le Ventre de Paris, comme l'insolent bien-être de Louise Méhudin et de sa mère. Dans Une Page, la noble stature et le port junonien de Mme Grandjean son complaisamment drapés, les sottises de Pauline Letellier s'excusent par le libre jeu de son corps de jeune fille saine sous ses jupes lâches.
Mais l'harmonie d'une âme noble, avec un corps bien portant, est préférée par le romancier. Sylvère et Miette, l'attachement de ces deux enfants nets, chastes et tendres, sont racontés avec amour. L'honnête et drue figure de Mme François ressort sur toutes les turpitudes du Ventre de Paris. Gervaise raisonnable et fraîche, au début de l'Assommoir, est aimable; Mme Hédouin illumine de sa beauté de femme de tête l'ignoble bourgeoisie de Pot-Bouille; Denise pousse à bout la raison vertueuse; et l'héroïne de la Joie de vivre est de même une fille sensée, forte et savante.
Que cet amour de l'équilibre physique et moral n'est qu'une part d'un amour plus général, celui de la vie, un indice le montre. Partout où la niaise pudeur des modernes s'attache à cacher les opérations procréatrices, M. Zola, d'une touche de chirurgien, écarte les voiles et désigne le mystère. Tout le second livre de la Faute célèbre la beauté de l'accouplement. Les larges flux de sang des filles bien pubères ne sont point dissimulés. Rien de plus noble que les pages où est montré l'enfantement de la femme. Celui de Gervaise tombant en travail sur le carreau, puis couchée toute pâle dans son lit, tandis que Coupeau s'empresse bonnement dans la chambre; l'accouchement douloureux et misérable d'Adèle dans sa mansarde, aboutissent à ces pages magistrales de la Joie où Pauline, sainement instruite des mystères sexuels, assiste et coopère à la délivrance de Louise. Il semble qu'en toutes ces occasions, M. Zola touche aux spectacles prétendus honteux, en vertu de droits supérieurs, comme accomplissant une mission de grand révélateur de la vie, chargé d'en découvrir les sources charnelles.
Et cette vie dont il aime les bas commencements, il l'adore en ses deux grandes manifestations masculine et féminine, la sensualité de la femme et la force de l'homme. Tous les héros qu'il exalte sont des hommes forts, se dépensant en action, accomplissant une grande oeuvre ou couronnant une grande ruine. Depuis le père Rougon qui, par un sourd travail de mine, édifie la fortune des siens, jusqu'à l'abbé Faujas conquérant Plassans, d'Aristide Saccard, qui démolit une ville, et accumule des millions, à Octave Mouret qui, par l'adultère, par le mariage, par l'incessante exploitation de la femme, écrase Paris de ses magasins, tous les grands hommes du romancier sont robustes, puissants, actifs sans compter, acharnés en besogne, s'acquittant dans le monde de leur tâche de force vive, résumés en ce colossal Eugène Rougon qui, solide et dur des épaules à l'âme, a la sourde tension d'une machine sous vapeur.
Et si les hommes dégagent ainsi leur force musculaire et volitionelle, les femmes exhalent, au profit de l'espèce, la séduction de leur sensualité. Que ce soit le simple et presque symbolique attrait d'une enfant ignorante pour un enfant oublieux, ou la salacité diffuse d'une troupe de jeunes poissardes entourant de leurs gorges rebondies un souffreteux jeune homme, l'impudique nudité d'une courtisane italienne achetant le pouvoir de la rondeur de ses membres ou la prostitution d'une harscheuse, femelle à tous les mâles, la femme, chez Zola, toujours tend à l'homme le piège de son sexe. Enivrant et dissolvant toute une société comme dans la Curée, victime passive dans les milieux ouvriers des grosses luxures et des coups, défaillante et amoureuse dans Une page, séduisant dans Pot-Bouille un cacochyme délabré en un mariage aussitôt souillé, domptant à force de refus, dans le Bonheur des dames, un obstiné viveur, toutes, dépeintes en leur fonction utérine, se résument en cette Nana, folle et affolante de son corps, qui subjugue par la douceur de son embrassement toute une cavalerie, des ouvriers aux princes, des enfants aux polissons séniles.
