Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, tome I
«Tel est le récit des Iamanais sur leur origine; mais j'ai lu dans des écrivains qui s'autorisent d'Ebn-Abbas, que les vrais Arabes, au nombre de dix peuples, comptaient leurs années à dater d'Aram, et que ces dix peuples ou familles étaient Aad, Tamoud, Tasm, Djedis, Amaleq, Obil, Amim, Ouabsar, Djasem et Qahtan: ces familles désignées par le nom d'Arman, avaient déja péri en partie, quand les derniers coups furent portés par Ardouan, roi (de la dynastie perse) des Ashganiens.... Jusque-là, ces Arabes comptaient leurs années à dater d'Aram. Enfin elle furent entièrement détruites par Ardeshir, Babeqan (vers les années 130, de notre ère et suivantes).»
Il est fâcheux que les Arabes ne nous aient pas donné l'époque de cet Aram. Au reste, pour raisonner sur ce récit, il nous faudrait entrer dans trop de détails. La principale conséquence que nous en voulons tirer, est que les Arabes ayant eu des opinions diverses sur leurs antiquités, la version adoptée par Helqiah n'a pas le droit d'être préférée sur parole et sans aucune discussion, sur tout lorsqu'aux neuf, dix et onzième siècles, il existait encore en Orient beaucoup de livres d'origine perse et chaldéenne, dont la composition première pouvait être contemporaine des monuments où puisa Helqiah. Le résultat le plus probable qui nous semble indiqué par tous ces récits, est qu'effectivement à une époque reculée, l'Arabie eut deux races d'habitants, les uns ayant la peau et les yeux noirs avec les cheveux longs, c'est-à-dire vrais Éthiopiens, comme leurs voisins d'Axoum et de Méroë[198]; les autres plus ressemblants aux Assyriens, du pays desquels ils peuvent être venus; les uns et les autres parlant un langage identique dans ses principes et dans ses règles de grammaire et de construction. Cette circonstance indique qu'originairement ils sortirent d'une même souche, dont une branche habitant le midi, reçut l'impression du soleil africain; l'autre s'étant répandue plus au nord, prit une constitution adaptée à son climat. En remontant plus haut, cette souche première est-elle née en Abissinie, ou en Arabie, ou en Assyrie? C'est un problème que nous n'entreprendrons point de résoudre: seulement nous dirons que si, selon la remarque des anciens, la péninsule arabe, et spécialement son grand désert, n'ont jamais été conquis, ses habitants ne doivent point avoir été le produit d'une invasion subite d'étrangers qui n'y auraient trouvé ni subsistances, ni appât du pillage; tandis que ces mêmes habitants dressés à la vie guerrière par la dureté de leur climat, par la nécessité journalière de supporter la soif et la faim, par le besoin de changer chaque jour de site et de campement, ont eu sans cesse les motifs, et de temps à autre les moyens de se porter sur les pays riches de leurs voisins, par des irruptions semblables à celles de leurs sauterelles; et lorsque d'autre part ces mêmes anciens nous assurent que tous les peuples répandus de l'Euxin aux sources du Nil, de la Perse à la Méditerranée, leur offraient un même fonds de constitution physique, de lois, de mœurs et surtout de langage, l'on a droit de conclure qu'à des époques inconnues de l'histoire, de telles irruptions ont eu lieu, alors que des hommes à talent, tels que Mahomet et Moïse, eurent l'art de rassembler les diverses tribus arabes sous un seul drapeau, en détournant leurs passions et leurs jalousies vers un même but. Par cette raison, l'Abissinie ou Éthiopie, pays abondant et fécond en majeure partie, devrait avoir été envahie par des Arabes qui en chassèrent les nègres crépus, avant que, par un retour subséquent, ces émigrés arabes, devenus nombreux et puissants, eussent reporté leur action sur la mère patrie[199]; mais ce sont là des conjectures de raisonnement, et nous n'avons pas à leur appui des faits positifs fondés sur des monuments.
Résumé.
Maintenant, si nous résumons les résultats que nous ont fournis ces derniers, nous pensons avoir établi comme vraies les propositions suivantes:
1° Que le livre appelé la Genèse est essentiellement distinct des quatre autres qui suivent;
2° Que l'analyse de ses diverses parties démontre qu'il n'est point un livre national des Juifs, mais un monument chaldéen, retouché et arrangé par le grand-prêtre Helqiah, de manière à produire un effet prémédité, à la fois politique et religieux[200];
3° Que la prétendue généalogie mentionnée au dixième chapitre, n'est réellement qu'une nomenclature des peuples connus des Hébreux à cette époque, formant un système géographique dans le style et selon le génie des Orientaux;
4° Que la prétendue chronologie antédiluvienne et postdiluvienne, si invraisemblable, si choquante même, n'est, jusqu'au temps de Moïse, qu'une fiction allégorique des anciens astrologues, dont le langage énigmatique, comme celui des modernes alchimistes, a induit en erreur d'abord le vulgaire superstitieux, puis, avec le laps de temps, les savants mêmes, qui perdirent la clef des énigmes et de la doctrine secrète;
5° Que la véritable chronologie n'a dû, n'a pu commencer qu'avec la véritable histoire de la tribu juive, c'est-à-dire à l'époque où son législateur Moïse l'organisa en corps de nation;
6° Que néanmoins à cette époque même aucun calcul régulier ne se montre dans les livres hébreux; que c'est seulement à dater du pontificat de Héli, douze siècles avant notre ère, que l'on parvient à saisir une chaîne continue de temps et de faits méritant le nom d'Annales;
7° Enfin, que ces annales ont été rédigées avec tant de négligence, copiées avec tant d'inexactitude, qu'il faut tout l'art de la critique pour les restaurer dans un ordre satisfaisant.
De toutes ces données il résulte avec évidence que les livres du peuple juif n'ont point le droit de régir les annales des autres nations, ni de nous éclairer exclusivement sur la haute antiquité; qu'ils ont seulement le mérite de nous fournir des moyens d'instructions sujets aux mêmes inconvénients, soumis aux mêmes règles de critique que ceux des autres peuples; que c'est à tort que jusqu'ici l'on a voulu faire de leur système le régulateur de tous les autres; et que c'est par suite de ce principe erroné que les écrivains se sont trouvés pris dans un filet inextricable de difficultés, en voulant forcer tantôt les événements anciens de descendre à des dates tardives, tantôt des événements récents de remonter à des temps reculés: ce genre de désordre qui a surtout eu lieu dans l'Histoire des Empires de Ninive et de Babylone, va devenir pour nous une raison d'en faire un nouvel examen, et de fournir une nouvelle preuve de la bonté de notre méthode.
CHRONOLOGIE
DES ROIS LYDIENS.
§1er.
ON ne peut refuser aux chronologistes du siècle dernier[201] le mérite d'avoir établi, avec le secours des astronomes, une série satisfaisante de faits successifs, depuis le temps présent jusqu'au 6e siècle avant notre ère: avec eux, à partir du jour où nous vivons, la succession des rois de France nous conduit à leur fondateur Clovis, qui, l'an 486 de l'ère chrétienne, abolit, par la victoire de Tolbiac, le pouvoir des Romains dans la Gaule. Ce fait, qui coïncide à l'an 13 de Zénon, empereur romain à Constantinople, nous donne le moyen de remonter, par la liste de ses successeurs, jusqu'au règne d'Octave, dit Auguste, qui, l'an 31 avant notre ère, ayant vaincu son rival Antoine et la reine Cléopâtre, au combat d'Actium, termina en la personne de cette reine, la dynastie des rois grecs ou macédoniens en Égypte: ces rois grecs nous conduisent ensuite jusqu'à leur auteur Alexandre, fils de Philippe, qui, l'an 331 avant l'ère chrétiènne, renversa, par sa victoire d'Arbelles, l'empire des Perses en Asie, et termina, dans la personne de Darius Codoman, la série de leurs monarques, laquelle remontait dans un ordre connu jusqu'au conquérant appelé Cyrus, ou plus correctement Kyrus.
Jusque-là, c'est-à-dire vers l'an 650 avant J.-C., les faits politiques sont liés sans interruption; mais au-dessus de Kyrus commencent des incertitudes, des contradictions que les plus savants écrivains n'ont pu éclaircir. Ce n'est pas qu'en général on ne sache qu'à l'époque de Kyrus, l'Asie occidentale, depuis la Méditerranée jusqu'au fleuve Indus, était partagée en 4 ou 5 royaumes principaux, formés des débris d'un empire antérieur, l'empire Assyrien. Ces royaumes connus sous les noms de Lydie, de Médie, de Babylonie, de Phénicie, et peut-être de Bactriane, avaient dans leur dépendance de moindres états tributaires et vassaux: de ce nombre, à l'égard de la Médie, était le pays montueux appelé proprement Fars ou Perse. Ses habitants portés à l'indépendance par la nature du sol, par le genre de leur vie, par leur pauvreté, supportaient impatiemment un joug étranger. Kyrus, devenu leur chef ou satrape, profita de ces dispositions; et par des moyens semblables à ceux de Gengis-Khan et de Tamerlan, ayant armé les Perses, il attaqua d'abord les Mèdes dont il abolit la monarchie dans la personne d'Astiag; puis les Lydiens, dont il prit d'assaut la capitale (Sardes), et saisit vif le dernier roi Krœsus; enfin les Babyloniens, dont il prit par stratagème l'inexpugnable cité, l'an 639 avant J.-C. Ces faits sont connus d'une manière générale; mais en quelle année le conquérant perse prit-il la ville de Sardes et le roi Krœsus? Combien d'années ce dernier, avait-il régné? Quelle avait été la durée du royaume des Mèdes? Combien de rois avait-il comptés? Combien de rois avant Kyrus avaient gouverné Babylone? Auquel de ses rois cette ville célèbre devait-elle ses constructions prodigieuses? Enfin quelle avait été la durée du vaste empire des Assyriens antérieurs à ceux-ci? Ce sont là autant de problèmes sur lesquels, depuis deux mille ans, s'exercent sans fruit la curiosité, la méditation et la patience des historiens: voyons aujourd'hui si, profitant de leurs travaux, et surtout de leurs erreurs, nous parviendrons à dénouer ce faisceau de difficultés: commençons par celles de la monarchie des Lydiens.
Les érudits qui ont traité ce sujet s'accordent tous à dire que la prise de Sardes est l'époque fondamentale de la chronologie lydienne, c'est-à-dire l'anneau par lequel elle se joint au système général des temps qui nous sont connus. En cela ils ont raison, l'histoire ne nous fournissant aucun autre point de contact que cette prise de Sardes: mais parce qu'Hérodote, notre informateur premier, même unique à cet égard, n'en déclare pas implicitement l'année précise, nos savants l'ont cherchée partout ailleurs qu'en son livre, et ils ont cru la trouver chez deux écrivains tardifs, dont l'un est d'une ignorance manifeste. En cela ils ont eu tort, car si l'on veut peser avec nous toutes les expressions d'Hérodote; si l'on veut comparer, comme nous allons le faire, tous les indices fournis par cet historien, on y trouvera non-seulement l'année de la prise de Sardes désignée avec clarté, mais encore l'on découvrira dans l'ambiguité de l'une de ses phrases, la cause des faux calculs de tous les copistes modernes ou anciens, notamment du biographe Sosicrate, dont on veut maintenant élever contre lui l'autorité. En procédant à notre analyse sous les yeux du lecteur, nous allons lui fournir les moyens de prononcer par lui-même sur nos résultats.
Nous employons la traduction de Larcher, à laquelle nous ne reprocherions point la faiblesse de style, si elle avait toujours le mérite de la fidélité; mais nous aurons plus d'une occasion d'en remarquer l'absence; et comme d'ailleurs cet écrivain, par esprit de parti, a surchargé les 2 volumes du texte original, de 7 volumes de notes et de commentaires remplis d'erreurs quant aux choses, et souvent de termes injurieux quant aux personnes, la lecteur ne trouvera pas injuste que, par représailles, nous mettions en évidence l'impéritie et même la malignité du censeur.
Texte d'Hérodote.
§ XXVI. «Alyattes étant mort, Crésus son fils lui succéda à l'âge de 35 ans.»
§ LXXXVI. «Et il régna 14 ans et 14 jours.»
§ XXVI. «Éphèse fut la première ville qu'il attaqua;.... après avoir fait la guerre aux Éphésiens, il la fit aux Ioniens et aux Éoliens, mais successivement.... etc.»
§ XXVII. «Lorsqu'il eut subjugué les Grecs de l'Asie, il pensa à équiper une flotte pour attaquer les Grecs insulaires: tout était prêt pour la construction des vaisseaux, lorsque Bias de Priène, ou selon d'autres, Pittacus de Mitylène vint à Sardes (et l'en détourna.)»
§ XXVIII. «Quelque temps après, Crésus subjugua toutes les nations en deçà du fleuve Halys, excepté les Kilikiens[202] et les Lykiens; savoir, les Phrygiens, les Mysiens, les Maryandiniens, les Chalybes, les Paphlagoniens, les Thrakes de l'Asie[203], c'est-à-dire les Thyniens et les Bithyniens, les Kariens, les Ioniens, les Doriens, les Éoliens et les Pamphyliens.»
§ XXIX. «Tant de conquêtes ajoutées au royaume de Lydie avaient rendu la ville de Sardes très-florissante: tous les Sages qui étaient alors en Grèce, s'y rendirent chacun en son particulier: on y voit entre autres arriver Solon.»
Ici Hérodote raconte en détail toute l'entrevue de Crésus et de Solon.
§ XXXIV. «Après le départ de Solon, la vengeance des dieux éclata d'une manière terrible sur Crésus.»
Ici Hérodote raconte la mort d'Atys, fils chéri de ce prince, avec tous les incidents qui y sont relatifs. Comme ils sont amusants, ainsi que les discours de Solon, la plupart des lecteurs perdent de vue le fil chronologique du fond de l'histoire.
§ XLVI. «Crésus pleura deux ans la mort de son fils Atys: mais l'empire d'Astyag, fils de Kyaxarès, détruit par Kyrus, et celui des Perses qui prenait de jour en jour de nouveaux accroissements, lui firent mettre un terme à sa douleur.»
Arrêtons-nous un moment ici. Nous y trouvons une date qui nous est connue: la défaite et la prise d'Astyag par Kyrus datent de 561. Crésus avait donc perdu son fils en 563. La visite de Solon avait pu se faire cette année là même, conformément à ces mots: après le départ de Solon: mais elle ne peut se reculer au delà de 564.
Crésus avait donc fait ses conquêtes nombreuses et successives dès avant l'année 564 ou 563: et cela dans un temps où la moindre ville fortifiée exigeait des années de blocus et de siége. Il avait donc commencé son règne plusieurs années avant l'an 564. Un fait authentique cité par les Grecs prouve qu'il régnait dès avant 570; car selon d'anciens auteurs cités par Plutarque et par Diogène de Laërte[204], Pittacus homme très-remarquable pour avoir été un des sept Sages de la Grèce, pour avoir sagement gouverné pendant plusieurs années Mitylène, et surtout pour avoir volontairement abdiqué le pouvoir suprême, Pittacus qui mourut l'an 570 (an 3 de la 52e olymp.), avait eu avec Crésus, déjà roi, divers rapports notoires d'affaires et d'amitié: Crésus entre autres lui ayant fait offrir une pension et des présents, il se dispensa de les accepter, par la raison que venant d'hériter de son frère, il était du double plus riche qu'il ne voulait. Hérodote lui-même en racontant comme possible que le roi de Lydie en eût reçu des conseils sur son expédition contre les Grecs insulaires, atteste implicitement qu'il régna de son temps. Nous avons donc le droit de supposer que Crésus commença de régner au plus tard en l'an 571, et l'on voit que par les probabilités il a pu régner bien plus tôt: or, si son règne fut de 14 ans et 14 jours, il n'avait plus à la fin de l'an 561, et au début de l'an 560, que 3 ans à régner. Poursuivons le texte d'Hérodote, et ne perdons pas de vue cette indication lumineuse et simple.
Suite du texte.
§ XLVI.(Après avoir pleuré 2 ans la mort de son fils Atys), «Crésus ne pensa plus qu'aux moyens de réprimer la puissance (des Perses et de Kyrus) avant qu'elle devînt plus formidable.»
(Donc elle était très-récente.)
«Tout occupé de cette pensée, il résolut sur-le-champ d'éprouver les oracles de la Grèce et l'oracle de la Libye. Il envoya des députés à Delphes, d'autres à Abes en Phocide, d'autres à Dodone, etc. Il en dépêcha aussi en Libye au temple de Jupiter Ammon. (Or) ce prince n'envoya ces (premiers) députés que pour éprouver ces oracles, et au cas qu'ils rendissent des réponses conformes à la vérité, il se proposait de les consulter une seconde fois pour savoir s'il devait faire la guerre aux Perses.»
§ XLVII. «Il donna ordre à ces députés de consulter les oracles le 100e jour (précis) à compter de leur départ de Sardes; de leur demander ce que Crésus, fils d'Alyattes, roi de Lydie, faisait ce jour-là, et de lui rapporter par écrit là réponse de chaque oracle.»
(Dans ce paragraphe et les suivants, Hérodote raconte comment l'oracle de Delphes fut le seul qui devina d'une manière surprenante [pour ceux qui ne connaissent pas les manœuvres des anciens temples]; comment Crésus frappé d'étonnement et lui livrant toute sa confiance; fit d'innombrables sacrifices au dieu et envoya aux prêtres d'immenses présens en vases d'or, etc.).
§ LIII, p. 38. «Les Lydiens chargés de porter ces présents aux oracles de Delphes et d'Amphiaraüs (Crésus méprisa tous les autres), avaient ordre de demander si Crésus devait faire la guerre aux Perses, et joindre à son armée des troupes auxiliaires.»
Hérodote raconte en détail la réponse.
§ LVI. «Crésus charmé de ces réponses, et concevant l'espoir de renverser l'empire de Kyrus, envoya de nouveau des députés à Delphes pour distribuer à chacun des habitans (il en savait le nombre) deux statères d'or par tête.»
§ LV. «Crésus ayant envoyé ces présens aux Delphiens, interrogea le dieu pour la troisième fois; car depuis qu'il en eut reconnu la véracité, il ne cessa plus d'y avoir recours; il lui demanda donc si sa monarchie serait de longue durée.»
(Hérodote cite la réponse, et après avoir indiqué la résolution de Crésus d'entreprendre la guerre, il dit:)
§ LVI; pag. 41 «Ce prince ayant recherché avec soin quels étaient les peuples les plus puissants de la Grèce dans le dessein de s'en faire des amis, il trouva que les Lacédémoniens et les Athéniens tenaient le premier rang; les uns parmi les Doriens, les autres parmi les Ioniens.»
(Ici Hérodote fait une digression sur l'origine des deux nations, l'une issue des Hellènes et l'autre des Pélasgues.)
§ LIX. «Crésus apprit que les Athéniens l'un de ces peuples (pélasguiques), partagés en diverses factions, étaient sous le joug de Pisistrate, alors tyran d'Athènes.»
(Hérodote introduit ici une autre digression sur l'origine de Pisistrate, sur la manière dont il s'empara d'Athènes, et afin de ne pas revenir sur ce sujet, il conduit en six pages toute l'histoire de Pisistrate jusqu'à sa troisième et dernière invasion qui arriva 15 ans après la première: puis il continue en ces mots, que le traducteur n'a pas rendus littéralement comme il importe qu'ils le soient).
§ LXV. «Tel était l'état où Crésus apprenait alors que se trouvaient les Athéniens. Quant aux Lacédémoniens, etc.»
(L'historien raconte en quelles circonstances Crésus trouva aussi les Lacédémoniens: comment ils avaient élevé leur puissance: comment Lycurgue leur donna des lois: etc.).
§ LXIX. «Crésus informé de leur état florissant, leur envoya des ambassadeurs pour les prier de s'allier avec lui.» (Récit de l'ambassade.)
Arrêtons ici Hérodote: n'y a-t-il pas de l'ambiguité dans cette phrase?... Tel était l'état où Crésus apprenait alors que se trouvaient les Athéniens..... A qui se rapporte ce mot alors? Hérodote dit qu'ils étaient sous le joug de Pisistrate lorsque Crésus prenait ces informations: mais ils y furent à 3 reprises différentes dont les époques nous sont bien connues. Une première fois sous l'archontat de Comias, répondant à notre année 560[205], et cette première invasion ne fut pas de longue duré. Supposons un an: une seconde fois, environ 5 ans après, vers l'an 555 avant notre ère: enfin une troisième fois, à la onzième année suivante (voyez § LXII) laquelle année répond à l'an 545 avant notre ère, et cette dernière invasion définitive dura 15 ans, jusqu'à la mort de Pisistrate. Maintenant à laquelle de ces 3 invasions et de ces 3 dates répond la date des informations de Crésus? ce ne peut être à la troisième, en l'an 545: tout serait bouleversé. Crésus aurait passé 15 ans à consulter les oracles: ou bien il n'aurait commencé de régner qu'en 559; et l'on a déja vu que cela est impossible.... Est-ce à la seconde, en l'an 555? cela serait moins absurde; mais comme il régna encore au moins 2 années après, son règne se trouverait être de 17 ans, et (Crésus) n'en régna que 14. Ce ne peut donc être qu'à la première invasion, qui eut lieu dans les 6 derniers mois de l'an 560, et les 6 premiers mois de l'an 559, faisant l'année première de l'olympiade cinquante-cinquième; posons cette donnée, et continuons de raisonner et de calculer d'après elle.
§ LXXI. «Crésus (induit en erreur par le sens ambigu de la deuxième réponse de l'oracle, voy. § LIII) se disposait à marcher en Cappadoce, dans l'espérance de renverser l'empire de Kyrus et des Perses....»
(Ici les représentations d'un seigneur lydien, et quelques détails sur la Cappadoce).
§ LXXIII. «Crésus partit donc avec son armée pour la Cappadoce, afin d'ajouter à ses états ce pays alors dépendant des Perses, animé par sa confiance en l'oracle et par le désir de venger Astyag, son beau-frère, captif de Kyrus. Voici comment Astyag était devenu beau-frère de Crésus.»
(Ici Hérodote raconte l'anecdote des chasseurs scythes qui occasiona la guerre de l'éclipse, et le mariage d'Astyag qui en fut une conséquence).
§.LXXV. «Crésus, irrité contre Kyrus pour avoir détrôné Astyag, avait donc consulté les oracles...; et sur une réponse qui lui était venue de Delphes, il s'était déterminé à entrer sur les terres des Perses. Quand il fut arrivé sur les bords du fleuve Halys, etc.»
(Récit de la manière dont il le passa).
§ LXXVI. «Après le passage de l'Halys, Crésus, avec son armée, entra dans la partie de la Cappadoce appelée Ptérie..... près Sinope. Il y assit son camp..., prit la ville..., s'empara des bourgades..., déporta les Syriens, etc.... Cependant Kyrus assembla son armée, prit avec lui tout ce qu'il put trouver d'hommes sur sa route, et vint à sa rencontre..... Après de violentes escarmouches, on en vint à une action générale—qui fut indécise.»
§ LXXVII. «Crésus (pour divers motifs) retourna à Sardes... dans le dessein d'appeler ses alliés...; il comptait y passer tranquillement l'hiver, et retourner à l'entrée du printemps contre les Perses.»
(Ici l'historien raconte les présages de sa ruine.)
§ LXXIX. «Kyrus, instruit de la retraite de Crésus à Sardes, l'y poursuit avec tant de rapidité, qu'il lui porte la nouvelle de son arrivée. Crésus fait sortir ses Lydiens et livre bataille aux Perses; il est battu.»
