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Quelques écrivains français: Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc.

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VICTOR HUGO[10]


I

Au lecteur qui pénètre dans l'oeuvre colossale, touffue, confuse, et mêlée de M. Victor Hugo, un étonnement s'impose d'abord. Il ressent la luxuriante abondance du style, la profusion des mots, des tournures, des périodes, la variété des figures, la richesse des terminologies, l'entassement de paragraphes sur paragraphes, les infinies suites de strophes.

S'il s'efforce de discerner la loi de ces développements, et la cause de cette opulence, s'il tente de classer les idées d'un alinéa, les aspects d'une description, les traits d'une physionomie et les phases d'une oeuvre, il découvrira aussitôt que la principale habitude de style et de composition chez M. Victor Hugo, celle par qui il obtient ses effets les plus caractéristiques et les plus intenses, est la répétition. Pas une page et pas une suite de pages du poète, qui ne soit ainsi écrite par une série petite ou énorme de variations aisément séparables. Chacune débute par une phrase-thème exposant l'idée que M. Victor Hugo se propose d'amplifier; puis vient une redite, puis une autre en termes de plus en plus abstraits, magnifiques ou abrupts, aboutissant de pousse en pousse à cette efflorescence, l'image, qui termine le développement, marque le passage à un autre thème indéfiniment suivi d'autres.

On peut noter des vers comme ceux-ci:

Nous sommes les passants, les foules et les races:
Nous sentons frissonnants des souffles sur nos faces;
Nous sommes le gouffre agité.
Nous sommes ce que l'air chasse au vent de son aile.
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans l'éternelle obscurité.

Des passages comme celui-ci:

Aujourd'hui l'écueil des Hanois éclaire la navigation qu'il fourvoyait; le guet-apens a un flambeau à la main. On cherche à l'horizon comme un protecteur et un guide, ce rocher qu'on fuyait comme un malfaiteur. Les Hanois rassurent ces vastes espaces nocturnes qu'ils effrayaient. C'est quelque chose comme le brigand devenu gendarme.

Que l'on assemble maintenant ces paragraphes par couples, qu'on les associe en séries diverses, on aura la contexture de la plupart des pièces de vers et de la plupart des chapitres de M. Victor Hugo.

En de longs développements retentissent les plaintes et la hautaine indignation d'Olympio. Les sphinx ceints de roses du sultan Zimzizimi profèrent et répètent la même désolante réponse que reprend en une autre oeuvre le ver destructeur des Sept Merveilles. Certaines pièces des Contemplations sont inépuisables en dissertations sur la moralité des hommes et les consolations de la mort; certaines pages des Châtiments lancent et relancent la même insulte en invectives redoublées. Les Chansons des Rues et des Bois varient avec une virtuosité paganinienne un mince recueil de thèmes gracieux, amplifiés en formidables symphonies. Dix-huit strophes y recommandent de confondre l'antique au biblique et au moderne; dix pages de vers envolés et fugaces constatent que la femme ne se livre plus en don gratuit; seize pages à quatre strophes redisent de mille façons ironiques que Dieu n'a pas besoin de l'homme pour parachever ses oeuvres. Que l'on joigne à ces exemples les facétieux boniments d'Ursus dans l'Homme qui rit, ces parades funambulesques où la même spirituelle cabriole s'exécute en mille dislocations; les résumés historiques qui ouvrent les divers livres des Misérables, par d'énormes variations; les grandes fantaisies de Quatre-vingt-treize sur le mystérieux accord des chouans avec les halliers; et dans les Travailleurs de la Mer le sinistre chapitre sur la Jacressarde, maison déserte au haut d'une falaise qui ouvre sur la nuit noire deux croisées vides.

Cette insistance verbale, cette formidable obstination à échafauder mots sur mots, formule sur formule, à revenir et s'appesantir, à enserrer chaque idée sous de triples rangs de phrases, caractérise la forme de M. Victor Hugo, est normale pour tous les passages où il développe quelque réflexion, et constitue le procédé de son style descriptif. Au lieu d'user d'une minutieuse énumération de détails, terminée et raccordée par une large période générale, à la façon des réalistes, M. Hugo recourt à l'accumulation, la reprise, la trouvaille abandonnée et ressaisie, de propositions d'ensemble, de périodes compréhensives, dont le retour est comme l'effort de deux bras, infructueux et répété, peinant à enclore un énorme et souple fardeau.

Que l'on relise pour constater jusqu'où va cette contention et cette lutte, les ressources infinies de ce style jamais las, la magnifique série de chapitres où se trouve décrite la tempête funeste à l'orgue des Compachicos:

Les grands balancements du large commencèrent; la mer dans les écartements de l'écume était d'apparence visqueuse; les vagues vues dans la clarté crépusculaire à profil perdu, avaient des aspects de flaques de fiel. Çà et là, une lame flottant à plat, offrait des fêlures et des étoiles, comme une vitre où l'on a jeté des pierres. Au centre de ces étoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence assez semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue qui est dans la prunelle des chouettes.

De pareils redoublements de phrases renflent les chapitres sur le palais muet, obscur et splendide que traverse à pas hésitants Gwynplaine promu Lord Clancharlie; il en est ainsi dans les Misérables, à ce tableau de l'éclosion printanière dans le jardin inculte, où se déroulent les amours de Cosette et de Marius; et les vers du poète sont aussi riches que sa prose en ces tentatives redondantes, ces perpétuels retours du burin à graver et regraver le même trait en de diverses et fantasques lignes. Je prends entre cent exemples la description du château de Corbus dans la Légende des Siècles:

L'hiver lui plaît; l'hiver sauvage combattant,
Il se refait avec les convulsions sombres
Ces nuages hagards croulant sur ses décombres,
Avec l'éclair qui frappe et fuit comme un larron,
Avec les souffles noirs qui sonnent du clairon,
Une sorte de vie effrayante à sa taille.
La tempête est la soeur fauve de la bataille....

Et voilà le poète lancé pendant plusieurs pages à décrire le fantastique combat des ruines contre les nuées.

Ce même procédé cumulatif, cet effort redoublé à mille détentes, M. Victor Hugo le porte dans le portrait physique ou moral de ses héros:

Il y avait de l'illisible sur cette figure. Le secret y allait jusqu'à l'abstrait.... Dans son impassibilité peut-être seulement apparente, étaient empreintes les deux pétrifications, la pétrification du coeur propre au bourreau, et la pétrification du cerveau propre au mandarin. On pouvait affirmer, car le monstrueux a sa manière d'être complet, que tout lui était possible, même s'émouvoir. Tout savant est un peu cadavre; cet homme était un savant. Rien qu'à le voir on devinait cette science empreinte dans les gestes de sa personne et dans les plis de sa robe. C'était une face fossile ..., etc.

De même sont écrits les portraits du capitaine Clubin, de Déruchette et de Gilliatt, de la duchesse Josiane et d'Ursus, de Javert, de Fantine et de Thénardier. Des personnages de son théâtre, aux héros de la Légende des Siècles, aux femmes et aux enfants qui traversent certains poèmes, tous sont ainsi peints au décuple, saisis une première fois d'un coup, repris, traités à nouveau, enclos de mille contours semblables et déviants, obsédés et retouchés par une main sans cesse retraçante. De même pour la psychologie des personnages que M. Hugo conçoit comme des êtres nus et simples, qui manifestent leur passion ou leur nature par la répétition d'actes semblables. Enfin qu'il s'agisse de l'effronterie d'un gamin ou d'une vue d'ensemble sur la vie monastique, de la manie d'un ancien capitaine à pronostiquer le temps, ou d'une redoutable crise de conscience, du spectacle funèbre d'un pendu épouvantant ses commensaux ailés des soubresauts dont l'anime le vent dans la nuit sur une plage, ou d'une considération historique sur la Convention, de plaintes sur la mort ou d'exultations sur la vie, M. Hugo est essentiellement l'écrivain de la redite, de la répétition, de la variation. De haut en bas, du sublime au fantasque, dans tous les sujets et à travers toutes les émotions, il est celui qui ne peut exprimer une seule pensée en une seule phrase.

Nous avons déjà noté qu'au cours d'une pareille ascension de périodes à sens identique, les mots propres rapidement épuisés auront pour suite des synonymes de plus en plus indirects, puis des allusions et des images. La longue ouverture du Jour des Rois où le poète essaie de montrer la figure du mendiant, spectateur infime et presque inanimé des incendies allumés par les puissants aux quatre points cardinaux, aboutit à ces deux vers et s'y résume:

Penché sur le tombeau plein de l'ombre mortelle,
Il est comme un cheval attendant qu'on dételle.

Mais dans l'oeuvre de Victor Hugo, ce symbolisme est souvent autre chose que la terminaison d'une période ascendante. Tout symbole est à la fois une abréviation et une transposition; ce sont là les rôles que l'image remplit chez le poète.

Enchaînées et se succédant, les métaphores, par les rudes raccourcis qu'elles infligent au style, par les sauts de pensée qu'elles impliquent, donnent à toute pièce une grandeur grave, quelque chose de biblique et d'auguste. Ainsi de ces strophes de Olympio:

Les méchants accourus pour déchirer ta vie
L'ont prise entre leurs dents.
Les hommes alors se sont avec envie
Penchés pour voir dedans:
Avec des cris de joie ils ont compté tes plaies
Et compté tes douleurs,
Comme sur une pierre on compte des monnaies
Dans l'antre des voleurs.
Ton âme qu'autrefois on prenait pour arbitre
Du droit et du devoir,
Est comme une taverne où chacun à la vitre
Vient regarder le soir ...

Que l'on note dans cette pièce le double emploi des métaphores. Si elles sont d'énergiques résumés, elles substituent en même temps, à la description d'états d'âme, durs à rendre en vers, des visions imaginables et familières. Ce passage de l'abstrait au tangible, et de l'obscur au saisissant est marqué avec la plus noble énergie, dans la pièce En plantant le Chêne des États-Unis d'Europe, où le poète, dans un des plus larges déploiements lyriques qui soient, adjure les éléments, les cieux et la mer, de corroborer le jeune plant mis en terre:

Vents, vous travaillerez à ce travail sublime,
O vents sourds qui jamais ne dites: c'est assez.
Vous mêlerez la pluie amère de l'abîme
À ses noirs cheveux hérissés.
Vous le fortifierez de vos rudes haleines,
Vous l'accoutumerez aux luttes des géants.
Vous l'effaroucherez avec vos bouches pleines
De la clameur du néant.
Que l'hiver, lutteur au tronc fier, vivant squelette,
Montrant ses poings de bronze aux souffles furieux
Tordant ses coudes noirs, il soit le sombre athlète
D'un pugilat mystérieux.

Les strophes se suivent ainsi, bondissantes et fuyantes, emportant le lecteur à ne plus voir le chêne que quelques proscrits ont planté sur une plage, et l'idée révolutionnaire qu'il figure, mais un lutteur monstreux à forme demi-humaine opposant à l'assaut d'éléments passionnés, des racines douées d'obstination et des branches volontairement noueuses.

M. Victor Hugo excelle ainsi à rendre pittoresques par des métaphores matérielles, certaines propositions psychologiques, que l'on ne saurait décrire qu'en vers ternes. La connivence des timorés et des violents est ainsi transposée:

Les peureux font l'audace; ils ont avec le glaive
La complicité du fourreau.

et la communauté de faute qui en résulte, ainsi:

Reste, elle est là, le flanc percé de leur couteau
Gisante; et sur sa bière
Ils ont mis une dalle; un pan de ton manteau
Est pris sous cette pierre.

S'il est des mots qui puissent rendre la vague terreur d'un tyran inquiet des murmures des honnêtes gens, ce sont des vers comme ceux-ci:

Et ces paroles qui menacent,
Ces paroles dont l'éclair luit,
Seront comme des mains qui passent
Tenant des glaives dans la nuit.

La joie sereine des beaux dieux, que les poètes ont montrés planant au-dessus de nuées d'or, resplendit en une magnifique succession d'images, que terminent ces deux vers radieux:

Ils savouraient ainsi que des fruits magnifiques
Leurs attentats bénis, heureux, inexpiés.

De splendides paroles font presque imaginer le mystère de l'immortalité de l'âme:

Quand nous en irons-nous où sont l'aube et la foudre?
Quand verrons-nous déjà libres, hommes encor
Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre
Et nos pieds faits de nuit, éclore en ailes d'or?

L'infinité de l'espace est presque conçue comme réelle en ces vers:

Il vit l'infini porche horrible et reculant
Où l'éclair, quand il entre, expire triste et lent.

Ce don de matérialisation, cette aptitude à transposer les choses inimaginables en correspondances plus corporelles, a permis à M. V. Hugo d'écrire les singulières pièces finales de la Légende des Siècles et des Contemplations, ces tentatives désespérées d'exprimer l'inexprimable et l'inintelligible, où le poète livrant avec les mots une terrible bataille à de vagues ombres d'idées, accomplit ses plus merveilleux prodiges de parolier, et mesure ses plus profondes chutes. En ce point s'arrête l'évolution de l'image. Née d'une accumulation de phrases synonymiques qu'elle couronnait et résumait, prise comme un substitut de représentations directes possibles mais ternes, employée à la tâche de plus en plus difficile et de moins en moins réussie de figurer matériellement des idées plus obscures parce que plus creuses, elle finit par devenir le vêtement de purs fantômes intellectuels, à qui elle prête seule une existence apparente.

À ces deux formes de son style, la répétition et l'image, M. V. Hugo joint une troisième habitude, la plus apparente de toutes, l'antithèse. Par cette juxtaposition de deux termes, de deux objets, de deux ensembles doués d'attributs contraires, par ce contraste exalté, par ce rapprochement souligné par des répétitions et marqué par des images, M. Hugo s'attache à définir plus nettement deux pensées antagonistes, amène la comparaison entre les deux termes ainsi heurtés de force, et définis par la révélation de propriétés hostiles.

La phrase même de M. Victor Hugo abonde constamment en termes durs à apparier. Parmi d'autres tendances celle d'accoler aux plus lumineux adjectifs et aux substantifs les plus clairs, le mot «sombre» est flagrante. On relève sans peine, en peu de pages: «Au grand soleil couchant horizontal et sombre; miroir sombre et clair; sérénité des sombres astres d'or.» Les romans sont riches en ces contrastes purement verbaux, notamment certaines oraisons comiques et grandiloquentes dans l'Homme qui Rit, dans les Misérables la plupart des dissertations générales, parmi lesquelles il faut relever celle sur l'antithèse entre les pénitences du couvent et l'expiation du bagne. Dans les drames, pas un monologue ou une tirade qui n'étincelle de brusques collisions de mots. La déclamation de Charles-Quint, les passages de bravoure de Don César de Bazan, le premier soliloque de Torquemada sont ainsi relevés de heurts sonores et éclatants. Mais les plus insignes exemples d'antithèses reprises, continuées et réduites, seront trouvés dans la Chanson des Rues et des Bois, où presque chaque poème semble traversé par deux courants d'idées inverses et parallèles. Qu'il s'agisse d'ailleurs d'une anecdote ou d'une scène, presque toutes les pièces contiennent au début ou à la fin un contraste dissonant entre deux aspects antagonistes. Les dénouements de la plupart des Orientales démentent l'exorde. Dans les Châtiments, le poème Nox met en regard des splendeurs du couronnement, l'aspect du cimetière Montmartre, fosse des fusillés. Dans les Voix intérieures, des sages s'attristent sur le festoiement des fous, et l'À Olympio, oppose à la douce gravité du poète, les clameurs des haineux. Dans les Quatre vents de l'Esprit, le livre satirique flagelle les méchants parce qu'ils sont méchants, et les excuse parce qu'ils sont petits. Dans la Légende des Siècles, les contrastes dramatiques abondent. L'apparition de Roland parmi les oncles ennemis du roi de Galice, Philippe II songeant en son palais au-dessus du jardin où l'infante effeuille une rose, l'aigle héraldique d'Autriche contredit par l'aigle helvétique, dans le Romancero du Cid, le vieux héros fidèle au roi qu'il censure, entrechoquent deux spectacles ou deux humeurs. À tous les tournants des drames ou des romans, se passent des coups de théâtre, de poignantes alternatives, des luttes de conscience entre deux devoirs, des ironies tragiques qui font dire ou faire à un personnage le contraire de ce qu'il veut de toute son âme. La subite volte-face d'Hernani récompensé et gracié, Torquemada entrant en scène sur les dernières suppliques de Ben-Habib, l'incendie de la Tourgue égayant les enfants qu'il va tuer, Marie Tudor et Jane ne sachant si c'est l'amant de l'une ou de l'autre que l'on exécute, Marius défaillant entre le désir de sauver Valjean et la terreur de perdre Thénardier, la tempête sous un crâne, la Sachette reconnaissant sa fille en celle qu'elle a maudite, Ceubin saisi par la pieuvre et Triboulet tenant l'échelle à l'enlèvement de sa fille, quelle liste de contrastes, d'hésitations, d'alternatives et de déchirements d'âmes, d'antithèses fragmentaires qui amplifiées et soutenues deviennent la contexture même de toute oeuvre.

