Récits d'une tante (Vol. 1 de 4): Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond
Lorsque mon père revint nous chercher, il avait laissé ma mère seule à Londres avec sa jeune négresse. Un soir, elle l'appelle en vain. On s'agite, on la cherche; enfin, on découvre qu'elle est partie avec Bermont, revenu de France exprès pour l'enlever. Il en était devenu amoureux fou, et avait conduit cette intrigue sous les yeux de sa femme, sans qu'elle s'en doutât.
Peu de temps après, à Londres, deux hommes entrèrent dans le salon où je travaillais à côté de ma mère, couchée sur un canapé. Mon père nous faisait la lecture. Ces deux hommes venaient l'arrêter à la requête de Bermont; on le mit dans un fiacre et on l'emmena en prison. On se figure notre désolation. Il fallait se procurer des répondants. Ma mère, qui n'avait pas quitté sa chaise longue depuis trois mois, se mit en quête d'en trouver; elle y réussit au bout de quelques heures. Cependant mon père passa la nuit dans la maison d'arrêt.
Bermont réclamait les mille écus, plus les intérêts et ses gages, ainsi que ceux de sa femme depuis la sortie de France. Cela faisait une assez grosse somme pour de pauvres émigrés. Les livres de compte, qui auraient fait foi de l'exactitude avec laquelle il avait été payé, étaient en sa possession. Les gens de loi surmontèrent la répugnance de mon père, et obtinrent qu'il nierait la dette en totalité. Pour établir celle des mille écus, Bermont n'avait d'autre preuve que les intérêts constamment payés. Il lui fallut la fournir, en renonçant à une partie notable de ses demandes et en établissant sa mauvaise foi; mais il n'avait plus rien à perdre vis-à-vis de lui-même et des autres.
Il se conduisit avec une insolence et une dureté dont rien ne peut donner l'idée, et il osa se trouver à l'audience vis-à-vis de son ancien maître qu'il avait fait traîner en prison, sans avoir même l'air troublé. Expliquera qui pourra cette bizarre anomalie.
Cet homme, pendant vingt-cinq ans de dévouement et de fidélité dans les circonstances les plus compromettantes, a-t-il joué un rôle dont il comptait obtenir récompense et, cet espoir échappant, est-il rentré dans son naturel? Ou bien ce naturel a-t-il changé tout à coup, et le vice a-t-il pris possession d'un cœur jusque-là honnête? Cela m'est impossible à décider. Sa pauvre femme fut dans le désespoir. En outre de ses torts, elle pleurait son infidélité.
Pour en finir de cette aventure, je dirai qu'il emmena la jeune négresse à Dôle où il fit des spéculations qui ne réussirent pas. Il l'abandonna avec deux enfants. Elle chercha à travailler pour les faire vivre. N'y pouvant réussir, elle les prit un soir par la main et les déposa à l'hôpital. On fut quelques jours sans la revoir. Enfin, on entra chez elle: elle s'était laissée mourir de faim, n'ayant plus un sou ni une harde dont elle pût se défaire.
Elle n'avait jamais porté de plainte, ni demandé de secours à personne. Seulement, en remettant ses enfants à l'hôpital, elle les avait recommandés vivement et, en s'en allant, elle s'était écriée: «Ceux-ci ne sont pas coupables, et Dieu est juste.» Cette pauvre fille, qui était aussi belle que l'admettait sa peau d'ébène, avait une âme fort distinguée et méritait un meilleur sort.
CHAPITRE III
Séjour à Londres. — Mon portrait à quinze ans. — Ma manière de vivre. — Monsieur de Calonne. — Âpreté d'un légiste. — Société des émigrés. — Les prêtres français. — Mission de monsieur de Frotté. — Le baron de Roll. — L'évêque d'Arras. — Le comte de Vaudreuil. — La marquise de Vaudreuil. — Madame de La Tour. — Le capitaine d'Auvergne. — L'abbé de La Tour. — Madame de Serant-Walsh. — Monsieur le duc de Bourbon. — La société créole.
Forcée de me trouver souvent en scène dans ce que j'aurai à raconter, il faut bien que je dise comment j'étais alors.
Plus sérieusement et plus solidement instruite que la plupart des jeunes personnes de mon âge, avec un goût assez fin et des connaissances variées dans la littérature de trois langues que je parlais avec une égale facilité, j'avais la plus profonde ignorance de ce qu'on appelle le monde où je me sentais au supplice.
Sans être belle, j'avais une figure agréable. Des yeux petits, mais vifs et très noirs, animaient un teint remarquable, même en Angleterre. Des lèvres bien fraîches, de très jolies dents, une quantité énorme de cheveux d'un blond cendré; le col, les épaules, la poitrine bien; le pied petit. Mais tout cela me rassurait bien moins que je n'étais inquiétée par des bras rouges et des mains qui se sont toujours ressenties d'avoir été gelées au passage du Saint-Gothard; j'en étais mortellement embarrassée.
Je ne sais quand je m'avisai de découvrir que j'étais jolie, mais ce ne fut que quelque temps après mon arrivée à Londres et très vaguement. Les exclamations des dernières classes du peuple, dans la rue, m'avertirent les premières: «Vous êtes trop jolie pour attendre», me disait un charretier en rangeant ses chevaux.—«Vous ne serez jamais comme cette jolie dame si vous pleurez», assurait une marchande de pommes à sa petite fille.—«Que Dieu bénisse votre joli visage, il repose à voir», s'écriait un portefaix, en passant à côté de moi, etc.
Au reste, il est exactement vrai que ces hommages, comme tous les autres, ne m'ont frappée que lorsqu'ils m'ont manqué. Je ne sais si toutes les femmes sentent de même, mais je n'en ai tenu compte qu'à mesure qu'ils échappaient. Les premiers qui fuient sont les admirations des passants, puis ceux qu'on entend en traversant les antichambres, puis ceux qu'on recueille dans les lieux publics. Quant aux hommages de salon, pour peu qu'on ait un peu d'élégance, on vit assez longtemps sur sa réputation.
Pour en revenir à ma jeunesse, j'étais d'une si excessive timidité que je rougissais toutes les fois qu'on m'adressait la parole ou qu'on me regardait. On ne plaint pas assez cette disposition. C'est une vraie souffrance, et je la poussai à un tel point que souvent les larmes me suffoquaient, sans qu'elles eussent d'autre motif qu'un excès d'embarras que rien ne justifiait.
Avec cette disposition, je me résignais facilement à ne jamais quitter la ruelle du lit de ma mère qui avait fini par le garder presque continuellement. Je ne sortais que rarement pour me promener, et toujours avec mon père. Mes récréations étaient de jouer aux échecs avec un vieux médecin ou d'entendre causer quelques hommes qui venaient voir mon père.
De ce nombre était monsieur de Calonne; il prit goût à notre intérieur où il finit par passer sa vie. J'écoutais avec avidité ses récits, faits avec autant d'intérêt que de grâce, lorsque je m'aperçus que le même événement était raconté par lui tout à fait différemment, et, bientôt, qu'il ne disait presque jamais la vérité. Avec cet exclusif apanage de la première jeunesse, je le pris alors dans le plus profond mépris et à peine si je daignais l'écouter.
Il était difficile d'être plus aimable, meilleur enfant, plus léger et plus menteur. Avec prodigieusement d'esprit et de capacités, il ne faisait jamais que des fautes et des sottises. Tant qu'elles étaient à faire, il n'écoutait ni représentation, ni conseil; il courait, tête baissée, s'y précipiter. Mais aussi, dès qu'elles étaient accomplies, même avant d'en éprouver les inconvénients, il les prévoyait tous, s'accusait, se condamnait et abandonnait le parti qu'il avait pris avec une docilité qui n'était comparable qu'à son entêtement de la veille.
Il était, à l'époque dont je parle, brouillé avec tout le monde (même avec monsieur le comte d'Artois, pour lequel il s'était ruiné), criblé de dettes, vivant sous la protection de l'ambassade d'Espagne à laquelle il s'était fait attacher pour éviter d'être arrêté, et aussi gai, aussi entrain que s'il avait été dans la plus douce situation du monde.
Voici, à ce propos, une petite aventure qui donne une idée de l'avidité des gens de loi en Angleterre. On affiche à l'hôtel de ville la liste des personnes qui, attachées aux différentes légations, sont à l'abri de l'arrestation pour dettes. L'Espagne était alors en querelle avec l'Angleterre. L'ambassadeur était parti; cependant la liste restait affichée, mais pouvait être enlevée à chaque instant. Monsieur de Calonne allait assez fréquemment à la cité pour s'en assurer. Un jour, il rencontra un légiste, beau monsieur qu'il avait quelquefois vu dans le monde.
«Que faites-vous donc dans ce quartier lointain?» Monsieur de Calonne le lui expliqua.
«Ne vous donnez pas la peine de venir, je passe dans cette salle tous les jours pour me rendre au tribunal; je vous promets d'y regarder et de vous avertir s'il survenait quelque changement.»
Monsieur de Calonne se confondit en remerciements et n'y pensa plus. Des mois se passèrent et, depuis longtemps, il n'avait plus d'inquiétude à ce sujet. Il eut une petite affaire à laquelle il employa son obligeant ami. Lorsqu'il reçut la note des frais, il trouva: «item pour avoir examiné si le nom de monsieur de Calonne restait sur la liste de la légation d'Espagne, quinze schellings; item, etc.» La somme se montait à deux cents livres sterling. Monsieur de Calonne fut furieux, mais il fallut payer ou plutôt ajouter cette somme à celle de ses autres dettes.
Je n'ai jamais mené la vie de l'émigration, mais je l'ai vue d'assez près pour en conserver des souvenirs qu'il est bien difficile de coordonner tant ils sont disparates. Il y a à louer jusqu'à l'attendrissement dans les mêmes personnes dont la légèreté, la déraison, les vilenies révoltent.
Des femmes de la plus haute volée travaillaient dix heures de la journée pour donner du pain à leurs enfants. Le soir, elles s'attifaient, se réunissaient, chantaient, dansaient, s'amusaient la moitié de la nuit, voilà le beau. Le laid, c'est qu'elles se faisaient des noirceurs, se dénigrant sur leur travail, se plaignant que l'une eût plus de débit que l'autre, en véritables ouvrières.
Le mélange d'anciennes prétentions et de récentes petitesses était dégoûtant.
J'ai vu la duchesse de Fitz-James, établie dans une maison aux environs de Londres et conservant ses grandes manières, y prier à dîner tout ce qu'elle connaissait. Il était convenu qu'on mettrait trois schellings sous une tasse placée sur la cheminée, en sortant de table. Non seulement, quand la société était partie, on faisait l'appel de ces trois schellings, mais encore, lorsque, parmi les convives, il y avait eu quelqu'un à qui on croyait plus d'aisance, on trouvait fort mauvais qu'il n'eût pas déposé sa demi-guinée au lieu de trois schellings, et la duchesse s'en expliquait avec beaucoup d'aigreur. Cela n'empêchait pas qu'il n'y eût une espèce de luxe dans ces maisons.
J'ai vu madame de Léon et toute cette société faire des parties très dispendieuses où elles allaient coiffées et parées sur l'impériale de la diligence, au grand scandale de la bourgeoisie anglaise qui n'y serait pas montée. Ces dames fréquentaient le parterre de l'Opéra où il ne se trouvait guère que des filles et où leur maintien ne les en faisait pas assez distinguer.
Les mœurs étaient encore beaucoup plus relâchées qu'avant la Révolution, et ces formes, qui donnaient un vernis de grâce à l'immoralité, n'existaient plus. Monsieur le comte Louis de Bouillé, arrivant ivre dans un salon, s'asseyait auprès de la duchesse de Montmorency, attirait madame la duchesse de Châtillon de l'autre côté et disait à une personne qui l'engageait à se retirer: «Hé bien, quoi! qu'a-t-on à dire, ne suis-je pas sur mes terres?» et il posait ses deux mains sur ces dames.
Ce ton n'était pas exclusivement réservé à monsieur de Bouillé. Presque tout le monde vivait en ménage, sans que l'Église eût été appelée à bénir ces alliances. Les embarras de fortune, la nécessité de s'associer pour vivre, servaient de motif aux uns, de prétexte aux autres. Et puis, d'ailleurs, pourvu qu'on pensât bien, tout était pardonné. Il n'y avait pas d'autre intolérance, mais celle-là était complète. J'ai vu tout cela, mais pourtant ce n'était pas parmi le grand nombre.
La masse des émigrés menait une vie irréprochable; et il faut bien que cela soit, car c'est de leur séjour prolongé en Angleterre que date le changement d'opinion du peuple anglais en faveur du peuple français.
Quant aux opinions politiques, c'était partout le comble de la déraison; et même ceux des émigrés qui menaient la vie la plus austère étaient les plus absurdes. Toute personne qui louait un appartement pour plus d'un mois était mal notée; il était mieux de ne l'avoir qu'à la semaine, car il ne fallait pas douter qu'on ne fût toujours à la veille d'être rappelé en France par la contre-révolution.
Mon père avait fait un bail de trois ans pour la petite maison que nous habitions dans le faubourg de Brompton; cela lui aurait fait tort s'il avait eu quelque chose à perdre. Mais sa désapprobation de l'émigration armée, et surtout son attachement bien connu pour le roi Louis XVI et la Reine, la fidélité qu'il portait à leur mémoire, étaient des crimes qu'on ne lui pardonnait pas plus que la sagesse avec laquelle il jugeait les extravagances du moment.
Je l'entendais souvent en causer avec l'évêque de Comminges (son frère auquel l'ancien évêque de Comminges avait cédé son siège en 1786), et tous deux déploraient l'aveuglement du parti auquel les circonstances les forçaient d'appartenir.
Il ne serait pas juste, en parlant de l'émigration, de passer sous silence la conduite du clergé. Elle a été de nature à se concilier l'estime et la vénération du peuple anglais, bien peu disposé en faveur de prêtres papistes. Chaque famille bourgeoise avait fini par avoir son abbé français de prédilection qui apprenait sa langue aux enfants et souvent assistait les parents dans leurs travaux.
Réunis par chambrée, quelques-uns de ces bonnes gens s'étaient fait de petites industries à l'aide desquelles ils vivaient et venaient au secours des plus vieux ou des infirmes. Malgré le désir qu'ils auraient peut-être eu d'exercer le prosélytisme, ils ont été assez sages pour qu'aucune réclamation ne s'élevât à cet égard, et je n'ai pas souvenance qu'il y ait eu aucun genre de plainte portée contre un prêtre pendant tout le temps qu'a duré leur exil.
Cette conduite leur avait attiré une vénération dont on a vu des résultats touchants. Par exemple, ceux qui étaient chargés d'approvisionner leurs petites colonies se rendaient le vendredi à Billingsgute, leur schelling à la main, et c'était à qui des vendeurs de poisson remplirait leur panier. Ils avaient la délicatesse, remarquable dans des gens de cette espèce, de recevoir le schelling en donnant du poisson pour la valeur de dix ou douze. Aussi les prêtres français s'émerveillaient du bon marché. Cette singulière transaction commerciale s'est renouvelée tous les vendredis pendant des années; les gens de Billingsgute avaient l'idée qu'elle leur portait bonheur.
La malheureuse expédition de Quiberon avait eu lieu depuis longtemps, avec des circonstances déplorables pour tout ce qui y avait pris part. Le séjour de l'île d'Yeu sera à jamais la honte de la haute émigration. Monsieur de Vauban n'en a fait qu'un trop fidèle récit.
Monsieur de Frotté, le frère du général, vint à Londres. Sa mission était d'avertir monsieur le comte d'Artois que la Vendée était perdue s'il ne s'y présentait un prince. Je ne sais qui l'amena chez ma mère; il y venait assez souvent. Sa négociation traînait en longueur, on l'amusait de bonnes paroles; enfin, il exigea une réponse catégorique, en annonçant la nécessité de son départ.
Je le vis arriver chez ma mère, comme un homme désespéré. Son indignation était au comble; voici ce qu'il nous raconta:
Monsieur le comte d'Artois l'avait reçu, entouré de ce qu'il appelait son conseil, l'évêque d'Arras, le comte de Vaudreuil, le baron de Roll, le chevalier de Puységur, monsieur du Theil et quelques autres, car ils étaient huit ou dix (notez bien que la tête de monsieur de Frotté, qui partait le lendemain, dépendait du secret). Monsieur de Frotté rapporta l'état de la Vendée et les espérances qu'elle présentait. Chacun fit ses objections; il y répondit. On concéda que la présence de monsieur le comte d'Artois était nécessaire au succès. Vinrent ensuite les difficultés du voyage. Il les leva. Puis combien Monseigneur aurait-il de valets de chambre, de cuisiniers, de chirurgiens, etc., etc. (il n'était pas encore question d'aumôniers à cette époque). Tout fut débattu et convenu. Monsieur le comte d'Artois était assez passif dans cette discussion et paraissait disposé à partir. Monsieur de Frotté dit en terminant:
«Je puis donc avertir mon frère que Monseigneur sera sur la côte à telle époque.
«—Permettez, un moment, dit le baron de Roll avec son accent allemand, permettez, je suis capitaine des gardes de monsieur le comte d'Artois et, par conséquent, responsable vis-à-vis du Roi de la sûreté de Monseigneur. Monsieur de Frotté répond-il que Monseigneur n'a aucun risque à courir?
«—Je réponds que nous serons cent mille à nous faire tuer avant qu'il tombe un cheveu de sa tête. Je ne puis répondre de plus.
«—Je m'en rapporte à vous, messieurs, est-ce là une sécurité suffisante pour hasarder Monseigneur? Puis-je y consentir?» reprit le baron.
Tous affirmèrent que non; assurément, que c'était impossible. Monsieur le comte d'Artois leva la séance en disant à monsieur de Frotté qu'il lui souhaitait un bon voyage et que c'était bien à regret qu'il renonçait à une chose que lui-même devait reconnaître impraticable.
Monsieur de Frotté, atterré d'abord, donna un coup de poing sur la table et s'écria, en jurant, «qu'ils ne méritaient pas que tant de braves gens s'exposassent pour eux.» C'était en sortant de cette scène qu'il arriva chez nous; il en était encore tellement ému qu'il ne put s'en taire. Il nous raconta ces détails avec une chaleur et une éloquence de colère et d'indignation qui me frappèrent vivement et que je me suis toujours rappelées.
C'est probablement à la suite des communications qu'il fit à son frère que celui-ci écrivit la fameuse lettre à Louis XVIII: «La lâcheté de votre frère a tout perdu.» Eh bien! cela est exagéré. Monsieur le comte d'Artois, sans doute, n'avait pas de ces bravoures qui cherchent le danger; mais, si ses entours l'avaient encouragé au lieu de l'arrêter, il aurait été trouver monsieur de Frotté, comme il est resté à Londres.
Ah! ne soyons pas trop sévères pour les princes. Regardons autour de nous; voyons quelle influence la puissance, les succès, exercent sur les hommes! Le ministre, depuis quelques mois au pouvoir, la jolie femme, le grand artiste, l'homme à la mode, ne sont-ils pas sous le joug de la flatterie? Ne se croient-ils pas bien sincèrement des êtres à part? Si quelques instants d'une fugitive adulation amènent si promptement ce résultat, comment s'étonner que des princes, entourés depuis le berceau de l'idée de leur importance privilégiée, se livrent à toutes les aberrations dérivant de la folie de se croire eux-mêmes des êtres à part dont la conservation est le premier besoin de chacun? Je suis persuadée que c'est très consciencieusement que monsieur le comte d'Artois représentait à monsieur de Frotté l'impossibilité de hasarder la sûreté de Monseigneur, et que cet argument lui paraissait péremptoire pour tout le monde.
Quand nous disons aux princes que nous sommes trop heureux de mourir pour leur service, cela nous paraît une forme, comme le «très humble serviteur» au bas d'une lettre; mais eux le prennent fort au sérieux et trouvent qu'en effet c'est un véritable bonheur. Est-ce tout à fait leur faute? Non, en conscience; c'est celle de tout ce qui les approche, dans tous les temps et sous tous les régimes.
Aucune des personnes qui entouraient monsieur le comte d'Artois ne se souciait d'une expédition aventureuse dont les chances, bien incertaines devaient amener des fatigues et des privations assurées. Le baron de Roll était, de plus, dans cette circonstance, l'organe de madame de Polastron. Sa tendresse réelle et mal entendue pour monsieur le comte d'Artois ne lui inspirait des craintes que pour sa sûreté et jamais pour sa gloire.
L'évêque d'Arras, arrogant et violent, tranchant du premier ministre et tout occupé des intrigues qu'il tramait contre la cour de Louis XVIII (car les deux frères étaient en hostilité ouverte et leurs agents cherchaient partout à se déjouer mutuellement), l'évêque d'Arras aurait craint par-dessus tout une entreprise qui aurait nécessairement retiré l'influence de ses mains pour la donner aux militaires, d'autant qu'alors le prince était fort éloigné de toute prédilection pour les prêtres. À la vérité, l'évêque d'Arras ne l'était guère.
Monsieur de Vaudreuil, que nous avons vu l'amant despote de la toute-puissante duchesse de Polignac, était devenu le mari soumis d'une jeune femme, sa cousine, qu'il avait épousée depuis l'émigration et dont la conduite peu mesurée aurait pu épuiser sa patience, s'il s'en était aperçu.
J'ai beaucoup vu le comte de Vaudreuil à Londres, sans avoir jamais découvert la distinction dont ses contemporains lui ont fait honneur. Il avait été le coryphée de cette école d'exagération qui régnait avant la Révolution, se passionnant pour toutes les petites choses et restant froide devant les grandes. À l'aide de l'argent qu'il puisait au trésor royal, il s'était fait le Mécène de quelques tous petits Virgiles qui le louaient en couplets. Chez madame Lebrun, il se pâmait devant un tableau, et protégeait les artistes. Il vivait familièrement avec eux et gardait ses grands airs pour le salon de madame de Polignac, et son ingratitude pour la Reine dont je l'ai entendu parler avec la dernière inconvenance. En émigration et devenu vieux, il ne lui restait plus que le ridicule de toutes ses prétentions et l'inconsidération de voir les amants de sa femme fournir à l'entretien de sa maison par des cadeaux qu'elle était censée gagner à la loterie.
Ce n'était pas dans sa propre famille que madame de Vaudreuil aurait acquis les habitudes d'une grande délicatesse. Sa mère, vieille provençale, ne manquait pas d'une espèce d'habileté, ne lui en donnait pas l'exemple. En voici un trait entre mille.
Pendant la campagne des Princes, un homme de ses amis, partant pour l'armée, lui remit une bourse contenant deux cents louis.
«Si je vis, lui dit-il, je vous les redemanderai. Si je meurs, je vous prie de les remettre à mon frère.»
L'ami revint sain et sauf. Son premier soin fut d'accourir chez madame de Vaudreuil. Elle ne lui parla pas du dépôt. Un peu de timidité empêcha le jeune homme de prendre l'initiative. Enfin il se décida, au bout de plusieurs visites, à le réclamer.
«Hélas, mon bon ami, s'il en reste, il n'en reste guère,» dit-elle, avec son accent provençal.
Et, sans le moindre embarras, elle lui remit la bourse où il ne se trouvait plus qu'une douzaine de louis. On conçoit qu'une telle personne ne donnât pas des principes bien sévères à ses filles; aussi toutes en ont profité.
L'une d'elles, madame de La Tour, avait suivi son mari à Jersey où le corps auquel il appartenait était en garnison. À cette époque, le gouverneur de l'île était un d'Auvergne, capitaine de la marine anglaise, qui avait la prétention de descendre de la maison de Bouillon, au moins du côté gauche. Monsieur d'Auvergne se lia très particulièrement avec madame de La Tour, qui fit les honneurs de la maison du gouverneur. Les officiers, par malice, l'appelèrent entre eux madame de La Tour d'Auvergne; mais elle accepta le nom et, dès lors, elle, son mari, ses beaux-frères, ses enfants, tous quittèrent le surnom de Paulet pour prendre celui d'Auvergne.
De là, et appuyant cette prétention de quelques papiers que le capitaine d'Auvergne, mort sans enfants, lui a laissés, elle a établi en France, lorsqu'elle y est rentrée, une branche de La Tour d'Auvergne qui n'a d'autres droits que ceux que j'ai énoncés et qui pourtant s'est fait une existence qui finit par ne lui être plus contestée.
Elle fut fort assistée dans cette entreprise par son beau-frère, l'abbé de La Tour, extrêmement intrigant. Dans un temps dont je parlerai, il était le secrétaire intime et le séide de l'évêque d'Arras, et tonnait contre tous les émigrés qui rentraient en France. Un beau matin, il disparut sans avertir personne, et quinze jours après nous apprîmes que le Premier Consul l'avait nommé titulaire de l'évêché d'Arras. Les fureurs de son patron et prédécesseur furent poussées jusqu'à la frénésie contre ce misérable prestolet. Il ne le désignait plus autrement.