§ LXXXIV. «La ville est prise le quatorzième jour du siége. Et»
§ LXXXVI. «Crésus tombe vif entre les mains des Perses, ayant régné 14 ans et soutenu un siège d'autant de jours.»
Tel est le récit d'Hérodote qui, au moyen de ses digressions et des anecdotes dont il orne le fond, se prolonge pendant 50 pages.—En le résumant et le réduisant à sa plus simple expression, nous trouvons la série des faits suivants.
Crésus perd son fils Atys, 2 ans avant le détrônement d'Astyag, qui eut lieu en l'an 561. Donc Atys fut tué en l'an 563.... Donc le voyage de Solon en l'année 564.... Déja Crésus avait fait ses conquêtes nombreuses et successives.... Pittacus, mort en 570, avait eu des rapports avec Crésus, déja roi puissant et devenu le centre des lumières et de la célébrité.... Donc Crésus avait commencé de régner au plus tard en l'an 571, et très-probablement bien plus tôt. Réveillé de sa douleur vers la fin de 561, il envoie consulter les oracles. Il donne 100 jours à ses députés; il n'en fallait pas le quart pour aller à Delphes, ni la moitié pour se rendre à l'oasis d'Ammon, distante de 7 jours seulement de Saïs et de Canopus; mais il prend la plus grande latitude pour parer à tous les incidens.—Ces députés purent revenir en moins de 40 jours: supposons pour l'aller et le venir, 5 mois, espace de temps qu'il trouve ensuite suffisant pour avoir des soldats d'Égypte; il eut donc la première réponse au plus tard dans le sixième mois de l'an 560: n'ayant plus de confiance qu'aux deux oracles de Delphes et d'Amphiaraüs, il leur fait une seconde députation qui a pu aller et revenir en 6 semaines.... Donc elle était revenue au huitième mois de l'an 561. Comblé de joie par cette deuxième réponse, il envoie des présens aux Delphiens, cette fois sans consulter l'oracle: puis une troisième députation pour interroger le dieu sur la durée de sa monarchie: toutes ces consultations ont pu être terminées dans l'année 560.
Or Crésus ayant recherché quels peuples de la Grèce il devait prendre pour alliés (LVI) il trouva les Athéniens sous le joug de Pisistrate.... Ces mots ayant recherché prouvent que cette recherche était déja faite: elle date donc de la fin de 560 ou des premiers mois de 559. Il est probable que la troisième députation qu'il envoya à Delphes pour une question superflue à son objet principal, ou bien que les envoyés chargés de distribuer des présens aux habitants de Delphes, ne furent que le prétexte de ses recherches diplomatiques. C'est ainsi que Diodore de Sicile nous apprend qu'il fit encore partir un certain Eurybates, en apparence pour Delphes, mais en réalité pour enrôler les Lacédémoniens[206]; cet Eurybates, le trahit et passa chez Kyrus. Ces recherches et informations coincident donc réellement avec l'année de l'archontat de Comias et de l'usurpation de Pisistrate; fixons-les au commencement de 559.... Crésus emploie cette même année 559 à conclure son traité avec les Lacédémoniens, et à faire ses préparatifs: au printemps de l'an 558 il part pour la Cappadoce: ses opérations militaires remplissent l'été. Vers l'automne, il traverse l'Halys, se replie sur la Ptérie près Sinope: Kyrus accourt... les armées se mesurent; le succès est indécis. Crésus, sur de vains motifs, se retire à Sardes aux premiers froids de l'hiver, c'est-à-dire au commencement de décembre. Kyrus l'y poursuit. Une bataille se livre sous les murs. Les Lydiens sont battus, et Sardes est prise au bout de 14 jours, en janvier de l'an 557. Toutes les conditions sont remplies; car en attribuant à cette année 557 les 14 jours spécifiés par Hérodote, les 14 années qu'il donne à Crésus remontent avec précision à l'an 571 inclusivement; et tous les événements observent un accord parfait.
Voyons maintenant quelles difficultés ont trouvées ou se sont créées ici nos confrères. N'apercevant pas, ainsi que nous l'avons déja remarqué, la date de la prise de Sardes explicitement exprimée, ils ont trouvé plus simple de la demander à d'autres auteurs, et ils ont cru la trouver dans deux passages positifs que nous allons discuter.
L'un est tiré de C. Julius Solinus, grammairien ou maître d'école latin du troisième siècle après notre ère, auteur d'un recueil de fragments historiques, géographiques et physiques, pleins de faits si merveilleux, si fabuleux et si absurdes, que l'on croirait lire un écrivain musulman[207], et que l'on refuse tout discernement à un compilateur aussi crédule. Voici son passage relatif à notre question. Après avoir cité dans son premier chapitre plusieurs cas et faits étranges, Solin ajoute[208]: «La peur ôte quelquefois la mémoire, et par inverse, elle excite quelquefois la parole. (Ainsi) lorsque Cyrus, en la cinquante-huitième olympiade, entra vainqueur dans Sardes, ville d'Asie, où était caché Crésus, le fils de ce roi, nommé Atys, muet (de naissance) recouvra la parole, comme d'explosion, par un effort de la peur; car on dit qu'il s'écria: Épargne mon père, ô Cyrus! et apprends par notre infortune, que tu es (aussi) homme.»
Où Solin, plagiaire habituel des anciens, a-t-il puisé cette anecdote? Nous ne la trouvons que dans Hérodote, qui dit à la fin du § LXXXIV:
«Ainsi fut prise Sardes, et la ville entière (fut) livrée au pillage. § LXXXV. Quant à Crésus, voici quel fut son sort: Il avait un (second) fils dont j'ai déja fait mention: ce fils avait toutes sortes de bonnes qualités, mais il était muet.... Après la prise de la ville, un Perse allait tuer Crésus sans le connaître...; le jeune prince muet, à la vue du Perse qui se jetait sur son père, saisi d'effroi, fit un effort qui lui rendit la voix: Soldat, s'écria-t-il, ne tue pas Crésus[209].»
N'est-ce pas là évidemment l'original dont Solin à fait une mauvaise copie? L'on y trouve son idée fondamentale sur la peur, et jusqu'à ses propres termes, l'effort de la peur, vis timoris. Il a d'ailleurs brodé l'anecdote avec un mauvais goût et une inexactitude qui nous donnent la mesure de son esprit; Atys était le nom du prince tué à la chasse, et non pas celui du prince muet.... et ce muet adressa à un soldat et non à Kyrus, un cri de sentiment, et non une phrase de morale. Les anciens compilateurs ont presque toujours cité de mémoire avec cette négligence.
Du moment que Solin a copié Hérodote pour le fait, il a dû le consulter pour la date..... Comment aura procédé cet écrivain superficiel? Ayant d'abord trouvé à l'article LIX, cette phrase de notre historien....
«Crésus apprit que les Athéniens.... partagés en diverses factions, étaient sous le joug de Pisistrate...., alors tyran d'Athènes....» Puis à l'article LXIV, le récit de la troisième et dernière usurpation, suivi de ces mots:
§ LXV. «Tel était l'état où Crésus apprenait alors que se trouvaient les Athéniens.»
Solin, trompé par cette phrase réellement équivoque, et dont l'ambiguité nous a nous-mêmes frappé, a attribué à la troisième invasion ce mot alors que nous avons vu par analyse appartenir à la première; et il a de son chef ajouté vaguement pour date de l'événement, la cinquante-huitième olympiade, dont en effet la quatrième année (545) est l'année de l'invasion troisième et définitive.
Et comment Solin n'aurait-il pas commis cette méprise, lorsque tant d'autres plus habiles et plus difficiles y ont été trompés? lorsque Larcher lui-même, ce prince des critiques anciens et modernes, ne l'a pas évitée? Il est donc évident que le calcul de Solin dérive du passage en question, et que c'est l'autorité même d'Hérodote mal entendu, que l'on veut aujourd'hui opposer à Hérodote pris dans son vrai sens.
Le second passage allégué par les chronologistes, est tiré de Diogène de Laërte qui, vers la fin du second siècle, compila sans méthode et sans discernement l'ouvrage que nous avons de lui sur la vie des philosophes. Selon cet écrivain, «Périandre, tyran de Corinthe, mourut âgé de près de 80 ans: et il ajoute de suite, Sosicrates de Rhodes assure que ce fut 40 ans avant Crésus, et un an avant la quarante-neuvième olympiade.» C'est-à-dire que Périandre mourut l'an 4 de la quarante-huitième olympiade, répondant à 585 ans avant notre ère[210], et que Crésus 40 ans après, correspond à l'an 545. Or voilà précisément le même résultat que Solin; le même faux calcul dérivé de la même méprise que nous venons de démontrer: de manière que c'est bien réellement ce fatal passage du paragraphe LXI, qui par son ambiguité a induit en erreur les anciens chronologistes, dès une époque reculée. Le temps où vivait Sosicrates de Rhodes, n'est point connu; mais il a sûrement précédé de beaucoup le siècle de Plutarque, qui se plaint amèrement des dissonances et des contradictions des chronologistes, à l'occasion de l'entrevue de Solon avec Crésus.
«Quelques auteurs, dit-il, prétendent prouver par la chronologie, que c'est un conte inventé à plaisir; mais cette histoire est si célèbre, qu'on ne saurait la rejeter sous prétexte qu'elle ne s'accorde pas avec certaines tables chronologiques que mille gens essaient de corriger, sans jamais pouvoir concilier les contradictions dont elles sont remplies.»
Plutarque a eu d'autant plus raison d'insister sur la vérité du fait cité par Hérodote, que si ce dernier, postérieur d'un siècle seulement à Crésus et à Solon, eût osé réciter sans fondement cette anecdote, dans les lectures publiques et solennelles qu'il fit de son ouvrage aux jeux olympiques et à Athènes, mille réclamations se seraient élevées contre lui, et Plutarque lui-même, qui a écrit un traité[211] pour dénigrer Hérodote, n'aurait pas manqué d'en recueillir quelqu'une au lieu de l'appuyer comme il fait ici.
Si la chronique des marbres de Paros nous fût parvenue saine et entière, nous aurions pu y reconnaître que les dissonances en question remontaient jusqu'au-delà de l'an 272 avant notre ère, époque de sa composition; et cela nous paraît probable, puisque cette chronique porte des erreurs analogues et manifestes sur d'autres dates connues, telles que l'avénement de Darius, l'expulsion des Pisitratides, qu'elle distingue de celle d'Hippias, etc. Mais comme tout ce qui est relatif à Kyrus, à Crésus et même à Alyattes, est effacé dans l'original, et a été substitué par les éditeurs anglais, l'on n'en peut rien conclure, si ce n'est que, sous prétexte de compléter et de corriger un monument fruste, l'on est parvenu à en faire un monument apocryphe, de très-peu de mérité et d'utilité.
Nos chronologistes modernes n'ont donc réellement aucun témoignage valable à opposer ni à substituer à celui d'Hérodote; et s'il reste ici quelque difficulté, c'est de concevoir comment des savants aussi renommés que les Scaliger, les Petau, les Usserius, ont lu cet historien avec tant de négligence ou de prévention, qu'ils n'aient pas saisi le nœud de cette énigme; comment surtout le traducteur Larcher, qui à chaque page de ses notes réprimande et même injurie quiconque n'est pas de son avis, a manié toutes ces idées sans les combiner, sans apercevoir leur résultat; et cela lorsqu'une phrase entre autres déclare en propres termes, que le temps qui s'écoula depuis la consultation d'Apollon jusqu'à la ruine de Crésus, fut de TROIS ANS! Voici ce passage vraiment frappant et péremptoire:
§ XC. «(Après avoir retiré Crésus du bûcher qui devait le consumer) demandez-moi, lui dit Kyrus, ce qui vous plaira, et vous l'obtiendrez. Seigneur, répondit Crésus, la plus grande faveur serait de me permettre d'envoyer au dieu des Grecs les fers que voici, et de lui demander s'il lui est permis de tromper ainsi.»
§ XCI. Les Lydiens, députés par Crésus, étant arrivés à Delphes, et ayant exécuté ses ordres, (la Pythie répondit en substance): «Il est impossible, même à un dieu, d'éviter le sort marqué par les Destins: Crésus est puni du crime de son 5e ancêtre[212]... Apollon a mis tout en usage pour détourner de Crésus le malheur de Sardes; mais il ne lui a pas été possible de fléchir les Parques... Tout ce qu'elles ont accordé à ses prières, il en a gratifié ce prince; il a reculé de trois ans la prise de Sardes: que Crésus sache donc qu'il a été fait prisonnier trois ans plus tard qu'il n'était porté par les Destins...»
D'où datent ces trois ans? bien évidemment de l'époque des consultations, et surtout des magnifiques présents de Crésus; par conséquent de l'an 560, comme nous l'avons vu. Et puisque Sardes, prise en l'an 557, devait l'être 3 ans plus tôt par le Mulet perse (Kyrus), instrument du Destin, il est évident qu'il s'agit de l'an 560, avant lequel Kyrus ne régnait pas en Médie.
L'on voit que tout devient de la plus grande clarté; et quoique Larcher nous assure[213] que jamais l'on ne viendra à bout de résoudre les difficultés relatives à Solon, et à tout ce qui touche Crésus, nous allons montrer que toutes se résolvent par le même texte d'Hérodote, et par la clef qu'il nous a fournie. Faisons-en l'épreuve sur Solon.
Solon.
Deux écrivains nous ont transmis la vie de cet homme célèbre; l'un est Plutarque, qui, selon son usage, s'est appliqué à classer les faits dans leur ordre naturel, afin de produire l'instruction morale et l'intérêt dramatique vers lesquels il tend; l'autre est Diogène de Laërte dont les chapitres ressemblent à des tiroirs de chiffonnière, où ce compilateur paresseux et sans esprit a jeté les notes de ses lectures, pour les rassembler ensuite et les coudre sans ordre et sans discussion d'autorités et de temps. Par ce motif, il n'est lui-même qu'une autorité subalterne, dont on ne peut user qu'avec défiance et précaution.
Il est de fait certain et non contesté, que Solon fut archonte ou magistrat d'Athènes, et qu'il établit ses lois en l'an 594 (3e année de la 46e olympiade). L'on sent que pour s'élever à un si haut degré de crédit dans une ville où il n'était pas né, il dut être déja un homme d'un certain âge. En admettant les 80 ans de vie que lui donne Diogène, et en plaçant sa mort sous l'archontat d'Hégesistrate (l'an 558), selon l'autorité précise de Phanias d'Ephèse, cité par Plutarque, Solon était né en 638, et âgé de 45 ans lorsqu'il fut archonte: le sage Barthélémy et le savant de Sainte-Croix, dont Larcher ne récusera pas le jugement, sont de cet avis[214]. Né dans l'île de Salamine, d'une famille de marchands, Solon se livra lui-même, au négoce, et fit long-temps le cabotage dans l'Archipel et sur les côtes de l'Asie mineure. Ce fut dans ces voyages multipliés que son esprit vif et droit, observant en chaque lieu l'action réciproque des tempéraments, des habitudes et des lois, conçut l'idée d'un système approprié au peuple mobile d'Athènes, qu'il préférait, et chez lequel il s'était établi, comme Lycurgue avait approprié le sien au peuple sérieux et morose de Sparte. Ce fut dans les derniers de ses cabotages qu'il dut visiter Thalès à Milet; car Plutarque place ensuite la guerre de Salamine, puis l'accroissement du crédit de Solon et son archontat; en sorte que ses exhortations à Thalès pour l'engager à se marier, et la fausse nouvelle que celui-ci lui fit donner de la mort de son fils déja pubère, pourraient dater, sans invraisemblance, des années 599 à 661. Son archontat fut, comme nous l'avons dit, en 594. Deux ans après (en 592), parut à Athènes le célèbre Anacharsis, sous l'archonte Eucrate (Diog. de Laërte, in Anacharsi): et cette date non contestée réfute l'opinion de ceux qui veulent qu'immédiatement après son archontat, Solon ait fait son voyage de 10 ans, dans lequel il alla en Égypte, où régnait Amasis, qui ne régna qu'en 570; puis en Lydie, où il vit Crésus: comme si, outre l'inconvenance des temps, il n'était pas contraire à toute vraisemblance que ce législateur eût livré aux caprices d'un peuple léger, et aux secousses des factions, l'arbre frêle et délicat qu'il venait de planter, et qui ne pouvait s'enraciner qu'avec le temps. Solon resta à Athènes pour expliquer et soutenir ses lois. Il continua ses opérations de commerce pour frayer, dit Plutarque, aux dépenses de sa vie dissipée; l'on sent que chez un tel peuple, la maison de Solon, pour soutenir son crédit, dut être ouverte à tout le monde. Plusieurs années après, c'est-à-dire vers l'an 580, Susarion donna les premières représentations de comédie, et Thespis, qui de l'aveu des auteurs[215], donna les siennes peu de temps ensuite, n'a pu tarder plus que l'an 576. Par conséquent Solon put alors réprimander ses concitoyens au sujet de ces pièces licencieuses dont il prévoyait les effets. Ennuyé enfin, comme il arrive quand on vieillit, et fatigué des importunités des consultants et des disputeurs de ce temps-là, il entreprit vers la fin de l'an 574, ou le début de 573, son voyage de dix ans.—Il dut procéder lentement de lieu à lieu, de contrée à contrée, comme font tous les observateurs en matière de lois et de morale; il n'arriva qu'en 571 ou même en 570 en Égypte, où il resta assez long-temps, et il y vit Amasis commencer son règne (570). En quittant l'Égypte il dut revenir en Cypre par Crète ou par la côte de Phénicie: de Cypre il entra dans l'Asie mineure, et enfin il termina par Sardes, où il vit Crésus en 564 ou 563, avant la mort d'Atys. Là, instruit facilement de ce qui se passait à Athènes, il jugea qu'il était temps d'y rentrer pour s'opposer au choc de trois factions qui troublaient la ville: son parent Pisistrate qui en conduisait une, manœuvra si bien, que malgré les avertissements de Solon, le peuple donna dans le piège assez grossier des blessures de Pisistrate, d'où résulta la 1e usurpation, pendant le second semestre de l'an 560, sous l'archontat de Comias. Solon résista d'abord ouvertement; mais vaincu par la nécessité des circonstances, par la douceur de Pisistrate et par le consentement du plus grand nombre, il consentit à vivre paisiblement en faisant encore des vers; et en rédigeant les écrits des prêtres égyptiens sur l'Atlantide, dont ensuite s'empara Platon; et il mourut sous Hégésistrate, successeur de Comias, l'an 558, selon le témoignage précis de Phanias d'Éphèse. Si Héraclite de Pont le fait revivre encore plusieurs années après, c'est qu'il a suivi le système, erroné de Sosicrate et de ceux qui comme lui retardaient de 12 ans la ruine de Crésus: mais en prolongeant la vie de Solon jusqu'à l'an 545, ces auteurs commettaient l'invraisemblance de le faire archonte à l'âge de 29 ans. Tout ce que Diogène de Laërte rapporte de ses lettres contradictoires, l'une à Crésus et l'autre à Pisistrate, des réponses de Pisistrate et de sa retraite en Cypre, est évidemment controuvé (comme l'avoue Larcher lui-même) par des rhéteurs grecs, qui, selon leur usage, ont brodé sur un canevas devenu agréable au peuple d'Athènes depuis l'expulsion d'Hippias et le meurtre d'Hipparque.
Thalès.
L'histoire de Thalès compliquée également avec celle de Crésus, s'éclaircit par les mêmes moyens de solution qui vont faire disparaître l'objection que l'on voudrait tirer de l'âge de cet astronome contre l'éclipse de 625.
Diogène de Laërte qui a écrit la vie ou plutôt des notes décousues sur la vie de Thalès, nous indique comme sources principales où il a puisé, les ouvrages d'Hérodote, de Douris et de Démocrite. Il parle successivement de son origine phénicienne, avec des doutes sur sa naissance à Milet ou à Sidon; de sa proclamation comme l'un des sept Sages[216], sous l'archonte Damasias (en 582); de sa passion pour l'astronomie; de ses découvertes dans cette branche de science; de ses services civils et patriotiques comme citoyen de Milet, de sa répugnance pour le mariage; de ses maîtres en astronomie (les prêtres égyptiens); du fameux trépied d'or que se renvoyèrent l'un à l'autre les sept Sages dont il était un; des présents que lui adressa Crésus; puis des maximes de sagesse que l'on citait de lui. Or, ajoute brusquement Diogène, «On lit dans les Chroniques d'Apollodore que Thalès naquit l'an 1er de la 35e olympiade (l'an 640), et qu'il mourut à l'âge de 78 ans, ou à l'âge de 90, comme le veut Sosicrate qui place sa mort dans la 58e olympiade (548), et (dit) qu'il vécut au temps de Crésus à qui il promit de faire passer l'Halys sans pont, en détournant le fleuve.»
Voilà, comme l'on voit, deux opinions contradictoires: laquelle préférer? Si nous admettons celle d'Apollodore, Thalès, né en 640, dut mourir en 563 (âgé de 78 ans): mais en 563 le fils de Crésus vivait encore: Astyages n'était pas détrôné, et Crésus ne songeait pas à la guerre qui, 6 ans plus tard, lui fit traverser l'Halys. Apollodore est donc évidemment en erreur, et cette erreur remonte à 140 ans au moins avant Jésus-Christ, puisqu'il fut disciple du grammairien Aristarque d'Alexandrie[217], cité pour avoir fleuri sous Ptolomée Philométor, vers la 156e olympiade (154 ans avant Jésus-Christ).
A cette occasion faisons une remarque qui s'applique presque généralement aux philosophes de l'antiquité; savoir, qu'étant nés la plupart dans la classe plébéienne, leur naissance était un fait obscur et non remarqué. Ce n'était que lorsqu'ils devenaient célèbres, que l'on faisait attention à leur âge; et c'était surtout à l'époque de leur mort que cette attention notait la durée de leur vie, et supputait la date de leur naissance. Or, dans le cas présent de Thalès, lié par ses dernières années à la guerre de Crésus contre Cyrus, l'erreur commise à l'égard du fait fondamental a nécessairement causé l'erreur de la conséquence; et si l'on observe que les dates de mort et de naissance d'un homme aussi célèbre que Pythagore, ont été un problème jusqu'à ces derniers temps, l'on sentira que l'insouciance et la négligence des historiens d'une part, de l'autre, l'état de troubles et de révolutions où furent habituellement les États et surtout les petits États de l'antiquité, ont été des obstacles presque insurmontables pour l'exactitude des chronologistes[218].
Mais de quel historien Diogène de Laërte et ses auteurs ont-ils emprunté cette circonstance importante de leur récit, «que Thalès conseilla à Crésus de détourner l'Halys?» Nous ne la trouvons encore que dans Hérodote qu'ils suivaient ici pas à pas; cet historien l'affirme-t-il aussi positivement? Voilà ce qui nous paraît pour le moins douteux. Lisons ses paroles.
§ LXXV. Kyrus tenait donc prisonnier Astyages. Crésus irrité à ce sujet contre Kyrus, avait envoyé consulter les oracles pour savoir s'il devait faire la guerre aux Perses. Il lui était venu de Delphes une réponse ambiguë, et.............. là-dessus, il s'était déterminé à entrer sur les terres des Perses. Quand il fut arrivé sur les bords de l'Halys, il le fit, à ce que je crois, passer à son armée, sur les ponts qu'on y voit à présent. Mais s'il en faut croire la plupart des Grecs (Ioniens), Thalès de Milet lui en ouvrit le passage.
