Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, tome I
Xisuthrus fut le 10e roi (comme Noé fut le 10e patriarche): sous lui arriva le déluge..... Kronos (Saturne) lui ayant apparu en songe, l'avertit que le 15 du mois Dœsius, les hommes périraient par un déluge: en conséquence il lui ordonna de prendre les écrits qui traitaient du commencement, du milieu, et de la fin de toutes choses; de les enfouir en terre dans la ville du soleil, appelée Sisparis; de se construire un navire, d'y embarquer ses parents, ses amis, et de s'abandonner à la mer. Xisuthrus obéit; il prépare toutes les provisions, rassemble les animaux quadrupèdes et volatiles; puis il demande où il doit naviguer; vers les Dieux, dit Saturne, et il souhaite aux hommes toutes sortes de bénédictions. Xisuthrus fabriqua donc un navire long de cinq stades et large de deux; il y fit entrer sa femme, ses enfants, ses amis et tout ce qu'il avait préparé. Le déluge vint, et bientôt ayant cessé, Xisuthrus lâcha quelques oiseaux qui, faute de trouver où se reposer, revinrent au vaisseau: quelques jours après il les envoya encore à la découverte; cette fois les oiseaux revinrent ayant de la boue aux pieds; lâchés une troisième fois, ils ne revinrent plus: Xisuthrus concevant que la terre se dégageait, fit une ouverture à son vaisseau, et comme il se vit près d'une montagne, il y descendit avec sa femme, sa fille et le pilote; il adora la terre, éleva un autel, fit un sacrifice, puis il disparut, et ne fut plus vu sur la terre avec les trois personnes sorties avec lui..... Ceux qui étaient restés dans le vaisseau ne les voyant pas revenir, les appelèrent à grands cris: une voix leur répondit en leur recommandant la piété, etc., et en ajoutant qu'ils devaient retourner à Babylone, selon l'ordre du destin, retirer de terre les lettres enfouies à Sisparis, pour les communiquer aux hommes; que du reste le lieu où ils se trouvaient était l'Arménie. Ayant ouï ces paroles, ils s'assemblèrent de toutes parts, et se rendirent à Babylone. Les débris de leur vaisseau, poussés en Arménie, sont restés jusqu'à ce jour sur les monts Korkoura; et les dévots en prennent de petits morceaux pour leur servir de talismans contre les maléfices. Les lettres ayant été retirées de terre à Sisparis, les hommes bâtirent des villes, élevèrent des temples, et réparèrent Babylone elle-même.
Récit du livre hébreux, la Genèse.
«Et les dieux (Elahim) dit à Noh: Fais-toi un vaisseau, divisé en cellules et enduit de bitume: sa longueur sera de 300 coudées, sa largeur de 50, sa hauteur de 30. Il aura une fenêtre d'une coudée carrée. Je vais amener un déluge d'eau sur la terre; tu entreras dans l'arche, toi, tes fils, ta femme et les femmes de tes fils; et tu feras entrer un couple de tout ce qui a vie sur la terre, oiseaux, quadrupèdes, reptiles: tu feras aussi des provisions de vivres pour toi et pour eux. Noh fit tout ce que Dieu (Elahim) lui avait ordonné: et Dieu (Iahouh) dit encore: Prends sept couples des animaux purs, et deux seulement des impurs; sept couples aussi des volatiles..... Dans sept jours je ferai pleuvoir sur terre pendant 40 jours et 40 nuits: et Noh fit ce qu'avait prescrit (Iahouh); il entra dans l'arche âgé de 600 ans; et après sept jours, dans le second mois, le 17 du mois, toutes les sources de l'Océan débordèrent, et les cataractes des cieux furent ouvertes; et Noh entra dans le vaisseau avec sa famille et tous les animaux; et la pluie dura 40 jours et 40 nuits; et les eaux élevèrent le vaisseau au-dessus de la terre; et le vaisseau flotta sur les eaux; et elles couvrirent toutes les montagnes qui sont sous les cieux, à 15 coudées de hauteur; et tout être vivant fut détruit; et les eaux crurent pendant 150 jours; et Dieu (Elahim) se ressouvint de Noh; il fit souffler un vent; les eaux se reposèrent; les fontaines de l'Océan et les cataractes du ciel se fermèrent, et la pluie cessa; et les eaux s'arrêtèrent au bout de 150 jours, et le 7e mois, au 17e jour, l'arche se reposa sur le mont Ararat en Arménie, et les eaux allèrent et vinrent diminuant jusqu'au 10e mois; et le 10e mois au 1er jour, on vit les cimes des montagnes; 40 jours après (le 10e du 11e mois), Noh ouvrit la fenêtre du vaisseau, et lâcha le corbeau, qui alla volant jusqu'à ce que les eaux se retirassent; et Noh lâcha la colombe qui, ne trouvant point où reposer le pied (les cimes étaient pourtant découvertes), revint au vaisseau, et après 7 jours (le 17 du 11e), Noh la renvoya encore, et elle revint le soir portant au bec une feuille d'olivier; et 7 jours après (le 24 du 11e mois), il la lâcha encore, elle ne revint plus. L'an 601 de Noh, le 1er du mois, 7 jours après le dernier départ de la colombe, la terre fut sèche, et Noh leva le couvercle du vaisseau, et il vit la terre sèche, et le 27e du second mois, la terre fut sèche; et Dieu (Elahim) lui dit de sortir avec toute sa famille et tous les animaux; et Noh dressa un autel et y sacrifia des oiseaux et des animaux purs; et (Iahouh) Dieu en respira l'odeur avec plaisir, et dit: Je n'amenerai plus de déluge; et il donna des bénédictions et des préceptes à Noh: ne pas manger le sang des animaux (précepte de Moïse: l'âme est dans le sang); de ne pas verser le sang des hommes, etc.; et il fit alliance avec les hommes; et pour signe de cette alliance, je placerai, dit-il, un arc dans les nues (l'arc-en-ciel), et en le voyant, je me souviendrai de mon alliance avec tout être vivant sur la terre, et je ne les détruirai plus....; et Noh en sortant du vaisseau avait trois enfants, et il se livra à la culture de la terre et il planta la vigne, etc.
Nous ne transcrivons point le récit d'Abydène qu'Eusèbe a conservé dans sa Préparation évangélique (liv. IX, chap. 12), parce qu'il est infiniment abrégé, et qu'il ne diffère que dans deux circonstances. Dans son récit tiré des monuments mèdes et assyriens, Xisuthrus lâche les oiseaux 3 jours après que la tempête se fut calmée; ils reviennent 2 fois, ayant de la boue aux ailes et non aux pieds; à la troisième fois ils ne reviennent plus.
Ces textes seraient la matière d'un volume de commentaires: bornons-nous aux remarques les plus nécessaires pour tout homme sensé: les deux récits sont un tissu d'impossibilités physiques et morales; mais ici le simple bon sens ne suffit pas; il faut être initié à la doctrine astrologique des anciens, pour deviner ce genre de logogriphe, et pour savoir qu'en général tous les déluges mentionnés par les Juifs, les Chaldéens, les Grecs, les Indiens, comme ayant détruit le monde sous Ogygès, Inachus, Deucalion, Xisuthrus, Saravriata, sont un seul et même événement physico-astronomique qui se répète encore tous les ans, et dont le principal merveilleux consiste dans le langage métaphorique qui servit à l'exprimer. Dans ce langage, le grand cercle des cieux s'appelait mundus, dont l'analogue mondala signifie encore cercle en sanscrit: l'orbis des Latins en est le synonyme. La révolution de ce cercle par le soleil, composant l'année de 12 mois, fut appelée orbis, le monde, le cercle céleste. Par conséquent, à chaque 12 mois, le monde finissait, et le monde recommençait; le monde était détruit, et le monde se renouvelait. L'époque de cet événement remarquable variait selon les peuples et selon leur usage de commencer l'année à l'un des solstices ou des équinoxes: en Egypte, c'était au solstice d'été. A cette époque, le Nil donnait les premiers symptômes de son débordement, et dans 40 jours, les eaux couvraient toute la terre d'Egypte à 15 coudées de hauteur. C'était et c'est encore un océan, un déluge. C'était un déluge destructeur dans les premiers temps, avant que la population civilisée et nombreuse eût desséché les marais, creusé des canaux, élevé des digues, et avant que l'expérience eût appris l'époque du débordement. Il fut important de la connaître, de la prévoir: l'on remarqua les étoiles qui alors paraissaient le soir et le matin à l'horizon. Un groupe de celles qui coïncidaient fut appelé le navire ou la barque, pour indiquer qu'il fallait se tenir prêt à s'embarquer; un autre groupe fut appelée le chien, qui avertit; un troisième avait le nom de corbeau; un quatrième, de colombe[95]; un cinquième s'appelait le laboureur, le vigneron[96]; non loin de lui était la femme (la vierge céleste): tous ces personnages qui figurent dans le déluge de Noh et de Xisuthrus sont encore dans la sphère céleste; c'était un vrai tableau de calendrier dont nos deux textes cités ne sont que la description plus ou moins fidèle. Au moment du solstice et au début de l'inondation, la planète de Kronos ou Saturne, qui avait son domicile dans le cancer, ou plutôt le génie ailé, gouverneur de cette planète, était censé avertir l'homme ou le laboureur de s'embarquer. Il avertissait pendant la nuit, parce que c'était le soir ou la nuit que l'astre était consulté. Le calendrier des Égyptiens et leur science astrologique ayant pénétré dans la Grèce encore sauvage, ces tableaux non appropriés au pays y furent mal compris, et ils y devinrent les fables mythologiques de Deucalion, d'Ogygès et d'Inachus, dont le nom est Noh même, écrit en grec Noch et Nach. La Chaldée avait aussi son déluge, par les débordements du Tigre et de l'Euphrate, au moment où le soleil fond les neiges des monts Arméniens. Mais ce déluge avait un caractère malfaisant, par la rapidité et l'incertitude de son arrivée. Ce pays, d'une fertilité extrême, par conséquent peuplé de toute antiquité, dut avoir son calendrier propre ainsi que ses légendes: cependant les historiens nous assurent que les rites de l'Égypte y furent introduits avec une colonie de prêtres, peut-être par le moyen de Sésostris qui, vers l'an 1350, traversa ces régions en conquérant; peut-être par la voie des Ninivites ou plus anciennement: ce dut être déja une cause de variantes dans les légendes chaldéennes. Les déluges du Nil et de l'Euphrate n'arrivaient pas aux mêmes époques; une autre cause fut la précession des équinoxes qui, tous les 71 ans, change d'un degré la position du soleil dans les signes. Enfin les physiciens ayant étendu leurs connaissances géographiques, et ayant constaté que l'hémisphère du nord était comme noyé de pluies dans l'intervalle hybernal des deux équinoxes, il en résulta que l'idée et le nom de déluge furent appliqués au semestre d'hiver, tandis que le nom d'incendie fut donné au semestre d'été, ainsi que nous l'apprend Aristote. De là l'expression amphibologique que le monde éprouvait des révolutions alternatives d'incendie et de déluge; de là aussi une nouvelle source de variantes adoptées par l'écrivain juif, lorsqu'il fait durer la pluie 150 jours (près de 6 mois), après avoir dit qu'elle n'en dura que 40; il n'est donc pas étonnant qu'il y ait des discordances entre les divers compilateurs des monuments, puisqu'il a dû s'en introduire très-anciennement entre les monuments eux-mêmes et entre le calendriers tant indigènes qu'étrangers.
La différence la plus remarquable entre le récit chaldéen et le récit hébreu, est que le premier conserve le caractère astrologico-mythologique, tandis que le second est tourné dans un sens et vers un but moral. En effet selon l'hébreu, dont nous n'avons donné qu'un extrait, puisque le texte contient plus de 100 versets, le genre humain s'étant perverti, et des géans, nés des anges de Dieu et des filles des hommes, exerçant toutes sortes de violences, Dieu se repent d'avoir créé l'espèce; il se parle, il délibère, il se fixe au parti violent d'exterminer tout ce qui a vie. Cependant il aperçoit un homme juste, il en a pitié; il veut le sauver: il lui fait part de son dessein, il lui annonce le déluge, lui prescrit de bâtir un navire, etc. Quand le déluge a tout détruit, l'homme fait un sacrifice d' animaux purs (selon la loi de Moïse); Dieu en est si touché, qu'il promet de ne plus faire de déluge; il donne des bénédictions, des préceptes, un abrégé de loi; il fait alliance avec tous les êtres vivants; et pour signe de cette alliance, il invente l'arc-en-ciel qui se montrera en temps de pluie, etc.; tout cela chargé de redites avec quelques contradictions. Par exemple, la pluie dura 40 jours...; les eaux crûrent 150 jours, un vent souffla, et la pluie cessa. Le premier jour du dixième mois, «l'on vit les cimes des monts; 40 jours après, la colombe ne trouve pas où poser le pied, etc.»
Tout ce récit n'est-il pas un drame moral, une leçon de conduite que donne au peuple un législateur religieux, un prêtre? Sous ce rapport, on pourrait l'attribuer à Moïse; mais le nom pluriel Elahim, les dieux, très-mal traduit au singulier, Dieu, ne saurait se concilier avec l'unité dont Moïse fait la base de sa théologie. Le Dieu de Moïse est Iahouh: on ne voit jamais que ce nom dans ses lois et dans les écrits de ses purs sectateurs, tels que Jérémie. Pourquoi l'expression Elahim, les dieux, se trouve-t-elle si souvent et presque uniquement dans la Genèse? Par la raison que le monument est chaldéen, et parce que dans le système chaldéen comme dans la plupart des théologies asiatiques, ce n'est pas un Dieu seul qui créait, c'étaient les dieux, ses ministres, ses anges, et spécialement les décans et les génies des 12 mois qui créèrent chacun une partie du monde (le cercle de l'année). Le grand-prêtre Helqiah empruntant cette cosmogonie, n'a osé y changer une expression fondamentale qui peut-être avait cours chez les Hébreux, depuis leurs relations avec les Syriens; il est même possible qu'il n'ait rien ajouté de son chef à ce texte, quoique les animaux purs (selon la loi) et le nombre 7, indiquent une main juive, avec d'autant plus de raison, que le nom de Iahouh y est joint.
Long-temps avant Helquiah, la Grèce avait l'apologue «de Ioupiter irrité contre les géans et contre la génération coupable, lui annonçant la fin du monde, submergeant la terre de torrents qui se précipitent des cataractes du ciel, etc.» (Voyez Nonnus, Dionysiaq. lib. VI, vers. 230.)
Tout le système du Tartare et de l'Elysée tenait à cette théologie d'origine égyptienne et d'antiquité assez reculée, puisqu'elle était la base des mystères et des initiations: ce fut dans ces mystères que la science astrologique prit un caractère moral qui altéra de jour en jour le sens physique de ses tableaux hiéroglyphiques, etc.
Selon l'hébreu, après le déluge, Noh cultive la terre, plante la vigne; en cela, il'est Osiris et Bacchus qui tous deux sont le soleil dans la constellation Arcturus ou le Bouvier qui, après la retraite du Nil, annonçait au plat pays le temps de semer; et sur les coteaux du Faïoum, le temps de vendanger.
Ici les fragments de Bérose et de ses copistes ont une lacune qui correspond au chapitre X de la Genèse, où l'auteur juif décrit le partage de la terre entre les trois prétendus enfants de Noh, et donne la nomenclature de leurs prétendus enfants, selon leurs langues et nations: nous disons prétendus, parce que toute cette apparente généalogie est une véritable description géographique des pays et des peuples connus des Juifs à cette époque; description dans laquelle chaque nation est désignée, tantôt par un nom collectif, selon le génie de la langue, tantôt par un nom pluriel; et cela, dans un ordre méthodique de localités contiguës et d'affinités de langage. Imaginer que les noms pluriels de Medi, les Mèdes, Saphirouim, les Saspires, Rodanim, les Rhodiens, Amrim, les Amorrhéens, Aradim, les Aradiens, Masrim, les Égyptiens, Phélastim, les Philistins, etc., etc., soient des noms d'individus, et imaginer que ces individus fussent la troisième ou quatrième génération de trois familles qui seules sur le globe s'en seraient fait le partage, est un excès de crédulité et d'aveuglement qui passe toutes bornes; mais ce sujet nous écarterait trop: nous le traiterons dans un article particulier.
CHAPITRE XIII.
De la tour de Babel ou pyramide de Bel à Babylone.
VIENNENT ensuite dans le chapitre XI, la séparation des familles, l'entreprise de la tour de Babylone et la confusion des langues. Nous trouvons l'équivalent de ce récit dans un fragment de Polyhistor. (Voy. le Syncelle, p. 44, et Eusèbe, Præpar. evang., lib. IX, c. XIV): la Sibylle porte ce texte:
«Lorsque les hommes parlaient (encore) une seule langue, ils bâtirent une tour très-élevée, comme pour monter au ciel, mais les dieux (Elahim) envoyèrent des tempêtes qui la renversèrent, et ils donnèrent à chaque (homme) un langage: de là est venu le nom de Babylone à cette cité. Après le déluge, existèrent Titan et Prométhée, etc.»
Ici, dit le Syncelle, Polyhistor oublie que selon ses auteurs, existait depuis des milliers d'années cette ville de Babylone, dont le nom n'est donné qu'à cette époque. Le même Syncelle poursuit son récit par ce fragment d'Abydène, qui porte, p. 44. «Il y en a qui disent que les premiers hommes nés de la terre, se fiant en leur force et en leur taille énorme, méprisèrent les dieux, dont ils voulurent devenir les supérieurs; que dans ce dessein, ils bâtirent une tour très-haute, mais que les vents, venant au secours des dieux, renversèrent l'édifice sur ses auteurs; et les décombres prirent le nom de Babylone: jusqu'alors le langage des hommes avait été un et semblable, mais de ce moment il devint multiple et divers; ensuite survinrent des dissensions et des guerres entre Titan et Saturne, etc.»
En nous offrant plusieurs versions, ces fragments nous montrent qu'il existait diverses sources dont le récit juif n'était qu'une émanation, sans être le type primitif, comme on le voudrait établir.
Quelle fut cette sibylle citée par Polyhistor? On ne nous le dit point; mais nous pensons la retrouver dans Moïse de Chorène, dont les premiers chapitres se lient à notre sujet, de manière à prouver l'authenticité et l'identité des sources communes. Cet écrivain, qui date du cinquième siècle avant J.-C., établit d'abord comme faits notoires: «Que les anciens Asiatiques, et spécialement les Chaldéens et les Perses, eurent une foule de livres historiques; que ces livres furent partie extraits, partie traduits en langue grecque, surtout depuis que les Ptolomées eurent établi la bibliothèque d'Alexandrie, et encouragé les littérateurs par leurs libéralités; de manière que la langue grecque devint le dépôt et la mère de toutes les sciences. Ne vous étonnez donc pas, continue-t-il, si pour mon histoire d'Arménie, je ne vous cite que des auteurs grecs, puisqu'une grande partie des livres originaux a péri (par l'effet même des traductions). Quant à nos antiquités, les compilateurs ne sont pas d'accord sur tous les points entre eux, et ils diffèrent de la Genèse sur quelques autres: cependant Bérose et Abydène, d'accord avec Moïse, comptent dix générations avant le déluge; mais selon eux, ce sont des princes, et des noms barbares avec une immense série d'années, qui diffèrent non-seulement des nôtres (qui ont 4 saisons), et des années divines, mais encore de celles des Égyptiens, etc. Abydène et Bérose comptent aussi 3 chefs illustres avant la tour de Babel; ils exposent fidèlement (c'est-à-dire comme la Genèse) la navigation de Xisuthrus en Arménie; mais ils mentent, quant aux noms, (c'est-à-dire qu'ils diffèrent de la Genèse)... Je préfère donc de commencer mon récit d'après ma véridique et chérie sibylle bérosienne, qui dit: Avant la tour et avant que le langage des hommes fût devenu divers, après la navigation de Xisuthrus, en Arménie, Zérouan, Titan et Yapétosthe gouvernaient la terre: s'étant partagé le monde, Zérouan, enflammé d'orgueil, voulut dominer les deux autres: Titan et Yapétosthe lui résistèrent, et lui firent la guerre, parce qu'il voulait établir ses fils rois de tout. Titan dans ce conflit s'empara d'une certaine portion de l'héritage de Zérouan: leur sœur Astlik, en se mettant entre eux, apaisa le tumulte par ses douceurs. Il fut convenu que Zérouan resterait chef; mais ils firent serment de tuer tout enfant mâle de Zérouan, et ils préposèrent de forts Titans à l'accouchement de ses femmes... Ils en tuèrent deux; mais Astlik conseilla aux femmes d'engager quelques Titans à conserver les autres, et de les porter à l'orient, au mont Ditzencets ou Jet des Dieux, qui est l'Olympe.»
Le lecteur voit qu'ici nous avons une sibylle comme dans Polyhistor; et elle est appelée Bérosienne. Les anciens nous apprennent que Bérose eut une fille dont il soigna beaucoup l'éducation, et qui devint si habile, qu'elle fut comptée au rang des sibylles. N'avons-nous pas lieu de voir ici cette femme savante, surtout quand il s'agit d'antiquités de son pays? Le fragment cité à une analogie marquée avec le Sem, Cham et Iaphet de la Genèse, et c'est par cette raison que le dévot auteur arménien le préfère aux récits de Bérose et d'Abydène; mais ce fragment nous reporte, comme les autres, à des traditions mythologiques qu'il nous importe de multiplier pour en éclaircir le sens. Notre Arménien en rapporte une très-ancienne de son pays, qui dit:
Un livre qui n'existe plus, a dit de Xisuthrus et de ses trois fils: «Après que Xsisutra eut navigué en Arménie, et pris terre, un de ses fils, nommé Sim, marcha entre le couchant et le septemtrio; et arrivé à une petite plaine sous un mont très-élevé, par le milieu de laquelle les fleuves coulaient vers l'Assyrie, il se fixa deux mois au bord du fleuve, et appela de son nom Sim, la montagne; de là il revint par le même (chemin), entre orient et midi, au point d'où il était parti; un de ses enfants cadets, nommé Tarban, se séparant de lui avec 30 fils, 15 filles et leurs maris, se fixa sur la rive du même fleuve...; d'où vint à ce lieu le nom de Taron, et à celui qu'il avait quitté, le nom Tseron, à cause de la séparation qui s'y était faite de ses enfants.
«Or, les peuples de l'Orient appellent Sim, Zerouan, et ils montrent un pays appelé Zaruandia.[97] Voilà ce que nos anciens Arméniens chantaient dans leurs fêtes, au son des instruments, ainsi que le rapportent Gorgias, Bananus, David, etc.»
Nous touchons ici aux sources où a puisé l'auteur juif. Notre Arménien cite un autre écrit plus intéressant par son origine et ses développements; c'est le volume que le Syrien Mar I Bas trouva dans la bibliothèque d'Arshak, 80 ans après Alexandre, et qui portait pour titre:
«Ce volume a été traduit du chaldéen en grec. Il contient l'histoire vraie des anciens personnages illustres, qu'il dit commencer à Zerouan, Titan et Yapetosth; et il expose par ordre la série des hommes illustres nés de ces 3 chefs.»