Il y aurait bien des pages à écrire sur cette famille Vaudreuil, mais elles seraient peu amusantes et encore moins édifiantes. Il faut pourtant excepter madame de Serant-Walsh, la fille aînée, personne de mérite, qui a été une des premières dames de l'impératrice Joséphine. Elle était très remarquablement instruite, assez spirituelle, et l'Empereur se plaisait à causer avec elle, dans le temps où il causait encore. Elle et madame de Rémusat lui ont souvent fait arriver des vérités utiles pour lui et pour les autres.
Les créanciers de monsieur le comte d'Artois devinrent plus importuns, et il fut obligé d'aller rechercher la protection des murs du palais d'Holyrood, à Édimbourg, où ils ne pouvaient l'atteindre. Il y séjourna jusqu'à ce qu'un bill du parlement anglais eut décidé que les dettes contractées à l'étranger ne pourraient entraîner prise de corps.
Il ne resta de prince à Londres que monsieur le duc de Bourbon qui a péri si misérablement à Saint-Leu, fin trop digne de sa vie. Son père, s'étant aperçu qu'il entendait le bruit des balles sans s'y plaire, l'avait expulsé de l'armée de Condé où, entre deux générations de héros, il soutenait bien mal le beau nom de Condé. Ce n'était pas un mauvais homme; il était doux et facile dans son intérieur. Peut-être son inconduite tenait-elle principalement à une timidité organique qui lui rendait insupportable l'existence de prince; il n'était à son aise que dans les classes assez peu élevées pour qu'il n'y trouvât aucun respect. Son goût vif pour les femmes, se trouvant réuni à sa répugnance pour les salons, le jetait dans une vie des moins honorables.
Lorsqu'il se trouvait forcé, par quelques circonstances impossibles à éviter, à se trouver en bonne compagnie, il y souffrait visiblement. Il avait pourtant une belle figure, fort noble, et ses façons, quoique froides et embarrassées, avaient de la distinction. Une liaison intime avec la jeune comtesse de Vaudreuil le mit pendant quelques mois dans le monde, mais il y était toujours mal à son aise.
Il allait un peu plus volontiers qu'ailleurs dans ce qu'on appelait la société créole. Elle était composée de personnes dont les habitations n'avaient pas été assez dévastées pour être détruites entièrement. Les négociants de Londres leur faisaient, à intérêts bien onéreux, de petites avances dont ils ont fini par n'être pas payés. Cette classe de créoles était alors la moins malheureuse parmi les émigrés. Une certaine madame de Vigné en était la plus riche. Elle tenait une espèce d'état, appelait monsieur le duc de Bourbon le voisin, parce qu'il demeurait dans sa rue, et était suffisamment vulgaire pour le mettre à son aise.
C'est elle qui répondait à un anglais qui lui demandait si elle était créole:
«Oui, monsieur, et des bonnes, car je roule.»
Paroles que l'anglais fut obligé de se faire expliquer. Sa fille, très jolie et très aimable, était l'objet des prétentions de tout ce que l'émigration avait de plus distingué; mais elle fit la difficile, les moulins des habitations cessèrent de rouler, et elle fut trop heureuse d'épouser le consul d'Angleterre à Hambourg. Mademoiselle de La Touche, fille de madame Arthur Dillon, et mademoiselle de Kersaint, toutes deux riches de possessions à la Martinique, avaient été plus avisées. La première épousa le duc de Fitz-James, l'autre, le duc de Duras. J'ai été par la suite très liée avec toutes deux, et j'aurai à en reparler.
CHAPITRE IV
Concerts du matin. — Le général de Boigne. — Mon mariage. — Caractère de monsieur de Boigne. — Les princes d'Orléans. — Monsieur le comte de Beaujolais. — Monsieur le duc de Montpensier. Monsieur le duc d'Orléans. — Tracasseries domestiques. — Voyage en Allemagne. — Hambourg. — Munich. — Retour à Londres. — Histoire de lady Mary Kingston.
Je ne raconterai pas le roman de ma vie, car chacun a le sien et, avec de la vérité et du talent, on peut le rendre intéressant, mais le talent me manque. Je ne dirai de moi que ce qui est indispensable pour faire comprendre de quelles fenêtres je me suis trouvée assister aux spectacles que je tenterai de décrire, et comment j'y suis arrivée. Pour cela, il me faut entrer dans quelques détails sur mon mariage.
La santé de ma mère donnant moins d'inquiétude, elle chercha à m'amuser. Elle avait retrouvé à Londres Sappio, ancien maître de musique de la reine de France. Il était venu chez elle, m'avait fait chanter, s'était passionné de mon talent et le cultivait avec d'autant plus de zèle qu'il s'en faisait grand honneur. Sa femme, très gentille petite personne, était bonne musicienne. Nos voix s'unissaient si heureusement que, lorsque nous chantions ensemble à la tierce, les vitres et les glaces en vibraient. Je n'ai jamais vu cet effet se renouveler qu'entre mesdames Sontag et Malibran. Il avait un mérite très grand, surtout pour les artistes, parce que cela est rare. Sappio en amenait souvent chez ma mère; ils prirent l'habitude d'y venir de préférence le dimanche matin, et cela finit par composer une espèce de concert improvisé d'artistes et d'amateurs. Les assistants s'y multiplièrent, la mode s'en mêla et, au bout de quelques semaines, ma mère eut toute la peine du monde à écarter la foule de chez elle.
Un monsieur Johnson, que nous voyions quelquefois, lui demanda la permission de lui amener un nouveau débarqué de l'Inde; il connaissait encore peu de monde et désirait se mettre en bonne compagnie. Il vint, il s'en alla sans que nous y fissions grande attention.
Plusieurs semaines se passèrent. Il revint faire une visite, dit qu'une entorse l'avait empêché de se présenter plus tôt et pressa tellement ma mère de venir dîner chez lui le lendemain qu'après avoir fait une multitude d'objections elle y consentit. Il n'y avait que la famille O'Connell et la mienne. Notre hôte pria monsieur O'Connell de venir le voir de bonne heure le jour suivant et le chargea de me demander en mariage.
J'avais seize ans. Je n'avais jamais reçu le plus léger hommage, du moins je ne m'en étais pas aperçue. Je n'avais qu'une passion dans le cœur, c'était l'amour filial. Ma mère se désolait dans la crainte de voir s'épuiser les ressources précaires qui soutenaient notre existence. La reine de Naples, chassée de ses États, lui mandait qu'elle ne savait pas si elle pourrait continuer la pension qu'elle lui faisait. Ses lamentations me touchaient encore moins que le silence de mon père et les insomnies gravées sur son visage.
J'étais sous ces impressions lorsque monsieur O'Connell arriva chargé de me proposer la main d'un homme qui annonçait vingt mille louis de rente, offrait trois mille louis de douaire et insinuait que, n'ayant pas un parent, ni un lien dans le monde, il n'aurait rien de plus cher que sa jeune femme et sa famille. On me fit part de ces propositions.
Je demandai jusqu'au lendemain pour répondre, quoique mon parti fût pris sur-le-champ. J'écrivis un billet à madame O'Connell pour la prier de m'inviter à déjeuner chez elle, ce qui lui arrivait quelquefois, et de faire avertir le général de Boigne de m'y venir trouver. Il fut exact au rendez-vous; et là je fis la faute insigne, quoique généreuse, de lui dire que je n'avais aucun goût pour lui, que probablement je n'en aurais jamais, mais que, s'il voulait assurer le sort et l'indépendance de mes parents, j'aurais une si grande reconnaissance que je l'épouserais sans répugnance. Si ce sentiment lui suffisait, je donnais mon consentement; s'il prétendait à un autre, j'étais trop franche pour le lui promettre, ni dans le présent, ni dans l'avenir. Il m'assura ne point se flatter d'en inspirer un plus vif.
J'exigeai que cinq cents louis de rente fussent assurés, par un contrat qui serait signé en même temps que celui de mon mariage, à mes parents. Monsieur O'Connell se chargea de le faire rédiger. Monsieur de Boigne dit qu'alors il ne me donnerait plus que deux mille cinq cents louis de douaire. J'arrêtai les représentations que monsieur O'Connell voulut faire, en rappelant les paroles dont il avait été porteur. Je coupai court à toute discussion et je retournai chez moi pleinement satisfaite.
Ma mère était un peu blessée que je l'eusse quittée dans un moment où il s'agissait de mon sort. Je lui racontai ce que j'avais fait; elle et mon père, quoique fort touchés, me conjurèrent de bien réfléchir. Je leur assurai que j'étais parfaitement contente, et cela était vrai dans ce moment. J'avais tout l'héroïsme de la première jeunesse. J'avais mis ma conscience en repos en disant à cet homme que je croyais bien que je ne l'aimerais jamais. Je me sentais sûre de remplir les devoirs que j'allais contracter, et, d'ailleurs, tout était absorbé par le bonheur de tirer mes parents de la position dont ils souffraient. Je ne voyais que cela et je ne sentais même pas que ce fût un sacrifice. Très probablement, à vingt ans, je n'aurais pas eu ce courage, mais, à seize ans, on ne sait pas encore qu'on met en jeu le reste de sa vie. Douze jours après, j'étais mariée.
Le général de Boigne avait quarante-neuf ans. Il rapportait de l'Inde, avec une immense fortune faite au service des princes mahrattes, une réputation honorable. Sa vie était peu connue, et il me trompa sur tous ses antécédents: sur son nom, sur sa famille, sur son existence passée. Je crois qu'à cette époque, son projet était de rester tel qu'il se montrait alors.
Il avait offert quelques hommages à une belle personne, fille d'un médecin. Elle les avait reçus avec peu de bienveillance, ou avec une coquetterie qu'il n'avait pas comprise. Ce fut en sortant de chez elle qu'il se rappela tout à coup la jeune fille qui lui était apparue comme une vision quelques semaines avant. Il voulut prouver à la dédaigneuse beauté qu'une plus jeune, plus jolie, mieux élevée, autrement née, pouvait accepter sa main. Il l'offrit, et je la reçus pour le malheur de tous deux.
S'il était entré une seule pensée de personnalité dans mon cœur en ce moment, si les séductions de la fortune m'avaient souri un instant, je crois que je n'aurais pas eu le courage de soutenir le sort que je m'étais fait. Mais je me dois cette justice que, tout enfant que j'étais, aucun sentiment futile n'approcha mon esprit, et que je me vis entourer de luxe sans en ressentir la moindre joie.
Monsieur de Boigne n'était ni si mauvais ni si bon que ses actions, prises séparément, devaient le faire juger. Né dans la plus petite bourgeoisie, il avait été longtemps soldat. J'ignore encore par quelle route il avait cheminé de la légion irlandaise au service de France jusque sur l'éléphant d'où il commandait une armée de trente mille cipayes, formée par ses soins pour le service de Sindiah, chef des princes mahrattes auxquels cette force, organisée à l'européenne, avait assuré la domination du nord de l'Inde.
Monsieur de Boigne avait dû employer beaucoup d'habileté et de ruses pour quitter le pays en emportant une faible partie des richesses qu'il y possédait et qui pourtant s'élevait à dix millions. La rapidité avec laquelle il avait passé de la situation la plus subalterne à celle de commandant, de la détresse à une immense fortune, ne lui avait jamais fait éprouver le frottement de la société dont tous les rouages l'étonnaient. La maladie dont il sortait l'avait forcé à un usage immodéré de l'opium qui avait paralysé en lui les facultés morales et physiques.
Un long séjour dans l'Inde lui avait fait ajouter toutes les jalousies orientales à celles qui se seraient naturellement formées dans l'esprit d'un homme de son âge; mais, par-dessus tout, il était doué du caractère le plus complètement désobligeant que Dieu ait jamais accordé à un mortel. Il avait le besoin de déplaire comme d'autres ont celui de plaire. Il voulait faire sentir la suprématie qu'il attachait à sa grande fortune et il ne pensait jamais l'exercer que lorsqu'il trouvait le moyen de blesser quelqu'un. Il insultait ses valets; il offensait ses convives; à plus forte raison sa femme était-elle victime de cette triste disposition. Et, quoiqu'il fût honnête homme, loyal en affaires, qu'il eût même dans ses formes grossières une certaine apparence de bonhomie, cependant cette disposition à la désobligeance, exploitée avec toute l'aristocratie de l'argent, la plus hostile de toutes, rendait son commerce si odieux qu'il n'a jamais pu s'attacher un individu quelconque, dans aucune classe de la société, quoiqu'il ait répandu de nombreux bienfaits.
À l'époque de mon mariage, il était assez avare mais fastueux, et, si j'avais voulu, j'aurais pu disposer plus que je ne l'ai fait de sa fortune. Je crois qu'une femme plus âgée, plus habile, un peu artificieuse, mettant un grand prix aux jouissances que donne l'argent et ayant en vue ce testament dont il parlait perpétuellement et que je lui ai vu faire et refaire cinq ou six fois, aurait pu tirer beaucoup meilleur parti pour elle et pour lui de la situation où j'étais. Mais que pouvait y faire la petite fille la plus candide et la plus fière qui puisse exister! Je passais d'étonnements en étonnements de toutes les mauvaises passions que je voyais se dérouler devant moi. Ces absurdes jalousies, exprimées de la façon la plus brutale, excitaient ma surprise, ma colère, mon dédain.
Nous avions un assez grand état, des dîners très bons et fréquents, de magnifiques concerts où je chantais. Monsieur de Boigne était, de temps en temps, bien aise de montrer qu'il avait fait l'acquisition d'une jolie machine bien harmonisée. Puis, la jalousie orientale le reprenant, il était furieux que j'eusse été regardée, écoutée, surtout admirée ou applaudie, et il me le disait en termes de corps de garde.
Ces concerts étaient assez à la mode; tout ce qu'il y avait de plus distingué en anglais et en étrangers y assistait. Les princes d'Orléans y vinrent souvent; ils dînaient aussi chez moi, mais toujours en princes. Leurs façons excluaient la familiarité. J'étais trop imbue des sentiments de haine que les royalistes portaient à leur père pour ne point éprouver de la prévention contre eux; cependant il était impossible de ne pas rendre hommage à la dignité de leur attitude. Seuls de tous nos princes, ils ne recevaient aucun secours des puissances étrangères.
Retirés tous trois dans une petite maison à Twickenham, aux environs de Londres, ils y vivaient de la manière la plus modeste, mais la plus convenable. Monsieur de Montjoie, leur ami, composait toute leur Cour et remplissait les fonctions de gentilhomme de la chambre, dans les occasions rares où il fallait quelque forme d'étiquette.
Malgré mes premières répugnances, je m'aperçus bientôt que monsieur le duc de Montpensier était aussi aimable qu'il était instruit et distingué. Il aimait passionnément les arts et la musique. Monsieur le duc d'Orléans la tolérait par affection pour son frère. Rien n'était plus touchant que l'union de ces deux princes, et la tendresse qu'ils portaient à monsieur le comte de Beaujolais.
Celui-ci ne répondait pas à leurs soins. Il était léger, inconséquent, inoccupé, et, lorsqu'il a pu s'émanciper sur le pavé de Londres, il est tombé dans tous les travers d'un jeune homme à la mode. Malgré sa charmante figure, sa tournure distinguée, il avait pris de si mauvaises façons qu'il avait perdu l'attitude des gens de bonne compagnie; et, lorsqu'on l'apercevait à la sortie de l'Opéra, on évitait de le rencontrer, craignant de le trouver dans un état complet d'ivresse. Les excès et la boisson amenèrent une maladie de poitrine pendant laquelle monsieur le duc d'Orléans le soigna comme la mère la plus tendre, sans pouvoir le sauver. Mais j'anticipe sur les événements. À l'époque dont je parle, monsieur le comte de Beaujolais était encore sous la domination de ses frères, et l'on ne connaissait de lui qu'un extérieur qui prévenait en sa faveur.
Monsieur le duc de Montpensier était laid, mais si parfaitement gracieux et aimable, ses manières étaient si nobles que sa figure s'oubliait bien vite. Monsieur le duc d'Orléans, avec une figure assez belle, n'avait aucune distinction, ni dans la tournure, ni dans les manières. Il ne paraissait jamais complètement à son aise. Sa conversation, déjà fort intéressante, avait un peu de pédanterie pour un homme de son âge. Enfin il n'avait pas l'heur de me plaire autant que son frère avec lequel j'aurais fort aimé à causer davantage, si j'avais osé.
Après dix mois d'une union très orageuse, monsieur de Boigne me proposa un matin de me ramener à mes parents. J'acceptai et fus reçue avec joie. Mais ce n'était pas le compte du reste de ma famille, ni de ma société, qui voulaient exploiter le millionnaire et se souciaient fort peu que j'en payasse les frais.
Ce fut alors que je me trouvai victime et témoin de la plus odieuse persécution. Je lui reproche surtout de m'avoir, avant l'âge de dix-sept ans, arraché toutes les illusions avec lesquelles j'étais si bénévolement entrée dans le monde dix mois avant.
Monsieur de Boigne n'eut pas plus tôt lâché sa proie qu'il la regretta. Alors mes parents et ce qu'il y avait de plus distingué dans l'émigration se mirent à sa solde. L'un se chargeait de m'espionner, l'autre d'interroger mes gens. Celui-ci avait du crédit à Rome et ferait casser mon mariage. Celui-là trouverait des nullités dans le contrat, etc., etc. On faisait des parties chez lui où j'étais déchirée; on inventait des noirceurs; on les exprimait en prose et en vers qu'on lui vendait à beaux deniers comptants. Enfin tout le monde s'acharnait contre une enfant de dix-sept ans que, la veille, on comblait d'adulations.
Monsieur de Boigne lui-même en fut assez promptement révolté; il ferma sa bourse et sa maison. J'ai vu plus tard entre ses mains des morceaux d'éloquence contre moi, des preuves de vils services offerts. Il avait eu soin de conserver le nom des personnes, les sommes demandées et payées. Ces noms étaient de nature à réjouir son orgueil plébéien, et c'était encore une taquinerie qu'il exerçait en me les montrant.
L'impossibilité d'amener monsieur de Boigne à faire aucun arrangement qui m'assurât un peu de tranquillité, ses promesses de changer de conduite à mon égard, le chagrin que j'éprouvai de l'injustice du public qui, trompé par des agents à ses gages, me donnait tous les torts me décidèrent à le rejoindre au bout de trois mois.
Je n'entrerai plus dans aucun détail sur mon ménage. Il suffit de savoir que, désespéré et croyant m'adorer lorsque nous étions séparés, ennuyé de moi et me prenant en haine lorsque nous étions réunis, il m'a quittée pour toujours cinq ou six fois. Toutes ces séparations étaient accompagnées de scènes qui ont empoisonné ma jeunesse, si mal employée que je l'ai traversée sans m'en douter et l'ai trouvée derrière moi sans en avoir joui.
Nous fîmes, cette année 1800, un voyage en Allemagne. Je passai un mois à Hambourg où l'émigration régnait sous le sceptre de madame de Vaudémont. Quelque niaisement innocente que je fusse encore, les scandales de cette coterie étaient tellement saillants que je ne pouvais m'empêcher de les voir, et j'en fus révoltée. Je le fus aussi du relâchement des idées royalistes. Altona était comme une espèce de purgatoire où les personnes qui méditaient de rentrer en France venaient se préparer à l'abjuration de leurs principes exclusifs. Accoutumée à un autre langage, il me semblait entendre des hérésies. À la vérité, j'allai de là à Munich, peuplé alors des restes de l'armée de Condé, et j'y trouvai l'exagération poussée à un point d'extravagance qui me confondit dans un autre sens. Je m'accoutumai dès lors à n'être de l'avis de personne et inventai le juste milieu à mon usage.
Je me rappelle avoir entendu soutenir à Munich qu'il ne fallait consentir à rentrer en France qu'avec la condition que l'on rétablirait les châteaux, même les mobiliers, tels qu'ils étaient lorsqu'on les avait quittés. Quant à la restitution des biens, des droits, de toutes les prétentions, cela ne souffrait pas un doute. Peut-être ces vœux remplis auraient-ils encore donné des désappointements, car les émigrés s'étaient tellement accoutumés à répéter qu'ils avaient perdu cent mille livres de rente qu'ils avaient fini par se le persuader à eux-mêmes. Il n'y avait pas de mauvaise gentilhommière qui ne se représentât à leurs regrets comme un château.
Je traversai le Tyrol qui me parut, selon l'expression du prince de Ligne, le plus beau corridor de l'Europe. Nous fîmes une pointe jusqu'à Vérone, pour voir des sœurs de monsieur de Boigne dont il m'avait célé l'existence jusque-là, et nous revînmes à Londres où j'eus le bonheur de retrouver mon père et ma mère dont ce voyage m'avait éloignée.
Si je ne m'étais promis de ne plus entrer dans ces détails, j'aurais un long récit à faire de tout ce que les mauvaises façons de monsieur de Boigne me firent souffrir. C'est à dessein que je me sers du mot façons, car c'était plus de la forme que du fond de ses procédés que j'avais à me plaindre. Mais il faut y avoir passé pour savoir combien ces maussaderies, dont chacune séparément ne pèse pas un fétu, peuvent rendre la vie insoutenable.
Mes tracasseries d'intérieur ne m'absorbaient pas tellement qu'il ne me restât des larmes pour le triste sort de ma meilleure amie. Chère Mary, ton historien n'a pas besoin d'habileté; il suffit d'être véridique et je le serai!
Lady Kingston était devenue une riche héritière par la mort d'un frère. Ce frère avait laissé un fils qu'un mariage tardif n'avait pu légitimer. La mère, personne intéressante, était morte en couches d'un second enfant qui n'avait pas vécu. Le père de lady Kingston n'avait jamais voulu reconnaître le mariage de son fils, ni l'enfant qu'il avait laissé en le léguant à l'amitié de sa sœur, lady Kingston. Cette sévérité était portée à un tel point que, pendant la vie du vieillard, lady Kingston était forcée de dissimuler l'intérêt qu'elle portait au jeune orphelin. Elle le faisait soigneusement élever. Dès qu'elle fut maîtresse de sa fortune, elle assura le sort du jeune Fitz-Gerald auquel son propre père avait déjà laissé le peu dont il pouvait disposer, le fit entrer dans l'armée, le patronisa, facilita son mariage avec une jeune personne destinée à une belle fortune, et, ce qui est bien rare en Angleterre, établit ce jeune ménage dans une maison que les comtes de Kingston possédaient à Londres et n'habitaient point. Lord Kingston, homme sauvage et atrabilaire, ne quittait guère ses terres d'Irlande où il vivait en despote.
Lady Kingston avait beaucoup d'enfants. Les plus jeunes étaient des filles. Le soin de leur éducation l'amena plusieurs années de suite à Londres où le ménage Fitz-Gerald lui formait un intérieur agréable. La femme était douce et prévenante, le mari, son ami, son fils, son frère. Les petites Kingston s'élevaient sur ses genoux.
Lady Mary, l'aînée, était une des personnes les plus charmantes que j'aie jamais rencontrées. Elle atteignait sa dix-septième année; sa mère souhaitait la mener dans le monde, elle refusait de l'y suivre. Elle aimait mieux continuer ses études avec ses sœurs. Son seul plaisir était la promenade à pied ou à cheval, quelquefois en carriole. Lady Kingston n'y apportait jamais aucun obstacle, pourvu que le colonel Fitz-Gerald consentît à l'accompagner. Cette habitude était prise depuis nombre d'années, mais lady Kingston avait oublié de remarquer que l'enfant était devenue une fille charmante et que le protecteur n'avait pas trente ans.
Quand on aura compulsé tous les portraits de héros de roman pour en extraire l'idéal de la perfection, on sera encore au-dessous de ce qu'il y aurait à dire du colonel Fitz-Gerald. Sa belle figure, sa noble tournure, sa physionomie si douce et si expressive n'étaient que l'annonce de tout ce que son âme contenait de qualités admirables. Il était colonel dans les gardes, adoré des subalternes aussi bien que de ses camarades.
Mary venait souvent passer de longues matinées et même des soirées avec moi. C'était presque toujours Fitz-Gerald qui lui servait de chaperon; sa mère était dans le monde, ses sœurs avec les gouvernantes. Le colonel avait la bonté de l'amener et de venir la rechercher, bien souvent en carriole. Dès que nous étions seules, elle avait toujours quelque nouveau trait à me raconter sur les vertus du colonel; elle ne me parlait que de lui. J'étais trop jeune et trop innocente pour le remarquer. Je trouvais très simple qu'elle vantât en Fitz-Gerald des qualités qui paraissaient, en effet, admirables. J'aimais beaucoup lady Mary. J'étais flattée qu'elle préférât notre petite retraite de Brompton-Row à tout ce que Londres présentait de plus brillant où sa position l'appelait. Les plaintes, moitié sérieuses, moitié en plaisanteries, qu'en portait lady Kingston augmentaient ma reconnaissance et ma tendresse pour Mary.