Que signifient ces mots, il le fit, à ce que je crois?...... mais s'il en faut croire la plupart des Grecs (Ioniens).... Hérodote avait donc une opinion différente de celle de la plupart des Grecs qui n'était pas celle de la totalité: donc le fait n'était pas avéré et constant: c'était seulement une opinion populaire. Or, comme Hérodote se proposait de lire et qu'il lut réellement son livre à de nombreuses assemblées de Grecs, il n'osa heurter de front l'opinion de la plupart de ses compatriotes vaniteux et jaloux. Il s'est contenté de l'atténuer en exprimant la sienne propre. Comme elle fut très-probablement celle des savants perses et lydiens qu'il avait consultés, elle mérite d'autant plus la préférence, qu'Hérodote semble indiquer les ponts de l'Halys qu'on y voit à présent, comme un monument de cette ancienne époque. D'ailleurs comment admettre la présence d'un vieillard de 90 ans à l'armée, et au camp de Crésus, surtout lorsqu'on lit cet autre passage de Diogène de Laërte, tom. Ier, liv. Ier, pag. 17?
Il est certain que Thalès donna des conseils très-avantageux à sa patrie (Milet); car Crésus ayant sollicité les Milésiens de se joindre à lui contre Kyrus, Thalès s'y opposa, et ce conseil devint le salut de la ville de Milet après la victoire de Cyrus.
Après un tel conseil, quel accueil Thalès eût-il reçu de Crésus? Or, le fait cité par Diogène de Laërte, est encore attesté formellement par Hérodote, lorsqu'il dit, § CXLI, «que les Milésiens furent les seuls Ioniens avec lesquels Kyrus fit un traité aux mêmes conditions que leur avait accordées Crésus.»
Le seul moyen conciliatoire serait de supposer que tandis que Thalès, vivant à Milet, donnait à ses concitoyens un conseil salutaire, il envoyait par écrit à Crésus celui de détourner l'Halys; ou plutôt que cet expédient militaire pratiqué en des temps bien antérieurs, par Sémiramis et par les rois de Babylone, dont Thalès dut connaître l'histoire, fut suggéré par ce philosophe au roi de Lydie, dans l'une de ces guerres antérieures, où il passa également l'Halys pour mettre à contribution les riverains de l'Euxin, riches en mines d'or et d'argent.
Si nous devions en croire le traducteur d'Hérodote, nous aurions ici une objection grave contre nos explications; car dans son canon chronologique, à l'an 543, il place un conseil de Thalès aux Ioniens; et il cite pour garant notre commune autorité, Hérodote, lib. Ier, § CLXXI. Nous ouvrons Hérodote, nous lisons le paragraphe cité, et nous ne trouvons rien de semblable, ni même de relatif; seulement au § précédent (CLXX), en parlant du conseil que Bias donna aux Ioniens accablés de maux par les Perses de Kyrus, il dit: «Tel fut le conseil que Bias donna aux Ioniens après qu'ils eurent été réduits en esclavage; mais avant que leur pays eût été subjugué, Thalès de Milet leur en donna un qui était excellent, ce fut d'établir à Téos, au centre de l'Ionie, un conseil général pour toute la nation, sans préjudicier au gouvernement des autres villes, qui n'en auraient pas moins suivi leurs usages particuliers.»
Il est clair que le temps dont il s'agit ici, avant que leur pays eût été subjugué, se rapporte à un temps bien antérieur à l'an 543, et que Larcher a encore raisonné ici selon l'hypothèse de la ruine de Sardes en 545. On pourrait reporter ce conseil de Thalès jusqu'aux dernières années d'Alyattes, où ce prince, ennemi des Milésiens, menaçait d'un asservissement complet tous les Ioniens, dont la plupart étaient déja tributaires; et si l'on observe que ce fut en 582, 9 ans avant la mort d'Alyattes, que Thalès fut déclaré Sage, l'on pensera que ce furent de tels avis qui lui méritèrent cet honneur.
De ce qui précède, l'on peut conclure que Thalès vivait encore lorsque Crésus chercha des alliés contre Kyrus, en 559, et que très-probablement il mourut peu après, supposons l'an 557. En admettant qu'il vécut 90 ans complets, sa naissance peut se reporter jusqu'à l'an 646 ou même 647; et cette date remplit bien l'exigence d'un fait célèbre où Thalès est cité comme acteur; nous voulons parler de l'éclipse de soleil prédite par ce philosophe, laquelle, survenue au fort d'un combat entre les Lydiens et les Mèdes, causa une obscurité si forte, que les combattants mirent bas les armes, et que les deux rois cimentèrent leur réconciliation par le mariage d'Astyages, fils du mède Kyaxarès, avec Aryenis, fille du lydien Alyattes. Une foule de savants, depuis Cicéron et Pline, se sont exercés à trouver l'époque de cet événement; mais ils n'ont pu s'accorder ni entre-eux, ni avec eûx-mêmes.
Larcher présente un tableau curieux de leurs noms et de leurs opinions, dans sa note sur le § LXXIV du premier livre[219]; parmi les anciens, il cite: 1° Cicéron et Pline, qui assignent l'éclipse à l'an 584 avant J.-C., et il omet Solin qui suit leur avis[220]; Clément d'Alexandrie, qui interprétant Eudemus, la place vers l'an 580; parmi les modernes, Riccioli, Dodwel, Desvignoles, de Brosses, qui se rangent à l'avis de Pline; Scaliger, qui hésite entre 585 et 583; Usher ou Usserius qui préfère l'an 601; Calvisius, l'an 607. Il omet les astronomes anglais Costard et Stukeley, qui la veulent, avec Bayer, l'an 603;[221] enfin lui-même adopte l'opinion de Petau, de Hardouin, Marsham, Bouhier et Corsini, qui ont cru la trouver en 597; mais comme cette dernière opinion n'est pas mieux fondée que les autres, et qu'elle implique également des anachronismes et des discordances, Larcher convient que cette époque n'est pas sûre,[222] vu les variantes des auteurs; ainsi rien n'est prouvé, et rien ne pouvait l'être; car de toutes les dates alléguées, pas une ne cadre avec le texte d'Hérodote, à 18 ans près; et parce que ce texte est notre régulateur général et commun, la base unique de tous les raisonnements que l'on a faits et que l'on peut faire, nous allons l'exposer sous les yeux du lecteur, non par fragments détachés, auxquels on fait dire tout ce que l'on veut, mais dans son ensemble; parce qu'alors les faits s'éclairant réciproquement par leur liaison et par leurs circonstances, il en résulte un ordre de temps, et un classement de dates obligatoire et presque forcé, qui exclut toutes les divagations dans lesquelles sont tombés nos prédécesseurs pour n'avoir pas suivi cette méthode.
L'éclipse en question étant arrivée dans le cours du règne de Kyaxarès, roi des Mèdes, au commencement de la sixième année d'une guerre qu'il eut contre Alyattes, roi des Lydiens, sans que l'on sache, en quelle année commença cette guerre, il est nécessaire de rassembler et de classer par ordre successif tous les événements de ce règne; pour cet effet, il faut d'abord remonter jusqu'à la mort de Phraortes, père de Kyaxarès.
Texte d'Hérodote.[223]
§ CII. «Phraortes, (roi des Mèdes) ayant attaqué les Assyriens de Ninive,.... périt dans cette expédition avec la plus grande partie de son armée..... Kyaxarès, son fils, lui succéda.»
Nous sommes d'accord avec Larcher, que ces deux événements doivent s'assigner, le premier à l'an 635, le second à l'an 634 avant notre ère.
§ CIII «On dit qu'il fut encore plus belliqueux que ses pères. Il sépara le premier les peuples d'Asie en différens corps de troupes, et assigna aux piquiers, à la cavalerie, aux archers, chacun un rang à part: avant lui tous les ordres étaient confondus. Ce fut lui qui fit la guerre aux Lydiens, et qui leur livra une bataille pendant laquelle le jour se changea en nuit.»
Voyez, dit Larcher, le § LXXIV. Nous y recourons; mais parce que le sens est la suite inséparable du § LXXIII, nous sommes obligés d'y remonter, et nous y trouvons l'occasion de cette guerre.
§ LXXII, ligne 8. «Une sédition avait obligé une troupe de Scythes nomades à se retirer secrètement sur les terres de Médie. Kyaxarès, fils de Phraortes, et petit-fils de Déïokès[224], qui régnait alors sur les Mèdes, les reçut d'abord avec humanité, comme suppliants, et même il conçut tant d'estime pour eux, qu'il leur confia des enfants pour leur apprendre la langue scythe, et à tirer de l'arc. Au bout de quelque temps les Scythes, accoutumés à chasser et à rapporter tous les jours du gibier, revinrent une fois sans avoir rien pris. Revenus ainsi les mains vides, Kyaxarès, qui était d'un caractère violent, comme il le montra, les traita de la manière la plus rude. Les Scythes indignés d'un pareil traitement, qu'ils ne croyaient pas avoir mérité, résolurent entre eux de couper par morceaux un des enfants dont on leur avait confié l'éducation, de le préparer de la manière qu'ils avaient coutume d'apprêter le gibier, de le servir à Kyaxarès, comme leur chasse, et de se retirer aussitôt à Sardes, auprès d'Alyattes, fils de Sadyattes. Ce projet fut exécuté. Kyaxarès et ses convives mangèrent de ce qu'on leur avait servi; et les Scythes, après cette vengeance, se retirèrent auprès d'Alyattes, dont ils implorèrent la protection.»
§ LXXIV. «Kyaxarès les redemanda. Sur son refus, la guerre s'alluma entre ces deux princes. Pendant cinq années qu'elle dura, les Mèdes et les Lydiens eurent alternativement de fréquents avantages, et la sixième, il y eut une espèce de combat nocturne, car après une fortune égale de part et d'autre, s'étant livré bataille, le jour se changea tout à coup en nuit, pendant que les deux armées étaient aux mains. Thalès de Milet avait prédit aux Ioniens ce changement, et il en avait fixé le temps et l'année où il s'opéra. Les Lydiens et les Mèdes, voyant que la nuit avait pris la place du jour, cessèrent le combat, et n'en furent que plus empressés à faire la paix... Les rois de Babylone et de Cilicie en furent les médiateurs. Persuadés que les traités ne peuvent avoir de solidité sans un puissant lien, ils engagèrent Alyattes à donner sa fille Aryenis à Astyages, fils de Kyaxarès.
Voilà comment Astyages devint beau-frère de Crésus, ainsi qu'Hérodote le dit au commencement du § LXXXIII, avant ces mots, une sédition avait obligé, etc.
§ CIII. «Ce fut encore Kyaxarès qui, après avoir soumis toute l'Asie au-dessus du fleuve Halys, rassembla toutes les forces de son empire, et marcha contre Ninive, résolu de venger son père par la destruction de cette ville. Déja il avait vaincu les Assyriens en bataille rangée; déja il assiégeait Ninive, lorsqu'il fut assailli par une nombreuse armée de Scythes. C'était en chassant d'Europe les Kimmériens, qu'ils s'étaient jetés sur l'Asie: la poursuite des fuyards les avait conduits jusqu'au pays des Mèdes, § CIV, qui leur ayant livré bataille, la perdirent avec l'empire de l'Asie. § CV. Les Scythes, maîtres de toute l'Asie, marchèrent de là en Égypte; mais quand ils furent dans la Syrie de Palestine, Psammitichus, roi d'Égypte, vint au-devant d'eux, et à force de présens et de prières, il les détourna d'aller plus avant. § CVI. Les Scythes conservèrent vingt-huit ans l'empire d'Asie, ils ruinèrent tout par leur violence et leur négligence. Kyaxarès et les Mèdes en ayant invité chez eux la plus grande partie, les massacrèrent après les avoir enivrés. Les Mèdes recouvrèrent par ce moyen et leurs états et l'empire sur les pays qu'ils avaient auparavant possédés. Ils prirent ensuite la ville de Ninive; enfin ils subjuguèrent les Assyriens, excepté le pays de Babylone. Ces conquêtes achevées, Kyaxarès mourut: il avait régné 40 ans, y compris le temps que dura la domination des Scythes. § CVII. Astyages, son fils, lui succéda.
Tel est l'exposé d'Hérodote, où l'on voit une succession de faits tellement liés les uns aux autres, que l'on ne saurait en déplacer aucun sans les troubler tous. En les réduisant à leur plus simple expression, l'on trouve,—mort de Phraortes;—avénement de son fils Kyaxarès; soins administratifs et réorganisation militaire; arrivée d'une petite troupe de chasseurs scythes; leur séjour de peu de durée; leur fuite chez Alyattes.—Guerre de 5 ans entre Alyattes et Kyaxarès. Bataille, éclipse et traité au commencement de la sixième année.—Siége subséquent et immédiat de Ninive.—Irruption des Scythes qui font lever le siége; corps de leur armée poussé jusqu'en Palestine, où Psammitichus, roi d'Égypte, les arrêta. Domination des Scythes pendant 28 ans.—Leur expulsion par stratagème.—Deuxième siége, et ruine finale de Ninive.—Mort de Kyaxarès.
Il s'agit maintenant d'établir des dates: la méthode d'Hérodote, pour les indiquer, a cet inconvénient, qu'il ne rapporte point habituellement les dates partielles à un terme général et commun, à une ère fixe, pas même à celle des Olympiades, dont l'usage ne s'introduisit que plus d'un siècle après lui, au temps d'Alexandre; il guide sa marche, s'il est permis de le dire, en se jalonnant d'un événement sur l'autre, ce qui produit quelquefois une incertitude d'années complètes ou fractionnelles qui peuvent avoir été comptées simples ou doubles. Par exemple, lors-qu'il dit en nombres ronds:
| Phraortes régna | 22 | ans. |
| Son fils Kyaxarès | 40 | |
| Astyages | 35 | |
| La somme additionnée présente | 97 | ans, |
et néanmoins il est possible qu'il n'y ait eu que 96 et même 95 années entières, parce qu'il est peu naturel que 3 règnes aient commencé et fini juste avec des années, et que la même année dans laquelle on a commencé un règne et fini un autre, peut avoir été comptée à chacun d'eux: il faut donc quelquefois accorder à ses calculs une petite latitude fondée sur ce motif; cependant comme Hérodote, en certaines occasions importantes, a comparé des événements de l'histoire des Perses à l'ère des Olympiades, qui se lie d'une manière certaine à la nôtre, l'on a profité de ces données pour coordonner tout son système. Ainsi, parce qu'il a fait remarquer d'une part, que le combat de Marathon fut livré la cinquième année avant la mort de Darius, fils d'Hystaspes; combat bien connu des Grecs, pour avoir eu lieu la troisième année de l'olympiade 72e, répondant à l'an 490 avant notre ère; et que d'autre part il a spécifié le nombre des années et la série des rois perses, en remontant depuis Darius jusqu'à Kyrus (Cyrus), l'on est parti, et nous partons nous-mêmes de ce point pour rapporter à notre ère la chronologie des rois mèdes. En conséquence, nous disons avec Larcher[225], et avec tous les chronologistes, que puisque la première année du règne de Kyrus concourut avec l'an 560 avant J.-C., les règnes des rois mèdes que nous avons cités, se classent comme il suit:
| Phraortes périt l'an | 635. | |
| Kyaxarès régna | 1re année | 634. |
| 40e | 595. | |
| Astyages | 1re | 594. |
| 35e | 561. | |
| Kyrus | 560. |
L'on voit que ce tableau fixe d'abord, sans difficulté, les 40 années de Kyaxarès; entre les années avant notre ère 634 et 595; il s'agit de soumettre au calcul et de dater les événements divers qui remplissent son règne.
Ce règne de 40 ans se divise naturellement en 3 parties ou périodes.
1° Le temps qui précède la grande invasion des Scythes, portion qui réclame d'abord 6 années complètes pour la guerre de l'éclipse, plus une durée antérieure non connue depuis le commencement du règne.
2° Le temps de l'invasion et de la domination des Scythes, qui est une portion connue de 28 ans.
3° Le temps qui suivit l'expulsion des Scythes, et qui fut rempli par le deuxième siége et la ruine finale de Ninive, avec quelques faits subséquents de peu d'importance et de durée.
Dans ces 3 périodes, nous avons de connus les 28 ans des Scythes et les 5 années antérieures, ce qui fait déja 33 sur 40: il ne nous en faut plus que 7, qui peuvent se distribuer par des probabilités raisonnables. Supposons que le 2e siége de Ninive, et les faits de la période 3e jusqu'à la mort de Kyaxarès en 595, aient duré 3 ou 4 ans; que l'expulsion des Scythes ait eu lieu vers la fin de 599 ou dans le cours de 598; leur irruption (28 ans plus tôt) qui concourut avec le 1er siége de Ninive, peu de mois après l'éclipse, aura eu lieu dans l'année 626, laquelle se trouvera être celle de l'éclipse, et la 6e de la guerre contre les Lydiens. Les 5 années révolues que dura cette guerre nous mènent inclusivement à l'an 631. Les chasseurs scythes et leur anecdote appartiennent à la fin de l'année 632; et Kyaxarès aura passé les 3 premières années de son règne (depuis 634) dans les soins administratifs, et dans une réorganisation militaire dont la catastrophe de son père avait amené la nécessité, et sans doute fait connaître les moyens.
Voilà donc, par un ordre naturel et par la série nécessaire des faits, notre éclipse indiquée vers l'an 626 avant J.-C., et elle ne peut s'en écarter de plus d'une année; car au-dessous de 625, les 28 ans des Scythes ne laissent que 2 ans complets au règne de Kyaxarès; et au-dessous de 627, ils ne laissent que 2 ans entre son avénement et la guerre. Il faut donc pour l'honneur d'Hérodote, et un peu pour le nôtre, trouver en ces 3 années une éclipse totale ou presque totale de soleil, par les latitudes et longitudes du pays situé entre la Lydie et la Médie: nous ouvrons les tables que l'astronome Pingré a dressées pour les 10 siècles antérieurs à notre ère, en faveur de l'Académie des Inscriptions[226], et nous trouvons ce qui suit:
Année 627 avant J.-C., 19 septembre, à minuit et demi, éclipse centrale de soleil visible seulement pour l'Asie orientale. (Ce n'est pas la nôtre.)
Année 626, 14 février, 9 heures du matin, éclipse par simple attouchement des bords du disque. (Ne peut convenir.)
Année 625, 3 février, à 5 heures et demie du matin, éclipse centrale, visible pour l'orient de l'Europe, de l'Afrique, et pour l'Asie (entière), à partir du 22e degré de longitude à l'est de Paris. Voilà sûrement notre éclipse, car cette année 625 avant J.-C.[227] a de préférence à toute autre, le mérite de cadrer avec les diverses circonstances des récits d'Hérodote et de Jérémie. (Voyez partie 1re de cet ouvrage, pag. 92.)
Il est bien vrai que l'heure assignée par l'astronome français est trop matinale, puisque le soleil eût à peine été levé aux latitudes et longitudes requises; mais le modeste Pingré nous avertit, dans l'Art de vérifier les dates (tom. 1er, pag. 41), que les calculs des astronomes, à mesure qu'ils s'enfoncent dans l'antiquité, perdent de leur précision, et qu'ils peuvent être en erreur d'une portion de temps assez considérable.—Depuis Pingré, de plus hautes prétentions se sont formées, et si l'on devait souscrire à la décision d'un savant professeur, dans un livre récent[228], la science aurait acquis un tel degré d'infaillibilité, que le récit d'Hérodote et de ses auteurs serait une fiction, par cela seul que l'éclipse ne tombe pas dans les calculs actuels; mais alors beaucoup d'éclipses mentionnées même par les astronomes anciens, seront aussi des fictions, puisque le calcul ne les rencontre pas à leur place.
Pour réfuter une doctrine si tranchante, il nous suffira d'observer, 1° que sur certaines éclipses de lune, les chefs de la science, Hipparque et Ptolomée, ne sont pas d'accord'à 50 minutes près[229];
2° Que les manuscrits de leurs copistes ont des variantes quelquefois considérables sur une même éclipse;
3° Que Ptolomée offre, en certains cas, des discordances d'une telle nature, qu'on ne saurait les attribuer à l'ignorance, mais à l'intention préméditée de dissimuler les bases de la science au lecteur non initié à ses mystères, qui chez les anciens furent une véritable franc-maçonnerie[230];
4° Que la théorie des écoles modernes de l'Europe ne se fonde point sur des séries suffisantes d'observations positives, faites avec la précision de temps et d'instruments convenables;
5° Qu'à défaut de cet élément important (dont furent favorisés les anciens prêtres de Chaldée et d'Égypte, à raison de leur ciel toujours clair et de leur transmission héréditaire), les astronomes modernes, pour dresser leurs tables lunaires, ont employé certaines observations citées par Ptolomée et par les Arabes, desquelles l'exactitude est hypothétique et contestable;
6° Que pour obtempérer à ces observations, l'on a supposé au nœud de la lune un mouvement d'accélération progressive, que l'on évalue à environ 1 degré et demi pour l'an 625 avant J.-C.: et de là le déplacement de notre éclipse; mais ce mouvement d'accélération n'est pas un fait à priori. Ce n'est qu'une induction tirée de faits présumés et non démontrés certains; par conséquent c'est une pure hypothèse, une fiction, à tel point que les maîtres de la science ne s'accordent point sur la marche et la quantité de ce mouvement supposé. En effet, tandis que M. Burgh veut que l'accélération aille croissant régulièrement à mesure que l'on se rapproche des temps modernes, M. de Zach veut qu'elle n'aille croissant que depuis l'an 1700, avant lequel elle aurait été en décroissant; dans cette seconde hypothèse, l'éclipse est retardée d'environ 5 heures, et retombe vers 10 heures du matin, tandis que dans l'hypothèse de M. Burgh, suivie par M. Delambre, elle anticipe jusque vers les 4 heures après minuit. Dans un tel état d'opinion, l'on n'a pas réellement le droit d'inculper de fiction ou de mensonge l'historien grec ou ses auteurs asiatiques, surtout lorsque plusieurs considérations morales viennent militer en leur faveur. D'abord on ne voit pas comment les historiens babyloniens, mèdes et lydiens, intéressés au fait, ont pu s'entendre pour imaginer une fiction sans base; encore moins comment Hérodote, voyageur étranger, impartial et d'un caractère éminemment sincère, a pu consulter les livres et converser avec les savants de ces divers peuples, sans trouver et sans noter quelque doute, s'il y en eut, sur un fait si remarquable, lui qui nous répète cette phrase de candeur: «Voilà ce que disent les uns; mais les autres prétendent que cela se passa autrement.»
Ensuite l'on doit remarquer qu'ici l'éclipse n'est pas l'accessoire, la broderie du fait, mais le fait principal lui-même, la cause occasionelle et déterminante d'un traité qui changea l'état politique de l'Asie, et cela de la manière la plus notoire, la plus remarquable, puisqu'une grande guerre fut terminée brusquement par l'un de ces prodiges célestes qui excitaient une terreur générale chez les anciens peuples. Ce fut encore une suite de l'éclipse, que le siége de Ninive par Kyaxarès, et son interruption par les Scythes, qui poussèrent jusqu'à Ascalon, où les arrêta Psammetik, roi d'Égypte. Cette dernière anecdote, Hérodote la tient des prêtres égyptiens, comme il tient des Chaldéens celle de Labinet. Conçoit-on qu'il ait lié tous ces traits en un même récit, sans avoir fait une sorte de collation avec ces divers auteurs, et sans les avoir questionnés sur une éclipse aussi remarquable?