C'est en vertu de ces deux prédilections, sous un souffle de volupté ou un afflux de force, que M. Zola dénature le réel et le grossit. La végétation épanouie et luxuriante du Paradou est suscitée par les amours qui s'y consomment, comme l'inceste de Renée embrase et assombrit la serre de son palais, transforme en une orgie babylonienne le bal où sa grêle silhouette transparaît dévêtue. L'hôtel de Nana sertit dans sa splendeur le corps radieux de cette invincible fille, comme sont grossies pour la rehausser les turbulences du Grand-Prix où elle triomphe, et exagérées pour montrer son empire les ruines qu'elle accumule. Par contre, la séduction du magasin dans le Bonheur, le fouillis de ses soies, l'appétence de ses chalandes et la rouerie de ses vendeurs sont amplifiés pour venger de cette domination, la force de l'homme, portée à l'énorme dans les spéculations de Saccard et les actes de Rougon, représentée invincible dans la chasteté farouche de l'abbé Faujas et de frère Archangias.
Tous les ensembles dans lesquels les caractères de force humaine, de luxure, de puissance, d'exubérance, peuvent être reconnus par association, sont exaltés par M. Zola.
Dans l'Assommoir, la bataille des deux lavandières est homérique, et le repas pour la fête de Gervaise pantagruélique. L'alambic du père Colombe ronfle, tressaille et rutile comme s'il avait conscience du poison qu'il élabore. Les Halles de Paris sont assurément plus grandes dans le roman que dans l'atmosphère. Un puits de mine où descendent des cages ressemble à un Moloch dévorateur d'hommes. La mer montante livre aux falaises de Bonneville de formidables assauts. Dans toute la série de ses romans, M. Zola ne mentionne aucune énergie matérielle ou humaine sans l'exagérer démesurément.
Le romancier se borne d'habitude pour ce grossissement à décrire en détail l'ensemble exagéré, comme si ses sens le lui avaient présenté tel. Mais parfois son penchant à l'énorme et au complet l'entraînent à user de procédés que leur contradiction avec ses doctrines rend intéressants. Pour montrer plus intense un acte ou un personnage, il le place de force dans un milieu similaire; pour amplifier un individu ou un sujet, il use de deux artifices romantiques: l'antithèse, le symbolisme.
Dans la Faute de l'Abbé Mouret, le Paradou fournit inépuisablement de décors assortis l'amour qui s'y passe. L'abbé renaît avec le printemps; c'est sous une pluie de roses pétales, qu'Albine dévoile ses chairs rosées; le fauve hérissement des plantes grasses exacerbe les désirs du couple, auquel il faut l'ombre d'un arbre inconnu, lascif et mystique, pour se mêler; et c'est en une agonie de fleurs qu'Albine expire. Claire Méhudin, montrant ses viviers, en est douée d'aspects fluviatiles; la Sarriette est savoureuse comme les fruits qui s'étalent autour d'elle, et seulement dans l'atmosphère empestée d'une fromagerie, Mlle Saget et Mme Lecoeur peuvent échanger d'âcres médisances. La serre où se répète l'inceste de Maxime et de Renée est embrasée, lascive et délictueuse. Coupeau revenant pour la première fois aviné chez Gervaise débraillée, passe par la puanteur du linge que l'on recompte. Dans Une Page, le ciel au-dessus de Paris reflète patiemment l'humeur de l'héroïne, entre toutes les habitantes élues. Nana dévêtue dans un boudoir, les bonnes de Pot-Bouille, affenêtrée sur leur arrière-cour fétide, accomplissent dans un lieu convenable des actes appropriés. Ces scènes, ces personnages et d'autres sont situés dans le milieu qui peut les rendre plus significatifs, plus librement développés. Que ce procédé revient à déranger l'ordre vrai des faits pour instituer d'artificielles coïncidences, il est inutile de le montrer.
Par un moyen inverse en vue d'un effet analogue, M. Zola s'accoutume à rendre plus marqué un acte ou un type en l'accolant à son contraste. Dans la Faute, les deux prêtres sont antithétiques comme les deux parties du livre, dont l'une pose la haine de la nature et l'autre sa voluptueuse revanche. Dans Son Excellence, à la force mâle de Rougon, la souple beauté de Clorinde Balbi fait contre-poids. Renée se désespère du mariage de Maxime au milieu d'un bal. Les amours de Rosalie et de son soldat sont le pendant grotesque de ceux d'Hélène et du Dr Deberle. Le Bonheur des Dames met en opposition Octave Mouret, l'action, et Valagnose, pessimiste inactif. Dans l'odeur des boudins que l'on coule, Florent raconte ses faims de Cayenne. À côté de Pauline, qui représente la moitié saine de la femme, est placée Louise qui en montre le côté délicatement maladif. La Maheude, chez les Grégoire, met en contraste le travail et le capital, l'aisance bourgeoise et la misère des ouvriers.