Le colonel, sans être musicien avait une très belle voix. Nous le faisions chanter avec nous, et c'étaient des joies et des rires lorsqu'il manquait un dièse ou estropiait une syllabe italienne; il jurait alors qu'il nous forcerait à ne chanter que du gaélique, pour avoir sa revanche. Lady Mary s'y prêtait d'autant meilleure grâce qu'elle y réussissait admirablement, et ils chantaient ensemble des mélodies irlandaises dans la plus grande perfection.
Hélas! plût au ciel que ces soirées si douces et qui n'avaient d'autres témoins que mon père et ma mère eussent été aussi innocentes pour ces pauvres jeunes gens que pour moi! Je suis persuadée que la passion de Mary a précédé celle qu'elle a inspirée au colonel. Elle ne s'en doutait pas, et lui n'a pas prévu le danger qu'ils couraient.
Lady Kingston fut rappelée subitement en Irlande par la maladie d'un de ses fils. Ne voulant pas exposer lady Mary, dont la santé était un peu altérée, à la fatigue d'un voyage rapide, elle partit seule, chargeant le colonel de lui amener Mary plus à loisir. C'est dans ce fatal voyage qu'ils succombèrent tous deux à la passion qui les dominait. Je dis tous deux, car je crois fermement que Fitz-Gerald n'était pas plus le séducteur de Mary qu'elle n'avait eu l'idée de l'entraîner à ce coupable abus de confiance.
Il resta en Irlande pendant le séjour qu'y fit lady Kingston et ne revint à Londres qu'avec elle et sa fille. Mon mariage eut lieu pendant cette absence. Mary et moi nous écrivions, mais la correspondance avait cessé de sa part. À son retour à Londres elle ne voulait voir personne, je ne pus arriver jusqu'à elle. J'étais sur le continent lorsque les alarmes que donnaient son dépérissement et sa profonde tristesse décidèrent sa mère à l'envoyer prendre l'air et se distraire chez son amie, lady Harcourt.
Un matin, lady Mary ne parut pas à déjeuner; on la chercha sans la trouver; son chapeau et son shall au bord de la rivière donnèrent de l'inquiétude qu'elle ne s'y fût jetée; mais un ouvrier l'avait vue, à cinq heures, monter dans une voiture de poste. Douze heures après, lady Harcourt, avec la rigueur de son zèle méthodiste, l'avait fait afficher avec son nom et son signalement sur tous les murs et dans toutes les gazettes. Ma mère lui reprochant cette cruelle publicité:
«Ma chère, lui répondit-elle, à chacun suivant ses œuvres; elle a failli, la morale veut qu'elle en porte la peine.»
Hélas! pauvre Mary, l'incurie des uns, la sévérité, la cruauté des autres, tout conspirait à ta perte!
On croyait Fitz-Gerald absent pour des affaires du régiment; on sut bientôt qu'il avait prétexté ce motif. Lady Kingston, toujours dans le plus complet aveuglement, l'ayant envoyé chercher à la première nouvelle de la fuite de Mary, on ne le trouva pas.
Plusieurs jours se passèrent. Lord Kingston et ses fils, fors les aînés de Mary, arrivèrent d'Irlande; ils se mirent à la recherche des fugitifs. On apprit enfin qu'un monsieur et son fils devaient s'embarquer dans la Tamise pour l'Amérique. On suivit ces traces, et on trouva Fitz-Gerald et Mary, au moment où celle-ci venait de prendre des vêtements d'homme pour se mieux déguiser.
Quand lord Kingston entra dans la pièce où ils étaient, tous deux se couvrirent le visage de leurs mains. Mary se laissa emmener sans que ni elle, ni lui répondissent autre chose aux injures dont on les accablait que: «Je suis très coupable.» Lady Mary fut ramenée chez sa mère; on ne lui permit pas de la voir. Son père et ses frères se firent ses implacables geôliers. Elle ne chercha pas à nier un état de grossesse déjà visible. Elle ne se défendait en aucune façon, convenait de ses torts, mais avec une dignité calme et froide.
Elle obtint de voir madame Fitz-Gerald et s'attendrit beaucoup avec elle, en lui recommandant d'aller au secours de son mari. Celle-ci ne demandait pas mieux; elle l'aurait reçu à bras ouverts. Elle s'annonça comme porteur des paroles de Mary. Mais, en la remerciant avec effusion, il lui répondit que, sa vie ne pouvant plus être utile au bonheur de personne, il la consacrait à la malheureuse victime qu'il avait entraînée dans le précipice. Il lui devait la triste consolation de savoir que les larmes de sang qu'il versait sur son sort ne tariraient jamais.
Longtemps après la catastrophe, madame Fitz-Gerald m'a montré cette correspondance, car elle ne s'en tint pas à une seule démarche, et la pauvre femme n'avait d'invectives que pour les persécuteurs de Mary et de Fitz-Gerald.
Dans ses préparatifs de départ, il avait fait entrer toutes les précautions pour assurer le sort de sa femme; il les compléta, envoya sa démission au général en chef, et se retira dans un petit village aux environs de Londres. Avant le départ de Mary, il lui avait fait remettre par madame Fitz-Gerald un petit billet ouvert où il lui donnait son adresse et où il lui disait que, dans cette retraite, il attendrait toute sa vie les ordres qu'elle pourrait avoir à lui donner, mais ne chercherait aucune communication avec elle qui pût aggraver sa position.
Lady Mary fut emmenée dans une résidence abandonnée que son père possédait en Connaught, sur les bords de l'Atlantique, dans un pays presque sauvage, et remise aux soins de deux gardiens dévoués à lord Kingston.
Son frère appela Fitz-Gerald en duel; celui-ci reçut trois fois le feu de son adversaire, le rendant très exactement. Mais on s'aperçut qu'il trouvait le moyen d'extraire la balle de son pistolet; il fut forcé d'en convenir. Il ne voulait pas, disait-il, ajouter aux torts qu'il avait déjà envers lady Kingston, et tirer en l'air aurait arrêté le duel dont il espérait la mort. Il n'y avait nulle possibilité de continuer ce système de vengeance devant témoins. On en prépara un autre.
Mary approchait du moment où elle devait mettre au monde un être sur le sort duquel on l'effrayait sans cesse. Les menaces la trouvaient impassible pour elle-même, mais non pour son enfant. La femme qui la gardait fit mine de s'adoucir. Elle s'offrit à sauver le pauvre innocent, si quelqu'un pouvait s'en charger, dès qu'elle l'aurait fait sortir du château. Elle saurait bien tromper jusque-là la surveillance de mylord. Mary n'avait que Fitz-Gerald pour providence. La femme promit de faire passer une lettre. Mary écrivit à Fitz-Gerald d'envoyer une personne sûre au village voisin pour enlever leur enfant.
La lettre fut soumise à l'inspection de lord Kingston. Il connaissait assez Fitz-Gerald pour être sûr qu'il ne se fierait qu'à lui-même d'un pareil soin. En effet, il arriva seul, à pied, déguisé, dans le lieu qu'on lui avait indiqué. Le lendemain, au point du jour, lord Kingston et ses deux fils entrèrent dans la chambre où il gisait sur un misérable grabat. On dit qu'on lui offrit un pistolet; ce qu'il y a de sûr c'est que, dans cette chambre il périt. La lettre de Mary, trouvée sur lui ainsi qu'une miniature d'elle, furent apportées à la malheureuse, toutes couvertes du sang de la victime; et ses frères se vantèrent de la ruse qui avait employé sa main pour faire tomber leur vengeance sur la tête de Fitz-Gerald.
Lady Mary Kingston accoucha d'un enfant mort et devint folle tellement furieuse qu'il fallut user de force vis-à-vis d'elle. Ces accès étaient entremêlés d'une espèce d'imbécillité apathique, mais la vue d'un membre de sa famille ramenait les crises de violence. Le public avait commencé par être irrité de l'ingratitude de Fitz-Gerald; il finit par être indigné de la conduite de la famille Kingston, dès avant cette dernière catastrophe.
Quant à madame Fitz-Gerald, elle criait vengeance de tous côtés, et aurait voulu la poursuivre. Mais lord Kingston était trop absolu en Connaught pour qu'on eût trouvé un seul témoignage contre lui, et cette déplorable affaire n'avait déjà fait que trop de victimes. Elle fut assoupie. Au reste, si lord Kingston et ses fils évitèrent l'échafaud, ils n'en furent pas moins honnis dans leur pays; et je ne serais pas étonnée qu'elle eût contribué à la longue résidence qu'un d'eux, le colonel Kingston, a fait à l'étranger. On a inventé bien des romans moins tragiques que cette triste scène de la vie réelle.
CHAPITRE V
Voyage en Écosse. — Alnwick. — Burleigh. — La marquise d'Exeter. — Départ de monsieur de Boigne. — Monsieur le duc de Berry. — Ses sentiments patriotiques. — La comtesse de Polastron. — L'abbé Latil. — Mort de la duchesse de Guiche. — Mort de madame de Polastron. — L'abbé Latil. — Supériorité de monsieur le comte d'Artois sur le prince de Galles. — Société de lady Harington. — Lady Hester Stanhope. — La Grassini. — Dragonetti. — La tarentelle. — Viotti.
Bientôt après mon retour à Londres, monsieur de Boigne m'emmena en Écosse. Il aimait à m'éloigner de ma famille. Nous nous arrêtâmes en Westmoreland, chez sir John Legard. Il fut aussi affectueux qu'aimable pour moi. J'eus grande joie de le revoir.
En Écosse, je fus accueillie comme l'enfant de la maison chez le duc d'Hamilton. Je passai du temps chez lui, et j'assistai avec ses filles aux courses d'Édimbourg et à toutes les fêtes auxquelles elles donnèrent lieu. On s'avisa de trouver que je ressemblais à un portrait de la reine Marie-Stuart, conservé au palais d'Holyrood. Les gazettes le dirent, et cette ressemblance, vraie ou fausse, me valut un succès tellement populaire qu'à la course et dans les lieux publics j'étais suivie par une foule qui, je l'avoue, ne m'était pas trop importune. Parmi les remarques que j'entendais faire, il perçait toujours un amour très vif pour our poor queen Mary.
Nous allâmes de château en château, très fêtés partout. Les Écossais sont hospitaliers. D'ailleurs j'avais été à la mode à Édimbourg, et qui n'a pas vécu dans la société sérieuse des insulaires britanniques ne sait pas l'importance de ce mot magique la mode. Monsieur de Boigne fut moins maussade que de coutume. L'aristocratie, lorsqu'elle était accompagnée de la fortune et de l'entourage d'une grande existence, lui imposait un peu, et il me ménageait parce qu'il me voyait accueillie par elle. À tout prendre, ce voyage a été un des plus agréables moments de ma jeunesse.
En revenant par le Northumberland, nous nous arrêtâmes à Alnwick, cette habitation des ducs de Northumberland si belle et si historique. Ils ont eu le bon goût de la conserver telle qu'elle était, ce qui n'en fait pas une résidence très commode par la distribution, malgré le luxe de chaque pièce en particulier. Autrefois, les ducs de Northumberland sonnaient une grosse cloche pour avertir qu'ils étaient à Alnwick et que leur hall était ouvert aux convives qui pouvaient prétendre à s'asseoir à leur table. Cette forme d'invitation a été remplacée par d'autres habitudes. Cependant la cloche est encore sonnée une fois par an, le lendemain de l'arrivée du duc à Alnwick, et tel est le respect des anglais pour les anciens usages que tous les voisins à dix milles à la ronde ne manquent pas de se rendre à cette invitation qu'on n'appuie d'aucune autre. Malgré l'égalité que professe la loi anglaise, c'est le pays du monde où l'on se prête le plus volontiers au maintien des coutumes féodales; elles plaisent généralement. Au reste, je ne sais pas si la cloche d'Alnwick tinte encore, depuis trente ans que je l'ai entendue.
Nous nous arrêtâmes dans la magnifique résidence de lord Exeter, bâtie par le chancelier Burleigh, sous le règne d'Élisabeth, et qui a conservé son nom. Lord Exeter venait de se remarier, tout était en fête au château. On ne pensait plus à la première lady Exeter. Sa vie avait été un singulier roman.
Le dernier lord Exeter avait pour héritier son neveu, monsieur Cecil, qui, après la vie la plus mondaine, se trouvait, à trente ans, blasé sur tout. Il avait une belle figure, de l'esprit, des talents, mais il s'ennuyait. Son oncle le pressait vainement de se marier. Il avait trop vu le monde, il avait été joué par trop de femmes, trompé trop de maris pour vouloir augmenter le nombre des dupes; bref, il s'était fait excentrique. C'était alors l'état des hommes à la mode usés et blasés, et l'origine première des dandys.
Dans cette disposition, il était parti un matin tout seul de Burleigh Hall, avec un chien, un crayon et un album pour toute escorte, allant faire la tournée pittoresque du pays de Galles. Son voyage se trouva abrégé. Arrivé dans un village à une trentaine de milles de Burleigh, il fut retenu par les charmes d'une jeune paysanne, fille d'un petit fermier de l'endroit. Elle était belle et sage. La femme du pasteur l'avait prise en affection et avait soigné son éducation. Elle était l'ornement du village qui s'en faisait honneur. L'éloge de Sarah Hoggins était dans toutes les bouches.
La tête de monsieur Cecil se monta. Son cœur fut touché par cette beauté villageoise; il voulut lui plaire. Il se dit peintre, mais ajouta qu'ayant quelques petits capitaux, il s'établirait volontiers comme fermier, si elle consentait à devenir sa compagne. Il acheta une ferme aux environs et se maria sous son véritable nom de Cecil.
Dix années s'écoulèrent. Madame Cecil s'occupait du faire-valoir. Sous prétexte de vendre ses croquis et de recevoir des commandes, monsieur Cecil faisait de fréquentes absences. Il rapportait toujours quelque peu d'argent qui servait à augmenter le bien-être de madame Cecil et lui conservait la prééminence dans le village, mais toujours dans la ligne de son état de petite fermière. Trois enfants naquirent, et elle ne se doutait guère de la position sociale de leur père.
Enfin, lord Exeter, le plus fier des hommes, qui n'aurait jamais pardonné une telle alliance, mourut. Monsieur Cecil, marquis d'Exeter, revint au village. Il y passa quelques jours. Les soins ruraux n'exigeant pas en ce moment la présence de sa femme, il lui proposa un petit voyage d'amusement; elle y consentit avec joie. Où n'en aurait-elle pas trouvé avec Cecil? Il loua un gros cheval; on le chargea d'une selle et d'un pilion sur lequel la fermière monta en croupe derrière son mari, suivant la manière dont les personnes de cette classe se transportaient alors. Cecil montra à sa femme plusieurs belles habitations qu'elle admirait fort. Enfin le troisième jour, ils arrivèrent à Burleigh; il entra dans le parc:
«Est-ce que le passage en est permis? lui demanda-t-elle.
«—Oui, à nous. Il m'est venu la fantaisie de vous faire maîtresse de ce parc. Qu'en pensez-vous?
«—Mais j'accepte très volontiers.
«—Et le château vous plairait-il?
«—Assurément.»
Ils traversèrent tout le parc en causant de cette sorte; à la fin, elle lui dit:
«Mais prenez garde, Cecil; ceci passe la plaisanterie; nous approchons trop de la maison, on va nous renvoyer.
«—Oh! que non, ma chère, on ne nous renverra pas.»
Ils s'arrêtèrent à la porte du château. Une haie de valets y étaient rangés.
«Voilà, leur dit-il, lady Exeter, votre maîtresse: obéissez-lui comme à moi.
«—Oui, mylord.»
En entrant dans le vestibule, Sarah, qui croyait rêver, fut rappelée à elle-même par ses trois enfants, élégamment vêtus, qui se jetèrent à son cou. Elle tomba dans les bras de son mari.
«Ma chère Sarah, voilà le plus beau jour de ma vie.
«—Ah! j'étais bien heureuse», s'écria-t-elle.
On voudrait en rester là de cette notice, mais la vérité en exige la fin. Monsieur Cecil avait trouvé sa femme adorable tant qu'au village elle avait été la première. Transportée sur un autre théâtre, elle perdit sa confiance et ses grâces naïves: empruntée, mal à son aise, elle devint gauche et ridicule. Elle n'avait plus cette fraîcheur de beauté qui aurait peut-être expliqué une folie. Les belles dames, qui regrettaient la brillante situation qu'elle leur enlevait, la poursuivirent de leurs moqueries.
Lord Exeter commença par en être offensé, puis fâché, puis affligé, puis embarrassé. Il ne l'engagea plus à l'accompagner dans le monde; il la négligea. Il était encore bien aise de la retrouver dans son intérieur où elle s'était réfugiée, mais elle n'y était guère mieux placée. Elle ne savait pas même commander à ses gens. Privée des occupations qui absorbaient la plus grande partie de son temps, le peu de littérature qui autrefois lui était une récréation ne suffisait pas à l'employer. Le moindre billet à écrire lui était un supplice dans la crainte de manquer aux usages. Lord Exeter donna à ses filles une belle gouvernante pour qu'elles fussent autrement que leur mère. Cela était naturel et même raisonnable, mais les petites et la mère en souffraient également.
Le changement de vie attaqua d'abord les enfants; elles se flétrirent et tombèrent malades. Bref, en moins de trois ans, l'heureuse fermière, devenue une grande dame, mourut de chagrin, d'un cœur brisé, selon l'expression anglaise, sans qu'au fond lord Exeter eût eu de mauvais procédés, mais seulement par la force des choses. Tant il est vrai qu'on ne brave pas impunément les lois et les usages imposés par la société aux différentes classes qui la composent.
Peu de temps après mon retour à Londres, monsieur de Boigne m'apprit qu'il avait vendu la maison que nous habitions, et il m'emmena dans un hôtel garni. Il m'annonça son intention de quitter l'Angleterre et de m'y laisser chez mes parents.
Au fond, cela me convenait, mais pourtant j'étais désolée de devenir une troisième fois la fable du public. Il était parti l'hiver précédent un jour de concert où nous avions cinq cents personnes invitées; cela avait été raconté et commenté dans toutes les gazettes aussi bien que dans tous les salons. Je n'avais plus la confiance de croire à la bienveillance générale, et je sentais combien ma position serait difficile. Aussi, quoiqu'il m'en coûtât, j'offris de le suivre. Il s'y refusa positivement, mais, cette fois, nous nous séparâmes sans être brouillés et en conservant une correspondance.
Il me laissa dans une situation de fortune très modeste, mais suffisante pour vivre décemment dans le monde où j'étais reçue. Il eut même le bon procédé de me donner un ordre illimité sur son banquier, en m'indiquant seulement la somme que je ne devais pas excéder et que je n'ai jamais dépassée.
Cette phase de ma vie dura deux années qui ont été les plus tranquilles dont je conserve le souvenir. Je menais modérément la vie du monde; j'avais un intérieur doux où j'étais adorée. Mon père était dans toute la force de son intelligence et de sa santé, et s'occupait continuellement de mon frère et de moi. Nous avions repris nos lectures et nos études et menions une vie très rationnelle. Mon frère avait une très belle voix. Nous faisions beaucoup de musique.
Il s'y réunissait souvent d'autres amateurs, au nombre desquels je ne dois pas négliger de nommer monsieur le duc de Berry. Il était établi à Londres où il menait une vie bien peu digne de son rang et encore moins de ses malheurs. Sa société la plus habituelle était celle de quelques femmes créoles. Il s'y permettait des inconvenances qu'on lui rendait en familiarités. Du moins ceci se passait entre français; mais il s'était engoué d'une mauvaise fille anglaise qu'il menait aux courses dans sa propre voiture, qu'il accompagnait au parterre de l'Opéra où il siégeait à côté d'elle.
Quelquefois, quand la foule le bousculait par trop, il lui prenait un accès de vergogne et il venait se réfugier dans ma loge ou dans quelque autre. Mais nous entendions à la sortie la demoiselle qui appelait «Berry, Berry», pour faire avancer leur voiture.
Monsieur le duc de Berry était souvent déplacé dans ses discours aussi bien que dans ses actions, et se livrait à des accès d'emportement où il n'était plus maître de lui. Voilà le mal qu'il y a à en dire. Avec combien de joie je montrerai le revers de la médaille.
Monsieur le duc de Berry avait beaucoup d'esprit naturel, il était aimable, gai, bon enfant. Il contait, d'une manière charmante: c'était un véritable talent, il le savait et, quoique prince, il attendait naturellement les occasions sans les chercher. Son cœur était excellent; il était libéral, généreux, et pourtant rangé. Avec un revenu fort médiocre, qu'il recevait du gouvernement anglais, et des goûts dispendieux, il n'a jamais fait un sol de dettes. Tant qu'il avait de l'argent, sa bourse était ouverte aux malheureux aussi largement qu'à ses propres fantaisies; mais, lorsqu'elle était épuisée, il se privait de tout jusqu'au moment où elle devait se remplir de nouveau.
Il ne partageait pas en politique les folies de l'émigration. Je l'ai vu s'indigner de bonne foi contre les gens qui excusaient la tentative faite sur le Premier Consul par la machine infernale. Je me rappelle entre autre une boutade contre monsieur de Nantouillet, son premier écuyer, à cette occasion. Il était en cela bien différent d'autres émigrés. Le comte de Vioménil, par exemple, cessa de venir chez ma mère, avec laquelle il était lié depuis nombre d'années, parce que j'avais dit que la machine infernale me semblait une horrible conception. Le futur maréchal racontait à tout son monde qu'on ne pouvait s'exposer à entendre de pareils propos, et l'auditoire partageait son indignation.
Monsieur le duc de Berry était resté très français. Nous apprîmes un soir, dans le salon de lady Harington, où se trouvait le prince de Galles, les succès d'une petite escadre française dans les mers de l'Inde. Monsieur le duc de Berry ne pouvait pas cacher sa joie; je fus obligée de le catéchiser pour obtenir qu'il la retînt dans des limites décentes au lieu où il était. Le lendemain, il arriva de bonne heure chez nous:
«Hé bien, mes gouvernantes, j'ai été bien sage hier soir, mais je veux vous embrasser ce matin en signe de joie.»
Il embrassa ma mère et moi, et puis se prit à sauter et à gambader en chantant:
«Ils ont été battus, ils ont été battus; nous les battons sur l'eau comme sur terre; ils sont battus. Ah! mes gouvernantes, laissez-moi dire, nous sommes seuls ici!...»
On ne peut nier qu'il n'y eût de la générosité dans cette joie d'un succès hostile à tous ses intérêts personnels. Monsieur le duc de Berry était le seul des princes de sa Maison qui éprouvât cet amour de la patrie. Seul aussi il avait le goût des arts qu'il cultivait avec assez de succès. Malgré ses travers, il était honnête homme. Je crois qu'il aurait été un souverain très dangereux, mais pourtant il était de toute sa famille le plus capable de générosité. J'ai répugnance à le dire, mais je crains qu'il ne fût pas brave. Je ne le conçois pas, car cette qualité semblait faite exprès pour lui, et il lui échappait sans cesse des expressions et des sentiments que n'aurait pas désavoués Henri IV. Si donc il a montré de la faiblesse, ce qui n'est guère douteux, il faut que ce soit le résultat de la déplorable éducation de nos princes. Toutefois, son frère, moins distingué que lui sous tous les autres rapports, a échappé à cette triste fatalité.
Le bill sur les dettes faites à l'étranger étant passé, et monsieur le comte d'Artois s'ennuyant à Édimbourg autant que ses entours, il revint s'établir à Londres. Mais il s'était passé de grands changements autour de lui pendant le dernier séjour en Écosse. Monsieur le comte d'Artois était, depuis bien des années, très attaché à madame de Polastron. Elle l'aimait passionnément, mais non pas pour sa gloire; et c'est à l'influence exercée par elle qu'il faut en partie attribuer le rôle peu honorable que le prince a joué pendant le cours de la Révolution. Publiquement établie chez lui, cette liaison était tellement affichée qu'elle avait cessé de faire scandale.
Lors de son arrivée à Holyrood, monsieur le comte d'Artois, qui n'était rien moins que religieux, fut très importuné du zèle avec lequel les catholiques d'Écosse se mettaient en frais de lui procurer des messes et des offices. À je ne sais quelle grande fête, il fut obligé, par leurs prévenances, de faire une vingtaine de milles pour passer cinq ou six heures à la chapelle d'un grand seigneur du pays. Ennuyé à mort de cette sujétion, il voulut avoir un aumônier. Madame de Polastron écrivit à madame de Laage de lui chercher un prêtre pour dire la messe, d'une classe assez inférieure pour qu'il ne pût avoir prétention à l'entrée du salon, l'intention de Monseigneur étant qu'il mangeât avec ses valets de chambre.