Le texte commence: «Ils étaient terribles et brillants, ces premiers des dieux, auteurs des plus grands biens, et principes du monde et de la multiplication des hommes... D'eux vint la race des géans, au corps robuste, aux membres (ou bras) puissants (ou vigoureux), à l'immense stature, qui, pleins d'insolence, conçurent le dessein impie de bâtir une tour. Tandis qu'ils y travaillaient, un vent horrible et divin, excité par la colère des dieux (Elahim), détruisit cette masse immense, et jeta parmi les hommes des paroles inconnues qui excitèrent (ou causèrent) le tumulte et la confusion: parmi ces hommes, était le Iapétique Haïk, célèbre et vaillant gouverneur (præfectus), très-habile à lancer les flèches et à manier l'arc.[98] Ce Haïk, beau, grand, à chevelure brillante, aux bras puissants, à l'œil perçant, plein d'hilarité, se trouvant l'un des géants les plus influents, s'opposa à ceux qui voulurent commander aux autres géants, et à la race des dieux, et il excita du tumulte contre l'impétueux effort de Belus. Le genre humain, dispersé sur la terre, vivait au milieu des géants, qui, mus de fureur, tirèrent leurs sabres les uns contre les autres, et luttèrent pour le commandement. Belus ayant eu des succès, et s'étant rendu maître de presque toute la terre, Haïk ne voulut pas lui obéir, et après avoir vu naître son fils Armenak dans Babylone, il alla vers le pays d'Ararat, placé au nord, avec son fils, ses filles et des braves, au nombre de 300, sans compter des étrangers qui s'y joignirent: il se fixa ou s'assit au pied d'un certain mont très-étendu dans la plaine, où habitaient quelques-uns des hommes dispersés. Haïk le soumit et y établit son domicile, etc.
Voilà donc un livre original chaldéen qui, à raison de sa célébrité, excita la curiosité d'Alexandre, et qui, par ce léger fragment, nous prouve 1° l'antiquité réelle des traditions recueillies par Bérose, par Abydène, par la Sibylle; 2° l'analogie de ces traditions avec celles du livre juif appelé la Genèse. Cette analogie est sensible dans ce qui concerne le déluge, l'homme sauvé dans un navire; les trois princes ou chefs du genre humain issu de cet homme; la séparation de leurs enfants; l'entreprise de la tour de Babel, la confusion qui en résulte, etc.; enfin dans ces géants, nés des enfants des dieux (Elahim) et des filles des hommes, géants grands de corps et fameux de nom dans les temps anciens (Genèse, ch. VI, v. 2 à 5); ce sont les propres expressions de la Genèse. Leur entreprise de monter aux cieux est la même que celle des géants chantés par les mythologues grecs, et cette ressemblance vient confirmer l'origine chaldéenne de toutes ces allégories, dont l'explication nous écarterait trop de notre sujet[99]. Nous nous bornerons à remarquer, que ces mêmes allégories se trouvent dans les récits cosmogoniques des sectateurs de Budha, réfugiés au Thibet, et qui, sous le nom de Samanéens, étaient une secte indienne, célèbre et déja ancienne au temps d'Alexandre. Leur cosmogonie qui, sous d'autres rapports, ressemble singulièrement à celle de la Genèse, parle comme ce livre, de la corruption des hommes, de la colère de Dieu, des déluges dont il punit le genre humain; et ils tournent dans un sens moral tout ce que les mythologues grecs présentent sous un aspect astrologique. Or, si l'on considère que les récits des Grecs se rapportent à une époque où la constellation du taureau ouvrait l'année et la marche des signes, c'est-à-dire au delà de 4000 ans avant notre ère, tandis que les récits des Juifs et des Perses indiquent l'agneau ou bélier comme réparateur, l'on pensera que les Grecs ont mieux gardé le type originel, parce qu'ils sont plus anciens que les autres, et que les autres l'ont altéré, parce qu'ils sont venus plus tard; en sorte que le système moral et mystique, dans lequel il faut comprendre l'Elysée, le Tartare, et toute la doctrine des mystères, n'aurait pas une origine plus reculée que 2500 à 2300 ans avant notre ère, et ce serait de l'Égypte et de la Chaldée que se seraient répandues dans l'Orient et dans l'Occident toutes ces idées, comme s'accordent à le témoigner tous les anciens auteurs grecs et même les arabes, qui ont eu en main d'anciens livres échappés aux ravages des guerres et du temps. Il est remarquable qu'un de ces livres, cité par le Syncelle sous le nom de livre d'Enoch, présente l'histoire des géants, nés des anges et des filles des hommes, presque dans les mêmes termes que les livres de Boudhistes du Thibet, et le livre de la Genèse; sans doute le livre d'Enoch est apocryphe quant au nom que lui a donné l'auteur anonyme, pour imprimer le respect, mais non quant à sa doctrine qui est chaldéenne et de haute antiquité. Revenons à nos confrontations.
Après le déluge de Noh ou de Xisuthrus, le partage de la terre entre 3 personnages puissants et brillants, dont Titan est un, ressemble beaucoup à ce que les Grecs nous disent des 3 frères, Jupiter, Pluton et Neptune[100]. La construction de la tour de Babylone semblerait prendre un caractère plus historique; et lorsqu'on se rappelle que pour bâtir cette ville et la pyramide de Bel aux sept étages (comme les sept sphères), Sémiramis employa deux millions d'hommes tirés de tous les peuples de son empire, par conséquent parlant une multitude de dialectes divers, on serait tenté de croire que cette confusion de langage a donné lieu à une tradition ensuite altérée. Mais Sémiramis était trop récente pour être oubliée et méconnue; l'événement porte un caractère mythologique beaucoup plus ancien: et comme en langage astrologique, le zodiaque s'appelait la grande Tour Burg, en grec, pyrg-os, la partie de cette tour, composée de six signes ou six étages, qui, depuis le solstice d'hiver jusqu'à celui d'été, s'élevait vers le nord où était le mont Olympe (Ararat et Merou), était censée élevée ou bâtie par les géants, c'est-à-dire par les constellations ascendantes de l'horizon au zénith. Il faudrait connaître tous les détails de ces mystères chaldéens, pour expliquer tous ceux du récit..... Il est du moins évident que le repeuplement de la terre en 5 ou 6 générations, est une rêverie au physique comme au moral. Par suite de cette impossibilité, l'on ne peut admettre, à la onzième génération, l'apparition d'Abraham comme homme et comme personnage historique; et les soupçons s'accroissent lorsqu'on lit ce qu'en rapportent Bérose, Alexandre Polyhistor et Nicolas de Damas.
CHAPITRE XIV.
Du personnage appelé Abraham.
«BÉROSE, dit Josèphe[101], en supprimant le nom d'Abraham, notre ancêtre, l'a cependant indiqué par ces mots:
«A la dixième génération après le déluge, exista chez les Chaldéens, un homme juste et grand, qui fut très-versé dans la connaissance des choses célestes.»
Effectivement, dans la généalogie juive, Abraham se trouve à la dixième génération depuis le déluge, et cela prouve l'identité continue et l'origine commune des deux récits.
Josèphe ajoute: «Hécatée a écrit sur Abraham un volume entier. Nicolas de Damas, au quatrième livre de son recueil d'histoire, dit: Abraham régna à Damas; c'était un étranger venu du pays des Chaldéens; au-dessus de Babylone, à la tête d'une armée[102]. Peu de temps après, il quitta le pays avec tout son monde, et il émigra dans la contrée appelée alors Kanaan, aujourd'hui Judée».
D'autre part, Alexandre Polyhisrot, citant Eupolème, dit[103]: «Qu'Abraham naquit à Camarine, ville de la Babylonie, appelée Ouria, ou ville des Devins; cet homme surpassait tous les autres en naissance et en habileté. Il inventa l'astrologie et la chaldaïque[104]; par sa piété il fut agréable à Dieu... Les Arméniens ayant attaqué les Phéniciens, Abraham les chassa (comme le dit la Genèse). Il eut en Égypte de longs entretiens avec les prêtres sur l'astrologie.»
Artapan, écrivain persan, cité par Eusèbe (l. 9, chap. 18), parlait également de ce séjour d'Abraham en Egypte, où «il enseigna pendant 20 ans l'astrologie; il ajoutait qu'Abraham se rendit ensuite à Babylone chez les géants, qui furent exterminés par les dieux, à cause de leur impiété.»
Enfin Josèphe parle, comme tous ces auteurs, «de la grande connaissance qu'Abraham avait des changements qui arrivent dans le ciel, et de ceux que subissent le soleil et la lune (les éclipses), etc.;»[105] ce qui signifie, en mots décents, qu'Abraham était versé en astrologie.
En examinant ces récits, l'on s'aperçoit que, semblables à ceux sur le déluge, ils viennent d'une source antique où la Genèse a puisé; mais parce qu'ils ont mieux conservé le caractère mythologique qu'ils avaient originairement, ils suscitent plus de doutes et de soupçons sur l'existence d'Abraham, comme individu humain. En effet, dès lors que le déluge chaldéen n'est qu'une fiction astrologique, que peuvent être les personnages et les générations mis à la suite d'un événement qui n'a pas existé? Si un déluge détruisait aujourd'hui la race humaine, à l'exception d'une famille de 8 personnes, cette famille, isolée et faible, accablée de tous ses besoins, ne vaquerait qu'aux soins pressants de sa conservation; et avant 3 générations, sa race serait retombée dans un état sauvage, qui ne permettrait ni écriture, ni conservation de souvenirs anciens. Chez les peuples policés eux-mêmes, personne, sans l'écriture, n'a idée de la 6e génération antérieure; comment donc la prétendue généalogie d'Abraham eût-elle pu se conserver, surtout chez les Juifs, qui n'ont pu conserver aucun monument régulier et suivi, ni de la période des juges, ni du séjour de leurs ancêtres en Egypte? cette généalogie ne leur appartient point; ils l'ont empruntée des Chaldéens; elle est toute chaldéenne. Or, chez les Chaldéens elle est du temps mythologique, comme le déluge et comme les géants avec qui Abraham eut des relations; c'est pour cette raison que tous les détails ont tant de précision. Dans l'habitude où nous sommes de regarder Abraham comme un homme, il est choquant, au premier aspect, de dire que ce personnage est fictif et allégorique, et qu'il n'est que le génie personnifié d'une planète; cependant tel est le cas d'une foule de prétendus rois, princes et patriarches des anciennes traditions de l'Orient. Qui ne croirait qu'Hermès a été un sage, un philosophe, un astronome éminent chez les Égyptiens? et néanmoins Hermès analysé, n'est que le génie personnifié, tantôt de l'astre Sirius, tantôt de la planète Mercure. Qui ne croirait que chez les Indiens, les 7 richis ou patriarches ont été de saints pénitents qui ont enseigné aux hommes des pratiques dévotes encore subsistantes? et cependant les 7 richis ne sont que les génies des 7 étoiles de la constellation de l'ourse, réglant la marche des navigateurs et des laboureurs qui la contemplent. Du moment que par la métaphore naturelle de leurs langues, les anciens Orientaux eurent personnifié les corps célestes, l'équivoque introduisit un désordre d'idées, qui s'accrut de jour en jour, et par l'ignorance d'un peuple crédule, superstitieux, et par l'usage mystérieux, énigmatique, qu'en firent les initiés à la science, et par la tournure poétique que lui donnèrent des écrivains à imagination. Il ne faudrait donc pas s'étonner si Abraham, roi, patriarche et astrologue chaldéen, analysé dans ses actions et son caractère, ne fût que le génie d'un astre ou d'une planète.
D'abord tout génie d'astre est roi: il gouverne une portion du ciel et de la terre soumise à son influence; ses images ou idoles portent toujours une couronne, emblème de son pouvoir suprême:[106] «Abraham, nous dit-on, avait régné à Damas; son nom y était resté.» S'il n'eût été qu'un chef d'armée passager, il n'eût pas laissé une impression si durable. Il était allé en Egypte et y avait enseigné l'astrologie; il l'avait même inventée, dit Eupolème, ainsi que la chaldaïque.
Un étranger enseigner l'astrologie aux Égyptiens, et cela 16 ou 17 siècles avant notre ère, quand les Égyptiens étaient, depuis tant d'autres siècles, les maîtres et les inventeurs de cette science! cela est inadmissible et décèle la fable: Abraham a ici les caractères de Thaut ou Hermès, qui inventa l'astrologie et les lettres de l'écriture;[107] qui surpassa tous les hommes dans la connaissance des choses célestes et naturelles; qui fut un sage et un roi, mais qui, dans son type originel, n'est que le génie de l'astre Sothis ou Sirius, qui annonçait l'inondation du Nil, etc.
Abraham, dans le sacrifice homicide de son fils unique, retrace une autre divinité également célèbre par sa science.
Écoutons Sanchoniaton, qui écrivit environ 1300 ans avant notre ère.
«Saturne, que les Phéniciens nomment Israël, eut d'une nymphe du pays, un enfant mâle qu'il appela Iêoud, c'est-à-dire un et unique. Une guerre survenue, ayant jeté le pays dans un grand danger, Saturne dressa un autel, y conduisit son fils paré d'habits royaux, et l'immola:»
Or Saturne avait été roi en Phénicie, ayant pour secrétaire Thaut ou Hermès, et après sa mort on lui avait consacré l'astre de son nom.
Dira-t-on que Sanchoniaton, qui consulta un prêtre hébreu nommé Iérombal, à défiguré le récit de la Genèse? Nous disons, au contraire, que les récits de cet écrivain tendent à prouver qu'elle n'existait pas de son temps, vu leur différence absolue. La vérité est que les Phéniciens, peuple bien plus ancien que les Hébreux, ont eu leur mythologie propre et particulière, à laquelle ce trait appartient, et qu'ils ne l'ont pas emprunté des Juifs, qu'ils haïssaient: pourquoi donc cette ressemblance? Parce qu'une tradition semblable existait chez les Chaldéens, peuple d'origine arabique, comme les Kananéens; mais l'écrivain juif, auteur de la Genèse, a pris à tâche d'effacer tout ce qui retraçait l'idolâtrie, pour donner à son récit le caractère historique et moral convenable à son but.
L'analogie ou plutôt l'identité d'Abraham et de Saturne ne se borne pas à ce trait. «Les plus savants auteurs persans, dit le docteur Hyde,[108] assurent que dans les anciens livres chaldéens, Abraham porte le nom de Zerouan et Zerban, qui signifie riche en or, gardien de l'or (il est remarquable que la Genèse appelle Abraham, très-riche en or et en argent;[109] elle l'appelle aussi prince très-puissant,[110] ce qui se retrouve dans les anciens livres où il est appelé roi); ces mêmes livres l'appellent encore Zarhoun et Zarman,[111] c'est-à-dire vieillard décrépit. Les Perses lui appliquent l'épithète spéciale de grand, et il est de tradition antique que l'on voyait son tombeau à Cutha en Chaldée. Sa réputation ne se bornait pas à la Judée, elle était dans tout l'Orient.»
Maintenant rappelons-nous que le nom de Zerouan se trouve dans la Sibylle bérosienne, et dans le fragment de Mar I Bas, cités au 5e siècle de notre ère, par Moïse de Chorène, et copiés par le livre chaldéen traduit par ordre d'Alexandre. Déja la bonne information des auteurs persans est prouvée: ajoutons qu'une autre sibylle, dans la même circonstance, au lieu de Zerouan, nomme Saturne; qu'Abydène associe Saturne au lieu de Zerouan à Titan;[112] l'identité de Saturne, de Zerouan et d'Abraham devient palpable. Les accessoires cités complètent la démonstration: Abraham est nommé Zerouan, Zerban, riche en or; Saturne fut le roi de l'âge d'or: Abraham est nommé Zarhoun et Zarman, vieillard décrépit; Saturne, dans les légendes grecques, est un vieillard, emblème du temps que sa planète mesure par la marche la plus lente et la carrière la plus longue de toutes les planètes. L'on a donné à ce vieillard le caractère habituel de son âge; on l'a peint avare, aimant l'or et entassant l'or: on lui a aussi donné la faux, parce qu'il moissonne tous les êtres, et qu'il fait mourir tout ce qu'il fait naître; c'est sous ce rapport que, de temps immémorial, les Arabes et les Perses l'ont appelé l'ange de la mort, Ezrail: or Israël, chez les Phéniciens, était le nom de Saturne, dit Sanchoniaton: l'une des épithètes d'Abraham, en Bérose, est Mégas[113], grand; son épithète spéciale chez les Perses, est Buzoug, qui signifie aussi grand. Sa femme Sarah portait primitivement le nom d'Ishkah, signifiant belle et beauté: la Genèse en fait la remarque spéciale (chap. 12, v. 14); et dans le fragment de Sanchoniaton[114], Saturne épouse la beauté que son père avait envoyée pour le séduire. Enfin le nom primitif d'Abram[115] désigne Saturne; car il est composé de deux mots, Ab-ram, signifiant père de l'élévation; et dans l'hébreu, comme dans l'arabe, c'est la manière d'exprimer le superlatif très-élevé, très-haut, tel qu'est Saturne, la plus élevée, la plus distante des planètes.
Tout s'accorde donc à démontrer qu'Abraham n'a point été un individu historique, mais un être mythologique, célèbre sous divers noms chez les anciens Arabes que nous nommons Phéniciens et Chaldéens, et chez leurs successeurs, les Mèdes et les Perses. Si l'auteur juif de la Genèse en a fait un personnage purement historique, c'est parce que voulant faire remonter l'origine de sa nation jusqu'aux temps les plus reculés, il a, sciemment ou par ignorance, commis une méprise qui se retrouve à d'autres égards chez la plupart des historiens de l'antiquité.
Mais, nous dira-t-on, si l'histoire d'Abram-Zérouan n'est réellement qu'une légende astrologique, comme celle d'Osiris, d'Hermès, de Mênou, de Krishna, etc., l'histoire de son fils Isaak, de son petit-fils Jacob, et même des 12 fils de celui-ci, tombera dans la même catégorie; alors où s'arrêtera la mythologie des Hébreux? à quelle époque commencera leur histoire véritable, et comment expliquerez-vous la tradition immémoriale d'après laquelle ils se sont appelés enfants de Jacob, d'Israël et d'Abram?
Ces difficultés puisent leur solution dans la nature même des choses.
D'abord il est dans le génie des langues arabiques, dont l'hébreu est un dialecte, que les habitants d'un pays, les partisans d'un chef, les sectateurs d'une opinion, soient appelés enfants de ce pays, de cette opinion, de ce chef: c'est le style habituel de tous leurs récits, de toutes leurs histoires.
2° Chez les anciens, comme chez les modernes, un usage presque général fut que chaque peuple, chaque tribu, chaque individu eussent un patron; et ce patron fut le génie d'un astre, d'une constellation ou d'une puissance physique quelconque. Tous les cliens ou sectateurs de cette divinité tutélaire étaient appelés et se disaient ses enfants; la Grèce, dans ses origines soi-disant historiques, offre de nombreux exemples de ce cas.
En troisième lieu, l'origine des anciens peuples est généralement obscure, comme celle de tous les êtres physiques, parce que ce n'est qu'avec le temps que ces êtres, d'abord petits et faibles, font des progrès et acquièrent un volume ou une action qui les font remarquer. D'après ces principes, combinant les récits divers sur les Hébreux avec les faits avérés, nous pensons que ce peuple dérive d'une secte ou tribu chaldéenne qui, pour des opinions politiques ou religieuses, émigra de gré ou de force de la Chaldée, et vint, à la manière des Arabes, camper sur la frontière de Syrie, puis sur celle de l'Égypte, où elle trouvait à subsister. Ces étrangers durent être appelés par les Phéniciens, Eberim, c'est-à-dire gens d'au delà, parce qu'ils venaient d'au delà du grand fleuve (l'Euphrate), et encore béni Abram, béni Israël, enfants d'Abram et d'Israël, parce qu'Abram et Israël étaient leurs divinités patronales. Ce que l'Exode raconte de leur servitude sous le roi d'Héliopolis, et de l'oppression des Égyptiens, leurs hôtes, est très-vraisemblable: là commence l'histoire; tout ce qui précède, c'est-à-dire le livre entier de la Genèse, n'est que mythologie et cosmogonie. Les chances de la fortune voulurent qu'un individu de cette race fût élevé par les prêtres égyptiens, fût instruit de leurs sciences, alors si secrètes, et que cet individu fût doué des qualités qui font les hommes supérieurs. Moïse, ou plutôt Moushah, selon la vraie prononciation, conçut le projet d'être roi et législateur, en affranchissant ses compatriotes; et il l'exécuta avec des moyens appropriés aux circonstances et une force d'esprit vraiment remarquable. Son peuple, ignorant et superstitieux, comme l'ont toujours été et le sont les Arabes errants, croyait à la magie dont est encore infatué tout l'Orient; Moïse exécuta des prodiges, c'est-à-dire qu'il produisit des phénomènes naturels, dont les prêtres astronomes et physiciens avaient, par de longues études et par d'heureux hasards, découvert les moyens d'exécution.... Quand on lit comment des feux lancés du tabernacle s'attachèrent aux séditieux qui le voulaient lapider au retour des espions, et comment ces feux les dévorèrent, on touche au doigt et à l'œil ce feu grégeois, composé de naphte et de pétrole, qui d'époque en époque s'est remontré dans l'Orient. On pourrait ramener à un état naturel tous les miracles dont Moïse sut grossir les apparences; mais il faudrait écarter de leur récit les circonstances exagérées et fausses dont lui-même ou les écrivains posthumes ont entouré les faits réels. Ainsi l'on verrait le passage de la mer Rouge fait par les Hébreux à gué et à basse marée, comme il se fait encore; tandis que les Égyptiens voulant passer au moment du flux, en furent surpris, comme ils le seraient encore, car à peine le connaissent-ils. On verrait le passage du Jourdain, projeté par Moïse, exécuté par Josué, en dérivant cette petite rivière, comme Krœsus dériva l'Halys; les murailles de Jéricho renversées par une mine pratiquée, et par le feu mis aux étançons dont on les avait étayées; on verrait Coré, Dathan et Abiron engloutis dans une fosse recouverte, où des combustibles cachés prirent feu par leur chute; et enfin l'on verrait que cette voix qui parlait dans le propitiatoire,[116] et que l'on croyait être la voix de Dieu causant avec le prophète, n'était que la voix du jeune Josué, fils de Noun, qui[117] ne sortait point du tabernacle où il servait Moïse, et qui fut son successeur plus habile et plus heureux que ne fut Ali, le Josué de Mahomet. Mais ce sujet curieux nous écarterait trop de notre sphère; qu'il nous suffise de dire que Moïse a dû être le véritable créateur du peuple hébreu, l'organisateur d'une multitude confuse et poltronne,[118] en un corps régulier de guerriers et de conquérants. Le séjour dans le désert fut employé à cette œuvre difficile. La division en douze corps ou tribus fut très-probablement son ouvrage; mais lors même qu'elle eût existé auparavant, elle ne prouverait point encore la réalité de l'histoire de Jacob et de ses enfants; d'abord, parce que nous n'avons qu'un seul témoin déposant, l'auteur juif, qui, après toutes les déceptions que nous avons vues sur d'autres articles, ne peut mériter notre confiance; et ensuite parce que la légende de Jacob porte des détails du genre fabuleux, tels que sa vision des anges montant au ciel avec des échelles, ses conversations avec Dieu, sa lutte contre l'homme divin qui lui paralysa la cuisse, et lui donna le nom d'Israël, tout-à-fait suspect en cette occasion. Si l'on nous eût transmis sur Jacob des détails vraiment chaldéens, comme sur Abraham, nous y trouverions sûrement la preuve de son caractère mythologique déguisé par le rédacteur juif. Mais revenons aux analogies de la Genèse avec la cosmogonie chaldéenne.
CHAPITRE XV.
Des personnages antédiluviens.