Ces antithèses nécessitent déjà le grossissement des personnages opposés. Suivant ce penchant, M. Zola en vient à assigner à ses principales figures les caractères de toute une classe. L'abbé Faujas est le prêtre, et Nana la fille. Le Ventre de Paris met aux prises les affamés et les repus, Son Excellence, la force et la luxure. Sans cesse, par une poussée instinctive qui fait sauter le lien de ses doctrines et contredit les dehors de son art, le grand poète qu'est M. Zola tend au démesuré, au typique, à l'incarnation, personnifie, en des êtres devenus tout à coup surhumains, les plus simples et les plus abstraites manifestations de la force vitale. Et sans cesse aussi, ayant assimilé les âmes aux éléments, le romancier prête, en retour, aux forces naturelles, de sourdes et inarticulées passions; parle de l'entêtement des vagues et du rut de la terre; fait souffrir une machine des coups qui la mutilent; assigne à une maison l'humeur rogue de ses locataires. En cette équitable transposition, qui rend égal un individu à une énergie et un ensemble matériel à un individu, apparaît l'instinct fondamental de M. Zola, pour qui tout être se réduit en force, et pour qui toute force est similaire.
Ayant ainsi délaissé le réel pour l'idéal, M. Zola devint nécessairement pessimiste et misanthrope. Comparant les fortes et complètes créations de son esprit aux êtres que ses sens lui montrent, apercevant le moment vital qu'il adore, la santé, la raison, la vertu, éparses, restreintes et mêlées en d'imparfaites manifestations, M. Zola est rempli d'un dégoût pitoyable ou ironique pour l'humanité. Il s'attache à présenter de cruels contrastes où les personnages dignes de bonheur sombrent dans un incident grotesque. Florent, arrêté et envoyé à Cayenne pour s'être épouvanté sur le cadavre d'une fille tuée par la troupe, passe, à son départ, près d'un carrosse de femmes dont les rires l'accompagnent. Le peloton de gendarmes venu pour réprimer la grève des mineurs protège les croûtes de vol-au-vent destinées au dîner du directeur. Le romancier prend plaisir à ne point faire reconnaître la bonté de ses personnages sympathiques. Denise est poursuivie par d'incessantes médisances; Pauline, grugée, est haïe de Mme Chanteau. De lugubres incidents, propres à faire douter de la justice sociale, la torture de Lalie par son père, l'arrestation de Martineau mourant, sont racontés avec complaisance. Parmi les filles qui passent par l'église de l'abbé Mouret, pas une n'est décente; des pêcheurs de Bonneville, pas un honnête; des bourgeois de Pot-Bouille, pas un estimable. Il accumule les catastrophes, les insuccès, les défaillances et les tares. Dans le Ventre de Paris, les gredins triomphent des bons. La Fortune des Rougon, la Faute, Une page, Germinal, sont souillés du sang des justes. Si la Curée, Son Excellence, l'Assommoir et Nana ne se terminent pas par un deuil digne d'être plaint, c'est que leurs personnages sont tous détestables. Et si les plaintes sur l'inutilité, la tristesse et l'odieux de la vie humaine ne sont point constantes dans les livres de M. Zola, c'est que le romancier, idéaliste à demi, persiste à l'adorer, même en ses manifestations imparfaites, mais actuelles et existantes.
Que l'on remonte maintenant de ce pessimisme, terme de notre analyse, à la vue magnifiée des hommes et des choses dont il découle; de celle-ci à l'amour de la vie, de la force, de la sensualité, de la raison et de la santé, ses causes; que l'on se rappelle le réalisme de procédés et de vision que ces idéaux résument, l'on aura, je pense, les gros linéaments de l'oeuvre de M. Zola, sous lesquels les traits de sa physionomie morale commencent à affleurer.
III
Le cas psychologique de M. Zola est singulier. Nous possédons en lui un artiste composite chez lequel se mêlent en un rare assemblage, les dons du réaliste et certains de ceux de l'idéaliste, sans se nuire, sans que les uns annulent, refoulent ou subordonnent les autres. La coopération des facultés exactes et de celles qui portent le romancier à altérer la réalité est facile et fructueuse en des oeuvres homogènes dans lesquelles l'analyse seule distingue des disparates. Cette association intime de tendances diverses porte à leur attribuer une cause commune, et peut-être une seule hypothèse sur le mécanisme intellectuel de M. Zola, suffira à rendre compte des procédés et des émotions apparemment contraires que nous avons séparées dans son oeuvre.