L'on se récrie contre la circonstance de l'obscurité semblable à la nuit, que l'on dit n'arriver pas même dans les éclipses totales; mais que répondra-t-on si, dans nos temps modernes, quelques éclipses ont offert des incidents de ce genre, incompréhensibles même pour les astronomes qui en font le récit? Par exemple, Mœstlin, de qui fut élève Kepler, en cite un exemple frappant dans l'éclipse de soleil observée à Tubingen le 12 octobre 1605. Commencement à 1h 40´ après midi. Fin à 3h 6´ temps vrai. Grandeur, 10 doigts 1/3 ou 2/5. «Vers le milieu de cette éclipse, dit Mœstlin, le ciel étant parfaitement pur, il survint tout à coup une obscurité semblable au crépuscule du soir, à tel point que l'on put voir Vénus, quoique rapprochée du soleil à 21 degrés; que les vignerons occuper à vendanger eurent peine à discerner les grappes, et que les maisons disparurent dans l'ombre.»
Voilà l'effet que produirait une éclipse totale, et néanmoins il s'en fallait 4 minutes que dans celle-ci le disque du soleil fût masqué: concluons que le récit d'Hérodote mérite une attention particulière, et qu'il doit devenir un point de mire utile à nos astronomes. Revenons à notre sujet.
Dira-t-on que le 3 février est une saison improbable pour les événements militaires? cette objection ne peut avoir de poids relativement au climat de l'Asie mineure, qui, par sa température en général moins froide que la nôtre, permet la guerre en toute saison. Mais de plus, nous remarquons que cette circonstance du mois de février vient à l'appui du fait lui-même, par certaines expressions du texte que l'on ne doit pas négliger. Cette espèce de combat nocturne, dit Hérodote, eut lieu au commencement de la sixième année de la guerre: or, l'époque de ce commencement peut se deviner, si l'on observe que ce fut pendant la saison des chasses que la petite troupe des Scythes employés à ce service par Kyaxarès, se retira chez Alyattes. La saison des chasses, en Médie comme en France, n'a lieu que dans les mois d'automne et d'hiver, surtout pour le gros gibier, tel que les fauves. L'on sent que les Scythes, avec leurs grands arcs et leurs longues flèches, ne chassaient pas aux petits oiseaux; et lorsque Hérodote peint la colère de Kyaxarès de se voir frustré de provisions, lors surtout qu'il cite l'horrible fraude des Scythes qui, pour gibier, apprêtent les membres d'un jeune homme de 18 ou 20 ans (puisqu'il maniait l'arc), l'on sent qu'il s'agit de la chasse aux grands fauves, daims, gazelles, cerfs et bœufs sauvages, dont la Médie et le Caucase voisin abondent. Nous le répétons, la saison de cette chasse étant surtout depuis septembre jusqu'en janvier, la fuite des Scythes a dû avoir lieu en octobre ou novembre, et la guerre s'ensuivre immédiatement dès le mois de décembre; et alors on voit que le mois de février se trouve en effet au commencement des années de cette guerre. La paix et le traité d'alliance ayant eu lieu dans ce même mois, Kyaxarès eut le temps de tourner ses armes contre les Assyriens de Ninive, et d'entreprendre le siége de cette grande ville, que l'irruption des Scythes le força de quitter pour s'occuper de sa propre sûreté. Tous ces événements datent donc de l'an 625, et cette année ayant dû être comptée pour l'une des 28 de la domination des Scythes, leur expulsion a eu lieu dans le cours de l'an 598 qui leur a été pareillement compté: Kyaxarès, toujours en armes, et qui avait préparé ce coup, recommença de suite ses attaques contre les Assyriens, assiégea Ninive, la prit, la ruina, et les 3 ans qui s'écoulèrent depuis 598 jusqu'à la fin de 595, ont suffi à ces événements.
Tout concourt donc à prouver que nous possédons réellement enfin la date de la plus célèbre et de la plus ancienne des éclipses solaires citées par les Grecs.
Maintenant rappelons à l'examen et à la comparaison les dates proposées par les savants que Larcher cite dans sa note 204.
D'abord l'opinion de Cicéron et de Pline, qui ont supposé notre éclipse arrivée en l'an 585, est une erreur d'autant plus insoutenable que le principal acteur, Kyaxarès, était mort depuis 10 ans: en considérant que cette erreur est précisément de 40 ans ou X olympiades, nous avions d'abord pensé que les manuscrits de ces deux écrivains célèbres pouvaient avoir été altérés dans cet endroit, comme dans tant d'autres, par les copistes qui, au lieu de l'an 4 de la XXXVIIIe olympiade (notre date véritable, 625), auraient mis un X de trop, et auraient écrit de la XXXXVIIIe olympiade, faisant 685: mais la comparaison que Pline fait de cette année à l'an de Rome 170, qui en effet y correspond; la presque identité du calcul de Solin, le plagiaire habituel de Pline, et qui désigne l'olympiade 49, commençante à l'an 584; enfin le nom d'Astyages, que Cicéron substitue à celui de Kyaxarès, parce qu'il a reconnu que ce dernier ne régnait plus, tous ces motifs rendent l'erreur inexcusable; et malheureusement lorsqu'on a lu les anciens avec un esprit dégagé de ce respect servile et superstitieux que commandent ceux qui ne les connaissent point, l'on sait qu'ils ont presque généralement traité l'histoire et fait leurs citations avec une légèreté, une négligence et quelquefois une ignorance inconcevables. La seule conjecture que nous puissions faire sur cette singulière erreur de X olympiades, est que quelque chronologiste antérieur à Cicéron même, aurait véritablement marqué XXXVIII, et que son manuscrit, surchargé d'un X, aurait induit en erreur Cicéron et Pline, qui n'y ont pas regardé de si près que nous autres modernes[231].
Le calcul le moins erroné est celui de Calvisius, qui suppose l'éclipse en 607. L'évêque irlandais Usher, qui, sous le nom d'Usserius, est le guide de la plupart de nos compilateurs, et qui, de l'aveu de Larcher, comme de Fréret, a réellement troublé toute la chronologie ancienne, Usher, en assignant l'éclipse à l'an 601, s'est trompé de 24 années; quant aux RR. PP. jésuites Petau et Hardouin, dont Larcher suit ici et presque partout le sentiment, il est difficile de comprendre comment des hommes de ce savoir ont persiflé l'opinion de Pline et de ses partisans, sans remarquer que la leur tombait par leur propre et même argument. «L'éclipse, disent-ils, n'a pu avoir lieu en 585, parce que le roi mède Kyaxarès, acteur principal, était mort depuis 10 ans.» Nous leur rétorquons: «L'éclipse n'a pu avoir lieu en 597, comme vous le dites, parce que le roi d'Égypte, Psammitichus, acteur cité, postérieur pour le moins d'une année, était mort 20 ans auparavant (en 617).» Comment se fait-il que tant de savants hommes aient si peu ou si mal lu et médité le texte fondamental? Mais ce qui est plus incompréhensible, c'est que le traducteur lui-même, le grand helléniste Larcher, qui plus qu'un autre a dû se pénétrer de toutes les idées d'Hérodote, qui a dû les posséder comme sa propre composition, n'a cependant rien compris au plan de son auteur, n'y a vu au contraire que nuages et chaos, comme le démontre tout ce qu'il en dit.
D'abord, sa première édition, tome VII, p. 546, lig. 27, présente ce passage vraiment étrange: «Une troupe (de Scythes) obligée par une sédition de se retirer en Médie, gagne l'estime de Crésus; on leur confie des enfans pour les élever; maltraités par la suite, ils en tuent un qu'ils apprêtent en guise de gibier; quittent Sardes, et se retirent auprès d'Alyattes. Sujet d'une guerre entre Kyaxarès et Alyattes.»
L'on ne peut pas dire que Crésus soit ici une faute d'impression, car ils quittent Sardes. La cause de cette bizarre méprise, est que Larcher ayant lu dans le § LXXIII, que Crésus partit avec son armée pour la Cappadoce, afin de venger son beau-frère Astyages; et de suite Hérodote racontant à quelle occasion il était devenu son beau-frère, et récitant l'anecdote des Scythes chasseurs, que nous avons rapportée page 305, Larcher a fait de tout cela un seul et même faisceau d'idées, et a joint pêle-mêle les Scythes, Crésus, Alyattes et Kyaxarès; ce quiproquo a disparu de la seconde édition, mais tous les autres y restent.
«Selon Larcher, l'éclipse a lieu en 597, et par suite le mariage d'Astyages avec Aryenis, fille d'Alyattes; Mandane, fille d'Astyages, naît l'année suivante (596); elle se marie en 576, et l'année suivante elle donne le jour à Cyrus qui, à ce moyen, détrône, à l'âge de 15 ans, son grand-père Astyages (en 560).»
Cependant, contre le ridicule de ces 15 ans, Hérodote dit positivement que Cyrus, lorsqu'il souleva les Perses, avait atteint l'âge viril, ce qui indique au moins 25 ans: toutes ces invraisemblances disparaissent dans le système d'Hérodote. D'abord en mariant Astyages, l'an 625, il laisse tout le temps nécessaire à la naissance et à l'âge mûr de sa fille et de son petit-fils. Mais de plus, il ne dit ni ne laisse entendre, en aucun passage, que Mandane fût fille d'Aryenis; si cela eût été, il est presqu'impossible que cet historien, très-attentif à citer les généalogies, n'en eût pas fait la remarque, et qu'il eût négligé d'ajouter au caractère de Cyrus le trait vraiment piquant d'avoir eu la double fortune de détrôner aussi son grand-oncle, après avoir détrône son grand-père. Son silence à cet égard est confirmé par l'arménien Moïse de Chorène, qui cite sur la vie et le caractère d'Astyages des détails très-circonstanciés, tirés d'une ancienne histoire dont nous parlerons. Cet écrivain observe, entre autres, que ce prince rusé avait épousé plusieurs femmes prises dans les familles des princes ses voisins, afin de soutirer par leur canal les secrets de ses amis et de ses ennemis. Ainsi Larcher, non content des difficultés de son texte, y a encore ajouté des invraisemblances gratuites de son fonds[232].
En plaçant l'éclipse en l'an 597, il n'a plus de place pour le premier siége de Ninive, qui la suivit, ni pour l'irruption de l'armée des Scythes qui força Kyaxarès de lever ce siége, et il intervertit tous ces faits de la manière la plus bizarre: il fait arriver l'armée des Scythes en 633, seconde année du règne de Kyaxarès, tandis que le texte porte expressément que ce fut après l'éclipse, et à la 6e année de la guerre contre Alyattes.—Il les fait expulser en 605, prendre Ninive en 603, puis arriver les chasseurs Scythes, portant un nom abhorré des Mèdes et de Kyaxarès, que, par une autre invraisemblance, il suppose les avoir reçus à bras ouverts à cette époque, et leur avoir confié des jeunes gens de sa cour.
«Mais, dit Larcher, je ne puis faire autrement, parce que dans mes calculs le règne d'Alyattes ne commence qu'en l'an 516.»
Donc, lui répliquons-nous, vos calculs sont en erreur. «Mais le prophète Jérémie[233], en l'an 13 de Josias, prédisait l'arrivée des Scythes, d'accord en cela avec Hérodote, qui parle de leur irruption en Syrie jusqu'à Ascalon.»
Donc Jérémie prononce contre vous; car, selon vous, l'an 13 du roi Josias fut l'an 629, et il est ridicule de dire que Jérémie prédisait en 629 l'arrivée des Scythes que vous placez en l'an 633: il est bien plus convenable, même pour le sens prophétique, de la placer, comme le fait Hérodote, en l'an 625, parce que, dès un mois après, leur cavalerie, rapide comme celle des Tartares, qui sont leurs représentants et leurs successeurs, dut être en Judée et à Ascalon, où Psammitik l'arrêta à force de présents. Mais c'en est assez sur cet article; terminons-le en revenant à l'anecdote qui nous a servi de point de départ, c'est-à-dire à l'éclipse prédite par Thalès. Ce philosophe étant né en 647 ou 646, avait 23 ou 24 ans à l'époque du phénomène, et cet âge est compatible avec l'instruction nécessaire, surtout si, comme on le soupçonne, il dut la connaissance de cette éclipse aux savants d'Égypte et de Phénicie, dont il fut le disciple. Il ne nous reste plus à résoudre que quelques difficultés de détail.
§II.
Solution de quelques difficultés.
LE texte d'Hérodote en présente deux relativement au règne de Krœsus. 1° Si ce règne ne commença qu'en 571, comment Pittacus, mort bien certainement en 570, a-t-il pu donner à Krœsus un avis cité pour sa prudence et pour sa finesse, quand ce prince déja vainqueur de la plupart des Ioniens du continent, voulut attaquer les Ioniens insulaires? 2° Comment concevoir que Krœsus, dans l'espace de moins de 8 ans (depuis l'an 571 jusqu'à 563), où Solon le trouva dans une prospérité déja affermie, eût fait cette multitude de guerres et de conquêtes (voy. p. 320 [%%n° page] ci-dessus), qui avait rendu Sardes le siége de l'opulence asiatique, et le rendez-vous de tous les savants de la Grèce, et cela dans un temps où la seule ville de Milet avait résisté 12 années aux attaques de son père, et où le moindre lieu fort exigeait des années de blocus! Ces objections sont si graves, que Larcher même en a déduit la nécessité d'une association de Krœsus au trône de son père, dès l'an 574; mais un tel fait méritait bien la peine d'être soutenu d'autorités précises; heureusement, pour l'admettre et l'appuyer, nous en trouvons une de ce caractère dans un historien antérieur à Hérodote même; dans Xanthus de Lydie, dont un fragment précieux nous a été transmis par Nicolas de Damas[234].
Après avoir parlé de Sadyattes, roi de Lydie, comme très-vaillant, mais intempérant; de son fils Alyattes, également débauché lorsqu'il était jeune, etc., etc, Nicolas de Damas raconte «qu'Alyattes, devenu roi, et voulant faire la guerre aux Kariens, ordonna à ses fils de lui amener des troupes à Sardes à un jour fixe: Krœsus, l'aîné de ses fils, qui était gouverneur (vice-roi) de la province d'Adramout et du pays de Thèbes, reçut aussi cet ordre; comme il était mal vu de son père, à cause de sa paresse et de son intempérance, il voulut saisir cette occasion de rentrer en grace, et il s'adressa au plus riche marchand de Lydie pour avoir de l'argent et lever des soldats; le marchand le refusa. Il s'adressa à un autre d'Éphèse, qui lui procura 1000 pièces d'or, au moyen desquelles il leva son contingent, et cela le fit triompher de ses calomniateurs.»
Il résulte évidemment de ce récit, que Krœsus avant d'être roi de Lydie, comme héritier de son père, avait eu déja, comme prince apanagé, un état à gouverner, par conséquent une cour, une représentation, une administration militaire et politique, en un mot tout ce qui constitue la royauté, fors l'indépendance vis-à-vis de son père. C'est ainsi que de nos jours nous avons vu les enfants de Dâher être dans leurs petites principautés des souverains aussi absolus et plus fastueux que leur père, et cela par l'usage très-ancien où sont les princes asiatiques, de donner à leurs enfants des établissements royaux, qui, après la mort des pères, occasionent des guerres civiles fatales à leurs propres familles: cet usage, que l'on retrouve dans l'Inde, ayant existé dans la Lydie, comme nous en avons la preuve, l'on est fondé à dire que ce fut pendant sa vice-royauté que Krœsus eut avec les Grecs ses relations, et commença d'acquérir cette célébrité dont Hérodote nous fournit les témoignages antérieurs à l'an 572: à ce moyen tout reste intact dans son récit et dans les probabilités.
Le règne d'Alyattes présente quelques difficultés qui ne se concilient pas aussi heureusement: écoutons Hérodote.
§ XVI. «Alyattes succéda à Sadyattes son père.»
§ XVII. «Sadyattes lui ayant laissé la guerre contre les Milésiens, il la continua.»
§ XVIII. «Il leur fit la guerre 11 ans.—Or des 11 ans qu'elle dura, les 6 premières appartiennent au règne de Sadyattes, qui dans ce temps-la régnait encore en Lydie. Ce fut lui qui l'alluma; Alyattes poussa avec vigueur (pendant) les 5 années suivantes, la guerre que son père lui avait laissée. A la douzième année, Alyattes met le feu aux blés des Milésiens, etc., tombe malade, et (§ XXII) conclut la paix.»
Plusieurs remarques se présentent sur ce texte. 1° Si Alyattes fit pendant 6 ans la guerre, du vivant de son père, il eut donc un apanage ou une vice-royauté comme Krœsus: ces deux exemples se confirment l'un l'autre.
2° Si la guerre dura 11 ans, pourquoi est-il dit qu'à la douzième année il y eut encore une invasion dans laquelle furent brûlés sur pied les blés, et par suite un temple de Minerve, laquelle, pour se venger, frappa Alyattes de maladie? Il y a ici contradiction entre les nombres 11 et 12.
3° Si, comme le veulent les calculs d'Hérodote Alyattes ouvrit son règne en l'an 528, les 5 dernières années de la guerre de Milet ont duré jusqu'en 624 inclusivement; en ce cas elles ont coïncidé avec la guerre de Kyaxarès: comment Alyattes a-t-il pu faire ces deux guerres à la fois? Ceci s'explique assez bien par la peinture que fait Hérodote de celle contre Milet, lib. I, § 17.
«Lorsque la terre était couverte de grains et de fruits, Alyattes se mettant en campagne, son armée marchait au son du chalumeau, de la harpe et des flûtes: arrivé sur le territoire des Milésiens, il défendait d'abattre les métairies, de les brûler et même d'en enlever les portes; il laissait intactes les maisons des cultivateurs, mais il ravageait les blés, les arbres, etc., puis il s'en retournait sans assiéger la ville, ce qui eût été inutile, les Milésiens étant les maîtres de la mer.»
Avec une guerre aussi peu embarrassante, l'on conçoit qu'Alyattes put soutenir la guerre contre Kyaxarès, surtout si l'on observe que l'usage des troupes réglées n'existait point à cette époque; que les guerres n'étaient que des incursions commencées au printemps et finies en automne; et que les troupes, formées subitement de vassaux et de paysans, comme dans les temps de la féodalité, s'empressaient, au début de l'hiver, de retourner dans leurs foyers, ce qui causa la perte de Krœsus.
Pourquoi Hérodote ne fait-il pas la remarque du concours simultané de ces deux guerres? Il est vrai qu'il l'indique, lorsque traçant le tableau sommaire du règne d'Alyattes, il dit qu'il succéda à son père, qu'il fit la guerre aux Mèdes et à Kyaxarès, qu'il prit la ville de Smyrne, et l'on voit la guerre des Mèdes placée en tête de toutes ses actions. Mais si la guerre contre Milet ne finit qu'à la sixième campagne, sa fin arriva donc en 623 au mois de juillet, 2 ans et demi après l'éclipse; cela n'est pas impossible; néanmois l'on désirerait que l'historien eût expliqué plus clairement cet enchevêtrement de faits.
Enfin comment Alyattes put-il avoir une fille nubile en 623? Supposons à cette fille 15 ou 16 ans; cela rejette la naissance d'Alyattes au moins à l'an 657; et puisqu'il mourut en 572, il aurait vécu 85 ans. Cela n'est point impossible, et l'histoire fournit à l'appui plusieurs exemples; l'on peut dire aussi qu'un usage antique et général en Asie, fut de fiancer des filles dès l'âge de 9 et 10 ans; en un tel cas Alyattes aurait vécu 81 ans comme son fils Krœsus[235]. Il faut en convenir, tout ceci n'est pas sans quelques nuages; mais il n'est pas permis de faire violence à un texte précis, pour obtenir de plus grandes vraisemblances.
On voit plus clair dans ce qu'Hérodote a dit, par fragments épars, de quelques anciennes irruptions faites par les Kimmériens de la Chersonèse taurique, ou presqu'île de Krimée, dans l'Asie mineure.
§ XV. «Avant Alyattes régna Sadyattes, son père, pendant 12 ans (650).»
§ XVI. «Avant Sadyattes régna Ardys, son père, pendant 49 ans (699).»
«(Or, § XV) sous le règne d'Ardys les Kimmériens chassés de leur pays par les Scythes nomades, vinrent en Asie (mineure), et prirent Sardes, excepté la citadelle.»
§ VI. «L'expédition des Kimmériens contre l'Ionie, antérieure à Krœsus, n'alla pas jusqu'à ruiner des villes; ce ne fut qu'une incursion suivie de pillage.»
(C'est celle de l'article précédent.)
§ CIII. «Après la bataille de l'éclipse (en 625), Kyaxarès assiégeait (Ninive), lorsqu'il fut assailli par une nombreuse armée de Scythes: c'était en chassant d'Europe les Kimmériens, qu'ils s'étaient jetés sur l'Asie. La poursuite des fuyards les avait conduits jusqu'aux pays des Mèdes.»
Lib IV, § XI. «Les Scythes nomades qui habitaient en Asie, accablés par les Massagètes avec qui ils étaient en guerre, passèrent l'Araxès (le Volga, appelé Rha), et vinrent en Kimmérie. Les Kimmériens, les voyant fondre sur leurs terres, délibérèrent entre eux sur cette attaque... Les sentiments furent partagés... La discorde s'alluma... Les partis se trouvant égaux, ils en vinrent aux mains, et après avoir enterré leurs morts, ils sortirent du pays, et les Scythes le trouvant désert et abandonné, s'en emparèrent.»
§ XII. «Il paraît certain que les Kimmériens fuyant les Scythes, se retirèrent en Asie, et qu'ils s'établirent dans la presqu'île où l'on voit maintenant une ville grecque appelée Sinopé. Il ne paraît pas moins certain que les Scythes s'égarèrent en les poursuivant, et qu'ils entrèrent en Médie. Les Kimmériens, dans leur fuite, côtoyèrent toujours la mer (Euxine); les Scythes au contraire avaient le Caucase à leur droite, jusqu'à ce que s'étant détournés de leur chemin, et ayant pris par le milieu des terres, ils pénétrèrent en Médie.»
Lib. I, § XVI. «Alyattes succéda à Sadyattes, il fit la guerre à Kyaxarès; ce fut lui qui chassa les Kimmériens de l'Asie.»
Ces passages comparés ne présentent que deux invasions bien distinctes; l'une (depuis le § CIII), au temps d'Alyattes et de Kyaxarès, immédiatement après la bataille de l'éclipse, et ce fut la dernière: l'autre du temps d'Ardys (§ XVI, XV et VI): sans doute celle du temps d'Alyattes fut aussi antérieure à Krœsus; mais il est évident que ces mots, «les Kimmériens n'ayant fait qu'une incursion suivie de pillage, s'en allèrent sans avoir pris la citadelle de Sardes ni ruiné des villes,» s'entendent de l'irruption sous Ardys: lors au contraire qu'ils revinrent sous Alyattes, fuyant devant les Scythes; après quelques dégâts commis pour vivre, ils tentèrent de s'établir près de Sinope, et ce fut ceux-là qu'Alyattes expulsa comme des hôtes dangereux ou incommodes: la politique de ce prince ne les troubla point sans doute du temps de leurs ennemis, les Scythes, afin de les leur opposer au besoin; mais lorsque ceux-ci eurent été chassés de Médie par Kyaxarès, Alyattes aura imité son allié.
Strabon (liv. 3, pag. 222) parle aussi d'une incursion des Kimmériens, qui au temps d'Homère, ou peu auparavant, avaient ravagé l'Asie mineure, jusqu'à l'Ionie et l'Æolide. Larcher[236], dont les calculs sur l'époque d'Homère ne cadrent point avec ce fait, pense que le savant géographe s'est trompé. Il veut que ce soit une autre expédition antérieure au siége de Troie, et dont Euripides aurait fait mention dans son Iphigénie en Tauride. Mais parce que le poëte parle de villes ravagées, et que, selon Larcher, il n'y avait point alors de villes en Ionie, cet imperturbable critique déclare qu'Euripides s'est aussi trompé, et que c'est par une licence poétique, pour rendre son récit plus touchant, qu'il parle de villes détruites.