Que l'on observe que les Châtiments sont l'ironique antiparaphrase des paroles officielles placées en épigraphes, qu'il n'est presque point de volume de poèmes qui ne soit digne de porter en titre l'antithèse de Rayons et Ombres, que tous les romans et les drames sont les développements d'une psychologie, d'une situation ou d'une thèse bipartites. En Triboulet, en Lucrèce Borgia, le sentiment de la paternité lutte contre les vices innés. En Hernani, en Ruy-Blas, en Marie Tudor, en Marion Delorme, l'amour se heurte à la haine. L'Homme qui Rit est fait du contraste de la passion idéale et de la passion voluptueuse; les Misérables sont la lutte de l'individu contre la société, les Travailleurs de la Mer, celle de l'homme contre les éléments. Quatre-vingt-treize, celle du droit divin contre la Révolution, du principe girondin contre le principe Saint-Just, personnifiés en Lantenac, Cimourdain et Gauvain.

Nous touchons ici à la façon dont M. Hugo entend l'âme de ses personnages. De même que ses phrases, ses poèmes, ses recueils, ses romans et ses drames sont le développement d'antithèses de plus en plus générales, ses personnages sont presque tous de nature double, comme dimidiés portant en eux la lutte constante ou passagère de deux passions adverses, constitués contradictoirement dans leur âme et dans leur corps, dévoyés par une crise qui retranche leur existence antérieure de leur existence actuelle. Marie Tudor est reine et amante; en Gwynplaine la laideur physique offusque la beauté morale; le forçat 24601 devient en quelques heures le plus noble des hommes, et le sultan Mourad, toujours inexorable à tous, eut un instant pitié d'un porc.

Se bifurquant en de plus générales oppositions, l'antithéisme divise donc toute l'oeuvre de M. V. Hugo, des mots aux âmes, du plan d'une anecdote à celui d'un roman en huit cents pages, d'une fable à une trilogie, de la succession des strophes au principe de l'esthétique, qui, exposée dans la préface de Cromwell, se résume dans le mélange de deux contraires, le comique et le tragique.

Et de même que les tendances formelles dominantes, que nous devons analyser, aboutissent l'une à des redites profuses, l'autre à une obscurité sentencieuse, la pratique constante de l'antithèse semble avoir laissé des traces nocives en une des tendances caractéristiques de M. Hugo: À force de diviser son attention entre les deux termes contradictoires qu'il oppose sans cesse, de sauter de chaque objet à son opposé, de tout diversifier et de tout confondre, il semble comme si M. Hugo ne peut plus concentrer son activité intellectuelle en un seul point ou en un seul ensemble. La pensée comme la langue du poète se désagrègent par endroits. De là, des hachures de style, l'abus de l'apostrophe, les phrases sans verbe, le style monosyllabique et sibyllin des grands passages. De là, la tendance marquée aux digressions, les dix phrases formant tableau éparses en dix pages, comme en ce merveilleux portrait de la duchesse Josiane nue sur son lit d'argent, dont les membres se profilent écartelés sur tout un énorme chapitre. Enfin toute la bizarre construction des oeuvres de prose et de vers, résulte de cette dispersion de la pensée, le manque de proportion d'épisodes comme la bataille de Waterloo dans les Misérables, l'air déjeté et fruste des romans et des longues légendes, trop étendus et trop brefs, sans mesure et parfois difformes.

Nous sommes au terme de notre analyse. Comme un mouvement transmis des roues petites aux plus grandes, puis au volant, qui le renvoie à toute la machine et la règle par l'allure qu'il en reçoit, nous avons suivi les trois tendances formelles de l'esprit de M. Hugo, des mots aux péripéties, des péripéties à la psychologie et de là aux conceptions fondamentales des grandes oeuvres. Nous avons vu comment des habitudes qui ne paraissaient affecter que le style ont pu être montrées influer sur les gros organes de toute l'oeuvre, comment la répétition a simplifié la psychologie, la tendance à l'image facilité l'accès de sujets métaphysiques, l'antithétisme déterminé la composition et l'esthétique. Il nous reste à pénétrer dans ce domaine interne de l'oeuvre de V. Hugo, dont nous avons déjà passé les approches, à examiner non plus les paroles, mais leur sens, non la rhétorique mais la matière même qu'elle ouvre, non la loi des développements mais la nature des idées développées, le caractère commun et saillant des scènes, des portraits, des événements et des conceptions, qui donnent lieu à déployer des répétitions, des images et des antithèses.


II


Toute personne familière avec l'oeuvre de M. V. Hugo, aura senti à certaines parties, que le nombre, l'importance et l'intensité des idées ne correspond pas à la noble opulence de l'expression. Il arrive que sous l'impérieux flux de paroles l'on découvre le cours mince et lent de la pensée, le pauvre motif de certains passages de bravoure, la psychologie rudimentaire des personnages, l'impuissance des descriptions à montrer les choses; l'humanité et le monde réels presque exclus de cent mille vers et de cent mille lignes, tout ce dénûment du fond sous la luxuriance de la forme font de l'oeuvre du poète un ensemble hérissé et creux, analogue au faisceau massif de tours qu'une cathédrale érige sur une nef vide.

M. V. Hugo a trop souvent recours pour ses fantaisies de style, à cet amas de pensées vulgaires, simples et fausses, que l'on appelle les lieux communs; il se prête à développer les thèmes empruntés, qui ne sont issus ni de sa pensée, ni de son émotion. Son imagination néglige le plus souvent de puiser immédiatement aux sources vives de l'invention poétique et verse dans le faux et le banal.

Certaines des pièces de vers paraissent dénuées de tout contenu. Elles débutent comme au hasard par un aphorisme quelconque, et continuent au cours des phrases sans que l'on puisse deviner le motif intérieur qui a poussé le poète à écrire.

Une pièce de vers commence ainsi:

Louis quand vous irez dans un de vos voyages
Vers Bordeaux, Pau, Bayonne et ses charmants rivages,
Toulouse la romaine, où dans ses jours meilleurs
J'ai cueilli tout enfant la poésie on fleurs
Passez par Blois.

D'autres ainsi:

Jules votre château, tour vieille et maison neuve.
Se mire dans la Loire à l'endroit où le fleuve ...
Le soir à la campagne, on sort, on se promène ...

Et l'on peut joindre à ce groupe de poèmes nuls, une bonne partie des Orientales, des premières Contemplations, et presque toutes les Odes et Ballades, auxquelles il faut ajouter ces développements oiseux à un point stupéfiant, qui tout à coup, dans les oeuvres en prose, laissent entre deux chapitres, un vide nébuleux.

Une autre catégorie d'oeuvres à laquelle ressortissent la plupart des Orientales, la Légende des siècles, une pièce comme les Burgraves et un roman comme Notre-Dame de Paris, fait se demander par quelle prodigieuse disposition sentimentale, le poète parvient à se faire le porte-voix, presqu'ému, d'une suite de personnes étrangères et mortes, dont il épouse les causes et les passions avec une infatigable versatilité. Il paraît difficile d'admettre qu'il ait pris le Cri de guerre du Muphti, les malédictions du Derviche pour autre chose que des thèmes indifférents, aptes à de belles variations. S'il parvient dans la Légende des siècles à faire passionnément déclamer Dieu, saint Jean, Mahomet et Charlemagne, le Cid, les conseillers du roi Ratbert, des thanes écossais, une montagne et une stèle, on peut en conclure sa grande souplesse d'esprit, et aussi l'intérêt mal concentré, superficiel et passager, qu'il porte à toutes ces ombres et ces symboles. On devine que M. Hugo sait être tout à tous les sujets, et l'on réfléchit que sa faconde verbale même, si l'on y ajoute par hypothèse, une certaine débilité intellectuelle, doit le porter à chercher des thèmes à phrases, dans tous les cycles de l'histoire et de la légende.

Il s'adresse de même fréquemment à ce fonds commun d'idées humaines qui a produit à la fois les proverbes, les lieux communs et certaines indestructibles niaiseries. Sur des thèmes comme ceux-ci: la nature révèle Dieu; il faut faire l'aumône; l'argent que coûte un bal serait mieux employé en charités; les riches ne sont pas toujours heureux; il faut se contenter de peu; les malheurs de l'exil; il est beau de mourir pour la patrie, etc. etc., M. Victor Hugo aime à revenir. Mais où éclate avec une singulière intensité son don de varier à l'infini le plus rebattu des dires, à faire du bâton le plus nu, un thyrse divinement feuillé de pampres, c'est dans la belle série de pièces traitant ce sujet: nous sommes tous mortels. Que l'on prenne Napoléon II, le sultan Zimzizimi, dans les Contemplations, Claire, et ce chef-d'oeuvre Pleurs dans la nuit; ces pièces énormes, tristes de la farouche ironie des prophètes juifs, tintant le glas de toutes les grandeurs mortelles, donneront la mesure extrême d'une forme grandiose, et d'une idée banale, d'un thème adventice, pris n'importe où, laissé tel quel, sans addition originale, mais mis en splendides images, développé en impérieuses redites, violemment heurté par le choc des antithèses, déployé en larges rhythmes, manié et remanié par une élocution prodigieuse.

En toute occasion, M. Hugo en demeure à des idées vulgaires ou absurdes. La création de la femme lui apparaît comme le travail d'un potier, celle d'une sauterelle comme l'oeuvre d'un forgeron. Il proteste contre le suicide, qu'il qualifie de lâcheté, et soutient, contre toutes les statistiques, que l'abolition de la peine de mort et la diffusion de l'instruction diminuent la criminalité (Quatre vents de l'Esprit, pag. 87 et 97). Les remords de conscience lui paraissent aussi anciens que le crime. Toute la science humaine (l'Ane) se résume en des livres vieux, poudreux et baroques. Il explique le rictus des cadavres par la joie des morts de rentrer dans le grand tout, et la position des yeux des crapauds par leur désir de voir le ciel bleu. Il est inutile d'ajouter à ces exemples. Banal et superficiel en des matières générales, M. Hugo, dans un domaine particulier, digne par excellence d'investigations,—l'âme humaine—a de même abondé dans l'irréel et le vulgaire.

Sur ce point, les déclarations du poète sont explicites. Dans la préface de Rayons et Ombres il se promet, de montrer les hommes tels qu'ils devraient et pourraient être; dans les Quatre vents de l'Esprit, il déclare sa croyance en l'homme entité, égal en tous ses exemplaires et s'applaudit d'abolir les différences qui mettent pourtant l'intervalle d'une espèce zoologique entre deux classes sociales.

Ces deux aveux de principe ont été imperturbablement obéis. Que l'on relise une pièce comme Dieu est toujours là; on y verra exposés avec la plus irritante certitude, ces aphorismes; l'été est chaud, le pauvre humble, l'orphelin doux et triste, les chaumières fleuries, le riche charitable, les enfants «innocents, pauvres et petits». Il n'est d'ailleurs pas dans toute l'oeuvre de M. V. Hugo, d'enfants qui ne soient des anges ingénus ou pensifs. Les mères sont tendres, les aïeuls doux. Par le Regard jeté dans une mansarde, M. V. Hugo est parvenu à apercevoir une grisette moins réelle encore que celles de Murger. Là

Tout est modeste et doux, tout donne le bon exemple.

Le mouchoir autour du cou fait oublier les diamants possibles. Elle chante en travaillant à des travaux de couture, dont elle réussit à se nourrir et ne court qu'un danger: celui d'être tentée d'ouvrir un Voltaire, situé dans un coin; des oiseaux et des fleurs sont à la fenêtre. Un mendiant, auquel le poète demande comment il s'appelle, répond: Je me nomme le pauvre. Un autre, vivant dans les bois, dit au poète qui le plaint:

...Allez en plaindre une autre.
Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil,
Et je n'ai pas de lit, fils, mais j'ai le sommeil
Etc.

Tout ce passage est à lire jusqu'aux vers:

Ainsi tous les souffrants m'ont apparu splendides Satisfaits, radieux, doux, souverains, candides.
(Contemplations, livre V, 2e vol.).

Quant au Parisien des faubourgs, M. Hugo dit simplement:

Et ce serait un archange
Si ce n'était un gamin.

Cette liste suffit. On peut déjà prévoir quels seront les types plus achevés qu'imaginera un poète auquel les grandes catégories de l'humanité se présentent sous cet aspect. En effet, les notions psychologiques de M. Hugo sont fort simples. Elles lui font concevoir trois sortes d'âmes: celles qui sont unes et nues, invariables pendant toute leur existence factice, nettes de tout mélange, constituées comme une force physique ou un corps simple, par une seule tendance et une seule substance. Ce sont dans ces romans la Dea, de l'Homme qui rit, toute pureté, la duchesse Josiane, toute frivolité charnelle, Birkilphedro le perfide; dans les Travailleurs, l'hypocrite Clubin, le noble Gilliatt; dans les Misérables, Cosette, pure amante, Marius, le jeune premier type; dans Quatre-vingt-treize, le marquis de Lantenac, Cimourdain, «l'effrayant homme juste»; dans les drames, tous les amoureux d'Hernani à Sanche, et de Dona Sol à Rosa, tous les vieillards de Don Ruy à Frédéric de Hohenstaufen, plus quelques fourbes sans alliage. Toute cette foule, partagée en classes diverses, agit, vit et meurt d'une façon rectiligne, répète les mêmes actes et les mêmes paroles, fait les mêmes gestes et porte les mêmes mines du berceau au cercueil, sans que le poète se soucie de mettre au nombre de leurs composants un grain de la complexité, des contradictions et de l'instabilité que montrent tous les êtres vivants.

M. Hugo n'a pas commis toujours, et entièrement, cette omission. Dans ses principales créatures il a légèrement dévié de cette psychologie congrue, non pourtant sans concilier avec son intuition partielle des complications humaines son amour de la simplicité. Il sépare la vie de ses héros en deux parties, généralement de signes contraires, l'existence avant la crise, celle postérieure, toutes deux unes et cohérentes, mais d'attributs diamétralement adverses. Valjean, odieux et haineux, forçat, passe chez M. Myriel et, peu après, devient le plus angélique des hommes vertueux; l'inexorable Javert est saisi en un moment de scrupules miséricordieux qui le font se suicider. Charles Quint devient de coureur d'aventures, empereur sérieux, Ruy Blas d'amant-poète, grand ministre. Marion Delorme amoureuse, n'est plus Marion la courtisane.

Enfin, M. Victor Hugo atteint, au plus bas de sa profondeur, en concevant parfois des âmes géminées, partagées en deux moitiés distinctes et généralement contradictoires, par une absolue fissure, Marie Tudor, reine, est irritée contre son amant, puis se remet à l'aimer, puis commande qu'on le tue, puis le gracie. Cromwell passe de son attitude de mari peureux à celle de chef des têtes-rondes. Gwynplaine est oscillant entre son amour pour Dea et son amour pour Josiane; M. Gillenormand, entre sa haine des bonapartistes et son affection pour le fils de l'un d'eux. Lucrèce Borgia est maternelle et scélérate; Triboulet, paternel et proxénète; Gauvain, inflexible et humain. Cette simple mécanique intellectuelle, résumée en un conflit de deux natures, de deux passions, de deux mobiles, est la plus complexe que M. Hugo ait conçue. Tout l'au-delà de cette humanité chimérique lui est d'habitude inconnu.

La tendance à l'irréel et au superficiel, qui lui fait simplifier et raidir toutes les âmes qu'il décrit, l'amène, par un choc en retour apparemment bizarre, à concevoir la vie comme plus romanesque et plus théâtrale qu'elle n'est. Sachant en gros les catastrophes et les conflits qu'elle peut présenter, ne tâchant pas de pénétrer dans le jeu de petits faits, d'incidents sans portée, de bévues et de hasards dont se composent les grands drames humains, les voyant de haut et de loin, comme un homme qui dans une montagne ne distinguerait pas les assises et dans une tour les moellons, M. Hugo représente la vie par ses gros événements. De là ses romans allant de coups de théâtre en crises de conscience, de situations extrêmes, en soudaines catastrophes, sans que même les interstices soient comblés par des files de petits incidents médiocres et quotidiens, tels que les chroniques et les mémoires nous les montrent exister sous les plus grands remuements de l'histoire. De là son théâtre machiné, sanglant et surtendu dont les péripéties ont tantôt l'air apprêté des effets de M. Scribe, tantôt l'air excessif des fins de drames.