Madame de Laage s'adressa à monsieur de Sabran. Il lui dit:
«J'ai votre affaire, un petit prêtre, fils d'un concierge de chez moi. Il est jeune, point mal de figure; je ne le crois difficile en aucun genre, et il n'y aura pas à se gêner avec lui.»
On expliqua à l'abbé Latil ce dont il s'agissait; il accepta avec joie, et on l'emballa dans le coche pour Édimbourg où il s'établit sur le pied convenu.
La duchesse de Guiche, après quelques aventures, avait fini par s'attacher plus sérieusement à monsieur de Rivière, simple écuyer du Roi. La liberté de l'émigration l'avait rapproché d'elle; il lui était fort dévoué. Elle quitta la Pologne où elle était près de son père, le duc de Polignac, vint à Londres, fut envoyée en France par monsieur le comte d'Artois pour lier une intrigue avec le Premier Consul, échoua, retourna en Allemagne, repassa à Londres, et finalement arriva à Holyrood, déjà fort souffrante. Le mal empira; monsieur de Rivière accourut.
Mais l'abbé Latil n'avait pas perdu son temps; il s'était emparé de la confiance de la duchesse, et la dominait entièrement. Monsieur de Rivière ne fut admis qu'à partager la conversion opérée dans l'esprit de la malade; il entra dans tous ses sentiments, renonça à ceux qui pouvaient lui déplaire, et fut le premier à adopter cette vie de dévotion puérile et mesquine qui est devenue le type de la petite Cour de monsieur le comte d'Artois.
Madame de Guiche, assistée de l'abbé Latil, fit une fin exemplaire. Madame de Polastron, témoin de la mort de sa cousine, en fut profondément touchée et dès lors remit son cœur et sa conscience entre les mains de l'abbé Latil; c'était encore secrètement. Monsieur le comte d'Artois n'était pas dans cette confidence et même, tout en regrettant la duchesse de Guiche, il se moquait des momeries, disait-il, qui avaient accompagné sa fin et des patenôtres de Rivière.
Tel était l'intérieur du prince lorsqu'il arriva à Londres. L'état de madame de Polastron, attaquée de la poitrine, empira. Elle se livra à toutes les fantaisies dispendieuses qui accompagnent cette maladie. Les revenus ne suffisant pas, monsieur du Theil, intendant de monsieur le comte d'Artois, inventa une façon d'augmenter les fonds. Il arrivait fréquemment des émissaires de France. On choisissait un des projets les plus spécieux; on annonçait un mouvement prochain, en Vendée ou en Bretagne, à l'aide duquel on obtenait quelques milliers de livres sterling du gouvernement anglais. On en donnait deux ou trois cents à un pauvre diable qui allait se faire fusiller sur la côte, et les fantaisies de madame de Polastron dévoraient le reste. Je ne sais pas si le prince entrait dans ces tripotages; mais, du moins, il les tolérait et n'a pu les ignorer, car cette manœuvre s'étant répétée jusqu'à trois fois en peu de mois, monsieur Windham la découvrit et s'en expliqua vivement avec lui. C'est par monsieur Windham lui-même que j'en ai eu directement connaissance. Au reste, ce n'était pas un secret. Les émigrés, en Angleterre, s'étaient accoutumés à regarder l'argent anglais comme de légitime prise, par tous les moyens.
Madame de Polastron s'éteignait graduellement. Monsieur le comte d'Artois passait sa journée seul avec elle. Les maisons de location à Londres sont trop petites pour qu'ils pussent loger ensemble, mais ils habitaient la même rue. Chaque jour, à midi, son capitaine des gardes l'accompagnait jusqu'à la porte de madame de Polastron, frappait et, lorsqu'elle était ouverte, le quittait. Il venait le reprendre à cinq heures et demie pour dîner, le ramenait à sept heures jusqu'à onze. Ces longues matinées et ces longues soirées se passaient en tête à tête. Madame de Polastron, qui ne pouvait parler sans fatigue, se fit faire des lectures pieuses, d'abord par le prince, puis elle le fit soulager dans ce soin par l'abbé Latil.
Les commentaires se joignirent au texte. Monsieur le comte d'Artois était trop affligé pour ne pas prêter une attention respectueuse aux paroles qui adoucissaient les souffrances de son amie; elle lui prêchait la foi avec l'onction de l'amour. Il entrait dans tous ses sentiments, et elle en avait tellement la conviction qu'au moment de sa mort elle prit la main du prince et, la remettant dans celle de l'abbé, elle lui dit:
«Mon cher abbé, le voilà. Je vous le donne, gardez-le, je vous le recommande.»
Et puis, s'adressant au prince:
«Mon ami, suivez les instructions de l'abbé pour être aussi tranquille que je le suis au moment où vous viendrez me rejoindre.»
Il y avait plusieurs personnes dans sa chambre lors de cette scène, entre autres le chevalier de Puységur qui me l'a racontée. Elle fit des adieux affectueux à tout ce monde, prêcha ses valets, ne dit pas un mot du scandale qu'elle avait donné au monde. Elle s'endormit; le prince et l'abbé restèrent seuls avec elle. Peu de temps après, elle s'éveilla, demanda une cuillerée de potion et expira.
L'abbé ne perdit pas un instant, il entraîna monsieur le comte d'Artois à l'église de King-Street, l'y retint plusieurs heures, le fit confesser et, le lendemain, lui donna la communion. Depuis ce moment, il le domina au point qu'en le regardant seulement, il le faisait changer de conversation.
Il avait cessé de manger avec les valets de chambre depuis le départ d'Édimbourg; mais ce fut alors seulement qu'il prit place à la table du prince dont le ton changea complètement. De très libre qu'il avait été, il devint d'un rigorisme extrême; et monsieur de Rivière, qui s'en abstenait par scrupule, y revint et y tint le premier rang. Monsieur le comte d'Artois, toujours un peu embarrassé de son changement, lui savait un gré infini d'avoir été son précurseur et d'être entré par la même porte dans la voie qu'ils suivaient avec la même ferveur.
Avant que la maladie de madame de Polastron absorbât entièrement monsieur le comte d'Artois, il allait quelquefois dans le monde. Je l'y rencontrais, surtout chez lady Harington où je passais ma vie. Il s'y trouvait souvent avec le prince de Galles, et, malgré la différence de leur position, c'était le prince français qui avait tout l'avantage. Il était si gracieux, si noble, si poli, si grand seigneur, si naturellement placé le premier sans y songer que le prince de Galles n'avait l'air que de sa caricature. En l'absence de l'autre, on ne pouvait lui refuser de belles manières; mais c'étaient des manières, et, en monsieur le comte d'Artois, c'était la nature même du prince. Sa figure aussi, moins belle peut-être que celle de l'anglais, avait plus de grâce et de dignité; et la tournure, le costume, la façon d'entrer, de sortir, tout cela était incomparable.
Je me rappelle qu'une fois où monsieur le comte d'Artois venait d'arriver et faisait sa révérence à lady Harington, monsieur le duc de Berry, qui se trouvait à côté de moi, me dit:
«Comme on est heureux pourtant d'être beau prince comme cela; ça fait la moitié de la besogne.»
C'était une plaisanterie, mais au fond, il avait raison. Certainement, à cette époque, monsieur le comte d'Artois était l'idéal du prince, plus peut-être que dans sa grande jeunesse. Il n'allait guère alors dans la société française. Il recevait les hommes de temps en temps, et donnait quelques dîners. Le jour de l'An, le jour de la Saint-Louis, de la Saint-Charles, les femmes s'y faisaient écrire. Il renvoyait des cartes à toutes et faisait en personne des visites à celles qu'il connaissait. Je l'ai vu ainsi trois ou quatre fois chez ma mère, mais fort à distance. Nous n'allions pas chez madame de Polastron et cela ne se pardonnait guère.
J'ai parlé du salon de lady Harington. C'était le seul où on se réunît fréquemment, non pas tout à fait sans y être invité, mais d'une manière plus sociable que les raouts ordinaires. Lady Harington faisait trente visites dans la matinée, et laissait à la porte des femmes l'engagement à venir le soir chez elle. Chemin faisant, elle traversait plusieurs fois Bond street, et y ramassait les hommes qui s'y promenaient. Cette manœuvre se renouvelait trois à quatre fois par semaine, et le fond de la société, étant toujours le même, finissait par former une coterie. Mon instinct de sociabilité française me poussait à y donner la préférence sur les grandes assemblées que je trouvais dans d'autres maisons. Lady Harington me comblait de prévenances et je me plaisais fort chez elle.
C'est là où je m'étais assez liée avec lady Hester Stanhope qui, depuis, a joué un rôle si bizarre en Orient. Elle débutait à cette célébrité par une originalité assez piquante. Lady Hester était fille de la sœur de monsieur Pitt que les bizarres folies de son mari, lord Stanhope, avaient fait mourir de chagrin. Ces mêmes folies avaient jeté la fille aînée dans les bras de l'apothicaire du village voisin du château de lord Stanhope. Monsieur Pitt, pour éviter le même sort à lady Hester, l'avait prise chez lui. Elle faisait les honneurs de la très mauvaise maison que le peu de fortune avec laquelle il s'était retiré des affaires lui permettait de tenir; et, dans ce moment d'oisiveté, il s'était établi le chaperon de sa nièce, restant avec une complaisance infinie jusqu'à quatre et cinq heures du matin à des bals où il s'ennuyait à la mort. Je l'y ai souvent vu, assis dans un coin, et attendant avec une patience exemplaire qu'il convînt à lady Hester de terminer son supplice.
Je ne parlerai pas de ce qui a décidé lady Hester à s'expatrier. J'ai entendu dire que c'était la mort du général Moore, tué à la bataille de la Corogne; mais cela s'est passé après mon départ, et je ne raconte que ce que j'ai vu ou crois savoir d'une manière positive. À l'époque dont je parle, lady Hester était une belle fille d'une vingtaine d'années, grande, bien faite, aimant le monde, le bal, les succès de toute espèce, pas mal coquette, ayant le maintien fort décidé, et une bizarrerie assez piquante dans les idées. Cela ne passait pas pourtant les bornes de ce qu'on appelle de l'originalité. Pour une Stanhope (ils sont tous fous), elle était la sagesse même.
J'ai fait dans ce même temps bien souvent de la musique avec madame Grassini. C'est la première chanteuse qui ait été reçue à Londres précisément comme une personne de la société. Elle ajoutait à un grand talent une extrême beauté; beaucoup d'esprit naturel lui servait à adopter le maintien sortable à tous les lieux où elle se trouvait. Le duc d'Hamilton la fit entrer dans l'intimité de ses sœurs. Le comte de Fonchal, ambassadeur de Portugal, lui donnait des fêtes charmantes où tout le monde voulait aller. Non seulement elle était invitée aux concerts, mais à toutes les réunions de société et même de coterie. Actrice excellente, sa méthode de chanter était admirable. Elle a mis à la mode des voix de contralto qui ont à peu près expulsé du théâtre celles de soprano, seules appréciées jusque-là. Le premier grand talent qui se trouvera posséder une voix de cette dernière nature amènera une nouvelle révolution.
Le musicien le plus extraordinaire que j'aie jamais rencontré, c'est Dragonetti. Il était alors à l'apogée du prodigieux talent avec lequel il avait maîtrisé, assoupli, apprivoisé, on pourrait dire, cet immense et grossier instrument qu'on appelle une contrebasse, au point de le rendre enchanteur. Il tirait de ces trois gros câbles dont il est monté et qu'il faut toucher à pleine main des sons ravissants, et était parvenu à une exécution qui tient du prodige.
Je me souviens qu'à la suite d'un grand concert donné par le comte de Fonchal, la foule s'étant écoulée, nous restâmes en petit comité pour le souper. On parla de danses nationales, de la tarentelle. La fille de l'ambassadeur de Naples la dansait très bien, je l'avais dansée autrefois. On nous pressa de l'essayer. Viotti s'offrit à la jouer, mais il savait mal l'air. Dragonetti le lui indiqua. Nous commençâmes notre danse. Viotti jouait, Dragonetti accompagnait. Bientôt nous fûmes essoufflées, et les danseuses s'assirent. Viotti termina son métier de ménétrier en improvisant une variation charmante. Dragonetti la répéta sur la contrebasse. Le violon reprit une variation plus difficile, l'autre l'exécuta avec la même netteté. Viotti s'écria:
«Ah! tu le prends comme cela! nous allons voir.»
Il chercha tous les traits les plus difficiles que Dragonetti reproduisit avec la même perfection. Cette lutte de bonne amitié se continua, à notre grande joie, jusqu'au moment où Viotti jeta son violon sur la table en s'écriant:
«Que voulez-vous, il a le diable au corps ou dans sa contrebasse!»
Il était dans un transport d'admiration. Dragonetti n'a eu ni prédécesseur, ni, jusqu'à présent, d'imitateur.
CHAPITRE VI
Querelles parmi les évêques. — Les treize. — Mort de la comtesse de Rothe. — Regrets de l'archevêque de Narbonne. — Réponse du comte de Damas. — Pozzo di Borgo. — Sa rivalité avec Bonaparte. — Édouard Dillon. — Calomnies sur la reine Marie-Antoinette. — Duel. — Un mot du comte de Vaudreuil. — Pichegru. — Les Polignac. — Mort de monsieur le duc d'Enghien. — Je quitte l'Angleterre.
La société de l'émigration française fut mise en commotion par les résultats du Concordat. Les évêques, qui, jusque-là, avaient vécu en bon accord, se divisèrent sur la question des démissions demandées par le Pape. L'évêque de Comminges, mon oncle, et l'évêque de Troyes, Barral, furent les chefs de ceux qui se soumirent. Les autres étaient sous la guidance de l'archevêque de Narbonne, Dillon, et de l'évêque d'Uzès, Béthizy. L'aigreur et les haines étaient au comble. Les non-démissionnaires avaient la majorité à Londres. Ils étaient treize et s'appelaient fièrement les treize.
Madame de Rothe, qui avait conservé toute sa violence dans son âge très avancé, ne les désignait jamais autrement. Elle faisait des scènes à mon père parce qu'il approuvait le parti pris par son frère et le disait hautement. Il n'avait guère d'imitateurs; quelques-uns auraient volontiers été de son avis, mais ils n'osaient pas en convenir. Ceux des émigrés se disposant à rentrer en France étaient les plus violents dans leurs propos, afin de dissimuler leurs projets, et, pendant qu'ils faisaient leurs paquets, n'en criaient que plus fort contre les déserteurs de la veille et tout ce qui se passait en France. Dans cette disposition, toute idée, toute démarche, toute parole raisonnable, soulevaient des tempêtes.
Les évêques démissionnaires avaient originairement eu le projet, après avoir obéi au Pape, de s'en tenir là et de ne point rentrer en France. Mais on leur rendit la vie si dure qu'ils ne purent y tenir, et cette position donna grande force aux arguments d'une lettre par laquelle monsieur Portalis les engageait à venir au secours de l'Église. Après la première fureur occasionnée par leur départ, les passions se calmèrent, et les treize, n'étant plus une majorité puisque la minorité avait quitté la place, devinrent moins violents. L'archevêque de Narbonne et madame de Rothe reprirent leurs habitudes de confiance intime avec mon père. Il leur était fort attaché.
Je ne puis m'empêcher de raconter la mort de madame de Rothe. Elle était au dernier degré d'une longue et douloureuse maladie dont une complète dissolution du sang était la suite. Elle avait toujours caché ses souffrances à l'archevêque pour ne pas l'inquiéter, et constamment fait les honneurs de son salon pour qu'il ne ressentît aucun changement autour de lui, aucun ennui. Le dernier jour de sa vie, elle dit à mon père de venir dîner avec eux. Leurs commensaux ordinaires, des évêques, devaient aller à Wanstead chez monsieur le prince de Condé, et elle n'avait pas la force de parler longtemps assez haut pour être entendue par l'archevêque, devenu très sourd. On servit des huîtres; elle les aimait. L'archevêque insista pour qu'elle en mangeât; elle eut la complaisance d'en essayer une, puis elle dit à mi-voix à mon père qu'elle tutoyait:
«D'Osmond, empêche-le de beaucoup manger. Je crains que son dîner ne soit troublé.»
Ensuite elle remit la conversation sur les sujets qui pouvaient intéresser l'archevêque, disant un mot de temps en temps. Au dessert, l'archevêque avait l'habitude de passer un instant dans sa chambre. Dès qu'il y fut entré:
«Ah! s'écria-t-elle, j'attendais ce moment. D'Osmond, ferme la porte sur lui, tourne la clef, sonne.
«Un domestique vint:
«Il faut que Guillaume aille chez monsieur l'archevêque, et l'occupe de façon à l'empêcher de rentrer ici.»
Tout ceci fut dit avec beaucoup de vivacité; reprenant plus bas et s'adressant à mon père:
«À son âge, les émotions ne valent rien, et cela va finir.
«—Ne faudrait-il pas envoyer chercher votre médecin?
«—Mon ami, le médecin est bien inutile; mais envoie vite chercher un prêtre, c'est plus convenable pour monsieur l'archevêque.»
Dix minutes après le moment où elle avait fait fermer la porte sur lui, elle avait cessé de respirer; et l'archevêque est toujours resté persuadé qu'elle était morte de mort subite, se portant à merveille. Je lui ai souvent entendu dire:
«Ce m'est une grande consolation de penser qu'elle n'a ni souffert, ni prévu sa fin.»
Voilà un genre de dévouement dont un cœur de femme est seul capable.
L'archevêque aimait madame de Rothe: elle lui était nécessaire, il perdait une habitude de cinquante années; il la regrettait sincèrement. Il vint passer chez nous la journée de l'enterrement. En arrivant, il était très affecté; cependant il se remit, déjeuna de bon appétit. Après le déjeuner, il trouva un volume de Voltaire, traînant sur une table. Il se mit à parler de ses rapports avec lui, de ses brouilleries, de ses raccommodements, puis de ses ouvrages, de ceux qui avaient fait le plus d'effet à leur apparition. Bref, il nous récita un chant tout entier de la Pucelle, poème dont il avait orné sa mémoire épiscopale. Voilà comment les hommes savent regretter les personnes qui leur ont consacré leur vie tout entière. Cela s'appelle alternativement de la force d'âme ou de la résignation, suivant les circonstances.
Vers cette époque, j'étais un jour chez madame du Dresnay. Monsieur de Damas (connu sous le nom de Damas jaune), attaché à monsieur le prince de Condé, y fit une diatribe de la dernière violence sur les émigrés qui rentraient en France. Madame du Dresnay, qui pourtant n'est revenue qu'en 1814 mais qui avait trop d'esprit pour approuver ces impertinences, lui dit fort sèchement:
«Monsieur de Damas, quand on est comme vous élégamment vêtu, qu'on a un cabriolet qui vous attend à ma porte, qu'on est logé, nourri, soigné comme vous à Wanstead, on n'a pas le droit de crier tolle contre des pauvres gens qui vont chercher ailleurs le pain dont ils manquent ici.
—Mais, madame, c'est bien leur faute. Ne savez-vous pas ce que le Roi a fait pour eux?
—Non, en vérité.
—Mais, madame, il leur a permis de travailler sans déroger.»
Je l'ai entendu de mes oreilles, entendu.
J'ai oublié de dire qu'avant mon mariage, je voyais beaucoup Pozzo, chez mes parents. Depuis, la vaste jalousie de monsieur de Boigne, qui embrassait la nature entière, y compris mon père et mon chien, m'avait séquestrée de toutes relations sociales, et je n'avais vu le monde que comme une lanterne magique. D'ailleurs, Pozzo avait fait un long séjour à Vienne où il avait accompagné lord Minto, son patron et son ami. Cette liaison s'était formée à l'époque où lord Minto, alors sir Gilbert Elliot, avait été vice-roi de Corse, et où Pozzo était son conseil et son ministre. Il avait aussi des rapports très intimes avec mon oncle, Édouard Dillon. Celui-ci commandait un régiment irlandais, au service de l'Angleterre, qui occupait la Corse.
Lorsque les forces britanniques évacuèrent l'île, Pozzo fut obligé de la quitter, le parti français ayant pris le dessus. Je crois qu'il s'agissait peu du parti français ou anglais dans le cœur de Pozzo à cette époque, mais seulement de celui que Bonaparte ne suivait pas. Les deux cousins s'étaient tâtés. À une liaison intime de jeunesse, avait succédé une haine fondée sur l'ambition. Ils ne pensaient alors qu'à dominer dans leur île, et ils avaient promptement découvert qu'ils ne pouvaient y réussir qu'en devenant vainqueur l'un de l'autre.
Je crois bien que Pozzo n'appela les anglais que parce que Bonaparte se déclara révolutionnaire. Depuis, Pozzo est devenu peut-être réellement absolutiste, mais, à cette époque, il était très libéral et plutôt républicain. Je lui ai entendu faire des morceaux sur la Patria et les Castagnes qui étaient fort dans mes goûts, mais qui ne ressemblent guère aux principes de la sainte alliance.
Pozzo se rendait justice en se sentant le rival du Bonaparte d'alors. Mais cette idée, une fois entrée dans sa tête corse, il n'a pu l'en déloger et il s'est regardé comme le rival du vainqueur de l'Italie, du Premier Consul et même de l'empereur Napoléon. Il avait trop d'esprit pour montrer ouvertement cette pensée, mais elle fermentait dans sa cervelle et s'en échappait en haine la plus active. Il aurait été jusqu'au fond des enfers chercher des antagonistes à Bonaparte et l'a toujours poursuivi avec une persévérance à laquelle son esprit des plus distingués et de rares talents ont donné une influence que sa situation sociale ne devait pas faire prévoir.
À cette époque, il était constamment chez nous, passant alternativement du découragement et de la plus profonde tristesse à des espérances exagérées et à des accès de gaieté folle, mais toujours spirituel, intéressant, amusant, éloquent même. Son langage, un peu étrange et rempli d'images, avait quelque chose de pittoresque et d'inattendu qui saisissait vivement l'imagination, et son accent étranger contribuait même à l'originalité des formes de son discours. Il était parfaitement aimable. Son manque de savoir-vivre n'avait pas encore l'aplomb que les succès lui ont donné. Et puis, on était moins choqué de voir un petit Corse manquer aux usages reçus que lorsqu'il a déployé ses habitudes grossières dans la pompe des ambassades.
Édouard Dillon le mit en rapport avec monsieur le comte d'Artois. Pozzo l'apprécia bien vite, et, tandis que le prince croyait s'être assuré un agent, Pozzo ne vit en lui qu'un instrument dont il se servirait dans l'intérêt de son ambition et surtout de ses haines, s'il le pouvait. Mais cet instrument lui paraissait bien peu incisif, et il s'expliquait avec une grande amertume sur le peu de parti qu'il y avait à en tirer.
Édouard Dillon, dont je viens de parler, était le frère de ma mère. Il avait été longtemps connu sous le nom du beau Dillon. La chronique du temps l'a désigné comme un des amants que la calomnie a donnés à la Reine. Voici sur quel fondement on avait fondé cette histoire.
Édouard Dillon était très beau, très fat, très à la mode. Il était de la société intime de madame de Polignac, et probablement adressait à la Reine quelques-uns de ces hommages qu'elle réclamait comme jolie femme. Un jour, il répétait chez elle les figures d'un quadrille qu'on devait danser au bal suivant. Tout à coup, il pâlit et s'évanouit à plat. On le plaça sur un sopha, et la Reine eut l'imprudence de poser sa main sur son cœur pour sentir s'il battait. Édouard revint à lui. Il s'excusa fort de sa sotte indisposition et avoua que, pour ne pas manquer à l'heure donnée par la Reine, il était parti de Paris sans déjeuner, que, depuis les longues souffrances d'une blessure reçue à la prise de Grenade, ces sortes de défaillances lui prenaient quelquefois, surtout quand il était à jeun. La Reine lui fit donner un bouillon, et les courtisans, jaloux de ce léger succès, établirent qu'il était au mieux avec elle.
Ce bruit tomba vite à la Cour, mais fut confirmé à la ville lorsque, le jour de la Saint-Hubert, on le vit traverser Paris dans le carrosse à huit chevaux de la Reine. Il était tombé de cheval et s'était recassé le bras à la chasse. La voiture de la Reine était seule présente; elle ordonna qu'on y transportât mon oncle et revint, comme de coutume, dans celle du Roi, car la sienne n'y était que d'étiquette. Il est très probable que beaucoup des histoires qu'on a faites sur le compte de la pauvre Reine n'avaient pas des fondements plus graves.
Mon oncle avait eu un duel qui avait fait une sorte de bruit. Soupant chez un des ministres, un provincial dont j'oublie le nom, lui dit à travers la table:
«Monsieur Dillon, je vous demanderai de ces petits pots, à quoi sont-ils?»