CES analogies que nous avons vues se suivre depuis le déluge, se continuent au delà, et remontent jusqu'à l'origine première, dite la création. Les anciens auteurs chrétiens en ont tous fait la remarque, en se plaignant d'ailleurs de l'altération, c'est-à-dire de la différence des noms et des âges que les livres chaldéens donnent aux personnages antédiluviens appelés par nous patriarches, et rois par les Chaldéens. Le Syncelle[119] nous a rendu le service d'en conserver la liste, copiée d'Alexandre Polyhistor ou d'Abydène, copistes eux-mêmes de Bérose.
| Patriarches antédiluviens selon la Genèse. |
Rois chaldéens antédiluviens selon Bérose. | ||||
| Noms. | Ages. | Années. | Noms. | Ages en sares. | En années. |
| Adam | 930 | Alor | 10 | 36,000 | |
| Seth | 912 | Alaspar | 3 | 10,800 | |
| Enos | 905 | Amèlon | 13 | 46,800 | |
| Kaïnan | 910 | Amènon | 12 | 43,200 | |
| Mahlaléel | 862 | Metalar | 18 | 64,800 | |
| Iared | 895 | Daôn | 10 | 36,000 | |
| Enoch | 365 | Evedorach | 18 | 64,800 | |
| Mathusala | 969 | Amphis | 10 | 36,000 | |
| Lamech | 777 | Otiartes | 8 | 28,800 | |
| Nohé | 950 | Xisuthrus | 18 | 64,800 | |
| TOTAL | 120 | 432,000 | |||
Voilà les prétendus rois que les Chaldéens disaient avoir régi le monde pendant 120 sares, équivalant à 432,000 ans. Ce calcul seul nous montre qu'il s'agit ici d'êtres astronomiques ou astrologiques, et le Syncelle lui-même nous en avertit, lorsque, page 17, il dit que «les Égyptiens, les Chaldéens et les Phéniciens se donnent une antiquité extravagante, au moyen de certaines supputations astrologiques.» L'Arménien Moïse de Chorène, environ 300 ans avant le Syncelle, avait fait les mêmes remarques. «L'origine du monde, dit-il (chap. 3), n'est pas exposée par nos saints livres, de la même manière que par les historiens; j'entends le très-savant Bérose et Abydène; dans Abydène, les chefs de famille diffèrent quant au temps et aux noms (mais non quant au nombre qui est également de 10). Ces auteurs présentent même le chef du genre humain, Adam, sous un autre caractère que la Genèse, car ils disent: Dieu très-prévoyant fit Alorus pasteur et directeur du peuple, et il régna 10 sares, qui sont 36,000 ans. De même, ils donnent à Noi (Nohé), un autre'nom (Xisuthrus) et un temps immense, d'accord d'ailleurs, sur la corruption des hommes, et la violence du déluge. Ils établissent dix chefs (ou rois) avec Xisuthrus; et leurs années diffèrent non seulement de nos années qui ont quatre saisons, et des années divines, mais encore ils ne comptent point les levers de lune comme les Égyptiens, ni les levers dont le nom se tire des dieux (les constellations personnifiées). Néanmoins les auteurs qui les prennent pour des années (ordinaires), les adaptent aux calculs grecs, etc.»
On voit que les Chaldéens nous ont donné une sorte de logogriphé à résoudre; il ne faut pas s'étonner s'il a été mal compris de beaucoup d'auteurs anciens et même modernes, puisque sa solution exige la connaissance d'une doctrine astrologique assez compliquée, et qui, long-temps tenue secrète, a été trop négligée depuis qu'elle a perdu son empire. Pour donner, quelques idées claires sur cette énigme, il faut les reprendre à leur origine.
Lorsque l'expérience eut fait connaître aux anciens peuples agricoles, les rapports intimes qui se trouvent entre la production des substances terrestres et la marche du soleil dans le cercle céleste, un premier système astronomique et physique fut organisé, conforme aux besoins de l'agriculture et aux phénomènes des corps célestes les plus remarquables. Ce système, inculqué dans tous les esprits, par l'éducation civile et religieuse, et par l'habitude, devint la base de tous les raisonnements, le type de toutes les hypothèses qui firent naître ensuite des idées plus étendues. Le grand cercle céleste avait été divisé en douze maisons (les douze signes du zodiaque), d'après les lunes qui se montraient tandis que le soleil le parcourait; chacune de ces maisons était subdivisée en 30 parties (ou degrés), d'après les jours de chaque lune. Les étoiles, individuellement et en groupes, avaient reçu des noms tirés des opérations de l'homme ou de la nature pendant la révolution solaire; et le ciel astronomique était devenu comme un miroir de réflexion de ce qui se passait sur la terre. Cet ordre de choses, si intéressant pour le peuple, en fut d'abord bien compris; mais par le laps du temps plusieurs causes introduisirent dans les idées une confusion qui eut des suites à la fois ridicules et graves. Une classe d'hommes, livrés spécialement à l'observation des astres, était parvenue à découvrir le mécanisme des éclipses, à en prédire les retours. Le peuple, frappé d'étonnement de cette faculté de prédire, imagina qu'elle était un don divin qui pouvait s'étendre à tout: d'une part, la curiosité crédule et inquiète, qui sans cesse veut connaître l'avenir; d'autre part, la cupidité astucieuse, qui sans cesse veut augmenter ses jouissances et ses possessions, agissant de concert, il en résulta un art méthodique de tromperie et de charlatanisme que l'on a appelé astrologie, c'est-à-dire, l'art de prédire tous les événements de la vie par l'inspection des astres et par la connaissance de leurs influences et de leurs aspects. La véritable astronomie étant la base de cet art, ses difficultés le restreignirent à un petit nombre d'initiés, qui, sous les divers noms de voyans, de devins, de prophètes, de magiciens, devinrent une corporation sacerdotale très-puissante chez tous les peuples de l'antiquité. Quant aux influences des corps célestes, leur préjugé dut sa naissance aux premiers observateurs, qui, remarquant un rapport habituel entre le lever et le coucher de tel astre, avec l'apparition de tel phénomène ou de telle substance terrestre, supposèrent une action secrète de cet astre, par un fluide subtil, tel que l'air, la lumière ou l'éther. Ce préjugé devint le grand lévier de toute l'astrologie; les astres étant censés les moteurs et régulateurs de tout ce qui arrive dans le monde, le mortel qui connut leurs lois, put tout connaître, et par conséquent tout prédire.
Ces lois semblèrent d'abord assez simples, parce que l'on crut que le ciel avait un état fixe, comme il semble au premier aspect. Mais lorsque des observations séculaires eurent montré des changements considérables dans le premier ordre arrangé, il fallut inventer de nouvelles théories, que les progrès des sciences mathématiques rendirent plus savantes et plus compliquées.
Une première école d'astronomie avait divisé le grand cercle céleste (le zodiaque) en douze parties, subdivisées chacune en 30 degrés, faisant au total 360, et ce nombre avait été regardé comme suffisant aux horoscopes du calendrier. Une seconde école d'astronomes plus raffinés, le trouva insuffisant aux horoscopes bien plus nombreux de la vie humaine: elle divisa chaque signe zodiacal en douze sections, dites dodécatémories; puis chacune de ces sections en soixante particules ou minutes, partagées elles-mêmes en soixante secondes, etc. Cette division avait l'inconvénient de couper les 30 degrés de chaque signe par une première fraction de 2 ½. Une troisième école voulut y remédier, en y appliquant le calcul décimal; et elle partagea chaque signe en trois sections ou décatémories, comprenant chacune 10 degrés; puis chaque section en soixante minutes, et chaque minute en soixante secondes, etc. Ptolomée, qui nous apprend ce fait, ajoute que cette dernière méthode est chaldaïque, c'est-à-dire qu'elle fut inventée par les Chaldéens; de là ne semble-t-il pas résulter que les Arabes de Chaldée sont les inventeurs des chiffres qui la constituent, et qui portent le nom d'Arabes, tandis que la méthode duodécimale appartiendrait aux astronomes égyptiens. Quoi qu'il en soit, la méthode chaldaïque, en donnant dix sections à chaque signe, divise le cercle zodiacal en 120 parties; et parce que chaque section se subdivise en soixante multiplié par soixante, il en résulte une subdivision de 3,600 parties pour chacune, et une somme de 432,000 pour la totalité du cercle. Maintenant il est remarquable que ce nombre 432,000 est précisément l'expression de la période antédiluvienne, c'est-à-dire du temps écoulé entre le commencement du monde et sa destruction par le déluge; et que les parties élémentaires de ce nombre sont exactement les sares, les sosses et les nères mentionnés par le chaldéen Bérose. En effet, selon lui, le sare vaut 3,600 ans; et nous voyons que la section décatémorie vaut 3,600 secondes: le nère valait 600 ans, et nous trouvons que chaque signe contient 600 minutes, savoir, 10 sares de 60 minutes chaque: selon Bérose, le sosse, qui est la moindre période, vaut 60 ans; et nous trouvons que 60 secondes sont la dernière sous-division du sare. L'on voit que le logogriphe commence à se dévoiler; mais d'où vient cette conversion du zodiaque mathématique en valeurs chronologiques? Pour expliquer ceci, il faut savoir ou se rappeler que chez les anciens, le mot année qui signifie un cercle, un anneau[120], une orbite, ne fut point restreint à l'année solaire, mais qu'il fut étendu à tout cercle dans lequel un astre, une planète quelconque exécute, une révolution; bien plus, il devint chez les astronomes l'expression des révolutions simultanées de plusieurs astres partis d'un même point du ciel, et s'y retrouyant après une longue série de leurs mouvements inégaux: ainsi ayant appelé année de Mars, la révolution de cette planète, qui dure deux ans solaires; année de Jupiter, celle qui dure 12 ans; année de Saturne, celle qui dure 31 ans; ils appelèrent encore année de restitution, et grande année, l'espace de temps que le soleil, les planètes et les étoiles fixes employaient ou étaient censés employer à revenir et à se trouver tous ensemble à un point donné du ciel; par exemple, au premier degré d'Aries, d'où ils étaient partis. Cette dernière idée ne put avoir lieu que lorsque le phénomène de la précession des équinoxes eut été connu, et que l'on eut vu l'ordre du premier planisphère dérangé de plusieurs degrés, par l'anticipation que fait le soleil dans le cercle zodiacal à chacune de ses révolutions. Cette grande année fut d'abord estimée 25,000 ans, puis 36,000, puis enfin 432,000. Et voilà ces années divines dont nous venons de voir l'indication dans Moïse de Chorène, et dont les livres indous nous ont conservé une mention clairement détaillée, en disant: «qu'une année de Brahma est composée de plusieurs années des nôtres, et qu'un jour des dieux est précisément une année des hommes, etc.[121]».
Ce premier équivoque n'a pu manquer d'occasioner beaucoup de confusions d'idées; un second vint compléter le désordre. Dans la langue des premiers observateurs, le grand cercle s'appelait mundus et orbis, le monde. Par conséquent, pour décrire l'année solaire, ils disaient que le monde commençait, que le monde naissait dans le signe du Taureau ou du Belier; que le monde finissait, était détruit dans un tel autre signe; que le monde était composé de 4 âges (les 4 saisons); et parce que leur année commençait, selon l'ordre rural, au printemps où tout naît, et finissait en hiver où tout dépérit, ils disaient que ces âges allaient en se détériorant; que le monde allait de mal en pis. Ces idées naturelles et vraies, au sens physique, s'imprimèrent dans tous les esprits. Lorsqu'ensuite par le laps de temps, par les progrès ou l'altération du langage, les mots année et monde prirent un sens plus précis, les idées attachées à l'un ne se détachèrent pas de l'autre, et les astrologues et les moralistes profitèrent de l'équivoque pour dire «que le monde subissait des naissances et des destructions successives; que la méchanceté des hommes était la cause de ces destructions; que dans les premiers âges, les hommes étaient bons, mais qu'ensuite ils se pervertirent;» et ils ajoutèrent que le monde périssait tantôt par des incendies, tantôt par des déluges; parce que, selon que nous l'apprend Aristote, la saison brûlante de l'été avait été appelée incendie, et que la saison pluvieuse de l'hiver avait été appelée déluge[122]; or le monde, c'est-à-dire, l'année ayant eu son commencement tantôt au solstice d'été, comme chez les Égyptiens, tantôt au solstice d'hiver, on avait dû dire que sa fin arrivait dans ces saisons.
Ainsi c'est par l'équivoque des mots, et par l'association vicieuse des idées, que le Zodiaque matériel fut converti en Zodiaque chronologique, et que l'on supposa pour durée infinie du monde, ce qui ne fut primitivement que la durée limitée d'une révolution circulaire. Voilà toute l'illusion du calcul chaldéen et le mot de son logogriphe. Les 432,000 ans de Bérose ne sont qu'un calcul fictif de la grande période qui, selon les mathématiciens devait rétablir toutes les sphères célestes dans un premier état donné. Cette grande période avait d'abord été supposée de 36,000 ans; mais l'observation ayant fait connaître que le concours de toutes les sphères n'était pas parfait, qu'il restait des intervalles et des fractions, les mathématiciens, pour atténuer ces fractions et les rendre insensibles, imaginèrent de les reverser sur plusieurs révolutions; multipliant 36,000 par 12, ils obtinrent le nombre cité 432,000. Ils ne s'en sont pas tenus là; il paraît que leur doctrine s'étant introduite dans l'Inde, à une époque plus ou moins reculée, leurs successeurs, dans cette contrée, ont voulu ajouter un nouveau degré de précision, et ont, pour cet effet, multiplié ces 432,000 par 10, ce qui leur a produit les 4,320,000 qu'aujourd'hui les Indous nous présentent comme durée du monde, avec des circonstances semblables à celles des Chaldéens; car ils terminent cette durée par un déluge, et ils remplissent le prétendu temps antérieur par dix avatars ou apparitions de Vishnou, qui répondent aux dix Rois antédiluviens. Ces analogies sont remarquables et mériteraient d'être approfondies, mais elles nous écarteraient trop de notre sujet; il doit nous suffire, pour terminer cet article, de dire que les 432,000 ans étant une fiction, les dix prétendus Rois en sont une autre du même genre: chacun d'eux doit désigner un période partielle; et en effet, Alor et Dâon nous en offrent un exemple connu dans leur nombre 36,000, qui est une période élémentaire de 432,000 ans. Par cette analyse, les 10 patriarches de la Genèse, identiques aux 10 rois de Bérose, se trouvent jugés; mais pourquoi portent-ils tous des noms et des chiffres différents? ne serait-ce pas que cette légende serait plus ancienne que celle de Bérose, et qu'elle aurait été faite avant l'ampliation décimale des nombres? D'ailleurs les écoles arabe et chaldéenne étant diverses, chacune d'elles a pu avoir son système particulier calqué sur un fond commun. Celui qu'a préféré l'auteur de la Genèse doit être antérieur à Moïse, puisque le dogme des 7 jours qui se lie à l'histoire d'Adam, se trouve consacré dans la législation de ce réformateur: le nom même d'Adam se trouve dans son cantique[123], en admettant cette pièce comme autographe. Si les détails des légendes nous fussent parvenus sur chacun des 10 rois et patriarches, nous y eussions trouvé le mot de leurs énigmes respectives[124]; nous en sommes dédommagés par l'histoire d'Adam, d'Ève et de leur serpent, dont le caractère astrologique est d'une évidence incontestable.
CHAPITRE XVI.
Mythologie d'Adam et d'Ève.
EN effet, prenez une sphère céleste dessinée à la manière des anciens; partagez-la par le cercle d'horizon en deux moitiés: l'une supérieure, qui sera le ciel d'été, le ciel de la lumière, de la chaleur, de l'abondance, le royaume d'Osiris, dieu de tous les biens; l'autre moitié sera le ciel inférieur (infernus), le ciel d'hiver, le séjour dés ténèbres, desprivations et des souffrances, le royaume de Typhon, dieu de tous les maux. A l'occident et vers l'équinoxe d'automne, la scène vous présente une constellation figurée par un homme tenant une faucille[125], un laboureur qui chaque soir descend de plus en plus dans le ciel inférieur, et semble être expulsé du ciel de lumière; après lui vient une femme, tenant un rameau de fruits beaux à voir et bons à manger: elle descend aussi chaque soir et semble pousser l'homme, et causer sa chute: sous eux est le grand serpent, constellation caractéristique des boues de l'hiver, le Python des Grecs, l'Ahriman des Perses, qui porte l'épithète d'Aroum dans l'hébreu. Près de là est le vaisseau attribué tantôt à Isis, tantôt à Iason, à Nohé, etc.; à côté se trouve Persée, génie ailé, qui tient à la main une épée flamboyante, comme pour menacer: voilà tous les personnages du drame d'Adam et d'Ève, qui a été commun aux Égyptiens, aux Chaldéens, aux Perses, mais qui reçut des modifications selon les temps et les circonstances. Chez les Égyptiens, cette femme (la Vierge du Zodiaque) fut Isis, mère du petit Horus, c'est-à-dire du soleil d'hiver qui, languissant et faible comme un enfant, passe 6 mois dans la sphère inférieure, pour reparaître à l'équinoxe du printemps, vainqueur de Typhon et de ses géans. Il est remarquable que dans l'histoire d'Isis, c'est le Taureau qui figure comme signe équinoxial; tandis que chez les Perses, c'est le Belier ou l'Agneau, sous l'emblême duquel le dieu Soleil vient réparer les maux du monde: de là naît l'induction que la version des Perses est postérieure au vingt-unième siècle avant notre ère, dans lequel le Belier devint signe équinoxial; tandis que la version des Égyptiens peut et doit remonter à près de 4200 ans, époque où le Taureau devint signe de l'équinoxe du printemps[126].
L'auteur juif, qui sans cesse écarte les indices de l'idolâtrie, et substitue un sens moral au sens astrologique, a supprimé ici plusieurs détails; mais il a conservé un trait qui forme un nouveau lien de sa version à celles des Égyptiens et des Perses, lorsqu'il fait dire à Dieu, maudissant le serpent: «J'établirai la haine entre la race de la femme et entre la tienne, et son rejeton écrasera ta tête[127].» Ce rejeton est l'enfant que dans les anciennes sphères célestes, la vierge (Isis, Ève) portait dans ses bras, et dont l'histoire, prise en contre-sens, est devenue si célèbre dans le monde. Le lecteur qui désirera plus de détails sur ce sujet, en trouvera de démonstratifs dans l'ouvrage de Dupuis, aux articles Apocalypse et Religion chrétienne. En nous bornant au récit de la Genèse, relativement à Adam et au lieu de délices où il fut placé, nous observons que deux des fleuves mentionnés comme y ayant leur source, savoir, le Tigre et l'Euphrate, indiquent encore une origine chaldéenne, car ils appartiennent spécialement à la Chaldée. Le troisième, appelé Gihoun, est sans contredit le Nil, puisqu'il entoure la terre de Kus, qui est l'Éthiopie ou l'Abissinie.
Le quatrième, appelé Phishoun ou Phison, n'est point aussi facile à désigner, parce que la terre d'Hevila, qu'il entoure, n'a pas une position claire, ainsi que nous le dirons bientôt; seulement on peut assurer qu'il n'y a point de raison solide à le prendre pour le Phase de Colchide. D'ailleurs lorsque le texte nous dit que ces quatre fleuves sortaient d'une même source, il nous avertit qu'il y a encore ici de l'allégorie, puisque rien de tel n'existe dans la géographie connue, à moins qu'il n'ait voulu indiquer pour cette source l'Océan, duquel les anciens peuples ont souvent cru que sortaient les fleuves et les rivières; mais ici le mot de l'énigme est plus compliqué, plus ingénieux: il faut le trouver dans cette même doctrine astrologique qui vient de nous en éclaircir d'autres. Or dans cette doctrine, et conformément au génie oriental, qui exprime tout par figures, il paraît que les adeptes représentèrent le Zodiaque sous l'image d'un fleuve, dont le cours entraîne tous les événements du ciel et de la terre. Pour exprimer ce qui se passe pendant la saison d'été, ils peignirent au bord de ce fleuve, à la porte, c'est-à-dire à l'équinoxe du printemps, qui ouvre la belle saison, ils peignirent un arbre vêtu de ses feuilles, emblème sensible de la végétation; ce fut l'arbre de vie, le lignum vitæ de l'Apocalypse, portant 12 fruits, un pour chaque mois. Jusqu'à l'automne le jardin où étaient ce fleuve et cet arbre, était un lieu de délices; mais venait ensuite le semestre d'hiver, saison de ténèbres, de souffrances, empire du mal. L'homme qui goûta les fruits de cette seconde période, acquit l'expérience des deux états; il eut la science du bien et du mal; et lors-qu'il revint à la porte du printemps, l'arbre de vie ne fut plus que l'arbre de cette science. Ce texte fut trop riche pour être négligé par les prêtres moralistes; en suivant cette première idée du Zodiaque, devenue fleuve, le monde se trouva entouré de l'Océan; par la raison que Océan et fleuve s'expriment par un seul et même mot chaldéen-arabe, Bahr. De là cette antique opinion exprimée par Hésiode et par Homère, que l'Océan est comme une ceinture autour de la terre; ici nous avons la sphère terrestre (la géographie) confondue avec la haute-sphère: cette confusion dont nous voyons un trait dans les quatre fleuves de la Genèse, est devenue un système complet dans les livres non moins anciens des sectes indiennes de Boudha. Tout ce que ces livres, conservés au Thibet, à Ceylan, au Birmah et dans l'Inde, nous disent du monde entouré de 7 montagnes; de 7 mers entre ces 7 montagnes, formant 7 grandes îles; chaque mer et chaque montagne avec un nom distinct et des qualités relatives aux métaux, l'or, l'argent, etc., et aux couleurs, rouge, vert, etc.; aux pierres précieuses; tout ce qu'ils disent de la division du monde en quatre parties, et des quatre faces du mont Righel ou Merou (qui est l'Olympe): tout cela, qui au sens littéral est absurde et sans type physique, devient raisonnable et vrai, quand on le prend pour une description du monde céleste et de ses divisions physiques, selon les systèmes anciens. Il y a cette particularité dans la cosmogonie du Thibet, que près d'un grand arbre, qui est la figure du monde, sont placés 4 rochers, desquels sortent quatre fleuves sacrés, dont l'un fait face à l'orient, l'autre au midi, le troisième au couchant, et le quatrième au nord; c'est-à-dire qu'ils sont placés aux quatre portes du cercle zodiacal (les 2 solstices et les 2 équinoxes); et afin que l'on ne s'y trompe point, chacun de ces 4 fleuves est caractérisé par la tête d'un animal[128] qui, dans le Zodiaque lunaire indien, est affecté à l'un de ces points du cercle céleste. Nous avons ici une analogie sensible avec les quatre fleuves de la Genèse qui, chez les Chaldéens comme chez les Indiens, ont été la figure des influences célestes s'écoulant du grand fleuve Zodiaque par les quatre portes du ciel, c'est-à-dire par les coupures des solstices et des équinoxes qui ouvraient chaque saison et déterminaient son caractère. Il est à remarquer que l'historien Josèphe, qui, en sa qualité de prêtre, ne fut pas étranger à la doctrine secrète, dit que le fleuve Phison est le Gange, ce qui indique une sorte de parenté entre les deux systèmes: il ajoute que chacun de ces fleuves a un sens moral; que l'Euphrate signifie dispersion (il a voulu dire division, séparation, pharat);[129] le Tigre, rapidité; le Phison, multitude ou abondance; et le Gihoun, venant d'Orient. Ne serait-ce point ici la cause des noms de ces 4 fleuves qui, par l'effet du hasard, se seraient trouvés avoir le nom des qualités attribuées aux époques des influences. Au reste les Indiens ont aussi leur paradis, et les 4 fleuves qui en sortent, viennent également d'une source commune, placée au point de partage des eaux de l'Indus, de l'Oxus (appelé Gihoun par les Arabes) et de deux autres rivières. Chaque peuple a dû chercher et trouver chez lui ces fleuves d'un monde primitivement fictif, et la ressemblance des noms qu'ils portent est un indice de la source commune de toutes ces idées. Prétendre, avec les missionnaires chrétiens, que cette source est dans les livres de Moïse, d'où elle se serait répandue chez tous les peuples, est une hypothèse insoutenable, surtout quand ces livres sont une énigme qui ne s'explique que par les livres des autres peuples. La vérité est que le petit peuple hébreu, plus obscur chez les anciens que les Druses ches les modernes, a pris sa part des idées que le commerce et la guerre répandirent dès la plus haute antiquité, et rendirent communes aux grandes nations civilisées, telles que les Égyptiens, les Chaldéens, les Assyriens, les Mèdes, les Bactriens, et les Indiens, qui tous eurent leurs collèges de prêtres astronomes et astrologues, livrés aux mêmes travaux, par conséquent soumis aux mêmes révolutions de découvertes, de disputes, d'erreurs, de perfectionnement que nous voyons dans tous les siècles agiter les corps savants et même ignorants. Plus on a pénétré, depuis 30 à 40 ans, dans les sciences secrètes, et spécialement dans l'astronomie et la cosmogonie des Asiatiques modernes, les Indous, les Chinois, les Birmans, etc., plus on s'est convaincu de l'affinité de leur doctrine avec celle des anciens peuples nommés ci-dessus;[130] l'on peut dire même qu'elle s'y est transmise plus complète à certains égards, et plus pure que chez nous, parce qu'elle n'a pas été aussi altérée par des innovations anthropomorphiques qui ont tout dénaturé... Cette comparaison du moderne à l'ancien est une mine féconde, qui n'attend que des esprits droits et dégagés de préjugés pour fournir une foule d'idées également neuves et justes en histoire; mais, pour les apprécier et les accueillir, il faudra aussi des lecteurs affranchis de ces mêmes préjugés ennemis de toute idée nouvelle, etc.