Que ce manque de pénétration, d'analyse, de souci des dessins, de recherche du vrai sous l'apparent, cette irritante superficialité qui rend creux les moindres poèmes comme les plus empanachés héros, les grosses catastrophes comme la moindre tirade amoureuse, est chez M. Hugo le résultat non d'un éloignement volontaire de la réalité, mais d'une impuissance fonctionnelle, un fait significatif le montre: la pauvreté d'idées qu'étale le poète en toutes les pièces où il a tenté de développer quelque idée métaphysique donnée comme originale. Rien de plus puéril que sa conception du jugement dernier, exposée à la fin des premières Légendes. Pour d'oiseux problèmes débattus par de faibles arguments, Pensar Dudar et Ce qu'on entend sur la montagne sont à lire. Le déisme développé dans les dernières pièces des Contemplations est aussi traditionnel, que le panthéisme de certaines pièces est celui des bonnes gens. Et quant à son idée sur la métempsychose rétributive, rien ne paraîtra plus confus. Il n'est pas en somme, dans toute l'oeuvre du poète, des sujets aux péripéties, de la psychologie à la philosophie, une pensée qui ne soit prise à la foule ou aux livres, qui ne doive être tenue pour inadéquate ou mal conçue. S'il est un titre que M. Hugo a usurpé, c'est celui de penseur.

Il est naturel que l'on demande ici comment un poète chez qui nous avons constaté sous une magnifique élocution des symptômes marqués de débilité intellectuelle, se trouve cependant être un grand artiste. La réponse sera donnée par un nouvel ordre de faits que nous allons développer.

Quand M. Hugo s'est emparé d'une pensée vulgaire, quand il a imaginé une âme sans complications, ou une péripétie sans antécédents, le poète ne s'en tient pas à cette simplicité sans intérêt. Emporté par sa tendance verbale à la répétition qui ne saurait s'exercer qu'en gradation ascendante, par son antithétisme qui réclame des chocs de grandes masses, par l'enivrement des belles images et l'emportement des larges rhythmes, il magnifie toutes choses au point de rendre les plus insignifiantes colossales et tragiques. M. Victor Hugo voit grand. Les plus simples scènes champêtres, une vache paissant dans un pré, des enfants qui jouent, un chêne dans une clairière, une fleur au bord d'un chemin, prennent sous ses puissantes mains de pétrisseur de verbe, une grandeur calme et menaçante, un aspect fatidique et géant, qui émeut intimement. Rien de plus grandiose que sa grâce. Il célèbre dans la Chanson des Rues et des Bois, le printemps, le matin, de jolies filles, les nuits d'été, avec une joie énorme. Son vers musculeux se contourne, se dégage et s'élance avec la forte souplesse d'un cable d'acier, tourne à l'hymne dans l'élégie, à la bacchanale dans l'idylle, constamment robuste et magnifique. La grosse bonne humeur de la populace de Paris sous la Convention, un attroupement devant la baraque foraine d'un ventriloque, certains boniments d'Ursus et le délirant épithalame de M. Gillenormand aux noces de Marius et Cosette, sont animés et transportés de la même joie tumultueuse, retentissent en fanfares de cuivre et en chants d'orgue, qui s'exhalent aux plus énormes éclats, quand le poète entreprend les grands spectacles et les grandes catastrophes.

Rien de plus démesuré et de déchaîné que certaines de ses tempêtes. Un incendie, celui de la Tourgue, est un flamboiement sublime. Une bataille, comme celle de Waterloo dans les Misérables, est un foudroiement de Titans. La charge épique des cuirassiers de Millaud, la panique, les carrés de la garde tenant comme des îlots au milieu de l'écoulement des fuyards, par la nuit tombante, et sous le feu des canons qui la trouent; cela est inhumain. M. Hugo possède les variétés de la grandeur et les étale magnifiquement partout. Il sait être grandiose simplement dans une langue sculpturale et biblique, en un style fauve et comme recuit aux beaux passages de la Légende des Siècles. L'assaut des truands contre Notre-Dame, est d'une truculence fumeuse. Le marquis de Lantenac luttant contre le canon de la «Claymore» est froidement héroïque. La marche de Gwynplaine dans le palais somptueux et muet de Lord Clancharlie parait quelque chose de hagard et d'énorme; la scène est monstrueuse où Josiane, en sa lascive demi-nudité, colle ses lèvres junoniennes à la face tailladée de son hideux amant, et le regarde «fatale», avec ses yeux d'Aldébaran, rayon visuel mixte, ayant on ne sait quoi de louche et de sidéral.

Mais dans tous les livres du poète aucun récit ne monte plus haut au sublime et au tragique que celui où Gwynplaine mené dans le caveau de la prison de Southwark aperçoit le spectacle misérable de Hardquannone soumis à la peine forte et dure. Les sourdes ténèbres du lieu, les vieilles et puériles lois latines psalmodiées par le greffier, les paroles surhumainement graves, adressées par le juge, une touffe de fleurs à la main, à la misérable guenille d'homme devant lui, écartelé nu entre quatre piliers et oppressé de masses de fer, la bouche râlante, la barbe suante, la peau terreuse, muet et les yeux clos, cela est énorme et admirable.

Toute l'oeuvre de M. V. Hugo est ainsi grandie et exaltée par ce don d'amplification. Les personnages y sont des héros ou des monstres: de Javert le «mouchard marmoréen» à Gauvain, le général de trente ans qui possède «une encolure d'hercule, l'oeil sérieux d'un prophète et le rire d'un enfant....» Fantine, Mme Thénardier «la mijaurée sous l'ogresse» sont au-delà des deux frontières extrêmes de l'humanité, de même que les guerriers de la Légende des Siècles sont plus grands que des statues. Tous les incidents sont des catastrophes, toutes les entreprises héroïques, les passions et les émotions intenses, les intrigues ténébreuses, et les vertus angéliques. S'il est vrai que l'oeuvre de M. Hugo correspond à un monde plus simple que le nôtre, elle correspond également à un monde gigantesque, où des rafales aux passions, des arbres aux crimes, de la beauté des cieux à la misère des humbles, tout est plus grand, plus fort, plus magnifique et plus enthousiasmant, qu'en ce globe par comparaison infime.

Mais par dessus ces honneurs et ces monstruosités dont M. Victor Hugo sait faire du sublime, son génie atteint de plus hauts sommets encore dans toutes les scènes auxquelles se mêle un élément de mystère.

Ici son imagination, laissée libre par la réalité, profitant des interstices que la science et l'expérience laissent dans le réseau de leurs notions, usant des terreurs héréditaires que les grands spectacles nuisibles ont déposées dans les âmes, pousse ses plus étranges et ses plus luxuriantes végétations. Le silence glacé d'une nef vide, une cloche béante au repos, une énorme salle de festin où les flambeaux agonisent, une âpre et solitaire gorge de montagne muette sous un soleil surplombant, un burg en ruine, une sombre voûte d'arbres, prennent sous son style un aspect formidablement inquiétant. Une nuit étoilée vue aux heures où tous dorment, le ciel bas d'une soirée d'hiver,

L'air sanglote et le vent râle,
Et sous l'obscur firmament,
La nuit sombre et la mort pâle
Le regardent fixement,

le bois sombre plein de souffles froids où Cosette, la nuit, va pour chercher un seau d'eau, pénètrent d'une horreur sacrée. M. Hugo est par excellence le grand poète du Noir, et comme son satyre, connaît

Le revers ténébreux de la création.

Le mystère des germes, la sourde poussée du printemps et l'ascension latente de la sève, les murmures des grandes plaines, la surprise des sources perlantes dans l'ombre, ont leur voyant et leur poète en celui qui a écrit dans les Misérables seuls ces trois admirables épisodes: Choses de la nuit, Foliis ac frondibus, et cette arrivée de Valjean, par une nuit sans lune, dans le jardin du couvent du Picpus, ce jardin silencieux, mort et régulier où «l'ombre des façades retombait comme un drap noir». Que l'on rapproche de ces grands nocturnes, la descente de Gilliatt dans la caverne sous-marine dont la mer a fait un écrin et un antre, cette voûte, aux lobes presque cérébraux, éclairée d'une lumière d'émeraude, tapissée d'herbes déliées, mouvantes et molles, où roulent des coquillages roses, que frôle le gonflement des vagues, venant polir un noir piédestal où s'évoque «quelque nudité céleste, éternellement pensive, un ruissellement de lumière chaste sur des épaules à peine entrevues, un front baigné d'aube, un ovale de visage olympien, des rondeurs de seins mystérieux, des bras pudiques, une chevelure dénouée dans de l'aurore, des hanches ineffables modelées en pâleur»; la description des halliers sombres, ces «lieux scélérats» d'où les chouans fusillaient les «bleus», et dans l'Homme qui rit, ce merveilleux tableau de la baie de Portland par un crépuscule d'hiver, où les côtes blafardes se profilent en contours linéaires, puis encore l'enterrement de Hardquannone, emporté silencieusement à la brune, le glas toquant à coups espacés et discords, et cette molle nuit grise où Gwynplaine, dans l'amertume de son coeur, suit les quais gluants de la Tamise, portant le sourd désir de se suicider; M. Hugo apparaîtra comme le poète des choses sombres, en qui se répercute et se magnifie tout ce que les hommes appréhendent et redoutent.

Que l'on ajoute encore à toutes ces scènes certains portraits pleins d'ombre et de réticence, dont le plus grand exemple est la silhouette bizarre, sacerdotale et scélérate du docteur Geestemunde, certains ensembles brouillés et confus, la perception subtile du trouble d'une société à la veille d'une émeute, de cet instant des batailles où tout oscille:

La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les traînées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées ondoient, les régiments entrant ou sortant, font des caps ou des golfes, tous ces écueils remuent continuellement les uns devant les autres ... les éclaircies se déplacent; les plis sombres avancent et reculent; une sorte de vent du sépulcre pousse, refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques....

Enfin que l'on considère cette tendance poussée à bout, que l'on fasse l'énumération de tous ces poèmes douteux où M. Hugo tente d'éteindre l'inconnu, de ses questions oiseuses sur les ténèbres métaphysiques, de ses constants efforts à définir l'incertain des problèmes historiques, sociaux, moraux et religieux, de son abus de l'obscurité, de ses appels à une intervention divine, et de sa vision de l'inexplicable dans les plus claires choses; il nous semble que la démonstration est suffisante. S'il est un domaine où M. Hugo soit à la fois fréquent et magnifique, c'est celui du mystérieux, du caché, du crépusculaire, du nocturne. S'il est par excellence celui qui ne sait point voir les choses réelles, il est le familier de leur envers, des terreurs, des appréhensions et du trouble, des fantasmagories et des imaginations, dont les hommes peuplent peureusement l'absence de clarté.

Certains faits contradictoires ne sauraient altérer la valeur de cette induction. Les chapitres réalistes des Misérables, ne nous sont pas inconnus, tels que la plaidoirie singulièrement navrante et comique et vraie du père Champ-Mathieu, indigné dans sa stupidité d'être pris pour le forçat Valjean, ni tout l'épisode du petit Picpus, les notes précises sur l'existence des religieuses, la bizarre conversation entre le père Fauchelevent et la mère Supérieure, ni cette excellente figure de M. Gillenormand, ni celle de Thénardier fourbe et féroce. Le faux Lord Clancharlie est historiquement vraisemblable, et de toutes les héroïnes de théâtre, la reine Marie Tudor, se distingue par des passions humaines conçues en termes vrais. Dans certaines poésies même, comme Mélancholia, les misères sociales paraissent décrites et déplorées véritablement. Mais ce ne sont point ces parties éparses et sincères qui peuvent caractériser l'oeuvre de M. Hugo. Elles montrent que l'organisation intellectuelle de ce poète n'est pas absolument dénuée des propriétés qui constituent le talent d'artistes d'une autre école. Elles ne prévalent point contre les faits universels et caractéristiques, les tendances générales et excessives que nous avons reconnues en cette étude, dont les résultats se résument comme suit:

En un style fait de répétitions, d'antithèses et d'images, M. Hugo drape des idées soit banales, vulgaires, prises au hasard et partout, soit paraissant, comparées aux objets, plus simples, plus grandes et plus vagues. Cette nullité, cette simplification et ce grossissement du fond, sont unis aux propriétés caractéristiques de la forme non par des relations de causes à effets ou d'effets à cause, mais par un rapport indissoluble qui permet de considérer ces deux ordres de faits comme résultant à la fois d'une cause unique. En effet, toute la richesse du style de M. Victor Hugo s'associe de telle sorte à la simplicité de ses idées, qu'il reste indécis s'il use de son élocution prodigieuse pour dissimuler la faiblesse de sa pensée, ou si celle-ci s'interdit toute activité dépensée en belles paroles. Le grossissement est joint à la simplicité soit pour la cacher, soit parce qu'un objet vu incomplètement est vu plus en saillie; il aboutit nécessairement à la répétition ascendante des mots, comme celle-ci au grossissement des idées. Le vague et le mystère de la pensée conduisent à l'emploi des images, et celles-ci facilitent le développement de sujets purement métaphysiques. Les mots s'allient ainsi aux choses en une relation immédiate et essentielle par des actions et des réactions réciproques, qu'il faut tenir en mémoire. C'est par cette synthèse finale, réunissant en un ensemble homogène les éléments que notre analyse a dissociés, que l'on pourra reconstruire logiquement l'oeuvre immense de M. Victor Hugo. Une merveilleuse puissance verbale, abondante, fertile, colorée, sans cesse renaissante et variée comme un fouillis de lianes; sous ce revêtement une pensée simple, nue, énorme, brute et à gros grains, comme un entassement de rocs; l'on aura là une image approchée des livres du poète, l'enchevêtrement luxuriant de sa forme, sur l'édifice grandiose de ses simples et énormes idées, tout le déploiement de ses livres hérissés et fleuris, érigés en gros blocs friables et mal assemblés. En cette antithèse fondamentale et inaperçue du poète: la nudité du fond et la richesse de la forme, l'oeuvre de M. Victor Hugo se résume.

NOTES:

Décembre 1884, Revue Indépendante.


III


De l'ensemble des faits que nous venons d'établir, il résulte une explication psychologique? En d'autres termes aux anomalies d'expression et de pensée qui sont devenues manifestes au cours de cette étude, pouvons-nous assigner pour cause une ou plus d'une anomalie interne du mécanisme intellectuel connu, qui, admise sur hypothèse, paraisse être à l'origine de tous les caractères marqués de l'oeuvre de M. Victor Hugo? Il nous semble que l'on peut répondre par l'affirmative à une question ainsi précisée.

Si nous reprenons les résultats de notre analyse, résumés en ces deux termes: simplicité de la pensée et richesse de la forme, le choix de celui qui précède et détermine l'autre, ne peut-être douteux. Il n'a jamais paru à personne que les gens d'intelligence simple, soient nécessairement des orateurs copieux, tandis que le contraire semble vrai.

L'opinion commune sur les gens à parole facile, les improvisateurs, les avocats, les bavards, les écrivains de premier jet, démontre en quelque façon que chez les discoureurs abondants on a remarqué une activité intellectuelle moins intense et moins vive relativement. C'est donc de l'examen des facultés orales de M. Hugo (car la psychologie ne distingue pas la parole prononcée de la parole écrite) que nous allons partir, quitte à revenir sur nos raisonnements, si l'explication qu'elles nous auront fournie ne rend pas compte également des facultés mentales du poète.

M. Kussmaul (Troubles du langage) expose que l'acte de parler se décompose en trois phases: l'impulsion interne, intellectuelle et émotionnelle; l'expression intérieure; l'expression proférée. Or, nous avons discerné en M. Hugo, dès le début, l'habitude de répéter en plusieurs formules diverses une seule pensée, de sorte que fort souvent dans tout un chapitre et tout un poème, peu d'idées distinctes sont émises. Il semble donc qu'en lui, à une seule impulsion de l'âme, à une conception, à une émotion, à une vision intérieures, correspondent une multitude d'expressions, qui se présentent tumultueusement, s'ordonnent, se rangent et sont issues de suite, tandis que les facultés intellectuelles restent inactives, attendant que ce flux ait passé, pour reprendre leurs fonctions intermittentes. Que l'on admette ce don d'exprimer longuement et de penser peu, de développer magnifiquement et abondamment, le moindre jet d'émotion et d'idées; que l'on se figure en outre que pendant ces successives rémissions de l'intelligence, M. Hugo porte dans sa conscience non plus des pensées, mais de purs mots; tout deviendra clair. Un esprit présentant cette anomalie de ne penser guère qu'en paroles, devra s'exprimer en antithèses et en images, devra simplifier et grossir la réalité, devra parfaitement rendre le mystérieux et le monstrueux, en vertu du mécanisme même de notre langage.