Édouard, qui causait avec sa voisine, répondit sèchement:
«À l'avoine.
—Je vous renverrai de la paille», reprit l'autre qui ignorait que les petits pots à l'avoine étaient un mets à la mode.
Édouard n'interrompit pas sa causerie; mais, après le souper, le rendez-vous fut pris pour le lendemain assez tard, parce qu'il ne se dérangeait pas volontiers le matin. L'antagoniste arriva chez lui à l'heure indiquée. Sa toilette n'était pas finie; il lui en fit des excuses, l'acheva avec tout le soin et les petites recherches imaginables. Tout en y travaillant, il lui dit:
«Monsieur, si vous n'avez pas affaire d'un autre côté, je préférerais que nous allassions au bois de Vincennes. Je dîne à Saint-Maur, et je vois que je n'aurai guère que le temps d'arriver.
—Comment, monsieur, vous comptez...
—Indubitablement, monsieur, je compte dîner à Saint-Maur après vous avoir tué, je l'ai promis hier à madame de...»
Cet aplomb de fatuité imposa peut-être au pauvre homme, tant il y a qu'il reçut un bon coup d'épée et que mon oncle alla dîner à Saint-Maur où l'on n'apprit que le lendemain, et par d'autres, le duel et le colloque. On ne peut se dissimuler que ce genre d'impertinence n'ait assez de grâce.
À l'époque dont je parle, 1803, Édouard avait dépouillé depuis longtemps toutes les prétentions du jeune homme et il était devenu tout à fait naturel et bon garçon. Une anglaise lui ayant demandé ce qu'était devenu le beau Dillon, il répondit avec un sérieux extrême:
«Il a été guillotiné.»
Il avait suffisamment d'esprit naturel et infiniment de savoir-vivre. Je n'ai jamais vu avoir de meilleures et de plus grandes manières. Il avait été attaché à monsieur le comte d'Artois comme gentilhomme de la Chambre depuis la première formation de sa maison, et restait dans une assez grande intimité, quoiqu'il ne fût pas son commensal. Le régiment de la brigade irlandaise qu'il avait commandé avait réclamé tous ses soins pendant quelques années. Depuis, il les avait confiés à son frère Franck Dillon, son lieutenant-colonel. Il avait épousé une créole de la Martinique dont la fortune, considérable alors, lui permettait d'avoir une assez bonne maison à Londres. Monsieur le comte d'Artois y dînait quelquefois, et les autres princes très fréquemment.
Je m'y suis trouvée un jour, en 1804, avec assez de monde dont le comte de Vaudreuil faisait partie; Bonaparte venait de se déclarer empereur, trompant ainsi les espérances que les émigrés avaient voulu se forger de ses projets bourbonnistes. Chacun devisait de toutes les chances qu'il perdait par cette imprudence. Les uns pensaient qu'il aurait pu être maréchal de France, d'autres, chevalier des ordres, quelques-uns allaient même jusqu'à dire connétable! Enfin, monsieur de Vaudreuil, se levant et se tournant le dos à la cheminée, en retroussant les basques de son habit, nous dit d'un ton doctoral:
«Savez-vous ce que tout cela me prouve? c'est que, malgré la réputation que nous travaillions à faire à ce Bonaparte, c'est au fond un gredin très maladroit!»
Je me dispense des commentaires.
À la paix d'Amiens, monsieur de Boigne était allé en France et me pressait de l'y rejoindre. En outre que je ne m'en souciais guère, je croyais avoir de bonnes raisons pour me tenir éloignée d'un pays destiné à de nouvelles catastrophes. Nous savions qu'on y préparait un bouleversement et que Pichegru était à la tête de cette intrigue. Ce n'est pas de sa part que venaient les indiscrétions; il se conduisait avec prudence et adresse. Il vivait presque seul, faisant souvent de courtes absences pour donner le change, et, lorsque les oisifs commençaient à s'en occuper, il reparaissait tout à coup ayant fait une course toute simple et qui dénotait le mieux un homme inoccupé.
Un jour, il partit tout de bon pour sa dangereuse expédition; malheureusement pour lui, il devait être suivi par messieurs de Polignac. Ceux-ci agirent différemment. Ils firent cent visites d'adieux, prirent congé de tout le monde, en se chargeant de commissions pour Paris, montrant la liste des personnes qui les attendaient et qui, probablement, ne s'en doutaient point. Ce n'était pas dans la pensée que leur voyage, d'après cette publicité, parût sans conséquence; du tout, ils avouaient partir en secret. C'était leur façon de conspirer.
La veille de leur départ, je dînai avec eux à la campagne chez Édouard Dillon. Il fallait, pour en revenir, traverser une petite lande ou commune. Messieurs de Polignac étaient à cheval; ils firent station sur la commune, et s'amusèrent à arrêter les voitures qui y passèrent pendant une heure; la mienne fut du nombre. Ils demandaient la bourse ou la vie et s'éloignaient ensuite avec des éclats de rire, disant que c'était un avant-goût du métier qu'ils allaient faire. Le lendemain, cette espièglerie était la nouvelle et la joie de toute leur société. Ces niaiseries ne vaudraient pas la peine d'être rapportées si elles ne montraient d'avance le caractère de ce Jules de Polignac, si fatal au trône et à lui-même. Quoique bien jeune alors, tout l'honneur de cette conduite lui appartient. Son frère Armand, aussi bête que Jules est sot, a toujours été mené par lui.
Nous ne tardâmes pas à apprendre l'arrestation de ces conspirateurs à liste et, bientôt après, la triste fin de monsieur le duc d'Enghien. Son père en fut, il faut le dire, atterré; il l'apprit d'une façon horrible. Monsieur le duc de Bourbon était censé habiter Wanstead, très magnifique château que monsieur le prince de Condé avait loué aux environs de Londres; car, tout en se battant très bien à l'armée dite de Condé, Son Altesse n'y avait pas négligé ses affaires pécuniaires et était sans comparaison le plus riche des princes émigrés.
Son fils, ne pouvant s'astreindre à la vie régulière de Wanstead, était habituellement à Londres, dans un petit appartement, avec un seul valet qui lui était attaché depuis son enfance. L'heure de son déjeuner était arrivée et passée. Il sonna Gui, une fois, deux fois. Sans réponse, il descendit dans sa petite cuisine et trouva Gui, les deux coudes sur la table, la tête dans ses mains, les yeux en larmes, et une gazette devant lui. À l'approche de son maître, il leva la tête et se jeta sur la gazette pour la cacher. Monsieur le duc de Bourbon ne le lui permit pas, et y lut la triste nouvelle de l'assassinat de son fils.
Deux heures après, lorsque monsieur le prince de Condé arriva, il le trouva encore dans cette cuisine, dont Gui n'avait pu l'arracher, et où il ne voulait laisser entrer aucun autre. Monsieur le prince de Condé l'emmena à Wanstead. Les soins de madame de Reuilly, sa fille naturelle que madame de Monaco, devenue princesse de Condé, élevait, contribuèrent à le calmer. Cette douleur excessive, accompagnée d'accès de fureur et de cris de vengeance, est le plus beau moment de la vie de monsieur le duc de Bourbon, et je me plais à le retracer.
Quant à l'émigration en général et aux princes en particulier, l'impression de cet événement fut singulièrement fugitive. Seulement, par respect pour monsieur le prince de Condé, monsieur le comte d'Artois décida que le deuil, qui ne devait être que de cinq jours, serait porté à neuf, et il crut faire une grande concession.
Monsieur le prince de Condé en jugea de même, car il vint en personne à Londres pour remercier monsieur le comte d'Artois. La nouvelle arriva le lundi. Monsieur le duc de Berry s'abstint d'aller le mardi à l'Opéra, mais il y reparut à la représentation suivante, le samedi.
Le procès de Moreau étant fini et la tranquillité n'ayant pas été troublée en France, je me décidai à me rendre aux invitations réitérées de monsieur de Boigne. Ma position était très fausse, je le sentais. L'importance des tracasseries qui me rendaient la vie insupportable diminuait à mes propres yeux dans l'éloignement, et je n'avais pas de bonnes raisons à me donner à moi-même pour me refuser à obéir à des ordres que monsieur de Boigne avait le droit de donner. Il venait de faire l'acquisition d'une charmante habitation, Beauregard, à quatre lieues de Paris, et m'engageait à venir l'y trouver. Mes parents promettaient de me rejoindre, si je pouvais obtenir leur radiation, et cela acheva de me décider.
TROISIÈME PARTIE
L'EMPIRE
CHAPITRE I
Départ d'Angleterre. — Arrivée à Rotterdam. — Monsieur de Sémonville. — Séjour à la Haye. — Camp de Zeist. — Douaniers français. — Anvers. — Monsieur d'Argout. — Monsieur d'Herbouville. — Monsieur Malouet. — Arrivée à Beauregard.
Je m'embarquai à Gravesend, au mois de septembre 1804, à bord d'un bâtiment hollandais frété pour Rotterdam. Il se trouva chargé d'huile de baleine. Nous essuyâmes un orage violent; la mer devint fort grosse; le bateau resta fort petit. La lame passait dessus; elle arrivait dans ma cabine, après avoir lavé les tonneaux d'huile de poisson, y apportant une odeur infecte, et aggravait encore les horreurs de la traversée. Elle fut longue, car mon patron, très ignorant probablement, manqua l'embouchure de la Meuse et nous n'arrivâmes à la Brielle que le quatrième jour.
La guerre rendait les communications difficiles; il fallait saisir l'occasion d'un bâtiment de commerce. Les paquebots réguliers n'allaient qu'à Husum, sur la côte de Suède. La traversée était rude; et le voyage de terre, très pénible, aurait été presque impraticable pour une jeune femme seule. Les papiers de notre patron portaient son arrivée d'Emden; c'était une fraude convenue, elle ne trompait personne. J'entendis le chef des douaniers qui vinrent à bord demander à ceux qui inspectaient le navire pendant que lui examinait les papiers:
«Cela vient du Grand-Emden?
«—Oui, monsieur, du Grand-Emden.
«—C'est bon.»
Et il rendit les papiers au patron sans autre commentaire; le Grand-Emden, dans leur argot, c'était Londres. Je débarquai sans trop de tracasseries de la douane; j'envoyai chez le banquier auquel j'étais adressée et où je devais trouver, avec des lettres de monsieur de Boigne, les passeports nécessaires pour continuer ma route; il n'avait rien reçu.
Me voilà donc tout à fait seule dans un pays étranger, sans appui et sans conseils. J'écrivis à Paris à deux de mes oncles qui devaient s'y trouver avec monsieur de Boigne. En attendant, je ne savais que devenir; ma situation à Rotterdam avait une apparence aventurière qui me déplaisait fort. Certainement, si les communications avaient été plus faciles, je serais retournée au Grand Emden.
Le banquier me conseilla d'aller à la Haye voir monsieur de Sémonville qui, tout-puissant, pourrait faciliter mon voyage. Je me rappelle que cet homme répondit aux craintes que je lui exprimais sur l'interruption de toute communication avec l'Angleterre où je laissais des intérêts si chers:
«Ne vous tourmentez pas, madame, c'est impossible: on pourra essayer de comprimer le commerce de la Hollande avec l'Angleterre; mais ce ne pourra être que pour bien peu de jours, il reprendra son cours comme l'eau reprend son niveau et cela ne durera jamais une semaine.»
Malgré sa perspicacité commerciale, il n'avait pas prévu qu'il se trouverait une main assez ferme pour maintenir pendant des années cette machine hydraulique qu'il déclarait impossible pour une semaine. À la vérité, elle a fini par faire explosion.
Aussitôt que ma voiture put être préparée, je me rendis à la Haye. J'écrivis à monsieur de Sémonville pour lui demander un rendez-vous; il envoya sur-le-champ monsieur de Canouville me dire qu'il allait venir chez moi. Les façons de monsieur de Canouville m'effarouchèrent un peu. Sous prétexte qu'il était mon cousin et peut-être aussi parce que j'étais jeune, jolie et seule, il prit un petit ton de plaisanterie et de légèreté qui, par les mêmes raisons, me déplurent extrêmement; et je gravai sur mon agenda que tous les jeunes gens de la France révolutionnaire étaient familiers, avantageux, ridicules et impertinents. Je m'y attendais bien; j'allais sûrement trouver monsieur de Sémonville impérieux, arrogant, insolent et alors toutes mes sages prévoyances de vingt ans seraient accomplies.
Monsieur de Sémonville arriva; il était dans la douleur. La maladie de madame Macdonald avait appelé madame de Sémonville à Paris et, la veille, on avait reçu nouvelle de la mort de la jeune femme. Monsieur de Sémonville me témoigna le regret de ne pouvoir chercher à me rendre agréable une maison remplie de deuil. Tout-puissant en Hollande, son pouvoir ne s'étendait pas au delà; il ne pouvait me donner des passeports que jusqu'à Anvers où il me faudrait en attendre de Paris. Il m'engageait à rester à la Haye de préférence, se mettant au reste de sa personne tout à fait à mes ordres. La conversation se prolongea, il me parla de Monsieur; je pensai qu'il entendait par là Louis XVIII et je répondis que le Roi n'était pas en Angleterre, croyant faire acte de courageuse manifestation de mes principes royalistes.
«Je le sais bien, reprit avec douceur Monsieur de Sémonville, je parle de son frère, Monsieur.»
Je restai confondue, car, en Angleterre, personne n'avait jamais inventé d'appeler le comte d'Artois Monsieur, et c'était la première fois que ce nom lui était donné devant moi. Dans la suite de notre entrevue, monsieur de Sémonville me parla de la fin tragique de monsieur le duc d'Enghien avec une douleur qui faisait singulièrement contraste avec l'incurie que j'avais laissée de l'autre côté du canal. Je commençais à éprouver quelque hésitation dans mes idées si bien arrêtées une heure avant. Cependant, je m'en tirai en me disant que monsieur de Sémonville était une anomalie avec le reste de ses compatriotes. Quant à moi, je ne sais trop ce que j'étais, anglaise je crois, mais certainement pas française.
J'avais vu à Londres et retrouvé pendant la traversée un monsieur de Navaro, portugais allant en Russie. Il porta à la femme du ministre de Portugal une lettre de recommandation que j'avais pour son mari, et lui raconta ma position isolée. Une heure après, la bonne madame de Bezerra vint à mon auberge, s'empara de moi, m'emmena dîner chez elle, puis au spectacle dans la loge diplomatique. Le lendemain, elle me promena partout; dès lors je devins l'objet des prévenances de toute la société de la Haye. Il faudrait savoir à quel point le corps diplomatique s'y ennuyait pour apprécier avec quelle joie il vit tomber au milieu de lui une jeune femme qui lui apportait une espèce de distraction.
Le comte de Stackelberg, mélomane enragé, avait bien vite découvert que j'étais bonne musicienne. C'était à qui me ferait chanter; et, me trouvant complètement oiseau de passage à la Haye, je sifflais tant qu'on voulait. Je n'ai jamais eu tant de succès. J'avais le bon sens de voir que cela tenait au cadre où je me trouvais beaucoup plus qu'à mon mérite; cependant, je compris que je ne devais pas prolonger cette vie trop longtemps. Je m'arrachai inhumainement aux adorations des représentants de toute l'Europe pour aller faire une tournée à Amsterdam et dans le reste de la Hollande.
Trois ou quatre des jeunes attachés annoncèrent le projet de m'escorter; je m'y opposai sérieusement, et ma bonne amie Bezerra leur fit comprendre que cela me déplaisait beaucoup. C'est pendant ce séjour à la Haye que j'ai fait avec le comte de Nesselrode une connaissance qui, par la suite, est devenue une véritable amitié.
Je m'arrêtai à Harlem pour acheter des jacinthes. On me proposa d'entendre l'orgue; n'ayant rien à faire j'y consentis. J'entrai dans l'église; j'y étais seule; l'organiste était caché. La musique la plus ravissante commença; l'artiste était habile, l'instrument magnifique; il forme des échos, en chœur, qui se répondent entre eux des divers points de l'église. Je n'étais pas dans l'habitude d'entendre de la musique religieuse; j'y pleurai, j'y priai de toute mon âme. Enfin, je ne sais si cela tenait à ma disposition, mais je n'ai guère éprouvé d'impression plus profonde et, sauf les heures qui ont été inscrites sur mon cœur par le malheur, il en est peu dans ma vie dont je conserve un souvenir plus vif que celle passée dans la cathédrale d'Harlem.
Je restai trois jours à Amsterdam; j'allai faire les visites convenues, à Brock, à Zaandam, etc. Monsieur Labouchère me donna à dîner; j'y vis des messieurs et des dames, hollandais et hollandaises. On me montra beaucoup de curiosités. On me parla de bien d'autres, ce qui n'empêcha pas que je ne fusse charmée de quitter cette ville. Malgré son grand commerce, elle m'a paru horriblement triste. Je m'arrêtai à Utrecht; j'y pris une voiture du pays pour aller voir l'établissement morave et le camp que le général Marmont commandait dans la plaine de Zeist. Je trouvai que ces frères si heureux dans le conte de madame de Genlis, dont ma mémoire gardait un souvenir d'enfance, avaient l'air pâles, tristes et ennuyés. J'achetai quelques babioles, et il s'éleva une querelle entre eux. L'un affirmait que les objets de son travail avaient une supériorité que l'autre lui contestait. Je partis peu édifiée. En revanche, je le fus beaucoup de l'aspect du camp français. Je venais d'en visiter en Angleterre, et ils étaient loin de présenter un spectacle aussi brillant et aussi animé; cependant les soldats français avaient moins bonne mine individuellement et n'étaient pas si bien vêtus.
Je vis passer la calèche du général Marmont où était sa femme très parée, coiffée en cheveux et sans fichu. Les postillons avaient des vestes couvertes de galons d'or; la calèche était dorée, mais malpropre et mal attelée. Tout cela me parut en total un équipage fort ridicule, y compris madame la générale. Je m'en amusai; c'était bien comme je l'avais prévu.
Après une absence de dix jours, je revins à la Haye; j'y trouvai des lettres de mes oncles. Monsieur de Boigne, ayant mal calculé le moment de mon arrivée, était parti pour la Savoie. On m'annonçait que je trouverais mes passeports à Anvers. Je passai une soirée chez madame de Bezerra pour prendre congé de la société de la Haye; monsieur de Sémonville y vint ainsi que toutes les autorités hollandaises et, le lendemain, je partis.
On m'avait fait peur de la sévérité des douaniers, et j'étais d'autant plus effrayée d'avoir affaire à des commis français que mes rapports avec ceux de l'Allien-Office, au moment de mon départ d'Angleterre, m'avaient paru fort désagréables. Or, si les anglais étaient malhonnêtes, qu'avais-je à attendre de commis français? Monsieur de Sémonville m'avait bien donné une lettre de recommandation, mais cependant le cœur me battait en arrivant au premier poste français.
On me pria très poliment d'entrer dans le bureau; j'y fus suivie par mes femmes. Ma voiture était censée venir de Berlin. Comme anglaise, elle aurait été confisquée; mais, en qualité d'allemande, elle passait en payant un droit considérable. Pendant que je l'acquittais, les jeunes gens de la douane admiraient cette voiture, qui était très jolie:
«C'est une voiture de Berlin, dit le chef.
«—Oui, monsieur, regardez plutôt, c'est écrit sur tous les ressorts.»
Je devins rouge comme un coq en suivant leurs regards et en voyant imprimé sur le fer: Patent London. Ils se prirent à sourire, et je payai la somme convenue pour ma voiture allemande. Pendant que le chef enregistrait et me délivrait les certificats, un autre s'occupait de mon passeport et me faisait un signalement très obligeant mais qui me tenait assez mal à mon aise. Le chef s'en aperçut, et, levant à moitié les yeux de dessus son papier:
«Mettez jolie comme un ange; ce sera plus court et ne fatiguera pas tant madame.»
Un employé subalterne avait à moitié ouvert une des bâches de la voiture, sans même la descendre; je lui glissai deux louis dans la main; un des commis rentra un instant après et me les remit en me disant avec la plus grande politesse:
«Madame, voilà deux louis que vous avez laissé tomber par mégarde.»
Je les repris, un peu honteuse. Enfin tout semblait terminé à ma plus grande satisfaction lorsqu'ils s'avisèrent que le fouet de mon courrier était anglais. Ils me montrèrent London écrit sur le bout d'argent dont il était orné; sans doute je l'avais acheté dans quelque endroit où les marchandises anglaises étaient admises, mais, en France, elles étaient prohibées et leur devoir ne leur permettait d'en laisser passer aucune. Nous gardâmes tous notre sérieux à cette dernière scène du proverbe. Ils me souhaitèrent un bon voyage et je partis très étonnée d'avoir trouvé une si obligeante et si spirituelle urbanité là où je ne m'attendais qu'à des procédés grossiers jusqu'à la brutalité. Je suis entrée dans ces détails pour montrer jusqu'à quel point les émigrés, qui avaient le droit de se croire les plus raisonnables, étaient encore absurdes dans leurs idées sur la France et, au fond, lui étaient hostiles.
Arrivée à Anvers, je trouvai à l'auberge un billet de monsieur d'Herbouville, alors préfet, qui m'annonçait avoir mes passeports. J'étais proche parente de sa femme; il avait donné l'ordre de le prévenir du moment où je serais à Anvers. J'étais à peine établie dans ma chambre d'auberge que j'y vis entrer un grand dadais de cinq pieds dix pouces répétant au plus pointu d'une voix de fausset bien aiguë:
«Apollinaire, c'est Apollinaire, je suis Apollinaire,» et faisant à coudes ouverts des révérences jusqu'à terre.
Je fus quelques instants à reconnaître le jeune d'Argout que j'avais beaucoup vu quelques année avant à Londres où son oncle (qui était aussi le mien, ayant épousé une sœur de mon père) s'occupait de son éducation avec un soin auquel il a répondu. C'est lui qui, depuis, s'est élevé par un mérite incontestable accompagné d'une disgrâce et d'une gaucherie qu'il déployait alors dans toute leur naïveté. Il m'en donna une nouvelle preuve le lendemain matin. Il m'accompagna à la cathédrale d'Anvers et, malgré toutes mes supplications, il monta jusqu'au haut du clocher toujours à reculons, en me donnant la main, ce qui n'était pas plus commode pour moi que pour lui. Il exerçait alors une petite place dans les droits réunis dont il faisait vivre sa mère. Depuis, il est devenu préfet, pair, enfin ministre. Il est homme de talent, de cœur et très honnête; mais son esprit est presque aussi gauche que ses manières.
Monsieur d'Herbouville vint après; je le trouvai froid et emprunté; il avait récemment été fort compromis par la reconnaissance bavarde de quelques émigrés auxquels il avait rendu service, et se tenait sur la réserve. Il m'engagea à dîner.
La meilleure de mes visites fut celle de monsieur Malouet, vieil ami de mon père et préfet maritime à Anvers. Monsieur Malouet, qui avait été un constitutionnel de 89, terme de réprobation, s'il en fut, dans l'émigration, n'en était pas moins resté fort lié avec mon père et je le voyais perpétuellement chez lui. Il n'y avait pas bien longtemps qu'il avait quitté Londres et il ne savait pas trop comment je verrais un préfet de la République ou plutôt du Consulat. Rassuré à cet égard par la joie que j'éprouvai à trouver un visage de connaissance pour la première fois depuis un mois, il me fit signe de me taire, alla ouvrir toutes les portes, examina bien s'il n'y avait personne aux écoutes, les referma soigneusement, m'avança une chaise au milieu de la chambre, en prit une à côté de moi et puis me demanda à voix bien basse des nouvelles de mon excellent père, ajoutant:
«Voyez-vous, mon enfant, il ne faut pas se compromettre.»
Il me posa une règle de conduite sur ce que je ne devais point faire, point dire à Paris, toujours pour ne pas me compromettre, qui avait fini par me mettre la terreur dans le cœur, après avoir commencé par me donner envie de rire, d'autant que ses préceptes étaient appuyés d'exemples les plus alarmants:
«Mais ce pays est donc tout à fait inhabitable, ne pus-je m'empêcher de m'écrier?
«—Chut, chut, voilà une affreuse imprudence.»
Il retourna examiner les portes, mais ne voulut plus s'exposer à pareille incartade. Il prit congé de moi en me disant qu'il était plus prudent de ne pas me revoir, que d'Herbouville l'avait engagé à dîner mais qu'il ne voulait pas courir le risque de se laisser aller à me faire quelque question imprudente. Il n'y avait pas grand danger, c'était plutôt mes paroles que les siennes qu'il avait à craindre; toujours est-il qu'il me laissa fort troublée. On n'échappe pas à son sort. Quelques années plus tard, monsieur Malouet, devenu conseiller d'État, se trouva, malgré ses prudentes précautions, compromis par ses relations avec le baron Louis et fut exilé par l'Empereur.
