Quelques écrivains français: Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc.
Vie moderne, 25 juillet, 1851.
PANURGE[16]
«Panurge étoit de nature moyenne, ny trop grand, ny trop petit, et avoit le nez aquilin, fort, à manche de rasoir, et pour lors étoit de l'âge de trente-cinq ans ou environ, fin à dorer comme dague de plomb, bien galant homme de sa personne, sinon qu'il étoit quelque peu paillard et sujet de nature à ce qu'on appeloit en ce temps là:
«Toutefois, il avait soixante-trois manières d'en trouver tousjours à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune étoit par façon de larrecin furtivement faict; malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavez, ribleur s'il en étoit à Paris; au demeurant le meilleur fils du monde et toujours machinoit quelque chose contre les sergeants et contre le guet.»
Et après ce portrait sommaire, viennent à la débandade, les mille aventures drolatiques où ce véritable héros de Rabelais se dessine à gros traits, menant à Paris le train bouffon de l'écolier de l'époque, puis partant pour les pays de la fable contre le roi des Dipsodes, puis s'embarrassant dans cette épineuse question du mariage, et parcourant pour s'amuser dans son dessein tout l'archipel d'îles peuplées à souhait des innombrables êtres allégoriques dont Rabelais tenait à rire; en somme la plus durable et la plus humaine des caricatures énormes qui s'étalent dans le bréviaire des «beuveurs très illustres et et vérolez très prétieux».
Panurge est besoigneux, de petite extraction; il n'a rien de la débonnaireté massive que donnent à Pantagruel sa force de géant et sa naissance. Maigre, «écorné et taciturne faute de danare», ses appétits faméliques, maintenant qu'un coup du sort l'a jeté dans la domesticité d'un grand seigneur, réclament des satisfactions prodigieuses. Aussi faut-il suivre dans le récit, ses ripailles perpétuelles, ses incessantes invitations à la coupe, «ha buvons», ses festins de gros mangeur quand il a conquis à la guerre un château et des biens: «Il se ruinait en mille petits banquets joyeux et festoyements, ouverts à tous venants, mêmement à tous bons compagnons, jeunes fillettes et mignonnes galloises, abattant bois, prenant argent d'avance, mangeant son bled en herbe.»
Ces belles bombances ne ressemblent ni au fastes de Timon d'Athènes, ni aux réceptions du vieux Capulet. Panurge a beau s'être frotté aux nobles et aux écoliers, il est resté bohême de petite race, de probité variable, avec la lâcheté égayée d'impudence des Scapin, et rancunier par surcroît, comme le démontre l'épisode de Dindenaut et de ses moutons, «lesquels tous furent pareillement en mer portez et noyez misérablement.»
Mais sous cet air d'aigrefin, Panurge cache l'âme la plus libre et la plus railleuse. Il est l'irrespect même, gausseur sceptique, incrédule, attaquant, dès la Renaissance, tout ce que le dix-huitième siècle devait si agréablement meurtrir. Il y voit si clair, avec une intelligence si nette à trouver en tout le bouffon et le ridicule, qu'il ne respecte pas même cette chose éminemment vénérable, la force. Sous François Ier, il parodie la royauté, fait d'Anarche roi des Dipsodes pris à la guerre, «gentil crieur de saulce verte» et l'expérience réussit à souhait: «et fut aussi gentil crieur, qui fût oncques vu en Utopie; mais l'on m'a dit depuis que sa femme le bat comme plâtre, et le pauvre sot ne s'ose défendre, tant il est niais.» Ni l'Église, ni les gens de loi, les papimanes, les papegauts, les evegauts, les saintes décrétales, les chats fourrez et chicanous, ne lui inspirent plus de retenue. Toute puissance établie lui donne à rire, avec des mots si crus, une ironie si âcre, que la salissure reste ineffaçable.
Et cependant, si Panurge est sceptique c'est sans contention d'esprit et sans insistance. Avec son gros frère Jean des Entommeures, ce dont il se préoccupe en somme après avoir bu et raillé, c'est de choses plus personnelles, de la grande aventure qu'il appréhende, de son mariage, ou, plus précisément, de ne point «s'adonner à mélancholie», de chasser toute altération d'âme, de vivre gaillardement en une profonde quiétude d'esprit. «Remède à fâcherie?» Cette question qu'il propose à Pantagruel près de l'île Caneph, est bien celle qui l'intrigue, et qu'il résout sans cesse, par son insouciance, un grand manque de scrupules, cette parfaite légèreté et indolence d'âme, qu'on appelle «avoir de la philosophie»; «certaine gayeté d'esprit, dit Rabelais, conficte en mespris des choses fortuites, pantagruélisme sain et dégourt, et prêt à boire, si voulez.»
Derrière ce personnage, grossi en caricature et décrit de verve, il y a plus qu'une imagination de Rabelais. Panurge rassemble quelques-uns des traits les plus permanents et les plus rarement retracés de l'ancien caractère français.
Si l'on écarte tout ce que ce type a d'ignoble et d'excessif, que l'on considère l'adresse de ses machinations, ses malices, ses réparties, sa façon de considérer les femmes, oscillant entre la galanterie et la méfiance, son scepticisme superficiel, ce sont là autant de façons de penser françaises. Les cours qui ont façonné notre race, ne l'ont dotée à l'origine, ni de la roideur de passions des Anglais, ni du mysticisme allemand. Un esprit plus élastique, plus observateur, plus agile nous a fait pénétrer les dessous ridicules de ce que l'on vénère ailleurs. Ni l'exaltation à propos de questions métaphysiques, ni le respect de la force ou du droit, n'ont dominé en France au point de garantir la religion, les rois et les juges. Dès l'éveil de l'esprit national, le pouvoir de ces trois êtres était mis en question, miné de plaisanteries et moralement détruit. Du roman de Renard à Courier, cette besogne de démolition n'a pas chômé.
Mais, après quelque temps de bataille, les gênes un peu élargies, l'amour du bien-être, la paresse d'esprit revenaient. On s'était un peu ému dans une lutte sans grandes défaites; on s'en va à ses affaires, sans plus tenir à ses négations, que le voisin à ses affirmations. Et, au bout de toute cette escrime plus amusante qu'acharnée, celle de Montaigne et de Voltaire, la question finale qui s'empare de l'esprit français, est bien celle de Panurge. «Remède à fâcherie?» Il faut jouir de vivre, en gens avisés, distraits, prompts d'intelligence. Et alors viennent les vrais artistes français, La Fontaine, Watteau, les auteurs, les vaudevillistes, les chansonniers, tous gens qui cherchent à égayer, demeurent, écrivant à point nommé pour les «langoureux malades ou autrement faschez et désolez.»
Aujourd'hui beaucoup de choses ont varié, et la question de Panurge se pose plus inquiétante. Notre vie est devenue douce, mais nos envies ont grandi en disproportion. Nous sommes accablés par la complication des affaires, les soins d'une lutte pour la vie, plus âpre, la conduite difficile de nos ambitions. Les plaisirs physiques, que nos corps supportent plus mal et moins longtemps, nous abandonnent, et d'ailleurs ne nous suffiraient pas. Nos cerveaux sont surmenés par l'enchevêtrement des sciences modernes, la complexité de nos sensations. Nous avons tout pris à toutes les races. Par une dénaturalisation périlleuse, nous pensons de plus en plus à l'anglaise, nous sentons de plus en plus à l'allemande. Notre scepticisme a subsisté; mais il veut maintenant approfondir les questions suspectes, et, à cet effort, il a perdu toute gaîté et toute popularité. Nos arts et nos vies tendent de plus en plus à dépouiller la joie. Et c'est avec une avidité accrue par tous ces motifs de tristesse, que nous cherchons une réponse à l'interrogation de Panurge. Nous avons les voyages, la dure distraction du travail, la chasse, le jeu, ce que Pascal appelle, «les plaisirs tumultuaires de la foule». Mais les plus clairvoyants considèrent que ce sont là des palliatifs plus que des remèdes. La façon d'envisager la vie a revêtu chez notre élite des formes douloureuses qui diffèrent peu du pire pessimisme. «Le meilleur fruit de notre science, dit M. Taine, dans un des livres les plus humoristiques de notre temps, est la résignation froide, qui réduit la souffrance à la douleur physique.» L'on ne pourra s'empêcher de penser que ce fruit est amer, petit, à portée de peu de mains, et que depuis trois siècles, nous nous sommes beaucoup éloignés de Rabelais et du pantagruélisme.
NOTES:
Panurge, n° I, octobre 1882.
DE LA PEINTURE[17]
À PROPOS D'UNE LETTRE DE M. J.-F. RAFFAELLI
I
Le Salon de cette année, les réflexions qu'il a suggérées dans ce journal s'étaient bien éloignés déjà de la mémoire de leur auteur, quand tableaux et commentaires lui furent rappelés par une conversation fortuite dont l'écho lui parvint. Un de ses amis eut l'occasion de visiter le peintre J.-F. Raffaëlli à Jersey; l'entretien vint à porter sur les articles que l'on a pu lire dans la Vie Moderne; ils se résumaient en somme en une prédilection marquée pour les peintres émotifs, si l'on peut dire ainsi, les peintres donnant une émotion de couleur, et pour leur représentant, M. Whistler. Les remarques de M. Raffaëlli, qui, comme on le sait par sa préface du catalogue de son exposition en 1884, est un théoricien de son art, parurent extrêmement intéressantes, et grâce à la personne qui servait de truchement, il fut possible d'en obtenir un exposé par écrit. Ces notes soulèvent la question du but, c'est-à-dire de l'essence même de la peinture. Elles seront envisagées et discutées à ce point de vue.
«La critique du Salon dans la Vie Moderne, dit M. Raffaëlli, se borne à l'éloge de M. Whistler. C'est dans son oeuvre, en général, un excellent peintre et un des dix plus beaux d'aujourd'hui. Mais est-il juste de donner la place suprême à un art semblable, surtout lorsqu'il est représenté dans une exposition par le portrait de Sarasate, et de faire fi d'autres recherches? Que dirait-on d'un critique littéraire qui placerait Dostoievski en première ligne du mouvement des lettres contemporaines? Crime et Châtiment est admirable parce que ce roman est appelé à peindre l'hallucination criminelle, mais le peintre qui entoure d'une pareille hallucination indifféremment un violoniste mondain, une jeune femme charmante, Carlyle, ou de délicieux enfants roses est absurde, parce que ces oeuvres sont absurdes et morbides, parce que l'absurde et le malade ne peuvent pas rationnellement prétendre prendre jamais place dans notre admiration.
«Certes, je reconnais l'importance qu'il convient de donner à l'hallucination comme facteur de la civilisation à une époque où l'illusion religieuse vient à nous faire défaut; je reconnais aussi que toute oeuvre d'art résulte d'une hallucination. Mais l'hallucination n'a justement ce pouvoir civilisateur admirable que lorsqu'elle renferme, détient et porte l'enthousiasme sur un caractère important, enthousiasme admiratif par amour, ou caricatural par haine. Tous les maîtres peintres sont là pour affirmer ce que j'avance; voyez l'enthousiasme de l'apparat grandiose chez le Vénitien Véronèse, de la foi chez les croyants, Fra Angelico ou Pinturicchio, ou de la haine vivifiante de la vilaine petite bourgeoisie de 1830, chez Daumier. Je pourrais les citer tous et nous trouverions toujours la même chose: enthousiasme pour un caractère dominant à une époque et dans une société donnée, interprété en admiration par amour, ou en haine par amour de la vertu contraire au vice découvert.»
M. Raffaëlli poursuit, en discutant, les appréciations qui ont paru ici même sur ses tableaux de l'Exposition de la rue de Sèze. Nous avions dit: «M. Raffaëlli devient de mieux en mieux un peintre exact de types et d'expressions, un portraitiste de physionomies humaines.»
—Or donc, n'est-ce rien que cela, s'écrie M. Raffaëlli; grand merci si on fait fi de pareilles recherches. On ajoute: «qui malheureusement verse dans la caricature.» Mais que l'on me dise un peu quel tableau doit naître sous mon pinceau quand le sentiment que j'ai de la scène que je veux rendre est un sentiment d'ironie ou de colère. D'ailleurs ce mépris de la caricature me froisse partout où je le rencontre, car la caricature a autant de droit à l'admiration que tout autre forme d'art.»
Telles sont ces notes et cette conversation. Si l'on se reporte pour la comprendre pleinement à l'étude sur le beau caractéristique qui se trouve à la tête du catalogue déjà cité, on verra qu'en somme M. Raffaëlli, à travers d'ailleurs bien des obscurités et des longueurs, écartant les désignations de classicisme, de réalisme, de romantisme et de naturalisme, posant en principe qu'esthétiquement toute époque a une notion particulière du beau, que socialement notre époque est caractérisée par un épanouissement, complet de l'individualisme et de l'égalité, qu'ainsi l'unité humaine autonome et libre est le facteur principal de notre vie sociale, on arrive à cette page d'un grand souffle sur la nécessité où est la peinture de travailler à représenter l'homme et toutes sortes d'hommes.
«Le beau de la société, écrit M. Raffaëlli, est dans le caractère individuel de ses hommes, de ses hommes qui ont su conquérir lentement leur raison, au milieu des affolements de la peur; de ses hommes qui ont su conquérir leur liberté, après des centaines de siècles de misère, de vexations et d'abus misérables où le plus fort a toujours asservi le plus faible. Voilà le beau chez nous. Il nous faut graver les traits de ces individus; à tous, depuis les plus grands jusqu'aux derniers, parce que tous ont bien mérité de l'humanité.
«Que ceux qui ont une idée médiocre ou pauvre et qui ont besoin d'être en face de grands hommes pour s'apercevoir de la grandeur de l'homme, s'adressent à nos de Lesseps, à nos Edison, à nos Pasteur ou bien à nos politiques, aux généraux, aux écrivains, aux artistes, aux grands commerçants, aux industriels fameux, aux philosophes; mais que ceux qui se sentent l'âme élevée et le coeur vibrant pour la suprême beauté de leur race prennent les plus humbles, les va-nu-pieds et les derniers pauvres gens. Tous ont combattu, tous ont fait l'effort, tous sont vainqueurs; qu'ils aient combattus par les idées ou par la force sans comprendre bien, suivant leurs moyens, admirons-les! Je ne vois qu'une chose debout: l'Homme grand, droit et dégagé.» Et M. Raffaëlli poursuit en exhortant à l'étude passionnée et universelle de l'homme dans toute l'étendue de la société et dans toute la série de ses conditions, de ses manières d'être, de ses moeurs et de ses types.
L'on concevra maintenant toute l'importance de la doctrine artistique de M. Raffaëlli et comment elle détermine une conception toute particulière de la peinture. M. Raffaëlli, dominé d'une sympathie humaine qui est belle en soi et qui vivifie son grand talent, voudrait borner cet art à nous donner de notre race et de nos contemporains, une série d'effigies caractéristiques, propre à nous les faire connaître intimement et par conséquent aimer, admirer, ou haïr et ridiculiser. Étant donné que toute oeuvre d'art ne vaut que par l'émotion qu'elle produit, ce peintre désire exciter la sympathie de ses spectateurs par l'exactitude minutieuse et il faut le dire, magistrale, avec laquelle il reproduit ses types; par leur choix généralement excellent et notable; par leurs occupations et manières d'être parfaitement appropriées à leur extérieur; en d'autres termes, par sa pénétration dans une série de caractères, d'âmes, de natures humaines; et par sa faculté de nous les faire pénétrer, de nous les révéler. Son art aboutit à la connaissance passionnée, sympathique ou antipathique, d'une portion représentative de l'humanité de ce temps. C'est là, croyons-nous, un exposé impartial et exact de ses tendances et de ce qu'il accomplit. Mais ces tendances et ces résultats sont-ils par excellence ceux que doit poursuivre l'art pictural? Nous ne le pensons pas.
NOTES:
Vie Moderne, 13 novembre 1886.
TABLE DES MATIÈRES
II.—Zola avec P.S.
III.—Hugo
IV.—Goncourt avec P.S.
V.—Huysmans
VII.—Panurge