Chez lui, chaque idée, au lieu d'en suggérer une autre, de se propager de terme en terme, du début à la fin d'une oeuvre, s'étant immédiatement fondue et comme dissipée dans l'abondance d'expressions qu'elle déchaîne, ne subsiste pendant une durée appréciable qu'en mots. Ceux-ci comprennent d'abord les termes propres et synonymes, puis les termes analogues, enfin, et, nécessairement, les termes métaphoriques. De même le poète s'exprime, en effet, par des mots justes, puis par des mots détournés, puis par des images. Et celles-ci étant l'équivalent non de l'idée, depuis longtemps oubliée, mais des premiers mots dans laquelle elle était conçue, il suit qu'elles paraîtront d'habitude imprévues, incohérentes, neuves et curieuses aux personnes habituées à penser en pensées. De même, c'est grâce à ce rapport lointain entre l'image et l'idée que M. Hugo parvient à figurer parfaitement, en apparence, des idées ou abstraites ou impensables, et qu'il se trouve amené à traiter en beaux vers les plus vagues sujets métaphysiques.

La tendance du poète aux antithèses s'explique d'une manière analogue. M. Taine, dans le premier livre de l'Intelligence; M. Lazarus, dans sa monographie sur l'Esprit et le langage, montrent que nos mots sont abstraits et absolus. Le mot «arbre» ne représente aucun arbre particulier, qui pourrait être de telle grandeur et de telle disposition, mais bien un vague ensemble de masse globulaire verte placée au haut d'un grand tronc gris-brun. Et ainsi délimité, l'arbre se sépare nettement de tout ce qui l'entoure, notamment du brin d'herbe à son pied. Seul un esprit réaliste sentira qu'il n'y a au fond aucune démarcation entre les graminées des petites aux grandes, les ronces, les arbustes, les scions, les petits arbres et les gros. Le mot «homme» de même, que nous nous figurons blanc, pourra être verbalement opposé au mot «bête» que nous imaginons quadrupède et velue; mais en fait, ces mots font abstraction des grands singes marchant souvent debout et la face glabre, ainsi que des peuplades sauvages, les Papouas et les Boschimans, marchant courbés et les bras ballants jusqu'aux genoux, le nez épaté et la face fuligineuse. On peut poursuivre ce travail pour tous les mots antithétiques, depuis lumière-ténèbres, desquels sont omis les dégradations crépusculaires, jusqu'à matière-esprit, que relient les manifestations de plus en plus subtiles de la force. On verra ainsi que la nature ne contient pas de choses opposables, et que seul le langage crée des mots qui le sont. Que M. Hugo dût s'abandonner à cette tendance antithétique que les mots eux-mêmes et les mots seuls possèdent, paraîtra naturel à qui aura suivi nos explications.

Nous passons aux facultés mentales du poète. Dans tous les précédents paragraphes, nous avons tenu tacitement pour acquis que la pensée pure de M. V. Hugo n'est ni constamment active, ni analytique, ni appliquée à se conformer exactement à la nature des choses. Les faits que nous avons exposés dans le deuxième chapitre de notre étude justifient cette pétition de principe. Nous avons vu que M. Hugo se plaît à exécuter des variations, parfois extrêmement belles, sur les lieux-communs les plus abusés, qu'en de nombreux endroits de son oeuvre, il s'inspire visiblement des idées simples et parfois fausses, qui ont cours dans le public sur des sujets familiers. C'est là le procédé d'un homme peu habitué à penser pour son propre compte, prompt à s'emparer de thèmes tout faits pour donner libre cours à sa faculté de parolier. Mais il est un domaine où le vulgaire ne peut même le mal renseigner. C'est celui de l'âme humaine, et ici encore M. Hugo s'en tire par des mots.

Quand on dit, sans trop y songer: un héros, un vieillard, une jeune fille, une mère, nous apercevons vaguement quelque chose de fort net et de fort simple. Un héros est un beau jeune homme brave et rien de plus; une jeune fille est un être chaste, joli et timide. Qu'un héros n'est souvent ni beau, ni jeune ni même brave; qu'une jeune fille peut être laide, sensuelle et hardie et tous deux par-dessous cela posséder une cervelle compliquée et retorse,—les mots ne nous le disent pas et l'analyse seule nous l'apprend. M. Hugo s'en tient aux mots; de là, l'air de famille de ses créatures similaires, et leur psychologie écourtée, qui se borne à assigner à chaque type les tendances convenables et conventionnelles, à rendre les vieillards vénérables et les mères tendres, les traîtres fourbes et les amantes éprises, sans nuance, sans complications et sans individualité, sans rien de ces contradictions abruptes et de ces hésitations frémissantes que présente tout être vivant.

Mais ici, le langage qui a compromis l'oeuvre de M. Hugo, la sauve. Si ce poète simplifie la réalité, il la grossit, en vertu de cette même habitude de pensée verbale, qui a façonné son style et ses conceptions. Le mot, s'il ne contient que les attributs les plus généraux, les plus caractéristiques et les plus simples de l'objet qu'il désigne, les porte en lui poussés à leur plus haute puissance. Le mot «chêne» figure un arbre robuste et énorme; le mot «or» rutile plus brillamment que le pâle métal de nos monnaies. Il n'est pas de femme qui soit la femme, ni de pourpre vermeille qui mérite d'être appelée le rouge. Le poète dont toute l'activité intellectuelle se dépense en mots, qui use sans cesse de ces brillants faux jetons de la pensée, ne pourra s'empêcher de voir les choses aussi démesurées que les paroles qui les magnifient. Pour lui, nécessairement, les méchants seront monstrueux, les jeunes filles virginales et les tempêtes formidables. Il ne concevra d'hommes vertueux que saints, d'aurores que radieuses. La brise passant dans les arbres sera pour lui l'haleine du grand Pan, et il soupçonnera des faunes dans les taillis obscurs. Le mot Napoléon 1er fera surgir en son âme un fantôme de statue, le mot Révolution une lutte de titans, le mot Liberté des hommes déliés qui s'embrassent en pleurant. Que ces sentiments, cette façon de penser, d'être ému et d'exprimer, est portée chez M. Hugo à un degré tel qu'elle devient géniale et sublime, la fin de la deuxième partie de notre étude le montre.

Reste le fait qu'entre toutes ces visions grossissantes de la nature, M. Hugo a le plus noblement exalté ses phénomènes crépusculaires et mystérieux. Ici, à son habitude de concevoir les choses aussi énormes que les mots, aucune expérience antagoniste ne s'oppose. Les mots ombre, antre, nuit, pris verbalement et portés à leur plus haute énergie, désignent des lieux ou des temps dans lesquels les sens de l'homme sont forcément inactifs, c'est-à-dire ne nous donnent plus aucun renseignement. De même les termes plus abstraits: mystère, trouble, l'éternité, l'au-delà, expriment des entités sur lesquelles nous ne savons rien. Ainsi leur agrandissement n'a pas de bornes comme il en existe pour les mots figurant des objets communs; dans le domaine du vague, la fantaisie de M. Hugo, laissée sans limites et sans résistance, se meut et se déploie à l'infini, comme s'épand un gaz infiniment élastique, laissé sans pression. Il ne s'occupe pas plus de voir la chose nulle sous le mot peu précis que la chose mesquine sous le mot énorme, la chose complexe sous le mot simple, la chose indéfinie sous le mot absolu, les choses vraies enfin sans désignations répétées et sans images appendues, sous les mots[11].

Certaines tendances subsidiaires de M. Hugo sont expliquées par notre théorie, et la confirment. Est-il maintenant son habitude de désigner les chapitres de ses livres, ses poèmes et ses recueils par les titres métaphoriques, qui ne donnent pas le contenu de l'oeuvre; son érudition qui comprend toutes les sciences verbales, la métaphysique, la théologie, la jurisprudence, la philologie, les nomenclatures, et aucune des sciences réalistes et naturelles; sa réforme de la versification, qui a eu pour effet, par l'introduction de l'enjambement, de permettre d'exprimer une idée en plus de mots que n'en contient un vers; le résultat même du romantisme qui, parti en guerre au nom de Shakespeare contre l'irréalisme classique, n'a abouti qu'à enrichir la langue française de nouveaux mots; toute la vie du poète, la mission sacerdotale qu'il s'est assignée, son entrée en lice pour la «révolution» contre le «pape», sa haine des «tyrans» et sa philanthropie générale; tous ces traits résultent du verbalisme fondamental de son intelligence. Son immense gloire de poète national peut être expliquée de même.

M. Hugo est en communion avec la foule, parce qu'il en épouse les idées et en redit, en termes magnifiques, les aspirations. Coutumier comme elle de ne point creuser les dessous des choses, de croire tout uniment qu'il y a des braves gens et des coquins, que tous les hommes sont frères et tous les prés fleuris, que les oiseaux chanteurs célèbrent l'Éternel, que les morts vont dans un monde meilleur, et que la Providence s'occupe de chacun, ralliant les disserteurs de politique par son adoration de quatre-vingt-neuf, les mères par son amour des enfants, les ouvriers par sa philanthropie et son humanitarisme, ne choquant en politique que les aristocrates, en littérature que les réalistes et en philosophie que les positivistes, trois partis peu nombreux, M. Hugo est d'accord avec toutes les intelligences moyennes, qu'il éblouit, en outre, par l'admirable, neuve, et persuasive façon dont il exprime leur pensée. Enfin, et par une cause plus profonde, M. Hugo est d'esprit essentiellement français. Par son habitude de penser des mots et non des objets, de ne point disséquer les âmes et de ne point montrer les choses, il est par excellence du pays du spiritualisme cartésien, du théâtre classique et de la peinture d'académie. Il y a joui de l'énorme bonheur de ne différer de ses contemporains et de ses compatriotes que par la forme où il a jeté des idées traditionnellement nationales. Cette innovation est à la fois glorieuse et pardonnable. L'inverse ne l'est point, comme le démontre l'impopularité de l'Éducation sentimentale, de la Tentation de saint Antoine, des oeuvres de Stendhal et de Baudelaire.

Ici notre étude finit. D'une oeuvre infiniment complexe, dont les propriétés saillantes ont été résumées en exemples, nous avons extrait quelques caractères généraux, ceux-ci ont été repris en un couple fort clair et fort simple de tendances universelles; celles-ci en un fait psychologique absolument net. Il ne faut pas que cette explication qui, comme tous les principes, paraît moindre que les effets causés, fasse illusion sur la beauté et la grandeur de l'oeuvre de M. Hugo. À l'intersection de deux lignes on mesure aisément leur angle; mais que ces côtés soient prolongés à l'infini, ils comprendront l'infini. De même l'oeuvre de M. Hugo, dont nous avons résumé en quelques mots l'essence, demeure une des plus énormes qu'un cerveau humain ait enfantées. Que l'on suppose jointe à la faculté verbale qui l'a produite, les facultés analytiques et réalistes d'un Balzac, la grâce d'un Heine, ce serait Shakespeare; que l'on joigne encore à cette intelligence reine, la pensée encyclopédique d'un Goethe, l'on aurait un poète transcendant, qui porterait en sa large cervelle toutes les choses et tous les mots. Être de cet ensemble inouï un fragment notable, suffit à la gloire d'un homme.


LES ROMANS

DE

M. EDM. DE GONCOURT[12]


Dans une famille de vieille richesse bourgeoise, et de hautes charges militaires, sous la galante et faible tutelle d'un grand-père épris, l'éveil d'âme d'une petite fille, sa vie de dignitaire minuscule dans l'hôtel du ministère de la guerre; la naissance de son imagination par la musique, les lectures sentimentales, et cette précoce surexcitation que causent dans une cervelle à peine formée les exercices religieux préparatoires à la première communion,—l'esquisse de ses passionnettes et de ses amourettes,—puis le développement de la jeune fille fixé en ces moments capitaux: la puberté, le premier bal, la révélation des mystères sexuels,—enfin l'étude, en cette élégante, de tout le raffinement de la toilette, des parfums du corps et des façons mondaines,—son affolement de ne pas se marier, le léger hystérisme de sa chasteté, l'anémie, une lugubre lettre de faire part,—en ces phases se résume le récent roman de M. de Goncourt, le dernier si l'auteur maintient, pour notre regret, un engagement de sa préface. Dans ce livre, M. de Goncourt a de nouveau consigné toutes les originales beautés de son art, l'acuité de sa vision, la délicatesse de son émotion et la science de sa méthode, la sorte particulière de style qui procède de cette sorte particulière de tempérament. Avec les trois oeuvres qui l'ont précédé, jointes aux romans antérieurs des deux frères, il semble que l'on peut maintenant définir, en ses traits essentiels, la physionomie morale de l'auteur de Chérie, le mécanisme cérébral que ses écrits révèlent et dissimulent, comme un tapis de fleurs la terre.


I


Il est en M. de Goncourt trois prédispositions originelles, sans lien nécessaire qui les relie: physiologique, intellectuelle, émotionnelle, affectant les trois départements principaux de son organisation psychique, qui, démontrées, peuvent suffire à l'analyse et à l'explication de cet artiste.

Ses livres, chaque chapitre de ses livres, plusieurs paragraphes de chaque chapitre sont constitués par le récit de faits positifs, précis, particularisés, par des observations, des anecdotes, un geste, une physionomie, une mine, une locution, une attitude ou un incident. Ces faits nus, ou accompagnés de considérations et de narrations, qu'ils résument et qu'ils prouvent, ces faits soigneusement choisis, renseignant sur toutes les phases des personnages, arrivant aux moments essentiels de leur vie fictive, forment toute la contexture des romans de M. de Goncourt, sans lien presque qui les aligne, sans transition qui les assemble et les dénature par une relation logique. Et de ces éléments ténus mais rigides, comme les pierres d'une mosaïque, M. de Goncourt sait user avec un art et des résultats merveilleux.

Il excelle, à un tournant de sa fabulation, à un moment psychologique de ses personnages à montrer cette évolution et cette transformation par un fait brutal, net, dont la conclusion est laissée à tirer au lecteur. Telle est la scène où la Faustin, surexcitée par le rôle qu'elle essaie d'incarner, à la veille de son exalté amour pour lord Annandale, tombe presque entre les bras d'un maître d'armes en soeur; telle encore cette conversation érotique que Chérie, à la campagne, par une après-midi torride, ses sens près de s'éveiller, surprend de sa fenêtre, entre deux filles de ferme. C'est par une suite d'incidents et de tableaux de ce genre que M. de Goncourt dépeint en leurs moments caractéristiques de larges périodes de l'existence de ses créatures, l'enfance de Chérie et l'enfance de celle qui sera la fille Élisa, la vie errante des frères Zemganno avant leurs débuts à Paris, et la vie amoureuse, traversée d'inconscients regrets, de la Faustin au bord du lac de Constance. Par ces faits menus ou longs à décrire, il montre les états d'âme permanents ou passagers de ses personnages,—par ces mains de Gianni travaillant machinalement à déranger les lois de la pesanteur, l'absorption momentanée du saltimbanque cherchant un tour inouï,—par ce réglisse bu dans un verre de Murano, la nature populaire et raffinée de la Faustin.

Il lui faut des faits pour prouver ses assertions générales, le désir qu'ont les menuisiers de ne travailler que pour le théâtre, une fois qu'ils ont goûté de cette gloriole, pour montrer la séduction que celui-ci exerce sur tout ce qui l'approche; des faits pour trait final à une analyse de caractère, ou à la notation d'un changement moral; la mère des Zemganno appelée en justice, ne voulant témoigner qu'en plein air, pour montrer le farouche amour de la bohémienne pour le ciel libre; pour représenter la modification produite en Chérie par sa puberté, décrire en détail la gaucherie et la timidité subite de ses gestes. Par une méthode contraire M. de Goncourt fait précéder une considération générale de la série de faits qui l'étayent, décrivant les fougues d'Élisa de maison en maison, pour déterminer en une généralisation l'inquiétude errante des prostituées.

Des faits encore, déguisés sous une conversation, jetés en parenthèse, arrivant comme par hasard au bout d'une phrase, servent à caractériser ces personnages fugitifs qui ne traversent qu'une page, à décrire un lieu, à spécifier une sensation par une comparaison, à montrer en raccourci l'aspect et les êtres d'un salon, à noter le paroxysme d'une maladie ou l'affolement d'une passion, à marquer les réalités d'une répétition, la physionomie d'un souteneur, l'aspect particulier d'un public de cirque à Paris, le débraillé d'un cabotin, la colère d'une actrice ou d'une petite fille; et, dans cette profusion de notes, d'anecdotes, d'incidents, de gestes et de mines, il en est que l'auteur nous donne par surcroît, sans nécessité pour le roman, comme une bonne partie des premiers chapitres de la Faustin, comme ce souriant récit où Mascaro, le fantastique et vague serviteur du maréchal Handancourt, emmène Chérie dans la foret «voir des bêtes», et sous les grands arbres précède la petite fille émerveillée, faisant chut de la main sur la basque de son habit noir.