Je trouvai, chez monsieur d'Herbouville, sa famille et quelques commensaux. Ils étaient de beaucoup meilleure composition que je ne m'y attendais d'après les discours de monsieur Malouet. Il avait pourtant réussi à me mettre mal à mon aise; je craignais un peu pour moi et beaucoup pour les autres à qui ma présence pouvait être si dangereuse. Cependant, je dois dire que même monsieur Malouet et surtout les d'Herbouville avaient trouvé le moyen de parler en termes de regret, de douleur, de réprobation de cette mort de monsieur le duc d'Enghien, si bien oubliée par l'émigration. Partout, dans toutes les classes et principalement parmi les gens attachés au gouvernement, je l'ai trouvée une plaie encore toute saignante à mon retour en France.
J'arrivai sans autre incident au château de Beauregard, ayant tourné Paris. Monsieur de Boigne n'était pas encore de retour de Savoie; je m'y installai comme seule maîtresse de ce beau lieu. J'y pleurai bien à mon aise pour en prendre possession, le 2 novembre 1804, jour des Morts, par un brouillard froid et pénétrant qui ne permettait pas de voir à trois pieds devant soi. Je me trouvai le soir enfermée dans une pièce dont mes mains, accoutumées aux serrures anglaises, ne savaient pas ouvrir les portes, et sans sonnettes. Elles avaient été proscrites comme aristocrates pendant la Révolution, et monsieur de Boigne n'avait pas songé à en faire remettre. J'éprouvai un sentiment d'abandon et de désolation qui me glaça jusqu'au fond de l'âme, et je ne pense pas que je me fusse crue dans un pays plus sauvage sur les bords de la Colombia.
Le lendemain matin, j'envoyai chercher un serrurier. Il m'assura qu'il allait arranger provisoirement une sonnette en attendant qu'elle pût être organisée définitivement. Quel diantre de pays est donc cela où les serruriers parlent la langue de l'Athénée et où les chevaux sont attelés avec des ficelles? Ma pauvre cervelle de vingt ans, livrée pour la première fois à ses propres forces, était toute renversée par la diversité des impressions que je recevais; aussi, j'ai conservé une multitude de souvenirs très vifs de ce voyage.
CHAPITRE II
Mes opinions. — La duchesse de Châtillon. — La duchesse de Laval, le duc de Laval. — La famille de Rohan. — La princesse Berthe de Rohan. — La princesse Charles de Rochefort. — La princesse Herminie de Rohan. — Scène pénible. — Mon premier bal à Paris. — L'amiral de Bruix, sa mort. — Paroles de l'Empereur. — La princesse Serge Galitzin. — La duchesse de Sagan. — Monsieur de Caulaincourt. — Scène entre la princesse de la Trémoille et monsieur d'Aubusson. — La duchesse de Chevreuse.
Je ne voulus pas assister aux fêtes du couronnement; mon héroïsme royaliste en aurait trop souffert. Nous nous amusions dans notre oisive nullité par mille brocards. Un seul était assez piquant; on disait que le manteau impérial restait flottant parce que l'Empereur n'avait pas su passer la Manche. En dépit de mes préjugés, je n'avais pu me défendre d'une exaltation très sincère pour le Premier Consul. J'admirais en lui le conquérant et le faiseur de bulletins. Personne ne m'avait expliqué son immense mérite de législateur et de tranquilliseur des passions; je n'étais pas en état de l'apprécier à moi seule. Je me serais, je crois, volontiers enthousiasmée pour lui si j'avais vécu dans une autre atmosphère.
À Londres, ma pauvre mère avait souvent pleuré de chagrin en me voyant si mal penser; elle prétendait que je montais la tête de mon frère pour Bonaparte. Il est certain que, voyant nos princes de près et le Premier Consul de loin, tous mes vœux étaient pour lui; la mort du duc d'Enghien avait été une impression aussi fugitive en moi qu'en ceux avec lesquels je me trouvais alors. Toutefois, malgré cette velléité d'admiration pour l'Empereur, je tenais par mille préjugés à ce qu'on appelait l'ancien régime; et mon éducation toute anglaise me rendait, par intuition, de la secte qui, depuis, a été appelée libérale. Voilà, autant que je puis le démêler à présent, le point où j'en étais à mon arrivée en France. Monsieur de Boigne, ce que je ne conçois guère, n'était pas du tout révolutionnaire et, sur ce seul point de la politique, nous étions à peu près d'accord.
Nous allâmes à la fin de décembre nous établir à Paris; j'y passai trois mois, les plus ennuyés de ma vie. La société de Paris est tellement exclusive qu'il n'y a nulle place pour ceux qui y débutent, et, avant de s'être formé une coterie, on y est complètement isolé. D'ailleurs, la crainte des scènes que monsieur de Boigne me faisait à propos de tout et de rien me tenait dans une réticence qui ne facilitait pas les rapports de sociabilité. Je trouvais de temps en temps une vieille femme qui se rappelait m'avoir vue téter à Versailles, ou une autre qui me racontait mes gentillesses de Bellevue, mais tout cela ne me récréait pas infiniment.
Je fus très tendrement accueillie par la princesse de Guéméné (celle dont j'ai déjà parlé); elle me fut utile et serviable autant que peut l'être une personne qui ne quitte pas son lit et voit peu de monde.
La duchesse de Châtillon, en revanche, m'était insupportable; elle me retenait des heures entières à me chapitrer sur une multitude de choses où ses conseils étaient aussi inutiles que surannés, commençant et finissant toujours ses sermons par ces mots:
«Ma petite reine, comme j'ai l'honneur de vous appartenir.»
Ce qui voulait dire en bon français:
«Tenez-vous pour très honorée que je veuille bien reconnaître la parenté entre nous,» et je ne m'y sentais nullement disposée.
Elle habitait, dans son magnifique hôtel de la rue du Bac, une grande pièce qu'elle appelait son cabinet, meublée avec beaucoup de luxe antique et fournie de huit à dix pendules qui toutes marquaient le temps d'un ton et d'un mouvement différents. Une superbe cage dorée, suspendue en guise de lustre, était occupée par des oiseaux chantant à pleine gorge. Tout ce cliquetis, avec la basse obligée de la voix monotone et sans timbre de la duchesse, me prenait sur les nerfs et rendait ces visites insupportables. Je n'en sortais jamais sans faire vœu de n'y plus retourner, vœu que j'aurais infailliblement accompli si mes lettres de Londres n'eussent souvent porté des compliments à madame de Châtillon.
Cette duchesse de Châtillon était fille de la duchesse de Lavallière, rivale de la maréchale de Luxembourg, toutes deux si belles et si galantes. La fille aussi avait été l'une et l'autre. Le cadre de la glace, dans ce cabinet où elle me faisait de si longues homélies, était incrusté des portraits de tous ses amants. N'en sachant plus que faire, elle avait inventé de les utiliser comme mobilier. Le nombre en était considérable et cela formait une très jolie décoration. Elle avait été esprit fort, mais était devenue prude et dévote. Avec elle a fini la maison de Lavallière et, avec ses deux filles, les duchesses de la Trémoille et d'Uzès, celle de Coligny-Châtillon; ce sont deux noms éteints.
La marquise, devenue duchesse, de Laval, ancienne amie de ma mère et ma marraine, me traitait avec une bonté toute maternelle. Elle était aussi simple que madame de Châtillon était pleine d'emphase et ne me faisait pas valoir la parenté. Aussi j'allais très volontiers dans la cellule du couvent de Saint-Joseph où elle vivait dans les pratiques d'une dévotion aussi minutieuse qu'indulgente. Elle donnait tout ce qu'elle avait aux pauvres, et son costume se ressentait tellement de cette pénurie qu'un jour, à l'église, un homme lui frappa sur l'épaule pour lui payer sa chaise:
«Vous vous trompez, monsieur, reprit doucement la duchesse; ce n'est pas moi, c'est cette autre dame».
Le mot dame a, dans cette situation, quelque chose qui m'a toujours touchée.
Le duc de Laval était impatienté de la position de sa femme. Après avoir vainement tenté de lui donner de l'argent qui ne faisait que traverser sa bourse, il prit le parti de lui louer un appartement décent, de payer sa modique dépense et même sa toilette sur laquelle cependant il n'obtint guère d'amélioration. S'il avait exigé un costume convenable à son état dans le monde, il l'aurait désolée; elle voulait pouvoir aller à pied toute seule, dans la boue, visiter les églises et les pauvres sans être remarquée. Quoiqu'elle ne fût pas jolie, elle avait été dans sa jeunesse la femme la plus élégante et la plus magnifique de la Cour de France; son oncle, l'évêque de Metz, payait tous ses mémoires et elle dépensait quarante mille francs pour sa toilette. Jamais changement n'avait été plus complet, et peut-être aurait-elle mieux fait d'éviter les deux extrêmes. Telle qu'elle était devenue, elle était fort considérée de son mari et adorée de ses enfants.
Ce mari est un caractère réellement original, chose rare en tout pays, plus rare en France, plus rare encore dans la classe où il est né. Depuis son entrée dans le monde, il a toujours vécu magnifiquement des profits de son jeu sans que sa considération en ait souffert. Jamais il n'a eu l'air d'aller plus qu'un autre homme de son rang dans les lieux où l'on jouait; jamais il n'a recherché ce qu'on appelle une bonne partie; cependant il comptait sur cent mille écus de rente en fonds de cartes, comme il aurait compté sur un revenu en terres. Il était le plus beau joueur et le plus juste qu'on pût rencontrer; la décision du duc de Laval aurait fait loi dans toute l'Europe sur un coup douteux.
Il avait été bon officier et on prétendait qu'il avait le coup d'œil militaire. Il s'était assez distingué pendant la campagne des princes où il avait eu le malheur de voir tuer sous ses yeux son second fils, Achille, le seul de ses enfants qu'il ait jamais aimé. Lors du licenciement de cette armée, il se conduisit vis-à-vis de son corps avec une paternelle générosité qui ne fut imitée par personne, et lui mérita la plus haute estime.
Dans le cours ordinaire de la vie, il professait l'égoïsme jusqu'à l'exagération. Il rencontrait sa belle-fille à pied dans la rue un jour où il commençait à pleuvoir, n'affectait pas même de ne l'avoir point remarquée, et lui disait le soir:
«Caroline, vous avez dû être horriblement mouillée ce matin; je vous aurais bien fait monter dans ma voiture, mais j'ai craint l'humidité si on ouvrait la portière.»
Il y en aurait mille à citer de cette force; ses enfants l'aimaient pourtant, et tout le monde lui rendait. Il faisait beaucoup de visites; c'était chez lui un système de conduite; il prétendait que c'était le meilleur moyen pour qu'on ne dise pas autant de mal de vous, qu'on ménage toujours un peu les gens qui peuvent entrer pendant qu'on en parle.
Tous les ana sont remplis de ses coq-à-l'âne; par une singulière disposition de son esprit il ne pouvait se mettre dans la tête la véritable acception des mots. Il ne péchait pas par l'idée, mais par l'expression. Ainsi il parlait d'être fouetté aux quatre coins de la cour ovale; il était monté à cheval pour arriver currente calamo; il recevait une lettre anonyme, signée de tous les officiers de son régiment, et tant d'autres bévues rapportées partout. Voici une de ses plus jolies erreurs et des moins connues. On discutait à quel point Zeuxis et Apelle étaient contemporains; le duc de Laval, assis à souper à côté du duc de Lauzun, lui dit:
«Lauzun, qu'est-ce que c'est que ça, contemporain?
«—Des gens qui vivent en même temps: toi et moi, nous sommes contemporains.
«—Allons donc, tu te fiches de moi! est-ce que je suis peintre, moi?»
Dans la société intime, le duc de Lauzun passait pour arranger les histoires du duc de Laval avec lequel il était très lié. Un jour, il voulut le trouver mauvais; le duc de Lauzun lui répondit:
«Tu te fâches, Laval, hé bien, c'est bon, je ne t'en ferai plus et tu verras ce que tu y perdras.»
Il avait raison, car les mots du duc de Laval lui donnaient une sorte de célébrité. On a comparé son esprit à une lanterne sourde qui n'éclairait qu'en dedans; cela est assez ingénieux car, s'il a dit beaucoup de balourdises, il n'a jamais fait une sottise.
Son fils aîné, Adrien, devenu depuis duc de Laval, est un homme de bonne compagnie. Son nom, plus que son mérite, l'a poussé pendant la Restauration à des emplois où il n'a pas montré suffisamment de capacité, mais il est pourtant fort au-dessus de la réputation de nullité qu'on a voulu lui faire. Le désir de prolonger les goûts de la jeunesse au delà du terme raisonnable l'a exposé à quelques ridicules. Il a eu le malheur de perdre son fils unique, le dernier de cette branche de Montmorency-Laval. Son frère Eugène est le plus désagréable personnage qu'on puisse rencontrer; il cache sous une dévotion puérile et intolérante l'égoïsme le plus déhonté.
J'avais entendu la comtesse de Vaudreuil dire «nous autres jolies femmes», mais il était réservé à Eugène de Montmorency, je crois, d'inventer l'expression de «nous autres saints», et je l'ai entendu s'en servir. Son cousin Mathieu avait une dévotion toute différente; j'aurai occasion d'en parler plus tard.
La princesse de Guéméné avait quatre enfants, le duc de Montbazon, marié à mademoiselle de Conflans, le prince Louis de Rohan qui a été le premier des nombreux maris de l'aînée des filles du duc de Courlande (elle a fini par s'appeler la duchesse de Sagan et ne plus changer de nom aussi souvent que d'époux), le prince Victor de Rohan, et la princesse Charles de Rohan-Rochefort.
Je me liai assez intimement avec la princesse Berthe, fille du duc de Montbazon; elle était revenue en France avec sa mère pour soigner les derniers moments de la marquise de Conflans et, quoique déjà mariée à son oncle Victor, Berthe, par des motifs de fortune, passait pour fille. Elle était très aimable, spirituelle, bonne, agréable sans être jolie; elle me plaisait extrêmement et probablement notre liaison serait devenue de l'amitié sans son départ pour la Bohême où elle s'est établie. Sa tante, la princesse Charles de Rohan-Rochefort, proclamait dans sa jeunesse le projet de montrer au monde un spectacle qu'il n'avait jamais vu, celui d'une princesse de Rohan honnête femme. Mais il était réservé à la nièce de l'accomplir et la pauvre princesse Charles, au contraire, est tombée dans tous les désordres imaginables. Si d'avoir été la femme d'un misérable est une excuse, elle lui est complètement acquise; le prince Charles est fort au delà d'un mauvais sujet.
Je rencontrais souvent chez la princesse de Guéméné la princesse Charles avec ses filles. L'aînée était affreusement laide et commune, mais la meilleure personne du monde; elle souffrait horriblement des embarras où sa mère se mettait et qu'elle dissimulait le plus possible à la princesse de Guéméné. Je me rappelle une petite circonstance à laquelle je ne pense jamais sans éprouver une sorte de frisson.
J'avais eu du monde chez moi. Le lendemain matin, je m'habillais pour sortir; un de mes gens me dit qu'une femme demandait à me parler: «C'est bon, je la verrai en sortant»; une demi-heure se passe. En traversant l'antichambre pour monter en voiture, je vois assise sur une banquette, avec de gros souliers tout crottés et une espèce de servante à côté d'elle, la princesse Herminie de Rohan. Je tombai à la renverse; je l'entraînai dans ma chambre et me confondis en excuses. Hélas! elle était plus confuse que moi: elle était pâle et tremblante, sa main froide serrait convulsivement la mienne. Elle me raconta que sa mère avait joué la veille chez moi, que, n'ayant pas d'argent, elle avait emprunté cinq louis à mes gens, que le désir de les rendre tout de suite lui en avait fait hasarder cinq autres qu'elle avait dû leur demander aussi. Bref, elle leur devait vingt louis dont elle me priait d'être caution, aimant mieux me les devoir qu'à des valets. N'osant pas me faire ce récit, elle en avait chargé la pauvre Herminie qui en était dans un état digne de pitié. On peut croire que la mienne ne lui manqua pas; je la consolai de mon mieux, en ayant l'air de penser que cette petite somme me serait promptement remboursée; et, en parlant bien vite d'autre chose, je l'emmenai avec moi faire une visite à sa grand'mère; en la ramenant chez elle j'eus le bonheur de l'y déposer un peu remise. Mais sa souffrance m'est toujours restée dans l'esprit comme une des plus pénibles qu'un cœur haut placé puisse éprouver; le sien semblait fait pour la sentir dans toute son amertume. Sa laideur et sa mauvaise tournure lui avaient fait subir le séjour de l'antichambre.
Sa seconde sœur était assez belle, et la troisième, Gasparine, depuis princesse de Reuss, alors enfant, était charmante. Elles avaient aussi deux frères qui sont devenus de bons sujets et se sont établis en Bohême auprès de leurs oncles. Leur famille a cherché, à juste titre, à les éloigner également de père et mère.
Après la mort de madame de Guéméné, la princesse Charles tomba dans un si épouvantable désordre qu'elle même se retira de la société.
La première fois que j'allai au bal à Paris, ce fut à l'hôtel de Luynes; je crus entrer dans la grotte de Calypso. Toutes les femmes me parurent des nymphes. L'élégance de leurs costumes et de leurs tournures me frappa tellement qu'il me fallut plusieurs soirées pour découvrir qu'au fond j'étais accoutumée à voir à Londres un beaucoup plus grand nombre de belles personnes. Je fus très étonnée ensuite de trouver ces femmes, que je voyais si bien mises dans le monde, indignement mal tenues chez elles, mal peignées, enveloppées d'une douillette sale, enfin de la dernière inélégance. Cette mauvaise habitude a complètement disparu depuis quelques années; les françaises sont tout aussi soignées que les anglaises dans leur intérieur et parées de meilleur goût dans le monde.
J'étais curieuse devoir madame Récamier. On m'avertit qu'elle était dans un petit salon où se trouvaient cinq ou six autres femmes; j'entrai et je vis une personne qui me parut d'une figure fort remarquable; elle sortit peu d'instants après, je la suivis. On me demanda comment je trouvais madame Récamier:
«Charmante, je la suis pour la voir danser.
«—Celle-là? mais c'est mademoiselle de La Vauguyon; madame Récamier est assise dans la fenêtre, là, avec cette robe grise.»
Lorsqu'on me l'eut indiquée, je vis en effet qu'une figure qui m'avait peu frappée était parfaitement belle. C'était le caractère définitif de cette beauté, qu'on peut appeler fameuse, de le paraître toujours davantage chaque fois qu'on la voyait. Elle se retrouvera probablement sous ma plume; notre liaison a commencé bientôt après et dure encore très intime.
Mon oncle, l'évêque de Comminges, devenu évêque de Nancy, était alors à Paris. Il aurait fort désiré que j'entrasse dans la Maison de l'Impératrice qu'on formait en ce moment, et me faisait valoir la liberté qu'une place à la Cour me donnerait vis-à-vis de monsieur de Boigne. En outre que cela répugnait à mes opinions, mes goûts m'ont toujours éloigné de la servitude, de quelque nature qu'elle puisse être; je n'aimerais pas à être attachée à une princesse en aucun temps et sous aucun régime. Il revint plusieurs fois à la charge sans succès. À la manière dont il m'en parlait, comme d'une chose qui n'attendait que mon approbation, je crois qu'il en avait mission, mais je n'en ai jamais éprouvé de désagrément. Quoi qu'on ait pu dire, lorsque les refus se faisaient convenablement, modestement et sans éclat, ils n'avaient point de suite fâcheuse; il n'y a guère eu de forcés que ceux qui ont voulu l'être.
Nous perdîmes dans ce temps un de nos cousins, l'amiral de Bruix. C'était un homme dont l'esprit et le talent valaient mieux que la moralité. Il avait joué un grand rôle sous le Directoire, et soutenu, seul, l'honneur de la marine, pendant toute la Révolution, il passait pour avoir outrageusement volé durant son ministère; toutefois, il est mort sans le sol. Quoiqu'il eût été des plus actifs au dix-huit brumaire, il était tombé dans la disgrâce de l'Empereur à la suite d'un séjour à Boulogne. L'Empereur avait voulu faire exécuter, malgré l'amiral, une manœuvre où il avait péri beaucoup de monde; celui-ci s'en était plaint très fortement. Mais ce qui l'avait perdu c'est un propos tenu dans une réunion des grands dignitaires qui voulaient élever une statue au nouvel empereur. On discutait sur le costume; l'amiral, impatienté des flagorneries qu'il écoutait depuis deux heures, s'écria:
«Faites-le tout nu; vous aurez plus de facilité à lui baiser le derrière.»
On était accoutumé à ses boutades, mais celle-ci fut rapportée et déplut extrêmement. On épia une occasion de mécontentement. Sur quelques dépenses un peu hasardées, il fut mandé à Paris, assez mal traité; la colère se joignit à une maladie de poitrine déjà commencée, et il mourut dans un état de détresse qui allait, malgré tout l'entourage du luxe, jusqu'à manquer d'argent pour acheter du bois. Il faut rendre justice à qui il appartient: Ouvrard lui devait une grande partie de sa fortune; apprenant sa position, il envoya la veille de sa mort cinq cents louis en or à madame de Bruix. Ce n'était sûrement pas la centième partie de ce que l'amiral lui avait laissé gagner, mais il était mourant et disgracié et ce trait fait honneur à Ouvrard.
L'amiral de Bruix professait l'athéisme comme un philosophe du dix-huitième siècle; sa femme, dans les mêmes principes, n'avait pas voulu laisser approcher un prêtre; il mourut dans la nuit. Mon oncle, l'évêque de Nancy, fut chargé par la veuve d'en porter la nouvelle à l'Empereur. Il se rendit au lever. L'Empereur l'écouta avec l'air de l'affliction, puis, prenant la parole:
«Au moins, monsieur l'évêque, avons-nous la consolation qu'il soit mort dans des sentiments chrétiens? A-t-il reçu les secours de la religion?»
Mon oncle resta confondu; il ne sut que balbutier une négative très embarrassée. L'Empereur le regarda sévèrement et tourna brusquement le dos. Les paroles de l'habile comédien ne tombèrent pas à terre; aucun grand dignitaire ne prêcha plus à l'athéisme, et tous les évêques cherchèrent à obtenir des fins édifiantes des membres de leur famille. Toutefois, il ne voulait pas dégoûter mon oncle et, la première fois qu'il le revit, il le traita fort bien.
Parmi les étrangers de distinction qui se trouvaient à Paris lors de mon arrivée, la princesse Serge Galitzin et la duchesse de Sagan étaient les plus remarquables.
La princesse Serge, jolie, piquante, bizarre, semblait à peine échappée de ses steppes natifs et avait toutes les allures d'un poulain indompté. Elle avait trouvé, dans je ne sais quel vieux château, un portrait en émail dont elle avait la tête tournée; elle avait repoussé le mari qu'on lui avait donné parce qu'il n'y ressemblait pas; elle portait ce portrait chéri à son col et courait l'Europe pour en chercher l'original. On m'a raconté que, chemin faisant, elle s'est fréquemment contentée de ressemblances partielles à ce type imaginaire et que, trouvant tantôt les yeux, tantôt la bouche ou le nez de son sylphe, elle a été contrainte à diviser sa passion entre nombreuse compagnie. Lorsque je l'ai connue, elle était encore dans toute la grâce sauvage de sa recherche primitive.
La duchesse de Sagan portait alors le nom de son premier mari, Louis de Rohan; elle était belle, avait l'air très distinguée, et les façons de la meilleure compagnie; elle excellait dans le talent des femmes du Nord d'allier une vie très désordonnée avec des formes nobles et décentes. Toutes les filles de la duchesse de Courlande sont éminemment grandes dames.
À la fin de ce carnaval, je fus invitée avec toute la terre à un grand bal chez madame Récamier, alors à l'apogée de sa beauté et de sa fortune. La société y était composée des illustrations du nouvel empire, Murat, Eugène Beauharnais, les maréchaux, etc., d'un grand nombre de personnes de l'ancienne noblesse, d'émigrés rentrés, des sommités de la finance et de beaucoup d'étrangers. J'y fus témoin d'un fait singulier dans un monde aussi mêlé. L'orchestre joua une valse; de nombreux couples la commencèrent; monsieur de Caulaincourt s'y joignit avec mademoiselle Charlot, la beauté du jour. À l'instant même, tous les autres valseurs quittèrent la place et ils restèrent seuls. Mademoiselle Charlot se trouva mal, ou en fit le semblant, ce qui interrompit cette malencontreuse danse. Monsieur de Caulaincourt était pâle comme la mort. On peut juger par là à quel point le meurtre de monsieur le duc d'Enghien était encore vif dans les esprits et combien les calomnies (et c'en était je crois) étaient généralement accueillies contre monsieur de Caulaincourt.