Il est très-difficile, comme l'on voit, d'avoir raison avec Larcher: cependant Euripides et Strabon pourraient bien n'avoir pas tort; car si l'on fait attention que les Kimmériens, peuple d'origine keltique et gauloise[237], étaient des barbares vagabonds et pillards comme les Scythes, et que leur établissement dans la Tauride date d'une antiquité inconnue à l'histoire, l'on croira facilement qu'ils ont fait, comme les Normands, dans une espace de 3 à 4 siècles, plusieurs incursions dans l'Asie mineure, soit par mer, soit en traversant le Bosphore de Thrace; et ces incursions pourraient expliquer l'origine des Galates, autre nom des Keltes et des Kimmériens, dont l'établissement dans l'Asie mineure ne connaît point de date.
Quant à l'assertion du savant académicien qu'il n'y avait point de villes en Ionie, 12 ou 13 cents ans avant notre ère, c'est une conséquence naturelle du système qui croit que le monde date d'hier; et comme on ne dissuade point ceux qui, par principe de conscience, croient de telles niaiseries, nous ne perdrons point notre temps à y répondre.
Avant Ardys avait régné Gygès, son père, pendant 38 ans, ce qui remonte sa première année à l'an 727.
Ce fut ce Gygès (prononcé Gouguès par les Grecs) qui enleva le trône à Candaules, dernier rejeton de la race des Héraclides en Lydie... «Candaules, dit Hérodote, descendait d'Hercules par Alkée, fils de ce héros: car Agron (fils de Ninus, petit-fils de Bélus, arrière-petit-fils d'Alkée) fut le premier des Héraclides qui régna à Sardes, et Candaules fut le dernier. (Or) les Héraclides régnèrent, de père en fils, 505 ans en 22 générations.»
Le texte grec de tous les manuscrits et de toutes les éditions porte unanimement en toutes lettres, et non en chiffres, ces mots cinq cent cinq, en vingt-deux générations, et Larcher en convient; mais parce que le système habituel d'Hérodote est d'estimer la génération à 33 ans, lorsqu'il n'a pas de données précises sur le nombre des années, Larcher qui vient de redresser Euripides et Strabon, redresse aussi Hérodote; et sous le prétexte que la règle générale des 33 ans par génération est violée dans le calcul des 505 ans, il a, de son chef, osé falsifier le texte de son auteur, et y substituer 15 générations au lieu de 22. Qu'un traducteur éclaircisse et corrige ce qu'il croit obscur et défectueux, c'est en cela que consistent son mérite et son devoir; mais il le doit faire par des notes placées hors du corps du texte: le texte est comme le métal sacré d'une médaille antique, à qui il est défendu de mêler aucun alliage: Larcher reconnaît lui-même la vérité, la nécessité de ce principe, lorsqu'il dit, page 488, lig. 1 et 2, que l'on ne doit point insérer dans le texte d'un auteur des corrections, par conjecture, sans y être autorisé par quelque manuscrit.—Et dans un autre endroit, il tance très-sévèrement un éditeur allemand qui a pris cette licence[238].
En effet, sans ce respect conservateur de l'identité des témoins et de leurs témoignages, qu'eût-ce été de tous les manuscrits anciens qui ne nous sont parvenus qu'au moyen d'une série de copistes? Que fût-il arrivé si chacun de ces copistes eût substitué ses idées à celles de l'auteur, sous prétexte de les redresser? et si de nos jours, au temps de l'imprimerie et de la publicité, un traducteur ose, malgré sa conscience, se permettre une telle transgression, que n'a pas dû faire, en des temps de fanatisme, le zèle audacieux des transcripteurs et des possesseurs, qui purent en secret, à volonté et impunément, altérer leurs manuscrits, dont chacun équivalait à une édition? et si de nos jours, un savant et dévot anglais, M. J. Bentley, prétend infirmer l'autorité de tous les livres hindous, par la raison qu'ils présentent des interpolations plus ou moins sensibles; s'il établit en principe de critique, qu'une seule interpolation prouvée ébranle toute l'authenticité d'un ouvrage, et le rend apocryphe, comment empêcherons-nous les Hindous, les Chinois, etc., de nous rétorquer ces principes sur nos propres livres, surtout lorsqu'ils auront des exemples si frappants à nous présenter? D'ailleurs, ce n'est point ici le seul exemple d'interpolation et d'altération que l'on ait à reprocher au traducteur d'Hérodote: nous en trouvons un autre aussi hardi au § CLXIII, où il a introduit, sans raison, contre le sens de l'auteur, le nom de Crésus, au lieu du Mède qui est dans l'original et qui se rapporte à Harpagos, général des troupes de Kyrus... Et cependant nous ne parlons que du premier livre, le seul dont nous nous soyons occupés[239]. Or, la conséquence de ces interpolations serait que beaucoup de lecteurs inattentifs, ne lisant point les notes, admettraient ces sens intrus comme le sens vrai de l'historien; qu'ils les pourraient citer dans d'autres livres, et que peu à peu la trace de la vérité pourrait s'effacer, même dans de nouvelles éditions.
Ici le texte d'Hérodote, aux yeux d'une saine critique, ne présente aucun motif de rejet pour les 22 générations: on n'aperçoit aucune contradiction, avec ce qui suit ou ce qui précède; il y a même un synchronisme remarquable entre l'origine du royaume lydien dans la personne d'Agron, l'an 1232, et l'origine de l'empire assyrien dans la personne de Ninus, père d'Agron, l'an 1237, ainsi qu'il résulte des calculs d'Hérodote que nous allons voir. D'ailleurs aucune vraisemblance naturelle n'est violée ici, puisque 22 générations réparties sur 505 ans donnent 23 ans par degré, à l'exception d'un seul qui n'a que 22 ans: or, pour un climat tel que celui de la Lydie, pour une famille de princes partout empressés et intéressés à se marier de bonne heure, cet âge n'a rien que de probable. On peut, il est vrai, citer plusieurs exemples de généalogies de 30 et 35 ans par degré; mais on en peut opposer un nombre encore plus grand à 24 et 26 ans; témoin celle des rois et des prêtres hébreux que nous avons vue ci-devant. La vérité est qu'il n'y a pas de règle fixe en une chose aussi variable, sur laquelle le climat, les lois, les mœurs; les conditions de la société exercent des influences si diverses.
Mais quel motif Hérodote a-t-il eu d'évaluer à 33 ans chaque génération? Voilà le point qu'il eût fallu d'abord éclaircir, et ce dont nous croyons trouver la source dans un passage de cet historien: il raconte qu'étant en Egypte (à Memphis), «les prêtres lui dirent que depuis le premier roi (Ménès) jusqu'à Séthos, prêtre et roi au temps de Sennachérib, il y avait eu 341 générations; et il ajoute: 300 générations font 10,000 ans, car trois générations valent 100 ans.»
De qui vient cette dernière assertion? ce ne peut être des Grecs; car puisqu'ils ne nous montrent aucune annale régulière au-dessus de Solon, ils n'ont pu conserver de généalogies capables de leur rendre un principe aussi général, sans quoi, par ces généalogies, ils auraient pu remonter l'échelle du temps jusqu'au delà du siége de Troie.
Ce principe doit donc venir des Égyptiens, à qui leurs nombreux colléges de prêtres et leurs gouvernements anciens ont pu fournir des moyens d'apprécier les générations; mais les faits par eux cités à Hérodote portant plusieurs contradictions et une impossibilité morale, comme nous le prouverons, nous disons que cette évaluation est un résultat systématique inadmissible en principe général.
Pour revenir au règne de Candaules, il est échappe à Larcher une forte distraction sur son époque. En corrigeant Pline (car toujours il corrige), «ce naturaliste, dit-il, se trompe grossièrement[240], lorsqu'il dit que Caudaules mourut la même année que Romulus, puisque le prince (lydien) périt environ 500 ans avant le fondateur de Rome. Il est étonnant, que François Junius et le P. Hardouin n'aient pas relevé cette erreur.» (Encore deux auteurs châtiés en passant).
Ouvrons la table chronologique de Larcher, nous trouvons,
Candaules est tué l'an 715 avant J.-C.
Numa règne à Rome l'an 714.
Par conséquent Romulus périt l'an 716 (à cause de l'interrègne d'un an qui eut lieu entre lui et Numa). Le calcul de Pline n'offre donc qu'un an de différence; et c'est Larcher qui se trompe en entier des 500 ans qu'il lui reproche, sans que l'errata ait corrigé cette faute. Il est d'ailleurs remarquable qu'ici le calcul de Pline est encore celui de Solin et de Sosicrates; car si de 715 où périt Candaules, l'on soustrait la durée des princes lydiens jusqu'à la prise de Sardes, durée qui fut de 170 ans, on a pour résultat cette année 545, dont nous avons démontré l'erreur.
D'après tous ces exemples le lecteur peut apprécier la logique, la sagacité, même la politesse de notre censeur; désormais nous laisserons à l'écart ses notes pour ne nous occuper que du texte; et prenant pour transition les rapports de dates et de parenté qu'établit Hérodote entre Ninus et Agron, nous allons discuter le système chronologique de cet historien sur l'empire d'Assyrie, contradictoirement avec les récits de son antagoniste Ktésias.
Remarques sur la traduction de M. Larcher.
Ne voulant plus importuner le lecteur des erreurs multipliées du censeur Larcher en matière de chronologie, nous voulons néanmoins démontrer par quelques exemples, qu'en fait de traduction, ce savant helléniste n'est pas toujours au pair de sa réputation.
1° Hérodote, livre Ier, parlant des anciennes guerres entre les Phéniciens et les Grecs, dit: «Les Perses les plus savants dans l'histoire,» par-là il indique l'histoire en général, selon la valeur même du mot grec logios. Pourquoi Larcher se permet-il d'introduire une restriction en ajoutant dans l'histoire de leur pays (dont la Grèce ne faisait point partie)?
2° Hérodote dit: «Les Phéniciens étant arrivés à Argos, étalèrent (exposèrent) leurs marchandises pour les vendre.» La traduction dit d'une manière triviale et inexacte, «se mirent à vendre leurs marchandises.»
3° Article 2. Hérodote dit: «Les Perses, peu d'accord avec les Grecs, prétendent, etc.» Le traducteur ose altérer ce texte en disant: «Les Perses, peu d'accord avec les Phéniciens.» Hérodote poursuit: «Ils ajoutent qu'ensuite quelques Grecs (c'étaient des Crétois).» Pourquoi Larcher introduit-il un doute en disant: c'étaient peut-être des Crétois?
Le texte continue et dit: Le roi de Colchide envoya un héraut en Grèce. Le traducteur dit: envoya un ambassadeur. Ce n'est pas du tout la même chose.
4° Article 4. Le texte dit encore: «que les Grecs assemblés envoyèrent des messagers (angeli) pour redemander Hélène.» Le traducteur en fait encore des ambassadeurs. Mais ce mot signifie chez nous quelque chose de bien plus pompeux et de moins analogue à la simplicité des anciens.
5° Article 11. La reine, épouse de Candaules, dit à Gygès: «Voici deux routes dont je te laisse le choix.» Pourquoi Larcher ajoute-t-il de son chef la phrase: «Décide-toi sur-le-champ?» Le mérite d'une traduction est surtout d'être le miroir littéral de l'original.
6° Article 30. Solon étant logé dans le palais de Crésus, les serviteurs de ce prince font voir toutes ses richesses au philosophe; au mot richesse, le texte ajoute, et son bonheur. Le traducteur a eu tort de le supprimer, attendu que l'idée de bonheur se reproduit dans l'entretien des deux personnages, surtout lorsque Crésus demande si Solon a connu quelqu'un plus heureux que lui.
7° Article 46. Le texte dit: «Pendant deux ans Crésus fut dans un très-grand deuil de la mort de son fils.» Larcher ne rend pas du tout cette idée lorsqu'il dit que «Crésus pleura pendant deux ans.» Chez les anciens le deuil se composait de formalités autres que les pleurs.
8° Article 47. Le texte dit: «Crésus envoya vers les oracles des messagers pour les éprouver (c'est-à-dire pour éprouver leur science, leur véracité).» Le traducteur altère le texte en disant, pour les sonder: sonder quelqu'un, c'est vouloir tirer son secret: mais le mettre à l'épreuve (pour savoir s'il sait le nôtre), est tout autre chose.—L'oracle répond: «Je connais la mesure (ou l'étendue) de la mer.» Le traducteur dit: «Je connais les bornes de la mer.» C'est encore une autre idée.... On peut connaître les bornes, sans connaître la capacité de la mesure.
9° Article 55. L'oracle de Delphes répondit à Crésus en deux vers hexamètres; pourquoi Larcher dit-il nûment: «L'oracle répondit en ces termes,» sans indiquer que ce sont des vers?
10° Article 59. Le texte dit: «Des citoyens armés de massues.» Larcher dit: «armés de piques.»
11° Article 62. Le texte dit: «L'hameçon ou l'appât est jeté, les rets sont tendus.» Larcher fait un pléonasme, en disant: «Le filet est jeté, les rets sont tendus.»
12° Article 67. Le texte dit: «L'un des Spartiates, que l'on appelle agathoerges (lesquels sont toujours les plus anciens cavaliers qui ont reçu leur congé).» Pourquoi Larcher dit-il, les plus anciens chevaliers? Ce mot donne l'idée d'un ordre privilégié qui n'avait pas lieu à Sparte.
13° Article 81. Le texte dit: «Crésus croyant que le siége de Sardes traînerait en longueur, fit partir du sein des murs de nouveaux envoyés vers ses alliés.» Pourquoi Larcher dit-il: fit partir de la citadelle, surtout lorsqu'ici le texte emploie le même mot que, deux lignes auparavant, Larcher a traduit par murailles?
14° Article 92. Le texte dit que «Crésus envoya à Thèbes un trépied d'or au dieu Apollon isménien; à Delphes, un bouclier d'or consacré à Minerve; à Éphèse, des génisses d'or et la plupart des colonnes.» Comment Larcher ose-t-il ajouter du temple? Comment imaginer que Crésus ait envoyé les colonnes du temple d'Éphèse? Il n'a pu envoyer que des colonnes votives en matière d'or, comme étaient la génisse, le trépied et le bouclier.
15° Article 93. Le texte dit que «le tombeau d'Alyattes fut élevé aux frais des marchands, des artisans et de jeunes filles exercées au travail;» au lieu de ces derniers mots, Larcher dit, des courtisanes.
16° Article 98. Hérodote appelle «Ekbatane, la capitale des Mèdes.» Pourquoi Larcher écrit-il toujours Agbatane?—«Les Mèdes permettent à Deiokès de choisir dans toute la nation, des gardes pour lui donner de la force,» (c'est-à-dire, pour que ce roi, nouvellement élu, pût faire exécuter ses ordres, que beaucoup de gens auraient pu méconnaître). Le traducteur fait croire que ce fut uniquement pour sa sûreté, en disant, choisir des gardes à son gré.
17° Article 14. En parlant de Kyrus qui, encore enfant, se nomme des officiers, le texte dit: «L'un était l'œil du roi, l'autre devait porter au loin ses mandements ou ses ordres.» Le traducteur dit: devait lui présenter les requêtes des particuliers; ce n'est pas du tout la même chose.
18° Article 165. Le texte dit: «Les Phocéens, chassés par les Perses, s'embarquèrent pour chercher un asile, et tandis qu'ils étaient en route pour aller en Corse, plus de la moitié, touchés de désir en regrettant la patrie, retournèrent vers Phocée.» Le traducteur ne commet-il pas un contre-sens évident, lorsqu'il dit, touchés de compassion?
19° Article 167. Le texte parle de membres affectés d'inflammation, la traduction dit des membres perclus.
20° Article 170. Larcher dit, les plus riches de tous les Grecs; Hérodote a écrit, les plus heureux de tous les Grecs; et il en donne des raisons qui ne s'appliquent pas aux richesses.
21° Article 173. Le texte dit: «Si un citoyen, même du rang le plus distingué, épouse une étrangère ou une concubine, ses enfants n'ont plus les honneurs ou la considération de leur père.» Pourquoi Larcher dit-il sont exclus des honneurs? Hérodote indique une dégradation, et ce n'est pas la même chose qu'une exclusion.
22° Article 185. Nitokris fit creuser un lac dont les bords furent revêtus de pierre circulairement. Pourquoi le traducteur a-t-il omis ce mot important qui désigne la figure du lac?
23° Article 211. Le texte, parlant des Massagètes, dit que (selon l'usage des anciens) «leurs guerriers se couchèrent ou s'assirent à terre pour prendre leur repas.» Le traducteur les fait mettre à table comme nous, et par cette expression, il masque l'usage des anciens.
Ainsi, voilà dans le premier des neuf livres d'Hérodote seulement, plus de vingt altérations matérielles, sans compter celles que nous avons déja citées, et celles que nous ayons négligées comme de moins graves, qui cependant ne laissent pas d'altérer le sens. Or si, comme il est vrai, le mérite d'une traduction consiste à représenter littéralement l'original; si le texte du narrateur doit être considéré comme un procès verbal dont chaque expression a un sens précis qu'il importe de n'altérer ni en plus ni en moins, il est évident que la traduction de Larcher est très-défectueuse, très-incorrecte, et que pour bien connaître Hérodote, une autre traduction serait un ouvrage non-seulement utile, mais indispensable.
CHRONOLOGIE D'HÉRODOTE.
EMPIRE ASSYRIEN DE NINIVE.
§ Ier.
Sa durée. Hérodote et Ktésias opposés quant au temps, mais non quant aux
faits.
L'ON convient généralement que la durée de l'empire assyrien, ainsi que les époques de son origine et de sa fin, forment la difficulté la plus grande de l'histoire ancienne; l'on pourrait ajouter qu'elles sont le sujet de la querelle la plus inconcevable entre les deux historiens de qui nous tenons nos documents. En effet, comment expliquer que Ktésias, au temps d'Artaxercès, ait évalué cette durée à 1306 ans, lorsque Hérodote, moins de 70 ans avant lui, ne l'avait trouvée que de 520? Comment imaginer que le premier ait donné 317 ans à neuf rois mèdes, qui, dit-il, remplacèrent les Assyriens, tandis que le second ne compte que quatres rois mèdes dans un espace de 150 ans, et cela lorsque Hérodote écrivait moins de 70 ans après la mort de Kyrus, qui détrôna le dernier de ces monarques? Nécessairement l'un des deux historiens s'est trompé; et de là un schisme entre leurs sectateurs. Les uns, préférant Ktésias, prétendent qu'il a dû être mieux instruit, par la raison que ce Grec asiatique, né à Knide, ville tributaire des Perses, d'abord soldat de Kyrus le jeune, puis, de prisonnier, devenu médecin du grand roi, eut tout le temps, pendant les 17 années qu'il vécut à la cour, de connaître l'histoire du pays: il en eut tous les moyens, si, comme il le dit lui-même dans Diodore, il eut en main les archives royales; et il put les avoir, parce que l'usage de tous les anciens gouvernements d'Asie fut de tenir des registres qui nous sont plusieurs fois cités. Raisonnant sur ces faits et sur leurs conséquences, les partisans de Ktésias attaquent Hérodote, citent contre lui le mot de Cicéron[241], le Traité de Plutarque[242], les inculpations de Strabon[243], et prétendent que le père de l'histoire n'a eu ni les moyens, ni la solidité d'instruction de son successeur et contradicteur.
En admettant les moyens de Ktésias, l'on a dit, ou l'on peut dire en faveur d'Hérodote[244], que les siens n'ont pas été moindres, et que même ils sont préférables. On demande si l'étranger, médecin du grand roi, assujetti au service d'une maison immense, a eu le temps de se livrer à l'étude des antiquités, d'apprendre la langue et le système d'écriture des Assyriens, sans doute différens de la langue et du système d'écriture des Perses; s'il a pu traduire par lui-même des monuments déja vieillis, ou s'il n'a eu que les traductions et les extraits qu'en auront faits les Perses; si, dans l'un et l'autre cas, il n'a pas été sujet à beaucoup d'erreurs involontaires ou préméditées. On demande si, vivant dans une cour très-despotique, il n'a pas été dans une dépendance nécessaire de tout ce qui l'a entouré; s'il a pu voir par d'autres yeux que par ceux des courtisans; épouser d'autres opinions, d'autres intérêts que ceux des Perses. Or les Perses avaient un intérêt national et royal à décréditer le livre d'Hérodote, qui, de toutes parts, choque leur orgueil, en célébrant leur défaite, et en publiant plusieurs traits de folie de leur roi. Ktésias est atteint de cette partialité, lorsqu'il se déclare en propres termes contradicteur d'Hérodote, et que, selon les expressions de Photius[245], il l'appelle menteur et inventeur de fables: cette accusation est d'autant plus singulière de sa part, que de tous les historiens, Ktésias est celui qui, chez les anciens, a été le plus généralement décrié pour ses fables et pour ses mensonges; son livre sur les Indes, qui nous est parvenu, justifie cette opinion. Quant à sa partialité, elle nous est formellement indiquée par un passage de Lucien, dans ses Préceptes sur l'art d'écrire l'histoire.
«Le devoir d'un historien, nous dit-il, est de raconter les faits comme ils sont arrivés: mais il ne le pourra, s'il redoute Artaxercès, dont il est le médecin, ou s'il espère en recevoir la robe de pourpre des Perses, avec un collier d'or et un cheval niséen, pour le salaire des éloges qu'il lui aura donnés dans son histoire[246].»
Il est évident que ce trait s'adresse à Ktésias; et il l'atteint avec d'autant plus de force, que Lucien, l'un des plus savants et des plus indépendants écrivains de l'antiquité, ne l'a point lancé sans en avoir trouvé le motif dans les anecdotes de la vie du médecin; il est donc certain que sous le rapport de la moralité, Ktésias ne peut soutenir le parallèle avec Hérodote, tel qu'il nous est connu par les principaux événements de sa vie.