CHAPITRE XVII.
Mythologie de la création.
POURSUIVONS nos recherches sur la Genèse, et montrons que son récit de la création se retrouve, comme les précédens, presque littéralement exprimé dans les cosmogonies anciennes, et toujours spécialement dans celles des Chaldéens et des Perses. Notre traduction va être plus fidèle que celles du grec et du latin:
«Au commencement, les dieux (Elahim) créa (bara) les cieux et la terre. Et la terre était (une masse) confuse et déserte, et l'obscurité (était) sur la face de la terre..... Et le vent (ou esprit) des dieux s'agitait sur la face des eaux. Et les dieux dit: Que la lumière soit! et la lumière fut; et il vit que la lumière était bonne; et il la sépara de l'obscurité. Et il appela jour la lumière, et nuit l'obscurité; et le soir et le matin furent un premier jour.
«Et les dieux dit: Que le vide (Raqîa) soit (fait) au milieu des eaux, et qu'il sépare les eaux des eaux; et les dieux fit le vide séparant les eaux qui sont sous le vide, des eaux qui sont sur le vide; et il donna au vide le nom de cieux; et le soir et le matin furent un second jour; et les dieux dit: Que les eaux sous les cieux se rassemblent en un seul lieu, et que la terre sèche se montre; cela fut ainsi; et il donna le nom de terre à la sèche, et le nom de mer à l'amas d'eaux; et il dit: Que la terre produise les végétaux avec leurs semences; et le soir et le matin furent un troisième jour, etc.
«Et le quatrième jour, il fit les corps lumineux (le soleil et la lune), pour séparer le jour de la nuit, et pour servir de signes aux temps, aux jours et aux années.
«Au cinquième jour, il fit les reptiles d'eau, les oiseaux et les poissons.
«Au sixième jour, les dieux fit les reptiles terrestres, les animaux quadrupèdes et sauvages, et il dit: Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, et il créa (bara) l'homme à son image; et le créa (bara) à son image; et il les créa (bara) mâle et femelle; et il se reposa au septième jour, et il bénit ce septième jour.
Or, il ne pleuvait point sur la terre; mais une source (abondante) s'élevait de la terre, et arrosait toute sa surface.
«Et il avait planté le jardin d'Éden (antérieurement ou à l'Orient); il y plaça l'homme. Au milieu du jardin était l'arbre de vie et l'arbre de la science du bien et du mal. Et du jardin d'Éden sortait un fleuve qui se divisait en 4 têtes appelées le Phison, le Gihoun, le Tigre et l'Euphrate.
«Et Iahouh-les-dieux[131] dit: Il n'est pas bon que l'homme soit seul; et il lui envoya un sommeil, pendant lequel il lui retira une côte, de laquelle il bâtit la femme, etc., etc.»
Si un tel récit nous était présenté par les brahmes ou par les lamas, il serait curieux d'entendre nos docteurs contrôler ses anomalies. «Voyez, diraient ils, quelle étrange physique! Supposer que la lumière existe avant le soleil, avant les astres, et indépendamment d'eux; et ce qui est plus choquant, même dans le langage, dire qu'il y a un soir et un matin, quand le soir et le matin ne sont que l'apparition ou disparition de l'astre qui fait le jour! Et ce vide produit au milieu des eaux, qui suppose qu'au-dessus du ciel visible, il y a un amas d'eaux subsistant! aussi cette physique nous parle-t-elle des cataractes du ciel ouverte au déluge; et l'un de ses interprètes ne craint pas de nous dire que la voûte du ciel est de cristal[132]. Et cette terre sans pluies, sans nuages, par conséquent sans évaporation, ayant une seule source qui arrose sa face! et cet homme créé tout seul et cependant mâle et femelle! en vérité ces Indous avec leurs Shastras et leurs Pouranas nous font des contes arabes.»
Nous le pensons comme nos docteurs; mais parce que ce côté de la question est jugé pour tout esprit de sens rassis et non imbu des préjugés de l'enfance, nous allons nous borner à considérer le côté allégorique, et à développer le sens. Tout lecteur aura été choqué de notre traduction les dieux créa; néanmoins telle est la valeur du texte, de l'aveu de tous les grammairiens. Pourquoi ce pluriel gouvernant un singulier? parce que le rédacteur juif, pressé par deux autorités contradictoires, n'a vu que ce moyen de sortir d'embarras. D'une part, la loi de Moïse proscrivait la pluralité des dieux; d'autre part, les cosmogonies sacrées, non seulement des Chaldéens, mais de presque tous les peuples, attribuaient aux dieux secondaires, et non à ce grand Dieu unique, l'organisation du monde. Le rédacteur n'a osé chasser un mot consacré par l'usage. Ces Elahim étaient les décans des Égyptiens, les génies des mois et des planètes chez les Perses et les Chaldéens, génies-dieux cités sous leur propre nom par l'auteur phénicien Sanchoniaton; lorsqu'il dit: les compagnons d'Il ou El qui est Kronos (Saturne), furent appelés Eloïm ou Kroniens[133] et on les disait les égaux de Kronos.
Or Kronos ou Saturne est, comme on sait, l'emblème du temps, mesuré par la planète de ce nom: ses égaux furent donc naturellement des génies de la même espèce. La lettre h manquant à l'alphabet grec, le mot Eloïm a rendu le mieux possible le phénicien arabe Elahim, pluriel hébreu de Elah, Dieu. Mais pourquoi leur attribuait-on l'organisation ou la création du monde? Par la raison simple et naturelle que le monde dans son sens primitif, fut le grand orbe des cieux, et spécialement l'orbe ou cercle du Zodiaque. Or, comme à partir de l'équinoxe du printemps les êtres terrestres, engourdis et comme morts pendant l'hiver, prenaient une vie nouvelle; que la production des feuilles, des fleurs et de tout le règne végétal semblait être une véritable création, les génies qui présidaient à chaque signe du Zodiaque furent considérés comme les auteurs et moteurs de tout ce mouvement de vie; et parce que cette période de vie, d'abondance et de délices, ne durait que jusqu'à l'équinoxe d'automne, la création fut dite ne durer que six mois, qui, par d'autres équivoques, ont été appelés dans les diverses cosmogonies tantôt des jours, tantôt des mille, etc.
Avec le progrès des connaissances, les astronomes physiciens ayant considéré le monde sous un point de vue plus vaste, des esprits subtils raisonnèrent sur l'origine de tous les êtres visibles; et alors naquirent ces systèmes plus ou moins extravagants qui de l'Inde et de la Chaldée passèrent dans l'ancienne Grèce, et qui, commentés par Pythagore, par Thalès, par Platon, par Zénon, par Aristote, ont donné naissance à d'autres systèmes que l'on peut appeler des délires organisés. Quant au mot création, pris dans ce sens de produire de rien, de tirer du néant des substances solides et sensibles, il est douteux que cette idée abstraite, due à l'exaltation des cerveaux jeûneurs des pays chauds, ait été connue ou reçue par les anciens juifs; ce qu'il y a de certain, c'est que le mot bara, traduit par (les dieux) créa, ne comporte point ce sens, puisqu'on le trouve en beaucoup d'occasions employé comme dans le sens de fabriquer, former: nous en avons trois exemples dans le morceau cité, où il est dit que Dieu créa l'homme à son image, qu'il les créa mâle et femelle, etc. Le limon rouge dont l'homme fut formé existait; et la distinction du sexe n'est qu'une disposition de la matière déja formée: il n'y eut donc point là une création dans le sens de tirer du néant, de produire quelque chose avec rien.
Nous avons dit que les six mois de la création furent considérés sous des rapports et sous des noms divers, selon les divers systèmes des anciens astrologues. Leurs livres, chez les Perses et chez les Étrusques, nous en offrent deux exemples d'une analogie sensible avec la Genèse.
«Un auteur toscan très-instruit, dit Suidas[134], a écrit que le grand Dêmi-ourgos, ou architecte de l'univers, a employé 12,000 ans aux ouvrages qu'il a produits, et qu'il les a partagés en 12 temps distribués dans les 12 maisons du soleil (les 12 signes du Zodiaque).»
[Notez que ce grand architecte, ou son type originel, est le soleil, qui dans toutes les premières théogonies, est le créateur, le régulateur du monde supérieur et inférieur.]
«Au premier mille, il fit le ciel et la terre.
«Au deuxième mille, il fit le firmament (le grand vide) qu'il appela le ciel.
«Au troisième mille, il fit la mer et les eaux qui coulent dans la terre.
«Au quatrième, il fit les deux grands flambeaux de la nature.
«Au sixième mille, il fit l'homme.»
Cette distribution des ouvrages est d'une telle ressemblance, qu'on ne peut douter qu'elle ne vienne de la même source. Or, et si l'on considère, d'une part, que tout ce que nous connaissons des arts et de la religion étrusques, a une analogie frappante avec les arts et la religion de l'Égypte[135]; d'autre part, que Moïse a imité une foule d'institutions de ce dernier pays, l'on sera porté à y placer l'origine de ces idées, surtout lorsqu'elles se lient à l'institution de la semaine qui est attribuée aux Égyptiens, et qui date de la plus haute antiquité. Dans la citation que nous venons de faire, nous avons des mille à la place des jours; mais il ne faut pas oublier que les anciens théologues ou cosmologues ont donné des acceptions très-diverses aux mots jours et années.
«Le soleil, dit l'ancien livre indien attribué à Mènou, cause la division du jour et de la nuit qui sont de deux sortes, ceux des hommes et ceux des dieux. Le mois (ou temps d'une lune) est un jour ou nuit des Richis (ou Patriarches). La moitié brillante est destinée à leurs occupations, et la moitié obscure à leur sommeil. Une année est un jour et une nuit des dieux (censés habiter le pôle ou mont Merou); leur jour a lieu quand le soleil se meut (de l'équateur) au nord (en effet le pôle nord est éclairé six mois); (de l'équateur) au midi (ou pôle sud); or 4000 années des dieux, composées de tels jours, font un âge appelé krïta, etc»[136].
Quant aux mille employés ici comme synonymes des mois et des signes du Zodiaque, nous avons vu et nous allons voir encore que cette division décimale de chaque signe fut usitée par les Chaldéens, sans néanmoins prétendre en exclure les Égyptiens. Avec un tel langage et de telles acceptions de mots, l'on sent que les mystiques anciens et modernes ont pu se faire un dictionnaire très-embarrassant pour ceux qui n'en ont pas la clef. En cette occasion, elle nous donne le moyen de reconnoître entre les six jours des Hébreux et les six mille des Étruriens, une synonymie difficile à contester. L'auteur étrurien ajoute «que les six premiers mille ans ayant précédé la formation de la race humaine, elle semble ne devoir subsister que pendant les six mille autres qui complètent la période de douze mille ans au bout desquels le monde finit.»
Ici nous avons la source de l'opinion des millénaires si célèbres dans les premiers siècles du christianisme, et qui fut commune à presque tout l'Orient: en même temps nous voyons l'effet bizarre produit par l'équivoque du monde ou orbe zodiacal avec le monde pris pour une durée systématique de l'univers.
D'un autre côté, cette durée de douze mille, et cette création pendant six, se retrouve chez les Parsis, successeurs des anciens Perses, et dans leur Genèse intitulée Boun Dehesch.
«Le temps, dit ce livre ancien, pag. 420, est de douze mille ans; il est dit dans la loi que le peuple céleste fut trois mille ans à exister, et qu'alors l'ennemi (Ahriman) ne fut pas dans le monde. Kaïomorts et le Taureau furent trois autres mille ans dans le monde, ce qui fait six mille ans....
«Les mille de Dieu parurent dans l'Agneau, le Taureau, les Gémeaux, le Cancer, le Lion et l'Épi, ce qui fait six mille ans.» (Ici l'allégorie est sans voile.) «Après les mille de Dieu, la Balance vint; Ahriman (ou le mal) courut dans le monde (l'hiver commença.)»
Idem, pag. 345. «Le temps (ou destin) a établi Ormusd, roi borné pendant l'espace de douze mille ans.»
Pag. 348. «Des productions du monde, la première que fit Ormusd fut le ciel. La deuxième fut l'eau; la troisième fut la terre; la quatrième furent les arbres; la cinquième furent les animaux; la sixième fut l'homme.»
Pag. 400. «Ormusd parlant dans la loi dit encore, j'ai fait les productions du monde en 365 jours; c'est pour cela que les 6 gabs gahanbars (les mois) sont renfermés dans l'année.»
Enfin, dans l'origine de toutes choses, l'auteur dit, pag. 344 et suivantes, «que les ténèbres et la lumière étaient d'abord mêlées et formant un seul tout; qu'ensuite étant séparées par le temps (ou destin), elles formèrent Ormusd et Ahriman, etc.»
Ces passages nous offrent, d'une part, l'explication la plus claire de la période de douze mille ans, supposée devoir être la durée physique du monde; d'autre part, une analogie marquée avec le récit que la Genèse fait de la création: la différence principale est que, dans l'hébreu, le premier œuvre est la séparation de la lumière, tandis que dans le Parsi, c'est la formation du ciel; mais abstractivement de l'ordre numérique, l'un et l'autre placent d'abord le chaos ténébreux, puis la séparation de la lumière, et l'auteur juif semble faire une allusion directe aux idées zoroastriennes, quand il dit que la lumière fut bonne: néanmoins, comme le dogme du bien et du mal éxiste également dans le système égyptien d'Osiris et de Typhon, cette allusion ne peut faire preuve pour la date de la composition.
Une comparaison, suivie de la Genèse juive avec la Genèse parsie, multiplierait les exemples d'analogie; mais ce travail nous écarterait trop de notre but; nous nous bornerons à remarquer avec le traducteur (Anquetil du Perron), que le Boun Dehesch[137] est une compilation évidente de livres anciens dont il s'autorise, et que cette compilation, quoiqu'elle cite dans ces trois derniers versets les dynasties Sasanide, Aschkanide, et le règne d'Alexandre, doit néanmoins remonter à une époque antérieure: ces trois versets ont dû être ajoutés après coup, comme il est arrivé aux livres de l'Inde. On a droit de croire, vu l'analogie de plusieurs de ses passages avec certaines citations des anciens auteurs grecs, et entre autres de Plutarque, que le compilateur eut sous les yeux quelques livres de Zoroastre; mais en lisant le Boun Dehesch avec attention, nous y trouvons d'autres citations singulières qui ne peuvent venir de cette source. Par exemple, à la page 400, ch. XXV, il est dit: «que le plus long jour de l'été est égal aux deux plus courts de l'hiver, et que la plus longue nuit d'hiver est égale aux deux plus courtes nuits d'été.»
Un tel état de choses n'a lieu que par le 49e degré 20 minutes de latitude, où le plus long jour de l'année est de 16 heures 10 minutes, et le plus court, de 8 heures 5 minutes. Or cette latitude est d'environ 12 dégrés plus nord que les villes de Bactre ou Balkh et Ourmia, où l'histoire place le théâtre des actions de Zoroastre. Cette latitude sort infiniment au delà des frontières de l'empire persan, à quelque époque qu'on le prenne. Elle tombe dans la Scythie, soit au nord du lac Aral et de la Caspienne, soit aux sources de l'Irtisch, de l'Ob, du Ienisei et de la rivière Selinga: elle se trouve dans le pays des anciens grands Scythes (ou Massagètes), qui disputèrent d'antiquité avec les Égyptiens, selon Hérodote. Aurait-il donc existé dans ces contrées, à ce parallèle, un ancien foyer d'observations astronomiques, chez un peuple policé et savant? ou l'observation citée par le Boun Dehesch serait-elle tirée de temps plus modernes? Ammien Marcellin nous apprend avec Agathias, «que, postérieurement à Zoroastre, le roi Hystasp ayant pénétré dans certains lieux retirés de l'Inde supérieure, arriva à des bocages solitaires dont le silence favorise les profondes pensées des Brames. Là, il apprit d'eux, autant qu'il lui fut possible, les rites purs des sacrifices, les causes du mouvement des astres et de l'univers, dont ensuite il communiqua une partie aux mages. Ceux-ci se sont transmis ces secrets de père en fils, avec la science de prédire l'avenir; et c'est depuis lui (Hystasp) que dans une longue suite de siècles jusqu'à ce jour, cette foule de mages composant une seule et même race (ou caste), a été consacrée au service des temples et au culte des dieux».
Ce passage nous indique clairement une réforme ou une innovation introduite par Hystasp dans la religion de Zoroastre. Quel fut cet Hystasp? Ammien Macellin dit que ce fut le père du roi Darius; mais Agathias, auteur instruit, dit que cela n'était point clair chez les Perses: et Hérodote, presque contemporain de Darius, atteste que ce prince, promu à la royauté par l'élection, était le fils d'un simple particulier ou seigneur persan. N'est-il pas à croire que le roi Hystasp est Darius lui-même, appelé par abréviation, du nom de son père Hystasp? L'innovation indiquée lui conviendrait par bien des raisons: lorsqu'il fut élu roi, les mages de Zoroastre subirent un massacre général dans tout l'empire perse, en vengeance de la tromperie du mage Smerdis, usurpateur du trône de Cambyse. Darius, qui organisa le gouvernement, jusqu'alors purement militaire, qui partagea l'empire en vingt satrapies, qui fit battre une monnaie générale et régla les tributs de chaque peuple, qui établit une police et des lois, porta sûrement son attention sur le culte qui n'avait plus de ministres et qui partageait leur discrédit; il voulut, comme tous les rois, donner cet appui à son trône: Hérodote, garant de tous ces détails, nous apprend que la vingtième satrapie, la plus riche de toutes[138], était celle des Indiens (des sources de l'Indus ou Pandjab): n'est-il pas probable que Darius Hystasp visita cette partie de ses sujets, et que le fait cité par Ammien date de cette époque. Ce prince aurait donc alors consulté les Brahmes ou plutôt les Boudhistes-Samanéens, dont la doctrine était dominante. Or, en examinant la cosmogonie des Boudhistes réfugiés à Ceylan, telle qu'elle est exposée dans le tome septième des Asiatik researches[139], nous trouvons plusieurs traits de ressemblance entre cette cosmogonie d'origine indienne et celle des Perses; ce qui est surtout frappant, c'est que des quatre dieux ou anges qui gardent et surveillent les quatre coins du monde, l'un en Parsi, s'appelle Tashter, et en Bali, ou langue sacrée de Ceylan, der Terashtré; l'île de l'est en Bali, se nomme pouya wevidehé; et en Parsi l'est se nomme pouroué weedesieh; l'ouest en Parsi est appelé appéré godamé; et en Bali apré godami: le nord, en Parsi, outourou kourou offre le même mot outourou, que les Indiens appliquent au pôle du sud, par une transposition dont on trouve un autre exemple entre les Ceylanais et les Birmans.
Maintenant, s'il existe une analogie marquée entre les Boudhistes et les Parsis, quant au système cosmogonique, n'est-il pas à croire que la cause de cette analogie se trouve dans la réforme ou innovation de Darius Hystasp, qui rapporta de l'Inde ces idées qu'il communiqua aux mages, dont il fit une création nouvelle. Alors le Boun-Dehesch aura été composé après cette époque, et probablement peu après la ruine de l'empire perse par Alexandre, lorsque les livres sacrés devinrent plus rares par les troubles et les incendies des guerres. D'autre part, les Brahmes et les Boudhistes s'accordent à dire qu'ils ne sont point indigènes de l'Indostan; qu'ils sont originaires du nord, et leur figure ovale porte le caractère scythe: leur berceau ancien et premier aurait-il été par les 49 degrés 20 minutes de latitude, et aurait-il existé là très-anciennement un peuple policé, auteur de l'observation citée? L'illustre Bailly, dans son Astronomie ancienne, a cité beaucoup de faits à l'appui de cette opinion; son émule, Lalande, qui ne fut point versé en littérature ancienne, a voulu beaucoup la déprécier, mais si quelque jour un homme doué de talent réunit aux connaissances astronomiques l'érudition de l'antiquité que l'on en sépare trop, cet homme apprendra à son siècle bien des choses que la vanité du nôtre ne soupçonne pas. Revenons à notre cosmogonie juive, et à nos douze mille ans étrusques et parsis.
Astronomiquement parlant, il n'existe point de périodes de 12,000 ans, c'est-à-dire que ce nombre ne convient à aucune révolution simple ou compliquée d'astres ou de planètes. Pourquoi donc se trouve-t-il employé en ce sens par les anciens? Ceci est encore un logogriphe astrologique dont il faut demander la solution aux adeptes de la science secrète. Cette solution nous est donnée par l'ingénieux et savant Dupuis, dans son Mémoire sur les grands Cycles ou Périodes de restitution. «En comparant avec attention diverses périodes des Indiens et des Chaldéens, dit-il en substance, l'on s'aperçoit que leur composition est due à une addition ou soustraction croissante ou décroissante d'un premier nombre élémentaire qui suit l'ordre arithmétique direct 1, 2, 3, 4, ou l'ordre inverse 4, 3, 2, 1; c'est ce que démontre l'analyse.»