On me raconta (mais ce n'est qu'un ouï-dire) que, lorsque l'Empereur forma sa maison, monsieur de Caulaincourt, sortant du cabinet, annonça à ses camarades du salon de service qu'il venait d'être nommé grand écuyer. On s'empressa de lui faire compliment; Lauriston seul se taisait.
«Tu ne me dis rien, Lauriston?
—Non.
—Est-ce que tu ne trouves pas la place assez belle?
—Pas pour ce qu'elle coûte.
—Qu'entends-tu par ces paroles?
—Tout ce que tu voudras.»
On s'interposa entre eux, cela n'eut pas de suite; mais Lauriston, jusque-là une espèce de favori, fut éloigné de l'Empereur et ne revint à Paris que longtemps après. Je n'affirme pas cette anecdote; elle fut crue par nous dans le temps mais il n'y a rien de si mal informé que les oppositions. J'ai eu occasion de m'en assurer en vivant intimement depuis avec des gens aux affaires sous le gouvernement impérial. Ils m'ont prouvé l'absurdité d'une quantité de choses que j'avais crues pieusement pendant de longues années. Aussi je ne demande confiance que pour ce que je sais positivement.
Par exemple, j'assistai à une étrange scène chez une madame Dubourg où la société de l'ancien régime se réunissait souvent alors. Monsieur le comte d'Aubusson venait d'être nommé chambellan de l'Empereur. Ces nominations nous déplaisaient fort et nous le témoignions avec des formes plus ou moins acerbes. La princesse de La Trémoille trouva bon de traiter très durement monsieur d'Aubusson avec qui elle était liée et qu'elle voyait habituellement; il lui demanda ce qu'il avait fait pour mériter ses rigueurs:
«Je pense que vous le savez, monsieur.
—Non, en vérité, madame. J'ai beau consulter mes souvenirs et pourtant je les reprends de haut, car c'est depuis le moment où j'ai dû vous faire expulser des casernes où vous veniez débaucher les soldats de mon régiment.»
La princesse resta pétrifiée d'abord; ensuite elle eut des attaques de nerfs et des cris de fureurs. Malgré la partialité de l'auditoire, les rieurs furent contre elle. Il était avéré qu'étant princesse de Saint-Maurice, et fort patriote au commencement de la Révolution, elle s'était fait chasser des casernes où elle allait prêcher l'insubordination aux soldats.
Quoique nous fussions très insolents, nous n'étions pas très braves, et, après cette scène qui fit du bruit, dont Fouché parla et pour laquelle madame de la Trémoille fut mandée à la police, nous fûmes en général fort polis pour les nouveaux chambellans. Il n'y avait guère que madame de Chevreuse qui se permit des incartades; mais elle était si bizarre, si inconséquente en tout genre que cela passait pour un caprice de plus.
Quoique rousse, elle était extrêmement jolie, très élégante, pleine d'esprit, gâtée au delà de l'expression par sa belle-mère, et elle tenait dans la société une place tout à part qu'elle exploitait jusqu'au mauvais goût. Le duc de Laval l'appelait la fournisseuse du faubourg Saint-Germain. Il avait raison; elle avait des façons de parvenue et abusait des avantages de sa position pour commander des hommages et distribuer des impertinences à quiconque voulait s'y soumettre. Toutefois, elle savait être très gracieuse quand il lui plaisait et, comme ma maison lui était agréable, je n'ai jamais eu à éprouver le plus petit caprice de sa part, si ce n'est à Grenoble l'année de sa mort. J'en parlerai plus tard.
CHAPITRE III
Je m'habitue à la société de Paris. — Arrivée de mes parents en France. — Madame et mademoiselle Dillon. — Je donne des plumes à l'impératrice Joséphine. — Société de Saint-Germain. — Madame Récamier. — Premiers bains de mer.
Dans les premiers temps de l'Empire, la société de l'opposition à Paris était fort agréable. Une fois que j'eus fait mon noviciat et me fus entourée d'une coterie, je m'y plus extrêmement.
Chacun commençait à retrouver un peu de bien-être et de tranquillité; on ne voulait plus les exposer, de sorte que les opinions politiques se montraient assez calmes. On était divisé en deux grands partis: les gens du gouvernement et ceux qui n'y prenaient aucune part. Mais ceux-ci, et j'étais des plus hostiles, se bornaient à des propos, à des mauvaises plaisanteries quand les portes étaient bien fermées; car, sans professer hautement le code de monsieur Malouet, on s'y rangeait au fond. Quelques sévérités exercées, de temps en temps, sur les plus intempestifs tenaient tout le monde, en respect. Il en résultait plus d'urbanité dans les rapports.
Les existences n'étaient pas encore classées; peu de gens étaient établis, et les personnes qui avaient une maison ouverte à la ville ou à la campagne trouvaient facilement à y réunir une société très agréable. Je fus de ce nombre, dès le second hiver. Cela dura trois ou quatre ans; au bout de ce temps, les désertions devinrent plus communes, la grande majorité de la noblesse se rattacha à l'Empire, et le mariage de l'archiduchesse acheva d'enlever le reste. On pouvait dès lors compter les femmes qui n'allaient pas à la Cour. Le nombre en était petit et, si les prospérités de l'Empereur avaient continué quelques mois de plus, il aurait été nul.
Mon oncle avait obtenu d'autant plus facilement la radiation de mon père de la liste des émigrés qu'il n'avait pas de biens à réclamer en France. Il vint, avec ma mère et mon frère Rainulphe, me retrouver vers le milieu de 1805. Ils s'établirent chez moi, à Paris et à Beauregard. Je souhaitais fort que mon frère, dont l'existence n'était nullement assurée et dépendait de la mienne, entrât au service. Ma mère s'y opposait; mon père restait neutre, il savait que sa décision entraînerait celle de son fils et il ne voulait pas l'influencer. Il fut présenté à l'Empereur, qui le traita assez bien, et fort accueilli par l'impératrice Joséphine; elle désira l'avoir pour écuyer, ou au moins l'attacher en cette qualité à son gendre, le prince Louis.
Mon frère aurait préféré entrer dans l'armée, mais il fallait commencer par être soldat. Les Maisons des princes étaient un moyen d'arriver d'emblée à être officier. On commençait par les suivre à la guerre sans caractère, et, pour peu qu'on se conduisît passablement, on était bien vite promu à un grade. Ma mère pleura, mon frère hésita, on tergiversa, bref la place fut donnée à un autre. Dans l'hiver suivant, Rainulphe se lia intimement avec une belle dame que les aventures de Blaye ont rendue depuis un personnage presque historique. Madame d'Hautefort et sa société étaient dans le dernier degré de l'exaltation contre l'Empire; mon frère adopta leurs idées et, dès lors, toute pensée de service fut abandonnée.
Je ne puis m'empêcher de raconter une petite circonstance qui confirme ce qui a été souvent dit de la futilité et de la légèreté de l'impératrice Joséphine. Madame Arthur Dillon, seconde femme du Dillon qui avait épousé mademoiselle de Rothe et qui a péri général des armées de la Convention, était une créole de la Martinique, cousine de l'Impératrice, qui la voyait souvent et qui aimait surtout beaucoup sa fille, Fanny Dillon. Nous étions dans une grande intimité avec toute cette famille. Madame de Fitz-James, fille de madame Dillon, d'un autre lit, était ma meilleure amie. Madame Dillon, étant établie chez moi à Beauregard, alla faire une visite à Saint-Cloud; l'Impératrice la leurrait de l'espoir de faire faire à Fanny un grand mariage. Au retour, elle me demanda si je voulais lui faire le sacrifice d'une plume de héron. Monsieur de Boigne en avait rapporté quelques-unes de l'Inde et me les avait données.
Le marchand de modes, Leroi, était venu le matin chez l'Impératrice en apporter une très médiocre, Madame Dillon avait dit que j'en avais de bien plus belles et aussitôt Sa Majesté avait eu une fantaisie extrême de les obtenir. Nous étions encore à table qu'un homme à cheval, à la livrée de l'Empereur, arrivait pour demander si la plume était accordée. Il n'y avait pas trop moyen de la refuser; je la donnai et madame Dillon l'expédia.
Le lendemain, nouveau message et billet impérial. Leroi trouvait la plume admirable mais elle était montée à l'indienne; pour faire un beau panache il en faudrait une seconde. Je donnai la seconde. Le lendemain, madame Dillon alla à Saint-Cloud. Au retour, elle m'annonça avec un peu d'embarras qu'une troisième compléterait l'aigrette. Je donnai la troisième en annonçant que je n'en avais plus à offrir. Troisième billet contenant un hymne de joie et de reconnaissance.
Quelques jours après, madame Dillon me dit que l'Impératrice faisait monter une parure de très beaux camées qu'elle voulait me donner. Je la priai de m'éviter ce cadeau en lui représentant que les plumes avaient été données à elle, madame Dillon, et non offertes à l'Impératrice. Après une nouvelle visite à Saint-Cloud, elle m'assura avoir vainement essayé de faire ma commission. L'Impératrice avait paru tellement blessée qu'il lui avait été impossible d'insister. La parure me serait remise sous peu de jours.
Mon frère alla faire sa cour le dimanche suivant. L'Impératrice le chargea de me remercier, vanta la beauté, la rareté des plumes, et lui dit:
«Je n'ai rien d'autre rare à lui offrir; mais je la prierai d'accepter quelques pierres auxquelles leur travail antique donne du prix.»
Mon frère s'inclina. À son retour à Beauregard, il n'eut rien de plus pressé que de me raconter cette conversation; nous tînmes conseil de famille pour savoir comment je recevrais cette faveur. De refuser il n'était pas possible; nous convenions même, malgré nos préventions, que le choix du cadeau était de très bon goût. Écrirai-je? demanderai-je une audience pour remercier? Cela entraînerait-il la nécessité d'une présentation?
Tout cela me donnait une inquiétude et une agitation que j'aurais pu m'épargner, car, depuis ce jour, je n'ai entendu parler de rien, ni de plumes, ni de pierres, ni de quoi que ce soit. Des personnes qui connaissaient bien l'Impératrice ont pensé que, lorsque l'écrin lui a été reporté, elle a trouvé son contenu si joli qu'elle n'a pas eu le courage de s'en séparer dans le premier moment de la fantaisie. Un mois après, elle l'aurait donné très volontiers, mais le moment était passé.
Mon grand-oncle, l'ancien évêque de Comminges, était établi à Saint-Germain. Sa maison servait de centre à une réunion de vieux émigrés; ils y avaient rapporté à peu de chose près les extravagances dont j'avais été édifiée pendant mon séjour à Munich. Cependant l'influence napoléonienne se faisait sentir jusque dans cette arche sainte. Les deux battants de la porte du salon de mon oncle ne s'ouvraient que pour deux personnes; seules aussi elles avaient la prérogative d'y être annoncées à haute voix par son vieux valet de chambre. C'étaient madame la maréchale de Beauvau, et madame Campan.
Cette dernière se donnait de grands airs à mourir de rire. Un soir, elle voulut m'accabler de ses bontés; je m'y montrai peu sensible, et je ne pus m'empêcher de rire à part moi de la réprimande que mon oncle crut devoir m'adresser à ce sujet. L'idée que madame Campan obtenait de temps en temps un mot de bonté de l'Empereur avait fait de cette maîtresse de pension un personnage important, même aux yeux des gens les plus hostiles au gouvernement, tant le prestige de la puissance était grand à cette époque.
Je fis connaissance à Saint-Germain avec madame de Renouard, plus connue sous le nom de Buffon. Elle était la preuve qu'il n'y a point de position à laquelle un noble caractère ne puisse donner de la dignité. Maîtresse de monsieur le duc d'Orléans pendant toutes les horreurs de la Révolution, elle les avait traversées en alliant un dévouement entier pour le prince avec une haine hautement affichée pour les crimes dont elle était témoin et pour leurs auteurs. Il est inouï qu'elle n'ait pas été victime de sa franchise; il paraît qu'elle avait inspiré du respect à ces monstres eux-mêmes.
Elle resta fidèle à la mémoire de monsieur le duc d'Orléans et s'occupa, au péril de ses jours, des affaires de ses fils qu'elle avait contribué à faire échapper de la prison de Marseille. Elle leur confia un enfant qu'elle avait eu: il fut élevé par eux à l'étranger sous le nom de chevalier d'Orléans; il mourut fort jeune.
Une anecdote peu connue, c'est que monsieur de Talleyrand eut fort le désir d'épouser madame de Buffon. Sa tante, la vicomtesse de Laval, s'employa vivement à cette négociation, sans pouvoir vaincre sa répugnance à devenir la femme d'un évêque. Elle était tombée dans une grande pénurie. Un suisse, monsieur Renouard de Bussière, homme très agréable, lui adressa ses hommages qu'elle accepta. Leur union ne fut pas longue; il mourut lui laissant un fils. Lorsque je l'ai connue, elle était veuve et vivait dans une retraite absolue, uniquement occupée de cet enfant; elle a eu le bonheur de pouvoir le recommander à monsieur le duc d'Orléans avant de mourir.
Ce prince professait, à juste titre, une grande reconnaissance pour madame de Renouard et a toujours protégé son fils. Des anciens rapports de mes parents avec sa famille leur firent forcer la solitude de madame de Renouard. Lorsqu'elle était à son aise, elle était très spirituelle, parfaitement aimable et très intéressante sur ce qu'elle avait vu mais dont elle parlait rarement et mal volontiers. Elle conservait des restes de beauté et surtout d'agrément.
Madame Récamier vint passer quelques jours chez moi à Beauregard où je recevais beaucoup de monde. Je lui rendis sa visite à Clichy; elle y était dans la complète sécurité d'une prospérité établie, lorsque, peu de jours après, éclata la banqueroute de son mari. Quoique je n'eusse avec elle que des rapports de société assez froids, ce n'était pas le cas d'y renoncer; j'allai la voir avec empressement. Je la trouvai si calme, si noble, si simple dans cette circonstance, l'élévation de son caractère dominait de si haut les habitudes de sa vie que j'en fus extrêmement frappée. De ce moment date l'affection vive que je lui porte et que tous les événements que nous avons traversés ensemble n'ont fait que confirmer.
On a fait bien des portraits de madame Récamier sans qu'aucun, selon moi, ait rendu les véritables traits de son caractère; cela est d'autant plus excusable qu'elle est très mobile. Madame Récamier est le véritable type de la femme telle qu'elle est sortie de la main du Créateur pour le bonheur de l'homme. Elle en a tous les charmes, toutes les vertus, toutes les inconséquences, toutes les faiblesses. Si elle avait été épouse et mère, sa destinée aurait été complète, le monde aurait moins parlé d'elle et elle aurait été plus heureuse. Ayant manqué cette vocation de la nature, il lui a fallu chercher des compensations dans la société. Madame Récamier est la coquetterie personnifiée; elle la pousse jusqu'au génie, et se trouve un admirable chef d'une détestable école. Toutes les femmes qui ont voulu l'imiter sont tombées dans l'intrigue et dans le désordre, tandis qu'elle est toujours sortie pure de la fournaise où elle s'amusait à se précipiter. Cela ne tient pas à la froideur de son cœur; sa coquetterie est fille de la bienveillance et non de la vanité. Elle a bien plus le désir d'être aimée que d'être admirée. Et ce sentiment lui est si naturel qu'elle a toujours un peu d'affection et beaucoup de sympathie à donner à tous ses adorateurs en échange des hommages qu'elle cherche à attirer; de sorte que sa coquetterie échappe à l'égoïsme qui l'accompagne d'ordinaire et n'est pas positivement aride, si je puis m'exprimer ainsi. Aussi, a-t-elle conservé l'attachement de presque tous les hommes qui ont été amoureux d'elle. Je n'ai vu personne, au reste, si bien allier un sentiment exclusif avec tous les soins de l'amitié rendus à un cercle assez nombreux.
Tout le monde a fait des hymnes sur son incomparable beauté, son active bienfaisance, sa douce urbanité; beaucoup de gens l'ont vantée comme très spirituelle. Mais peu de personnes ont su découvrir, à travers la facilité de son commerce habituel, la hauteur de son cœur, l'indépendance de son caractère, l'impartialité de son jugement, la justesse de son esprit. Quelquefois je l'ai vue dominée, je ne l'ai jamais connue influencée. Dans sa première jeunesse, madame Récamier avait pris de la société où elle vivait une façon de minauderie affectée qui nuisait même à sa beauté, mais surtout à son esprit. Elle y renonça bien vite en voyant un autre monde qu'elle était faite pour apprécier. Elle se lia intimement avec madame de Staël, et acquit auprès d'elle l'habitude des conversations fortes et spirituelles où elle tient toute la part qui convient à une femme, c'est-à-dire la curiosité intelligente et qu'elle sait exciter autour d'elle par l'intérêt qu'elle y porte. Ce genre de récréation, le seul que rien ne remplace, quand une fois on y a pris goût, ne se trouve qu'en France, et qu'à Paris. Madame de Staël le disait bien, dans les amères douleurs que lui causait son exil.
L'attrait de madame Récamier pour les notabilités a commencé sa liaison avec monsieur de Chateaubriand. Depuis quinze ans, elle lui a dévoué sa vie. Il le mérite par la grâce de ses procédés; le mérite-t-il par la profondeur de son sentiment? c'est ce que je n'oserais affirmer. Toujours est-il qu'elle lui est aussi agréable qu'utile, que toutes ses facultés sont employées à adoucir les violences de son amour-propre, à calmer les amertumes de son caractère, à chercher pâture à sa vanité et distraction à son ennui. Je crois qu'il l'aime autant qu'il peut aimer quelque chose, car elle cherche à se faire lui autant qu'il est possible.
J'eus en 1806 une maladie si bizarre que cela m'engage à en parler. Chaque jour un violent mal de tête annonçait un frisson suivi d'une grande chaleur et d'une légère transpiration, enfin un accès de fièvre bien caractérisé. Seulement, pendant la chaleur de la fièvre, mon pouls, au lieu de s'accélérer, diminuait de vitesse d'une façon très marquée, et reprenait le nombre de ses pulsations lorsque l'accès était tombé. Je ne pouvais manger rien, quoi que ce soit; je dépérissais à vue d'œil.
Les bains de mer m'avaient réussi en Angleterre; j'avais fantaisie d'en essayer; les médecins y consentirent plus qu'ils ne m'y encouragèrent. Il fallut me porter dans ma voiture; je fus cinq jours à faire le chemin et j'arrivai à Dieppe mourante. Huit jours après, je me promenais sur le bord de la mer et je repris ma santé avec cette rapidité de la première jeunesse.
Depuis vingt-cinq ans, ma voiture était la seule qui fût entrée à Dieppe; nous y fîmes un effet prodigieux. Chaque fois que nous sortions il y avait foule pour nous voir passer; et mes équipages surtout étaient examinés avec une curiosité inconcevable. La misère des habitants était affreuse. L'anglais, comme ils l'appelaient, et pour eux c'était pire que le diable, croisait sans cesse devant leur port vide. À peine si un bateau pouvait de temps en temps s'esquiver pour aller à la pêche, toujours au risque d'être pris par l'étranger ou confisqué au retour si les lunettes des vigies l'avaient aperçu s'approchant d'un bâtiment.
Quant aux ressources que Dieppe a trouvées depuis dans la présence des baigneurs, elles n'existaient pas à cette époque. Mon frère me fit arranger une petite charrette couverte; on me procura à grand'peine et à grand frais, malgré la misère, un homme pour mener le cheval jusqu'à la lame et deux femmes pour entrer dans la mer avec moi. Ces préparatifs excitèrent la surprise et la curiosité à tel point que, lors de mes premiers bains, il y avait foule sur la grève. On demandait à mes gens si j'avais été mordue d'un chien enragé. J'excitais une extrême pitié en passant; il semblait qu'on me menait noyer. Un vieux monsieur vint trouver mon père pour lui représenter qu'il assumait une grande responsabilité en permettant un acte si téméraire.
On ne conçoit pas que des habitants des bords de la mer en eussent une telle terreur. Mais alors les dieppois n'étaient occupés qu'à s'en cacher la vue, à se mettre à l'abri des inconvénients qu'ils en redoutaient, et elle n'était pour eux qu'une occasion de souffrance et de contrariété. Il est curieux de penser que, dix ans plus tard, les baigneurs arrivaient par centaines, qu'un établissement était formé pour leur usage et qu'on se plongeait dans la mer sous toutes les formes sans produire aucun étonnement dans le pays.
J'ai voulu constater combien l'usage des bains de mer, devenu si général, était récent en France, car Dieppe a été le premier endroit où on en ait pris.
CHAPITRE IV
Le général de Boigne s'établit en Savoie. — Le cardinal Maury. — Madame de Staël. — Séjour à Aix. — Benjamin Constant. — Dîner à Chambéry. — Coppet. — Monsieur Rocca.
Ma vie a été si monotone pendant les dix années de l'Empire et j'ai pris si peu part aux grands événements que je n'ai guère de jalons pour fixer les époques. Je me bornerai à placer pêle-mêle, et sans égard aux dates, les divers souvenirs de ce temps qui ont rapport aux personnages de quelque importance, ou qui peindraient les mœurs du monde où je vivais exclusivement.
Monsieur de Boigne avait entrepris de bâtir en Savoie, où il avait acheté une propriété. Il avait commencé par y passer quelques semaines chaque été; bientôt il y resta des mois. Enfin, séduit par l'immense importance que sa fortune hors de pair lui donnait dans sa patrie, il y fixa son séjour et il en est devenu le bienfaiteur. Beauregard se trouva alors une trop grande habitation pour le revenu qu'il m'avait laissé. Il fut mis en vente, acheté par le prince Aldobrandini Borghèse et je transportai mes pénates dans un petit manoir situé dans le village de Châtenay, près de Sceaux. La naissance de Voltaire dans cette maison lui donne prétention à quelque célébrité. Ce déplacement n'eut lieu qu'en 1812.
J'ai fait mention de mes rapports avec le cardinal Maury. Il fit précéder sa rentrée en France d'une lettre très servile adressée à l'Empereur; celui-ci ne manqua pas de la rendre publique. Cette circonstance donna lieu à un assez joli mot d'une femme d'esprit, ancienne amie du cardinal. Il trouva son portrait chez elle.
«Je vous sais bien bon gré, lui dit-il, d'avoir conservé cette vieille gravure.
«—J'y ai toujours été fort attachée, Monseigneur, et j'y tiens d'autant plus aujourd'hui qu'elle est avant la lettre.»
Dès que nous sûmes le cardinal à Paris, mon père fut le voir et l'engagea à venir dîner à Beauregard. Il accepta avec empressement et, le dimanche suivant, nous vîmes débarquer d'une immense berline italienne sept personnes: c'étaient son frère, ses neveux, ses nièces, un abbate, enfin toute une maisonnée. Il me dit naïvement que, sortant de chez lui, il avait voulu faire l'économie du dîner d'auberge pour tout ce monde. J'avais conservé un souvenir très reconnaissant des bontés dont il comblait mon enfance; je ne puis exprimer à quel point je fus désappointée en le revoyant. Sa figure, son ton, son langage tout était à l'avenant et aurait choqué dans un caporal d'infanterie. Il faisait des contes d'un goût effroyable.
Je me rappelle que, pendant ce premier dîner, il nous fit le récit d'une aventure arrivée dans son diocèse de Montefiascone. La scène était dans un couvent, les nonnes, leur confesseur, un grand vicaire envoyé pour recueillir les plaintes portées mutuellement, y tinrent un langage tel que l'histoire aurait plus convenablement figuré aux veillées d'un corps de garde que dans la bouche d'un cardinal. Je fus bien étonnée de le trouver ainsi; mes parents partageaient ma surprise. Il était tout autre lorsqu'ils l'avaient connu à Rome, quoiqu'il n'eût pas, même alors, les formes de la bonne compagnie. Son frère nous dit qu'à la suite d'une violente maladie le moral avait été atteint.
Tout le monde s'en aperçut bientôt. Sa gourmandise et son avarice en firent le plastron des plaisanteries de société, et il a mené à Paris une vie honteuse et bafouée. Cette sordide avarice était poussée à un tel point que, lorsqu'il quitta son logement loué pour entrer à l'archevêché, il resta trois heures à grelotter dans sa chambre, attendant que les cendres de son unique foyer fussent assez refroidies pour les emporter avec lui, ne voulant pas, disait-il, laisser ce profit au propriétaire.
Un jour, il sortait de chez lui avec mon père; à moitié de l'escalier, il lui dit:
«Remontons; vous m'avez distrait et j'ai négligé ma précaution accoutumée.»
Ils entrèrent dans sa chambre; mon père lui vit ôter une petite marmite de devant le feu et l'enfermer dans une armoire dont il prit la clef:
«Voyez-vous, mon cher ami, quand je sors j'enferme mon pot au feu; ces gredins-là seraient capables de prendre mon bouillon et d'y fourrer de l'eau.»
Je cite ces traits parce que mon père a été témoin de tous les deux, mais toute sa vie en était remplie. Il était constaté que, lorsqu'il n'était pas prié à dîner, il faisait son repas de petits gâteaux qu'on servait dans les soirées. Mais aussi, lorsqu'il était assis à la table d'un autre, il mangeait avec autant d'avidité que de malpropreté. Il est triste de penser qu'un homme, qui a joué un rôle important et qui avait eu un esprit remarquable, ait pu être amené, par des vices aussi bas, à un tel état d'indignité.
Dans les premiers temps, il venait souvent chez moi. Il avait entrepris de rallier mon père au gouvernement, et quelquefois ils causaient ensemble sur les avantages et les inconvénients du régime impérial. Le jour où le décret sur les prisons d'État parut dans le Moniteur, mon père lui disait que de pareilles lois méritaient d'être discutées publiquement:
«Ah bien oui, s'écria le cardinal, qu'il laisse parler et écrire, il ne sera pas là dans trois mois.
«—C'est ce que je pensais et n'osais pas dire», reprit mon père.
Il y avait assez de monde; le cardinal fut très embarrassé et inquiet de s'être compromis. Depuis ce temps, il vint plus rarement chez moi, et bientôt plus du tout. Il y avait quelques années que je ne l'avais vu lors de la Restauration.
J'allais souvent en Savoie. À mon premier voyage je m'arrêtai à Lyon. Monsieur d'Herbouville en était préfet et c'était un motif pour y séjourner. Je logeai à l'hôtel de l'Europe où j'arrivai tard. Le lendemain matin le valet d'auberge me dit que madame de Staël était dans la maison et demandait si je voudrais la recevoir:
«Assurément, j'en serai enchantée, mais je la préviendrai».
Cinq minutes après, elle entra dans ma chambre escortée de Camille Jordan, de Benjamin Constant, de Mathieu de Montmorency, de Schlegel, d'Elzéar de Sabran et de Talma. J'étais fort jeune; cette grande célébrité et ce singulier cortège m'imposèrent d'abord. Madame de Staël m'eut bientôt mise parfaitement à mon aise. Je devais aller faire des courses pour voir Lyon; elle m'assura que cela était tout à fait inutile, que Lyon était une très vilaine ville entre deux très belles rivières, qu'en sachant cela j'étais aussi habile que si j'avais passé huit jours à la parcourir. Elle resta toute la matinée dans ma chambre y recevant ses visites, m'enchantant par sa brillante conversation. J'oubliai préfet et préfecture. Je dînai avec elle. Le soir, nous allâmes voir Talma dans Manlius, il jouait pour elle plus que pour le public, et il en était récompensé par les transports qu'elle éprouvait et qu'elle rendait communicatifs.
En sortant du spectacle, elle remonta en voiture pour retourner à Coppet. Elle avait rompu son exil, au risque de tout ce qui lui en pouvait arriver de désagréable, pour venir assister à une représentation de Talma.
C'est ainsi que ce météore m'est apparu pour la première fois; j'en avais la tête tournée. Au premier abord, elle m'avait semblé laide et ridicule. Une grosse figure rouge, sans fraîcheur, coiffée de cheveux qu'elle appelait pittoresquement arrangés, c'est-à-dire mal peignés; point de fichu, une tunique de mousseline blanche fort décolletée, les bras et les épaules nus, ni châle, ni écharpe, ni voile d'aucune espèce: tout cela faisait une singulière apparition dans une chambre d'auberge à midi. Elle tenait un petit rameau de feuillage qu'elle tournait constamment entre ses doigts. Il était destiné, je crois, à faire remarquer une très belle main, mais il achevait l'étrangeté de son costume. Au bout d'une heure, j'étais sous le charme et, pendant son intelligente jouissance du débit de Talma, en examinant le jeu de sa physionomie, je me surpris à la trouver presque belle. Je ne sais si elle devina mes impressions, mais elle a toujours été parfaitement bonne, aimable et charmante pour moi.
Je la rencontrai l'année suivante à Aix, en Savoie, où j'étais établie aux eaux avec madame Récamier. Ce fut sous prétexte de l'y venir voir qu'elle rompit encore son exil de Coppet et arriva à Aix. J'y fus témoin presque oculaire de scènes bien déplorables, où deux beaux génies employèrent plus d'esprit que Dieu n'en a peut-être jamais départi à aucun autre mortel à se tourmenter mutuellement.
Tout le monde sait les rapports qui ont longtemps existé entre madame de Staël et Benjamin Constant. Madame de Staël conservait le goût le plus vif pour son esprit, mais elle en avait d'autres passagers qui dominaient fréquemment celui-là. Dans ces occasions, Benjamin voulait se brouiller; alors elle se rattachait à lui plus fortement que jamais et, après des scènes affreuses, ils se raccommodaient.
C'était pour peindre cette situation qu'il disait qu'il était fatigué d'être toujours nécessaire et jamais suffisant. Il avait conservé longtemps l'espoir d'épouser madame de Staël. Sa vanité et son intérêt l'y portaient autant que son sentiment, mais elle s'y refusait, obstinément. Elle prétendait le retenir à son char, et non s'atteler à celui de Benjamin. D'ailleurs, elle tenait beaucoup trop aux distinctions sociales pour échanger le nom de Staël-Holstein pour celui de Constant. Jamais personne n'a été plus esclave de toutes les plus puériles idées aristocratiques que la très libérale madame de Staël.
Dans un voyage que Benjamin Constant fit en Allemagne, il rencontra une madame la comtesse de Magnoz, née comtesse d'Hardenberg. C'était bien autre chose que mademoiselle Necker! Elle s'amouracha de lui et voulut l'épouser. Je crois que le désir de montrer à madame de Staël qu'une personne chapitrable ne dédaignait pas son alliance fut pour beaucoup dans le consentement qu'il y donna.
Madame de Staël eut connaissance de ce projet, et entra dans de telles fureurs qu'il n'osa pas l'accomplir ouvertement. Il se maria pourtant secrètement; sa femme l'accompagna jusqu'à Lyon. Là, elle fit semblant de boire un peu de quelque drogue qui lui procura de grands vomissements et déclara qu'elle s'empoisonnerait pour de bon s'il ne renonçait pas à madame de Staël en avouant son mariage. D'un autre côté, celle-ci promettait de se poignarder s'il prenait ce parti.
Tel était l'état des choses lorsque Benjamin Constant et madame de Staël se réunirent à Aix sous la médiation de madame Récamier. Les matinées se passaient en scènes horribles, en reproches, en imprécations, en attaques de nerfs. C'était un peu le secret de la comédie. Nous dînions en commun, comme cela se pratique aux eaux. Petit à petit, pendant le repas, les parties belligérantes se calmaient. Un mot fin ou brillant en amenait un autre. Le goût mutuel qu'ils avaient à jouer ensemble de leur esprit prenait le dessus et la soirée se passait d'une manière charmante, pour recommencer le lendemain les fureurs de la veille.
Le traité fut enfin signé. En voici les bases: madame de Staël écrirait à madame Constant, reconnaissant ainsi le mariage; mais il ne serait avoué pour le public que trois mois après son départ pour l'Amérique, où alors elle avait l'intention réelle de se rendre. Cette concession du cœur à la vanité ne m'a jamais paru bien touchante.
Benjamin, tout en cédant aux cris, en fut blessé. Au reste, madame de Staël ne partit pas, et le mariage fut reconnu, mais assez longtemps après. Je crois que madame de Staël avait eu le désir de se ménager la puissante distraction dont lui était l'esprit de monsieur Constant, et de l'emmener en Amérique. Peut-être même pensait-elle à la possibilité de l'épouser, une fois au delà de l'Atlantique, et son mariage avec une autre lui fut d'autant plus sensible en ce moment. Il existait un lien bien cher entre eux. Il ne manquait pas de prendre des façons tout à fait paternelles avec la jolie enfant qui avait l'indiscrétion de rappeler tous ses traits.
Je me souviens particulièrement d'une des journées de cette époque. Nous allâmes tous dîner chez monsieur de Boigne à Buissonrond, près de Chambéry. Il avait réuni ce qu'il y avait de plus distingué dans la ville, y compris le préfet; nous étions une trentaine. Madame de Staël était à côté du maître de la maison, le préfet vis-à-vis, à côté de moi. Elle lui demanda à travers la table ce qu'était devenu un homme qu'elle avait connu sous-préfet, il lui répondit qu'il était préfet et très considéré.
«J'en suis bien aise, c'est un fort bon garçon; au reste, ajouta-t-elle négligemment, j'ai généralement eu à me louer de cette classe d'employés».
Je vis mon préfet devenir rouge et pâle; je sentis mon cœur battre jusque dans mon gosier. Madame de Staël n'eut pas l'air de s'apercevoir qu'elle eût dit une impertinence et, au fond, ce n'était pas son projet.
J'ai cité cette circonstance pour avoir l'occasion de remarquer une bizarre anomalie de cet esprit si éminemment sociable, c'est qu'il manquait complètement de tact. Jamais madame de Staël ne faisait entrer la nature de son auditoire pour quelque chose dans son discours et, sans la moindre intention d'embarrasser, encore moins de blesser, elle choisissait fréquemment les sujets de conversation et les expressions les plus hostiles aux personnes auxquelles elle les adressait.
Je me rappelle qu'une fois, devant beaucoup de monde et en présence de monsieur de Boigne, elle m'interpella pour me demander si je croyais possible qu'une femme pût se bien conduire lorsqu'elle n'avait aucun rapport de goût, aucune sympathie avec son mari, insistant sur cette proposition de manière à m'embarrasser cruellement.
Une autre fois, je l'ai vue tenir madame de Caumont sur la sellette devant vingt personnes et, continuant vis-à-vis de la galerie une discussion commencée entre elles, établir qu'une femme qui n'était pas pure et chaste ne pouvait être bonne mère. La pauvre madame de Caumont souffrait à en mourir. Madame de Staël en aurait été désolée si elle s'en était aperçue, mais elle était emportée par ses arguments très éloquents et très spécieux, il faut en convenir.
Comment, dira-t-on, elle oubliait donc sa propre conduite? Non, du tout, mais elle se regardait comme un être à part, auquel son génie permettait des écarts inexcusables aux simples mortels.
Ce peu d'égards pour les sentiments des autres lui a fait bien plus d'ennemis qu'elle n'en méritait.
Je reviens au dîner de Buissonrond; nous étions au second service et il se passait comme tous les dîners ennuyeux, au grand chagrin des convives provinciaux, lorsque Elzéar de Sabran, voyant leur désappointement, apostropha madame de Staël du bout de la table en lui demandant si elle croyait que les lois civiles de Romulus eussent conservé aussi longtemps leur influence à Rome, sans les lois religieuses de Numa. Elle leva la tête, comprit l'appel, ne répondit à la question que par une plaisanterie et partit de là pour être aussi brillante et aussi aimable que je l'aie jamais vue. Nous étions tous enchantés et personne plus que le préfet, monsieur Finot, homme d'esprit.
On lui apporta une lettre très pressée; il la lut et la mit dans sa poche. Après le dîner, il me la montra: c'était l'ordre de faire reconduire madame de Staël à Coppet par la gendarmerie, de brigade en brigade, à l'instant même où il recevrait la lettre. Je le conjurai de ne pas lui donner ce désagrément chez moi; il m'assura n'en avoir pas l'intention, ajoutant avec un peu d'amertume: «Je ne veux pas qu'elle change d'opinion sur les employés de ma classe.»
Je me chargeai de lui faire savoir qu'il était temps de retourner à Coppet, et lui, se borna à donner injonction aux maîtres de poste de ne fournir de chevaux que pour la route directe. Elle avait eu quelque velléité d'une course à Milan.
Nous montâmes, pour retourner à Aix, dans la berline de madame de Staël, elle, madame Récamier, Benjamin Constant, Adrien de Montmorency, Albertine de Staël et moi. Il survint un orage épouvantable: la nuit était noire, les postillons perdaient leur chemin; nous fûmes cinq heures à faire la route au lieu d'une heure et demie. Lorsque nous arrivâmes, nous trouvâmes tout le monde dans l'inquiétude; une partie de notre bande, revenue dans ma calèche, était arrivée depuis trois heures. Nous fûmes confondus et de l'heure qu'il était et de l'émoi que nous causions; personne dans la berline n'y avait songé. La conversation avait commencé, il m'en souvient, dans l'avenue de Buissonrond, sur les lettres de mademoiselle de l'Espinasse, qui venaient de paraître, et l'enchanteresse, assistée de Benjamin Constant, nous avait tenus si complètement sous le charme que nous n'avions pas eu une pensée à donner aux circonstances extérieures.
Le surlendemain, elle partit de grand matin pour Coppet dans un état de désolation et de prostration de force qui aurait pu être l'apanage de la femme la plus médiocre.
J'ai été bien souvent depuis à Coppet; je m'y plaisais extrêmement, d'autant plus que j'y étais fort gâtée. Madame de Staël me savait un gré infini d'affronter les dangers de son exil, et s'amusait à me faire babiller sur la société de Paris où elle était toujours de cœur.
Elle avait si prodigieusement d'esprit que le trop-plein en débordait au service des autres; et si, après avoir causé avec elle, on sortait dans l'admiration pour elle, ce n'était pas aussi sans être assez content de soi-même. On sentait qu'on avait paru dans toute sa valeur; il y avait de la bienveillance aussi bien que du désir de s'amuser dans le parti qu'elle tirait de chacun. Elle a dit quelque part que la supériorité s'exerçait bien mieux par l'approbation que par la critique, et elle mettait cette maxime en action. Il n'y avait si sot dont elle ne parvînt à tirer quelque parti (du moins en passant), pourvu qu'on eût un peu d'usage du monde, car elle tenait éminemment aux formes. Elle accablait les provinciaux et surtout les génevois de la plus dédaigneuse indifférence; elle ne se donnait pas la peine d'être impertinente, mais les tenait pour non-avenus.
Je me suis trouvée dans une grande assemblée à Genève où elle était attendue; tout le monde était réuni à sept heures. Elle arriva à dix heures et demie avec son escorte accoutumée, s'arrêta à la porte, ne parla qu'à moi et aux personnes qu'elle avait amenées de Coppet, et repartit sans être seulement entrée dans le salon. Aussi était-elle détestée par les génevois, qui pourtant étaient presque aussi fiers d'elle que de leur lac. Être reçu chez madame de Staël faisait titre de distinction à Genève.
La vie de Coppet était étrange. Elle paraissait aussi oisive que décousue; rien n'y était réglé; personne ne savait où on devait se trouver, se tenir, se réunir. Il n'y avait de lieu attribué spécialement à aucune heure de la journée. Toutes les chambres des uns et des autres étaient ouvertes.
Là où la conversation prenait, on plantait ses tentes et on y restait des heures, des journées, sans qu'aucune des habitudes ordinaires de la vie intervînt pour l'interrompre. Causer semblait la première affaire de chacun. Cependant, presque toutes les personnes composant cette société avaient des occupations sérieuses, et le grand nombre d'ouvrages sortis de leurs plumes le prouve. Madame de Staël travaillait beaucoup, mais lorsqu'elle n'avait rien de mieux à faire; le plaisir social le plus futile l'emportait toujours. Elle aimait à jouer la comédie, à faire des courses, des promenades, à réunir du monde, à en aller chercher et, avant tout, à causer.
Elle n'avait pas d'établissement pour écrire; une petite écritoire de maroquin vert, qu'elle mettait sur ses genoux et qu'elle promenait de chambre en chambre, contenait à la fois ses ouvrages et sa correspondance. Souvent même celle-ci se faisait entourée de plusieurs personnes; en un mot, la seule chose qu'elle redoutât c'était la solitude, et le fléau de sa vie a été l'ennui. Il est étonnant combien les plus puissants génies sont sujets a cette impression et à quel point elle les domine. Madame de Staël, lord Byron, monsieur de Chateaubriand en sont des exemples frappants, et c'est surtout pour échapper à l'ennui qu'ils ont gâté leur vie et qu'ils auraient voulu bouleverser le monde.
Les enfants de madame de Staël s'élevaient au milieu de ces étranges habitudes auxquelles ils semblaient prendre part. Il faut bien cependant qu'ils eussent des heures de retraite, car ce n'est pas avec ce désordre qu'on apprend tout ce qu'ils savaient, plusieurs langues, la musique, le dessin, et qu'on acquiert une connaissance approfondie des littératures de toute l'Europe.
Au reste, ils ne faisaient que ce qui était dans leurs goûts. Ceux d'Albertine étaient très solides; elle s'occupait principalement de métaphysique, de religion et de littérature allemande et anglaise, très peu de musique, point de dessin. Quant à une aiguille, je ne pense pas qu'il s'en fût trouvé une dans tout le château de Coppet. Auguste, moins distingué que sa sœur, ajoutait à ses occupations littéraires un talent de musique extrêmement remarquable. Albert, que madame de Staël avait elle-même qualifié de Lovelace d'auberge, dessinait très bien, mais il faisait tache, dans le monde où il vivait, par son incapacité. Il a été tué en duel, en Suède, en 1813.
Madame de Staël jugeait ses enfants de la hauteur de son esprit et toute sa prédilection était pour Albertine. Celle-ci conservait beaucoup de naïveté et de simplicité malgré les expressions qu'elle employait dans son enfance. Je me rappelle qu'ayant été grondée par sa mère, ce qui n'arrivait guère, on la trouva tout en larmes.
«Qu'avez-vous donc, Albertine?
«—Hélas! on me croit heureuse, et j'ai des abîmes dans le cœur.»
Elle avait onze ans, mais elle parlait ce que j'appelais Coppet. Ces exagérations y étaient tellement la langue du pays que, lorsqu'on s'y trouvait, on l'adoptait. Il m'est souvent arrivé en partant de chercher le fond de toutes les belles choses dont j'avais été séduite pendant tant d'heures et de m'avouer à moi-même, en y réfléchissant, que cela n'avait pas trop le sens commun. Mais, il faut en convenir, madame de Staël était celle qui se livrait le moins à ce pathos. Quand elle devenait inintelligible, c'était dans des moments d'inspiration si vraie qu'elle entraînait son auditoire et qu'on se sentait la comprendre. Habituellement, son discours était simple, clair et éminemment raisonnable, au moins dans l'expression.
C'est à Coppet qu'à pris naissance l'abus du mot talent devenu si usuel dans la coterie doctrinaire. Tout le monde y était occupé de son talent et même un peu de celui des autres. «Ceci n'est pas dans la nature de votre talent.—Ceci répond à mon talent.—Vous devriez y consacrer votre talent.—J'y essaierai mon talent, etc., etc.», étaient des phrases qui se retrouvaient vingt fois par heure dans la conversation.
La dernière fois que je vis madame de Staël en Suisse, sa position était devenue bien fausse. Après avoir donné à la ville de Genève le spectacle de scènes déplorables par une passion qu'elle s'était crue pour un bel américain, monsieur O'Brien, elle s'était renfermée à Coppet où elle était dans la douleur de son départ.
Un jeune sous-lieutenant, neveu de son médecin Bouttigny, revint très blessé d'Espagne. On désira lui faire prendre l'air de la campagne; madame de Staël dit à Bouttigny d'envoyer le petit Rocca chez elle. Il avait été à l'école avec ses fils; elle le reçut avec bonté. Il était d'une figure charmante; elle lui fit raconter l'Espagne et toutes les horreurs de ce pays; il y mit la naïveté d'une âme honnête. Elle l'admira, le vanta; le jeune homme, ivre d'amour-propre, s'enthousiasma pour elle; car il est très vrai que la passion a été toute entière de son côté. Madame de Staël n'a éprouvé que la reconnaissance d'une femme de quarante-cinq ans qui se voit adorée par un homme de vingt-deux. Monsieur Rocca se mit à lui faire des scènes publiques de jalousie, et cela compléta son triomphe. Lorsque je la trouvai à Genève, monsieur Rocca était en plein succès et, il faut bien l'avouer, complètement ridicule. Elle en était souvent embarrassée.
Madame de Staël, qui ne prenait rien froidement, avait un goût extrême à me faire chanter; probablement elle avait grondé monsieur Rocca du peu de plaisir qu'il témoignait à m'entendre. Un soir, qu'après avoir chanté, j'étais debout derrière le piano à causer avec quelques personnes, monsieur Rocca, qui se servait encore d'une béquille, traversa le salon et, par-dessus le piano, me dit très haut et de son ton traînant et nasillard:
«Madâame, madâame, je n'entendais pas; madâame de Boigne, votre voix, elle va à l'âame.»
Et puis de se retourner et de repartir en béquillant. Madame de Staël était assise près de là; elle s'élança vers moi et me prenant le bras:
«Ah! dit-elle, la parole n'est pas son langage.»
Ce mot m'a toujours frappée comme le cri douloureux d'une femme d'esprit qui aime un sot.
Déjà madame de Staël se plaignait de sa santé et cette liaison avait des suites qui, je crois, ont fort contribué à la mort de madame de Staël. Elle a souffert horriblement pendant cette fatale grossesse dont le secret a été gardé admirablement. Ses enfants l'ont crue pieusement et sincèrement atteinte d'une hydropisie. Espionnée, comme elle l'était, par une police si prodigieusement active, il est incroyable que son secret n'ait pas été découvert. Elle a reçu comme à son ordinaire, se disant seulement malade, et, aussitôt après ses couches, elle a fui le lieu où elle avait tant souffert et qui lui était devenu insupportable, sans y laisser aucune trace de l'événement qui s'y était passé.
Certes, avec la vive impatience que l'Empereur conservait contre madame de Staël, il aurait été bien pressé de le publier s'il en avait eu le moindre soupçon. Mais le secret resta fidèlement gardé et les apparences complètement sauvées, ce qui prouve (pour le dire en passant) que beaucoup d'esprit sert à tout.
Sans doute, elle aurait pu épouser monsieur Rocca, mais c'est la dernière extrémité où elle aurait voulu se réduire. Elle ne s'y est résignée que sur son lit de mort, et aux instantes supplications de la duchesse de Broglie, après qu'elle lui eût révélé l'existence du petit Rocca.
Monsieur et madame de Broglie, ainsi qu'Auguste de Staël, employèrent alors autant de soins à donner un héritier légitime de plus à leur mère que des gens moins délicats en auraient mis à l'éviter. J'ai lieu de croire que cette circonstance de la vie de sa mère a contribué à jeter madame de Broglie dans le méthodisme où elle est tombée.
Quant à monsieur Rocca, après avoir suivi madame de Staël partout, dans la situation la plus gauche et que son dévouement passionné pouvait seul lui faire tolérer, car elle en était ennuyée et embarrassée quoiqu'elle fût touchée de son sentiment, il a fini par mourir de douleur six mois après l'avoir perdue, justifiant ainsi la faiblesse dont il avait été l'objet par l'excès de sa passion.
Au reste, c'était ainsi que madame de Staël l'expliquait. Elle était d'autant plus charmée d'inspirer un grand sentiment à l'âge qu'elle avait atteint que sa laideur lui avait toujours été une cause de vif chagrin. Elle avait pour cette faiblesse un singulier ménagement; jamais elle n'a dit qu'une femme était laide ou jolie. Elle était selon elle, privée ou douée d'avantages extérieurs. C'était la locution qu'elle avait adoptée, et on ne pouvait dire, devant elle, qu'une personne était laide sans lui causer une impression désagréable.
Je me suis laissée aller à conter longuement les rapports que j'ai eus avec madame de Staël. Je ne sais s'ils la feront mieux connaître, mais ils m'ont rappelé des souvenirs qui me sont précieux. Il est impossible de l'avoir rencontrée et d'oublier le charme de sa société. Elle était, à mon sens, bien plus remarquable dans ses discours que dans ses écrits. On se tromperait fort si on croyait qu'ils eussent rien de pédantesque ou d'apprêté. Elle parlait chiffon avec autant d'intérêt que constitution et si, comme on le dit, elle avait fait un art de la conversation, elle en avait atteint la perfection, car le naturel semblait seul y dominer.
Elle s'occupait suffisamment de ses affaires pécuniaires pour ne pas les laisser souffrir. Avec les apparences d'un grand abandon dans ses habitudes journalières, elle avait beaucoup d'ordre dans sa fortune qu'elle a plutôt augmentée que dérangée.
L'exil a été pour elle un chagrin affreux et, il faut en convenir, sous l'empereur Napoléon, l'exil était accompagné de toutes les petites vexations qui peuvent le rendre insupportable; personne ne s'épargnait à vous les faire sentir. C'est le frein qui a exercé le plus d'influence sur la partie de la société dès lors désignée par l'appellation de faubourg Saint-Germain. J'ai connu plusieurs des personnes exilées; elles étaient de goûts, d'habitudes, de fortunes, de positions différents; toutes exprimaient un désespoir qui servait d'avertissement salutaire. Aussi était-on scrupuleusement prudent à cette époque.