On peut imaginer un esprit enregistreur, éminemment apte à percevoir par les sens, à retenir et à se figurer les mille manifestations de la vie décrivant les objets, les physionomies et les caractères de la façon dont ils apparaissent par le détaillement de leurs parties et l'énumération de leurs actes; parvenant, grâce à une accumulation de notes internes, à avoir d'une nation à une certaine époque une connaissance aussi complète que celle dont nous avons marqué les limites. Cet esprit, animé comme presque toutes les âmes humaines, de l'amour des conditions utiles à son espèce, arriverait naturellement à les abstraire de ses expériences, à éprouver ainsi pour la santé, la raison, la sensualité, la force, un attachement admiratif, à ressentir une sourde exaltation toutes les fois qui lui arrivera de parler d'un paysage luxuriant et estival, d'une foule fluctuant, de l'obstination volontaire de ses héros, de la volupté conquérante de ses femmes, de n'importe quel grand réceptacle de force délétère ou non, mais agissante et dynamique. Il est permis d'admettre qu'un esprit parvenu à ces sympathies, comparant leur objet—de pures idées—aux misérables éléments dont il est extrait—la réalité—se prenne de tristesse et de mépris pour l'imperfection et l'hostilité des choses, se sente irrité contre les vices mesquins et les vertus compromises des créatures vivantes, parvienne au pessimisme colère qui caractérise toute l'oeuvre de M. Zola.
Cette hypothèse est séduisante mais vraisemblable en partie seulement. M. Zola ne possède aucune des qualités secondaires qui permettraient de lui attribuer de grandes aptitudes à la généralisation. Cesser tout à coup de penser les choses réelles, en détacher un caractère extrêmement compréhensible et ne plus concevoir les individus qu'en tant qu'ils participent de cet attribut métaphysique est le fait soit d'une intelligence spéculative et savante, soit parfois d'un styliste émérite, d'un homme au tour d'esprit verbal qui emploie inconsciemment la synthèse que les mots ont faits de nos idées générales. Or M. Zola n'est ni un écrivain extraordinaire tel que V. Hugo, ni un homme habitué à manier les pensées abstraites comme le montre sa psychologie rudimentaire et les quelques articles où il a tenté d'appliquer à la littérature les procédés de la science.
C'est en lui-même et non au dehors que M. Zola à trouvé le type de son idéal. Doué d'un tempérament combatif que marquent ses polémiques, ayant opiniâtrement lutté contre la misère, contre l'insuccès, contre le mépris et l'inintelligence publics, possédant la tête massive et les épaules carrées des entêtés, sa volonté tenace, son amour-propre lui ont donné l'instinct et l'adoration de la force. Borné par d'autres dons à la carrière littéraire, retiré des batailles dans son ermitage de Médan, la sourde tension de ses centres moteurs s'est dépensée à douer d'énergie consciente des êtres et des éléments que son intelligence lui montrait faibles et sourds comme ils sont. Choisissant parmi ses semblables et dans les grands phénomènes naturels ceux qui manifestent quelque emportement, les pétrissant de ses propres mains, servant indistinctement aux hommes et aux choses les impérieuses effluves qui sourdaient en lui, il rend colossales les âmes et les forces. D'un ministre médiocre, d'un calicot entreprenant il élabore les types du despote et de l'exploiteur; ses foules roulent comme des fleuves; ses mers déferlent en cataractes; ses champs suent la sève, ses édifices s'étagent démesurément; une mine, un assommoir, un magasin sont de formidables centres de forces délétères, bienfaisants, actifs. Et la femme, force elle aussi, doublement magnifiée en sa puissance par le volontaire, en son charme par le mâle, devient la rayonnante et redoutable créature capable d'enivrer le monde.