1° L'Ezour-Vedam rapporte une tradition indienne[140] d'après laquelle les quatre âges du monde, ont eu la durée suivante: savoir,
| Le premier âge | 4,000 | ans. |
| Le second | 3,000 | |
| Le troisième | 2,000 | |
| Le quatrième | 1,000 | |
| Otez les zéros, vous aurez 4, 3, 2, 1. | ||
| Le Baga-Vedam, autre livre sacré indou, cite une tradition d'une autre | ||
| source; il dit que, selon les anciens, le premier âge du monde dura | 4,800 | ans. |
| Le second | 3,600 | |
| Le troisième | 2,400 | |
| Le quatrième, où nous sommes, doit durer | 1,200 | |
| TOTAL | 12,000 | |
| Voilà encore l'ordre 4, 3, 2, 1, dans les premiers chiffres; et il se retrouve le même, quoique double, dans les seconds, 8, 6, 4, 2. De plus, prenez pour élément le nombre le plus simple 1,200, élevé à 2 ou à son double, vous avez 2,400; à son triple (3) 3,600; à son quadruple (4) 4,800, et la somme des quatre est 12,000. Les mystiques indiens ont figuré ce système par une vache dont les quatre pieds représentent les quatre âges du monde. Au premier âge, la vache se tenait sur ses quatre jambes; au second sur 3; au troisième, sur 2; au quatrième, sur 1. Toujours 1, 2, 3, 4, ou 4, 3, 2, 1. Ce n'est pas tout; ces mêmes Indiens, dans d'autres livres plus savants[141], ayant établi la durée totale du monde à 4,320,000 ans, disent que le premier âge a duré | 1,728,000 | ans. |
| Le second | 1,296,000 | |
| Le troisième | 864,000 | |
| Le quatrième | 432,000 | |
| TOTAL | 4,320,000 | |
| Voilà une grande différence de nombre, et cependant l'ordre de composition et de décomposition est le même, car prenant pour élément le plus petit nombre | 432,000 = 1 | ans. |
| nous avons, en l'élevant à 2, son double | 864,000 = 2 | |
| En l'élevant à 3, son triple | 1,296,000 = 3 | |
| En l'élevant à 4, son quadruple | 1,728,000 = 4 | |
| TOTAL | 4,320,000 |
D'autre part, les Indiens disent qu'une année des dieux se compose de 360 années des hommes: les 4,320,000 étant des années de cette dernière espèce, divisons cette somme par 360, qui est le dénominateur des années divines; le quotient qui vient est la période 12,000; n'est-il pas singulier de voir les calculs indiens prendre leurs éléments chez les Perses et chez les Étruriens?
En outre, dans la période indienne nous avons pour élément premier la fameuse période chaldaïque de Bérose, 432,000 ans.
Maintenant, pour la composer suivons l'ordre arithmétique 1, 2, 3, 4 jusqu'à 8, en prenant comme élément premier la période
| Etrusco-Perse | 12,000 | ans, |
| nous aurons, pour second degré | 24,000 | |
| Pour troisième | 36,000 | |
| Pour quatrième | 48,000 | |
| Pour cinquième | 60,000 | |
| Pour sixième | 72,000 | |
| Pour septième | 84,000 | |
| Pour huitième | 96,000 | |
| Pour total de toutes ces sommes. | 432,000 |
Il n'est pas besoin de raisonner longuement sur cet exposé, que nous avons beaucoup abrégé; le lecteur en voit facilement découler plusieurs conséquences.
1° Il est clair que toutes ces périodes sont des combinaisons mathématiques plus ou moins fictives et arbitraires, imaginées par les anciens pour faciliter leurs opérations d'astrologie plutôt que de véritable astronomie.
2° Il est sensible que ces périodes qui, quoique éparses chez divers peuples à diverses époques, s'amalgament si parfaitement quand on les rassemble, appartiennent à un seul et même corps de doctrine dont l'origine remonte à une très-haute antiquité, et dont le foyer semble se placer de préférence chez les Égyptiens et les Chaldéens.
3° Enfin il nous semble également démontré que toutes ces idées, tous ces systèmes de création, de durée, de destruction et d'âges du monde ont eu leurs types primitifs dans les idées simples et naturelles d'un système originel dont les figures hiéroglyphiques mal interprétées, dont les termes équivoques mal compris, sont devenus une cause de désordre moral et métaphysique. Ainsi les 4 âges du monde, si célèbres dans l'Inde et la Grèce, quoique aucun mortel n'en pût avoir de notion, ces 4 âges n'ont point d'autre origine, d'autre type que les 4 saisons de l'année, ce grand cercle monde dont une révolution commence et finit toutes les opérations de la nature. La création n'est autre chose que la production nouvelle, que le mouvement de vie spontané qui, chaque année, au printemps, a lieu dans tout le système des végétaux et des animaux. Ce printemps, saison de feuilles, de fleurs et de pâturages, d'abondance, de lumière et de chaleur, fut l'âge d'or, parce qu'il est sous l'influence du soleil, qui dans l'alchimie et l'astrologie a l'or pour emblème; l'été, l'âge d'argent, parce que ses nuits longues et sereines sont sous l'empire de la lune à l'emblème d'argent: Vénus au blason de cuivre, Mars au blason de fer, présidèrent à l'automne et à l'hiver; et voilà l'ordre figuré sur lequel les moralistes bâtirent leurs systèmes de bonheur originel, de vertu première, de dégradation postérieure et successive, de vice et de malheur final, punis par une destruction à laquelle ils ne manquent jamais de faire succéder une nouvelle organisation calquée sur celle du monde ou cercle zodiacal. Voilà les bases de cette doctrine qui, professée d'abord secrètement dans les mystères d'Isis, de Cérés et de Mithra, etc., se répandit ensuite avec éclat dans toute l'Asie, et qui a fini par envahir toute la terre. Mais il est temps de clore cet article, et cependant ne passons point sous silence la différence apparente ou réelle qui existe entre la Genèse et Bérose au sujet de la création. Il est fâcheux que le récit de cet écrivain ne nous soit parvenu qu'après avoir été copié d'abord par Alexandre Polyhistor qui a pu y faire quelque changement, puis retouché par le Syncelle qui l'abrège et le censure selon ses idées; de manière qu'il y a plusieurs voiles entre nous et le texte originel et primitif des traditions chaldéennes traduites en grec et commentées par Bérose.
Selon cet historien, dans le fragment qui nous est transmis,[142] «l'on avait conservé avec beaucoup de soin à Babylone, des archives ou registres contenant l'histoire de 15 myriades d'années et traitant du ciel, de la mer, de l'origine des choses, puis des (X) rois et de leurs actions, etc.» Bérose décrit d'abord l'état physique du pays de Babylone, ses productions, ses limites, sa population...
Dans le principe, les hommes vivaient à la manière des brutes, sans mœurs et sans lois, lorsque de la mer Erythrée (golfe persique), sur la plage chaldéenne, sortit un animal ayant la forme d'un poisson selon Apollodore, portant sous sa tête de poisson une autre tête et des pieds d'homme attachés près sa queue de poisson; cet animal, appelé Oan, avait la voix et le langage des hommes, et l'on conserve encore (à Babylone) son effigie peinte. Cet être qui ne mangeait point, venait de temps à autre se montrer aux hommes, pour leur enseigner tout ce qui est utile, les arts mécaniques, les lettres, les sciences, la construction des villes et des temples, la confection des lois, la géométrie, l'agriculture, et tout ce qui rend une société policée et heureuse. Depuis cette époque l'on n'en a plus ouï parler. Cet animal Oan, au coucher du soleil, descendait dans la mer, et passait la nuit sous l'eau ou près de l'eau: par la suite, d'autres animaux semblables à lui se montrèrent aussi. Il avait écrit un livre qu'il laissa aux hommes, sur l'origine des choses et sur l'art de conduire la vie. Un temps exista où tout était eau et ténèbres contenant des êtres inanimés informes, qui (ensuite) reçurent la vie et la lumière sous diverses formes et espèces étranges: c'étaient des corps humains, les uns à 2, les autres à 4 ailes d'oiseau avec 2 visages; ceux-ci, sur un seul corps, portaient une tête d'homme et une tête de femme avec l'un et l'autre sexe; ceux-là avaient des jambes et des cornes de chèvre; d'autres, tantôt la tête, tantôt la croupe d'un cheval: il y avait aussi des taureaux à tête d'homme et une foule d'autres combinaisons bizarres de têtes, de corps, de queues de divers animaux, tels que les chiens, les chevaux, les poissons, les serpens, les reptiles, dont les figures se voient encore peintes dans le temple de Bel. Une femme nommée Omoroka présidait à toutes ces choses: ce mot chaldéen signifie en grec la mer et désigne la lune. Or Belus, divisant cette femme en deux moitiés, de l'une fit la terre, et de l'autre le ciel, d'où s'ensuivit la mort des animaux.
Bérose observe que ceci est une manière figurée d'exprimer la formation du monde et des êtres animés avec une matière humide.
Le dieu Bel ayant enlevé la tête de cette femme, d'autres dieux (Elahim) mêlèrent à la terre son corps qui était tombé, et dont furent formés les hommes; c'est par cette raison qu'ils sont doués de l'intelligence divine. En outre le dieu Bel, qui est Youpiter, ayant partagé les ténèbres en deux moitiés, sépara le ciel de la terre, établit le monde dans l'ordre où il est, et les animaux qui ne purent soutenir la lumière, disparurent. Bel, qui vit que la terre était déserte quoique fertile, ordonna aux autres dieux de se couper chacun la tête, de mêler leur sang à la terre, et d'en former des êtres qui supportassent l'air; enfin Bel lui-même fit les astres, le soleil, la lune et les 5 autres planètes.
Voilà ce que Polyhistor raconte en son livre 1er, d'après Bérose.
Ces récits, pris à la lettre, seraient trop choquans, trop absurdes; aussi le prêtre Bérose nous observe-t-il qu'il y faut voir une expression figurée des opérations de la nature; et l'étude de l'histoire ancienne et moderne, en nous montrant chez des peuples divers, tels que les Égyptiens, les Indiens, les Chaldéens, les Chinois, les Mexicains, etc., des systèmes entiers de figures monstrueuses du même genre que celles-ci, nous apprend que cette manière de peindre et de rendre sensibles à la vue les attributs et les rapports abstraits des corps, est la première opération dont s'avise l'entendement humain; c'est cette écriture, dite hiéroglyphique, qui partout a précédé l'écriture dite alphabétique, née ensuite d'une abstraction et d'une observation comparée beaucoup plus subtile et raffinée. Dans le prétendu monstre Oan, la tête d'homme désigne l'intelligence, le raisonnement, tandis que la forme de poisson désigne l'habitude ou la nature aquatique combinées, pour exprimer les effets et l'action de la constellation appelée poisson austral: l'étoile principale de cette constellation avait le mérite de mesurer exactement la plus courte nuit de l'année, en se levant, le jour du solstice d'été, au moment où se couchait le soleil, et en se couchant au moment où il se levait: par cette raison, elle joua un rôle important en Égypte, où elle annonçait l'inondation, et en Chaldée, ainsi qu'en Syrie, où elle servait à régler l'époque de certains travaux agricoles, et à conjecturer certains accidens de la saison ou du climat. C'est le Dagon des Philistins.[143] Avec cette clef, l'on explique toutes les autres figures d'animaux monstrueux. On leur donnait des ailes, pour désigner leur nature aérienne; des sexes, pour exprimer leur nature passive ou active; des têtes de chien, pour exprimer leur propriété d'avertir comme l'animal qui aboie: tous étaient des symboles d'astres ou de constellations, et voilà pourquoi leurs images étaient peintes sur les murs du temple de Bel, comme d'autres semblables l'étaient dans l'antre des Nymphes, dans la caverne de Zoroastre et dans tous les temples des dieux égyptiens où on les retrouve. Voilà aussi pourquoi l'auteur juif de là Genèse, ennemi des idoles, a répudié cette partie de la cosmogonie chaldéenne, mais l'emprunt qu'il a fait des autres parties, se retrouve dans plusieurs phrases de la formation ou création de l'univers par Bel. Un temps exista ou tout était eau et ténèbres. Et Dieu partagea les ténèbres en 2 moitiés, sépara le ciel de la terre, fit les astres, le soleil, la lune, etc. Toutes ces phrases, qui ne sont que des extraits peu fidèles du texte chaldéen, ont cependant une analogie marquée avec le texte de la Genèse; dans Bérose, les dieux Elahim forment l'homme, et lui donnent l'intelligence divine. Dans la Genèse, les dieux disent: faisons l'homme à notre image; par le mot notre, ils s'avouent plusieurs. Bel était le grand dieu, Elah-Akbar: eux étaient les dieux Kabirim, ces douze grands dieux Cabires, adorés des Grecs.
Dieu Elahim fit le vide au ciel et au milieu des eaux....... Ce mot vide en hébreu est Raqia (ou Rakia); en chaldéen, om-o-raka signifie littéralement mère du vide, c'est-à-dire l'espace sans bornes que le vulgaire, trompé par le mot mère, a pris pour une femme. Le sens vrai est que Bel partagea le vide en deux moitiés, dont la supérieure fut le ciel; l'inférieure fut la terre, et c'est littéralement le sens de l'hébreu, Dieu fit le vide (Raqia), au milieu des eaux, et il donna le nom de ciel aux eaux de dessus, et les eaux d'au-dessous furent la mer et la terre. Dans la cosmogonie des Boudhistes du Tibet, qui, comme nous l'avons déja dit, paraît venir de l'école chaldéenne, le ciel n'a pas d'autre nom que le vide, l'immensité (om-o-raka); et un vent impétueux, excité par le destin sur les eaux, fut le premier signe de la création de l'univers[144]. Dans la Genèse, ce qu'on traduit l'esprit de Dieu, n'est littéralement que le vent de Dieu s'agitant sur les eaux. Ce vent, premier moteur, ou premier mû, se retrouve dans la cosmogonie phénicienne, où nous lisons que le vent Kolpia eut pour femme Bâau, c'est-à-dire la nuit, l'obscurité ténébreuse.... Ce terme Bâau, dans la Genèse, est l'épithète de la terre informe, qui d'abord fut Tohou, Bahou, traduit par la version grecque et par Josèphe, invisible, ténébreuse. Les hébraïsants se fondant sur l'arabe, interprètent Bahou, par le vide immense; et alors c'est la femme Om-o-raka du chaldéen. De ce vent Kolpia, premier moteur, comme le cœur (qui en arabe se dit aussi qolb et qalb), naissent Aïon et premier-né. En sanscrit adima signifie premier, et dans l'hébreu, Adam est le premier-né.
Ainsi à chaque instant, à chaque pas, nous trouvons de nouvelles preuves de notre proposition première et fondamentale, savoir, que «la Genèse n'est point un livre particulier aux Juifs, mais un monument originairement et presque entièrement chaldéen, auquel le grand-prêtre Helqiah se contenta de faire quelques changements dictés par l'esprit de sa nation et adaptés au but qu'il se proposa.»
Désormais le lecteur sait que penser de ces créations du monde, que l'on nous raconte comme s'il y eût eu des témoins à en dresser procès-verbal: il voit à quoi se réduisent ces prétendues chronologies qui tronquent l'histoire des nations, et restreignent la formation, les progrès, la succession de toutes les institutions, de toutes les inventions humaines, y compris le langage et l'écriture, à un petit nombre d'années, incompatible avec la nature de l'entendement et avec le témoignage des monuments subsistants.
CHAPITRE XVIII.
Examen du chapitre 10 de la Genèse, ou système géographique des Hébreux.
UN dernier exemple choquant de ce genre d'invraisemblances est la prétendue généalogie du dixième chapitre de la Genèse; l'auteur y suppose que les enfants de Nohé dès la troisième génération occupèrent l'immensité du pays qui s'étend depuis la Scythie jusqu'à l'Éthiopie ou Abissinie, d'une part; depuis la Grèce jusqu'à l'Océan qui borde l'Arabie, d'autre part; et qu'ils y devinrent chacun la souche des peuples que l'on y dénombrait de son temps. Le tableau généalogique et la carte géographique que nous joignons ici, présentent son système sous un coup-d'œil facile à saisir. Quelques savants, tels que Samuël Bochart,[145] dom Calmet,[146] Pluche,[147] Michaëlis,[148] qui se sont occupés à éclaircir les difficultés de géographie, ont bien senti l'impossibilité du sens littéral, mais les préjugés dominants ne leur ont pas permis d'en faire sentir les inconséquences. Il est vrai qu'on peut excuser l'auteur, en disant que par une métaphore naturelle aux langues orientales, et usitée chez les Grecs et chez les Latins, donnant à chaque peuple un nom collectif, il lui a aussi donné l'apparence d'un individu: ainsi, sous le nom d'Ioun, il désigne les Ioniens; sous celui d'Ashour, les Assyriens; sous celui de Kanaan, les Phéniciens; sous celui de Koush, les Éthiopiens ou Abissins. L'invraisemblance consiste à nous dire que Ioun, Ashour, Kanaan, Koush, Sidon, etc., furent des individus pères et auteurs des peuples de leurs noms; mais cet abus se retrouve chez les Grecs, qui nous disent que Pelasgus fut père des Pelasgues; que Cilix fut père des Ciliciens; Latinus, père des Latins, etc. Il paraît qu'en général les anciens, lorsqu'ils voulurent remonter aux origines, et qu'ils n'eurent aucun monument précis, employèrent cette formule, et donnèrent au premier auteur le nom de la chose: et parce que la nature même du langage les conduisit à personnifier tous les êtres, il en résulta que tout effet résultant d'une cause, fut censé engendré par elle, en fut appelé le fils, le produit, comme elle-même en fut appelée la mère ou le père; ainsi, parce que la terre alimente le peuple qui l'habite, qu'elle semble en être la nourrice, la mère, ce peuple fut appelé, et l'est encore, en arabe, enfant de cette terre, de ce pays. Beni-masr, les enfants de l'Égypte; Beni-sham, les enfants de Syrie; Beni-fransa, les enfants de la France. Avec cette explication fondée en raison et en fait, tout entre dans l'ordre, et alors tout le dixième chapitre doit se considerer comme une nomenclature géographique du monde connu des Hébreux à l'époque où écrivit l'auteur; nomenclature dans laquelle les peuples et les pays figurent sous des noms individuels, tantôt au singulier et tantôt au pluriel; comme Medi, les Mèdes; Masrim, les Égyptiens; Rodanim, les Rhodiens, etc., et dans laquelle les rapports d'origine par colonie, ou d'affinité par mœurs et par langage, sont exprimés sous la forme d'engendrement et de parenté. L'écrivain juif semble lui-même écarter le voile, lorsqu'après chaque branche de famille, ou chaque division de pays, il ajoute cette phrase: Voilà les enfants de Sem, de Cham, de Iaphet, selon leurs tribus, selon leurs langues, leurs pays et leurs nations: Ces expressions: selon leurs langues et leurs pays, sont d'autant plus remarquables, qu'après avoir placé chaque peuple selon les meilleures indications géographiques, nous les trouvons tous distribués dans un ordre méthodique de voisinage et de contiguité, et que ceux de chaque branche ont un système commun de langage: par exemple, chez tous les peuples de Iaphet, la source du langage est cet idiome scythique appelé sanscrit, que des études récentes nous ont appris avoir jadis régné depuis l'Inde jusqu'à la Scandinavie, et que nous trouvons aujourd'hui être un des éléments de l'ancien grec et de l'ancien latin. Chez les enfants de Sem, la langue-mère est l'idiome arabique commun aux Élyméens, aux Assyriens, aux Araméens (les Syriens). Chez les enfants de Cham, c'est encore ce même idiome que parlèrent les Phéniciens et les Éthiopiens: les Égyptiens eurent un système à part.
Le dixième chapitre offre encore cette particularité, que tous les peuples étant placés dans leurs pays respectifs l'on se trouve avoir trois grandes divisions du monde connu des Hébreux, qui ont une analogie sensible aux trois grandes divisions du monde connu des anciens; aux trois divisions de la terre, par Zoroastre, en pays de Tazé ou Arabes, pays de Mazendran ou Nord, et pays de Hosheng; et au partage du monde entre les trois dieux, Jupiter, Pluton et Neptune; notez que Cham ou plutôt Ham, qui signifie noir, brûlé, et qui se traduit en grec asbolos, couleur de suie, est le synonyme de Pluton. Mais commençons par établir tous les noms de la liste sur la carte, afin de rendre plus palpables nos propositions. Nous n'entrerons point dans tous les détails de discussion qui ont occupé Samuël Bochart, dom Calmet et Michaëlis; en profitant de leur travail, nous insisterons seulement sur quelques articles où notre opinion diffère de la leur. Iaphet a pour descendants ou pour dépendants:
1° GMR, qui, étant écrit sans voyelles, peut se prononcer Gomer ou Gamr, ou Gimr (prononcez Guimr); nous préférons cette dernière lecture, et nous disons avec l'historien Josèphe, que Guimr représente les Kimr ou Kimmériens de l'Asie mineure et de la Chersonèse Kimmérienne ou Kimbrique. Hérodote parle de leurs incursions à l'époque même de Helqiah, lors de l'incursion des Scythes en 625; ils en avaient fait une autre sous Ardys, et encore antérieurement; et ils avaient fini par établir des colonies, que Josèphe confond avec les Galates, et que la Genèse désigne sous les noms d'Ashkenez, Riphat et Togormah.
Ashkenez a des traces dans la province d'Arménie, appelée par Strabon, Asikins-ene, et qu'il place entre la Sophène et l'Akilisène.
Riphat est l'altération facile de Niphates, mont et pays arménien, dont l'r a été prononcé nasalement.
Togormah est reconnu par Moïse de Chorène (pag. 26), pour être le nom d'un peuple qui habitait un autre canton montueux appelé Harch, dans la grande Arménie: ces trois peuples nous sont donc indiqués ici comme des colonies des Kimmériens ou Kimbres, fondées à une époque inconnue.
2° Le second peuple de Iaphet, appelé Magog, représente les Scythes, de l'aveu unanime des auteurs grecs et arabes. On ne fait point mention ici de Gog ou Goug, qu'Ézéqiel associe à Moshk, Roush[149], et Toubal, et qui doit être encore un peuple scythique: dans Strabon, le pays dit Gogarene est voisin des Moschi. Dans l'ancien grec et latin, goug-as signifie géant, et les légendes grecque et chaldéenne placent toujours les géants dans le nord comme les Scythes. Justin, au début de son histoire, observe que les Scythes, dans des temps anciens, antérieurs même à Sésostris (1350), dominèrent sur l'Asie pendant 1500 ans. Cela cadre bien avec l'étendue de leur langue (le sanscrit).
3° Le troisième peuple est Medi, nom pluriel des Mèdes: Hérodote en compte sept nations; il ajoute que jadis leur nom était Arioi, les braves[150]: les livres parsis n'en citent pas d'autre à l'époque de Zoroastre. Ne peut-on pas en inférer, que le nom des Mèdes ne se serait introduit que depuis la conquête de ces peuples par Ninus et les Assyriens?
4° Le quatrième peuple est Ioun, l'Ionien ou Grec de l'Asie mineure. Selon les auteurs grecs, la colonie des Ioniens ne vint s'établir en Asie que 80 ans après la guerre de Troie[151]. Les Grecs les appelèrent Pélasgues aigialéens (c'est-à-dire pécheurs) aussi long-temps qu'ils habitèrent l'Achaïe[152]; Strabon (lib. VI) dit que l'Ionie, avant eux, était occupée par les Cariens et les Lelèges: les Pélasgues les ayant chassés, reçurent des barbares, selon quelques auteurs, le nom de Ioun et Iaoun[153] (dont on a fait Iavan): selon d'autres, c'était le nom d'une tribu athénienne, qui d'abord faible, devint ensuite prépondérante dans le lieu de son émigration. De ces Ioniens vinrent ou descendirent Elishah, Tarshish, Ketim et Rodanim.
Elishah est l'Ellas, ancien nom de la Grèce ou Peloponese; il pourrait aussi être l'Elis, très-ancienne portion de ce pays qui en aurait pris le nom chez les Phéniciens. Mais ici les Grecs sont en contradiction avec l'auteur de la Genèse, puisqu'ils soutiennent que c'est de l'Ellas que sont venus les Ioniens et les autres colonies citées.
Ketim est le nom pluriel des Kitiens, peuple ancien et prépondérant de l'île de Cypre, qui paraît en avoir pris le nom: ce nom se trouve aussi appliqué à la côte de Cilicie. (Isaïe, c. XIII.)
Rodanim sont les Rhodiens.
Tarshish est la ville et pays de Tarsous, sur la côte de Cilicie, en face de Cypre. Tous ces pays sont contigus sur la carte, comme dans la liste de l'auteur; et tous sont maritimes ou insulaires; ce qui sans doute lui fait dire «que par eux furent partagées les îles des nations.»
Isaïe, ch. LXVI, associe, dans un même récit, Phul, Loud, Ketim, Tarshish, Ioun, Moshk et Tubal. Phul est la Pam-phulie; Loud est la Lydie. La contiguité est bien observée.