En effet, nous savons par divers témoignages, et par quelques traits répandus dans son livre, que, né dans une condition indépendante, il n'eut d'autre passion, d'autre but que d'acquérir de la gloire, d'être un grand historien, et de devenir un homme aussi célèbre qu'Homère, dont en effet il imite l'art en beaucoup de points. De tout temps l'art de raconter fut la passion des Grecs et surtout des Asiatiques; chez ceux-ci, il menait à la faveur des rois; chez ceux-là, libres alors, il procurait une sorte d'idolâtrie plus enivrante que l'or des cours et leur servitude. Né 4 ans avant l'invasion de Xercès[247], élevé au milieu des cris de la victoire et de la liberté, il paraît qu'Hérodote conçut de bonne heure le projet de célébrer cette guerre, comme Homère avait célébré celle de Troie. Pour exécuter cette entreprise, il fallait avoir acquis beaucoup de connaissances; et dans un temps où les livres étaient rares et mauvais, les connaissances ne s'acquéraient qu'en voyageant. Il se livra aux voyages: divers passages de son livre prouvent qu'il visita d'abord l'Égypte, Memphis, Héliopolis, Thèbes, puis Tyr[248], Babylone, très-probablement Ekbatane, qu'il décrit comme ferait un témoin oculaire, et qui d'ailleurs était sur sa route vers la Colchide; de là il dut revenir par l'Asie mineure, traverser le fleuve Halys, dont il cite les ponts construits par Krœsus. Après avoir concouru à chasser Lygdamis, tyran d'Halicarnasse, sa patrie, il fit une première lecture solennelle de son histoire à l'assemblée des jeux olympiques, et l'on doit remarquer que cette épreuve est une des plus fortes qu'un historien pût subir, puisque par cette publicité il s'exposait à la censure des Grecs instruits, qui de tous les pays accouraient à ces fêtes. Or à cette époque (vers 460) il n'y avait pas plus de 100 ans que Kyrus avait détruit l'empire des Mèdes; pas plus de 97 ans qu'il avait pris Sardes et Krœsus, ce roi lydien si connu de toute la Grèce; pas plus de 70 ans que Kyrus lui-même était mort. Hérodote, dans ses voyages, avait pu recueillir des traditions de la seconde et même de la première main; partout il avait consulté les prêtres, classe la plus savante, la seule savante chez les anciens. En consultant ceux de peuples différens et même ennemis, il avait eu le moyen de vérifier, de redresser les contradictions de l'erreur ou du préjugé, et parce que de toutes ces informations il composa un seul système, il fut obligé, pour le bien établir, d'en confronter, d'en discuter toutes les parties. Son ouvrage doit donc être considéré comme un extrait, comme un résumé de tout ce que les plus savans hommes de l'Asie savaient de son temps sur l'histoire ancienne. D'autres historiens, alors célèbres dans la Grèce, tels que Cadmus, Xanthus, Hellanicus, l'avaient précédé: s'il eût choqué les idées reçues, il se fût élevé contre lui quelque contradicteur dans les nombreuses lectures publiques qu'il fit à Élis, à Corinthe, à Athènes, etc.; et la moindre anecdote de ce genre eût été connue de Plutarque qui, par une partialité puérile, a tenté de le dénigrer, pour venger, dit-il, les Thébains ses compatriotes d'avoir été accusés par Hérodote de n'avoir pas secondé les Grecs contre les barbares. Cette véracité d'Hérodote, en lui suscitant des ennemis, est un titre de plus à notre confiance et à notre estime; d'ailleurs son livre, que nous possédons, respire partout la bonne foi, la candeur: ses connaissances en physique sont faibles, comme elles l'étaient généralement de son temps; mais son bon sens, sa réserve à prononcer, sa sagesse à douter, le conduisent souvent mieux que la science systématique de ses successeurs; témoin le géographe Strabon, qui n'a point voulu croire au voyage des Phéniciens autour de l'Afrique[249], et qui a prétendu que la Caspienne était un golfe et non une mer isolée; notre géographie moderne, en démentant les raisonnements physiques du géomètre, nous fournit une preuve de cette vérité historique et morale: «que quelquefois des faits incroyables, invraisemblables, parce qu'ils choquent la doctrine reçue dans un temps, n'en sont pas moins certains; et que le récit naïf d'un narrateur fidèle, qui dit, comme Hérodote, je ne comprends pas cela, mais voilà ce que j'ai vu, ce que m'ont assuré des témoins instruits,» est quelquefois préférable aux dénégations dogmatiques des théoriciens[250]. Cicéron lui reproche de raconter beaucoup de fables[251], et en effet il raconte quelquefois des miracles ou prodiges, selon l'esprit de son temps. Mais en général il cite comme l'opinion reçue, plutôt que comme la sienne: et lorsqu'il y croit, il y est porté par le respect des dieux, qui est une sorte de garantie de sa droiture. Cicéron lui-même eût été fort embarrassé à désigner les faits fabuleux, puisque plusieurs de ceux que cite Hérodote sur l'intérieur de l'Afrique, et qui jusqu'ici semblaient incroyables, ont été de nos jours reconnus vrais par les voyageurs[252]. Telle est la destinée singulière d'Hérodote, qu'après avoir été mal apprécié des anciens, le mérite de son ouvrage s'est élevé chez nous autres modernes à mesure que nous avons acquis plus de connaissances sur les pays dont il a traité. Tous les voyageurs en Égypte s'accordent à dire que l'on ne peut rien ajouter à la justesse, à la correction, à la grandeur du tableau qu'il en a tracé. En sorte que c'est pour avoir été en général trop au-dessus des notions vulgaires, qu'il a eu chez les anciens moins de crédit que des écrivains d'un ordre inférieur. Si dans des matières aussi délicates et difficiles, il a porté cette finesse de tact et cette rectitude de jugement, l'on a droit d'en conclure qu'il n'a pas été moins soigneux, moins habile dans ses recherches sur la chronologie, et l'on peut poser en fait que, sous aucun rapport, Ktésias ne lui est préférable, ni même comparable.
De cette conclusion passer subitement, comme l'ont fait plusieurs savants, à n'ajouter aucune foi à tout ce qu'a écrit Ktésias, cela nous paraît une exagération passionnée; et comme en ce genre de questions les raisonnemens n'ont de force qu'autant qu'ils sont établis sur des faits positifs, nous allons remplir un double objet d'utilité, en soumettant au lecteur le principal fragment de Ktésias sur les Assyriens, lequel, d'une part, fournira les moyens d'apprécier l'esprit et l'autorité de cet historien, tandis que de l'autre, il montrera, dans leur ensemble, les faits dont Hérodote n'a cité que des parties accessoires ou des résultats généraux.
§ II.
Idée générale de l'empire Assyrien, selon Ktésias, en Diodore, liv. II,
page 113 et suivantes, édit. de Wesseling[253].
«Avant Ninus, roi des Assyriens, l'Asie ne cite aucun roi indigène qui ait fait de grandes choses, ni qui ait même laissé le souvenir de son nom. Ninus est le premier dont les hauts faits aient répandu et conservé la renommée; par cette raison, nous allons en parler avec quelque détail. Poussé par son caractère belliqueux vers tout ce qui exige le mâle courage de l'homme, il arma d'abord les jeunes gens les plus robustes de son royaume, et les habitua, par de longs et fréquens exercices, à toute espèce de fatigues et de périls. (Non content) de cette armée redoutable, il s'associa encore Ariaios, roi de l'Arabie (heureuse), pays alors rempli des plus vaillans guerriers. Cette nation de tout temps a été jalouse de sa liberté; jamais elle n'a reçu de princes étrangers; et, malgré leur immense pouvoir, les rois de Perse et les Makédoniens n'ont pu l'asservir: (la raison en est) que l'Arabie étant déserte en certaines parties, et dans d'autres n'ayant que des puits cachés, connus des seuls naturels, il devient impossible à des armées étrangères (d'y subsister) et de s'en emparer. Fortifié du secours des Arabes, Ninus, à la tête d'une armée nombreuse, envahit (d'abord) la Babylonie qui lui était limitrophe. La ville actuelle de Babylone n'était pas encore bâtie, mais le pays avait beaucoup d'autres villes bien peuplées. Les naturels inexpérimentés à l'art de la guerre, furent facilement vaincus et assujettis au tribut annuel. Quant à leur roi, Ninus l'emmena ainsi que ses enfans; par la suite il le fit périr. De là s'étant porté contre l'Arménie, il renversa quelques villes fortes, et la terreur se répandit dans le pays. Barsanès qui en était roi, convaincu de son infériorité, vint au-devant de Ninus avec de riches présens, et lui promit d'exécuter tous ses ordres. L'Assyrien magnanime l'accueillit avec douceur; il lui rendit même le royaume d'Arménie, à condition qu'il resterait ami fidèle, et qu'il lui fournirait des vivres et des soldats pour ses autres expéditions. Avec cet accroissement de moyens, Ninus attaqua la Médie, et malgré une vive résistance, il défit Pharnus, roi du pays, qui perdit beaucoup d'hommes, et qui, fait prisonnier avec sa femme et ses sept enfans, fut mis en croix par l'ordre du vainqueur.
«De si brillants succès inspirèrent à Ninus un violent désir de soumettre à ses lois toute l'Asie située entre le Tanaïs et le Nil: tant il est vrai que la prospérité ne sert qu'à ouvrir le cœur de l'homme à plus de cupidité. Ayant donc établi un de ses amis satrape de Médie, il se livra tout entier à l'exécution de son projet, et dans l'espace de 17 ans, il parvint à subjuguer tous les peuples (de la presqu'île et du continent), à l'exception des Bactriéns et des Indiens. Aucun écrivain n'a transmis le nombre des combats qu'il livra, ni des ennemis qu'il vainquit. Bornons-nous donc, en suivant Ktésias de Knide, à énumérer les pays les plus célèbres. D'abord, venant des pays maritimes vers le continent, Ninus conquit l'Égypte, la Phénicie, la Célésyrie (Damas et Balbek), la Cilicie, la Pamphilie, la Lykie, la Karie, la Phrygie, la Mysie, la Lydie; ensuite la Troade, la Phrygie hellespontique, la Propontide, la Bithynie, la Cappadoce et les peuples barbares situés dans le Pont (sur les rives de l'Euxin jusqu'au Tanaïs); il s'empara (aussi) du pays des Cadusiens, des Tapyres, des Hyrkaniens, des Draggues, des Derbikes, des Karmaniens, des Choromnéens, des Borkaniens et des Parthes; il y joignit la Perse, la Susiane, et ce qu'on appelle la Caspiane, où l'on ne pénètre que par des gorges étroites nommées Portes Caspies; enfin beaucoup d'autres peuples moins connus, qu'il serait trop long d'énumérer. Quant à la guerre contre les Bactriens, la grande difficulté des passages (à travers la chaîne des monts), et la multitude de leurs guerriers l'obligèrent, après plusieurs tentatives infructueuses, de l'ajourner à un temps plus opportun.
«Ayant donc ramené ses troupes en Syrie (Assyrie), il choisit un terrain propre à construire une ville immense, qui, de même que ses exploits surpassaient tous ceux connus avant lui, pût aussi surpasser non-seulement toutes les villes alors existantes, mais encore celles que l'on pourrait construire après lui. Quant au roi des Arabes, il le congédia avec ses troupes, après l'avoir comblé de présens et de dépouilles.»
Ici Diodore entre dans de longs détails sur la construction de Ninive, au bord de l'Euphrate (au lieu du Tigre); puis sur la reprise des hostilités contre les Bactriens; sur les aventures singulières et la fortune de Sémiramis, etc.; il raconte comment, par son esprit, son courage et sa beauté, cette femme devint épouse de Ninus, lui donna un fils appelé Ninyas, et peu de temps après régna seule par le décès du roi; il expose comment, pour égaler et même surpasser la gloire de son mari, elle bâtit la ville de Babylone avec ses murs énormes, ses tours nombreuses, ses quais, ses ponts, son temple de Bélus, et ses deux palais communiquant, par dessous l'Euphrate, au moyen d'un boyau de galerie voûtée, etc., etc.—«Quant au jardin suspendu, placé près de la citadelle, ce ne fut pas Sémiramis, mais un roi syrien qui, dans des temps postérieurs, le construisit pour une de ses concubines née en Perse, et désireuse de revoir, comme dans son pays natal, de vertes prairies sur des montagnes. (Diodore décrit la construction de ce jardin.) Sémiramis bâtit encore sur l'Euphrate et le Tigre, d'autres villes où elle établit des marchés et des foires pour les marchandises qui venaient de la Médie et de la Parétakène;.... et parce que ces deux fleuves sont, après le Nil et le Gange, les plus grands de l'Asie, leur lit est le véhicule d'un commerce très-actif; en même temps que les villes placées sur leurs bords sont le siége d'une foule de riches marchés qui contribuent à la magnificence de celui de Babylone, etc., etc.»
En quittant Babylone, Sémiramis mène son armée en Médie, campe au pied du mont Bagistan[254], y construit un jardin magnifique, fait sculpter sur le rocher, des chasses d'animaux et des inscriptions en lettres assyriennes; construit un autre jardin autour du rocher Xaoun; se livre à toutes les voluptés, ne veut point d'époux, de peur de perdre son sceptre, mais prend des amants qu'ensuite elle fait périr. Elle s'avance vers Ekbatane, parcourt la Perse et les autres provinces de son empire, laissant partout sur ses pas des monuments qui durent encore et gardent son nom. De là, Ktésias la conduit en Egypte et en Libye dont elle soumet une partie, et où elle consulte l'oracle sur la fin de sa vie; puis elle retourne à Bactres, et entreprend au bout de trois ans, contre les Indiens, une guerre où elle perd beaucoup de troupes, et faillit elle-même de périr. Enfin, avertie que son fils lui dresse des embûches (selon la prophétie de l'oracle d'Ammon), elle prend le parti d'abdiquer et de mourir.
«Ninyas, fils de Ninus et de Sémiramis, régna à leur place; n'imitant point leur mœurs guerrerières, il mena au fond de son palais une vie pacifique et mystérieuse, ne se laissant voir qu'à ses femmes et à ses eunuques. Uniquement occupé à jouir du repos et de toute espèce de sensualité, il écarta avec soin les soucis et les embarras (des affaires), ne pensant pas qu'un règne heureux pût avoir d'autre but que de jouir sans trouble de tous les plaisirs (de la nature humaine); et cependant, afin de gouverner avec plus de sûreté, et de tenir ses sujets dans la crainte, il institua l'usage de lever chaque année, en chaque province, un certain nombre de soldats avec un chef; puis rassemblant tous ces corps dans Ninive, il leur nommait un commandant très-attaché à sa personne. L'année révolue, il faisait venir de nouveaux corps semblables, et après avoir délié les premiers de leur serment, il les renvoyait dans leur pays. A ce moyen, les peuples qui voyaient une forte armée toujours campée, et prête à punir toute rébellion vécurent dans la soumission. Le motif (secret) du changement annuel était d'empêcher que les chefs et les soldats ne formassent ensemble des liaisons trop intimes;...... car la prolongation de service donne aux chefs militaires de l'expérience et de l'audace, et les invite souvent à conspirer contre les princes; d'autre part, en se rendant invisible, Ninyas voilait à tous les regards sa vie voluptueuse, et, comme s'il eut été un dieu, personne n'osait en mal parler.... Ainsi régna Ninyas, et il fut imité par la plupart des rois assyriens, qui, pendant 30 générations, se succédèrent, de père en fîls, jusqu'à Sardanapale. Sous ce dernier, l'empire assyrien, après avoir duré 1360 ans[255] (lisez 1306) selon le témoignage de Ktésias de Knide, en son second livre, fut remplacé par celui des Mèdes.
«Il serait inutile de rapporter le nom de ces rois et la durée de leur règne, puisqu'ils n'ont rien fait de mémorable: seulement le secours envoyé par l'un d'eux aux Troyens, sous la conduite de Memnon, fils de Tithon, mérite que nous le citions: ce roi d'Assyrie fut Teutamus, 20e descendant de Ninyas, fils de Sémiramis, sous lequel les Grecs, conduits par Agamemnon, attaquèrent la ville de Troie, lorsque les Assyriens possédaient l'empire de l'Asie depuis plus de mille ans. Ce fut à titre de prince vassal, que Priam, accablé du poids de la guerre, envoya vers Teutamus demander des secours. Le monarque lui envoya 10,000 Éthiopiens et autant de Susiens, avec 200 chars de guerre. Tithon alors était gouverneur de la Perse, joussoit plus qu'aucun autre satrape de la faveur du roi; Memnon, son fils, était à la fleur de l'âge, et doué d'autant de force de corps que de vivacité d'esprit: il avoit construit, dans la citadelle de Suse, un palais qui garda son nom jusqu'à l'empire des Perses, ainsi qu'une rue qui porte encore son nom. Néanmoins les Éthiopiens voisins de l'Égypte réclament ce Memnon comme leur compatriote, et montrent des palais appelés Memnoniens. Quoi qu'il en soit, l'opinion constante est que Memnon conduisit à Troie 20,000 hommes de pied et 200 chariots; qu'il combattit avec une valeur brillante et tua beaucoup de Grecs; mais les Thessaliens le tuèrent enfin dans une embuscade. Les Éthiopiens leur ayant enlevé son corps, le brûlèrent et portèrent ses os à son père Tithon. Voilà ce que les barbares (les Perses) assurent (selon Ktésias) être consigné dans les archives royales.
«A l'égard de Sardanapalé, 30e et dernier roi depuis Ninus, il surpassa tous ses prédécesseurs en débauche et en mollesse: invisible comme eux, et entouré de troupeaux de femmes, il en prit les mœurs et les formes; il portait leur vêtement, imitait leur voix, se peignait le visage, le corps, brodait, tissait, filait la laine, teignait en pourpre, etc., etc. L'on assure qu'il s'était composé lui-même cette épitaphe: Mortel, qui que tu sois, livre-toi à tes penchans, essaie de toutes les jouissances; le reste n'est rien. Me voici cendre, moi qui fus le Grand-Roi de Ninive: ce que l'amour, la table, la joie me procurèrent de bonheur quand j'étais vivant, cela seul me reste maintenant dans le tombeau; tous les autres biens m'ont quitté[256].
«Cependant un Mède nommé Arbâk, homme de tête et de courage, se trouva commander le contingent annuel des troupes de la Médie; ayant formé des liaisons avec le commandant des Babyloniens, celui-ci le sollicita de secouer le joug des Assyriens; le nom de ce Babylonien était Bélésys, homme le plus distingué des prêtres babyloniens, que l'on nomme chaldéens. Son habileté en astrologie, son talent à deviner et à prédire avec certitude les événements, lui avaient acquis un très-grand crédit; il prédit donc au général mède qu'il posséderait tout ce que possédait Sardanapale. Arbâk, flatté du présage, lui promit, si l'événement réussissait, de lui donner la satrapie de Babylone: de ce moment, plein d'espoir en l'oracle, il s'étudia à gagner l'amitié des autres chefs, par des repas et des propos affectueux. Il tâcha aussi de se procurer la vue du roi et du genre de vie qu'il menait; pour cet effet, il fit présent d'une coupe d'or à un eunuque, qui l'introduisit et le rendit témoin de toute la mollesse et de toute la débauche du palais. Dès lors Arbâk, plein de mépris pour Sardanapale, se livra de plus en plus aux espérances présentées par le Chaldéen. Ils concertèrent ensemble, l'un, de faire soulever les Mèdes et les Perses; l'autre, d'engager les Babyloniens à se joindre à eux, et à communiquer le projet au roi des Arabes, ami de Bélésys. L'année s'écoulait, et les nouveaux contingents allaient remplacer les anciens, lorsqu'Arbâk persuada aux Mèdes de secouer le joug des Assyriens, et séduisit les Perses par l'appât de la liberté. Bélésys souleva aussi les Babyloniens, et envoya des députés au roi d'Arabie, avec qui il était lié d'hospitalité, pour lui faire part de l'entreprise. L'année étant enfin révolue, tous les chefs arrivèrent avec de nombreuses troupes, en apparence pour fournir le contingent, mais, en effet, pour ravir la suprématie aux Assyriens. Le nombre total des quatre peuples réunis se trouva être de 400,000 hommes. Le camp étant posé, l'on commença de délibérer sur les opérations. Sardanapale, au premier avis de l'insurrection, mène contre les révoltés les troupes des autres nations. L'action s'engage, et après une forte perte, ils sont poussés jusqu'à des collines situées à 70 stades de Ninive[257]. Ils tentent une seconde action; Sardanapale range ses troupes en bataille, et fait crier par des hérauts, qu'il donnera 200 talents d'or à qui tuera Arbâk; et le double, avec le gouvernement de la Médie, à qui le livrera vivant: il met également à prix la tête de Bélésys. Ces offres devenant inutiles, il livre un second combat, tue un grand nombre de rebelles, et chasse le reste vers leur camp sur les collines. Arbâk ébranlé de ce secoud échec, assemble ses amis et tient conseil. La plupart voulaient retourner chez eux, s'y emparer des lieux forts, et se préparer à soutenir la guerre; mais Bélésys, protestant que les dieux annoncent par des prodiges qu'à force de patience ils viendront à bout de leur noble dessein, décide les généraux à une troisième bataille. Le roi les bat encore, s'empare de leur camp et les chasse devant lui jusqu'à la frontière de Babylonie; Arbâk lui-même, affrontant tout danger et tuant beaucoup d'Assyriens, reçoit une blessure. Alors la plupart des chefs perdent tout espoir et veulent retourner chez eux; mais Bélésys, qui avait passé la nuit à considérer les astres, leur annonce qu'un secours inespéré va s'offrir de lui-même, et que s'ils veulent attendre seulement 5 jours, la face des affaires changera totalement; que tels sont les signes certains que lui montrent les dieux, par la science des astres.... Ils rappellent donc leurs soldats, et tandis qu'ils attendent le 5e jour, le bruit se répand qu'un corps nombreux de Bactriens envoyés au roi, marche à grandes journées et déja est près. Arbâk, prenant avec lui l'élite de ses soldats, marche à leur rencontre, dans le dessein de les amener à son but par la persuasion ou par la force. L'amour de la liberté séduit les Bactriens, et d'abord les chefs, puis tout le corps, réunissent leurs tentes à celles d'Arbâk. Le roi, qui d'abord ignora cette défection (soudaine), et que sa prospérité enivra, déja reprenait ses habitudes de mollesse, tandis que ses troupes se livraient à des festins pour lesquels il leur avait fait fournir une grande quantité de vin, de chairs de victimes et autres provisions. Arbâk, informé de la négligence et de l'ivresse, suite nécessaire de ces grands repas, les attaque de nuit et à l'improviste. Les Assyriens surpris dans leur camp, se sauvent en désordre à Ninive, après une perte très-considérable; le roi (déconcerté) charge Salaimên, frère de sa femme, du commandement des troupes extérieures, et s'enferme dans la ville pour la défendre. Les rebelles attaquent Salaimên d'abord en rase campagne, puis au pied des remparts, le battent deux fois et même le tuent. L'armée du roi, partie précipitée dans l'Euphrate (le Tigre), partie mise en fuite, se trouve anéantie. Telle fut la quantité des morts, que les eaux du fleuve furent rougies dans un long espace. Du moment où Sardanapale fut ainsi assiégé, plusieurs nations, pour devenir libres, se joignirent aux rebelles. Dans ce danger imminent, le roi envoie ses trois fils et ses deux filles, avec de grandes richesses, au satrape de Paphlagonie, Cotta, qui était le plus dévoué de ses serviteurs: il dépêche des agents dans toutes les provinces, pour qu'on lui amène des secours, et il se prépare à soutenir un long siége, se confiant en un oracle transmis par ses ancêtres, lequel portait que Ninive ne serait jamais prise, à moins que le fleuve ne devînt son ennemi, ce qui lui parut un cas impossible.
«Les Mèdes, encouragés par leurs succès, pressaient le siége; mais l'extrême solidité des murs résistait à tous leurs efforts: car à cette époque les beliers, les chaussées de terre, les balistes et les autres machines n'étaient pas inventées; et les assiégés vivaient dans l'abondance par la prévoyance particulière du roi à cet égard. Le siége traîna ainsi deux ans sans avancer. Le sort voulut que la troisième année, d'énormes pluies ayant fait déborder l'Euphrate (le Tigre) jusque dans la ville, ses eaux firent écrouler 20 stades des murailles (1360 toises). Le roi, frappé de cet accident, juge que l'oracle est accompli, que le fleuve est devenu l'ennemi de la ville, et il n'espère plus de se sauver. Mais afin de ne pas tomber vif dans les mains de l'ennemi, il fait dresser dans le palais un bûcher immense, y entasse ses trésors en argent, en or, en vêtements, en meubles précieux; rassemble ses eunuques et ses femmes favorites dans la petite chambre qu'il avait fait pratiquer au sein du bûcher, et y allumant lui-même le feu, il se brûle avec eux et avec tout son palais... Les rebelles, avertis de sa mort, entrent par la brèche du fleuve, et ayant revêtu Arbâk du manteau et du pouvoir suprême, ils le proclament monarque.