Cet absolu amour pour les forts qui seul eût conduit M. Zola à créer de gigantesques abstractions, contrôlé et contrarié par son exacte vision de réaliste, se retourne en un absolu mépris pour les malades, les vicieux, les médiocres, les êtres mixtes et faibles, c'est-à-dire, pour toutes choses et pour tous les hommes réels. Ces spectacles quotidiens et cette humanité courante, incapables d'aucun développement extrême, ne contenant de l'énergie universelle qu'une imperceptible dose, mesquins, transitoires et négligeables, présents cependant et s'imposant sans cesse à l'attention de son intelligence réaliste, l'exaspèrent, l'affligent, le dégoûtent et l'attirent. M. Zola est la victime de ses sens. Son pessimisme vient de la contradiction incessante entre la réalité qu'il ne peut ne pas voir et l'idéal dynamique que sa nature de lutteur le force à créer et à aimer. En ces deux termes dont nous venons de marquer la coopération et l'antagonisme—réalisme intellectuel, idéalisme volitionnel—son organisation cérébrale peut être résumée.
Avec l'exemple de Dickens, des de Goncourt,
des romanciers russes, par-dessus tout de Balzac,
le double tempérament de M. Zola montre qu'il
n'existe pas plus d'écrivains purement réalistes
qu'il n'y a d'absolus idéalistes.
L'OEUVRE[9]
PAR ÉMILE ZOLA
Le nouveau livre de M. Zola est un roman; il est aussi un code d'esthétique. Cette esthétique est absurde. Les lieux communs de l'intransigeance imperturbablement opposés aux lieux communs de l'école, prennent avec ceux-ci un air d'inconstestable ressemblance. Les uns disent: il faut peindre noble; les autres, il faut peindre en plein air, il faut peindre clair, il faut peindre d'après nature; et voilà Claude Lantier qui se met à proférer des malédictions contre les artistes sans aveu, qui fabriquent leurs tableaux dans le «jour de cave» d'un atelier.
Il est oiseux de demander si Rembrandt peint en plein air, s'il peint clair, et d'après nature, ses anges et son Bon Samaritain. Il vaut mieux faire observer qu'un précepte de facture reste une simple recette, que peindre d'une certaine façon ne veut jamais dire peindre bien de cette façon, que l'important est de peindre bien et que la façon n'y est pour rien, que Velasquez et Rubens se valent, que toutes les querelles et les gros mots sur les procédés manuels de l'art ne signifient rien, que la seule chose nécessaire est d'avoir du génie, que les procédés même de Cabanel, de Bouguereau, de Tony Robert Fleury, de Delaroche et d'Horace Vernet donneraient de magnifiques oeuvres s'ils étaient employés par des artistes ayant le don, qu'enfin la formule du plein air est la dernière qu'il faille défendre, puisque, à l'heure actuelle, elle n'a pas encore donné un seul chef-d'oeuvre? D'une main tout aussi experte, M. Zola touche à l'esthétique du roman, et reprenant en bouche les grands termes de positivisme et d'évolutionnisme, il part en guerre contre la psychologie et dénonce tous ceux qui n'étudient de l'homme que l'âme, sans se souvenir de l'influence du corps sur le cerveau. Si M. Zola veut dire qu'il ne faut jamais oublier dans une oeuvre d'imagination que les personnages sont des êtres physiques en chair et en os et qu'en une certaine mesure et sauf de nombreuses exceptions (Louis Lambert, Spinoza) le fonctionnement de leurs cerveaux s'influe du cours du sang et de l'activité des viscères, personne n'y contredira. C'est un truisme dont la nouveauté n'est d'ailleurs destinée à révolutionner que les romans absolument médiocres de toutes les époques. Si M. Zola veut dire, par contre, que le cerveau est un organe comme un autre, que la pensée ne joue pas dans la caractérisation d'un individu un rôle plus considérable que son estomac ou son fiel, cela est simplement faux.
C'est la pensée qui est le centre, et le corps la périphérie; la science le démontre après que l'expérience l'a constaté, et au nom même de l'évolutionnisme, l'activité cérébrale étant la plus récente est la plus haute, et l'être qui pense le plus étant le plus noble, est le plus intéressant. Faut-il citer toute la psychologie scientifique et toute l'ethnologie pour montrer que c'est rétrograder vers le passé, que de considérer en l'homme l'être instinctif et inconscient de préférence à l'être conscient, pensant, voulant, résolu et moral? Il serait cruel de battre M. Zola sur presque toutes ses assertions par les autorités qu'il invoque et de lui montrer une bonne fois qu'il n'est plus permis aujourd'hui de lancer au hasard les affirmations que lui dicte son tempérament, qu'il y a des raisons aux choses et qu'en plusieurs points l'esthétique de ses adversaires, malheureusement médiocres et ineptes, des Feuillet, des Sand, est plus rationnelle que la sienne, qu'enfin Balzac, Tolstoï et même Flaubert, ont montré une bonne fois comment on peut embrasser la nature entière sans en omettre le couronnement et rester réalistes tout en analysant le génie et la noblesse morale.