5° Le cinquième peuple de Iaphet est Toubal, que Josèphe dit représenter les Ibériens. La capitale de ce pays, nommée Tebl-is et Teflis, offre quelque analogie au mot Tebl; mais les peuples Tubar-eni, sur le rivage de l'Euxin, pourraient ici être désignés, et rempliraient mieux l'indication d'Isaïe.
6° Le sixième peuple est Moshk, qui représente les habitants des Moschici montes, au nord de l'Arménie.
7° Enfin le septième peuple est Tiras, que l'on regarde comme le représentant des Thraces établis dans la Bithynie. Moïse de Chorène dit à ce sujet:[154] «Nos antiquités s'accordent à regarder Tiras non comme fils propre de Iaphet, mais comme son petit-fils.» Ceci indique des sources communes où a puisé Helqiah.
Si l'on examine la carte, l'on voit que tous ces peuples de Iaphet sont situés au nord du Taurus, comme le remarque Josèphe, ayant pour limites la Grèce à l'ouest, la Scythie au nord et au nord-est; ce qui nous donne de ce côté les bornes du monde connu des Hébreux; dans lequel Iaphet représente le continent ou le climat du nord.
En opposition, le midi est occupé par Ham ou Cham, qui effectivement signifie brûlé, noir de chaleur. L'épithète de ammonia, que les Grecs donnent à quelques parties de l'Afrique, n'est que le mot phénicien-hébreu privé de son aspiration H.
Les dépendances de Ham sont Kanaan, Phut, Masrim et Kush. Sous le nom collectif de Kanaan sont compris les peuples Phéniciens, au nombre de onze, dont les positions sont connues: l'on peut s'étonner de ne point y voir les Tyriens compléter le nombre sacré douze; mais si, comme le disent plusieurs auteurs anciens, Tyr ne fut fondée que 240 ans avant le temple de Salomon par des émigrés de Sidon, Helqiah n'a point dû placer cette colonie posthume dans le tableau primitif; et ce silence, joint au mot d'Isaïe, qui appelle Tyr, fille de Sidon, vient à l'appui de l'opinion que nous indiquons.
Tous les auteurs grecs s'accordent à dire que la nation phénicienne avait émigré des bords de la mer Erythrée ou Rouge, à raison du bouleversement de leur pays par des volcans. Ceci nous indiquerait son siége ancien et primitif sur la côte frontière de l'Iémen, dans le Téhama, en face des îles volcaniques de Kotombel, de Foosth, de Gebel-Târ, de Zekir; tout ce local, jusqu'à l'autre rive où est Dahlak, porte des traces de combustion et de tremblements de terre. Par cette raison géographique, les Phéniciens se trouvent être un peuple arabique; leur langue nous en est garant; et parce que nous allons voir le foyer présumé de leur origine occupé par une branche d'Arabes qui nous sont désignés comme les plus anciens de tous, nous avons lieu de les classer dans cette branche. A quelle époque se fit cette émigration? L'histoire n'en dit rien, et c'est une preuve de son antiquité. La fondation du temple d'Hercule à Tyr, en même temps que l'on fonda cette ville[155], 2760 ans avant notre ère, nous montre les Phéniciens déja établis; mais ils ont pu être arrivés bien antérieurement.
2° Sous le nom pluriel de Masrim sont désignés les Égyptiens, dont le pays et la capitale sont encore aujourd'hui appelés par les Arabes Masr.
Leurs enfants, c'est-à-dire les peuples compris dans leur territoire, sont:
1° Les Loudim, qu'il ne faut pas confondre avec les Lydiens d'Asie. Jérémie, chap. LXVI, en les associant aux Libyens et à d'autres peuples du Nil, ne permet pas qu'on les écarte de ce local; ils doivent être les habitants du pays de Lydda ou Diospolis, l'une des villes anciennement populeuses et puissantes de la Haute-Égypte.
Les Aïnamim n'ont pas laissé de trace apparente, non plus que les Nephtahim et les Kasalhim.
Les Phatrousim sont les habitants du nome ou pays de Phatoures, près Thèbës, comme l'a très-bien prouvé Bochart[156], dont les arguments démontrent que la division de l'Égypte, en haute et basse (Saïd et Masr), telle que la font encore les Arabes, a dû être usitée chez les Juifs, leurs frères à tant d'égards.
Les Lehabim doivent être les Libyens: Ezéqiel est le seul qui ait parlé d'un pays de Qoub dans ce désert; les Cobii de Ptolomée en remplissent l'indication.
Les Philistins nous sont indiqués ici comme un peuple émigré d'Egypte, et l'histoire nous dit qu'effectivement des dissensions religieuses chassèrent souvent des peuplades de ce pays. Les Kaphtorim peuvent être les habitants de Gaza, mais en aucun cas ceux de Cypre, comme l'a cru Michaëlis.
Isaïe, Jérémie et d'autres écrivains hébreux parlent de quelques villes d'Égypte qu'il est bon de placer.
Sin est Péluse; Taphnahs est Daphnas d'Hérodote; Tsan est Tanis dans le lac Menzâlé.
Nouph est l'O-nuph-is de Ptolomée plutôt que Memphis.
Na-amoun, ville comparée à Ninive, pour la splendeur, ne peut être que Thèbes, ainsi que l'on en est d'accord d'après les raisons de Bochart.
On ou Aoun est connu pour être Héliopolis.
Quant à la division de Phut, elle n'a pas de trace, à moins de la voir, avec Josèphe, dans le fleuve Phutes en Mauritanie.
Le quatrième peuple de la division de Cham est Kush, dont Josèphe nous déclare que le nom correspond, chez les Asiatiques, au mot Éthiopien chez les Grecs. Par conséquent Kush[157] désigne les peuples noirs à cheveux plats, habitant l'Abissinie en général, spécialement le pays d'Axoum, où parait avoir été l'ancienne capitale de Kush; il faut distinguer ces noirs à cheveux plats, des noirs à cheveux crépus (les nègres): cette distinction est exprimée chez les Grecs par l'expression d'Éthiopiens occidentaux et Éthiopiens orientaux. Dans Homère[158], ceux-ci sont proprement les peuples de l'Abissinie, dont les rois conquirent plusieurs fois l'Égypte; par la suite le nom d'Éthiopiens s'étendit aux peuples noirs que les Persans appelaient Hind, ou Hindous, et ce nom de Hindous ou Indiens, au temps des Romains, revint aux peuples de l'Iémen, qui étaient effectivement des hommes noirs, des Éthiopiens. Hérodote, dans sa description de l'armée de Xercés, joint les Arabes aux Éthiopiens-Abissins, et nous les montre réunis sous un même chef, ce qui indique une affinité étroite de constitution et de langage. Cette affinité se trouve confirmée par l'auteur de la Genèse, lorsqu'il dit: Les enfants de Kush sont Saba, Haouilah, Sabta, Sabtaka et Ramah.
C'est-à-dire que ces cinq peuples étaient aussi des hommes noirs de race kushite, ou éthiopienne-abissine: il s'agit de trouver leur emplacement.
Bochart veut que Saba soit le pays de Mareb, appelé synonymement par les Arabes, Saba-Mareb; mais l'identité ne peut s'admettre, parce que ces mêmes Arabes placent à Mareb la reine de Saba qui visita Salomon, et que les Hébreux, en parlant de cette femme, ne la disent point reine de Saba par s (ou Sameck), tel qu'est écrit notre Saba kushite; mais reine de Sheba par sh (ou Shin), tel qu'ils écrivent Sheba, fils de Ieqtan, qui, à ce moyen, est le Saba homérite des Arabes; et remarquez que Saba par s n'a point dans l'arabe moderne, le sens de lier et faire captif, que les Arabes disent lui appartenir, tandis que Sheba par Shin a ce sens dans l'hébreu; ce qui prouve que la véritable orthographe est Sheba-Mareb. Une meilleure représentation nous semble se trouver dans une autre ville de Saba, située au pays de Téhama, laquelle nous est désignée par les Grecs, comme l'entrepôt ancien et très-actif du commerce de l'or et des aromates de l'Arabie. La circonstance d'être placée sur l'une des éminences qui bornent le plat pays de Téhama, nous fait reconnaître cette ville dans celle que les Arabes modernes nomment encore Sabbea: si, comme tant d'autres cités de l'Orient, elle est réduite à un état presque misérable, l'on en trouve les causes palpables dans la dérivation qu'a subie le commerce de l'Inde, et dans les ensablements qui, sur cette place, repoussent la mer à près de 1,200 toises par siècle.
Sabtah n'en fut pas éloigné, si, comme nous le pensons, il est le Sabbatha-metropolis de Ptolomée[159], placé par le géographe nubien Edrissi, entre Damar et Sanaa[160].
Sabtaka est rejeté par Josèphe dans l'Éthiopie abissine, par Bochart dans la Caramanie persique, sous prétexte de rassembler à Samydake: ces deux hypothèses nous paraissent vagues et sans preuves: Sabtaka n'a pas de trace connue.
Haouilah, mal prononcé Hevila, et bien représenté par les Chavelæi de Pline, et Chavilatæi de Strabon, que ces auteurs s'accordent à placer entre les Nabatéens et les Agréens, ou Agaréens. Le pays de ces derniers doit être le Hijar ou Hagiar moderne[161], par le 27e de latitude, dans le Hedjaz, à environ 40 lieues est de la mer Rouge... Par conséquent Haouilah, qui a le sens de pays aride, dut être dans le sol réellement aride, dans le désert au nord de Hijar, au pied de la chaîne des rocs où vivaient les Tamudeni. Ce local remplit bien l'indication du livre de Samuël qui nomme Haouilah comme borne extrême de l'expédition de Saül contre les Amalékites[162]; et cette situation d'une tribu kushite convient d'autant mieux en cet endroit, que, d'une part, elle se trouve appuyée au mont Shefar, appartenant aux tribus ieqtanides, et désigné par Ptolomée pour être la borne de l'Arabie heureuse, tandis que d'autre part elle est contiguë au pays de Tamoud, l'une des 4 anciennes tribus arabes qui paraissent avoir été réellement kushites, et au pays des Madianites qui certainement l'étaient, ainsi que le prouve l'anecdote de Séphora, femme de Moïse, à laquelle sa belle-sœur Marie reprochait d'être une noire (une kushite); ce genre de population subsistait encore au temps de Zarah, roi de Kush, qui vint avec une armée immense, attaquer Asa, roi de Juda, vers l'an 940 avant notre ère[163], et qui avait pour résidence, du moins temporaire, la ville de Gerara, dans le pays d'Amalek; Taraqah qui, au temps d'Ezékiaq, et de Sennachérib, fut aussi un roi de Kush, sortit également, avec une autre nuée de soldats, de cette même contrée. Il paraît donc certain que la côte arabique de la mer Rouge, depuis l'Arabie pétrée jusqu'à Sabtah, c'est-à-dire, les deux pays appelés Hedjaz et Téhamah, appartenaient aux Éthiopiens, et formaient un même état ou une même population avec l'Abissinie, placée sur l'autre rive de cette même mer. Cela se conçoit d'autant mieux, qu'au moyen des îles, la communication des deux rivages est extrêmement facile, et que la ligne de séparation d'avec les tribus ieqtanides, se trouve être une chaine de rocs et de montagnes qui borne le grand désert de la péninsule vers ouest, depuis le mont Shefar jusqu'à l'Iémen[164].
Une autre dépendance de Kush est encore Ramah, que les Grecs écrivent Regma. Strabon dit que ce mot en syrien signifie détroit; et Ptolomée, avec Étienne de Byzance, place une ville de Regma sur la côte arabe du golfe Persique, non loin du fleuve Lar ou Falg moderne. Par cette situation, séparée et distante de Kush, tel que nous venons de le décrire, Rama s'indique pour être une colonie d'Éthiopiens ou Kushites; Busching place en ce parage une ville de Reamah, peuplée de noirs très-commerçants. A son tour, Reamah semble avoir produit près de lui deux autres colonies qui sont Sheba et Daden.
Daden est la petite île Dadena, sur la côte arabe qui mène au golfe Persique. L'ouvrage intitulé Oriens Christianus[165], nous apprend que cette île, appelée en syrien Dirin, dépendit de l'évêché de Catara ou Gatara.
Sheba montre sa trace dans les pays montueux des Asabi, que Ptolomée place à la pointe arabe du détroit; ces trois positions, qui se touchent, remplissent très-bien l'indication d'Ezéqiel, dans son chapitre XXVII, où il dit: «O ville de Tyr, les marchands de Sheba et de Ramah sont tes courtiers; ils te fournissent l'or, les parfums et les perles: Daden t'envoie les dents d'éléphant et les bois d'ébène.»
Le voyageur Niebuhr observe que depuis Ras-el-had, jusqu'à Ras-masendom, il n'y a de sables qu'entre Sîb et Sehar; «que tout le pays dépendant de Maskat est montueux jusqu'à la mer, et que deux bonnes rivières y coulent toute l'année; l'on y cueille en abondance du froment, de l'orge, du dourah, des lentilles, des dattes, des légumes, des raisins; le poisson est si abondant, que l'on en nourrit le bétail. Sehar, ruinée, est une des plus anciennes villes de l'Orient, de même que Sour (Tyr), située non loin de Maska.» Voyez Niebuhr, Descript. de l'Arabie, pag. 255.
Avec de tels avantages de sol, favorisés d'un beau climat, sur une superficie égale à toute la Syrie, l'on conçoit qu'il put jadis exister en cette contrée des peuples industrieux et riches, surtout lorsque le commerce de l'Inde y avait sa route principale vers l'occident; et puisque les habitants d'alors portaient le nom de Sabéens (Sheba), il ne faut plus s'étonner qu'ils aient enrichi par leur or et par leur commerce les Phéniciens de Tyr, ainsi que le disent expressément les Grecs qui ont pu les confondre avec les autres Sabéens de l'Iémen et du Téhama. (Voyez Bochart, Phaleg. lib. IV, chap. VI, VII et VIII.)
La Genèse continue: «Or l'Éthiopie engendra ou produisit Nemrod qui commença d'être fort (ou géant) sur la terre: il fut un grand chasseur devant le Seigneur, et les chefs-lieux de sa domination furent Babylon, Arak, Nisibe et Kalané dans le pays de Sennaar.»
De quelque manière que Nemrod vienne d'Éthiopie, ou qu'il en dépende, nous avons ici une indication que les pays de sa domination appartiennent à la division de Kush, et que par conséquent leurs habitants furent des hommes noirs à cheveux longs. Ceci s'accorde très-bien avec le témoignage d'Homère, d'Hérodote, de Strabon, de Diodore, et en général des anciens auteurs qui nous dépeignent tels les peuples de la Babylonie et de la Susiane. Ce furent là les Éthiopiens de Memnon, fils de l'Aurore et de Titon, auxquels les Asiatiques durent donner le nom de Kushéens, prononcé, en dialecte chaldaïque, Kuhéens. Ce même nom se représente dans le Kissia de Ptolomée, pays voisin de Suse. Les auteurs arabes désignent également les peuples de ces contrées par le terme de Soudan, c'est-à-dire, les noirs: ainsi les colonies éthiopiennes ou kushites s'étaient répandues dans tout l'Iraq-Arabi, jusque dans la Perse, et ceci nous rappelle l'ancien monument arabe cité par Maséoudi, selon lequel les tribus de Tasm et de Djodaï possédèrent l'Iraq-Arabi et la Perse limitrophe[166]: ces tribus primitives auraient donc été des kushites, parentes des Kananéens ou Phéniciens qui, issus de Cham, et émigrés du Téhamah, auraient réellement eu une même origine.
Quant aux pays dépendants de Nemrod, Arak est Arekka, que Ptolomée place près de la Susiane.
Akad ou Akar est l'ancien nom de Nisibe, selon le témoignage de l'ancien traducteur de la Genèse[167]. Kalaneh, qu'Étienne de Byzance écrit Telané, est une ancienne ville du pays de Sennaar, que cet auteur dit avoir été le berceau de Ninus.
Ainsi la race noire-kushite s'étendit jusqu'au revers méridional du Taurus, conformément au témoignage de Strabon, qui dit que les peuples Syriens sont divisés en deux grandes branches; les Syriens blancs, au nord du mont Taurus; et les Syriens noirs, au sud du Taurus; tous ayant un même fonds de mœurs, de coutumes et de langage: en effet, les dialectes des Abissins, des Arabes, des Phéniciens, des Hébreux, des Assyriens, des Araméens ou Syriens, sont tous construits sur les mêmes bases de grammaire, de syntaxe et d'écriture.
A l'egard de Nemrod, Cedrenus et la Chronique paschale nous avertissent que ce héros ou géant n'est autre chose que la constellation d'Orion, devenue une divinité importante pour les Babyloniens, à raison de ses influences supposées à l'époque de l'année où elle culmine pendant le jour avec la constellation du Chien, époque qui a pris le nom de canicule. Le voisinage de ce chien a procuré le titre de chasseur à Orion, qui d'ailleurs, comme grande divinité, eut aussi le nom de Bel[168]. Sous ce nom les légendes grecques lui donnent la même parenté que la Genèse. «Bélus, disent-elles, fut fils de Libye et de Neptune.» N'est-ce pas précisément la phrase hébraïque? «Nemrod fut engendré par l'Éthiopie;» ce nom de Nemrod qui n'a aucun sens dans l'hébreu, qui n'a pas même les formes de cette langue, s'explique assez bien dans la langue pehlevi: «Nim en pehlevi, dit le traducteur du Zend-Avesta, signifie côté, portion, moitié; rouz signifie midi[169]; en sorte que Nimrouz bien identique à Nemrod, est l'astre de l'Éthiopie, le fils de la saison brûlante.
Jusqu'ici l'on voit que, sous des formes généalogiques, nous avons une véritable géographie dont toutes les parties observent un ordre régulier et systématique. Ce même caractère continue de se montrer dans la troisième division, celle de Sem.
CHAPITRE XIX.
Division de Sem.
LES peuples dépendants de Sem, contenus dans son territoire, sont: 1º Aïlam, nom collectif des Elyméens, bien connus pour habiter les montagnes de la Perse à l'orient de la Chaldée; 2º Ashour ou Assur, nom collectif dés Assyriens, qui d'abord ne furent que les habitants de l'Atourie, où Ninus bâtit Ninive, mais dont le nom, après ce conquérant, s'étendit aux Babyloniens et même aux Syriens.
Ici se présente une remarque sur la traduction vulgaire de ce verset célèbre de la Genèse (ch. 10): «De la terre de Sennar est sorti Assur, qui a bâti Ninive.»
Il semblerait qu'Assur fût un nom d'homme: alors il désignerait Ninus, et c'est l'opinion de beaucoup de savants; mais dans ce cas il sera, et il est en effet, une nouvelle preuve de la posthumité de la Genèse, puisque Ninus, selon Hérodote, ne régna pas avant l'an 1237, environ 200 ans après Moïse. La vérité est qu'ici, comme partout, Assur est un nom collectif qu'il faut traduire selon le génie de notre langue, l'Assyrien ou les Assyriens. Parcourez tous les livres hébreux, spécialement Isaïe, Jérémie, les Rois, surtout au livre IV; jamais vous ne trouverez le pays ou le peuple assyrien désigné autrement que par Assur.
«Assur viendra comme un torrent; Assur s'élèvera comme un incendie; le Seigneur suscitera Assur contre Moab, contre Ammon, contre Juda, contre Israël:» or, personne ne pensera qu'Assur, Moab, Ammon, Israël, soient des individus: bien plus, on trouve cent fois répétée cette autre expression encore plus incompatible: «Le roi d'Assur, la terre d'Assur, les forts d'Assur; Phal, roi d'Assur, vint contre Manahem; Achaz appela Teglat-Phal-Asar, roi d'Assur, etc.»
Il est donc évident qu'Assur est toujours un nom collectif, employé selon le génie des langues orientales, dont les Arabes et les Syriens de nos jours sont un exemple subsistant.
3º Loud, nom collectif des Lydiens, ayant en syriaque le sens de sinuosités, qui convient très-bien au fleuve Méandre. Selon les Grecs, avant la guerre de Troie, les Lydiens s'appelaient Ma-Iones, nom composé d'Ionie. Le nom de Lydiens leur vint-il des Assyriens, dont Ninus les rendit sujets?
4º Le quatrième peuple dépendant de Sem est Aram, qui en syriaque signifie nord (relatif aux Phéniciens); c'est la Syrie des Grecs, ainsi nommée par abréviation d'Assyrie.
Les Hébreux divisent l'Aram ou Syrie en plusieurs districts, 1º l'Aram-Nahrim, l'Aram des deux fleuves (Tigre et Euphrate), traduit en grec Meso-potamos (entre les fleuves.)
2º L'Aram propre, ou pays de Damas et confins.
3º L'Aram Sobah sur lequel on n'est pas d'accord. Josèphe le prend pour la Sophène en Arménie: Bochart[170] lui donne pour limites à l'est le cours de l'Euphrate; à l'ouest, la Syrie de Hamah, d'Alep et de Damas; en sorte que, selon lui, Sobah aurait été ce qui depuis fut le royaume de Palmyre. Michaëlis[171] veut que Sobah soit Nisibe, à trente-cinq lieues sud-ouest de Ninive; mais les auteurs tardifs dont il s'appuie sont si peu instruits sur cette matière, que traduisant le livre de Samuël, à l'article des guerres de David contre les rois de Sobah, ils n'ont pas même su lire correctement le texte hébreu; car tandis que ce texte dit[172] «que l'Araméen (Syrien) de Damas vint pour secourir Hadad-azer, roi de Sobah; que David battit cet Araméen, lui tua 22,000 hommes, et mit garnison à Damas:» les deux traducteurs arabe et syriaque, au lieu de l'Araméen[173] ont lu l'Iduméen, sans apercevoir l'inconvenance de lier Damas à l'Idumée, située sur la mer Rouge; et, de plus, l'Arabe a pris sur lui d'appeler roi de Nasbin (Nisibe) le roi de Sobah. Michaëlis, en adoptant cette erreur, et voulant la confirmer par saint Ephrem, etc.[174], n'a pas pris garde que le texte, qui parle ailleurs des rois de Sobah au nombre pluriel[175], indique que Sobah était un pays et non une seule ville. Ce même texte dit encore, «que David battit le roi de Sobah en allant pour étendre sa main, c'est-à-dire son pouvoir sur l'Euphrate;» Michaëlis veut que ce soit le roi de Nisibe qui alla vers l'Euphrate; mais relativement à l'écrivain juif placé à Jérusalem, le mot aller ne peut convenir qu'à David. Si le roi de Sobah fût venu de Nisibe, il eût amené avec lui les Syriens d'au delà l'Euphrate: il les fit venir à lui, selon le propre texte; donc il résidait en deça de l'Euphrate: seulement, il avait sur l'autre rive des sujets ou alliés qu'il fit venir, mais non pas venir de Nisibe, séparée du fleuve par un désert très-aride de quarante lieues d'étendue.
Il est encore dit que le roi de Hamah avait eu des guerres fréquentes avec le roi de Sobah; et les chroniques donnent à Hamah l'épithète de Sobah (Hamat-Soba): ces deux pays étaient donc limitrophes. Or, si Hamah, séparée de Nisibe par un désert de 90 lieues, était bornée au sud par Damas, et à l'ouest par les Phéniciens, le Sa-bah devait être situé ou au nord vers Alep, ou à l'est vers l'Euphrate; et c'est précisément ce qu'atteste Eupolême[176] lorsqu'il dit que David subjugua les Syriens qui habitaient la Commagène et le pays adjacent à l'Euphrate (où furent situées les villes de Hiérapolis et de Ratsaf, comme l'observe Bochart, qui peut-être a raison d'y joindre Taïbeh et Tadmor.)