«Alors, tandis qu'Arbâk récompensait les compagnons de ses travaux, chacun selon son rang, et qu'il nommait les satrapes, le Babylonien Bélésys, qui lui avait prédit l'empire, s'approcha de lui, et après lui avoir rappelé ses services, il lui demanda le gouvernement de Babylone, selon sa promesse. En même temps il lui exposa qu'au milieu des dangers il avait fait à Bélus le vœu que lorsque Sardanapale serait vaincu et son palais incendié, il en transporterait à Babylone un monceau de cendres, pour en élever près du temple de Bélus, un monument qui rappelât à tous les navigateurs sur l'Euphrate, la mémoire de celui qui avait détruit l'empire des Assyriens. Il faisait cette demande, parce qu'un eunuque transfuge qu'il avait caché chez lui, l'avait instruit de la quantité d'or et d'argent chargée sur le bûcher. Arbâk ne se doutant de rien, parce que tout le reste des serviteurs du roi avaient péri avec lui, accorda à Bélésys et les cendres et la satrapie de Babylone exempte de tribut. Bélésys se hâte de charger les cendres sur des bateaux, et il arrive à Babylone avec une partie de l'or et de l'argent de Sardanapale. Bientôt ce larcin transpire, et le roi dénonce le coupable aux chefs qui l'avaient aidé dans la guerre commune. Ils condamnent à mort Bélésys qui convient du vol: mais Arbâk, plein de générosité, lui fait grâce de la vie, et considérant ses services précédents comme bien supérieurs à sa faute, il lui laisse ses richesses, et même son gouvernement de Babylone. Cet acte de magnanimité, divulgué dans les provinces, accrut la gloire du roi et l'amour de ses sujets. Il usa de la même douceur envers les habitants de Ninive, il leur laissa leurs biens; et se bornant à les disperser dans des bourgades voisines, il rasa les murs de la ville. Enfin il emporta à Ekbatane, capitale des Mèdes, le reste de l'or et de l'argent des cendres, qui se montait à plusieurs talents. Ainsi fut détruit l'empire assyrien, après avoir duré plus de 1300 ans, pendant 30 générations depuis Ninus[258].
Page 444. «Les auteurs principaux n'étant point d'accord sur la monarchie des Mèdes, nous devons, par amour de la vérité, comparer leurs différents récits. D'une part, Hérodote, qui fleurit au temps de Xercès, raconte que l'empire des Assyriens sur l'Asie avait duré 500 ans lorsqu'il fut renversé par les Mèdes; qu'après cet événement, le pays n'eut point de rois pendant plusieurs générations, et que chaque ville ou canton se gouverna démocratiquement. Plusieurs années s'étant ainsi écoulées, ajoute-t-il, Kyaxarès, homme devenu célèbre par sa justice, fut élevé à la royauté par les Mèdes. Ce premier roi soumit à son pouvoir les peuples voisins, et commença de former un puissant empire. Ses descendants continuèrent d'en reculer les limites jusqu'au règne d'Astyages qui fut vaincu par Kyrus, chef des Perses. Nous n'indiquons en ce moment que la substance des faits; nous en développerons les détails par la suite en lieu convenable. D'après Hérodote, l'élection de Kyaxarès par les Mèdes correspond à l'an 2 de la 17e olympiade[259] (711 avant J.-C.).
«Mais cet historien est contredit par Ktésias, qui vécut lors de la guerre de Kyrus le jeune contre Artaxerces son frère, et qui, après avoir été fait prisonnier du roi, acquit ses bonnes grâces par son habileté en médecine, et passa 17 ans à sa cour, très-considéré. Ktésias, consultant les archives royales, dans lesquelles les Perses, d'après une loi positive, écrivent tout ce qui s'est passé dans les temps anciens, a recherché avec soin tous les faits, et après les avoir mis en ordre, il en a transmis la connaissance aux Grecs. Or cet écrivain soutient que les Mèdes, après avoir dépossédé les Assyriens, régirent à leur tour l'Asie sous le commandement suprême d'Arbâk, vainqueur de Sardanapale, comme nous l'avons dit; mais qu'après avoir eu 28 ans de règne, Arbâk laissa l'empire à son fils Mandauk qui régna 50 ans. A celui-ci succéda Sosarmus, 30 ans; puis Artoukas, 50; Arbian, 22; et Artaios, 40.
«Après Artaios, régna Artynes pendant 22 ans, puis Altibaras pendant 40. De son temps, les Parthes refusèrent l'obéissance, et livrèrent la province et leur ville (forte) aux Sakas. De là une guerre de plusieurs années, sous la direction de la reine des Sakas, appelée Zarina, (les Grecs prononcent Tsarina), femme d'une habileté et d'une beauté extraordinaire: la paix se conclut, à condition que les Parthes rentreraient dans le devoir, et que les Mèdes et les Sakas seraient amis ou alliés, rentrant chacun dans leurs anciennes limites. Astibaras, par la suite, accablé de vieillesse, mourut à Ekbatane, et eut pour successeur Aspadas son fils, que les Grecs appellent Astyages; le Perse Kyrus l'ayant vaincu, l'empire de l'Asie passa aux Perses. Nous en avons dit assez sur la domination des Assyriens et des Mèdes.»
Tel est le récit que Diodore nous donne comme un extrait de Ktésias; d'autre part Photius nous apprend que les six premiers livres de cet historien traitent des Assyriens et des autres peuples antérieurs à l'empire des Perses, et que les 17[260] autres étaient consacrés à cette nation depuis l'avènement de Kyrus. Ici deux observations se présentent.
D'abord, lorsque Diodore concentre en quelques pages la substance de plus de deux livres de Ktésias[261], il est évident qu'il a dû introduire beaucoup d'expressions de son chef, par conséquent altérer le coloris propre de l'original; et cependant ce fragment porte une physionomie orientale, frappante pour tout lecteur qui connaît les mœurs de l'ancienne Asie. Le fond des faits doit être vrai, l'erreur volontaire ou préméditée ne peut avoir lieu que pour les dates; et en effet cette erreur est saillante dans la durée prétendue de l'empire assyrien; car, 1° ces 1306 ans, si on les répartit sur 30 générations, donnent un terme moyen de 43 ans pour chaque règne, ce qui est inadmissible, comme nous le dirons ailleurs.
2° Il serait possible que dans cette partie, comme dans toute autre, Diodore eût considérablement altéré l'exposé de Ktésias; nous allons dans l'instant avoir la preuve d'une insigne falsification qu'il commet sur le texte d'Hérodote. Commençons par examiner les passages de ce dernier concernant les Assyriens; ils sont laconiques, peu nombreux, et par cette raison le commentaire précédent était plus nécessaire.
§ III.
Exposé d'Hérodote.
«La ville de Babylone», dit Hérodote (lib. 1°, § CLXXXIV), «a eu un grand nombre de rois, dont je ferai mention dans mon histoire d'Assyrie.» Et au § CVI (même livre Ier):—«Quant à la manière dont Ninive fut prise (par Kyaxarès), j'en parlerai dans un autre ouvrage (qui est évidemment cette même histoire d'Assyrie).»
Par conséquent Hérodote s'était spécialement occupé des Assyriens; il n'en a pas traité légèrement, et lorsqu'il va nous donner de grands résultats, il les aura établis avec connaissance de cause.
Après avoir décrit comment Kyrus détruisit le royaume des Lydiens, voulant remonter à l'origine de la puissance de ce conquérant, et montrer comment il avait renversé l'empire des Mèdes qui avait succédé à l'empire des Assyriens; il dit:
«Mais quel était ce Kyrus qui détruisit l'empire de Krœsus? comment les Perses obtinrent-ils l'empire de l'Asie? Ce sont des détails qu'exige l'intelligence de cette histoire. Je prendrai pour guide quelques Perses qui ont moins cherché à relever les actions des Kyrus qu'à écrire la vérité, quoique je n'ignore pas qu'il y ait sur ce prince trois autres sentiments.»
Ainsi, ce n'est pas seulement l'opinion et les calculs d'Hérodote que nous trouvons dans son ouvrage, ce sont les calculs des Perses savants et impartiaux. Il continue:
§ XCV. «Il y avait 620 ans que les Assyriens étaient les maîtres de la Haute-Asie, lorsque les Mèdes commencèrent les premiers à se révolter. Ayant combattu avec courage et constance contre les Assyriens, pour la liberté, ils l'obtinrent et brisèrent le joug. Les autres nations imitèrent les Mèdes.»
Voilà une durée de 520 ans bien différente des 1306 de Ktésias; et cependant l'on ne peut pas dire qu'Hérodote ait désigné d'autres époques d'origine et de fin; car cette fin opérée par les Mèdes, est bien celle de Sardanapale dont notre historien cite le nom dans une anecdote tout-à-fait convenable à ce prince[262]. Et cette origine est bien celle qui eut lieu sous Ninus, puisque la durée des rois lydiens, en remontant de Candaules à Agron, fils de Ninus, cadre parfaitement avec le calcul présent, comme nous l'allons voir. Poursuivons.
«Alors tous les peuples du continent se gouvernèrent par leurs propres lois. Mais voici comment ils retombèrent sous la tyrannie: il y avait chez les Mèdes un sage nommé Deïokès, fils de Phraortes: ce Deïokès, épris de la royauté, suivit ce plan de conduite pour y parvenir. Les Mèdes vivaient divisés par bourgades. Deïokès considéré depuis du temps dans la sienne, y pratiquait[263] la justice avec d'autant plus de soin, que dans toute la Médie les lois étaient méprisées, et qu'il savait que ceux qui sont injustement opprimés détestent l'injustice: les habitants de sa bourgade, témoins de ses mœurs, le choisirent pour juge, etc., etc.» Hérodote raconte ensuite comment les autres bourgades l'élurent aussi, comment il feignit d'abdiquer et fut élu roi par toutes les tribus des Mèdes; enfin, comme il bâtit la ville d'Ekbatane aux sept enceintes, et constitua un gouvernement sage et vigoureux: «Or Deïokès, ajoute-t-il (§ CI), réunit tous les Mèdes en un seul corps (de nation), et il ne régna que sur eux.»
§ CII. «Après un règne de 53 ans, Deïokès mourut; son fils Phraortes lui succéda. Le royaume de Médie ne suffit point à son ambition; il attaqua d'abord les Perses, et ce fut le premier peuple qu'il assujettit; avec ces deux nations, l'une et l'autre très-puissantes, il subjugua ensuite l'Asie, etc., etc.»
Voilà le texte d'Hérodote; comparons-lui la citation qu'en fait Diodore.
Hérodote dit que les Assyriens régnèrent 520 ans. Diodore lui fait dire 500, et suppose l'interrègne de plusieurs générations. Hérodote, au contraire limite cet interrègne à un temps très-court. Il appelle Deïokès le roi élu; Diodore y substitue Kyaxarès, trompé par l'identité du nom de leurs pères, les deux Phraortes, dont l'un fut roi et l'autre plébéien; ce qui prouve que Diodore a cité de mémoire avec une excessive légèreté: enfin il attribue au roi élu (Deïokès) les conquêtes qui ne furent faites que par ses successeurs. Avec de si fortes méprises quelle confiance peut mériter un abréviateur? Mais à qui attribuerons-nous l'erreur grossière de placer Ninive sur l'Euphrate? erreur répétée à trois reprises, et qui ne saurait venir des copistes. Diodore ne peut s'en laver, mais Ktésias en est-il bien pur? S'il eût écrit le Tigre, Diodore ne l'eût-il pas copié? Un second fragment de Ktésias, relatif aux Perses[264], nous présente deux autres erreurs, qui dans leur genre ne sont guère moins graves que celle-ci; car il va seul contre toutes les notions de l'antiquité, lorsqu'il donne dix-huit ans de règne à Cambyse, qui n'en régna que sept et demi, et 31 à Darius, qui en régna 36. Non-seulement il est démenti par la liste officielle des rois chaldéens, dite Kanon de Ptolomée[265], et par Hérodote, mais encore par les chronologies égyptienne et grecque, dont les rapports avec Xercès, Darius, Cambyse et Kyrus, sont établis d'une manière certaine, sur les époques de Salamine, de Platée, du passage de Xercès, du combat de Marathon, de la mort d'Amasis, de Polycrate, de Kyrus, de Pisistrate, etc.; de manière que si les deux nombres de Ktésias étaient admis, tout serait disloqué. Ainsi tout concourt à prouver que Ktésias en général a été peu-soigneux, et que dans les matières scientifiques, l'on ne peut lui accorder qu'une confiance très-circonspecte; actuellement il s'agit d'analyser le plan d'Hérodote, et de fixer d'abord l'époque de la révolte des Mèdes et de la ruine des Assyriens, afin de trouver, 520 ans plus haut, la date de leur fondateur Ninus.
§ Ier.
Calculs d'Hérodote comparés à ceux des Hébreux; dissonance qui en
résulte.
D'après Hérodote, ou plutôt d'après les savants perses, dont il reçut ses documents sur Kyrus et sur ses ancêtres, les Mèdes, depuis leur révolte contre les Assyriens jusqu'à leur asservissement par les Perses, n'eurent que 4 rois qui, de père en fils, se succédèrent dans l'ordre suivant:
| 1° Anarchie | Temps omis. Avant | J.-C. | |
| Deïokès | 53 | ans. | |
| Phraortes | 22 | ||
| Kyaxarès | 40 | ||
| Astyag | 35 | ||
| Total | 150 | ans. | |
La royauté dura donc 150 ans; or, puisque la dernière année d'Astyag fut l'an 561 avant notre ère, la première année de Deïokès arriva l'an 710 avant notre ère.
Mais, d'autre part, Hérodote, après avoir raconté comment Astyag perdit sa couronne[266], ajoute ces mots remarquables:
«Les Mèdes, qui avaient possédé la domination de la Haute-Asie, jusqu'au fleuve Halys, pendant 128 ans, sans y comprendre le temps que dominèrent les Scythes (lequel fut de 28 ans), furent assujettis aux Perses de Kyrus.»
Ici 128 plus 28 font 156: voilà une différence de 6 ans introduite entre la durée de la royauté et celle de la domination nationale, avec cette remarque, que c'est la domination qui a duré les 6 ans plus que la royauté. Hérodote serait-il ici en contradiction? ou serait-ce une faute des manuscrits? La plupart des chronologistes ont cru l'un ou l'autre; mais la confrontation d'un autre calcul fournit une puissante raison de n'être pas de leur avis, et de penser que ces 6 ans sont le temps qui s'écoula depuis l'affranchissement des Mèdes par Arbâk, jusqu'à l'élection de Deïokès, comme roi: de manière que cet affranchissement daterait de l'an 716, et la ruine de Sardanapale, de l'an 717. En effet, à l'article des Lydiens, Hérodote a dit que depuis la mort de Candaules, dernier roi héraclide, en remontant jusqu'à Agron, fils de Ninus, il s'était écoulé 505 ans juste, en 22 générations. Ces 505 ans partent (comme nous l'avons vu) de l'an 728 inclusivement; par conséquent la première année d'Agron, fils de Ninus, tombe en l'an 1232. Actuellement cet auteur nous dit que, selon les calculs mèdes et assyriens, l'empire de Ninus avait duré 520 ans, lorsqu'il fut renversé l'an 717: or ces deux sommes jointes donnent 1237, pour époque de la fondation par Ninus: ce qui établit un synchronisme complet. Remarquez qu'ici Hérodote et Ktésias se trouvent d'accord sur la conquête de la Lydie par Ninus, en sorte que le fait paraît authentique, en démentant Ktésias, seulement quant à la date.
Ce calcul de notre historien, ainsi confirmé, il nous faut le comparer et confronter à notre grand régulateur, le calcul hébreu, qui seul, dans ces siècles reculés, nous donne une série de temps continue.
Suivant, ce calcul, la onzième année de Sédéqiah, dernier roi de Jérusalem, fut la 18e de Nabukodonosar: l'incendie du temple ordonné par ce monarque, l'année suivante, arriva dans sa 19e. Le Nabukodonosar des Hébreux est bien reconnu pour être le Nabokolasar de la liste chaldéenne, ou Kanon de Ptolomée, qui, comme les Hébreux[267], lui donne 43 ans de règne. Il régna donc 25 ans depuis la onzième de Sédéqiah. Ses successeurs en régnèrent 23, jusqu'à la prise de Babylone par Kyrus. L'année de cette prise, ou plutôt l'année première de Kyrus, comme roi de Babylone, date de l'an 538. Ajoutez à 538 les 48 années écoulées depuis l'an 19 inclusivement de Nabukodonosar, vous avez l'an 585; donc l'an onze de Sédéqiah, 18e de Nabukodonosar, fut l'an 587 avant notre ère.
Or, en remontant de cette année 587 jusqu'à l'an 716 ou 717, nous avons la série suivante des rois juifs:
| Sédéqiah | règne 11 ans, | et finit en | 587. |
| Sa première année | commence en | 697. | |
| Jhouïkin | 0 | 3 mois | 598. |
| Jhouïqim | 11 | 608. | |
| Jhouachaz | 0 | 3 mois | 608. |
| Josias | 31 | commence en | 638. |
| Amon | 2 | 640. | |
| Manassé | 55 | 695. | |
| Ézéqiah | 29 | meurt en | 724. |
| Sa 10e | 714. | ||
| Commence sa première en | 725. | ||
De ce tableau, il résulte que la première année d'Ézéqiah tombe à l'an 725; par conséquent sa neuvième à l'an 717: or de là naissent de grandes difficultés contre Hérodote: car à cette époque les annales juives nous montrent les rois de Ninive au comble de leur puissance. L'un d'eux, Salman-Asar, cette année-là même, prenait Samarie après 3 ans de siége: déja son prédécesseur avait enlevé les sujets de ce petit royaume, qui vivaient à l'est du Jourdain: lui, Salman, enleva ceux de l'ouest et acheva de déporter les dix tribus d'Israël en Assyrie, dans les pays de Halah, de Gauzan, de Kabour[268], et dans les villages des Mèdes. Donc les Mèdes étaient encore soumis au monarque assyrien; bien plus, pour repeupler le royaume de Samarie, le roi de Ninive, Salman, déporta et y amena des naturels de Babylone, de Kouta, d'Aoua, de Hamat, et des Saphirouim; donc il était le maître absolu ou suzerain de Babylone, comme le dit Ktésias, ainsi que des pays désignés: or les Kutéens, selon Josèphe[269], étaient des montagnards perses, les Cossæi de Danville. Aoua était le pays d'Ahouaz, au sud-ouest de Suze. Hamat est en Syrie sur l'Oronte, et les Saphirouim sont les Saspires d'Hérodote, près de la Colchide. Ainsi l'empire assyrien était dans sa force: mais les déportations violentes annoncent de la part de ses rois des craintes et des précautions contre des sujets mécontens et disposés à la révolte.
Peu après cet événement, l'an 14 de Hezqiah[270], 712 ans avant J.-C., paraît Sennacherib, dont Hérodote a cité très-correctement le nom, et conté l'histoire selon les Égyptiens qui, en cela, diffèrent peu des Juifs. Ce monarque, irrité de ce que le roi de Jérusalem a refusé le tribut et invoqué le secours de l'Égypte, attaque et prend toutes les villes fortes de Juda, menace la capitale, et envoie à Hezqiah ce message très instructif dans notre question:
«N'as-tu donc pas appris ce que les rois d'Assur ont fait à tous les pays, en les détruisant... et toi; tu te sauverais (de mes mains)?... Les dieux ont-ils sauvé ceux que mes pères ont détruits, les peuples de Gauzan, de Haran, de Ratsaf, les habitants d'Adan en Talachar (Cilicie)? Où est le roi de Hamat, le roi d'Arfad, et ceux de la ville des Saphirouim, de Hanah et d'Aoua?»
Remarquez que les généraux de Sennacherib, en parlant de lui, l'avaient désigné par le titre de Grand-Roi, qu'affectaient les souverains de Ninive.
Ainsi le pays de Gauzan, de Haran et de Ratsaf en Mésopotamie, d'Adan en Cilicie, près de Tarsous et Anchiale, de Hamat sur l'Oronte, siége d'un royaume dès le temps de David: d'Arfad, qui doit être Aruad (Aradus); des Sapires, près de la Colchide, de l'île de Anah dans l'Euphrate, et de Aoua au bas du Tigre; tous ces pays venaient d'être détruits ou conquis par les pères de Sennacherib, c'est-à-dire:
1° Par Phul ou Phal qui, le premier des rois assyriens mentionnés par les Hébreux, parut en Syrie du temps de Manahem, roi de Samarie, qu'il soumit au tribut, 30 ou 40 ans avant Hezqiah.
2° Par Teglat-Phal-Asar qui, au temps d'Achaz, vint, à la prière de ce roi, détruire Damas, où Achaz alla lui rendre ses hommages, et d'où il apporta une foule d'objets de luxe et de culte assyrien inconnus en Judée; des modèles d'autels, de chars consacrés au soleil; un cadran horizontal sur lequel Isaïe opéra la fameuse rétrogradation par un mouvement plus simple que celui du soleil.
Et ce Teglat enleva les tribus de l'est du Jourdain.
3° Par Salmanasar qui, selon l'historien Ménandre traducteur des Annales de Tyr[271], conquit toutes les villes phéniciennes, excepté cette ville.
Guidés par l'ensemble de ces faits, quelques chronologistes ont cru reconnaître dans ce dernier prince assyrien, le Sardanapale des Grecs:
D'abord, parce qu'immédiatement après l'avénement d'Asar-Adon, les Juifs, jusqu'alors tourmentés par les Assyriens, restent dans une tranquillité profonde; leurs chroniques ne disent plus un seul mot de Ninive, et au contraire l'on voit bientôt après l'empire des Chaldéens ou de Babylone occuper exclusivement la scène, et finir par subjuguer le reste de la Phénicie et de la Syrie, jusqu'au désert d'Egypte.
2° Parce que tous les éléments du nom grec se présentent dans le nom chaldéen: car en supprimant les deux a, comme ont dû le faire les Grecs, l'on obtient Sardan; et si l'on remarque que Phul ou Phal fut son aïeul ou bisaïeul, on trouve que, d'après un usage oriental, il dut s'appeler Sardan, fils de Phal (Sardanapal.)
Mais alors comment concilier son règne qui, selon les annales juives, s'ouvre en l'an 712, avec le calcul d'Hérodote qui le termine en l'an 717? Voilà le grand obstacle, le véritable nœud gordien, qui jusqu'à ce jour a déconcerté tous les chronologistés: barrés ici dans leur marche, ils se sont jetés à l'écart dans des hypothèses toutes vicieuses par leur base, toutes réfutées victorieusement l'une par l'autre. L'on pourrait en cette occasion comparer les chronologistes à des chasseurs qui, ayant perdu la trace du gibier, divaguent de divers côtés sur de fausses voies, et malgré eux sont toujours ramenés au lieu circonscrit où la piste leur a échappé. Instruits par leur exemple, et convaincus par l'ensemble des faits, que la solution du problème se tenait ici cachée sous quelque incident matériel et grossier, nous résolûmes de sonder de toutes parts le terrain, et, au lieu d'hypothèses compliquées, de faire une supposition très-simple, qui ne troublât rien. Nous nous dîmes:
§ V.
Solution de la difficulté.