Nous avons tenu à dire nettement ce que nous pensons de l'esthétique naturaliste, parce qu'elle est erronée d'abord comme toute esthétique de parti, puis parce qu'elle trouble l'appréciation exacte des oeuvres de M. Zola. Autant cet écrivain nous paraît piètre penseur, mal renseigné et peu spéculatif, autant nous l'admirons pour son génie incomplet mais puissant. Toute la première partie de l'Oeuvre, cette histoire lentement développée de l'affection de Christine et de Claude, les magnifiques scènes où elle se résout à être le modèle de son amant, où elle se livre à lui, revenu croulant sous les huées, leur idylle de Bennecourt, sont de grands et vrais tableaux où la vie frémit, où la sympathie jaillit du coeur du lecteur. Et cette lamentable fin encore du ménage artistique, cette noire existence misérable et débraillée dans l'atelier du haut de Montmartre, Claude se brutalisant, s'exaltant et s'affolant à l'impossible labeur de s'extorquer un chef-d'oeuvre, tandis que Christine s'attache à son amour tari, lutte contre le dessèchement de coeur de son mari, finit par l'arracher à l'art auquel il tenait de toutes ses fibres, mais l'abîme et le tue du coup; toute cette tragédie humaine donnant à toucher de pauvres chairs frissonnantes, à voir des larmes dans des orbites creux, et des mâchoires serrées, et des poings abandonnés, nous a enthousiasmé et ému. De tous nos romanciers actuels, M. Zola est le seul à donner cette sensation d'humanité vivante et souffrante, et il y parvient, comme tous les grands artistes, en nous montrant des âmes, des êtres moraux. Dans ce roman, l'étude du milieu artistique est déplorable, fausse et incomplète. Ce que nous y aimons, c'est cette Christine si bonne, si douce, sensée, aimante, d'une si belle noblesse d'âme et toute simple; c'est même cette brute de Lantier, qui, s'il ne mettait une grossièreté de manoeuvre à clamer des théories ridicules, serait en somme un être bon, simple et fort, qui eût pu être un brave homme faisant des heureux autour de lui, s'il n'était allé se perdre dans une carrière où il est, malgré son intransigeance, un médiocre et un raté; c'est Sandoz, d'une si belle fermeté, têtu, paisible et solide, ayant une idée en tête et la réalisant patiemment sans se tourner aux clameurs sur ses talons. Toutes ces âmes sans doute sont rudimentaires, simples, sans développement vers le haut et sans complexité dans la profondeur. M. Zola, qui n'aime pas la psychologie, n'est en effet pas un grand psychologue, et ce défaut interdit de le classer avec les très grands. Mais il a le don suprême de la vie, il sait souffler sur un être et faire que les tempes battent, que les yeux regardent, que les muscles se tendent. Il a encore ce que personne n'a eu avant lui, le don d'animer ainsi, d'une vie puissante, les êtres moyens, ordinaires, sans traits exceptionnels, et sans autres qualités qu'une grande bonté et une forte volonté. Pour la classe bourgeoise, pour les gros manoeuvres de la vie, il est inimitable. Enfin, il a conçu le premier, sans la réaliser, malheureusement, la grande idée que le roman ne devait pas être une étude individuelle, mais bien une vue d'ensemble où passerait la foule, où s'étalerait toute une époque, et qui, décentralisé et indéfini, engloberait tout un peuple dans un temps et toute une ville. Ceux qui reprendront, après M. Zola, la tâche de continuer le roman moderne devront partir de ce grand écrivain plus vaste qu'élevé, mais qui a construit, une fois pour toutes, les assises des oeuvres futures. Avec le Flaubert de l'Éducation sentimentale, avec le Tolstoï de la Guerre et la Paix, avec tout Balzac, avec les psychologues comme Stendhal et les individualistes comme les de Goncourt, les Rougon-Macquart, seront les ancêtres du roman démotique futur, où il y aura des cerveaux et des corps, le peuple et les chefs, les dégradés et les génies, de la chair et des nerfs, le sang et la pensée.
NOTES:
Revue contemporaine.