Que l'on réfléchisse que cette méthode où le fait concret et caractéristique prime le général, que M. de Goncourt parmi les romanciers observe seul scrupuleusement, est celle des sciences morales modernes, qui l'ont prise aux sciences naturelles; que M. Taine ne procède pas autrement dans ses Origines, M. Ribot dans son Hérédité, les sociologistes anglais dans leurs admirables travaux. Par son réalisme exact, par ses notes mises sous les yeux du public, par ses déductions avec preuves à l'appui, et ses caractères établis sur leurs actes, M. de Goncourt a pu accomplir pour des milieux et une époque restreints, des livres d'enquête sociale qui flottent entre l'histoire, et le recueil de notes psychologiques. Il a fait faire un pas de plus que ses contemporains, à l'évolution scientifique du roman. Il a acquis quelques-uns des caractères qui différencient les livres de science des livres d'art. Ses renseignements, les faits qu'il cite, pris de tous côtés, font que ses créatures sont plutôt des types que des individus, sont plus instructives que vivantes, plus générales et diffuses que particulières, sont plutôt les exemples d'un genre que des individus saisis et étudiés à part. Et grâce à son habitude d'accorder le pas à ses observations sur ses idées générales, à ne point plaider de cause et à ne pas émettre de considérations sur la vie, M. de Goncourt a pu se tenir à égale distance de ces philosophies nuisibles à toute vue exacte de la vie, et antiscientifiques: l'optimisme et le pessimisme. Il s'est contenté d'observer, de noter et de résumer, sans conclure, sans se rallier à l'une des deux moitiés de la conception de la vie, sans que sa sagacité ou son coup d'oeil soient altérés par une théorie préconçue nécessairement fausse parce que partielle. Par cette rare impassibilité, il est resté aussi apte à relever les faits caractéristiques de la gaie et jolie enfance d'une petite fille riche, que de la corruption d'une fille entretenue, ou de l'idiotie progressive d'une prostituée qu'écrase peu à peu le perpétuel silence du régime cellulaire.

NOTES:

Cette explication psychologique, devrait, en bonne méthode être suivie d'une explication physiologique, qui semble possible, pour le cas de M. V. Hugo, bien que les recherches sur les localisations cérébrales soient peu avancées. Si la découverte de M. Brocat était définitive, si la faculté du langage devait avoir pour organe la troisième circonvolution frontale gauche, on pourrait affirmer à coup sûr que cette partie chez le plus merveilleux orateur de l'humanité, doit présenter un développement monstrueux. Mais cette localisation qui paraît juste pour le mécanisme musculaire de la parole, ne peut-être celle du langage. L'alliance des mots et des idées est telle que tout organe pensant doit être en rapport immédiat avec tout organe verbal; c'est là une relation non de masses, mais de cellules (Voir Kussmaul, Op. cit.).

Revue Indépendante, mai 1884.


II


Mais de même que parmi les faits multiples que présentent les choses et qui constituent les sciences, certains sont attirés à l'étude de la matière morte, certains autres à celle du monde organique, et parmi ces derniers certains par la matière vivante en ses éléments, certains par les ensembles que forment ces unités, il intervient chez les hommes de lettres réalistes un biais individuel, une prédisposition de l'oeil à voir, une aptitude de la mémoire à retenir, un ordre de faits particulier, un caractère dans les phénomènes, un moment dans les physionomies, les gestes, les émotions, les âmes. Et de l'effort que chaque artiste fait à rendre ce qui le frappe et le touche, provient son style individuel, la particularité de son vocabulaire et de sa syntaxe, qui révèle le plus sûrement la qualité intime de son intelligence.

Si l'on compare l'aspect particulier sous lequel M. de Goncourt voit les paysages, les intérieurs, les gens, les physionomies, les attitudes, les passions, la nature psychologique de ses personnages préférés, on extraira de cette collection, la notion d'un artiste épris de mouvement, notant la vie dans son évolution, les visages dans leurs transformations, les émotions dans leurs conflits, chaque âme dans sa diversité.

Dans le spectacle des paysages, des vues urbaines, des objets forcément immobiles, il perçoit le caractère mouvant et variable, les vibrations de la lumière, les variations du jour, le frisson passager de l'air. La forêt où Chérie, enfant, se promène, est décrite en ses murmures, l'ondoiement de ses branches, les sautillements de la lumière sur le sol, les fuites d'une bête effarée. Le paysage morne où s'élève la prison de Noirlieu est rendu non par ses formes mais par le fleuve pâle qui le traverse, sa plaine crayeuse, son étendue blafarde, la lumière écliptique qui le glace. Dans le foyer du cirque où les frères Zemganno attendent avant d'entrer en scène, les objets se diffusent sous les rayonnements que note l'auteur:

C'étaient et ce sont sur ces tableaux rapides, sur ces continuels déplacements de gens éclaboussés de gaz, ce sont en ce royaume du clinquant, de l'oripeau, de la peinturlure des visages, de charmants et de bizarres jeux de lumière. Il court par instants sur la chemise ruchée d'un équilibriste un ruissellement de paillettes qui en fait un linge d'artifice. Une jambe dans certains maillots de soie vous apparaît en ses saillies et ses rentrants, avec les blancheurs et les violacements du rose d'une rose frappée de soleil d'un seul côté. Dans le visage d'un clown entouré de clarté, l'enfarinement met la netteté, la régularité et le découpage presque cassant d'un visage de pierre.

Pour les portraits, l'aspect, la physionomie des gens dont l'auteur peuple ses pages, ce qu'il évoque c'est non une énumération de traits au repos, le catalogue d'un visage et d'un corps, mais leur mouvement, leur attitude instantanée, leur figure surprise en un changement ou une révulsion. Par une vision particulière pareille en son effet, à ces fusils photographiques, qui décomposent le vol d'une chauve-souris et le saut d'un gymnaste, M. de Goncourt arrête le portrait de la soeur de la Faustin, au sortir d'une crise hystérique, dans sa promenade nerveuse par une salle de fin de dîner,—décrit Chérie montant un escalier et, «balançant sous vos yeux l'ondulante et molle ascension de son souple torse». Dans un cheval blanc promené le soir aux lumières dans un manège, il saisit «un flottement de soie au milieu duquel s'apercevaient des yeux humides». C'est la démarche d'Élisa partant en promenade, qu'il nous donne, «avec son coquet hanchement à gauche», «l'ondulation de ses reins trottinant un peu en avant de l'homme, la bouche et le regard soulevés, retournés vers son visage.» Mais c'est dans les Frères Zemganno qu'éclate cet amour de la vie corporelle, ce penchant à peindre des académies en mouvement, suspendues à l'oscillation d'un trapèze, dardées dans l'allongement d'un saut, glissant sur une corde, disloquées dans une pantomime, emportées et fuyantes dans le galop d'un cheval.

Et comme M. de Goncourt rend l'action d'un corps plutôt que son dessin, il note des changements de figure, des mines plutôt que des visages. Il peint, en la Tomkins, «des yeux gris qui avaient des lueurs d'acier, des clartés cruelles sous la transparence du teint»; en Chérie, «l'animation, le montant, l'esprit parisien»; «l'ébauche de mots colères crevant sur des lèvres muettes», pour les traits convulsés de la détenue Élisa. La physionomie de la Faustin lui apparaît tantôt dessinée en ombres et méplats lumineux, par une lampe posée près de son lit, tantôt s'assombrissant, se creusant sous une émotion tragique:

Subitement sur la figure riante de la Faustin, descendit la ténébreuse absorption du travail de la pensée; de l'ombre emplit ses yeux demi-fermés; sur son front, semblable au jeune et mol front d'un enfant qui étudie sa leçon, les protubérances, au-dessus des sourcils, semblèrent se gonfler sous l'effort de l'attention; le long de ses tempes, de ses joues, il y eut le pâlissement imperceptible que ferait le froid d'un souffle, et le dessin de paroles, parlées en dedans, courut mêlé au vague sourire de ses lèvres entr'ouvertes.

M. de Goncourt a le sens et le rendu des gestes caractéristiques. Il sait l'adroit et caressant coup de main que donne une jeune fille sur la jupe de sa voisine, «l'allée et la venue d'un petit pied bête» d'une femme hésitant à dire une idée embarrassante et saugrenue, le rapide gigottement du coude d'une actrice éclatant d'un fou rire, et le geste de colère avec lequel, désespérant de trouver une intonation, elle tire les pointes de son corsage.

Et cette perpétuelle vision de mouvements physiques, ces physionomies changeantes, ces bras remuants, ces muscles frissonnants sous l'épiderme, toute cette vie qui s'agite dans les pages descriptives de M. de Goncourt, secoue et précipite les passions de ses personnages, accélère leurs conversations en ripostes serrées de près, fait voler leur esprit, emporte leurs actes, varie leurs humeurs. L'on assiste aux tâtonnements d'un gymnaste cherchant un tour entrevu; à la brillante et heureuse folie de son succès; aux révoltes cabrées d'une fille à moitié maniaque, à son «hérissement de bête» devant la porte de sa prison, à l'alanguissement graduel de sa volonté meurtrie et matée. Ce que M. de Goncourt nous montre, ce sont les colères d'une petite fille gâtée, se roulant par terre dans la rage d'une soupe ôtée; l'affolement d'une jeune femme mourant de sa chasteté, et courant à la quête d'un mari; l'état d'âme inquiet et alangui d'une actrice entretenue, élaborant un rôle de grande amoureuse, se jetant dans le plus poétique et le plus émouvant amour, abandonnant le théâtre, puis reprise par lui, récupérant ce coup d'oeil aigu d'observatrice qui la fait inconsciemment mimer la mort de son amant.

Et par une conséquence logique ce sont des âmes capables de ces variations, de ces emportements, de ces sautes, que M. de Goncourt s'applique à peindre, des âmes diverses, plastiques à toutes les sensations, désarticulées et nerveuses, sans constance et sans unité, sans rien qui les raidisse, les soutienne et les cimente, des âmes de demi-artistes, des âmes de premier mouvement, soudaines, ductiles et fougueuses. Conduit par son réalisme à l'étude d'une basse prostituée, d'ailleurs rétive et passionnée, il n'a fait depuis que des créatures fantasques et charmantes, des clowns bohémiens, une actrice, une jeune fille jolie, coquette et gâtée, des êtres changeants comme un ciel de printemps, extrêmes, ondoyants, d'une nature atrocement difficile à décrire et à montrer.

De ce goût pour la vie, de ce perpétuel et paradoxal effort à rendre le mouvement avec des mots figés et une langue plus ferme que souple, de cette artistique quadrature du cercle, provient le singulier style de M. de Goncourt. Il a dû recourir au néologisme pour noter des phénomènes qu'il a bien vus le premier. Le frisson même que lui causait le spectacle des choses, l'a fait employer des locutions de début, qui donnent comme un coup de pouce à la phrase, ces «et vraiment» ces «c'était ma foi», ces «ce sont, ce sont» qui marquent la légère griserie de son esprit au moment de rendre une nuance fugace, une sensation délicate. Il s'accoutume à forger des substantifs avec des adjectifs déformés, parce que l'accident, la qualité qu'exprime l'adjectif lui paraît plus importante que l'état, rendu par le substantif. Il recourra à d'interminables énumérations pour décrire tous les multiples aspects d'un ensemble. Il aura le plus riche vocabulaire de mots frémissants, colorés, pailletés, étincelants et reluisants, pour exprimer ce qu'il voit aux choses d'éclairs et de rehauts. Enfin il inventera ces étranges phrases disloquées, enveloppantes comme des draperies mouillées, mouvantes et plastiques qui semblent s'infléchir dans le tortueux d'une route: «Enfin l'omnibus, déchargé de ses voyageurs, prenait une ruelle tournante, dont la courbe, semblable à celle d'un ancien chemin de ronde, contournait le parapet couvert de neige d'un petit canal gelé»; des phrases compréhensives donnant à la fois un fait particulier et une idée générale, des phrases peinant à noter ce que la langue française ne peut rendre et devenant obscures à force de torturer les mots et de raffiner sur la sensation:

Ils savouraient la volupté paresseuse qui, la nuit, envahit un couple d'amants dans un coupé étroit, l'émotion tendre et insinuante, allant de l'un à l'autre, l'espèce de moelleuse pénétration magnétique de leurs deux corps, de leurs deux esprits, et cela, dans un recueillement alangui et au milieu de ce tiède contact qui met de la robe et de la chaleur de la femme dans les jambes de l'homme. C'est comme une intimité physique et intellectuelle, dans une sorte de demi-teinte où les lueurs fugitives des réverbères passant par les portières, jouent dans l'ombre avec la femme, disputent à une obscurité délicieuse et irritante sa joue, son front, une fanfiole de sa toilette et vous montrent un instant son visage de ténèbres, aux yeux emplis d'une douce couleur de violette.

C'est dans la notation de ces sentiments ténus, délicieux et troubles qu'éclate la maîtrise de M. de Goncourt, dans le rendu tâtonnant, repris, poussé, flottant et enlaceur de ces mouvements d'âme vagues et inaperçus de tous, dans la description de l'ivresse languissante que causent à Chérie la musique ou un effluve de parfums, dans la sorte d'extase hilare de deux clowns tenant un tour qui stupéfiera Paris, dans la vague stupeur d'âme qui vide peu à peu la cervelle d'une prisonnière hystérique. Grâce aux infinies ressources de son style et au biais particulier de sa manie observante, il est parvenu à saisir quelques-uns des faits profonds et obscurs de notre vie cérébrale. L'organisation de ses sens et de son style ressemble à ces instruments infiniment complexes mais infiniment sensibles de la physique moderne qui saisissent des phénomènes et permettent des approximations inconnues aux anciennes machines. Et qui voudrait se plaindre de cette délicate complexité, cause et condition d'une science plus vraie?


III


À ce sentiment vif et pénétrant de la vie en acte, de ses remuements physiques et des ses agitations morales, à cette recherche appliquée et reprise de l'enveloppement du fait par la phrase, se joint en M. de Goncourt le goût particulier d'une certaine sorte de beauté, qu'il recherche avidement et rend amoureusement, dont l'attrait l'a guidé dans ses courses de collectionneur, dans la détermination des sujets et des scènes de la plupart de ses romans: le goût passionné du joli. Ce penchant qui le conduisit à recueillir les dessins du XVIIIe siècle, à étudier en toutes ses faces et à faire revivre en son entier cette époque de la grâce française, qui lui fit aimer dans les objets du Japon leur puérilité, l'ingénu et l'impromptu de leur art, pénètre et détermine ses oeuvres d'imagination, leur infuse comme une nuance et un parfum à part, les farde et les poudre.

À une époque où le souvenir du romantisme remplit les romans réalistes et les scènes brutales, de grands chocs tragiques et sanglants, de raffinements maladifs, M. de Goncourt a conservé le sens des choses naturellement charmantes, de la poésie dans les incidents journaliers, des âmes délicates de naissance, de ce qui est vif, simple et gai. Il sait goûter la malice d'une vieille pantomime italienne et en inventer de poétiques pour ses clowns, rendre la douceur de gestes et de caractère d'un soldat, ancien berger, la grâce native d'une actrice naturellement fine, s'arrêter aux idylliques visions enfantines qui fleurissent la folie d'une vieille idiote. Mais où le sens du joli éclate, c'est dans son nouveau livre, dans cette charmante étude de réclusion féminine qui forme la première moitié de Chérie, dans le geste mutin d'une petite fille perchée sur sa chaise et éventant sa soupe de son éventail; dans la gaie répartie du maréchal consolant Chérie de s'apitoyer sur la douleur des parents des perdreaux servis à table; dans la scène du baptême de la poupée; dans l'inquiet effarement d'une troupe d'enfants enfermés dans les combles; dans la bienveillante et aimable idée qu'a la maréchale de greffer sur les églantiers de de la forêt de Saint-Cloud les roses du jardin impérial. Personne ne pouvait mieux rendre les légers et coquets caprices d'une âme de fillette, la demi-pâmoison d'une femme amoureuse, la longue douceur de la passion satisfaite:

En la paix du grand hôtel, au milieu de la mort odorante de fleurs, dont la chute molle des feuilles, sur le marbre des consoles, scandait l'insensible écoulement du temps, tandis que tous deux étaient accotés l'un à l'autre la chair de leurs mains fondue ensemble, des heures remplies des bienheureux riens de l'adoration passaient dans un far-niente de félicité, où parler leur semblait un effort. Et c'étaient de douces pressions, un échange de sourires paresseux, une volupté de coeur toute tranquille, un muet bonheur....

Et il arrive pourtant à ce décriveur des joliesses et des bonheurs, à ce réaliste qui sait parfois être gaminement gai, d'être attiré par le fantastique et le crépusculaire que montre parfois la vie parisienne, par l'existence excessive et mystérieuse de la Tomkins, l'afféterie voluptueusement macabre de Mme Malvezin. Que l'on relise surtout dans La Faustin, après les vues rembranesques des répétitions diurnes à la Comédie-Française, et la sinistre fin de dîner des auteurs dramatiques, les scènes ou apparaît l'honorable Selwyn, puis cet acte cruel du dénouement égal en puissance terrifiante à la Ligeia de Poë,—La Faustin imitant devant une glace, par une nuit d'automne, le rictus de son amant moribond. Jamais réaliste ne s'est avancé plus loin au bord de la vérité, à la rencontre de la grande poésie.