«Il est connu qu'en plusieurs cas il s'est glissé dans les manuscrits des fautes de copistes, qui, surtout en matière de nombre et de chiffres, ont porté le trouble dans les systèmes. Supposons qu'un tel accident soit arrivé ici; le moyen de le découvrir sera de soumettre tous les textes à un examen sévère, à un calcul rigoureux de probabilités. D'abord scrutons Hérodote... Est-ce une chose probable que ce règne de 53 ans qu'il donne à Deïokès, dont les manœuvres profondes indiquent un homme de 30 ans?... Communément les erreurs ont porté sur les dizaines: supposons qu'ici il se soit glissé une dizaine de trop, et qu'il faille lire 43 ans: alors Deïokès aura régné l'an 700. Ninive aura été prise l'an 707. Sardanapale aura régné 5 ans. Il périt jeune, ses enfants étaient en bas âge: il put les avoir dès avant son règne, il put en avoir plusieurs en une même année, parce qu'il avait beaucoup de femmes... Tout cela pourrait cadrer: mais alors il faudra donc supposer qu'une autre erreur a été commise dans le calcul des 128 ans de la domination des Mèdes... plus les 28 ans de celle des Scythes. Cela ne peut s'admettre. Serait-ce l'écrivain juif qui se serait trompé, non pas l'inspiré, mais le copiste de seconde main? à plus forte raison celui de troisième, de quatrième... Les théologiens nous accordent cette thèse; et il le faut bien, puisque les livres juifs en général, et celui des Rois en particulier, ont beaucoup d'erreurs de calcul. Les règnes d'Osias et de Joathan en offrent dix ou douze exemples... Supposons donc qu'une erreur semblable se soit glissée dans la partie qui nous occupe; que dix ans aient disparu de quelque règne postérieur à Ezéqiah, et qu'au lieu de commencer le sien en 525, il l'ait commencé en 735, sa 9e année sera l'an 727 (prise de Samarie). Sa 14e sera l'an 722... Fuite et mort de Sennacherib.—Avénement d'Asar-Adan-Phal, l'an 721; ce prince nomme à la satrapie de Babylone Mardok-Empad, qui, selon l'usage du pays, se trouve qualifié de roi dans la liste... Or nous verrons que certainement ces rois n'étaient que des satrapes amovibles, depuis Ninus jusqu'à Nabo-pol-asar. Ezéqiah, à la suite de ces cuisants soucis, essuie une grande maladie. A cette époque, Mérodak, fils de Balozan, roi de Babylone, l'envoie complimenter. N'est-il pas singulier que Mardok et Mérodak se rencontrent si bien? Le nom est absolument le même; car l'hébreu n'a pas de voyelles: Balézan, prononcé par les Grecs Baladsan, ressemble prodigieusement à Bélèsys... Poursuivons. Pourquoi ce roi satrape de Babylone est-il si poli pour un ci-devant rebelle à son maître? ne songerait-il pas à se révolter? Mérodak serait donc réellement Bélésys. En effet, le roi de Ninive est jeune, livré au plaisir, un roi nouveau; les circonstances sont favorables, Mérodak aurait conduit le contingent de Babylone en 719. Cette même année la guerre commença; elle finit à la troisième année en 717.» Voilà l'époque d'Hérodote, qui, à ce moyen, est d'accord avec les Juifs et avec leur historien Josèphe; car Josèphe, après avoir parlé de la maladie d'Ezéqiah, dit (lib. 9, cap. 2, à la fin):—«Vers ce temps arriva la subversion de l'empire assyrien par les Mèdes; et lib. 10, cap. 3, il ajoute que la députation de Mérodak eut pour objet de joindre ses efforts à ceux des alliés, pour renverser Ninive. La catastrophe de Sardanapale a donc eu lieu peu d'années après la 14e ou 15e d'Ezéqiah, date de sa maladie: alors il faut nécessairement que cette 14e année soit remontée plus haut, et que 10 ans aient disparu de la liste des rois de Jérusalem.—Toutes les probabilités le font croire; mais vis-à-vis de livres comme ceux des Juifs, il faut des preuves positives. Si elles existent, nous devons les trouver dans les règnes postérieurs à Ezéqiah.»—Scrutons le texte avec attention.
D'abord nous prions le lecteur de se rappeler que dans l'article des Juifs, traitant de la période des Rois (chap. 1er, page 4), nous avons vu que les pieux rédacteurs ou copistes des chroniques, avaient introduit un excès de dix ans qui a troublé les règnes de Joathan et de son père Ozias, et que la correction de cet excès remettait tout en ordre. Ne serait-il pas possible que, gênés par cette surabondance, ils eussent retranché à quelque autre roi ces mêmes dix années, pour trouver toujours une même somme totale qui n'a pu manquer d'être remarquée? Pesons chaque mot de leur récit; calculons chaque circonstance, en remontant depuis Sédéqiah, dernier roi de la race. Arrivés au règne d'Amon, nous en trouvons une singulière. On nous dit: Amon régna âgé de 22 ans, et il régna deux ans (donc il vécut 24 ans). Son fils Josias lui succéda âgé de 8 ans. Si de 24 nous ôtons 8, nous avons 16 ans, et presque 15 pour l'âge où Amon engendra son fils. Cela est presque physiquement impossible: cependant toutes les versions de la Polyglotte de Walton sont d'accord.—Fort bien; mais si nous examinons les notes variantes du grec, nous trouvons que le plus ancien des manuscrits porte: Amon régna 12 ans (donc il vécut 36 ans). Voilà une autorité très-grave, et qui l'est surtout lorsque l'on apprend que ce manuscrit est le célèbre Alexandrin, écrit tout en lettres majuscules, et reconnu de tous les biblistes, pour le plus beau, le plus ancien des manuscrits, sans excepter celui du Vatican. Écoutons Pridaux à ce sujet. Après avoir parlé de ce dernier avec l'éloge qu'il mérite, cet historien ajoute[272]:
«Mais le plus ancien et le meilleur manuscrit des Septante qui existe, au jugement de ceux qui l'ont examiné avec beaucoup de soin, c'est l'Alexandrin, qui est dans la bibliothèque du roi, à Saint-James. Il est tout en lettres capitales. Ce fut un présent fait à Charles Ier, par Kirillos Lucar, alors patriarche de Constantinople, et qui précédemment l'avait été d'Alexandrie. En l'envoyant au roi d'Angleterre par son ambassadeur Thomas Roye, ce patriarche y mit une note de laquelle il résulte que ce manuscrit fut écrit par une savante dame égyptienne, appelée Thécla, peu de temps après le concile de Nicée (qui fut en l'an 321).»
Par conséquent le manuscrit alexandrin serait d'un siècle plus ancien que celui du Vatican.
Voilà donc le plus ancien des manuscrits qui convertit en fait positif ce qu'une combinaison réfléchie des calculs d'Hérodote et des récits des Juifs nous avait fait apercevoir par conjecture. Selon la jurisprudence de ces matières, ce premier témoin décide lui seul notre question. Mais nous avons le bonheur d'en avoir un second à produire; car en lisant la chronique d'Eusèbe, nous trouvons à ce même article la phrase suivante (page 27):
«Amon, selon le texte grec des Septante, régna 12 ans, et selon le texte hébreu, 2 ans (seulement).»
Or Eusèbe a écrit sa chronique avant le concile de Nicée; donc il eut en main, ou ce manuscrit (ce qui doublerait sa valeur, mais cela n'est point probable), ou bien il en eut un autre déja ancien et regardé comme authentique, ce qui est le vrai cas: par conséquent notre leçon a été et est une leçon orthodoxe, et la seule orthodoxe primitive. Pourquoi donc le Syncelle a-t-il traité ici Eusèbe de menteur? Parce que le concile de Nicée ayant adopté et consacré un autre manuscrit, ce manuscrit consacré devint le type exclusif, le régulateur impérieux de toutes les copies: tous les manuscrits furent corrigés d'après lui, sous peine de rébellion et de schisme, et nos deux variantes ne se sont sauvées que par accident; et néanmoins le Syncelle lui-même eut en main un troisième manuscrit différent de celui du Vatican: car à l'article Phakée Ier, 7e roi de Samarie, il dit que ce prince régna dix ans[273], tandis que le manuscrit du Vatican, modèle de nos imprimés, lit 2 ans, comme l'hébreu. Mais d'où proviennent ces variantes et ces différences si anciennes de manuscrits grecs à manuscrits, et de texte grec à texte hébreu? jetons un coup d'œil sur cette question intéressante, mais voilée de beaucoup de préjugés.
§ VI.
Coup d'œil sur l'histoire des manuscrits juifs.
LA chronique intitulée les Rois que nous possédons, en y comprenant même cette intitulée Samuel, est, comme l'on sait, un abrégé, un extrait de livres hébreux plus anciens et plus volumineux. L'on y trouve répétée cette phrase après la mort de la plupart dés rois... «Le reste des actions de ce roi se trouve écrit dans les commentaires, ou Archives des rois de Juda.» L'on y trouve même la citation d'une histoire du règne d'Ozias, écrite par Isaïe, et livre d'un nommé Ichar, ou le juste, postérieur à David; et encore des fragments entiers de Jérémie. Cette chronique est donc une compilation posthume en tardive d'écrits originaux: et l'habileté, la fidélité du compilateur sont devenues la mesure de l'exactitude du livre, sans compter la fidélité des premiers auteurs. Cette compilation n'a pu être faite avant le règne d'Evil-Mérodak, roi de Babylone, où elle se termine; et elle doit ne l'avoir été que bien plus tard. On l'attribue à Esdras; ce qui est possible, mais non pas démontré. Elle a dû avoir deux motifs.
1° Les manuscrits originaux étant sans doute uniques, chacun pour leur sujet, le compilateur anonyme, bien sûrement lévite, s'acquit un grand mérite en faisant connaître leur contenu d'une manière quelconque, et en composant un livre court, facile à copier, et à répandre.
2° Tous les livres hébreux composés avant la captivité de Babylone, avaient été écrits dans le caractère ancien et national, qui est le phénicien-samaritain. Pendant la captivité, la portion de ce peuple qui résida à Babylone, fut par l'ordre du roi élevée dans les mœurs et dans les sciences chaldaïques, par conséquent elle contracta l'usage du caractère chaldéen, qui est l'hébreu actuel. Après la captivité, cette portion, composée spécialement des riches et des prêtres, trouva incommode l'usage de l'ancien caractère; il tomba en désuétude, et ce fut rendre un service agréable aux lettres, que de faire en caractères chaldaïques un extrait des livres écrits en caractère samaritain. Par la suite les originaux périrent d'accident ou de vétusté; l'extrait se répandit et subsista. Les livres nouveaux n'impriment pas un très-grand respect. Les prêtres qui s'en procurèrent des copies, purent avoir de bonnes raisons de faire quelques corrections, d'émarger quelques notes.... de là des variantes premières. Le silence et la paix du règne des Perses couvrirent ces opérations. Alexandre parut; les guerres survinrent, les manuscrits autographes périrent, ou ne furent plus connus. Les Juifs, depuis leur dispersion par les Assyriens et les Babyloniens, s'étaient répandus dans tout l'empire perse... Protégés par Alexandre et par les Ptolomées, ils eurent des relations actives de commerce et de finance avec les Grecs; leur jeunesse en apprit la langue. Le second Ptolomée fonda la bibliothèque d'Alexandrie[274]: le directeur de Démétrius, ami des arts, voulut avoir les livres juifs; leur traduction fut peut-être sollicitée par la puissante corporation juive qui habitait cette ville. Un de ses lettrés, plusieurs années ensuite, sous le nom supposé d'Aristæas, raconta cet événement avec des circonstances fabuleuses, que la crédulité admit, mais qu'une judicieuse critique a démontré n'être qu'un tissu d'invraisemblances[275]. Ce travail, comme tous les travaux de ce genre, dut être fait par des hommes savans, par conséquent peu riches, qui furent encouragés et payés par ceux qui l'étaient. La diversité de leur style prouve la diversité de leurs personnes, de même que la différence d'une foule de passages avec notre texte hébreu, qu'ils paraphrasent souvent, prouve qu'ils ont été bien moins scrupuleux que nous, ou qu'ils ont eu d'autres manuscrits: d'ailleurs, plusieurs erreurs avérées en géographie, démontrent qu'à cette époque la chaîne des bonnes traditions était déja rompue. Le manuscrit provenu de ce travail dut être déposé dans la bibliothèque publique du roi Ptolomée, et devenir la matrice de tous ceux qui se sont répandus. Jamais on ne l'a cité. Il aura été brûlé dans l'incendie, sous Jules-César... De copie en copie, les fautes des écrivains introduisirent des variantes, et le texte grec eut les siennes comme l'hébreu: un peu plus d'un siècle après cette opération, les rois grecs furent chassés de Judée pour leurs vexations; l'esprit juif se retrempa sous les Asmonéens. On voulut ramener les anciens usages: l'on frappa des médailles en caractère samaritain, c'est-à-dire en hébreu ancien. L'on écrivit en hébreu des livres qui furent supposés anciens, tels que Daniel, Tobie, Judith, Susanne, etc. Les Paralipomènes, c'est-à-dire les choses omises (par le livre des Rois) furent composés par rivalité, et leur auteur anonyme, bigot et obscur, bien moins instruit que celui des Rois, introduisit de véritables erreurs de fait et de géographie: sans doute, c'est à cette période peu connue dans ses détails, qu'il faut attribuera le grand schisme survenu entre l'hébreu et le grec, sur la chronologie des patriarches, dont l'un compte depuis la création juive jusqu'à notre ère, 5508 ans, tandis que l'autre n'en compte pas 4000. La puissance romaine ramena dans l'Asie, de préférence au latin, l'idiome grec, qui n'avait pas péri. Le christianisme naquit: les querelles de secte s'allumèrent, les manuscrits se multiplièrent et s'altérèrent; chaque église eut le sien. Enfin après 320 ans d'anarchie, le concile de Nicée fit sortir du sein des factions cette unité de doctrine toujours sollicitée par le pouvoir politique et civil. Nos quatre évangiles furent choisis sur plus de trente; le manuscrit d'où viennent nos bibles, le fut aussi sans discussion: elle n'eût pas fini. Dès lors tout ce qui différa fut proscrit. Omar survint au 7e siècle... La bibliothèque d'Alexandrie fut brûlée, et ce n'est que parce que la chronique d'Eusèbe, écrite avant le concile, a sauvé une phrase, et que la ville d'Alexandrie, foyer de savoir, garda son indépendance, que nous sont parvenues, à travers tant de hasards, deux étincelles de vérité. Vantons-nous de la posséder sur tant d'autres points!
Mais revenons à l'époque de l'an 717, reconnue par les Juifs, comme par Hérodote, pour être celle de la prise de Ninive et de la mort d'Asardanaphal. Un monument asiatique très-ancien nous en fournit un nouveau témoignage: nous le devons, à l'Arménien Moïse de Chorène, écrivain du cinquième siècle, faible par lui-même, mais précieux par les fragments qu'ils nous a transmis: écoutons-le[276].
§ VII.
Monument arménien confirmatif de notre solution.
«Arshak, devenu roi et fondateur de l'empire parthe[277], après avoir chassé les Macédoniens de l'Orient et de l'Assyrie, établit roi d'Arménie son frère Valarshak, qui prit pour capitale la ville de Nisbin. Ce prince voulant savoir s'il commandait à un peuple lâche ou courageux, désira de connaître son histoire. Après quelques recherches, il découvrit un Syrien nommé Mar-Ibas, versé dans les langues grecque et chaldaïque, et il l'adressa à son frère, avec une lettre (que cite textuellement Moïse), afin que les archives royales lui fussent ouvertes. Mar-Ibas, bien accueilli d'Arshak, eut la permission de visiter le dépôt royal des livres à Ninive[278], et il y découvrit un volume écrit en grec, avec ce titre: Ce volume (ou rouleau) a été traduit du chaldéen en grec, par l'ordre exprès d'Alexandre. Il contient l'histoire véritable des (temps) anciens qu'il dit commencer à Zeruan, Titan et Apetosthes, etc. Mar-Ibas, ayant retiré de ce volume tout ce qui était relatif à notre nation arménienne, apporta à Valarshak son travail, que ce prince fit conserver avec soin. C'est de ce livre, dont l'exactitude nous est constatée, que nous allons tirer nos récits, jusqu'au Chaldéen Sardanapale, et même après lui.»
Moses nous donnant ensuite, page 53, la liste des princes arméniens, selon Mar-Ibas, comparée à celle des rois assyriens, selon Eusèbe ou Kephalion, qu'il cite page 48, établit la correspondance suivante:
| Rois assyriens. | Princes arméniens. | ||
| Eu-pal-mus | —contemporains— de | Bazouk. | |
| Prideaz....es | Hoï. | ||
| Pharat.....es | Jusak. | ||
| Acratzan...es | Kaïpak. | ||
| Sardanapal.os | Skaïord.— |
qui accueillit les enfants meurtriers de Sennachérib. | |
| Varbak (Arbâk) | Paraïr. |
Il ajoute, page 55: «Le dernier de nos princes qui obéit aux successeurs de Sémiramis et de Ninus, fut Paraïr, sous le (règne de) Sardanapale. Ce Paraïr aida puissamment Arbâk à détrôner le roi assyrien. Le général mède lui ayant promis de l'élever à la dignité royale, parvint à l'attirer dans son parti. Après avoir enlevé l'empire au roi assyrien, Varbak, maître de l'Assyrie et de Ninive, laissa des préfets (satrapes) dans ce pays, et transféra le siége de l'empire chez les Mèdes... J'allais oublier (page 60) de parler de Sennacherim qui régna sur les Assyriens[279] au temps d'Ezéqiah: ses fils Adramel et Sanasar l'ayant assassiné, notre prince Skaïord leur donna asile, et assigna pour domaine à Sanasar le district de la montagne de Sim, que sa postérité multipliée a entièrement peuplé.»
Si l'on pèse bien ces passages que Moses a disséminés en diverses pages, il paraît:
1° Qu'il a fait de Mar-Ibas et de Kephalion,[280] un mélange dont il n'a pas tiré d'idées claires;
2° Qu'il a tiré de Mar-Ibas ce qu'il dit de Skaïord, de Paraïr, de Sennacherim et de ses enfants; et de Kephalion ce qu'il dit d'Arbâk et de Sardanapale.
Mais en raisonnant sur ses données, l'on a droit de dire,
1° Si Skaïord accueillit les enfans meurtriers de Sennacherim, il fut donc contemporain d'Asar-Adon, leur cadet, qui régna à leur défaut? Paraïr, fils de Skaïord, fut donc aussi contemporain d'Asar-Adon. Or, si Paraïr se révolta contre Sardanapale, roi d'Assyrie, ce Sardanapale ne saurait être qu'Asar-Adon-Phal.
2° Si Asar-Adon est Sardanapale, son père Acratzanes est Sennacherim; et alors il est démontré que ces princes ont eu plusieurs noms; que ces deux listes sont écrites en deux idiomes différens, l'un chaldaïque, employé par Mar-Ibas, par les Hébreux, même par Hérodote, qui nomme Sennacherib; l'autre perse-grec, employé par Ktésias et ses copistes. Remarquez qu'en remontant, avec l'Arménïen Moses, à Eupal-mus, appelé Eupal-Es dans Eusèbe, l'on a cinq princes correspondants à ceux que nomment les Hébreux, et que l'analogie de Phal ou Eupal est évidente.
| Phul ou Phal, | Eu-pal-es[281]. |
| Teglat-Phal-asar, | Prideazes. |
| Salman-asar, | Pharates. |
| Senna-cherib, | Acrazanes. |
| Asar-Adon, | Sardanapale. |
Voilà donc un troisième monument parfaitement d'accord avec Hérodote, et avec notre leçon des chroniques juives: en sorte que l'identité d'Asar-Adon et de Sardanapale, ne peut plus faire une question.
Maintenant il serait superflu de réfuter les hypothèses divagantes dont elle a été le sujet. L'on en peut compter trois principales:
L'une, pour obéir à des témoignages discordants, a voulu reconnaître deux ou trois Sardanapale, et par ses mêmes arguments, l'on prouverait autant de Pythagores, de Zoroastres, et même de Kyrus.
L'autre a voulu que Phul et Sardanapale fussent la même personne, et par suite, que Nabonasar représentât Bélésys. Le traducteur d'Hérodote, en adoptant cette idée, qu'il a imitée de Scaliger et de Petau, a cru lui ajouter un grand poids, en prétendant que l'ère de Nabonasar n'avait eu d'autre motif, que de célébrer l'affranchissement des Babyloniens. Tous les arguments de son long mémoire académique, composé en vue de réfuter ses confrères Bouhier et Fréret, roulent uniquement sur ce vicieux pivot[282]. Mais outre l'impossibilité absolue de ces identités dans le système hébreu, il est, contre ce prétendu motif, un témoignage formel qui l'annulle sans réplique: écoutons le Syncelle, p. 207:
«Alexandre Polyhistor et Bérose, qui ont recueilli les antiquités chaldaïques, attestent que Nabonasar ayant rassemblé les actes des rois (de Babylone) qui l'avaient précédé, les fit disparaître (en les brûlant ou lacérant), afin qu'à l'avenir la liste des rois chaldéens commençât par «lui.»
Ainsi, c'est la vanité grossière de Nabonasar, qui, en supprimant les noms de ses prédécesseurs, a fondé une ère musulmanique, destructive des ères et des monuments antérieurs. Pourquoi le traducteur d'Hérodote a-t-il oublié cette citation?
Une troisième hypothèse a encore voulu que l'Asar-adon, roi de Ninive, fût le même que Asar-adinus, roi de Babylone; et du moins celle-ci a eu en sa faveur la parfaite identité de nom, et la souveraineté de Babylone commune à l'un comme vassal et satrape, à l'autre, comme grand-roi et sultan suzerain. Mais outre que les temps sont inconciliables, puisque Asar-adon, roi de Ninive en 722, ne régnerait à Babylone que 43 ans plus tard (en 680), il faudrait encore supposer que lui seul de sa dynastie se fût introduit dans la liste babylonienne. Il est plus naturel et bien plus vrai de dire, que, par un cas très-commun chez les orientaux, deux princes différents ont porté le même nom; et ici nous touchons au doigt la raison qui a fait ajouter le surnom de Phal au Ninivite, afin de le distinguer du Babylonien par l'indication de sa famille: Asar-adon, fils de Phal. Cette identité de nom a pu arriver d'autant mieux, que le dialecte chaldéen paraît avoir été usité à Ninive comme à Babylone; car les noms de Phul ou Phal, de Asur, de Salmann, de San-Harib et d'Adon, ont tous des racines chaldaïques... Phal signifie gros et puissant, d'où dérive Fil, l'Éléphant. Asar signifie lier, garrotter, vincire en latin; d'où dérive vincere, vaincre, parce que le vainqueur mène ses captifs liés. Celui qui les tue est le carnifex; Adon signifie seigneur et maître. Salmann est le pacifique (Salomon)... Harib est le destructeur, le guerrier; et San est le nom propre que nous retrouvons dans acratzan-es, autre nom de San-harib[283].
Maintenant, que vont devenir les neuf rois mèdes de Ktésias, et leur durée prétendue de 317 ans?... Partant comme ils le doivent, de l'an 561, dernière année d'Astyag, la victoire d'Arbâk tomberait à l'an 877, c'est-à-dire 160 ans avant l'époque donnée par les livres juifs, en cela d'accord avec Hérodote et le livre chaldéen d'Alexandre. Ktésias est donc atteint et convaincu d'erreur, et nous pourrions désormais ne faire aucune mention de son travail: mais parce qu'en examinant sa liste, il nous a semblé y voir aussi des preuves d'imposture et d'un faux prémédité, nous allons soumettre au lecteur notre analyse.