«David, dit le texte, revenant de battre les Araméens (les Syriens), s'illustra (par une nouvelle victoire) dans la vallée des Salines.»
Il y a deux vallées de ce genre: l'une dans laquelle est situé le lac de Gabala à 25 lieues nord-nord-est de Hamah; l'autre où se forme la lagune salée de Zarqah, 15 lieues nord-est de Hamah: ces deux positions sont également sur la route de David, revenant soit du nord, soit de l'est. Si, comme l'a cru Fl. Josèphe, Sobah eût été la Sophène, province d'Arménie, les Juifs nous eussent parlé du passage de l'Euphrate, qui eût été une opération inouïe pour eux.—«David enleva une immense quantité d'airain des villes de Betah et de Birti, appartenantes au roi de Sobah.» Betah n'est connue de personne, et vouloir, avec Michaëlis, que Birta soit la ville phénicienne de Beryte, est une inconvenance inadmissible. Elle serait plutôt Birta (aujourd'hui Bir), à l'est de l'Euphrate, sur la route d'Alep en Assyrie; mais il faudrait que David eût passé le fleuve, à moins qu'à cette époque il n'y eût sur la rive ouest de l'Euphrate une ville de Birta, ruinée ensuite et remplacée par celle du même nom qu'Alexandre bâtit sur la rive orientale. Tout confirme l'opinion de Bochart, et concourt à étendre le royaume de Sobah le long de l'Euphrate jusqu'aux montagnes de la Cilicie.
Remarquons en passant, que cette existence des États araméens de Sobah, Hamah et Damas, qui se continue depuis et avant Saül, jusqu'au temps d'Achaz, confirme l'assertion d'Hérodote qui restreint l'empire des Assyriens ninivites à la haute Asie, pendant 500 ans, et qui par là les exclut de l'Asie basse, c'est-à-dire de l'Asie mineure et de la Syrie. Les chroniques juives s'accordent avec lui, en nous montrant l'ouest de l'Euphrate indépendant de leur puissance, et en n'y laissant apercevoir son extension qu'au règne de Phul, vers l'an 770. Alors commence, de la part des sultans de Ninive, un système d'agrandissement de ce côté, qu'ils poursuivent jusqu'au temps de Sardanapale. Le discours de Sennachérib au roi Ézéqiah, indique très-bien cet état de choses. «Les dieux des nations, dit ce prince, ont-ils délivré les pays ravagés par mes pères, les pays de Gouzan, de Haran, de Ratsaf; et les enfants d'Aden qui sont en Talashar? où est le roi de Hamah et d'Arfad? où sont les rois des Sapires, de Ana, de Aoua? etc.[177].
Nous avons le pays de Gouzan, Gauzanitis, de Ptolomée, près de la rivière de Khaboras en Sennaar; celui de Haran ou Charræ, près d'Edessa en Mésopotamie. Ratsaf ou Resapha est situé au sud de l'Euphrate et au nord de Palmyre. Aden est Adana, ville puissante, près de Tarsus ou Tarsis en Cilicie; et puisque Aden est en Talashar, il faut que Talashar soit la Cilicie, qui, par les Arabes, serait prononcé Tchilitchia. Hamah est bien connu sur l'Oronte. Arfad, toujours nommé avec Damas et Hamah[178], ne saurait en être écarté plus loin qu'Aradus, appelé aussi Arvad. Les Sapires sont au nord de l'Arménie. Ana est une île de l'Euphrate; Aoua, un canton de la basse Babylonie.
Lors donc que Sennachérib, pour effrayer le roi juif, lui dit que ses pères ont ravagé tous ces pays, sans doute il n'entend pas une vieille conquête faite par Ninus, 1400 ans auparavant (selon Ktésias); mais une conquête récente dont nous suivons la trace dans Salmanasar, qui subjugua les états phéniciens, dont Arvad fut un; 2° dans Teglat, qui conquit Damas, et en déporta les habitants au pays de Qir[179]; 3° dans Phul enfin, qui le premier paraît au sud de l'Euphrate, sans doute après avoir soumis Adana: il semblerait que Tarsus, port de mer puissant, ne fut conquis qu'au temps de Sardanapale, qui selon une inscription hyperbolique, l'aurait rebâti en un jour[180].
Avant cette conquête des Assyriens, c'est-à-dire avant l'an 770 ou 780 au plus, les Syriens n'étaient connus que sous leur nom d'Araméens; Homère et Hésiode, qui écrivirent vers ce temps, n'en citent pas d'autre. Il s'étendait à la Phrygie brûlée, qu'ils nomment Arimaïa; à la Cappadoce, dont les habitants étaient nommés Arimeéns blancs, et descendaient, selon Xanthus de Lydie, d'un antique roi Arimus, le même que l'Aram hébreu. (Voy. Strabo, lib. XIII.)
Aram a encore pour dépendances, Aouts, Houl, Gatar et Mesh.
Aouts est connu pour l'Ausitis de Ptolomée, pays avancé dans le désert de Syrie vers l'Euphrate. Les Arabes Beni-Temin, d'origine iduméenne, ont occupé ce pays; c'est à eux que Jérémie dit[181]: «Réjouissez-vous, enfants d'Edom, qui vivez dans la terre d'Aouts.» Là est placée l'anecdote de Iob, dont le roman offre sur Ahriman ou Satan, des idées zoroastriennes que l'on ne trouve dans les livres juifs que vers le temps de la captivité de Babylone.
Houl n'a pas de représentants.
Gatar est la ville et le pays de Katara sur le golfe Persique. (Voy. Ptolomée.)
Mesh doit être voisin, et convient aux Masanites de Ptolomée, à l'embouchure de l'Euphrate et non loin de Katara: le système de contiguité continue toujours de s'observer.
Un cinquième peuple de Sem est Araf-Kashd, représenté dans le canton Arra-Pachitis de Ptolomée, qui est le pays montueux, au sud du lac de Van, d'où se versent le Tigre et le Lycus ou grand Zab. Ce nom signifie borne du Chaldéen, et semble indiquer que les Chaldéens, avant Ninus, se seraient étendus jusque-là.
Cet Araph Kashd, selon Josèphe, fut père des Chaldéens; selon l'hébreu, il produisit Shelah, dont la tracé, comme ville et pays, se retrouve dans le Salacha de Ptolomée. Shelah produisit Eber, père de tous les peuples d'au delà de l'Euphrate; mais si nous le trouvons en deçà, relativement à la Judée, nous avons droit de dire que cette antique tradition vient de la Chaldée.
D'Eber sont issus Ieqtan, père de tous les Arabes-Syriens, et Phaleg, d'où l'on fait venir Abraham, père des Juifs et d'une foule de tribus arabes, par ses prétendues femmes, Agar et Ketura. Mais si dès le siècle de Moïse, quatre générations seulement après Abraham, ces tribus présentent une masse de population et une étendue de territoire inconciliables avec les probabilités physiques et morales, nous aurons une nouvelle raison de rejeter l'existence d'Abraham comme homme; et si l'auteur de la Genèse, au ch. XV, v. 19, suppose que Dieu «promit à Abraham de livrer à sa postérité, parmi plusieurs peuples, celui de Qenez, lequel Qenez naquit seulement quatre générations après lui;» nous pourrons encore dire que cet auteur se trahit lui-même par un anachronisme choquant. Il est plus naturel de penser que toutes ces petites tribus, d'origine incertaine, et répandues dans le désert de Syrie jusqu'à l'Arabie Pétrée, ont appelé Ab-ram, leur père commun, parce qu'il fut leur divinité patronale; et en disant qu'elles vinrent primitivement de Sem, l'on commettrait un pléonasme, puisque, selon le livre chaldéen de Mar-Ibas, Sem est le même que Zerouan, qui est aussi le même qu'Abraham; nous n'insistons pas sur le site de toutes ces tribus, parce qu'il est assez bien connu.
De Ieqtan, supposé homme, l'auteur fait venir treize peuples arabes, dont il pose distinctement les limites en disant:
1º «Que les enfants d'Ismaël habitèrent depuis Haouilah jusqu'à Shour, qui est dans le désert en face de l'Égypte, sur le chemin d'Assyrie (par Damas);
2º «Que les enfants de Ieqtan habitèrent depuis Mesha jusqu'à Shefar, montagne orientale.»
Shefar est une montagne du désert arabe, par les 29 degrés de latitude, à environ 55 lieues est de la mer Rouge, et à l'orient d'hiver de Jérusalem: elle fut le campement le plus reculé des Hébreux conduits par Moïse[182]: Ptolomée y pose la limite extrême de l'Arabie Felix, au nord. Là commencent l'Arabie Pétrée et les dépendances de Kush, dont Haouilah fait la frontière. Tout se trouve d'accord de ce côté, qui est l'occident de Ieqtan.
Mesha, qui est sa borne à l'orient, est le Masanites fluvius, l'une des branches de l'Euphrate, vers son embouchure dans le golfe Persique: une ligne tirée de Shefar sur Mesha, est donc la borne des Arabes Ieqtanides, vers le nord.
L'Océan, ou mer Érythrée, est leur borne au sud.
Vers le couchant, qui est la mer Rouge, si l'on tire une ligne de Shefer sur Sabtah, frontière de Kush, cette ligne laisse tous les peuples de Ieqtan dans le désert à l'est, et tous les Kushites dans le Hedjaz et dans le Téhamah, vers l'ouest; avec cette circonstance, qu'elle suit une chaîne de montagnes rocailleuses et stériles, qui en font une limite naturelle. Le pays de Ieqtan occupe donc tout l'orient de la péninsule arabe, depuis le canton de Saba-Mareb, jusqu'à l'embouchure du golfe Persique, où les tribus kushites de Ramah, Daden et Sheba, possèdent un territoire qui fait exception. Il s'agit de placer les tribus dont les géographes grecs nous retracent plusieurs noms reconnaissables.
Al-Modad ne l'est pas très-bien dans les Alumaiotæ de Ptolomée; mais Shelaph l'est parfaitement dans les Salupeni du même auteur.
Hatsar-Môt est sans contredit les Chatramotitæ de Strabon, le Hadramaut actuel des Arabes.
Ierah se trouve bien dans les Iritæi;
Adouram dans Adrama, au pays de Iemama, qui, selon les monuments cités par Pocoke[183], fut la borne de l'empire assyrien en ces contrées.
Auzal est l'Auzara de Ptolomée, près le pays d'Oman, sur le golfe Persique. Dans Ezéqiel (chap. 27), Dan est joint à Ion d'Aouzal, et Giggeius place en ces cantons une ville de Ion. (Voy. Bochart.)
Deqlah est inconnu; Aoubal doit être le Hobal du géographe Edrissi, ou l'Obil anéanti des traditions arabes.
Ambi-mal représente l'un des quatre cantons aromatifères de Théophraste, qui le nomme Mali.
Iobab, par l'altération du second b en p grec, qui est l'r latin, a fait Iobaritæ, en Ptolomée.
Le nom de Sheba se retrouve dans Shebam, château-fort sur les montagnes, à l'ouest du Hadramaut, et peut-être mieux encore dans la ville de Saba, ou plutôt Sheba-Mareb, c'est-à-dire, la capitale de Sheba, le mot mareb ayant cette signification en arabe.
Haouilah offre le plus de difficultés, parce que ce nom n'a point laissé de traces, et qu'un passage de la Genèse impose à ce local des conditions contradictoires.
Ce livre dit (chap. II, v. 10 et 11): «Et le fleuve (du jardin d'Eden) se divisait en quatre autres fleuves, dont le premier s'appelle Phishoun; celui-ci entoure tout le pays d'Haouilah, où se trouve l'or; et l'or de cette terre est bon (or fin): là aussi est le Bedoulah (Bdellium) et la pierre de Shahm (l'onyx.)»
Nous avons vu ci-dessus un premier pays de Haouilah, appartenant à la division de Kush, réclamer sa situation dans un désert où l'on ne connaît aucune rivière: ce second Haouilah, appartenant aux Ieqtanides, exige de ne pas sortir de leurs limites; par conséquent il nous faut trouver dans la péninsule arabe, une rivière arrosant un pays où se trouvent l'or, le bdellium et l'onyx.
Les Grecs[184] nous indiquent un premier petit fleuve venant du mont Laëmus, au sud-est de la Mekke, traversant un pays riche en sources, en verdure, et de plus, roulant des paillettes d'or: là vivaient les Arabes Alilæi et les Gassandi, chez qui se trouvaient des pépites d'or en abondance. Au delà, sur la frontière du désert, vivaient les Debæ, riches en paillettes d'or, d'où leur venait leur nom: tous ces peuples, sans arts, ne savaient employer l'or à rien, et ils le prodiguaient aux navigateurs étrangers, pour des marchandises de peu de prix.
Si l'on supposait que le nom Alilæi fût une corruption de Haouilah, chose très-possible de la part des Grecs, il y aurait ici de grandes convenances; mais encore serions-nous dans le territoire de Kush; et de plus nous n'y trouvons pas la pierre d'onyx, et surtout le bdellium que l'on s'accorde à croire être la perle.
Cette dernière condition nous appelle sur le golfe Persique: là nous trouvons deux rivières; l'une au pays de Iemama, ayant son embouchure en face des îles de Barhain, où se termine le grand banc des perles; l'autre, appelé Falg par les Arabes, sur la même côte du golfe Persique, ayant son embouchure à l'autre extrémité du même banc, sur la frontière du pays d'Oman. Le voyageur Niebuhr assure que l'onyx n'est pas rare en ces contrées: voilà plusieurs conditions remplies; mais nous ne voyons aucun nom retraçant Haouilah; et parce que le récit de la Genèse tient à la mythologie, peut-être la recherche d'un fleuve joint à ce nom est-elle idéale?
Un dernier pays nous reste à trouver, celui d'Ophir qui, jusqu'ici, a été la pierre philosophale des géographes: successivement ils l'ont cherché dans l'Inde, à Ceylan, à Sumatra; dans l'Afrique, à Sofala; enfin jusqu'en Espagne, où ils ont voulu que Tartesse représentât la ville de Tarsis. Chacune de ces hypothèses a combattu l'autre par des raisons de vraisemblance et d'autorité; mais toutes ont péché contre une condition essentielle à laquelle on n'a point donné assez d'attention. Cette condition est que l'auteur du dixième chapitre, ayant observé, dans toute sa nomenclature, un ordre méthodique de positions et de limites, il n'est pas permis de violer ici cet ordre: dans le cas présent, le pays d'Ophir étant assigné à la division de Ieqtan, il n'est pas permis de le chercher hors de la péninsule arabe, où cette division est restreinte.
Une hypothèse récente a été mieux calculée, en plaçant Ophir dans les montagnes du Iémen, à 12 ou 14 lieues nord-est de Lohia, en un lieu nommé Doffir[185]; mais il reste douteux que ce local, voisin des Sabéens kushites, ait pu appartenir aux Ieqtanides; d'ailleurs l'addition d'une consonne aussi forte que le D, qui aurait changé Ophir en Doffir, est une altération dont l'idiome arabe n'offre pas d'exemple: enfin l'on ne conçoit pas comment les vaisseaux de Salomon auraient employé à faire un voyage de 400 lieues au plus (tout louvoiement compris), un temps aussi long que celui dont le texte donne l'idée, en disant que ces vaisseaux partaient chaque troisième année pour Ophir, c'est à dire, qu'ils étaient un an à se rendre, un an à revenir, et ils n'auraient fait que 400 lieues par an!
Après avoir médité ce sujet, il nous a semblé qu'un plus grand nombre de convenances historiques et géographiques se réunissaient pour placer Ophir sur la côte arabe, à l'entrée du golfe Persique: établissons d'abord le texte qui doit être notre premier régulateur.
«Salomon fit construire des vaisseaux à Atsiom-Gaber (sur la mer Rouge près d'Aïlah), et Hiram, roi de Tyr, lui envoya des pilotes connaissant la mer, pour conduire ses vaisseaux; et ils allèrent à Ophir, d'où ils apportèrent beaucoup d'or. (Reg. I, c. 9, v. 10)
«Et la reine de Sheba ayant entendu parler de Salomon, le vint voir. (Ibid., ch. 10, v. 1er.)
«Et elle lui apporta en présent une quantité prodigieuse d'or, d'aromates exquis, et de pierres précieuses. (v. 10.)
«Et les vaisseaux de Hiram qui apportèrent de l'or d'Ophir, en apportèrent aussi des bois appelés almoguim (que l'on croit le sandal) et des pierres précieuses. (v. 11.)
«Et Salomon tira beaucoup d'or des rois d'Arabie. (v. 15.)
«Et les vaisseaux de Tarsis (appartenant) au roi, allèrent avec ceux de Hiram, chaque troisième année; et ces vaisseaux de Tarsis apportèrent de l'or, de l'argent, des dents d'éléphant, des singes et des paons. (v. 22.)
«Josaphat fit construire des vaisseaux de Tarsis, pour aller à Ophir; mais ils périrent dans le port même d'Atsiom-Gaber. (c. 22, v. 49.)»
Pesons bien les circonstances et même les mots de ce récit: «1° Des vaisseaux partent d'Atsiom-Gaber; ils vont à Ophir; ils en apportent beaucoup d'or; et Salomon tira beaucoup d'or des rois d'Arabie.»
Ici Ophir ne figure-t-il pas en synonyme avec Arabie?
«2° Et la reine de Sheba ayant entendu parler de Salomon, le vint voir.»
Cette princesse ne sera pas venue sur un ouï-dire; elle aura questionné les gens mêmes de Salomon; elle les aura fait venir; elle ne l'aura pu qu'autant qu'ils auront relâché dans un de ses ports. Les ports du Téhama ne lui appartenaient point, ils étaient aux Kushites. Le port le plus voisin de sa résidence, qui devait le mieux lui appartenir, était celui que les Grecs appelèrent par la suite Arabia felix, aujourd'hui Hargiah, à l'embouchure de la rivière de Sanaa. Ce port, disent les Grecs, fut l'entrepôt où les marchandises de la mer Rouge et celles du golfe Persique et de l'Inde se rencontraient, avant qu'une navigation directe se fût établie de l'Égypte dans l'Inde.
Selon les monuments arabes, la reine de Saba, nommée Balqis, vivait à Mareb, c'est-à-dire, dans la capitale du pays de Saba. Le Hadramaut était dans sa dépendance; il est la contrée des aromates. Les singes qu'elle y joignit, sont nommés en hébreu qouphim, dont l'analogue subsiste au Malabar, dans le mot kapi, venu du sanscrit kabhi: les paons, appelés en hébreu toukim, s'appellent encore au Malabar tougui[186]. Voilà des produits indiens: les dents d'éléphant en sont un aussi; mais l'Abissinie et l'Afrique ont pu en produire également. Si les bois almoguim, dont Salomon fit des instruments de musique, sont, comme on le croit, le bois de sandal (si rare, dit le texte, que depuis cette époque on n'en vit plus), ils sont une nouvelle preuve d'un commerce indien. Selon nous, les Tyriens qui furent les pilotes de Salomon, et à qui appartenait spécialement ce commerce, ne se bornaient point au port d'Arabia felix; ils prolongeaient la côte arabe jusqu'au pays actuel de Maskat: là, nous trouvons, près du cap Ras-el-hal, une ancienne ville écrite Sour, avec les mêmes lettres que Tyr: toute cette contrée, jusqu'au détroit Persique, nous est dépeinte par Niebuhr comme un pays abondant en toute denrée, et méritant le nom de heureux et riche; là étaient les villes ou pays de Sheba, Ramah et Daden, dont Ezéqiel nous dit «que les habitants étaient les associés ou courtiers des Tyriens, à qui ils fournissaient les dents d'éléphant, les aromates et l'or (chap 27).» Sur cette côte existe encore une ville de Daba, dont le nom signifie or; et il est prouvé par une foule de passages des anciens, qu'a recueillis Bochart, en sa Géographie sacrée (liv. II, chap. 17), que cette contrée fut jadis aussi riche en or que le sont de nos jours le Pérou et le Mexique.
Eupolême[187], qui fut instruit dans l'histoire des Juifs, dit que David envoya des vaisseaux exploiter les mines d'or d'une île appelée Ourphê, située dans la mer Erythrée, qui est le nom de l'Océan arabique jusque dans le golfe Persique.
Ici Ourphê semble n'être qu'une altération d'Ophir, altération d'autant plus croyable que le même texte fait partir les vaisseaux du port d'Achana, au lieu d'Aïlana: mais Eupolême n'a-t-il pas eu en vue une île célèbre de ces parages, appelée par Strabon Tyrina (l'île tyrienne), «où l'on montrait, sous des palmiers sauvages, le tombeau du roi Erythras (c'est-à-dire, du roi Rouge), qui, disait-on, avait donné son nom à l'Océan arabique, parce qu'il s'y noya?» Nous avons ici un conte phénicien, dont le vrai sens est que le soleil brûlant et rouge, qui chaque soir se noyait dans la mer, reçut un culte des navigateurs qui la traversaient, et qui, en action de grâces d'un voyage heureux, lui élevèrent un monument de la même espèce que celui d'Osiris, roi, soleil, comme Erythras. En désignant ce tombeau comme un tumulus pyramidal considérable, Strabon nous fait soupçonner un autre motif utile, celui d'avoir élevé sur cette côte plate un point dominant propre à diriger les marins.
Si nous pénétrons dans le golfe Persique, nous trouvons, sur la côte arabe, une rivière appelée Falg, dont le cours nous conduit à une ancienne ville ruinée qui porte le nom de Ophor[188], lequel, vu l'insignifiance de la seconde voyelle, représente matériellement le nom que nous cherchons, et qui le montre en un lieu convenable: il est vrai que ce local n'est point une île, comme le dit Eupolême; mais il faut observer que dans tous les dialectes de l'arabe, y compris l'hébreu, un même mot signifie île et presqu'île. Or, la pointe d'Oman, où nous trouvons Ophir, est une véritable presqu'île, surtout à raison des rivières qui coupent sa base. Quant au site propre de la ville actuelle, il a dû changer, en ce que les attérissements considérables de cette côte ont éloigné la mer, et par cela même ont fait perdre au port et à la ville d'Ophir son activité et sa renommée.
A l'embouchure de la rivière qui avoisine les restes d'Ophir, commence le grand banc des perles, foyer très-ancien d'un riche commerce; à l'extrémité de ce banc se trouvent encore deux îles qui jadis portèrent le nom de Tyr et Arad, et qui eurent, dit Strabon (lib. 16), des temples phéniciens: leurs habitants se prétendaient la souche de ceux de Tyr et Arad sur la Méditerranée; mais si l'on considère qu'ils n'étaient que de pauvres pêcheurs sur un sol d'ailleurs aride, l'on sentira que la vraie souche de population fut aux bords fertiles de la Phénicie, et que ce récit n'est qu'une inversion qui néanmoins indique encore le commerce et la fréquentation des Tyriens, dont nous venons de rassembler un assez grand nombre de preuves.
On objecte que le circuit de l'Arabie est trop considérable pour la science nautique de cet ancien peuple; nous répondons que le vrai degré de cette science n'est pas très-bien connu, ne l'a peut-être pas même été par les Grecs, venus à une époque tardive: en outre, l'analyse semble prouver que ce circuit n'excéda réellement pas les moyens des anciens. Leurs géographes s'accordent à nous dire qu'une journée moyenne de navigation équivalait à 14 ou à 15 de nos lieues marines, c'est-à-dire ¾ de degré[189]. La longueur de la mer Rouge est d'environ 320 lieues: supposons 400 à raison des caps et des baies, que les anciens tournaient; la distance du détroit de Bab-el-mandel au cap Raz-el-had, passe 360; supposons 430, nous avons 830: ajoutez 120 jusqu'au golfe Persique, plus 50 jusqu'à la rivière Falg; pour ces deux branches, supposons 200: la totalité sera de 1030 lieues; pour compté rond, supposons 1050.