C'est cette intervention de la fantaisie dans le choix des incidents, cet amour du joli dans les choses et dans les gestes, du mystère pour certaines scènes et certains personnages, qui finalement caractérise le mieux l'art de M. de Goncourt. De là les paillettes, l'ingéniosité, le coloris adouci et pimpant de son style, la fréquence des scènes élégantes et des personnages point abjects, le contournement amoureux de sa phrase, la gaieté de son humeur, et la tendresse de son émotion. De là aussi, de son goût du bizarre et du fantastique, les soubresauts de son récit, la terrible nervosité des derniers chapitres de La Faustin et de Chérie, ces agonies atroces, ces scènes nocturnes traitées à l'eau-forte, ces personnages ambigus et gris, le mystère de certains de ses dévoilements, la richesse barbare de certains de ses intérieurs.

M. de Goncourt est comme au confluent de deux esthétiques. Il a gardé beaucoup de sa fréquentation de l'ancienne France, de la France de Diderot et de Mlle de Lespinasse. Mais il a été conquis aussi par le romantisme septentrional qui nous a envahis, par Poë, de Quincey, Heine, par ce que Balzac a innové. De cet amalgame est fait le charme et le heurt de son oeuvre, ce par quoi elle nous séduit et nous terrifie.

Et maintenant cette analyse terminée, il faut imaginer que le mécanisme cérébral dont nous avons essayé d'isoler et de montrer les gros rouages, est vivant et en marche, possédé par une créature humaine, constitue en son engrènement et son travail une unité indivise, la pensée, la raison et le génie d'un artiste et d'une personne. D'un seul coup, et sans les distinctions innaturelles que nous avons établies, M. de Goncourt est à la fois chercheur de petits faits caractéristiques et précis, frappé par les aspects mouvementés des êtres et des choses, ému par ce qu'il y a en ces phénomènes de joli, de délicat, de rare, de bizarre, d'un peu fantastique. Ce penchant réagit sur le choix de ses documents humains, de ses sujets, de ses personnages; ce souci de l'exactitude le pousse à donner des visions nettes de mouvements et de jolités; l'habitude de l'observation, son ouverture d'esprit à tous les phénomènes de la vie, le garde de tomber dans la mièvrerie ou le pessimisme: la recherche d'émotions délicates le préserve habituellement de s'appliquer à l'étude des choses basses, des personnages laids ou nuls, limite sa vision des phénomènes psychologiques, l'éloigne de concevoir des caractères uns, individuels et constants, colore et énerve sa langue, atténue ses fabulations, rend ses livres excitants et fragmentaires. Ajoutez encore à ces anomalies individuelles d'organisation cérébrale, les caractères généraux de toute âme d'artiste et d'écrivain, la vive sensibilité, le don plastique du mot expressif, le don dramatique de la coordination des incidents, l'infinie ténacité de la mémoire pour les perceptions de l'oeil, toutes les multiples conditions qui permettent de réaliser cette chose en apparence si simple, un beau livre. Enfin le possesseur de cette curieuse intelligence, il faut le figurer jeté dès sa jeunesse, avec son frère et son semblable, dans les remous de la vie parisienne, promenant l'aigu de son observation, la délicate nervosité de son humeur, dans le monde des petits journaux, des cafés littéraires, des ateliers, dans les grands salons de l'empire, habitant aujourd'hui une maison constellée de kakémonos et rosée de sanguines, le cerveau nourri par une immense et diverse lecture: à la fois érudit, artiste et voyageur, au fait de l'esprit des boulevards, de celui de Heine et de celui de Rivarol, instruit des très hautes spéculations de la science, l'on aura ainsi la vision peut-être exacte, en ses parties et son tout, de cet artiste divers, fuyant exquis, spirituel, poignant, solide,—l'auteur des livres les plus excitants et les plus suggestifs de cette fin de siècle.


PAGES RETROUVÉES[13]

PAR EDMOND ET JULES DE GONCOURT


Dans ce livre M. de Goncourt a réuni ses articles de journal et ceux qu'il a faits avec son frère. Il suffit de dire que presque toutes ces Pages retrouvées, sont des morceaux de bonne ou de haute littérature, pour marquer la différence entre les feuilles d'il y a une trentaine d'années et celles de la nôtre. C'étaient en effet des gazettes bizarres celles où les Goncourt faisaient paraître, vers 1852, les chroniques et les nouvelles qui formèrent depuis la Lorette, une Voiture de masques et le présent volume. Si l'on feuilletait l'une d'elles, le Paris de 1852, on verrait un journal quotidien du format du Charivari publiant tous les jours une lithographie de Gavarni et encadrant cette gravure d'un texte écrit parfois par des gens ayant de la littérature. M. Aurélien Scholl fit là ses débuts; il était alors d'un pessimisme furibond et faisait précéder ses chroniques toutes en alinéas, d'épigraphes naïvement latins ou grecs. Le numéro était une fois par semaine rempli tout entier d'une fantaisie de Banville, et pour montrer à quel point on laissait ce poète hausser le ton coutumier de journaux, nous citerons de lui cette magnifique phrase, dont le pendant ne se trouvera guère dans nos quotidiens: «Ainsi dans le calme silence des nuits, aux heures où le bruit que fait en oscillant le balancier de la pendule, est mille fois plus redoutable que le tonnerre, aux heures où les rayons célestes touchent et caressent à nu l'âme toute vive, où la conscience a une voix, où le poète entend distinctement la danse des rhythmes dégagés de leur ridicule enveloppe de mots, à ces heures de recueillement douloureuses et douces, souvent, oh! souvent, je me suis interrogé avec épouvante, et j'ai tressailli jusque dans la moelle des os. Et quand on y songe qui ne frémirait, en effet, à cette idée de vivre peut-être au milieu d'une race de dieux implacables parmi des êtres qui lisent peut-être couramment dans notre pensée, quand la leur se cache pour nous sous une triple armure de diamant! Quand on y songe.... Le mystère de l'enfantement leur a été confié et peut-être le comprennent-elles.... Peut-être y a-t-il un moment solennel où si le mari ne dormait pas d'un sommeil stupide, il verrait la femme tenir entre ses mains son âme palpable et en déchirer un morceau qui sera l'âme de son enfant....»

Les Goncourt faisaient de même des numéros entiers du Paris, qui ne contenait alors, outre le feuilleton et le Gavarni, qu'une nouvelle comme les admirables Lettre d'une amoureuse, et Victor Chevassier.

Ils annonçaient alors un roman qui n'a jamais paru, le Camp des Tartares; ils faisaient des comptes rendus de théâtre (le Joseph Prudhomme de Monnier à l'Odéon), des notes bibliographiques; parfois même ils chroniquaient tout simplement comme dans leur Voyage de la rue Lafitte à la Maison d'Or, et une citation gaillarde les menait en police correctionnelle.

C'était cependant un temps encore aimable; les annonces du Paris, ces annonces documentaires qui rendront précieuses aux historiens futurs les quatrièmes pages de nos journaux, sont encore amusantes à lire.

Une réclame de parfumerie se termine par une citation de Martial; le «plus de copahu» est déjà le cri de ralliement des médecins de certaines maladies, qu'on appelait si poliment alors des maladies confidentielles; un journal contemporain publie «les mémoires de Mme Saqui, première acrobate de S.M. l'empereur Napoléon 1er;» un restaurateur de la rue Montmartre promet «pour 1 fr. 50 un repas comprenant: potage, 4 plats, 3 desserts et vin;» enfin, un chocolatier encore ingénu libelle ainsi sa réclame: «La confiserie hygiénique fabrique deux sortes de chocolat: l'un qui est sa propriété exclusive a reçu le nom de chocolat bi-nutritif, parce qu'il contient des aliments alibiles empruntés au jus de poulet, et rendus complètement insipides.»

On se targuait surtout au Paris d'avoir de la fantaisie, et visiblement Henri Heine était un peu le génie du lieu. Les Goncourt aussi subirent cette admiration. Une nuit à Venise est bien une fantaisie à la manière des Reisebilder, et le Ratelier aussi, sans doute avec cet alliage de minutie et de vision scrupuleuse qui marque dans la Maison d'un vieux juge les romanciers de Germinie Lacerteux.

Pages retrouvées se terminent par plusieurs articles de M. Edm. de Goncourt entre lesquels il faut citer celui sur M. Théophile Gautier. Nous ne connaissons pas de portrait plus évocateur et plus animé, gesticulant et parlant, traversé d'onde, de vie et de pensée, plus délicatement modelé par la sympathie des souvenirs exacts. Ce portrait est une des plus belles pages de ce siècle. Il mérite de compter entre Charles Demailly et la Faustin.

NOTES:

Revue Contemporaine, mars 1886.


J.K. HUYSMANS[14]


C'est l'histoire d'un frêle et exceptionnel jeune homme, prise en son plus étrange chapitre, que raconte À Rebours, le nouveau livre de M. Huysmans. Le duc Jean Floressas des Esseintes, éraillé et froissé par tout ce que la vie contient de grossier, de brutal, de bruyant et de sain, se retire des hommes en qui il ne voit point ses semblables, et se détourne de la réalité qui ne contente ni ne réjouit ses sens. Usant d'une imagination adroite et subtile, il s'emploie à donner à tous ses goûts une nourriture facticement convenable, présente à ses yeux des spectacles combinés, substitue les évocations de l'odorat à l'exercice de la vue, et remplace par les similitudes du goût certaines sensations de l'ouïe, pare son esprit de tout ce que la peinture, les lettres latines et françaises ont d'oeuvres raffinées, supérieures ou décadentes, oscille dans sa recherche d'une doctrine qui systématise son hypocondrie, entre l'ascétisme morose des mystiques et l'absolu renoncement des pessimistes allemands. À l'origine et au cours de cette maladie mentale, préside la maladie physique. La névrose après avoir causé l'incapacité sociale du duc Jean, affiné son intelligence jusqu'à l'amincir, apparaît en lui plus ouvertement, le poursuit d'hallucinations, le force une première fois—dans l'épisode du voyage ébauché à Londres,—à tenter de rentrer dans la vie, l'anémie le mine et l'accable dans une prostration finale jusqu'à ce que la folie et la phtisie le menaçant—le duc Jean se résolve sur l'ordre de son médecin à revenir au monde pour mourir plus lentement.

Ce livre singulier et fascinant, plein de pages perverses, exquises, souffreteuses, d'analyses qui révèlent et de descriptions qui montrent, peut surprendre quand on le confronte avec les oeuvres antérieures de M. Huysmans. Il nous semble qu'il est le développement, extrême mais logique, de quelques-unes des tendances qu'accusent En Ménage, Les Soeurs Vatard, Marthe, Croquis parisiens, etc. Par À Rebours, M. Huysmans a marqué dans une certaine direction la frontière avancée de son talent, qui se trouve embrasser certaines régions lointaines apparemment extérieures.

NOTES:

Revue indépendante, 4 juillet 1884.


I


Les procédés d'art de M. Huysmans appartiennent en général, comme ceux des écrivains qui sont à la tête du roman, à l'esthétique réaliste. Il sait voir les personnes, les objets, les ensembles, les caractères avec une exactitude notablement supérieure à celle des romanciers idéalistes; la vie d'un homme étant rarement tragique, il s'abstient de toute intrigue violente ou qui comprenne d'autres incidents que ceux éprouvés par un Parisien de la moyenne; l'histoire à raconter se trouvant ainsi réduite, M. Huysmans l'expédie en quelques phrases et consacre ses chapitres non plus au récit d'une série d'événements, mais à la description d'une situation, d'une scène, procède non par narrations successives avec de courtes haltes, mais par de larges tableaux reliés de brèves indications d'action; et, comme tous les écrivains de cette école,—avec de profondes différences personnelles,—il possède un vocabulaire étendu et un style riche en tournures, apte, par des procédés divers, à rendre l'aspect extérieur des choses, à reproduire les spectacles, les parfums, les sens, toutes les causes diverses et compliquées de nos sensations, de façon à les renouveler dans l'esprit du lecteur par la voie détournée des mots.

Mais parmi ces éléments mêmes qui sont les parties extérieures et communes de toute oeuvre réaliste, il en est deux, l'exactitude de la vision et la richesse du style, que M. Huysmans a perfectionnés et menés à bout. Il n'est personne, parmi les romanciers, qui connaisse mieux Paris dans ses banlieues, ses quartiers excentriques, ses lieux de plaisir et de travail, dans ses aspects changeants de toutes heures, qui sache mieux les intérieurs divers des myriades de maisons parmi lesquelles serpentent ou s'alignent ses rues, qui porte mieux enregistrés dans son cerveau, les physionomies, la démarche, la tournure, les gestes, la voix, le parler, de ses catégories superposées d'habitants. Parmi les innombrables tableaux de Paris, les croquis et les scènes dont regorgent les romans de M. Huysmans, il en est dont l'exactitude frappe comme un souvenir, suscite instantanément une vision intérieure comme une analogie ou une coïncidence. Dans En Ménage, le début, où, par une nuit nuageuse, André et Cyprien, parcourent lentement une rue endormie, l'aspect particulier du pavé, le marchand de vin fermant sa boutique à l'approche silencieuse de deux sergents de ville, tandis qu'un fiacre cahote et butte sur le pavé, est assurément le récit détaillé de la série d'impressions que procure une rentrée tardive. Qui ne connaît de son passage dans les bouillons, «cette épouvantable tristesse qu'évoque une vieille femme en noir, tapie seule dans un coin et mâchant à bouchées lentes un tronçon de bouilli?» Les soirées de la famille Vatard, celles de la famille Désableau, où Madame, après avoir lentement coupé un patron, l'essaie, les sourcils remontés et les paupières basses, sur le dos de sa fillette «la faisant pivoter par les épaules, lui donnant avec son dé de petits coups sur les doigts pour la faire tenir tranquille ... pinçant l'étoffe sous les aisselles, méditant sur les endroits dévolus pour les boutonnières», ont une convaincante véracité. Il n'est presque point de page où l'on ne constate cette justesse de vision et cette probité artistique. Que l'on note encore le chapitre de À Rebours, où, par une boueuse nuit d'automne, le duc erre par tout le quartier anglican de Paris, des bureaux de «Galignani» à la taverne de la rue d'Amsterdam,—dans Les Soeurs Vatard, le tumultueux intérieur d'atelier de femmes par un matin de paye après une nuit blanche, la plaisante énumération des manques de tenue de l'ouvrière Céline devenue la maîtresse d'un monsieur à chapeau de soie,—le bruissant tableau des Folies-Bergère dans les Croquis parisiens, et les vues en grisaille de certains sites dolents de la banlieue,—enfin, dans tous ses livres, cette qualité que M. Huysmans est seul à posséder, l'art de rendre véridiquement la conversation, d'écrire en style parlé les dires d'un concierge, ou les bavardages de deux artistes; assurément le réalisme de M. Huysmans, semblera rigoureux, complet, et extraordinairement voisin de la nature.

Dans ce perpétuel et acharné collétement avec la réalité, M. Huysmans a contracté quelques-unes des particularités de son style. Attentif aux conversations qu'il a entendu bruire autour de lui, renseigné par ses observations sur les termes techniques des métiers, il a retenu et su employer tout un vocabulaire populacier, populaire, bourgeois et artiste, amasser et déverser un trésor de mots d'argot et d'atelier qui lui permet de noter des sensations et des émotions dans la langue même des personnes qui la ressentent, lui fournit le mot exact ou pittoresque qui illumine toute une phrase du charme de la bonne trouvaille. Il dira de l'or d'une étole, qu'il est «assombri et quasi sauré»; il dira encore: «des hommes soûls turbulaient»; des fleurs lui apparaîtront «taillées dans la plèvre transparente d'un, boeuf»; il pourra écrire cette phrase: «Attisé comme par de furieux ringards, le soleil s'ouvrit en gueule de four, dardant une lumière presque blanche ... grillant les arbres secs, rissolant les gazons jaunis; une température de fonderie en chauffe pesa sur le logis». Il tire de l'observation des comparaisons étonnamment justes: «Elle eut à la fin des larmes, qui coulèrent comme des pilules argentées, le long de sa bouche.» Comme pour tous les artistes, le commerce avec la réalité, avec ce que l'on peut saisir par les sens, revoir, tâter et montrer avec les spectacles familiers de l'humanité et du monde, lui a été profitable. Il a acquis à cette connaissance de la vie, la dose de véracité qui est indispensable au roman moderne, la force, la précision, la richesse et le pittoresque du style, les moyens, en somme, l'outil lui permettant d'élaborer et de réaliser sa conception particulière de l'âme et de la destinée humaine.


II

C'est, en effet, par une psychologie particulière des personnages, par la façon dont M. Huysmans se figure le mécanisme de l'âme humaine, exagère certaines facultés, amoindrit l'action de certaines autres, que ses romans tranchent sur leurs congénères, se sont nécessairement revêtus d'un style original et aboutissent à une philosophie générale déduite jusqu'en ses extrêmes conséquences. Si l'on examine quelle est l'activité commune et constante des créatures mises sur pied par M. Huysmans, si l'on écarte les traits généraux de toute conduite humaine, on arrive à constater qu'ils s'emploient à subir, à accumuler et à faire revivre des perceptions, surtout des perceptions visuelles, et surtout encore des perceptions visuelles colorées ou lumineuses. Le Cyprien des Soeurs Vatard, le Cyprien et l'André de En Ménage, le duc Jean de À Rebours semblent être, en fin de compte, des couples d'yeux montés sur des corps mobiles, aboutissant à de formidables ganglions optiques, qui pénètrent toute la masse cérébrale de leurs fibrilles radiées. Toute leur activité vitale aboutit à emmagasiner des visions et à en dégorger d'anciennes, à noter des aspects, à percevoir des colorations et des scintillements, et à évoquer, dans les périodes languissantes, d'anciennes vibrations lumineuses, entassées, endormies dans l'arrière-fonds de la mémoire, mais vivaces et aptes à reparaître à la suite d'une association d'idées, comme les altérations d'un papier sensibilisé, sous l'action d'un réactif.

Cette conception de l'âme humaine est, chez M. Huysmans, primordiale et irrépressible. S'il met en scène des personnages que leur manque de culture rend incapables d'observations minutieuses, dont les yeux rudimentaires ne savent point voir; il intervient, décrit en personne, sensation par sensation, les tableaux que ces obtus spectateurs contemplent, et marque ensuite en réaliste exact le peu d'intérêt qu'éveille chez eux ce spectacle inaperçu. Il raconte en ses couleurs, son agitation et ses clameurs, la vue du cours de Vincennes par un jour de foire, puis: «Tout cela était bien indifférent à Désirée.» Il dessine en d'admirables pages le va-et-vient, les jets de vapeur, les escarbilles volantes, la course accélérée ou contenue des locomotives, toute la vie grandiose et fantastique de la gare de l'Ouest à la tombée de la nuit, et conclut: «Anatole réfléchissait.»

Mais, d'autres fois, la perfection de sa vision l'emporte au-delà de la vraisemblance. Il prête à ses ouvrières l'acuité et la délicatesse oculaires qu'il possède, leur attribue, dans les contemplations auxquelles il les soumet, les plus rares qualités d'observateur. Ses brocheuses dévisagent admirablement l'employé de la maison Crespin qui vient leur réclamer de l'argent; Désirée et Auguste, au moment de s'éprendre, se détaillent mutuellement en physionomistes consommés. Désirée, conduite au théâtre Bobino, perçoit la silhouette de la chanteuse, avec les omissions et les insistances d'un peintre intransigeant, puis les détails de sa toilette, comme une personne située dans la coulisse. Visiblement, M. Huysmans ne trouvait pas à loger dans ces âmes étroites, tout l'épanouissement de ses qualités de peintre verbal. Il se mit à l'aise dans En Ménage et eut recours aux artistes.

Assurément, jamais Paris n'a été fouillé, décrit, découvert, examiné dans ses détails et repris dans ses ensembles, analysé et synthétisé comme en ce beau livre, par le peintre Cyprien Tibaille et le littérateur André Jayant. Tout y apparaît, depuis l'appartement de garçon artiste où André s'installe après sa mésaventure conjugale, jusqu'à la place du Carrousel où il va promener sa nostalgie féminine et contempler «le merveilleux et terrible ciel qui s'étendait au soleil couchant par de là les feuillages noirs des Tuileries ..., les ruines dont les masses violettes se dressaient trouées sur les flammes cramoisies des nuages;» depuis le brouhaha d'un café du Palais-Royal le soir, jusqu'à ces taches lumineuses que la nuit, les fenêtres éclairées, dans les maisons noires font passer devant le, voyageur d'impériale. Ce livre avec lequel on pourra toujours restituer la physionomie exacte du Paris actuel, nous donne l'aspect intime de la rue le matin quand les cafés s'ouvrent sur le passage des ouvriers et des filles découchées la nuit au moment des rentrées tardives, le soir à l'heure discrète ou des messieurs bien mis emboîtent le pas d'ouvrières en cheveux, au crépuscule, où déserte et morte, elle sèche d'une averse sous la flambée jaune du soleil couchant; il nous donne les boutiques, les ateliers, le garni d'un peintre, les brasseries, les restaurants, l'appartement d'une fille, celui d'un employé, tout le dedans et le dehors de la capitale du monde moderne.

Et ce livre qui se résume en une accumulation de tableaux colorés et mouvementés, n'a pas suffi à assouvir la passion descriptive de M. Huysmans. De même que les stratégistes et les joueurs d'échecs supérieurs dédaignent les rencontres réelles où l'imprévu altère la beauté des calculs et satisfont leurs aptitudes logiques, par la solution de problèmes factices, M. Huysmans s'est détourné de copier la réalité, qui ne répondait point à ses exigences sensuelles, et s'est fabriqué dans À Rebours, des objets de perception inventés et parfaits. Par d'adroites combinaisons de choses réelles, en éliminant tout ce qui dans l'art et la nature, était pour lui dénué d'émotion agréable, il a créé des visions et des perceptions artificielles, qui, élaborées de propos délibéré, se sont trouvées en harmonie parfaite avec ses facultés réceptives et les aptitudes de son style.

Il semble ici que la limite de l'art de voir et de rendre est atteinte. Le boudoir où des Esseintes recevait ses belles impures, le cabinet de travail où il consume ses heures à révoquer le passé, ou à feuilleter de ses doigts pâles, des livres précieux et vagues, cette bizarre et expéditive salle à manger, dans laquelle il trompe ses désirs de voyage, la désolation d'un ciel nocturne d'hiver, le moite accablement d'un après-midi d'été, les floraisons monstrueuses dont se hérissent un instant les tapis, les évocations visuelles et auditives de certains parfums aériens et liquides, et par dessus tout ces phosphoriques pages consacrées aux peintures orfêvrées de Moreau, à certains ténébreux dessins de Redon, à certaines lectures prestigieuses et suggestives; ici le style de M. Huysmans fulgure et chatoie, passe, pour employer une de ses phrases, «tous feux allumés».

Dans l'effort pour rendre toutes les sensations dont les choses affectent ses appareils sensoriels et cérébraux, M. Huysmans atteint à une élocution consommée, orientale et supérieure.

Il a d'admirables trouvailles de mots; par l'appariement des paroles, il sait rendre la nature du choc nerveux brusque ou lent, dont l'affectent ses sensations. Certaines phrases pétaradent et font feu des quatre pieds: «La horde des Huns rasa l'Europe, se rua sur la Gaule, s'écrasa dans les plaines de Châlons, où Aétius la pila dans une effroyable charge. La plaine gorgée de sang moutonna comme une mer de pourpre; deux cent mille cadavres barrèrent la route, brisèrent l'élan de cette avalanche qui, divisée, tomba éclatant en coups de foudre sur l'Italie, où les villes exterminées flambèrent comme des meules». D'autres phrases coulent lentement comme des larmes de miel: «Cette pièce où des glaces se faisaient écho et se renvoyaient à perte de vue dans les murs des enfilades de boudoirs rosés, avait été célèbre parmi les filles, qui se complaisaient à tremper leur nudité dans ce bain d'incarnat tiède qu'aromatisait l'odeur de menthe dégagée par le bois des meubles». D'autres encore sont agitées et cursives: «Glissant sur d'affligeantes savates, ce laveur s'enfonça dans un va-et-vient furieux de garçons, lancés à toute volée, hurlant boum, jonglant avec des carafons et des soucoupes, éblouissant avec la blanche trajectoire de leurs tabliers.»

Mais c'est surtout la sensation colorée que M. Huysmans est parvenu à reproduire intégralement par l'artifice des mots. Assurément cette phrase peut rivaliser avec les pigments qu'elle décrit: «Des branches de corail, des ramures d'argent, des étoiles de mer ajourées comme des filigranes et de couleur bise, jaillissent en même temps que de vertes tiges supportant de chimériques et réelles fleurs, dans cet antre illuminé de pierres précieuses comme un tabernacle, et contenant l'inimitable et radieux bijou, le corps blanc, teinté de rose aux seins et aux lèvres, de la Galatée, endormie dans ses longs cheveux pâles». Et encore: «Sur sa robe triomphale, couturée de perles, ramagée d'argent, lamée d'or, la cuirasse des orfèvreries dont chaque maille est une pierre, entre en combustion, croise des serpentaux de feu, grouille sur la chair mate, sur la peau rose thé, ainsi que des insectes splendides, aux élytres éblouissantes, marbrés de carmin, ponctués de jaune aurore, diaprés de bleu acier, tigrés de vert paon.»

Mais, outre cette virtuosité générale, M. Huysmans a conçu un type de phrase particulier, où par une accumulation d'incidentes, par un mouvement pour ainsi dire spiraloïde, il est arrivé à enclore et à sertir en une période, toute la complexité d'une vision, à grouper toutes les parties d'un tableau autour de son impression d'ensemble, à rendre une sensation dans son intégrité et dans la subordination de ses parties: «Sur le trottoir des couples marchaient dans les feux jaunes et verts qui avaient sauté des bocaux d'un pharmacien, puis l'omnibus de Plaisance vint, coupant ce grouillis-grouillos, éclaboussant de ses deux flammes cerise, la croupe blanche des chevaux, et les groupes se reformèrent, troués çà et là par une colonne de foule se précipitant du théâtre Montparnasse, s'élargissant en un large éventail qui se repliait autour d'une voiture que charroyait en hurlant un marchant d'oranges». Ou encore: «Tout va de guingois chez elle; ni moellons, ni briques, ni pierres, mais de chaque côté, bordant le chemin sans pavé creusé d'une rigole au centre, des bois de bateaux marbrés de vert par la mousse et plaqués d'or bruni par le goudron, allongent une palissade qui se renverse entraînant toute une grappe de lierre, emmenant presqu'avec elle la porte, visiblement achetée dans un lot de démolitions et ornée de moulures dont le gris encore tendre perce sous la couche de hâle déposée par des attouchements de mains successivement sales». Le souple enlacement de cette sorte de phrase, est sans égal. Elle est le produit dernier et la preuve de cette faculté réceptive que nous avons constatée; elle est la sensation même absorbée, élaborée dans l'intelligence, et projetée au dehors telle quelle.

Mais ce tour de force descriptif réussit avec une perfection et une fréquence qui constituent déjà une anomalie. Que l'on revienne, en effet, de l'analyse des personnages de M. Huysmans, à l'homme normal, chez qui la sensation perçue en gros et à la hâte, est transformée par un travail conscient ou inconscient en volontés, en actes, en une conduite et une carrière; le point morbide des créatures romanesques apparaît. L'épanouissement de leurs facultés réceptives a étouffé toutes leurs autres énergies, les a réduites à la vie végétative d'une plante passive par essence, régie et affectée par tout ce qui l'entoure, dépendant des aubaines du ciel et du hasard de sa situation. À mesure que M. Huysmans rend ses personnages plus nerveux, c'est-à-dire plus soumis et plus directement sensibles aux impressions externes, il est forcé d'atténuer leur force de volonté, de les décrire plus incapables de tirer de leurs sensations de forts et persistants mobiles d'agir. Tandis que dans ses premiers livres, l'organisme humain reste à peu près intact, dans ses derniers il le doue d'étranges timidités, d'une mollesse constante, d'un acquiescement résigné à toutes les vicissitudes, d'une absolue dépendance des circonstances extérieures, qui se traduit autant par l'incapacité d'André à travailler dans un appartement neuf, que par l'intolérable malaise qu'il ressent à vivre seul, sans le bruissement d'un jupon de femme autour de lui. Dans À Rebours, cette dysénergie est consommée; des Esseintes est une pure intelligence sensible et ne tente dans tout le livre qu'un seul acte volontaire, qu'il laisse inaccompli: celui de se rendre à Londres. De leur impuissance volitionnelle, on peut déduire leur incapacité de vivre dans la société, leur aspiration, vaine pour les uns, satisfaite pour des Esseintes, vers une existence monacale, solitaire et recluse, enfin leur absolu pessimisme, leur misanthropie acerbe, leur dégoût de toute vie active.


III

En cette psychologie du pessimiste, qui juge la vie mauvaise en soi, répugne aux contacts sociaux, méprise ou bafoue les êtres les plus sains, plus bornés et robustes, plus aptes à agir et à jouir de concert, M. Huysmans déploie une pénétrante finesse d'analyse et fait certaines découvertes que n'ont point prévues les psychologues et aliénistes spéciaux de l'hypocondrie.

Il assigne à ses personnages le tempérament habituel des mélancoliques agités, une anémie partielle ou totale, une débilité turbulente, un système nerveux faible, c'est-à-dire excitable par des causes minimes; pour le plus caractérisé de ses malades, le duc des Esseintes, M. Huysmans a recours à la symptomatologie de la névrose, qui est, en effet, habituellement accompagnée de mélancolie à son début.

Sur cette base physique dont les traits généraux seuls sont constants, M. Huysmans établit le caractère de ses personnages. Il leur assigne le trait principal du tempérament pessimiste, celui de ne pouvoir être affecté que de sensations désagréables ou douloureuses, même pour des objets qui n'ont en soi rien de haïssable (J. Sully, le Pessimisme). Dans les Soeurs Vatard la devanture d'une boutique de pâtisserie est décrite en termes de dégoût. Dans En Ménage, Cyprien, revenant d'une soirée, déblatère contre les diverses catégories des personnes qu'il y a aperçues, avec une amusante partialité. Plus tard, au Luxembourg, comme il passe en revue avec André, ses souvenirs d'école, qu'ils évoquent avec horreur, il finit par affirmer que tous ses camarades sont nécessairement ruinés et en peine d'argent. Les fleurs rares et étranges dont le duc Jean garnit son vestibule, ne lui présentent que des images de charnier et d'hôpital: «Elles affectaient cette fois une apparence de peau factice sillonnée de fausses veines; et la plupart comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres; d'autres avaient le teint rose vif des cicatrices qui se ferment, ou la teinte brune des croûtes qui se forment; d'autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des brûlures; d'autres encore montraient des épidémies poilus, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres; quelques-unes enfin paraissaient couvertes de pansements, plaquées d'axonge noire mercurielle, d'onguents verts de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre d'iodoforme.»

De même que le tempérament craintif est disposé à ne voir dans l'avenir que des causes d'effroi, le tempérament malheureux ne présage que des déceptions. Dans En Ménage, Cyprien émet sur une nouvelle conquête d'André, sur les motifs qui font revenir à ce dernier une ancienne et désirable maîtresse, des hypothèses sinistres, qu'il s'irrite de ne point voir se réaliser. Et passant de cas particuliers à l'ensemble général, les personnages de M. Huysmans n'aperçoivent la vie que comme une suite d'infortunes. Il faut lire, à ce propos, les plaintes de M. Folantin, dans À Vau l'eau, ou le passage suivant de À Rebours, qui est un exemple parfait du paralogisme pessimiste, consistant à ôter d'un ensemble toute bonne qualité, et à le déclarer ensuite mauvais:

«Il ne put s'empêcher de s'intéresser au sort de ces marmots et de croire que mieux eût valu pour eux que leur mère n'eût pas mis bas.

«En effet, c'était de la gourme, des coliques et des fièvres, des rougeoles et des gifles, dès le premier âge; des coups de bottes et des travaux abêtissants, vers les treize ans; des duperies de femmes, des maladies et des cocuages, dès l'âge d'homme; c'était aussi, vers le déclin, des infirmités et des agonies, dans un dépôt de mendicité ou dans un hospice.»

Et, chose singulière, cette vue exclusive des misères humaines n'inspire aux pessimistes de M. Huysmans aucune compassion pour leurs semblables: «Comme toute impression morale est pénible à l'hypocondriaque, dit Griesinger dans son Traité des maladies mentales, il se développe chez lui une disposition à tout nier et à tout détester.» Aussi M. Huysmans a-t-il soin d'entourer ses personnages de comparses ridicules et odieux, ou de les isoler entièrement; et ni les uns ni les autres ne ménagent à la société des railleries qui tournent rapidement en dénonciations colères. Ils sont convaincus de l'avortement fatal de l'effort humain, dénigrent ses succès nécessairement partiels, dénoncent toutes les institutions nationales, contestent la possibilité du progrès et aboutissent, quand ils formulent la théorie générale de leurs sentiments, aux anathèmes du catholicisme ou à ceux plus absolus et aussi peu fondés de Schopenhauer.

Tous ces traits du pessimisme, connus déjà, sont rassemblés, coordonnés, caractérisés et montrés avec un art merveilleux et pénétrant dans les livres de M. Huysmans. Mais il est un point qu'il a découvert: l'influence du pessimisme sur le goût artistique. Par un choc en retour imprévu mais légitime, de même que les spectacles communément tenus pour beaux déplaisent au mélancolique, les spectacles jugés laids par les gens à tempérament heureux doivent confirmer l'état d'âme où il se complaît, le dispenser de toute négation et de toute révolte, évoquer sa tristesse et la laisser s'épancher. Le peintre Cyprien n'est à l'aise que devant certains spectacles douloureux et minables; il préfère «la tristesse des giroflées séchant dans un pot, au rire ensoleillé des roses ouvertes en pleine terre»; à la Vénus de Médicis, «le trottin, le petit trognon pâle, au nez un peu canaille, dont les reins branlent sur des hanches qui bougent»; formule son idéal de paysage en ces termes: «Il avouait d'exultantes allégresses, alors qu'assis sur le talus des remparts, il plongeait au loin ... Dans cette campagne, dont l'épiderme meurtri se bossèle comme de hideuses croûtes, dans ces routes écorchées où des traînées de plâtre semblent la farine détachée d'une peau malade, il voyait une plaintive accordance avec les douleurs du malheureux, rentrant de sa fabrique éreinté, suant, moulu, trébuchant sur les gravats, glissant dans les ornières, traînant les pieds, étranglé par des quintes de toux, courbé sous le cinglement de la pluie, sous le fouet du vent, tirant résigné sur son brûle-gueule.»

Et sur ce dolent idéal, des Esseintes renchérit encore: «Il ne s'intéressait réellement qu'aux oeuvres mal portantes, minées et irritées par la fièvre» «... se disant que parmi tous ces volumes qu'il venait de ranger, les oeuvres de Barbey d'Aurevilly étaient encore les seules dont les idées et le style présentassent ces faisandages, ces taches morbides, ces épidémies talés, et ce goût blet, qu'il aimait tant à savourer parmi les écrivains décadents». Cette phrase est précédée d'une intéressante liste d'auteurs latins de l'agonie de l'empire, et d'une énumération d'auteurs français dans laquelle se coudoient curieusement des écrivains catholiques qui n'ont d'intérêt que pour des antiquaires en idées et en style, quelques poètes réellement décadents comme Paul Verlaine dont certains volumes ont les subtilités métriques et le niais bavardage des derniers hymnographes byzantins, et une bonne partie de ce que la littérature contemporaine a produit de supérieur et de raffiné. En effet, par une nouvelle contradiction apparente, c'est au raffinement le plus fastidieusement délicat, qu'aboutit, en fin de compte, le pessimisme étudié par M. Huysmans, comme un arbuste souffreteux et effeuillé culmine en une radieuse fleur.

M. James Sully a très exactement marqué que le dernier mobile du pessimisme est le désir que tout soit parfaitement bon, le souci de choses infiniment meilleures que celles existantes. Aussi, le pessimiste a-t-il plus de chances que l'optimiste de découvrir et d'apprécier les choses exquises, pourvu, qu'elles n'aient pas éveillé une admiration trop générale, qui offusque sa misanthropie. C'est par cette vulgarisation que des Esseintes s'est détourné des tapis d'Orient et des eaux-fortes de Rembrandt. Mais, par contre, personne plus que lui n'aura plus d'audace à se mettre au-dessus du goût public, à aller droit à ce qui est excellent. De là le raffinement, la recherche, la trouvaille, l'amour des belles choses inédites, de tout ce qui, dans le domaine artistique,—plus ouvert à la perfection que la nature parce que plus inutile,—se rapproche clandestinement de la supériorité absolue, satisfait certains goûts très nobles de la nature humaine, lui procure les plus complexes c'est-à-dire les plus belles émotions esthétiques. Ce raffinement, À Rebours en est le catéchisme et le formulaire; tout ce qui, dans la réalité, peut meurtrir une âme délicate est écarté de ce précieux livre, est assourdi, amolli, sublimé et assuavi. À d'imparfaites sensations naturelles sont substitués d'indirects et subtils artifices. Toutes les réalités y deviennent légères et flatteuses, depuis le vermeil expirant des cuillères à thé, jusqu'à la coupe bénigne de la coiffe de la domestique, depuis la splendeur assourdie des ameublements, les gaufrages des tentures, le mystérieux rayonnement des tableaux, à cette bibliothèque enfermant sous la beauté des reliures d'inestimables livres à l'exquisité des liqueurs bues, des parfums inhalés, des pensées évoquées et contemplées.

Et de ce sens du raffinement, M. Huysmans tire les dernières beautés de son style, qui se trouve joindre ainsi le délicat au populaire. Par la lecture de certains livres de théologie, de certains volumes de poésie savante, par de justes inventions, il enrichit et pare son langage, de vocables assoupis, longuement harmonieux et doux; il les sertit et les associe en de lentes phrases, qui joignent le poli soyeux des mots, à la suavité de l'idée: «Sous cette robe tout abbatiale signée d'une croix et des initiales ecclésiastiques: P.O.M.; serrée dans ses parchemins et dans ses ligatures de même qu'une authentique charte, dormait une liqueur couleur de safran, d'une finesse exquise. Elle distillait un arôme quintessencié d'angélique et d'hysope mêlées à des herbes marines aux iodes et aux bromes alanguis par des sucres, et elle stimulait le palais avec une ardeur spiritueuse dissimulée sous une friandise toute virginale, toute novice, flattait l'odorat par une pointe de corruption enveloppée dans une caresse tout à la fois enfantine et dévote.» Il parvient à rendre par de précises correspondances sensibles certaines sensations apparemment impalpables: «Muni de rimes obtenues par des temps de verbes, quelquefois même par de longs adverbes précédés d'un monosyllabe, d'où ils tombaient comme du rebord d'une pierre, en une cascade pesante d'eau»; ou, plus immatériellement encore: «Dans la société de chanoines généralement doctes et bien élevés, il aurait pu passer quelques soirées affables et douillettes». Et c'est ainsi armé des plus fins outils à sculpter la pensée, que M. Huysmans est parvenu à écrire ce surprenant chapitre VII de À Rebours, qui, racontant les intimes fluctuations d'âme d'un catholique incrédule, dévotieux et inquiet, marque le cours de pensées de théologie ou de scepticisme, par une succession de précises images, accomplissant le tour de force de seize pages de la plus subtile psychologie, écrites presque constamment en termes concrets.

Repassant en sens inverse par les parties dégagées dans notre analyse, revenant du plus complexe au plus simple, que l'on saisisse maintenant en son ensemble, en son accord et sa particularité spécifique, l'organisme intellectuel qui vient d'être étudié. Il se résume, semble-t-il, en une série de facultés perceptives de moins en moins étendues, provoquant des états émotionnels de plus en plus intenses. Sur la base d'un réalisme rigoureux, d'une aptitude singulière à apercevoir le monde ambiant, en son aspect véritable et à ressentir un plaisir général à la décrire, s'étage une faculté visuelle plus spécialisée, plus délicate, source de plus de joie et de plus d'efforts, celle de sentir et de retenir de préférence des sensations colorées. Une faculté visuelle plus restreinte encore, et dont les effets émotionnels de colère et de comique, semblent dépasser l'intensité, rend M. Huysmans apte à distinguer, à haïr et à railler dans les objets et les êtres ce qu'ils peuvent avoir de laid, d'odieux et d'imparfait. Enfin, par un juste retour, de cette vision du défectueux, à la suite d'une élimination extrêmement rigoureuse de tout déchet et de toute tare, M. Huysmans acquiert l'acéré discernement et l'intense jouissance des choses supérieurement belles et rares, le raffinement, qui, comme la pointe d'un cône, concentre, termine et raccorde toutes les lignes de son organisation intellectuelle.

Et toutes ces propriétés cachées d'une âme muette, se manifestent en ce corps des intelligences littéraires, le style. Il s'enrichit et s'affermit au contact de la réalité, se colore, s'infléchit et s'agite, pour rendre l'infinie complexité de délicates visions, s'irrite et s'énerve devant certains spectacles détestés, se subtilise, s'adoucit et s'enrichit encore, devient opulent et onctueux pour rendre la grâce resplendissante d'une certaine beauté supérieure, extraite et sublimée.

Dans les réactions et les mélanges de toutes ces énergies et ces capacités, dans leur ajustement et leur coordination, réside, il me semble, la physionomie intime d'un des jeunes artistes les plus originaux de notre temps. Il me paraît que M. Huysmans, par son dernier livre surtout, a donné plus que des promesses de talent; on peut légitimement compter, sans illusion amicale, que ses travaux aideront à maintenir et à exalter l'excellence actuelle de notre école littéraire.


LA COURSE À LA MORT[15]


Un roman paraît qui, s'écartant des nombreuses oeuvres imitées des esthétiques admises, est original par le cas psychologique qu'il étudie et inaugure, avec les quelques livres marquants de ceux qui débutent, un nouveau style et un nouvel art. On n'en parle guère et cependant cette oeuvre est encore un indice, à l'heure actuelle, de l'état d'esprit d'une partie des jeunes gens, de leurs voeux artistiques et du but auquel ils vont. La Course à la Mort! le nouveau roman de M. Edouard Rod, est ce livre à la fois singulier et actuel, dégagé des anciennes modes et décrivant, en de pénétrantes analyses, la phase la plus récente du mal et de la passion de ce siècle: le pessimisme.

Écrite comme une autobiographie, en une série de notes éparses que relie à peine un récit d'amour ténu et bizarre, la Course à la Mort est l'histoire d'un jeune homme en qui le pessimisme latent de cette époque, portant ses dernières atteintes, devient ressenti et raisonné, envahit et stérilise le domaine des sentiments, frappe d'une atonie définitive l'âme qu'il a mortellement charmée.

Le héros du livre est à la fois raisonneur et analyste. S'aidant de Schopenhauer, il s'efforce de mettre sa mélancolie en système et de se faire illusion sur les causes de son humeur par un exposé didactique, qui démontre en toutes choses la cause nécessaire du mal. Cet apparat scientifique n'est qu'un semblant; le pessimisme que décrit la Course à la Mort a d'autres origines qu'une conviction spéculative. Celui que ce livre nous confesse est atteint plus profondément que dans son intelligence; il est malade de la volonté et de la sensibilité, il se sait vaguement frappé au centre de son être et s'entend à démêler dans la contemplation de sa ruine morale les plus secrets symptômes.

Il ne profère plus les plaintes d'il y a un demi-siècle, il n'accuse ni le monde, ni la société, ni la destinée. Il ne reproche pas aux hommes de ne point le comprendre, il rêve à peine de vivre une existence enfin fortunée, dans des siècles passés, en des contrées distantes. Après tous ses prédécesseurs il devine le premier que son mal est en lui et qu'aucune variation fortuite dans les circonstances ne l'en guérirait.

Sachant les hommes innocents de sa tristesse il consent à les plaindre de subir comme lui tout l'odieux d'une existence qu'il hait, et dont le console le seul et vain souci de se connaître.

L'impuissance de sa volonté, qui est la cause et le fond de son infortune, est par lui subtilement analysée; il distingue le penchant à suppléer aux actes par de vagues rêves, sa dépravation morose qui le porte à se regarder faire dans le peu qu'il fait et à se rendre ainsi de plus en plus incapable de toute action spontanée; enfin apparaît ce dernier symptôme de la décadence volitionnelle, la lassitude anticipée, le dégoût préventif qui détournent même de tout désir, de tout rêve d'entreprise et bornent définitivement en son incapacité le malade et le moribond que M. Rod étudie: «Oui, le désir et le dégoût se touchent, alors de si près qu'ils se confondent et ne font plus qu'un et je les sens qui me travaillent tous les deux à la fois. Ma chair encore frémissante des vrilles de celui-là, s'apaise dans le lit d'insomnies et de cauchemars où celui-là la pousse. Ma pensée en marche s'arrête soudain et recule meurtrie comme un bataillon décimé dans une embuscade, jusqu'aux retranchements du silence. Où est la force qu'une seconde j'avais sentie en moi?... À la fin le dégoût reste seul; comme une ombre se mouvant dans une lueur très pâle, il grandit, il devient ruineux, il absorbe tout, le présent et l'avenir, ce qui est et ce qui pourrait être, il étend jusqu'à d'invisibles limites son envahissante obscurité et sa main pesante m'écrase dans ces ténèbres émanées de lui.»

De la volonté le mal s'étend aux émotions. Le pessimisme de M. Rod arrive à ce dernier repliement sur soi, où s'interrogeant sans cesse, oubliant de vivre à force de s'analyser, il en vient à ne plus être sûr de ses propres sentiments; les désirs remuent à peine et s'étiolent, les passions deviennent circonspectes et douteuses. C'est une période d'une de ces équivoques et indécises amours qui donne au livre sa trame.


Par son intrigue encore ce roman est original et se distingue surtout du Werther et de l'Obermann du commencement de ce siècle.

L'étrange héros de la Course à la Mort n'aime pas, on doute du moins qu'il aime et se sent douter, interroge sans cesse son pâle coeur, ne sait que résoudre et se résigne à son atonie. Il oscille et hésite; il est des heures où les dernières ondes de son sang, les regards profonds de celle qui passe dans sa vie, lui font pressentir l'éclosion d'une forte et douloureuse passion; puis ce qui tressaille en lui s'apaise, il se dissèque, il analyse en lui les derniers frémissements de son âme et la voit se calmer sous son introspection; puis des paroles ordinaires de Cécile N..., un geste disgracieux le repoussent et, se souvenant de l'ancienne théorie de Schopenhauer sur l'amour, il pénètre à cette vue profonde et clairement conçue que c'est l'hostilité et non l'attrait qui règne entre les sexes. De plus douces émotions reviennent, il est ressaisi par le charme, enlacé par l'illusion, il veut vivre, se redresser, sortir de son suaire, mais il se butte de nouveau, s'arrête, ébauche un geste de renoncement et médite son impassibilité jusqu'à ce que la mort de Céline N..., vienne détruire ce vestige d'amour et résoudre les contradictions de son âme en une longue harmonie de regrets.

Que l'on observe combien cette nouvelle intrigue a été pressentie des jeunes romanciers.

Des livres de M. Huysmans où l'amour ne joue aucun rôle, et dont le dernier analyse un solitaire, à cet admirable roman de M. Albert Pinard, Madame X... qui est l'histoire de deux êtres dont aucun ne peut subjuguer l'autre en un aveu, d'autres oeuvres encore affirment une nouvelle manière d'envisager les relations passionnelles qui diffèrent de celles des anciens romans en ce que la femme n'est plus l'être asservissant et dominateur que présentent les de Goncourt et Zola. Et si l'on joint à cette originalité fondamentale celle du faire, le style, qui n'est plus ni coloré, ni abandonné au rendu des choses visibles, mais abstrait et apte à figurer les faits de l'âme,—des procédés qui ne sont pas la description, mais l'analyse psychologique et rapprochent ainsi la Course à la Mort des dernières oeuvres de M. Bourget, on aperçoit combien le nouveau livre de M. Rod est significatif et actuel.


Cette oeuvre va de nouveau faire déplorer le pessimisme du temps.

Des gens aussi incompétents que M. Dionys Ordinaire vont disserter sur les tendances de la jeunesse et on en cherchera l'origine dans quelque chose d'aussi insignifiant que la politique.

Il convient peut-être de dire que la jeunesse littéraire est pessimiste comme le furent en 1830 les jeunes romantiques et en 1850 les réalistes, et plus tôt encore la pléiade des Parnassiens. Et si l'on veut remonter plus haut, si l'on réfléchit, quel abîme sépare la littérature française de ce siècle de celle des époques passées, on trouvera au pessimisme contemporain assez d'ascendants pour se convaincre que la tristesse est l'essence même du nouvel art, et peut-être de tout art noble.

Ce pessimisme qui, certes, n'empêche pas les honnêtes gens de goûter les joies qu'ils peuvent avoir est la source de toutes nos oeuvres magistrales; il a évolué, de tapageur et théâtral qu'il était au début de la nouvelle période, à une phase plus calme et plus fière qui prête aux vers récents un chant plus intime et fournit à l'analyse des âmes plus profondes. Dans la représentation de ce mal—et quel livre intéressant n'est pas un peu pathologique—M. Rod est parvenu à montrer de nouvelles phases et de plus intimes déchirements.

Avec d'autres, il inaugure dans le roman, à côté de l'étude de l'amour, qui en restera la tâche et le prestige, l'étude de la haine qui commence à sourdre entre l'homme et la femme à une époque où ils aperçoivent l'antagonisme de leurs intérêts sociaux et devinent l'hostilité de leurs fonctions vitales.

Certains vers de la Justice de Sully Prudhomme commentant certaines pages de Darwin, sont la préface de cette nouvelle tendance. Il nous paraît intéressant de la signaler et d'en désigner les représentants.

NOTES:

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