Les vaisseaux ont eu cent cinquante jours, c'est-à-dire, cinq mois de très-bon vent pour franchir cet espace: en effet, à la fin de mai commence la mousson de nord-ouest, qui dure jusqu'à là fin d'octobre. 1050 lieues, divisées par 150 jours ne donnent que 7 lieues à chaque journée: les navigateurs purent donc employer 75 jours, c'est-à-dire la moitié du temps, à des relâches: la mousson de sud-est, qui les eût ramenés, commence en novembre et finit en avril; mais ils ne pouvaient en profiter, parce qu'ils n'auraient pas eu le temps de faire leur négoce: seulement, ils purent employer les vents variables du mois qui la termine, à sortir du golfe Persique, à caboter sur la côte de Maskat; et leur retour au port d'Atsiom-Gaber put être effectué à la mi-janvier de l'année seconde du départ; alors une nouvelle expédition avait le temps de se préparer pour partir à la fin de mai, qui commençait l'année troisième.
Dira-t-on que les Tyriens ont exploité le commerce du golfe Persique par un moyen qui a encore lieu aujourd'hui, c'est-à-dire, par les caravanes des Arabes se rendant à travers le désert, soit à l'Euphrate, soit directement au golfe? Il est vrai que plusieurs passages des psaumes de David, des prophètes, et surtout d'Ezéqiel, indiquent que les Tyriens surent tirer ce parti des Bédouins, en tout temps dévoués à celui qui les salarie; mais la voie du désert n'offrait guère moins d'obstacles que celle de la mer, en ce que les Tyriens étaient obligés de traverser les pays, souvent hostiles, des Juifs, des Syriens de Damas, et surtout de prolonger le pays des Babyloniens, dont les rois furent leurs ennemis acharnés. La cause de cette haine, comme de celle des Ninivites leurs prédécesseurs, s'explique même en faveur de notre hypothèse, en disant que, jaloux des richesses que les Phéniciens tiraient du commerce de l'Inde, par le golfe Persique, ils leur coupèrent d'abord la voie du désert; puis, lorsque l'industrie tyrienne eut imaginé la voie de la mer Rouge et le circuit de l'Arabie, ils l'attaquèrent dans son foyer même, pour extirper cette dérivation du commerce indien, et le ramener en son lit ancien et naturel, le cours du Tigre et de l'Euphrate, où il fut la véritable cause de la splendeur successive de Ninive, de Babylone et de Palmyre.
On nous oppose l'opinion de plusieurs écrivains grecs qui «ont nié que personne eût navigué au delà du pays de l'encens avant l'époque d'Alexandre;» ce sont les expressions d'Eratosthènes en Strabon (lib. XVI, pag. 769): mais le témoignage d'Hérodote est d'un plus grand poids, lorsque, sur l'autorité des savants égyptiens et perses qu'il consulta, il raconta, «qu'environ 40 ans avant lui, le roi Darius Hystaspes eut la curiosité de connaître le cours de l'Indus; que pour cet effet il confia des vaisseaux à des hommes sûrs et véridiques, entre autres à Scylax de Kariandre, lesquels vaisseaux, après avoir descendu l'Indus depuis la ville de Kaspatyre, firent route dans l'Océan vers l'ouest, et arrivèrent le trentième mois, au fond du golfe d'Héroopolis d'Égypte[190].»
Comment Eratosthènes et d'autres anciens ont-ils négligé ce fait? Nous répondons, avec de savants critiques: 1º parce que les anciens ont en général dédaigné les prétendus contes d'Hérodote; et nous ajoutons, 2º parce qu'ils ont été imbus d'un préjugé formellement avoué par Arrien: cet auteur, parlant des efforts inutiles d'Alexandre pour faire sortir ses vaisseaux du golfe Persique, nous dit en substance: «On était persuadé à Babylone, que le golfe Persique et le golfe Arabique ayant leurs embouchures dans l'Océan, il devait exister un passage libre par mer, entre Babylone et l'Égypte; mais personne n'était encore parvenu à doubler les caps méridionaux de l'Arabie: cette entreprise passait pour impossible, à cause de l'excessive chaleur qui dans ces latitudes rend la terre inhabitable.» Arrien ajoute: «Si la côte extérieure au golfe Persique eût été navigable, ou si l'on eût soupçonné la possibilité de s'en approcher, je ne doute pas que l'extrême curiosité d'Alexandre ne fût parvenue à faire reconnaître le pays par mer ou par terre[191].»
L'excessive chaleur rendant la terre inhabitable; voilà le préjugé qui a égaré presque tous les anciens, et dont ne fut pas exempt Hérodote lui-même; avec cette différence, honorable à son caractère, qu'il n'eut point la présomption de soumettre les faits à sa théorie, et qu'au contraire, en plusieurs occasions, il a eu la candeur de nous dire: «Voilà ce qu'on m'assure: cela ne me paraît pas croyable; mais peut-être d'autres le croiront.» Nous verrons bientôt que cette bonne foi l'a mieux dirigé que ses censeurs.
Pour revenir à notre question, nous disons que la persuasion où l'on était à Babylone de la possibilité du circuit de l'Arabie, avait pour cause quelques traditions confuses ou dissimulées des anciennes navigations: leur souvenir dût s'obscurcir même chez les Orientaux, parce que les guerres continues depuis Salmanasar jusqu'à Nabukodonosor, après avoir long-temps distrait, finirent par détruire les Tyriens et les Iduméens, agens de ces navigations, et plongèrent dans le trouble et l'ignorance, les générations qui leur succédèrent. A plus forte raison, les Grecs d'Alexandre, venus deux siècles et demi après que Tyr eut été dévastée par Nabukodonosor, puis par Kyrus et ses successeurs, durent-ils ignorer des faits qui, par eux-mêmes, n'étaient pas éclatants; surtout lorsque nous voyons ces mêmes Grecs peu et mal instruits dans toute l'histoire des rois ninivites et babyloniens, de qui ces faits, furent contemporains.
Mais enfin, dira-t-on, ce petit peuple tyrien, séparé de la mer Rouge, par un espace de 90 lieues communes (de 2,500 toises) qu'occupaient quatre ou cinq nations souvent en guerre, comment put-il entretenir les communications nécessaires à son commerce, et surtout comment put-il former et alimenter le matériel d'une marine soumise à beaucoup de casualités, c'est-à-dire, se procurer les métaux, les chanvres, les bois de construction, etc., quand il est avéré que les bords de la Méditerranée sont tellement dénués de ces objets, que, selon Strabon, Diodore et Pline, «les indigènes n'y exerçaient la navigation qu'au moyen de grands paniers tissus de joncs ou de feuilles de palmiers, recouverts de peaux ou cuirs cousus et goudronnés?»
Sans doute ce sont là des difficultés, mais un examen attentif des faits sait les résoudre.
D'abord, quant aux communications, ce qui se passa entre Hiram et Salomon nous montre ce qui dut se passer avant et après ces princes; il est sensible que les Tyriens durent avoir tantôt avec les Philistins, tantôt avec les rois de l'Idumée, des traités semblables à ceux qu'ils eurent avec David et Salomon, maîtres accidentels de cette contrée.
Quant au passage matériel des choses, il put se faire entièrement par terre, dans les cas d'alliance avec les Juifs et les Philistins; mais en d'autres cas, il dut se faire par des moyens plus convenables à l'esprit d'économie d'un peuple marchand.
Ce peuple de Tyr étant, comme l'on sait, maître de la mer de Syrie, il dut user de cet avantage pour se procurer un entrepôt rapproché, autant que possible, de la mer Rouge. Parmi plusieurs, là côte de Gaza lui en offrit un éminemment commode dans le lieu appelé El-arish qui, situé sur une plage désert, loin des regards jaloux de tout gouvernement, avait le double mérite de la sûreté et du secret; joignez-y un torrent d'eau douce (dit le torrent d'Égypte), à la vérité temporaire, et quelques sources saumâtres ombragées de palmiers. Ce havre, encore praticable, dut jadis être meilleur, quand les atterrissements continus de cette plage ne l'avaient pas ensablé; sa distance au port d'Atsiom-Gaber est d'environ 45 lieues communes, c'est-à-dire de 5 à 6 journées de caravane. Le désert intermédiaire, très-aride, ne peut se traverser qu'avec l'agrément des Arabes qui le parcourent; il fut facile à un peuple riche, de mettre à sa solde des Bédouins toujours affamés; leurs chameaux transportèrent tout ce que les Tyriens voulurent débarquer. Des discussions accidentelles avec les Iduméens, maîtres naturels d'Atsiom-Gaber, durent s'élever pour motifs d'intérêt et de péage; elles durent susciter l'idée de chercher ailleurs un établissement plus indépendant; la plage, au couchant du mont Sinaï, en offrait de tels; les Phéniciens en profitèrent, de l'aveu exprès des historiens grecs, qui nomment comme leur appartenant, une ville au local d'Elim, et un port qui, chez les Arabes, conserve encore le nom d'El-Tor, mot identique à celui de Sour et Tyr. Ce lieu, favorisé de bonne eau douce et de palmiers dattiers, dut surtout fixer les Tyriens qui protégés par leurs vaisseaux, purent y être à l'abri des caprices des Arabes, leurs hôtes.
Mais ces vaisseaux, comment se trouvent-ils construits là? Nous répondons que les Tyriens firent alors ce qui se fait encore aujourd'hui, ce que l'histoire nous apprend s'être fait de tout temps ils firent fabriquer sur la Méditerranée tous les agrès et les carcasses même des vaisseaux, et ils les transportèrent à dos de chameau d'un rivage à l'autre; c'est ainsi que les Turks ont entretenu leur marine à Suez[192], depuis Sélim; que Soliman, en 1538, y fit passer une flotte entière de 76 bâtiments, fabriqués à Constantinople et sur la côte de Cilicie. C'est ainsi qu'Ælius Gallus, sous le règne d'Auguste, fit passer une autre flotte de 80 galères, à 2 et 3 rangs de rames, etc.
Mais de quelle espèce étaient ces vaisseaux tyriens? Nous l'apprenons clairement d'Ezéqiel, en son intéressant chapitre XXVII, lorsqu'il dit: «O Tyr! tes enfants (ou tes constructeurs) emploient les sapins de Sanir à faire les planches (pour les bordages ou les ponts) de tes vaisseaux; ils emploient les cèdres du Liban à faire tes mâts; les aunes de Bazan à faire tes rames; les buis de Ketim, incrustés d'ivoire, à faire les bancs de tes rameurs; les fines toiles d'Égypte bariolées, à faire tes voiles; l'hyacinthe et la pourpre des îles de Hellas, à teindre les tentes qui ombragent (tes nautoniers): tu dis: Je suis d'une beauté parfaite.»
Nous voyons, dans ce texte, que les vaisseaux de Tyr étaient à voiles et à rames, c'est-à-dire, du genre des galères dont l'usage est immémorial sur la Méditerranée; par conséquent cette voile fut triangulaire, celle que l'on appelle voile latine, qui a le mérite précieux de serrer le vent au plus près.
Le texte ne spécifie pas que les vaisseaux fussent pontés; mais cet attribut des galères nécessité par la grosse mer, est une suite indispensable.
Maintenant d'où vient, dans le texte du livre des Rois, l'expression de vaisseaux de Tarsis, construits par Salomon et par Josaphat? Les commentateurs en ont cherché l'explication au bout du monde: elle nous semble placée sous la main, et offerte par un état de choses encore présent à nos yeux.
En effet, nous voyons qu'en matière de constructions, chaque peuple et ci-devant chaque ville maritime, par certaines raisons de calcul ou de routine, ont donné et donnent encore à leurs vaisseaux des formes particulières, d'où leur sont venus des noms distincts. Ainsi l'on distingue les vaisseaux de Hollande, par leurs hanches plus larges; par leurs quilles plus aplaties; les vaisseaux d'Angleterre, par leurs flancs plus effilés, par leurs quilles plus tranchantes; les vaisseaux de Venise et de Gênes (quand ces villes furent républiques), par d'autres caractères particuliers; en sorte que de très-loin en mer, un œil expert sait de quel pays et même de quel chantier est un vaisseau. Hé bien, chez les anciens cet état de choses dut avoir lieu, et alors les différences durent être d'autant plus marquées, que les peuples, dans un état habituellement hostile, avaient moins de rapports. Les vaisseaux de Carthage, ceux de Syracuse, d'Athènes, de Milet, durent avoir des caractères distincts; or, parmi les anciennes villes qui eurent une marine, et par conséquent des chantiers de construction, il s'en présente une célèbre qui eut tous les moyens de construire des vaisseaux désignés par son nom. Cette ville appelée Tarsus par les Grecs, la même que notre Tarsis des Hébreux, était située sur la côte de Cilicie, la plus riche de la Méditerranée en bois de marine, et le foyer perpétuel d'une navigation active, portée jusqu'à la piraterie.
«Tarsus, nous dit le savant Strabon (liv. XIV, p. 673), doit son origine aux Argiens qui, sous la conduite de Triptolême, cherchaient Io» (c'est-à-dire que cette origine se perd dans les temps fabuleux). Solin, compilateur d'auteurs anciens, l'attribue à Persée (ch. XXXVIII; autre signe d'antiquité): il ajoute qu'on l'appelait la mère des villes; «que ces peuples (les Ciliciens) avaient jadis commandé depuis la Lydie jusqu'à l'Égypte; qu'ils furent dépossédés par les Assyriens, etc.» Ceci cadre bien avec le discours de Sennachérib, disant à Ezéqiah «que ses pères ont récemment conquis la ville de Adana (près de Tarsus); et avec l'anecdote de Jonas qui, sous le règne de Jéroboam II, environ 65 ans avant Sennachérib, s'enfuit à Tarsus, pour éviter de se rendre à Ninive: n'a-t-on pas droit de conclure qu'alors Tarsus etait indépendante de Ninive? L'épitaphe de Sardanapale, qui suppose que ce prince bâtit en un jour Tarsus et Anchiale, indique seulement qu'il répara, et qu'alors ces deux villes dépendaient des Assyriens. Le dixième chapitre de la Genèse, en nommant Tarsis comme enfant, c'est-à-dire colonie de Ion, dépose dans le même sens que les Grecs en faveur de son antiquité. Quant à son industrie, Strabon continue: «La rivière Kydnus traverse Tarsus, et forme au-dessous d'elle un marais navigable, qui jadis fut un port spacieux, ayant son embouchure dans la mer par un col étroit appelé Regma, c'est-à-dire rupture. Cette ville est populeuse et a le rang de métropole; ses citoyens ont une telle passion pour les sciences physiques et mathématiques, qu'ils ont surpassé en ce genre les écoles d'Athènes, d'Alexandrie et de toute autre ville savante qu'on pourrait nommer: il y a ceci de notable, qu'à Tarsus ce sont les indigènes qui sont les savants et les studieux; il y vient peu d'étrangers. Ces indigènes, au lieu de rester dans leurs foyers, se livrent aux voyages pour acquérir ou perfectionner leurs connaissances; et ces voyageurs s'expatrient volontiers pour s'établir ailleurs; il n'en revient qu'un petit nombre: c'est le contraire des autres villes, si j'en excepte Alexandrie, etc.»
Avec un tel caractère moral, et avec l'avantage des forêts de son voisinage et des métaux dont l'Asie mineure fut toujours riche, l'on a droit de croire que Tarsis eut très-anciennement des chantiers actifs; que par cette activité, ses constructeurs ayant acquis la science qui naît de la pratique, ils imaginèrent des formes de vaisseaux mieux calculées que celles de leurs voisins, et qui reçurent la dénomination de vaisseaux de Tarsis. Salomon, qui nous est dépeint comme un prince curieux en tout genre d'arts et de sciences, voulant avoir des vaisseaux sur la mer Rouge, et se trouvant obligé de les y construire de toutes pièces, sans être dirigé par aucune routine antérieure de son pays et de sa nation, Salomon a dû désirer de les construire sur le modèle le plus renommé, le plus parfait: il aura choisi celui de Tarsus; et parce qu'il fallut que ces vaisseaux fussent transportés de toutes pièces par terre, pour être refaits à Atsiom-Gaber, pays sauvage et dénué d'ouvriers, ce prince habile les aura fait fabriquer ou acheter tout faits au chantier de Tarsus, opération, en pareil cas, toujours la plus économique et la plus sûre. Il est même probable que les Tyriens, dont le pays fertile, mais très-petit, n'avait que des arbres fruitiers, prirent de bonne heure le même parti, et achetèrent des vaisseaux de Tarsis. Tel est le sens le plus naturel, et telle est sûrement l'origine de cette expression, vaisseaux de Tarsis, qui s'adapte très-mal aux autres sens que les commentateurs lui ont donnés.
Selon les uns, Tarsis signifierait la mer, par analogie au mot grec θαλάσση; mais plusieurs passages des écrivains juifs repoussent cette explication: par exemple Jérémie dit: «On apporte de l'argent de Tarsis et de l'or d'Ophaz (c. X, v. 9).» Ophaz n'est ici qu'une altération d'Ophir, causée par la ressemblance de l'r et du z dans l'alphabet chaldaïque: en tout cas, Ophaz comme Ophir, étant une ville, Tarsis qui est mise en comparaison, ne peut qu'en être une autre; il serait ridicule de dire: L'on apporte de l'argent de la mer et de l'or d'Ophaz.
Ezéqiel, en son chapitre XXVII, dit à la ville de Tyr: «Les vaisseaux de Tarsis sont tes voituriers dans tes navigations.»—Que signifierait, les vaisseaux de la mer?
Le sens ne serait pas moins disparate dans les menaces d'Isaïe (chap. XXIII), à l'époque où Salmanasar réduisit Tyr aux abois (vers l'an 727): «Malheur à Tyr! Jetez des cris de deuil, vaisseaux de Tarsis! la maison où ils venaient (le port de Tyr) est (ou sera) renversée[193]. On les avait taillés (ou transportés) de la terre de Ketim pour eux (Tyriens).—Habitants des îles, faites silence: ce qui a été entendu sur l'Égypte (cris de deuil à l'occasion de la conquête par l'éthiopien Sabako), Tyr l'entendra (sur elle-méme).—Passez à Tarsis, jetez des cris de deuil, habitants des îles! O fille de Tarsis (Tyr)! écoule-toi sur la terre comme un ruisseau (de pluie).»
Dans tout ce passage, si, au lieu de Tarsis, on introduit le mot mer, l'on n'a point de sens raisonnable: «Passez à la mer, habitants des îles, etc.» Au contraire, Tarsis convient partout à la ville de Tarsus; et cette convenance se confirme par son adjonction, 1° au pays de Ketim, qui chez les Hébreux désigne Cypre et la côte de Cilicie; 2° aux îles qui chez eux désignant également Rhodes et l'Archipel.—Notez qu'Isaïe appelle ici Tyr fille de Tarsis (tirant d'elle sa puissance), comme ailleurs il l'appelle fille de Sidon (tirant d'elle sa naissance).
Il dit encore (ch. 2, v. 16): «Dieu manifestera sa grandeur sur tout ce qui est orgueilleux, sur tout ce qui est élevé, sur les vaisseaux de Tarsis, et sur tout ce qui est beau à la vue.» Cette comparaison des vaisseaux de Tarsis à ce qui est beau à la vue, n'indique-t-elle, pas que les vaisseaux de cette ville étaient pour ces temps-là, et surtout pour les Hébreux, montagnards ignorants, un objet d'art étonnant, qui mérita une dénomination spéciale? Cette même comparaison de beauté se trouve dans Ezéqiel, lorsqu'au chapitre 27, après avoir dépeint les vaisseaux de Tarsis, il fait dire à Tyr: «Je suis d'une beauté parfaite.»
Mais, objectent encore les commentateurs, on lit dans le livre des Paralipomènes[194], que les vaisseaux du roi allèrent à Tarsis, et que Josaphat fit construire des vaisseaux à Atsiom-Gaber, pour aller à Tarsis.
Cette difficulté a été insurmontable pour ceux qui ont attribué une infaillibilité sacrée aux livres hébreux; mais tout lecteur qui, libre de préjugé, se rappellera les erreurs chronologiques où nous avons surpris et où nous surprendrons encore l'auteur tardif et négligent des Paralipomènes; tout lecteur qui remarquera qu'en cette occasion, comme dans plusieurs autres, il n'a tiré ses informations que du livre des Rois, qu'il n'en est même ici que le copiste littéral, à l'exception du mot aller[195], pensera qu'il a été trompé par l'expression vaisseaux de Tarsis, et que, selon l'erreur de son siècle, ayant cru qu'on les envoyait dans ce pays, il a, de son chef, introduit le mot aller: voilà l'unique base sur laquelle repose l'hypothèse qui veut que les vaisseaux de Salomon, et par suite ceux des Tyriens, aient fait habituellement le tour de l'Afrique, pour arriver à Tartesse, supposée Tarsis; trajet si inconcevable pour tous les anciens, que Hérodote même qui, sur la foi des prêtres égyptiens, en a cité un exemple extraordinaire, paraît en douter, et que tous les anciens l'ont considéré comme une fable[196].
L'on sent que nous parlons du voyage de ces Phéniciens qui, sous Nekos, roi d'Égypte, firent voile du fond de la mer Rouge, et qui, ayant navigué pendant deux années, doublèrent à la troisième année les colonnes d'Hercule (détroit de Gibraltar), et revinrent en Égypte (Hérodote, lib. IV). Cette troisième année n'a pas laissé de contribuer à l'erreur, par la fausse ressemblance avec le verset qui dit que les vaisseaux de Salomon allaient chaque troisième année. Récemment on a voulu substituer à cette hypothèse celle du voyageur Bruce, qui a prétendu trouver un pays de Tarshish, en Abissinie; mais quiconque a connu Bruce, ou qui a lu son livre avec attention, sait que les assertions systématiques et présomptueuses de cet écrivain, ne peuvent être reçues sans preuves positives. Terminons cet article par une dernière remarque.
Selon d'anciens monuments arabes recueillis et cités aux neuvième et dixième siècle de notre ère, par les Musulmans, il existait d'autres versions, d'autres traditions que celle de la Genèse sur les origines arabes. Le plus savant de leurs historiens, Maséoudi[197], déclare, d'après des auteurs respectés, «que les plus anciens peuples de la péninsule furent quatre tribus appelées Aad, Tamoud, Tasm et Djodaï (ou Djedis).
«Aad habita le Hadramaut.
«Tamoud habita le Hedjaz et le rivage de la mer de Habash (le Téhama).
«Tasm habita les Ahouaz et la Perse méridionale.
«Enfin Djodaï habita le pays de Hou, qui est le Iémama.
«Or, ces Arabes, ajoute-il, soumirent l'Iraq (la Babylonie), et y habitèrent.»
Il y a ici une analogie marquée avec la Genèse: le pays de Hedjaz ou Téhama, l'Iraq et le midi de la Perse, sont les mêmes pays que le livre juif attribue aux peuples noirs venus de Kush, soit immédiatement, soit médiatement par Nimrod; ces premiers Arabes seraient donc les Kushites de la Genèse (les Arabes noirs), et cette conséquence est appuyée par un monument arabe qui, parlant du puits de Moattala, chez les Madianites, comme de l'une des merveilles du monde, remarque que les Madianites descendaient des deux tribus Aad et Temoud (voyez Notice des manuscrits orientaux, tom. II). Or, nous savons par les Hébreux que les Madianites, dont Moïse épousa une femme, étaient des Kushites, des Éthiopiens.
Ces premiers Arabes furent attaqués et finalement expulsés par une autre race se prétendant issue de Sem, et parente des Assyriens et des Chaldéens; sur quoi l'historien Hamza observe qu'il y avait une autre manière de raconter l'histoire de ces tribus, lorsqu'il dit: