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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4): Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond

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CHAPITRE VI

Première réception du Roi et de Madame. — Costume et étiquette de la Cour pendant la Restauration. — Arrivée de monsieur le duc d'Angoulême et de monsieur le duc de Berry. — Bal chez sir Charles Stewart. — Le duc de Wellington. — Le grand-duc Constantin. — Dispositions de monsieur le duc de Berry. — Préventions contre monsieur de Talleyrand. — Jalousie du comte de Blacas. — Mon père refuse l'ambassade de Vienne. — Sagesse du cardinal Consalvi.

Le Roi reçut les femmes, d'abord celles anciennement présentées, puis nous autres le lendemain. Il me traita avec une bonté particulière, m'appelant sa petite Adèle, me parlant de Bellevue et me disant des douceurs. Il m'a toujours distinguée toutes les fois que je lui ai fait ma cour, quoique j'allasse peu aux Tuileries.

En arrivant chez Madame, sa dame d'honneur, madame de Sérent, me demanda mon nom. Comme elle était fort sourde elle voulait me le faire répéter, Madame lui dit de son ton bref et sec:

«Mais c'est Adèle.»

Je fus très flattée de cette espèce de reconnaissance; cela n'alla pas plus loin. Elle m'adressa une de ces questions oiseuses à l'usage des princes et qui ne supposait aucun précédent entre nous. Mes rapports avec Madame n'ont jamais été sur un autre pied.

C'est ce même jour, je crois, que la maréchale Ney ayant été faire sa cour, Madame l'appela Aglaé. La maréchale en fut excessivement choquée. Elle y vit une réminiscence du temps où, sa mère étant femme de chambre de la Reine, elle avait été admise auprès de Madame. Je suis persuadée, au contraire, que Madame avait eu l'intention de lui témoigner grande politesse, ainsi qu'à moi lorsqu'elle me désignait sous le nom d'Adèle. Mais le peu d'aménité de son ton, son parler bref, son geste brusque, son regard froid, tout s'opposait à ce que ses paroles parussent jamais obligeantes. Quelques personnes m'ont dit que, dans son intimité, ces façons maussades disparaissaient; je n'ai jamais eu l'honneur d'y être admise.

Ces premières réceptions passées, on s'occupa à régler le costume et l'étiquette. Madame en fit une affaire des plus sérieuses. Cette préoccupation sévère, dans un pareil moment, de la longueur des barbes et de la hauteur des mantilles me parut une puérilité peu digne de la position.

Il fallait choisir un habit de cour. Madame désirait revenir aux paniers comme à Versailles; la révolte fut tellement générale qu'elle céda. Mais on ajouta au costume impérial tout le paraphernalia de l'ancien, ce qui faisait une singulière disparate. Ainsi on attacha à nos coiffures grecques ces ridicules barbes, et on remplaça l'élégant chérusque qui complétait un vêtement copié de Van Dyck par une lourde mantille et une espèce de plastron plissé. Dans les commencements, Madame tenait à ce que cela fût strictement observé. Un modèle déposé chez ses marchandes devait être exactement [suivi]; elle témoignait mécontentement à qui s'en écartait. Depuis, madame la duchesse de Berry s'étant affranchie de cette servitude, on avait suivi son exemple. Les barbes devenues très larges avaient pris l'apparence d'un voile et n'étaient pas sans grâce; la mantille, en revanche, était arrivée à un degré d'exiguïté qui n'écrasait plus la toilette.

Ce point fixé, il restait à établir l'étiquette du local et ceci était de la compétence du Roi. C'est avec l'assistance du duc de Duras, principalement, que ce travail fut accompli, et qu'on établit les honneurs de la salle du Trône pour remplacer les honneurs du Louvre. Monsieur de Duras, plus duc que feu monsieur de Saint-Simon, tenait excessivement à ce que les distinctions attachées à ce titre fussent établies de la façon la plus marquée, et il inventa ce moyen. Monsieur et Madame le désapprouvèrent hautement, et la séparation entre les dames ne fut jamais établie chez eux.

La nouvelle étiquette charma les duchesses et excita la colère des autres, surtout des vieilles dames de l'ancienne Cour. Il faut convenir que les précautions avaient été toutes prises pour rendre la distinction aussi choquante que possible pour celles qui y attachaient quelque importance. On arrivait par la salle des Maréchaux qui alors servait de salle des gardes et donnait sur l'escalier, on traversait le salon bleu à peine éclairé. Nous autres, restions dans le salon de la Paix qui ne l'était guère davantage. Les duchesses, continuant leur route, entraient dans la salle du Trône qui, seule, était éclatante de lumières. Un des battants de la porte qui y donnait accès restait ouvert; un huissier s'y tenait pour refuser passage à qui n'avait pas droit. Il fallait voir la figure des anciennes dames de la Cour toutes les fois qu'une de ces heureuses du jour traversait le salon de la Paix et leur passait sur le corps. C'était une fureur constamment renouvelée et un texte journellement exploité en paroles qui m'ont souvent divertie. Les pauvres duchesses étaient en butte à bien des sarcasmes; je laisse à penser comme on arrangeait celles de l'Empire.

Le moment où la porte se fermait annonçait l'entrée du Roi dans la salle du Trône. Il en faisait le tour en s'adressant aux duchesses, aux personnes titrées, ainsi que cela se disait exclusivement d'elles. Ensuite il se plaçait devant la cheminée, avec son service autour de lui, tantôt assis, tantôt debout, selon que la goutte le rendait plus ou moins impotent. La porte se rouvrait et nous entrions en procession, tournant tout court à droite, longeant le trône et arrivant devant lui où nous nous arrêtions pour faire une grande révérence.

Lorsqu'il ne nous adressait pas la parole, ce qui arrivait à neuf femmes sur dix, on continuait le défilé et on sortait par la porte donnant dans le salon qui précède la galerie de Diane et qui se désignait comme cabinet du conseil. Lorsque le Roi nous parlait, cela n'allait guère au delà de deux ou trois phrases pour les mieux traitées; il terminait l'audience par une petite inclination de tête à laquelle nous répondions par une seconde grande révérence et nous suivions la route tracée par nos devancières.

À travers la galerie de Diane et en descendant l'escalier, nous arrivions chez Madame. Comme elle parlait beaucoup plus longuement que le Roi et à tout le monde, il y avait encombrement à sa porte. On finissait cependant avec un peu d'intelligence, et beaucoup de coups de coude, par entrer dans son salon. Elle était debout, placée presque à la hauteur des portes, sa dame d'honneur près d'elle, le reste de son service au fond de la chambre. Elle seule, quoique très parée, était sans manteau de cour. Au bout de très peu de temps elle reconnaissait tout le monde, sans aucune assistance de la dame d'honneur. On s'arrêtait devant elle; elle disait à chacun ce qui convenait. Le ton seul manquait aux paroles; avec un peu plus d'aménité elle aurait très bien tenu sa Cour. Lorsque le petit signe de tête annonçait que la conversation, beaucoup plus inégalement prolongée que par le Roi, était finie, on faisait la révérence et on passait chez monsieur le duc d'Angoulême.

On tombait sur lui toujours à l'improviste. Dans son disgracieux embarras, il ne savait pas rester à une place fixe. La gaucherie de ses paroles répondait à celle de sa personne; il faisait souffrir ceux qui s'intéressaient à la famille, et pourtant, si ce prince avait succédé directement à son oncle, il est bien probable que la Restauration aurait duré paisiblement. J'aurai souvent occasion de parler de lui.

À la sortie de chez monsieur le duc d'Angoulême, nous nous trouvions dans le vestibule du pavillon de Flore, c'est-à-dire dans la rue, car, alors, il était pavé, et tout ouvert, sans portes ni fenêtres, aux intempéries de la saison. On ne permettait pas le passage par les appartements. Il nous restait le choix de traverser les souterrains des cuisines et les galeries ouvertes, ou de reprendre nos voitures pour gagner le pavillon de Marsan. Dans le premier cas, il fallait faire le trajet sans châle ni pelisse; l'étiquette n'en admettait pas dans le château. Dans le second, il nous fallait aller chercher nos gens jusque dans la place; on ne les laissait pas arriver plus près. Les courtisans chargés de régler ces formes n'avaient en rien pensé au confort des personnes appelées à en user.

Arrivées au pavillon de Marsan, on montait chez Monsieur toujours parfaitement gracieux, obligeant et ayant l'art de paraître tenir sa Cour pour son plaisir et en s'y amusant. Puis on redescendait au rez-de-chaussée où monsieur le duc de Berry, sans grâce, sans dignité, mais avec une spirituelle bonhomie, recevait avec aisance. Au reste, je ne puis bien juger de sa manière de prince, car il a toujours eu avec moi des habitudes de familiarité. Son père et lui avaient rapporté d'Angleterre l'usage du shake-hand. Monsieur le duc de Berry l'avait conservé pour les anciennes connaissances, et je crois que Monsieur n'y a renoncé tout à fait qu'en montant sur le trône. Mais, passé les premiers jours, il ne m'honorait plus de cette distinction devenue rare.

À coup sûr cette réception était mal arrangée car on n'en sortait jamais qu'ennuyée, fatiguée, mécontente. J'étais des bien traitées et pourtant je n'y allais qu'en rechignant, le plus rarement qu'il m'était possible. C'était une véritable corvée; il fallait changer l'heure de son dîner, s'enharnacher d'une toilette incommode et qu'on ne pouvait produire ailleurs, être aux Tuileries à sept heures, y attendre une heure à voir passer les duchesses, comme nous disions, se heurter à la porte de Madame, s'enrhumer dans les corridors extérieurs, malgré la précaution que nous prenions de nous envelopper la tête et les épaules dans notre bas de robe, ce qui nous faisait des figures incroyables, et enfin éprouver au pavillon de Marsan les mêmes difficultés à retrouver nos gens. Pour peu qu'ils ne fussent pas très intelligents, on les perdait souvent dans ces pérégrinations; et, comme les hommes étaient complètement exclus des réceptions, on voyait de pauvres femmes parées, courant après leur voiture jusqu'au milieu de la place. Il faut ajouter à tous ces désagréments celui d'être trois heures sur nos jambes. C'est à ce prix que nous achetions l'honneur d'être dix secondes devant le Roi, une minute devant Madame et à peu près autant chez les princes. La proportion n'y était pas.

Les personnes chargées des cérémonies de Cour devraient mettre quelque soin à les rendre commodes; la Restauration et ses serviteurs ne s'en sont jamais occupés. On a voulu renouveler les anciennes traditions, sans penser au changement de local et à celui des usages.

Par exemple, une femme à Versailles était toujours suivie de deux laquais, souvent de trois, et d'une chaise à porteurs qui la menait jusque dans les antichambres. Certainement les difficultés de communication n'étaient pas les mêmes pour elle avec de pareilles habitudes. Nos mères ne manquaient jamais de nous le rappeler, après avoir fait une diatribe sur la façon dont les duchesses leur passaient sur le corps, ainsi qu'elles s'exprimaient. Elles ne pouvaient s'y résigner; elles nous racontaient qu'à Versailles on ne s'apercevait jamais des privilèges des titrées. Les duchesses n'avaient d'autre prérogative que de pouvoir s'asseoir au dîner du Roi, ce qui leur arrivait rarement, parce qu'il fallait, pour lors, assister à tout le repas et qu'il était plus commode de ne faire que passer.

À la vérité elles étaient assises au grand couvert, mais les dames non titrées n'y allaient pas, de sorte que la différence du traitement n'était jamais marquée. Ces dames oubliaient dans leur humeur que les voitures des duchesses entraient dans une cour réservée, que leurs chaises à porteurs suivies de trois laquais, au lieu de deux, et couvertes d'un velours rouge, entraient dans la seconde antichambre, et autres prérogatives de cette importance qui ressemblaient fort à celle d'attendre l'arrivée du Roi dans la salle de réception mais que l'habitude rendait moins désagréables à nos mères. La seule chose que j'aie jamais enviée aux dames de la salle du Trône était l'avantage d'expédier plus promptement l'ennuyeuse corvée de ces réceptions. Elles avaient lieu pour le Roi toutes les semaines; les princes ne recevaient qu'une fois par mois.

Je reviens à 1814. Sir Charles Stewart, frère de lord Castlereagh et commissaire anglais près l'armée des Alliés, donna un magnifique bal. Les souverains y assistèrent. L'Empereur et le roi de Prusse y dansèrent plusieurs polonaises, si cela se peut appeler danser.

On tient une femme par la main et on se promène au pas cadencé quelques instants avec elle. Puis on en change. Ordinairement ce sont les femmes, je crois, qui abandonnent les cavaliers; mais ici c'étaient les princes qui prenaient l'initiative pour pouvoir faire politesse à plus de monde. Pendant la promenade, ils parlaient constamment à leur dame; et, comme l'empereur Alexandre était fort grand et très sourd, quand la femme était petite il se tenait courbé, ce qui était plus obligeant que gracieux.

C'est au milieu de ce bal que parut pour la première fois à Paris le duc de Wellington. Je le vois encore y entrer, ses deux nièces, lady Burgersh et miss Pole, pendues à ses bras. Il n'y eut plus d'yeux que pour lui, et, dans ce bal, pavé de grandeurs, toutes s'éclipsèrent pour faire place à la gloire militaire. Celle du duc de Wellington était brillante, pure et accrue de tout l'intérêt qu'on portait depuis longtemps à la cause de la nation espagnole.

Ce fut à ce même bal que le grand-duc Constantin, après le départ de l'empereur Alexandre, demanda une valse. Il commençait à la danser lorsque sir Charles Stewart fit taire l'orchestre et lui demanda de jouer une anglaise désirée par lady Burgersh aux pieds de laquelle il était enchaîné.

Le chef d'orchestre hésita, regarda le grand-duc et continua la valse.

«Qui a osé insister pour faire jouer cette valse? demanda sir Charles.

«—C'est moi, répondit le grand-duc.

«—Je commande seul chez moi, monseigneur. Jouez l'anglaise.»

Le grand-duc se retira fort courroucé et fut suivi de tous les russes. Cela fit grand bruit et il fallut que les autorités s'en mêlassent pour raccommoder cette sottise. C'est, je crois, le début des impertinences dont sir Charles a semé le monde sous le nom de lord Steward et qu'il continue sous celui de marquis de Londonderry.

Les deux princes, neveux du Roi, étaient arrivés successivement à Paris au milieu de tant d'événements sans que cela fît grand effet. Monsieur le duc de Berry avait alors le désir de vivre sociablement. Il fit quelques visites et vint chez moi. Je lui arrangeai plusieurs soirées avec de la musique; il s'y amusait de très bonne grâce et montrait naïvement et spirituellement sa joie de la situation où il se trouvait replacé.

Toutefois, le manque de convenance, inhérent à sa nature, se faisait sentir de temps en temps. Je me rappelle lui avoir parlé une fois pour Arthur de la Bourdonnais, jeune et bon officier qui avait servi sous l'Empereur, et qui souhaitait lui être attaché; il m'écoutait avec intérêt et bienveillance, puis, tout à coup élevant la voix:

«Est-il gentilhomme?

«—Certainement, monseigneur.

«—En ce cas je n'en veux pas; je déteste les gentilshommes.»

Il faut convenir que c'était une bizarre assertion au milieu d'un salon rempli de la noblesse de France et, en outre, cela n'était pas vrai. Il s'était dit, avec son bon esprit, qu'il ne fallait pas être exclusif et qu'il était appelé à être le prince populaire de sa famille; et, avec son irréflexion habituelle, il avait ainsi choisi le terrain d'une profession de foi, mal rédigée en tous lieux. Je le connaissais assez pour ne pas répliquer; il aurait amplifié sur le texte si je l'avais relevé.

Monsieur le prince de Condé ouvrit sa maison; on s'y rendit avec empressement. Ce vieux guerrier parlait à toutes les imaginations. Il avait perdu la mémoire et faisait sans cesse des erreurs, quelquefois, assez plaisantes, et dont la malignité des spectateurs tirait parti. On a dit dans le temps qu'il y avait intention de sa part, mais je ne le crois pas. Monsieur le duc de Bourbon aurait fait les honneurs du palais s'il avait su s'y prendre, mais il y avait apporté toute sa timide gaucherie d'émigration. Il présentait alors madame de Reuilly comme sa fille et réclamait de toutes les femmes qu'il connaissait leurs bontés pour elle. C'était sa phrase banale et que je lui ai entendue répéter à vingt personnes dans la même soirée. On était au reste fort disposé à les accorder, ces bontés, car madame de Reuilly était parfaitement aimable et elle avait le maintien, les formes et la conduite d'une femme de la meilleure compagnie.

Nous nous aperçûmes promptement que les grands services rendus par monsieur de Talleyrand offusquaient monsieur de Blacas. Lui seul gouvernait le Roi et il ne voulait admettre aucun partage à cet empire. Les préventions de la famille royale, peut-être justifiées par la conduite précédente du prince de Talleyrand, mais que les événements récents auraient dû effacer, ne servaient que trop bien les vues du favori. Tout le monde vit bientôt ce que Monsieur de Talleyrand lui-même avait reconnu dès sa visite à Compiègne. Des obligations, trop publiques pour être niées, gênaient le Roi, et il n'avait de crédit et de force à espérer qu'en les puisant au dehors des Tuileries. Il ne chercha pas à se faire l'homme de la France, car, elle aussi, avait de trop grandes préventions contre lui, mais il essaya de se rendre indispensablement nécessaire par son influence sur les étrangers.

Dans son désir de s'émanciper du contrôle de monsieur de Talleyrand, monsieur de Blacas aurait voulu se faire une clientèle des gens un peu distingués du pays. Plus modéré, moins exclusif que les autres émigrés rentrés avec le Roi, loin de faire à mon père un tort de n'avoir pas adopté les passions de l'émigration, il sentait tout le prix d'un royaliste dévoué, sage, connaissant et jugeant sainement l'état des esprits en France où il était revenu depuis dix ans. Il aurait fort voulu l'attacher à sa fortune, mais mon père, incapable d'entrer dans aucune cabale, était sincèrement rallié à monsieur de Talleyrand depuis sa conduite à l'entrée des Alliés, et reçut froidement les avances de monsieur de Blacas.

C'était pendant le temps de ces caresses ostensibles du favori que chaque jour on m'annonçait la nomination de mon père à quelque ministère; je ne m'en inquiétais guère, persuadée qu'aucune place ne le ferait consentir à perdre sa liberté. Je ne puis dire l'étonnement que j'éprouvai lorsqu'un jour il vint nous dire qu'on lui proposait l'ambassade de Vienne et qu'il nous fit valoir beaucoup de raisons pour l'accepter. Cependant il nous trouva si récalcitrantes, ma mère et moi, qu'il se rabattit à nous dire que la seule ambassade qu'il ne refuserait pas était celle de Londres.

Du moment qu'il fut constaté pour moi qu'il y avait une place qu'il ne refuserait pas, je compris qu'il les accepterait toutes, que peut-être même il finirait par les solliciter. Je dis à ma mère que nous ne devions plus chercher à exercer une influence qui ne ferait que gêner mon père; elle fut d'autant plus facile à persuader qu'elle-même n'avait pas de répugnance pour une grande ambassade.

Le cardinal Consalvi ne laissa pas d'exercer quelque influence sur la décision de mon père; il avait une haute estime pour ses talents, sa probité, sa sagacité, et il désirait vivement lui voir prendre de l'influence. Leurs âges étaient semblables; le cardinal n'admettait pas que ce fût celui où l'ambition se devait arrêter, et lui-même fournissait la preuve de l'utilité qu'une saine judiciaire pouvait exercer, car, dans ces premiers moments, il arrêta toutes les extravagances longuement méditées par le clergé resté à l'étranger. Il venait fréquemment chez moi sans y être constamment établi comme à son dernier séjour; les affaires le réclamaient.

Je n'ai rien à rabattre de l'opinion que je m'étais formée de sa capacité et de sa sagesse. Quelque temps après, il se rendit à Londres, pendant le séjour que les souverains alliés faisaient dans cette capitale; et, grâce à l'esprit de convenance qui dirigeait ses actions, il réussit à y conserver toute la dignité de sa position et de son caractère, sans choquer les habitudes du pays où le peuple conservait encore des préventions extrêmement hostiles au papisme.

CHAPITRE VII

Séance royale. Nomination de pairs. — Mon père accepte l'ambassade de Turin. — Motifs qui le décident. — Madame et mademoiselle de Staël. — Monsieur de La Bédoyère. — Maladie de Monsieur. — Le chevalier de Puységur. — Le pavillon de Marsan. — Maintien des dames anglaises. — La comtesse de Nesselrode. — La princesse Wolkonski. — Mon frère obtient un grade. — La comtesse de Châtenay.

Après avoir livré au public la déclaration de Saint-Ouen, il s'agissait de formuler une charte; mais, soit que les réflexions fussent venues, soit qu'on eût adopté celles qui avaient été suggérées, on commençait à trouver les concessions bien larges.

Monsieur de Talleyrand, dans son discours au Roi, avait dit élégamment que les barrières étaient des appuis; la Cour craignait qu'elles ne fussent des obstacles. En supposant qu'il fût sage de ne pas inonder de trop de liberté un pays tenu depuis longtemps sous une sévère contrainte, c'était en tout cas une grande faute de nommer, pour rédiger la charte, trois hommes qui professaient hautement leur répugnance pour un gouvernement représentatif: le chancelier Dambray, monsieur Ferrand et l'abbé de Montesquiou.

Ils se sont vantés alors et ont avoué depuis qu'elle n'était, à leurs yeux, qu'un moyen transitoire pour arriver à l'ancien régime ou plutôt à la monarchie absolue. Car les institutions créées par le temps, les usages et les mœurs, qui formaient des obstacles insurmontables à l'arbitraire, avaient été emportées dans la tourmente révolutionnaire. Quoi qu'il en soit de leurs intentions, la France prit leur œuvre au sérieux, et elle l'a bien prouvé.

Malgré mon peu de goût pour les cérémonies, je voulus assister à la séance royale où la charte fut promulguée. Mon libéralisme fut courroucé de la manière dont on avait atténué les engagements de Saint-Ouen. La charte me sembla une mystification. Cette impression fut bien loin d'être générale; chacun n'était occupé qu'à y chercher l'article qu'il pouvait utiliser à son profit. Je fus peu édifiée de mes compatriotes à cette occasion. Le Roi fut reçu à merveille. La cérémonie était belle, mais elle manquait de ce sérieux et de ce recueillement religieux avec lesquels un grand peuple aurait dû recevoir les tables de la loi. On était principalement occupé des nouveaux costumes, des nouvelles figures et des anciens usages redevenus nouveaux par une longue désuétude.

Lorsque le Roi termina son discours, bien fait et prononcé d'une voix imposante, par les mots de mon chancelier vous dira le reste, un sourire presque bruyant circula dans toute la salle. Après la lecture de la charte, monsieur Dambray fit celle de la liste des pairs; il commença par les ducs et pairs de l'ancien, puis du nouveau régime. Arrivant aux pairs sénateurs, il lut entre autres les noms de monsieur le comte Cornet, monsieur le comte Cornudet avec un ton si parfaitement dénigrant et impertinent que j'en fus scandalisée et ne pus m'empêcher de dire à mes voisins:

«Voilà une singulière façon de se faire des partisans! Ces gens auxquels on accorde une grâce considérable sont, par ce ton seul, dégagés de la reconnaissance.»

On ne fit que six nouveaux pairs, au nombre desquels se trouvait le comte Charles de Damas, déjà nommé commandant d'une des compagnies rouges de la maison du Roi. Aussi, quelques jours après, la comtesse Charles de Damas, qui a été depuis dans l'opposition ultra la plus forcenée, me disait-elle:

«Je vois des gens qui trouvent à redire à ce qui se passe; quant à moi, comme je suis convaincue que le Roi a beaucoup plus d'esprit et de jugement que moi et qu'il est mieux placé pour voir ce qui est bien, dès qu'il a énoncé une volonté, je l'adopte sans un instant d'hésitation.»

Je me suis rappelé cette phrase parce que je me suis donné le plaisir de la lui rétorquer textuellement en 1815, lorsqu'elle était si furieuse qu'on ne fît pas périr tous les bonapartistes sur le seul cri de haro.

La charte promulguée, les souverains étrangers partirent.

Avant l'arrivée du Roi, Monsieur avait, en sa qualité de lieutenant général du royaume, envoyé dans les provinces des commissaires chargés de pouvoirs fort importants. Ils devaient se faire rendre compte par les autorités, examiner l'état du pays, en juger l'esprit et indiquer les mesures propres à le calmer. Cette commission aurait pu être utile; mon père fut désigné pour en faire partie. Par une erreur typographique le nom de son frère, le vicomte d'Osmond, fut porté sur la liste du Moniteur, et mon père mit d'autant plus de zèle à l'y faire maintenir que les collègues désignés en même temps, se composant pour la plupart des entours immédiats de Monsieur, lui indiquaient que la besogne serait mal et légèrement faite. Tout modeste qu'il était, il fut assez blessé de voir qu'on avait eu l'idée de le placer sur une pareille liste.

Monsieur de Talleyrand lui expliqua que, lorsque son nom y avait été porté, il comptait qu'elle serait tout autrement composée et de gens auxquels il serait possible de confier des pouvoirs larges et véritables. Depuis les choix faits par Monsieur, on n'avait, au contraire, été occupé qu'à les limiter. Dans toutes les occasions, monsieur de Talleyrand a été on ne saurait mieux pour mon père. Leur connaissance datait de leur première jeunesse; et, quoiqu'ils eussent suivi une route bien différente et que leurs rapports eussent été interrompus pendant vingt-cinq ans, cependant il a toujours fait grand état de la capacité et de la loyauté de mon excellent père.

Mes prévisions sur le changement survenu dans ses dispositions furent bientôt justifiées; car, après avoir refusé d'aller à Vienne, il accepta l'ambassade de Turin. Malgré sa haute raison et son jugement supérieur, au milieu de cette curée de places, il n'avait pu s'empêcher de retrouver quelques velléités d'ambition.

Monsieur de Talleyrand lui montra Turin comme menant promptement à Londres, attendu que monsieur de la Châtre était incapable de s'y maintenir; et, ce qui eut encore plus d'influence, il ajouta que Turin, étant regardé comme ambassade de famille, assurait de droit le cordon bleu. Or, mon père a toujours désiré cette décoration par-dessus toute chose, tant les idées conçues au début de la vie laissent de fortes traces dans les esprits les plus distingués! Être chevalier de l'ordre lui semblait la plus belle chose du monde. Indubitablement, si monsieur de Talleyrand avait été ministre, à la première promotion il y aurait été compris.

Il faut que je raconte encore un trait qui confirme combien les impressions de jeunesse restent gravées dans l'esprit. Mon père avait été nommé commissaire français pour régler les limites après le traité de paix. Cette besogne était peu agréable; il le sentait vivement. Ses collègues, les princes Rozamowski, le comte Wittgenstein y mettaient des formes charmantes; le baron de Humboldt et sir Charles Stewart déguisaient leurs exigences en phrases polies. Mais le fond de ces transactions roulait sur le droit du plus fort, ce qui est toujours un terrain très pénible pour le plus faible. Mon père s'en tira aussi bien que les circonstances le permettaient. Le Roi le vit plusieurs fois et lui témoigna sa satisfaction.

Lorsqu'il fut question de l'ambassade de Turin, cela n'alla pas tout droit. Ma mère était furieuse, moi très désolée, mon frère contrarié; enfin mon père se décida à céder à nos vœux. Il alla chez le Roi et lui représenta qu'ayant refusé l'ambassade de Vienne il serait trop inconséquent d'accepter celle de Turin. Le Roi lui répondit que cela était bien différent, qu'il comprenait sa résistance pour Vienne mais que le roi de Sardaigne était son beau-frère; et ce singulier argument parut concluant à mon père. Le Roi, qui tenait à le décider, lui ayant dit qu'il était disposé à lui accorder ce qui pouvait lui être agréable comme grâce et marque de contentement et de satisfaction, mon père inventa de lui demander l'entrée du cabinet, ce qui veut dire la permission de lui faire sa cour les jours de réception dans une salle plutôt que dans une autre.

C'est nanti de ces deux résultats d'une longue conférence que mon père revint, très enchanté, nous dire qu'il n'avait pu résister plus longtemps aux ordres du Roi. Ce n'est que plus tard, et après qu'il eut accepté, que monsieur de Talleyrand prit des engagements pour Londres et le cordon bleu.

Je ne puis assez répéter que mon père est l'homme du sens le plus droit et de l'esprit le moins susceptible de petitesse que j'aie jamais rencontré, et pourtant il cédait là à des séductions qui n'auraient exercé aucune influence sur lui s'il avait eu vingt-cinq ans de moins. Quant à moi, je marchais d'étonnement en étonnement sans faire de progrès dans l'art du courtisan.

Cette nomination nous ramena de la campagne où nous avions été nous reposer d'un hiver et d'un printemps si agités. Ma mère avait fait une chute qui l'empêchait de remuer, de sorte que tous les embarras des préparatifs de départ tombèrent sur moi. Ces soins matériels, joints au chagrin de quitter mes amis et mes habitudes, m'absorbèrent tellement que je ne m'occupai guère des affaires publiques et qu'elles se présentent moins nettement à ma mémoire. Mais je retrouve encore quelques faits particuliers dans mes souvenirs.

Madame de Staël arriva peu après le Roi. Son bonheur de se retrouver à Paris était encore accru par la joie qu'elle éprouvait à se parer de la jeune beauté de sa charmante fille.

Malgré des cheveux d'une couleur un peu hasardée et quelques taches de rousseur, Albertine de Staël était une des plus ravissantes personnes que j'aie jamais rencontrées, et sa figure avait quelque chose d'angélique, de pur et d'idéal que je n'ai vu qu'à elle. Sa mère en était heureuse et fière; elle pensait à la marier; les prétendants ne tardèrent pas à se présenter.

Madame de Staël avait coutume de dire, depuis son enfance, qu'elle saurait bien forcer sa fille à faire un mariage d'inclination; et je crois bien qu'elle a employé l'empire qu'elle avait sur elle à diriger son choix sur un duc et pair, riche et grand seigneur. C'est encore par des qualités plus personnelles que le duc de Broglie a justifié la préférence qui lui fut accordée; au reste, j'anticipe sur les événements, car ce mariage n'eut lieu que l'année suivante.

La haine qu'elle portait à Bonaparte avait rendu madame de Staël très royaliste; elle s'émerveillait elle-même de n'être pas dans l'opposition. Toutefois, la supériorité de son esprit ne lui permettait pas de tomber dans notre absurde intolérance. Je la voyais souvent. Chez moi, je lui entendais tenir un langage selon mon cœur; mais, chez elle, j'étais souvent scandalisée des propos de son cercle. Elle admettait toutes les opinions et tous les langages, quitte à se battre à outrance pour la cause qu'elle soutenait; mais elle finissait toujours par une passe à armes courtoises, ne voulant priver son salon d'aucun des tenants de ce genre d'escrime qui pouvait y apporter de la variété.

Elle aimait toutes les notabilités, celles de l'esprit, celles du rang, celles même fondées sur la violence des opinions. Pour des gens qui, comme moi, vivaient dans les idées rétrécies de l'esprit de parti, cela paraissait très choquant; et je suis souvent sortie de son salon indignée des discours qu'on y tenait et disant, suivant notre expression de coterie, que c'était par trop fort.

Nous allâmes lui dire adieu peu de jours avant de partir pour Turin. Un jeune homme appuyé sur son fauteuil tonnait d'une façon si hostile contre le gouvernement royal, se montrait si passionnément bonapartiste que madame de Staël, après avoir vainement tâché de ramener sa haineuse éloquence au ton de la plaisanterie, fut obligée, malgré sa tolérance habituelle, de lui imposer silence. C'était l'infortuné La Bédoyère. S'il avait continué à tenir la conduite qu'indiquaient ses propos, il n'y aurait pas de reproches à lui faire. Mais, peu de semaines après, vaincu par les sollicitations de la famille de sa femme, il consentit à se laisser nommer colonel au service de Louis XVIII et l'année n'était pas révolue qu'il avait payé à la plaine de Grenelle le prix sanglant de la plus coupable trahison.

Monsieur tomba dangereusement malade et son état causa l'inquiétude la plus vive à tout ce qui s'appelait royaliste; je la partageai très sincèrement. Il fut rendu à nos vœux; hélas! ce n'était ni pour son bonheur, ni pour le nôtre! Il passa le temps de sa convalescence à Saint-Cloud. Nous y allâmes de Châtenay lui faire notre cour; il fut très gracieux et très causant; il nous montrait les élégances de Saint-Cloud avec grande satisfaction. Il disait en riant qu'on ne pouvait pas accuser Bonaparte d'avoir laissé détériorer le mobilier. La longue privation de ces magnificences royales les lui faisait apprécier davantage.

Je rencontrai à Saint-Cloud le chevalier de Puységur. Je l'avais laissé à Londres, quelques années avant, le plus aimable, le plus agréable et le plus sociable des hommes. Nous étions fort liés; je me faisais grande joie de le voir. Je retrouvai un personnage froid, guindé, désobligeant, silencieux, enfin une telle métamorphose que je n'y comprenais plus rien. Je me retirai, embarrassée d'empressements qui n'avaient obtenu aucun retour. J'appris, quelques jours après, qu'en outre de l'anglomanie, qui lui avait fait prendre en dégoût tout ce qui était français, il était dominé par le chagrin de montrer une figure vieillie. Il avait perdu toutes ses dents et, jusque-là, il avait vainement tenté d'y suppléer. Un ouvrier plus adroit lui rendit par la suite un peu plus de sociabilité; mais il ne reprit pas la grâce de son esprit et resta maussade et grognon. Il ne vint pas chez moi, mais je le voyais souvent chez mon oncle Édouard Dillon.

Un jour où lord Westmeath, qui s'occupait d'agriculture, avait été le matin à Saint-Germain, il nous demanda comment on nourrissait le bétail aux environs de Paris. Il trouvait faible la proportion des pâturages. Nous nous mettions en devoir de lui expliquer que, sur d'autres routes, il en trouverait davantage, mais le chevalier nous arrêta tout court:

«Vous avez raison, mylord, il n'y a pas de pâturages, les horribles vaches mangent des chardons dans les fossés; et, d'ailleurs, on ne saurait découvrir les prairies en France parce que l'herbe n'y est pas verte.

«—Comment, l'herbe n'est pas verte, et de quelle couleur est-elle?

«—Elle est brune.

«—Quand elle est brûlée du soleil.

«—Non, toujours.»

Je ne pus m'empêcher de rire et de dire:

«Voilà un singulier renseignement donné à un étranger par un français.»

Le chevalier reprit aigrement:

«Je ne suis pas français, madame, je suis du pavillon de Marsan.»

Hélas! il disait vrai et, dans cette boutade humoriste, se trouve le texte de toute la conduite de la Restauration, de toutes ses fautes, de tous ses malheurs.

Le chevalier de Puységur est l'homme que j'ai vu le plus complètement affecté du regret d'avoir perdu les avantages d'une très agréable figure. On accuse les femmes de cette petitesse; mais aucune, que je sache, ne l'a portée à ce point. Il était devenu complètement insupportable, et les jeunes gens qui avaient entendu vanter ses bonnes façons, son esprit et sa grâce en recherchaient vainement quelque trace. Son âpreté était devenue extrême; il aurait voulu accaparer toutes les faveurs, et il faut savoir gré à Monsieur d'avoir supporté ses exigences en souvenir d'un ancien et, je crois, sincère dévouement.

Nota.—Bien des années plus tard, et au delà de l'époque où je compte arrêter ces écrits, en avril 1832, pendant le plus fort de la désastreuse épidémie du choléra, j'arrivai un matin chez la duchesse de Laval; le duc de Luxembourg, son frère, et le duc de Duras s'y trouvaient. Je venais de recueillir de la bouche du baron Pasquier, qui y avait assisté, le récit de la mort de monsieur Cuvier, tombé victime du fléau qui décimait la capitale. Il avait témoigné à cet instant suprême de toute la hauteur de son immense distinction intellectuelle et d'une force d'âme conservée jusqu'au dernier soupir sans exclure la sensibilité. Mon narrateur était profondément ému et m'avait fait partager son impression.

J'arrivai chez la duchesse toute pleine de mon sujet et je répétai les détails que je venais d'apprendre. Les deux ducs écoutaient négligemment. Enfin monsieur de Luxembourg se penchant vers monsieur de Duras lui demanda à mi-voix:

«Qu'est-ce que c'est que ce monsieur Cuvier?

«—C'est un de ces monsieur du jardin du Roi», reprit l'autre.

L'illustre Cuvier est un des monsieur du jardin du Roi! Je demeurai confondue. Hélas! hélas! me disais-je, que de pareils propos dans la bouche des capitaines des gardes, des gentilshommes de la chambre, des intimes du roi de France expliquent tristement le voyage de Cherbourg! L'Europe nous enviait la gloire de posséder Cuvier, et la Cour des Tuileries ignorait jusqu'à son existence. Les deux ducs étaient du pavillon de Flore, comme monsieur de Puységur du pavillon de Marsan.—

Nous avions vu arriver successivement un assez grand nombre de femmes anglaises. J'ai déjà dit combien leur costume paraissait étrange; mais je fus encore bien plus étonnée de leur maintien. Les dix années qui venaient de s'écouler, sans aucune communication avec le continent, leur avaient fait chercher l'initiative de leurs modes dans leurs propres colonies.

Elles avaient transporté dans nos climats les manières abandonnées et les habitudes du tropique, entre autres ces grands divans carrés sur lesquels on est couché plutôt qu'assis, et où femmes et hommes sont étendus pêle-mêle. Les grandes dames avaient conservé une certaine tradition de l'urbanité de mœurs des femmes françaises et s'étaient persuadées qu'elle était accompagnée de façons libres. Or, c'est ce qu'il y a de plus facile à imiter et, comme elles n'avaient plus l'original sous les yeux, elles s'étaient fait un type imaginaire qui nous étonnait fort.

Rien n'est plus éloigné de la vérité que cette idée adoptée par la plupart des écrivains anglais sur les femmes françaises. Elles ont en général de l'aisance de conversation, mais, dans aucun pays, le maintien n'est plus calme et plus sévère; et, même avant la Révolution, lorsque les mœurs étaient beaucoup moins bonnes, les formes extérieures étaient encore plus rigoureuses.

Il est commun chez nous de voir des femmes qui passent pour légères conserver dans le monde un ton parfait; je ne sais si la morale y gagne, mais la société en est certainement plus agréable. Les anglaises semblaient, au contraire, avoir jeté leur bonnet par-dessus les moulins. Je me rappelle avoir vu dans le salon de monsieur de Talleyrand, où toutes les femmes, selon l'usage des salons ministériels d'alors, étaient rangées sur des fauteuils régulièrement espacés le long du mur, une petite mistress Arbuthnot, jeune et jolie femme, qui affichait dès lors ses prétentions au cœur du duc de Wellington, quitter le cercle des dames, se réunir à un groupe formé exclusivement par des hommes, s'appuyer contre une petite console, y poser les deux pouces, s'élancer dessus très lestement et y rester assise avec les jambes ballantes que de fort courtes jupes ne couvraient guère plus bas que les genoux.

Bientôt une colonie entière de dames anglaises vint nous apprendre que les façons de mistress Arbuthnot ne lui étaient pas exclusivement réservées.

Je vis souvent, mais sans y prendre grand goût, madame de Nesselrode; celle-là était suffisamment froide et guindée assurément. Elle avait beaucoup d'esprit et préludait à la domination exclusive qu'elle a depuis exercée sur son mari. Elle était jalouse de tout ce qu'elle pouvait craindre avoir quelque influence sur son esprit et, à ce titre, elle m'honora d'une assez grande dose de malveillance.

La princesse Zénéide Wolkonski éprouvait un autre genre de jalousie toute orientale; elle ne permettait pas même à son mari d'envisager une femme. Dès qu'elle fut arrivée à Paris, elle l'enferma sous clef. Quelques mois avant, dans un accès de frénésie jalouse, elle s'était mordu la lèvre de manière à en emporter un assez gros morceau. La cicatrice était encore rouge et nuisait à sa beauté qui était pourtant réelle. Je ne sais pourquoi j'avais trouvé grâce devant elle et elle permettait au pauvre Nikita de venir chez moi. L'Europe a depuis retenti des querelles et des folies de ce couple extravagant.

Mon frère commençait à sentir l'inconvénient de n'avoir aucune carrière et regrettait vivement d'avoir cédé aux instigations de sa coterie. Ma mère en était d'autant plus affligée qu'elle se sentait coupable de l'avoir influencé dans cette décision. Elle se détermina à demander une audience à madame la duchesse d'Angoulême. Cette princesse fut extrêmement bonne et aimable pour elle. Elle lui parla de son père, il était rare qu'elle en prît l'initiative, et, ce qui était plus rare encore, elle lui parla de son mari. Elle regrettait que son extrême timidité lui donnât une gaucherie qui empêchait d'apprécier un mérite réel qui pourtant, selon elle, ne manquerait pas de se découvrir à la longue. Elle montra pour lui une tendresse excessive.

Au reste, elle promit de s'occuper du sort de mon frère et, en effet, peu de jours après, il reçut le brevet de chef d'escadron. C'était un abus et un de ceux qui ont le plus aliéné l'armée et irrité le pays. Mais il était devenu si général parmi les gens avec lesquels nous vivions qu'il aurait été impossible de se montrer sans cette épaulette qu'on n'avait aucun droit raisonnable de demander.

Mon père était tellement blessé de cette folie qu'il n'avait pas voulu solliciter pour son fils. Ma mère n'entra pas dans cette idée gouvernementale. Mon frère fut enchanté d'obtenir un grade et moi de le lui voir.

La répugnance de Madame à parler de ses parents me rappelle une circonstance assez bizarre. La comtesse de Châtenay avait été souvent menée par sa mère, la comtesse de La Guiche, chez Madame, lorsque toutes deux étaient encore enfants. Madame s'en souvint et la traita avec une familière bonté; elle la reçut plusieurs fois en particulier. Un matin elle lui dit:

«Votre père est mort jeune?

«—Oui, Madame.

«—Où l'avez-vous perdu?»

Madame de Châtenay hésita un moment puis reprit:

«Hélas! Madame, il a péri sur l'échafaud pendant la Terreur.»

Madame fit un mouvement en arrière, comme si elle avait marché sur un aspic; un instant après, elle congédia madame de Châtenay; et, à dater de ce jour, non seulement elle ne lui a pas conservé ses anciennes bontés mais elle la traitait plus mal que personne et évitait de lui parler toutes les fois que cela était possible. Je ne cherche pas à expliquer le sentiment qui lui dictait cette conduite, car je ne le devine pas; je me borne à être fidèle narrateur.

CHAPITRE VIII

Madame la duchesse douairière d'Orléans. — Monsieur de Follemont. — Monsieur le duc d'Orléans. — Mademoiselle. — Madame la duchesse d'Orléans. — Scène à Hartwell. — Monsieur le duc d'Orléans refuse une place à mon frère. — Monsieur de Talleyrand part pour le congrès de Vienne. — Madame de Talleyrand. — La princesse de Carignan. — Les deux princes de Carignan.

Aussitôt après la Restauration, madame la duchesse d'Orléans douairière quitta Barcelone et s'établit à Paris. Elle accueillit mes parents avec ses anciennes et familières bontés. Nous y allions souvent; son âge ne laissait aucune place au scandale dont son entourage aurait pu faire naître la pensée.

Elle était totalement subjuguée par un nommé Rozet, ancien conventionnel, auquel elle croyait devoir la vie et qui l'avait accompagnée en Espagne. Il exploitait sa reconnaissance de toutes les manières et, sous le nom de Follemont qu'il avait pris, il était tellement le maître chez elle qu'on le dit son mari. Mais plus tard, nous vîmes surgir une petite vieille madame de Follemont dont il était l'époux depuis trente ans.

Quoi qu'il en soit, la princesse était complètement sous sa tutelle. Elle n'avait d'autre volonté que la sienne et le comblait de soins exagérés et puérils jusqu'au ridicule. Il était excessivement gourmand et elle s'inquiétait, tout à travers la table, de lui faire renvoyer la langue d'une carpe ou la queue d'un brochet. Elle lui arrangeait elle-même son café, s'occupait de préparer sa partie et de le faire asseoir du côté où il ne venait aucun vent, «c'est la place de monsieur de Follemont», disait-elle, et elle faisait lever quiconque s'y serait placé. Enfin, elle usait de ses droits de princesse pour rendre ostensibles des attentions poussées jusqu'à la niaiserie. Racontant, au reste, dix fois par jour les services que monsieur de Follemont lui avait rendus au péril de ses jours, circonstance fort contestée par les personnes alors en France mais que la bonne duchesse croyait sincèrement.

Tout ce qui composais la Maison honorifique était bien forcé de se plier à la suprématie de monsieur de Follemont, mais c'était en clabaudant contre lui et d'autant plus que, tout en dépensant beaucoup d'argent, il tenait l'établissement sur le pied le plus bourgeois et le moins agréable aux commensaux. Je ne crois pas cependant qu'il volât madame la duchesse d'Orléans. Il administrait mal parce qu'il n'avait aucune idée de conduire un pareil revenu et ne savait pas tenir, ce qui aurait dû être, un grand état. Mais il n'avait pas d'enfant; il regardait les biens de madame la duchesse d'Orléans comme son propre patrimoine et ne songeait pas à en rien soustraire. Il n'a laissé aucune fortune. Sa veuve a eu besoin d'une faible pension que monsieur le duc d'Orléans lui a continuée après la mort de sa mère:

On comprend que le genre de vie de madame la duchesse d'Orléans n'attirait pas beaucoup la foule: il était pénible pour les personnes attachées de cœur à cette princesse et à sa maison. Mes parents étaient de ce nombre. Mon père persista longtemps à y aller souvent, mais, petit à petit, il n'y eut plus de place que pour les courtisans de monsieur de Follemont. Quelque attachement qu'on eût pour la princesse, ce rôle n'était pas admissible.

Je fus présentée à madame la duchesse de Bourbon. Je ne saurais dire par quel hasard je n'y suis jamais retournée depuis cette première visite. Cela est d'autant moins explicable qu'elle recevait tous les jours et avait une maison très agréable.

Monsieur le duc d'Orléans vint faire une course à Paris; il se raccommoda ostensiblement avec sa mère. La présence de monsieur de Follemont avait causé précédemment une rupture complète entre la mère et les enfants. Il fit sa cour au Roi, donna des ordres pour faire arranger le Palais-Royal, tout à fait inhabitable à cette époque, rentra en possession de ses biens et retourna en Sicile pour y chercher sa famille, composée alors de madame la duchesse d'Orléans, de Mademoiselle et de trois enfants: monsieur le duc de Chartres et les princesses Louise et Marie. Madame la duchesse d'Orléans était grosse du duc de Nemours.

Dix années avant, j'avais laissé en Angleterre trois princes d'Orléans; il n'en restait plus qu'un. Né avant que la vie, plus que libre, menée par leur père lui eût gâté le sang, l'aîné était d'une santé robuste. Monsieur le comte de Beaujolais, ayant ajouté les excès de sa propre jeunesse aux excès paternels, succomba le premier. Ses deux frères le soignèrent avec la plus vive tendresse et l'accompagnèrent à Malte sans pouvoir le sauver. Monsieur le duc d'Orléans était destiné à un chagrin plus intime encore. Son frère chéri, cette véritable moitié de lui-même, le duc de Montpensier, aussi bon, aussi aimable, aussi gracieux qu'il était distingué, mourut d'une maladie étrange qui supposait un vice dans le sang.

Monsieur de Montjoie aussi, le fidèle ami de ces princes, leur compagnon dans toutes les vicissitudes de leur vie aventureuse, fut tué à la bataille de Friedland. On a dit que le boulet qui l'emporta était parti d'une batterie commandée par son frère, officier d'artillerie dans le corps d'armée bavarois. Ces sortes d'événements n'inspirent pas la même horreur dans les familles allemandes et suisses que dans les nôtres. On y est accoutumé à voir des frères servant diverses puissances et exposés à se trouver opposés l'un à l'autre.

Mademoiselle avait quitté la France avec madame de Genlis; elles s'étaient réfugiées dans un couvent.

Après la catastrophe de la mort de son père et madame sa mère étant en prison, la famille réclama la jeune princesse. Elle fut violemment arrachée à madame de Genlis et confiée aux soins de madame la princesse de Conti, sa grand'tante. Celle-ci, pleine d'esprit, l'appréciait, l'aimait, mais n'avait pas le courage de la protéger suffisamment pour lui éviter les persécutions auxquelles elle était en butte de toute l'émigration. On voulait lui arracher, sous forme de lettre au Roi, une profession de foi où elle renierait son père et désavouerait ses frères. On pourrait trouver dans cette lutte, qui dura trois années de la première jeunesse de Mademoiselle, l'explication de son caractère, de ses vertus tout à elle et de ce vernis d'amertume qui se montre parfois. Elle suivit sa tante en Hongrie où elles séjournèrent quelque temps.

Madame la duchesse d'Orléans, échappée aux prisons de Paris, s'établit à Barcelone. Elle ne fit aucune démarche pour se rapprocher de sa fille; mais, après la mort de la princesse de Conti, elle fut obligée de lui ouvrir un asile. Mademoiselle y eut tellement à souffrir des inconcevables procédés de monsieur de Follemont qu'elle dut s'en plaindre à ses frères. Ils allèrent la chercher à Barcelone; la comtesse Mélanie de Montjoie fut mise auprès d'elle et ne l'a plus quittée.

On traitait alors le mariage de monsieur le duc d'Orléans avec la princesse Amélie de Naples. Elle avait précédemment été destinée à monsieur le duc de Berry. Cette alliance était au moment de se conclure à Vienne pendant le séjour que la reine de Naples y fit avec ses filles. Mais monsieur le duc de Berry, alors amoureux d'une des demoiselles de Montboissier, se permit des plaisanteries inconvenantes et publiques sur le peu d'agrément qu'il trouvait à la jeune princesse. Ces propos arrivèrent à la Reine. Elle lui écrivit une lettre de dignité, de noblesse et pourtant de bonté pour lui, dans laquelle elle retirait sa parole et rompait tous les engagements pris pour sa fille. Elle en envoya la copie à ma mère; je l'ai lue plusieurs fois.

Je n'ai aucun détail positif sur ce qui s'est passé en Sicile après le mariage de monsieur le duc d'Orléans. Je sais seulement que ma mère y assista et que, monsieur de Follemont ayant réussi à la brouiller avec toute sa famille, elle retourna avec lui à Barcelone.

Il y eut des querelles entre les anglais et la Cour; les Siciliens prirent parti. La Reine fut mécontente de son gendre; il dut quitter le palais et se retirer à la campagne avec sa famille. Bientôt après, les Anglais eurent lieu de penser que la Reine négociait avec l'empereur Napoléon pour les exterminer dans l'île et renouveler les Vêpres Siciliennes. Je ne sais quel degré de confiance il faut attacher à cette accusation, mais elle servit de prétexte pour faire expulser la Reine de la Sicile. Elle conçut le projet de se rendre à Vienne par Constantinople et mourut en route avant d'y arriver. La nouvelle en parvint au moment même où monsieur le duc d'Orléans installait sa famille au Palais-Royal.

Madame la duchesse d'Orléans voulut bien conserver le souvenir de nos rapports d'enfance et m'accueillit avec une bonté qui renouvela l'affection que je lui portais et qui, depuis, s'est accrue chaque jour, en lui voyant exercer toutes les vertus, ornées de toute les grâces qui peuvent les décorer.

Madame la duchesse d'Orléans n'était pas jolie; elle était même laide, grande, maigre, le teint rouge, les yeux petits, les dents mal rangées; mais elle avait le col long, la tête bien placée, très grand air. Elle supportait bien la parure, avait bonne grâce avec beaucoup de dignité; et puis, de ses petits yeux, sortait un regard, émanation de cette âme si pure, si grande, si noble, un regard si varié, si nuancé, si bon, si encourageant, si excitant, si reconnaissant que, pour moi, j'en trouverais tout sacrifice suffisamment payé. Je suis persuadée que madame la duchesse d'Orléans doit une partie de la fascination qu'elle exerce sur les gens les plus hostiles à l'influence de ce regard.

Elle fut bien accueillie à la Cour des Tuileries, monsieur le duc d'Orléans médiocrement, Mademoiselle très froidement. Il n'y avait jamais eu aucun rapprochement avec elle, même par lettre je crois; et madame la duchesse d'Angoulême ne pouvait dissimuler la répugnance qu'elle éprouvait pour le frère et la sœur.

J'ai entendu raconter à mon oncle Édouard Dillon qu'il se trouvait à Hartwell lors de la première visite que monsieur le duc d'Orléans y fit. Elle avait été longuement négociée et Madame avait eu peine à y consentir. Il arriva de meilleure heure qu'on ne l'attendait, un dimanche comme on sortait de la messe. Madame le rencontra en traversant le vestibule; elle était suivie de tout ce qui habitait le château. En apercevant le prince, elle devint extrêmement pâle, ses jambes fléchirent, la parole expira sur ses lèvres; il s'avança pour la soutenir, elle le repoussa. Il fallut l'asseoir; elle se trouva presque mal; on s'empressa autour d'elle et on la conduisit dans ses appartements.

Monsieur le duc d'Orléans, profondément blessé, peiné, embarrassé, resta seul avec mon oncle; il n'y avait rien à dissimuler, il lui parla avec amertume de cette scène et lui témoigna un vif désir de repartir sur le champ. Édouard lui montra l'inconvénient d'un tel esclandre et s'offrit à aller de sa part prendre les ordres du Roi. Le Roi, qui était auprès de sa nièce, fit dire au prince que c'était une incommodité à laquelle Madame était fort sujette, qu'elle allait mieux et qu'il n'y paraîtrait pas au dîner. Peu d'instants après, il reçut monsieur le duc d'Orléans dans son cabinet. Je ne sais ce qui se passa entre eux. Au dîner, Madame fit bonne contenance et parla même à monsieur le duc d'Orléans de ces palpitations auxquelles elle était sujette, ce qui n'était pas vrai. Le prince fut très satisfait, on peut le croire, de remonter en voiture sitôt après le dîner.

Ces sortes de scènes laissent des traces qui ne s'oublient ni de part ni d'autre.

La répugnance ostensible de Madame pour monsieur le duc d'Orléans s'affaiblit avec le temps, mais elle ne put ni vaincre ni dissimuler celle que lui inspirait Mademoiselle. En revanche, il s'établit une amitié sincère et mutuelle entre elle et madame la duchesse d'Orléans. Madame l'appelait ordinairement, en en parlant, ma vraie cousine.

Mon père aurait désiré que mon frère fût attaché à la maison d'Orléans où son nom lui donnait d'anciens droits de famille. Les bontés de madame la duchesse d'Orléans pour moi me permettaient de lui en parler. Quoique en grand deuil de sa mère, elle me recevait souvent; elle promit de s'en occuper. Mais elle me répondit, peu de jours après, que monsieur le duc d'Orléans avait plus d'engagements qu'il n'était possible qu'il eût jamais de places à sa disposition. Ce n'était pas tout à fait la vérité. La voici:

Monsieur le duc d'Orléans se trouvait déjà entouré de deux ou trois personnes, de ce qu'on appelait encore l'ancien régime; et, loin de chercher à en augmenter le nombre, il voulait compléter sa Maison de gens d'un autre ordre et tenant aux intérêts révolutionnaires. Il avait le coup d'œil assez juste pour comprendre qu'il y avait grand intérêt à les ménager; sa conduite a toujours tendu à opérer ce mélange. C'eût été une idée profondément habile dans les princes de la famille royale; était-elle sans inconvénient dans le prince du sang qui se séparait ainsi de leur politique? C'est ce que je n'oserais affirmer.

Il est certain que, dès le premier jour, monsieur le duc d'Orléans, sans conspirer contre eux, j'en ai la ferme conviction, a évité de s'assimiler à leurs allures et que toute son attitude a été celle d'un homme bien aise qu'on le croie dans l'opposition.

Monsieur de Talleyrand était bien près de suivre la même route.

S'il avait eu autant de considération dans le pays qu'il y avait d'importance, il n'aurait pas hésité; mais la Restauration était trop son ouvrage pour qu'il osât s'en séparer à l'occasion de griefs personnels. Rebuté par tous les dégoûts dont l'abreuvait le château, il désira s'éloigner et se nomma lui-même pour assister au congrès de Vienne où la grandeur des négociations et la présence des souverains justifiaient celle du ministre des affaires étrangères.

J'allais souvent chez monsieur de Talleyrand. Son salon était très amusant. Il ne s'ouvrait qu'après minuit, mais alors toute l'Europe s'y rendait en foule; et, malgré l'étiquette de la réception et l'impossibilité de déranger un des lourds sièges occupés par les femmes, on trouvait toujours à y passer quelques moments amusants ou au moins intéressants, ne fût-ce que pour les yeux.

Madame de Talleyrand, assise au fond de deux rangées de fauteuils, faisait les honneurs avec calme; et les restes d'une grande beauté décoraient sa bêtise d'assez de dignité.

Je ne puis me refuser à raconter une histoire un peu leste, mais qui peint cette courtisane devenue si grande dame.

Mon oncle Édouard Dillon, connu dans sa jeunesse sous le nom de beau Dillon, avait eu, en grand nombre, les succès que ce titre pouvait promettre. Madame de Talleyrand, alors madame Grant, avait jeté les yeux sur lui. Mais, occupé ailleurs, il y avait fait peu d'attention. La rupture d'une liaison, à laquelle il tenait le décida à s'éloigner de Paris pour entreprendre un voyage dans le Levant; c'était un événement alors, et le projet seul ajoutait un intérêt de curiosité à ses autres avantages.

Madame Grant redoubla ses agaceries. Enfin, la veille de son départ, Édouard consentit à aller souper chez elle au sortir de l'Opéra. Ils trouvèrent un appartement charmant, un couvert mis pour deux, toutes les recherches du métier que faisait madame Grant. Elle avait les plus beaux cheveux du monde; Édouard les admira. Elle lui assura qu'il n'en connaissait pas encore tout le mérite. Elle passa dans un cabinet de toilette et revint les cheveux détachés et tombant de façon à en être complètement voilée. Mais c'était Ève, avant qu'aucun tissu n'eût été inventé, et avec moins d'innocence, naked and not ashamed. Le souper s'acheva dans ce costume primitif. Édouard partit le lendemain pour l'Égypte. Ceci se passait en 1787.

En 1814, ce même Édouard, revenant d'émigration, se trouvait en voiture avec moi; nous nous rendions chez la princesse de Talleyrand où je devais le présenter. «Il y a un contraste si plaisant, me dit-il, entre cette visite et celle que j'ai faite précédemment à madame de Talleyrand, que je ne puis résister à vous raconter ma dernière et ma seule entrevue avec elle.»

Il me fit le récit qu'on vient d'entendre. Nous étions tous deux amusés, et curieux du maintien qu'elle aurait vis-à-vis de lui. Elle l'accueillit à merveille et très simplement; mais, au bout de quelques minutes, elle se mit à examiner ma coiffure, à vanter mes cheveux, à calculer leur longueur et, se tournant subitement du côté de mon oncle placé derrière ma chaise:

«Monsieur Dillon, vous aimez les beaux cheveux!»

Heureusement nos yeux ne pouvaient se rencontrer, car il nous aurait été impossible de conserver notre sérieux.

Au reste, madame de Talleyrand ne conservait pas ses naïvetés uniquement à son usage; elle en avait aussi pour celui de monsieur de Talleyrand. Elle ne manquait jamais de rappeler que telle personne (un autre de mes oncles par exemple, Arthur Dillon) était un de ses camarades de séminaire. Elle l'interpellait à travers le salon pour lui faire affirmer que l'ornement qu'il aimait le mieux était une croix pastorale en diamant dont elle était parée. Elle répondit à quelqu'un qui lui conseillait de faire ajouter de plus grosses poires à des boucles d'oreilles de perle:

«Vous croyez donc que j'ai épousé le Pape!»

Il y en aurait trop à citer. Monsieur de Talleyrand opposait son calme imperturbable à toutes ses bêtises, mais je suis persuadée qu'il s'étonnait souvent d'avoir pu épouser cette femme.

J'étais chez madame de Talleyrand le jour du départ de monsieur de Talleyrand et je lui vis apprendre que madame de Dino, alors la comtesse Edmond de Périgord, accompagnait son oncle à Vienne. Le rendez-vous avait été donné dans une maison de campagne aux environs de Paris. Un indiscret le raconta très innocemment.

Madame de Talleyrand ne se trompa pas sur l'importance de cette réunion si secrètement préparée; elle ne put cacher son trouble ni s'en remettre. Ses prévisions n'ont pas été trompées; depuis ce jour, elle n'a pas revu monsieur de Talleyrand, et bientôt elle a été expulsée de sa maison.

Monsieur de Blacas redoubla de soins et de grâce pour mon père après le départ de monsieur de Talleyrand, mais il ne lui convenait nullement d'entrer dans la cabale qui se formait sous ses yeux.

Nous voyions souvent, depuis nombre d'années, la princesse de Carignan, nièce du roi de Saxe. Elle avait épousé, au commencement de la Révolution, le prince de Carignan, alors éloigné de la Couronne, mais prince du sang reconnu. Elle avait adopté les idées révolutionnaires et y avait entraîné son mari, dépourvu de l'intelligence la plus commune. Elle était restée veuve et ruinée avec deux enfants et avait successivement porté ses réclamations dans les antichambres du Directoire, du Consulat et de l'Empire.

Il convenait à l'Empereur de les accueillir; elle reprit son titre de princesse, et il partagea les biens, non vendus, de la maison de Carignan, entre son fils et celui du comte de Villefranche, oncle du feu prince de Carignan. Il l'avait eu d'un mariage contracté en France avec une demoiselle Magon, fille d'un armateur de Saint-Malo. La princesse de Lamballe, sa sœur, en avait été désolée, courroucée, et la Cour de Sardaigne n'avait jamais reconnu cette union.

La princesse de Carignan, saxonne, avait de son côté épousé secrètement un monsieur de Montléard dont elle avait plusieurs enfants qu'elle cachait très soigneusement ainsi que ses grossesses. Elle n'avouait que les deux Carignan. L'aîné était, en 1812, une grande belle fille de quinze ans, très simple, très naturelle, très bonne enfant. Le fils, dont l'enfance avait été négligée jusqu'à l'abandon, après avoir polissonné à Paris avec tous les petits garçons du quartier, était depuis quelques mois dans une pension à Genève où le roi de Sardaigne l'avait fait réclamer pour l'établir à Turin. Il était devenu un personnage important. Le Roi n'ayant que des filles et son frère étant sans enfants, le prince de Carignan se trouvait héritier présomptif de la Couronne.

Le duc de Modène, frère de la reine de Sardaigne, et marié à sa fille aînée, aurait trouvé plus simple de voir changer l'ordre de succession. L'Autriche appuyait ses prétentions; les opinions révolutionnaires des parents et la conduite que la princesse de Carignan avait continué à tenir militaient contre le jeune prince de Carignan; mais il était de la maison de Savoie et c'était un grand titre aux yeux du Roi. Le faire reconnaître et proclamer hautement était une des affaires les plus importantes de la mission confiée à mon père. La France a le plus grand intérêt à ce que l'Autriche n'ajoute pas le Piémont aux États qu'elle gouverne en Italie.

La princesse de Carignan désirait obtenir la permission d'aller à Turin avec sa fille. On consentait bien à recevoir et même à garder la jeune princesse, mais toutes les portes étaient barricadées contre la mère. Dès qu'elle sut la nomination de mon père, elle ne sortit plus de chez nous, ayant à chaque heure quelque nouveau motif à faire valoir pour obtenir la médiation de l'ambassadeur qui était disposé à s'occuper très activement des affaires du prince mais point du tout à obtenir le retour de la princesse dont la présence n'aurait été qu'un embarras continuel pour son fils et pour la France qui se déclarait en sa faveur.

L'autre Carignan (Villefranche) avait épousé mademoiselle de La Vauguyon, et cette famille s'agitait aussi pour faire admettre sa légitimité par la Cour de Turin. On arguait d'un acte du feu Roi qui, à l'article de la mort, avait dû reconnaître le mariage disproportionné du comte de Villefranche.

Mon père n'était pas toujours libre d'écouter ces minutieuses explications. J'en subissais ma bonne part et je préludais ainsi à l'ennui qui m'attendait à Turin.

Nous partîmes au commencement d'octobre.

APPENDICES

I

Note du marquis d'Osmond, pour être remise à l'archevêque de Sens, en mai 1788.

J'ai souvent, dans ces écritures, indiqué mon père comme n'étant aucunement séduit par les utopies du jeune et brillant groupe des Talleyrand, des Lauzun, des Lameth, des Narbonne, des Loménie, des Choiseul, etc..., avec lesquels il vivait intimement, et de son opposition hostile aux démolisseurs de 1789. Toutefois, son bon esprit lui faisait admettre la nécessité de grandes concessions aux tendances du siècle, et la perspicacité de son jugement lui indiquait la guerre comme un moyen dérivatif à la fièvre révolutionnaire bouillonnant dans les veines de la France: le très bon état de l'année devait la faire espérer heureuse. Cet expédient réussit presque toujours dans notre belliqueuse patrie. Mon père y voyait un moyen de salut à la condition d'employer le calme comparatif qui en pourrait résulter à créer immédiatement des institutions de nature à satisfaire aux besoins réels du pays, venant d'en haut et fortifiant sans détruire. Je lui ai souvent entendu soutenir cette thèse pendant l'émigration vis-à-vis de ce qu'on appelait alors les constituants: les Lally, les Monier, les Malouet, etc., ceux enfin que les émigrés purs qualifiaient de scélérats et mon père de très honnêtes gens s'étant trompés. Ils en convenaient bien alors; ils admettaient son système praticable et en étaient bien aux regrets, mais, hélas! il était trop tard. Les générations actuelles préfèrent peut-être le grand coup de balai de 1789, mais celle qui subissait la révolution en était moins charmée.

Je fais transcrire ici[1] une note toute entière de la main de mon père, dans la pensée qu'un volume a moins de chance de s'égarer qu'une feuille de papier. Elle constate quelles étaient ses opinions au mois de mai 1788. Elle a été remise à l'archevêque de Sens, avec quel insuccès, l'histoire le sait. Ce cardinal du XVIIIe siècle était esprit fort mais très petit génie, et pourtant l'opinion publique l'avait imposé au Roi comme premier ministre. En lisant ce document, il ne faut pas perdre un instant de vue sa date.

Lorsque, dans un siècle éclairé, les sottises du gouvernement l'ont réduit à la nécessité de permettre les dissertations sur les droits du peuple, on ne peut pas se flatter que le résultat soit à l'avantage de l'autorité; elle doit alors prévoir les sacrifices auxquels elle sera forcée et poser des bornes qui, en exaltant la reconnaissance publique, arrête toute discussion.

En matière de constitution, il sera toujours impossible de s'entendre: quand les partis opposés établiront leurs prétentions sur des faits, chacun en citera en sa faveur. Comme tous les peuples de la terre ont sans cesse été ballottés par les passions des hommes intéressés à les diriger en sens contraires, il n'y a point de nation dans les annales de laquelle on ne trouve à justifier, en même temps, et les entreprises du despotisme et les folles démarches de l'enthousiasme républicain. Pour les gens de bonne foi, quelle que soit leur robe, les citations, les exemples ne sont rien. Dans le XVIIIe siècle, on n'a plus le droit de commander aux hommes qu'en se soumettant avec eux à l'empire éternel de la raison. Je sais qu'on n'admet pas généralement ces principes; cependant ce sont les véritables et leur application aux circonstances dans lesquelles se trouve la France peut seule la préserver des malheurs dont elle est menacée. Je le dis avec d'autant plus de franchise que rien ne me paraît plus intimement lié que la gloire du Roi au bonheur de la Nation et la gloire de la Nation au bonheur du Roi.

Il faut se hâter; on a déjà perdu des moments précieux; l'esprit de parti fait des progrès rapides; les têtes s'enflamment; n'osant pas dire positivement les choses, on dispute sur les mots; on se rallie aux prétentions parlementaires: le gouvernement ne doit pas s'y tromper; ce n'est qu'un prétexte. Le peuple peut être conduit à des révoltes dont il ignore le motif sans en prévoir l'effet, mais l'opinion qui le dirige n'attache aucun prix à l'existence des Parlements; elle veut des États Généraux qui assurent à la Nation le droit imprescriptible de consentir l'impôt et aux citoyens une liberté individuelle protégée par les lois.

Les grands intérêts politiques étant devenus la matière de toutes les conversations, on entend sans cesse parler de l'Angleterre, de sa constitution, la comparer avec ce que nous pouvons devenir, mettre en parallèle les deux Rois réduits à la liste civile; cependant rien n'est plus ridicule que cette comparaison. La position géographique de la France ne lui permet pas d'être soumise au régime anglais; elle lui impose la nécessité d'avoir une armée de deux cents mille hommes, circonstance qui, seule (sans entrer dans de grands détails et planant sur les idées intermédiaires), met une extrême différence entre les magistrats souverains de ces deux Nations.

En France, l'autorité que doit conserver le Roi est une sûreté. La portion du peuple qui peut s'exprimer est trop éclairée pour faciliter aux grands le moyen de marcher à l'aristocratie; la noblesse a trop besoin des places et des faveurs de la Cour pour laisser restreindre au delà de certaines bornes les facilités que le Roi a de se l'attacher par ses bienfaits; le clergé aurait trop à se défendre de l'esprit philosophique uni au républicain pour ne pas s'opposer à tout ce qui pourrait anéantir l'autorité royale. L'étendue de l'Empire, le génie de la Nation, l'habitude, tout nous lie au système d'une monarchie limitée; nous ne pourrions nous en éloigner que par les convulsions d'une guerre civile, et je doute que ce fut à l'avantage de nos neveux.

Un Roi, un peuple, une noblesse, un clergé ne sont pas incompatibles. Nous pouvons, en conciliant leurs intérêts, obtenir de la raison toute seule ce qui a coûté à nos voisins des siècles de malheurs. Le ministère actuel laissera-t-il échapper l'occasion de commander à la postérité une reconnaissance éternelle?

M. l'archevêque de Sens a déjà trop tardé. Cependant il trouvera une excuse dans la persuasion où sont les gens sensés qu'il faut longtemps préparer l'esprit des Rois pour les déterminer à un sacrifice de la moindre portion de cette autorité absolue que la flatterie les accoutume à tant apprécier. Si le principal ministre conserve sa place, il est temps de parler franchement, de calmer l'effervescence que produit le désir de la liberté qu'on peut raisonnablement souhaiter. Il est surtout temps d'imposer silence au dépit de la magistrature, à la haine des envieux et aux clabauderies de courtisans qui, sans savoir positivement ce qu'ils veulent, crient toujours contre tout ce qui se fait. Les passions, sous le masque de l'intérêt public, pousseront le peuple à une résistance plus embarrassante que l'insurrection qui s'annonce déjà dans quelques provinces si le Roi, en avançant l'époque des États Généraux, ne manifeste pas clairement, irrévocablement les intentions louables dont M. l'archevêque l'a animé.

Souvent, à une certaine distance, on juge mal les objets moyennant quoi je pourrais bien me tromper, mais, de la position où je suis, il me semble que, pour tout calmer, pour tout réparer, le Roi devrait appeler près de sa personne ou une cour plénière ou des députés des assemblées provinciales ou les présidents de ces assemblées, enfin un corps quelconque auquel il put adresser l'équivalent du discours qui suit:

«Messieurs, je vous ai mandés pour vous faire connaître mes volontés d'une manière si précise qu'à l'avenir elles ne puissent plus être mal interprétées. Le besoin de mon cœur, autant que le malheur des circonstances, m'avait dès longtemps déterminé à m'environner de l'amour de mes peuples en assemblant les États Généraux de mon royaume. Je ne balançais plus que sur l'époque à laquelle je devais les convoquer lorsque mes ministres consultés pensèrent qu'en fixant l'année 1792 pour les réunions d'une assemblée nationale chacun des membres destinés à la composer pouvait, en se formant dans les assemblées provinciales, en s'appropriant les lumières de son siècle, s'élever à la hauteur des grands intérêts qui doivent être discutés. Ils pensèrent qu'alors tous concourraient plus utilement au projet que j'ai formé de régénérer l'empire français sur les bases de sa constitution.

«J'annonçai les États Généraux pour 1792. Des corps qui ont cherché à se rendre nécessaires ont paru douter de la pureté de mes intentions; leurs arrêtés, pleins de chaleur et de fiel, ont occasionné des mouvements qui ont troublé l'ordre public; ils tendaient à altérer la confiance des peuples, le plus précieux apanage des Rois français. Cette colonne de la monarchie qui l'a soutenue au milieu des crises des plus violentes sera inutilement ébranlée lorsque le jour de la raison, éclairant les souverains comme leurs sujets, leur a démontré qu'ils ne peuvent avoir qu'un seul et même intérêt.

«Quoique des États Généraux, assemblés à l'époque précédemment indiquée, pussent promettre de plus grands avantages, cependant je cède au désir que témoigne la Nation de me faire connaître ses besoins et je me rends d'autant plus facile que je suis moi-même pressé de lui prouver que digne, au moins par quelques vertus, de commander au premier peuple de la terre, je ne regarderai jamais comme des sacrifices tout ce qui pourra contribuer à son bonheur et à sa gloire. Mon principal ministre vous expliquera dans ses détails le plan que j'ai cru devoir adopter pour la formation des États Généraux. Leur première convocation ne provoquera probablement pas le bien que nous désirons tous avec une égale ardeur; mais la seconde, selon les circonstances plus rapprochée que les suivantes, consacrera pour toujours les principes invariables sur lesquels il est temps de fixer l'opinion.

«Pour terminer les affaires qui vous intéressent, il serait heureux de jouir d'une profonde tranquillité, mais il ne convient point aux Français qu'elle soit accompagnée de crainte.

«Les peuples, jaloux des avantages dont nous jouissons, chercheront à profiter des divisions qu'ils s'exagèrent pour nous attaquer avec succès si notre réunion franche et loyale ne commande pas le respect qui nous est dû.

«La dernière révolution opérée en Hollande par les armées prussiennes jointes aux intrigues de l'Angleterre a singulièrement dérangé la balance politique de l'Europe. Les influences de cet événement m'imposent l'obligation de rendre à la République la liberté d'effectuer les engagements qu'elle a contractés envers moi. Demain, mon armée se porte sur la Hollande. J'ai tout lieu de croire que cette démarche indispensable ne sera le motif d'aucune guerre. Cependant, si (contre les apparences) l'injustice nous contraignait à prendre la voie des armes, j'appellerais mes enfants; nous redoublerions d'énergie et (en soumettant cordialement les principes de notre constitution au flambeau des lumières amoncelées par les siècles tandis que nous forcerions nos ennemis à solliciter la paix) nous porterions au plus haut degré la gloire du nom français.»

(Note ajoutée par la comtesse de Boigne.)

On trouve dans les Mémoires de l'empereur Napoléon, publiés en 1825, des pages qui ont une complète analogie de vues avec les idées émises dans la note écrite par M. le marquis d'Osmond, en mai 1788, pour être remise à M. l'archevêque de Sens. On pourra en juger par les passages suivants:

«Les patriotes virent également que les négociations de la France avec la Prusse s'étaient ressenties de la mollesse qui caractérisait alors le Cabinet de Versailles, endormi dans l'insouciance des plaisirs sur le bord de l'abîme qui devait bientôt l'engloutir. Qui sait ce qui serait arrivé si la France, fidèle à son honneur et à sa politique, eut soutenu hautement par une grande démonstration militaire l'amitié qu'elle devait aux Provinces Unies? Elle donnait peut-être le signal d'une guerre où elle eut entraîné une partie de l'Europe; elle aurait sauvé la liberté de son alliée et probablement échappé elle-même à sa révolution....» (t. VI, p. 135; éd. de 1825).

«C'était le parti qu'aurait dû prendre Louis XVI dont le royaume était déjà agité: il eut peut-être détourné les esprits des intérêts naissants; il eut forcé, en faisant marcher une armée sur la frontière du nord, l'Angleterre et la Prusse à traiter avec lui de l'indépendance de la République de Hollande. Par cette conduite à la fois juste et politique, il aurait inspiré du respect à ses propres sujets, à ses alliés, à ses ennemis» (t. VI, p. 143; éd. de 1825).

II

Acte de mariage d'Adèle d'Osmond avec le général de Boigne.

(Extrait des registres des actes de mariage de la chapelle française de Londres.)

L'an mil sept cent quatre vingt dix huit, le onzième jour du mois de juin, Nous, soussigné, Antoine Eustache Osmond, évêque de Comminges en France, de présent résidant à Londres, en vertu de la permission à nous accordée par monseigneur Douglas, évêque de Centurie et vicaire apostolique de Londres, avons donné la bénédiction nuptiale, après avoir demandé et obtenu leur consentement mutuel, à messire Benoit de Boigne, originaire de Chambéry en Savoie, fils majeur de messire Jean-Baptiste de Boigne et de demoiselle Hélène de Cabet, absents, et à demoiselle Louise Éléonore Charlotte Adélaïde Osmond, fille mineure de messire René Eustache, marquis d'Osmond et de dame Éléonore Dillon, marquise d'Osmond, présents et consentants au dit mariage, et en présence de messire François, Emmanuel duc d'Uzès, de messire Anne Joachim Montagut, marquis de Bouzoles, de messire Charles Alexandre de Calonne et du général Daniel O'Connell, lesquels tous de ce requis ont signé avec nous.

III

Lettres adressées en 1799 par madame de Boigne au marquis et a la marquise d'Osmond, 11, Beaumont-street, Londres.

de Ramsgate, mercredi, 6 août.

Je suis bien fâchée mais point inquiète de n'avoir pas de lettres aujourd'hui; la poste de demain m'apportera, j'espère, de meilleures nouvelles que celles d'hier. Vous me recommandez de me ménager, ma chère maman; permettez-moi de vous donner le même conseil, vous en avez, au moins, autant besoin. Je viens d'aller à Sandwich à cheval et je suis fatiguée à mort, cependant ma promenade m'a fort amusée. Nous avons rencontré sept bataillons des Guards qui venaient s'embarquer ici; nous en avons vu qui étaient au bivac, d'autres campés, d'autres pliant bagages, d'autres enfin en marche; ceux-là s'embarquent dans ce moment sous mes fenêtres, ce qui n'est pas un très joli spectacle. Il y a un embargo depuis trois jours dans le port même sur les bateaux de pêcheurs, ce qui afflige vivement le général Dalrymphe à ce qu'il m'a confié hier. Rainulphe a la tête tournée: il ne rêve que cheval et soldat; mais, quoiqu'il travaille peu, je ne regarde pas ceci comme du temps perdu; il est bien employé pour sa santé et sa mine fait plaisir à voir. Je suis excédée, aussi je remettrai l'expédition de ma lettre à demain.

Jeudi.—L'abbé vous ayant écrit hier, j'ai indulgé ma paresse ou plutôt un mal horrible aux reins en m'arrêtant, car je n'en pouvais plus. Je suis bien mieux aujourd'hui mais bien fâchée d'être obligée de suspendre mes bains qui me renforcent et me délassent; je les reprendrai le plus tôt possible. Il fait un temps affreux, ce qui me décide à remettre ma promenade à cheval parce que je ne veux pas courir le risque d'être mouillée. Sur la route de Sandwich, hier, j'ai vu des moulins d'une construction extraordinaire; j'ai demandé ce que c'était et on m'a dit que c'était des moulins à sel. Nous sommes descendus de cheval et nous sommes entrés dans la manufacture où un homme très poli nous a expliqué tous les procédés qui ne sont pas très compliqués mais qui m'ont intéressée. Vous voyez que je profite de vos conseils.—Je lis maintenant, pour la première fois, les lettres de lord Chesterfield: j'y trouve du bon et du mauvais; surtout il me semble qu'elles n'étaient pas propres à l'impression car bien des choses qu'on peut tolérer comme conseils particuliers deviennent immorales quand on les érige en maximes générales. Je suis occupée à en traduire quelques-unes qui ne sont que des précis historiques très bien faits d'époques ou d'associations particulières.—J'ai vu hier madame O'Connell: j'ai passé une heure chez elle; je vais lui envoyer vingt pounds pour commencer à acquitter mes dettes; elle m'a chargée de vous dire mille amitiés. J'ai écrit lundi à madame Brandling et à lady Wilmot; je donne quelques hints à la première sur notre rapprochement, mais je ne parle à Lucy de rien de ce qui s'est passé; assurément, il serait fort à désirer que le public pût l'oublier. Monsieur Cruise est ici; je ne l'ai pas encore vu, ce qui m'étonne.—Je n'ai point encore de lettre aujourd'hui, non plus que l'abbé, ce qui m'afflige et m'inquiète beaucoup. Je voudrais pourtant bien avoir des nouvelles de papa. Je vous ai quittée tout-à-l'heure pour attendre l'arrivée de la poste et j'en ai employé l'intervalle à écrire à madame Théobus et un billet à madame O'Connell en lui envoyant un billet de vingt pounds, mais monsieur de B. l'a vu et absolument voulu mettre à la place un draft de cent pounds: j'en suis bien aise en ce que je craignais qu'un retard pût gêner les O'Connell.—Quand mes souliers seront faits, vous me les enverrez avec quelques robes blanches, des bas, etc... car je m'aperçois qu'il ne me reste que la place de vous embrasser l'un et l'autre et je remettrai les commissions à demain. Sûrement, si papa était plus mal, vous m'auriez fait écrire.

vendredi, 9 août.

Voilà deux lettres de vous, mon cher papa; celle de mardi avait été envoyée par mistake je ne sais où. J'imagine que celle écrite mercredi à l'abbé l'y aura suivie, car je vois le même mistake écrit sur une lettre adressée au Général. D'après cela, cher papa, il me semble qu'il vaudra mieux dorénavant ajouter Kent à l'adresse.—Je commençais à être bien inquiète de n'avoir pas de nouvelles; mais ce que dit le docteur me rassure un peu quoique je voudrais que vous ne négligeassiez aucune des précautions qu'on vous indique, car cette maladie dont vous êtes menacé me tourne la tête.—J'ignore comment on sait à Londres ce qui se passe ici, assurément ce n'est pas par moi, car je vous assure que je suis bien vos conseils en gardant sur tout ce qui me regarde le silence le plus entier; d'ailleurs, avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrais rien dire puisqu'il est vrai que je ne vois personne du tout. Au reste, je ne le désire pas, car, si ce n'était que je suis loin de maman et de vous, je ne regretterais que peu la société. Je m'occupe, je monte à cheval, je me promène, enfin je remplis très bien ma journée.—Monsieur de Boigne est très bien pour moi, mieux même que les premiers jours; je lui sais aussi extrêmement bon gré de sa manière vis-à-vis de l'abbé et de Rainulphe, qui est parfaite. «Mandez à votre papa, me disait-il hier, que je suis le plus heureux des hommes et que cela va très bien.» Je n'ose pas, il m'a défendu de parler même à lui de mon intérieur. Cependant, je prends sur moi de faire sa commission.—Mon appétit est fort diminué et il m'est impossible de dormir, à mon grand désespoir, car je n'espère pas reprendre des forces avant d'avoir recouvré le sommeil.—J'ai coupé mes cheveux en petit garçon et je suis totalement défigurée, mais cela m'est plus commode et ils seront revenus avant peu: j'avertis maman pour sa consolation que je les ai coupés quarrés.—Je vous ai mandé hier que monsieur de B. avait payé les cent louis que madame O'Connell m'avait prêtés; il m'a aussi avancé trente louis de mon pin money que je lui rembourserai à mon retour à Londres; ainsi, vous voyez que je suis à flot et que, si maman a des mémoires à moi, elle peut les garder jusqu'à ce que j'arrive, attendu que je peux les payer.—J'imagine que nous saurons incessamment la destination des malheureux qui s'embarquent ici: quarante transports remplis d'hommes ont mis à la voile depuis hier; ils ont été aux Dunes pour se réunir à leur escorte; voilà tout ce que je sais de cette expédition dont vous saurez probablement l'exécution longtemps avant nous.—Je ne sais pas ce que maman entend par ce qu'elle a fait pour nous procurer les gazettes, mais, si cela n'est pas possible, j'y renonce.—Je prie maman de m'envoyer, en même temps que mes souliers, quelques robes blanches, celles dont elle sait que je préfère la forme, des bas de soie blanche et des fichus.—Je ne comptais pas vous écrire aujourd'hui, mais voilà mon papier presque rempli et, d'ailleurs, je ne veux pas vous laisser dans l'opinion que je n'ai pas reçu vos lettres, car l'abbé a fermé la sienne de si bonne heure que la poste n'était pas encore arrivée.—Il fait un temps déplorable: depuis trois jours, la pluie n'a cessé qu'une heure ce matin; j'en ai profité pour monter à cheval.—Monsieur de Boigne est très souffrant. Il vient de se jeter sur son lit pendant une heure et il dit qu'il est mieux.—J'embrasse maman et vous bien tendrement. L'abbé et Rainulphe se portent très bien et je suis très contente de la mine du dernier que j'espère que vous trouverez impaved.—Le Général me charge de vous mander qu'il ne négligera rien pour mériter de plus en plus votre bonne opinion.—Mille amitiés à Édouard et à Émilie. Vous ne me parlez pas de la santé de monsieur de Calonne à laquelle je ne suis pas assez ingrate pour ne pas m'intéresser vivement; faites lui mille tendres compliments pour moi. Adieu.

samedi, 10 août.

Je vous mandais hier que monsieur de Boigne était très souffrant. Il se plaint encore plus aujourd'hui et il a certainement beaucoup de fièvre. Je ne sais qu'en penser: il se croyait mieux ce matin quoiqu'il eut passé une nuit cruellement agitée, mais le redoublement est très violent. J'ai voulu l'engager à voir un médecin; il l'a refusé, mais, s'il n'est pas mieux demain, j'insisterai. Peut-être même retournerons-nous à Londres. Au surplus, j'espère que ce ne sera qu'une fièvre éphémère; il l'attribue à la fatigue d'avoir été à Sandwich l'autre jour. Monsieur de Boigne n'a pas voulu que je renonçasse à ma promenade ce matin et je suis montée à cheval avec Rainulphe et John.—On embarque en ce moment de la cavalerie et, sachant que ma lettre ne peut pas partir aujourd'hui, je vous quitte pour aller voir.

Dimanche, 10 heures.—Madame O'Connell partant ce matin, elle vous portera cette lettre. Je n'ai su son départ qu'hier et je comptais vous écrire longuement hier au soir, mais mon malade ne m'a pas permis de le quitter. Il a eu la fièvre extrêmement fort toute la journée; elle a un peu baissé pendant la nuit. Il n'y a pas de médecin ici et j'ai envoyé John à Margate porter un billet à la duchesse de Fitz-James pour la prier de nous procurer le médecin qui a soigné le duc.—Monsieur de B. est mieux ce matin; il a encore la fièvre et beaucoup de mal à la gorge.—L'abbé devait vous écrire, mais le paresseux n'en a rien fait. Si je n'en ai pas le temps, il vous donnera de mes nouvelles demain.—Je suis assez bien, quoique très fatiguée. J'imagine que je n'aurai pas beaucoup de repos aujourd'hui, car l'abbé croit qu'il y aura un redoublement.—Adieu, chère maman, je vous embrasse ainsi que mon bien aimé papa.

lundi, 12 août.

Vous avez tort, chez papa, de vous affliger, car, en vous parlant de mon manque d'appétit, j'entendais seulement qu'il était diminué; quant au sommeil, vous savez qu'il n'est jamais revenu et il n'est pas plus mauvais qu'à l'ordinaire.—Vous recevrez aujourd'hui par les O'Connell une lettre dans laquelle je vous rends compte de l'état de monsieur de Boigne: il est très bien aujourd'hui et le redoublement que nous craignions hier n'a été que très peu marqué. Le docteur Slater (qui est venu de Margate, envoyé par madame de Fitz-James) a dit que ce n'était rien, et, dans le fait, je crois que, dès demain, le Général pourra reprendre son train de vie habituel. S'il se sent assez de force pour entreprendre cette course, nous comptons aller mercredi à Deal pour y passer la journée et voir la flotte de l'expédition dont le rendez-vous est aux Dunes. On continue d'embarquer tous les jours hommes et chevaux, ce qui n'est pas fort curieux. Les chevaux sont amenés sur le pier, alongside du transport, hissés à bord avec une machine parfaitement semblable à celle dont on se sert pour charger les bateaux en Hollande.—Monsieur de Boigne dit qu'il n'a prêté la Gazette à personne, et il vous prie ainsi que moi de faire dire à Georges de nous l'envoyer; il ne conçoit pas pourquoi il l'a refusée et, en tout cas, il la veut. Je vous remercie de nous envoyer le Pelletier et le Mallet du Pan que le Général dit n'avoir pas prêté non plus.—Vous me dites qu'on dit beaucoup de choses: je le crois, mais je serais bien curieuse d'en savoir davantage. Madame de Martinville, j'imagine, joue la satisfaction? Au surplus, cela m'est assez égal maintenant; je crois que monsieur de Boigne la connaît assez pour faire avorter tous ses mauvais desseins et rendre sa méchanceté impuissante; ce n'est pas qu'elle n'ait poussé l'astuce et la fausseté jusqu'au point de lui faire croire à son repentir; c'est une vilaine femme! Je serais bien aise aussi de savoir ce que ces dames comptent faire de moi; je sais qu'il y a quelque temps elles disaient qu'elles feraient quelque chose de moi; en ont-elles toujours aussi bonne opinion et leur intention est-elle toujours de travailler à m'improuver? Je crains qu'elles ne me trouvent un sujet, bien rétif et, en conscience, je n'ai pas un vif désir de profiter de leurs leçons. Au surplus, je suivrai vos instructions en ne témoignant aucuns ressentiments de toutes les injures dont on m'a accablée dans cette société; je pardonnerai tout, jusqu'à l'ingratitude. Assurément, j'en ai été assez dédommagée par les bontés de mes amis et les hommages dont m'ont comblée tant d'anglais que je connaissais à peine.—Comment maman a-t-elle pu croire nécessaire de me dire que je ne m'étais pas acquittée envers les O'Connell en leur rendant l'argent qu'ils m'avaient prêté? elle me connaît donc bien peu!—J'ai repris mes bains depuis hier. Je vais monter à cheval; peut-être pousserai-je ma promenade jusque chez les duchesses. Le docteur Slater m'a dit que le duc de Fitz-James serait, à ce qu'il croyait, bientôt parfaitement rétabli: il a la goutte aux pieds, ce qui est, dit-on, fort heureux.—Adieu pour le moment.

Me voilà revenue, après avoir fait une très jolie promenade, mais sans avoir rempli mon dessein d'aller chez la duchesse de Fitz-James; j'ai changé d'avis en entrant dans Margate; j'irai demain sans faute.—Adieu, cher papa, j'embrasse du plus tendre de mon cœur les habitants de Beaumont-street; mille tendresses à Émilie, Édouard et Arthur.—Y a-t-il quelques nouvelles? nous vivons ici comme des Ostrogoths.—J'espère que la bonne famille n'aura pas été fatiguée de son voyage et que madame O'Connell aura couru moins de dangers qu'en venant.—Adieu, papa, encore un baiser.

mardi, 13 août.

Je suis extrêmement fâchée que ce pauvre William ait perdu sa place; je le serais encore plus si je pouvais me le reprocher en rien. Assurément, j'ai toujours eu raison d'en être parfaitement contente. La personne qui m'a demandé son caractère avait vu monsieur de Boigne pendant que j'étais à cheval, et il paraît que William avait dit qu'il était anglais et qu'il avait servi le Général quatorze mois. Monsieur de Boigne a nié ces deux choses et a reconnu son goût pour la boisson; du reste, dans ce que j'ai écrit, j'ai rendu justice à l'intelligence et à l'activité de William, voilà ce qui en est: je serais fâchée que vous m'accusassiez de légèreté dans une chose qui peut déterminer le sort d'un malheureux dont je n'ai qu'à me louer. Si William peut se procurer une autre place, il me trouvera toujours prête à dire tout le bien que je pense de lui; quelque chose qu'il en coûte, jamais je ne sacrifierai un autre à ma tranquillité.—L'ouragan d'hier a cessé, mais l'orage m'a fait un mal affreux et je suis aujourd'hui à peine en état de tenir ma plume: sans maladie quelconque, j'ai eu un mal aux nerfs horrible; ce matin j'étais en si mauvaise disposition que mon bain m'a fait un très mauvais effet, mais je veux vous écrire parce que la poste ne part pas demain. Je suis bien anxious aussi de voir ma petite Georgine; sa mère doit recevoir une lettre de moi aujourd'hui, mais apparemment que je dois m'en prendre à la poste, car je n'en ai pas d'elle.—Adieu, bonne maman, ma tête tourne tant que je m'arrête. Dites à William qu'il n'a rien fait pour me déplaire, que j'en suis parfaitement contente, que, s'il a perdu sa place, je n'y suis pour rien et enfin que je suis disposée à faire tout en mon pouvoir pour lui en procurer une autre.

samedi, 17 août.

Je suis presque fâchée d'avoir expédié ma lettre d'hier, car j'étais si souffrante qu'elle a dû s'en ressentir et, peut-être, vous inquiéter. J'hésitais à savoir si je me baignerais ce matin, mais le temps a fixé mes incertitudes attendu que le coup de vent de jeudi n'est rien en comparaison de celui d'aujourd'hui: je crois, en vérité, que tous les vaisseaux des Dunes vont nous arriver; le port est un vrai chaos; les bâtiments se brisent, chassent sur leurs ancres, heurtent contre le pier; enfin, c'est absolument la sortie de l'Opéra.—Voilà la poste et une lettre de vous, cher papa. Vous vous trompez, la mer n'était guère plus forte jeudi que le dimanche où vous m'avez fait baigner, c'était le vent qui occasionnait le danger, s'il y en avait toutefois. Je suis presque tentée de ne me baigner que lundi, car, hier, la mer encore troublée par l'orage de la veille m'a paru désagréable et, je crois, m'a fait mal; les mêmes causes existant, j'appréhende les mêmes effets pour demain; il me semble que ce raisonnement est conséquent!—Pourquoi serait-il question de ce lait d'ânesse? tout au plus, je n'aurais pu en prendre qu'une fois; vous m'aviez dit d'attendre l'été et il n'a duré que vingt-quatre heures; est-ce ma faute? plaisanterie à part, mandez-moi ce que je dois faire à ce sujet. Je dors infiniment mieux depuis quelques jours, mais, en revanche, je mange extrêmement peu; au surplus, vous savez que, dans le temps où je jouissais de la meilleure santé, mon appétit a toujours été inégal.—Pourquoi ne me dites-vous pas quels doivent être nos futurs gouvernants? c'est méchanceté pure, assurément, et vous avez d'autant plus de tort que je me trouve dans le cas de faire ma cour à tous ces grands personnages.—Monsieur de Maillé est à mourir de rire quand il raconte la manière dont monsieur de Puysieux s'y prend pour faire croire qu'il y a des dessous de cartes qu'on ne sait pas et que, s'il n'est pas de la première expédition, c'est qu'on garde les bonnes têtes pour la seconde, etc... Le comte Étienne suit-il Monsieur?—Je viens de recevoir une lettre d'Amélie toute bonne comme elle.—Je vous remercie, cher papa, de m'envoyer les ouvrages de l'abbé Delisle; je n'ai pas encore lu les Géorgiques et, d'après leur réputation, je crois qu'elles me feront grand plaisir.—Monsieur Cruise a dîné chez moi hier; il m'a prié de le rappeler à votre souvenir.

Dimanche 18.—J'ai pris mon grand parti: je me suis baignée ce matin et je m'en trouve très bien; ainsi je suis bien aise d'avoir vaincu l'espèce de répugnance que m'a causé la mer qui, au surplus, n'a pas encore repris son assiette ordinaire. Nous allons demain à Deal et nous ne serons de retour que mardi au plus tôt; ainsi, il est possible que vous n'ayiez pas de lettres de nous et je vous avertis de n'en être pas inquiet.—Nous avons été hier à Margate où j'ai vu une mousseline de demi-deuil qui m'a paru jolie et que maman recevra par le premier stage; la rayure serait trop grande pour moi, mais elle sera très bien pour elle.—Merci, cher papa, de votre lettre; quant au petit sermon, je tâcherai d'en faire mon profit et, si je ne réussis pas, cher papa, n'en accusez que mon étoile et ne vous fatiguez pas de la combattre; assurément, vos sermons, si je ne les méritais pas, me seraient bien chers.—Il fait un temps affreux, pour changer; je ferai mon possible cependant pour monter à cheval entre deux ondées.—Je suis bien fâchée de la maladie de cette pauvre madame Gauthier; faites bien des amitiés pour moi au docteur en lui disant la part que je prends à son inquiétude.—Adieu, mes chers amis, Adèle et Rainulphe se réunissent pour vous embrasser l'un et l'autre.—Remerciez madame O'Connell de l'aimable lettre qui vient de me parvenir.

mercredi, 21 août.

Nous avons fait une tournée charmante, chère maman; le temps nous a servis à souhait ainsi que les circonstances. D'ici à Deal, la campagne est très belle; quant à la ville, elle est assez laide et singulièrement puante; la vue de la rade, au surplus, dédommage bien les voyageurs. De Deal à Douvres, le pays est vilain et la ville lui ressemble, mais, ce qui m'a delighted, c'est la vue du camp de Banham Downo qui est composé de vingt mille hommes et situé dans une campagne charmante. On ne permet pas de passer les lignes, ainsi nous n'avons pu voir aucun des détails du camp, mais le grand chemin le borde pendant l'espace de trois ou quatre milles au bout desquels se trouve le race ground. À Canterbury, nous avons vu toute la ville en mouvement à l'occasion des courses qui commençaient hier. La cathédrale is well worth seing; l'entrée du chœur est ménagée avec beaucoup d'art et la perspective en est sublime. Les deux choses qui m'ont le plus frappée sont une espèce de chaise curule qu'on prétend avoir servi au sacre des anciens rois de Kent pendant l'heptarchie et l'endroit où Thomas Becket a été assassiné. Rainulphe, un peu honteux de ne pas savoir l'histoire de ce saint tandis qu'un enfant de sept ans qui se trouvait là paraissait en être parfaitement instruit, m'a promis de la lire hier soir et je ne doute pas qu'elle ne demeure à jamais gravée dans sa mémoire. On a enlevé les pierres précieuses incrustées dans le tombeau de Becket, ce qui l'a fort défiguré.—Le pauvre abbé a été bien malade pendant la matinée du lundi. Nous avons fait cette excursion avec nos chevaux, l'abbé, le Général et moi en voiture, Rainulphe sur son poney. Nous avons laissé, comme ils ont dû vous le mander, mon frère et l'abbé à Canterbury; demain, monsieur de Boigne et moi devons partir en poste à midi, dîner à Cantorbery, aller aux courses et ramener nos déserteurs. De peur qu'on ne fatigue trop Rainulphe, nous lui avons laissé son poney, arrangement dont il s'est facilement consolé. Vous n'avez pas d'idée comme il est gentil à cheval avec son petit habit de hussard! Il a fait vingt-deux milles lundi sans être fatigué et sans qu'il fut possible de le faire entrer dans la voiture où nous avions fait mettre un tabouret pour l'asseoir en cas de mauvais temps ou de fatigue: c'est un aimable enfant.—En arrivant hier, ma chère maman, j'ai trouvé votre lettre et le paquet dont je vous accuse la réception. Je suis charmée que vous soyiez à Twickenham; mille amitiés à vos hôtes; dites à Émilie et à Georgine que je les prie de vous égayer un peu en attendant notre retour qui, de nécessité, ne peut être fort éloigné. Si ce n'était le désir de vous revoir, je ne le souhaiterais pas beaucoup, car je me trouve très bien ici, loin des caquets et des méchants. Monsieur de Boigne s'accommode aussi mieux que je n'aurais cru du genre de vie que nous menons: il est assez monotone, car je n'ai pas fait une seule connaissance. Je vois, dans les gazettes, que Ramsgate est très gaie, mais je ne m'en douterais pas.—Je prie papa, s'il entend parler d'un cheval de femme bien doux et surtout charmant, de penser à moi: monsieur de Boigne désire m'en donner un qui réunisse toutes ces qualités, et le prix lui est indifférent.—J'attendrai la poste pour fermer ma lettre.—Depuis que je me suis interrompue, je viens de lire un livre et d'apprendre une cinquantaine de vers des Géorgiques; vous savez comme j'aime les beaux vers, je suis enthousiasmé.—Merci, cher papa, de la lettre; tu verras par la mienne que je n'ai pas vu les cinq ports parce que Winchelsea est trop éloigné.—Adieu, chers amis, j'écrirai probablement demain, mais, si je n'en ai pas le temps, ne soyez pas inquiets.

jeudi, 22 août.

Je suis furieuse. Imaginez vous qu'il fait un temps affreux et que nous allons faire trente cinq milles par une pluie battante; ce sera affreux, et le terrain désert! Si ce n'était nos voyageurs que nous devons ramener, je crois que je n'irais pas; mais les chevaux sont commandés, tout est prêt, ainsi I must take my chance, mais je crains bien que notre course soit bien désagréable.—Je me suis baignée ce matin; si j'en crois mes feelings, cela me fait plus de mal que de bien, car, à présent, la mer m'inspire une grande répugnance; il est vrai que je crois à ce que cela tient à ce que j'ai manqué de m'estropier la dernière fois: mes jambes s'étaient embarrassées dans l'escalier et j'ai couru risque de les casser.—Si vous voyez le duc de Maillé, demandez lui s'il a pensé à la lunette qu'il devait nous envoyer.—Vous ne m'avez pas dit s'il était convenable que j'écrivisse à mesdemoiselles Hamilton's, où elles sont et quel est le nom de l'aînée.—Un capitaine d'un brick venant de la côte de France prétend que les conscrits qu'on voulait envoyer en Hollande contre les anglais ont refusé de marcher et qu'il y a eu beaucoup de tapage à Amiens. Madame d'Osmond y est-elle revenue? j'en serais fâchée pour elle.—Voilà votre lettre, ma bien chère maman: ce que vous me dites de lady Camelford me déchire le cœur; mon pauvre cher papa, que je ne suis-je là pour le soigner!—Vous avez tort de vous inquiéter sur la santé de Rainulphe; je ne l'ai pas trouvé affaibli et il a toujours très bonne mine; vous avez vu par ma lettre d'hier qu'il était de la partie et que nous l'allons reprendre aujourd'hui. Je ne peux pas donner à papa des détails sur les cinq ports et, quant à Warncor Castle, c'est un vieux château-fort dans lequel on n'entre pas et qui est situé dans une plaine aride à un mille de Deal; le prédécesseur de monsieur Pitt y a fait bâtir trois ou quatre chambres qui sont les seules habitables; vous voyez que le sujet ne prête guère à une description pompeuse. Adieu, mes bons amis; amitiés à ceux qui vous entourent.—Il faut que j'aille passer une robe, car il est tard. Il me semble que le temps se met au beau.

vendredi, 23 août.

La journée d'hier s'est passée beaucoup mieux que je ne le croyais. Par un temps couvert mais doux, nous nous sommes embarqués à midi et demie et, en moins de deux heures, nous sommes arrivés à Canterbury. Les abbés et Rainulphe nous attendaient au Kingshead où nous les avions chargés de nous commander à dîner. Rainulphe était bien, à ce qu'on m'a dit, depuis deux jours; cependant je lui ai trouvé moins bonne mine. Ayant absolument interdit le cheval à mons Rainulphe, précaution dont je me réjouis infiniment attendu que la foule était très considérable, nous sommes montés tous les quatre en voiture à quatre heures et avons été au Race Ground, distant de cinq mille. Nous avons mis Rainulphe et l'abbé à terre et, la voiture s'étant mise en ligne, le Général et moi sommes restés dedans. Un des chevaux appartient à monsieur Ladbrock: en faveur de notre ancienne connaissance, j'ai parié pour lui et j'ai gagné quinze louis à monsieur de Boigne. Du reste, ces courses sont les moins belles possibles: deux seuls chevaux en ont fait les frais; mais ce qui fait bien voir le génie de la nation est la manière dont les bets se font. Figurez-vous que, dans un charivari, un bruit épouvantable, dès qu'un homme a dit done à la proposition d'un étranger, il se croit engagé à tout jamais. Je suis charmé d'avoir vu le coup d'œil, car il est magnifique. Cette plaine, couverte de voitures, de chevaux, de piétons et qui domine un pays enchanté, offre un spectacle vraiment rare. Enfin la journée m'aurait paru très agréable si nos postillons ne s'étaient pas avisés de run a race aussi, et un malheureux homme s'étant fourré entre deux, les deux roues de la voiture ennemie lui ont passé sur le corps. Cet horrible accident qu'heureusement je n'ai pas vu mais dont j'ai entendu le bruit m'a fait un mal affreux. J'ignore ce qu'est devenu ce malheureux, attendu que nos postillons ne se sont pas souciés d'arrêter. De retour à Canterbury, Rainulphe a voulu monter sur son poney, mais, au bout de quelques milles, la nuit baissant, nous l'avons repris avec nous, et, Richard conduisant le poney, nous sommes arrivés ici vers dix heures, bien fatigués, mais assez amusés.—Sans doute, mon cher papa, il me faut un groom et un groom prudent, mais c'est surtout un joli cheval que je désire; cependant je vous serais obligée à chercher tous les deux. Monsieur de Boigne a écrit à monsieur Angels au même sujet; seulement il lui recommande de lui chercher un cheval pour lui et un autre de suite qu'il désirerait tous les deux noirs; ainsi, si vous voyez pareilles bêtes, pensez à nous: il vous en prie ainsi que moi.—Je ne conçois pas que la mousseline, mise au stage lundi au soir, ne soit pas encore parvenue; je verrai ce qu'on peut faire la dessus.—Monsieur de Boigne vient d'aller à la librairie; j'ai des raisons particulières pour désirer que vous fassiez la commission que je vous ai donnée hier avant mon retour à Londres; je ne veux pas avoir l'air d'y avoir influé.—Monsieur de Boigne a reçu une réponse de la dame qui est un chef d'œuvre d'artifice: elle trouve le moyen de tourner toutes les injures qu'il lui a dites en autant de compliments. L'abbé vous en parle en détail; pourquoi ne lui mandez-vous pas si vous approuvez ou non ma petite vengeance?—Adieu, mon cher papa, je ne pourrai pas causer avec toi demain; ainsi j'embrasse maman et toi pour deux jours. Adieu; je finis vite pour cacheter ma lettre.

dimanche, 25 août.

Je n'ai pas pu faire votre commission vis-à-vis de monsieur Cruise parce qu'il n'est plus ici, mais je vous avertis qu'il est à Londres ce matin et je crois que c'est pour peu de jours; ainsi plus tôt on le consultera et moins on courra risque de le manquer.—Dites à monsieur de Calonne que je suis bien fâchée de n'avoir pas pu exécuter sa commission et d'une manière plus satisfaisante et faites lui tous mes plus tendres compliments.—Je vous prie, mon cher papa, de prendre la charge entière de m'acheter un cheval; quant aux deux autres dont je vous parlais dans ma dernière lettre, je vous engage seulement à avoir la bonté de me mander si vous entendez parler de pareils chevaux; quant au groom, je vous prie d'en arrêter un si vous en trouvez que vous jugiez devoir me convenir; il doit, pour le moment, au moins, soigner trois chevaux.—Je voudrais bien, mon cher papa, que vous ne négligeassiez pas votre santé; vous savez combien elle est nécessaire à notre bonheur; vous voyez que je sais rétorquer les arguments et, assurément, c'est avec vérité. Maman me mande aussi qu'elle est bien souffrante; au surplus, j'espère m'informer en personne de la santé de tous les deux de mardi en huit au plus tard. Je me flatte que vous serez à Londres pour me well come. Je crois que vous me trouverez engraissée; mais j'avertis maman que je suis presque noire, quoique j'aie toujours porté un immense shade vert dont le reflet me rend horrible.—Je suis bien fâchée du désappointement que doit éprouver Monsieur après avoir annoncé son départ d'une manière aussi authentique; ce retard doit fort lui déplaire. Je m'attendais au ministre de la Guerre, mais j'avoue que l'ambassadeur en Angleterre m'a plaisamment surprise. Au surplus! par le temps qui court....—Nous avons, à sa grande joie, je crois, rencontré hier monsieur Gauthier dans un landau très élégant; il avait précédemment demandé à Rainulphe des nouvelles de la chère sœur; son séjour ici me fait présumer que sa femme est mieux, et j'en suis charmée.—Je ferai la commission que vous me donnez, ma chère maman, mais je crois que je ferais bien de vous apporter vos mantelets moi-même, attendu qu'il ne vaut guère la peine de les envoyer par le stage afin qu'ils parviennent deux ou trois jours plus tôt; donnez moi vos ordres à ce sujet.—À propos, je suis fâchée pour maman qu'elle perde Martha, parce que son service lui était agréable; mais il faut avouer qu'honnête fille, du reste, elle a un caractère terrible. C'est donc une nouvelle querelle, car Negri et elles étaient, je crois, raccommodées quand nous avons quitté Londres?—J'ai fait, contre monsieur de Boigne, le pari d'apprendre par cœur cinq cents vers des Géorgiques d'ici à samedi; il m'a fait les conditions tellement dures que j'ai presque peur de perdre; d'abord, il ne me donne que quinze fautes et les plus légères (la loi pour tes lois, par exemple, sont regardées comme telles); enfin, j'essaierai; je suis bien sûre de savoir les vers, mais, les répéter sans fautes, c'est plus difficile.—Je ne vous écrirai pas demain parce que nous allons faire une seconde course à Douvres dont nous n'avons pas vu le château.—Si vous pouvez me lire, ce ne sera pas sans travail au moins, car mon papier est si mauvais que je suis obligée de tracer trois fois chaque lettre. J'attendrai la poste pour cacheter la mienne.—Prenez le groom by all means; monsieur de Boigne donnera 63 guinées, mais il tient à ce que soit Angels qui choisisse ses deux animaux; pour le mien, je m'en rapporte à vous et, pour le prix, la réponse du Général est que..... le cheval soit bien joli. Quand est-ce que monsieur de Latouche pourra me céder son homme? le plus tôt sera le mieux.—Adieu, cher papa.

Nous nous passerons très bien de lunette pour le peu de jours que nous avons à passer à Ramsgate. Adieu, je suis pressée. Rainulphe est bien depuis deux jours; il s'est baigné ce matin.

mercredi, 28 août.

Merci, chère maman, voilà votre lettre de mardi, et il y a deux jours que je ne vous ai écrit, lundi parce que nous avons été en course toute la journée, hier parce que j'avais un mal de tête fou.—Je vous assure, ma chère maman, que vous avez tort de ne pas vouloir venir chez moi car les procédés de monsieur de Boigne pour moi ne pourraient que vous faire le plus grand plaisir, et je crois que sa manière vis-à-vis de votre Adèle est de nature à ne plus permettre aux oisifs curieux de se mêler de notre intérieur; je commence même à espérer que les serpents auront peine à se glisser entre nous; il en est un cependant dont l'adresse et la souplesse me font craindre la venue; vous devinez quelle est cette vipère.—Je suis fâchée aussi que vous perdiez Martha puisque son service vous convenait, mais cependant j'étais bien sûre que vous ne balanceriez pas; d'ailleurs, il me semble qu'elle doit être facile à remplacer; une femme de chambre qui ne sait ni coiffer ni habiller n'est pas un sujet bien rare.—Je serai bien obligée à papa de s'occuper de mon dada; nous serons à Londres mardi et je serais fâchée d'être obligée d'interrompre longuement mes courses à cheval qui, je crois, me font grand bien. Je suis obligée par un gros rhume de cerveau de renoncer aux bains pour quelques jours; je n'en prendrai plus, je crois, d'ici à mon départ, au moins je n'imagine pas que le sort me le permette. Quant à la noirceur de mon visage, attendez-vous à tout ce qu'il y a de pis; mais je vous assure que je n'ai ni boutons, ni taches de rousseur et mon col, loin d'être halé, ce me semble, est blanchi.—La seconde expédition se prépare; il y a eu un beau charivari hier dans le port; tous les vaisseaux ont run foul of one another et la plupart se sont endommagés, ce qui pourtant ne retarde pas l'embarquement.—J'ai renoncé à mon pari: lundi soir, je savais toute l'épisode d'Aristée qui contient 286 vers et monsieur de Boigne a voulu racheter son pari pour la moitié de la somme annoncée; j'y ai consenti, attendu que cette manière de tâche me fatiguait extrêmement.—Quand revenez-vous à Londres? Votre maison est-elle arrangée?—Informez-vous, chère maman, si Damiani accompagne passablement; s'est-il décidé à quitter Londres? je ne doute pas que, s'il donne des leçons, il soit bien aise de m'avoir pour écolière; aucun de ces messieurs n'aime les commençantes.—J'ai demandé mes chevaux pour aller à Margate rendre à madame Morgan une visite qu'elle m'a faite il y a peu de jours. Mademoiselle Plowden est chez elle, et je suis bien aise de lui témoigner ma reconnaissance pour tous les soins dont sa famille m'a comblée.—Je sais bien qu'il serait poli d'écrire aux nouvelles ladys, mais, dans l'ignorance où je suis de toutes les attending circumstances, cela m'est impossible.—Il me semble que, dans ce pays-ci, l'usage n'est pas de donner des certificats; on attend qu'on vous demande le caractère d'un valet. Quand William aura trouvé une place, qu'il me fasse écrire, je répondrai; un certificat ne lui servirait à rien.—Rendez à la jolie Caliste trois bezottes pour celle qu'elle m'envoie. Adieu, chère maman; j'embrasse père et mère.

jeudi, 29 août.

Je vous remercie, mon cher papa, des soins que vous vous donnez pour faire mes commissions et, qui plus est, je ne vous en demande pas pardon, mais je voudrais bien avoir mon cheval et surtout qu'il soit joli et bien doux car je n'ai pas la prétention de devenir écuyer mais seulement de me promener sagement sur un joli cheval. Dites, je vous prie, à monsieur Lessée de s'en occuper et, s'il en trouve un, je voudrais que vous l'essayassiez vous-même.—Je suis bien aise que vous ayiez parlé de moi à l'abbé Delisle; je sais qu'il devait aller chez monsieur de Boigne et je me flatte que, pour lui au moins, je ne serai pas un objet de terreur quoique, probablement, d'après la société où il vit, il soit prévenu contre moi, ma hauteur et mon impolitesse. Je m'efforcerai de lui prouver que ces dames s'écartent parfois du chemin de la vérité; au surplus, elles pourraient bien rechanger d'opinion car elles virent de bord facilement quoique gauchement, ah, docteur, pour un docteur d'esprit!... j'en reviens à mon opinion: le suffrage de certaine personne m'avilirait dans ma propre estime.—Mon rhume est resté très fidèlement dans ma tête jusqu'à présent, et je prends les plus grandes précautions pour qu'il ne voyage pas jusque dans ma poitrine, car, comme vous, je craindrais beaucoup une maladie quelconque qui se fixerait maintenant dans cette partie, quoique je ne sente plus du tout de douleur dans la poitrine.—Il me semble que notre bon oncle nous annonce la décision du roi de Prusse depuis trop longtemps pour que je puisse y croire; avec cela, les succès toujours croissant des Alliés pourraient bien le décider à s'unir à eux. Ne craint-on pas que la flotte rentrée à Brest n'en sorte pour attaquer l'Irlande? il me semble que cela est fort à redouter; on a beau la bloquer, elle s'est déjà esquivée plus d'une fois.—On fait la moisson dans ce pays-ci, et je doute que la pluie y soit favorable; cependant, ce matin, j'ai pris un épi point remarquable pour sa grosseur et j'y ai compté 22 grains; ce produit m'a paru énorme. Cette culture qui m'a paru nouvelle et que maman dit être de la prairie artificielle est de la graine pour les oiseaux et forme une grande partie de la récolte de l'île de Thanet; il y en a énormément d'ici à Canterbury.—Je prêche bien Rainulphe, mais il faut avouer que c'est en pure perte: il a une horreur pour le travail qu'il aura bien de la peine à vaincre; du reste, il est impossible d'avoir plus de tact et d'esprit. Il a eu le talent de se camper par terre hier et de s'écorcher la figure; il s'est baigné ce matin, et, depuis qu'il a pu reprendre ses bains, je trouve qu'il a meilleure mine.—Je viens de faire une assez longue course à cheval, et je suis bien fatiguée; aussi, pour aujourd'hui, je m'arrête après avoir embrassé père et mère. Dites à Émilie, à Édouard, à Arthur mille amitiés de ma part et caressez ma petite Georgine en attendant que je puisse exécuter ma commission moi-même. Adieu encore.

vendredi, 30 août.

Je suis bien fâchée, mon cher papa, que vous ayiez manqué l'achat du cheval de £65; quant à celui de trois cents guinées, il doit, en effet, posséder des qualités qui ne seraient d'aucun prix pour moi; la manière dont vous me parlez du cheval de soixante-dix guinées ne me tente pas beaucoup, attendu que je tiens beaucoup à la figure du cheval que je monterai et que vous ne semblez pas en être fort content. Monsieur Angels n'a pas répondu à monsieur de Boigne; ainsi j'imagine qu'il n'a pas encore rempli sa commission.—Je vois dans la Gazette que le régiment de Dillon a eu ordre de s'embarquer à Lisbonne, mais on ne parle pas du lieu de sa destination; va-t-il dans l'Inde? Il me semble qu'Édouard le désirerait, et je crois que cela lui serait plus avantageux que si son régiment était employé sur le continent, ce qui me paraîtrait de beaucoup le séjour le plus fâcheux.—La société, je vois, n'a pas les mêmes succès que mon amie Suwarow, il me semble que cette campagne ne lui est pas favorable et je lui conseillerais même de ne plus faire de grandes entreprises cette année, car elle paraît destinée à subir des désappointements.—Plaisanterie à part, je suis très fâchée que les bruyants préparatifs du départ de Monsieur n'enfantent qu'un voyage à Guilford; qu'en dit l'ambassadeur de Sa Majesté près la Cour de Londres? Si on eut chargé monsieur le comte de La Tour d'une telle place, il aurait lavé la tête à monsieur Pitt et peut-être même à Sa Majesté l'Empereur. Il faut avouer que nous avons bien de quoi former un brillant et surtout raisonnable gouvernement sans oublier le nouvel instituteur de la Ferme générale que j'ai encore vu hier. À propos de la société française, car, si je la quittais une fois, je ne serais peut-être pas tentée d'y revenir, monsieur de Boigne m'a raconté l'histoire très simple de ces douze pots de confitures commandés par ladite dame et dont il a seulement défendu à Georges de recevoir le paiement, et, en conscience, il faut qu'on n'ait guère le mot pour rire car je ne vois rien de moins propre à exciter la gaîté ni même l'ironie.—Vous avez eu bien raison, cher papa; c'est mardi que nous ferons notre entrée dans la capitale où l'on est bien les maîtres de se moquer de nous tant que l'on voudra car nous avons pris le parti, très sage selon moi, de ne pas même faire semblant de nous en apercevoir, et vogue la galère!—J'aurai encore deux lettres de vous, j'espère, mais vous n'en recevrez plus qu'une de moi car la poste ne part pas demain. S'il fait beau, peut-être irai-je à un déjeuner public qu'on dit être un très joli coup d'œil.—Je vais aller rendre à madame Butler, sœur de lady Clifford, une visite qu'elle m'a faite avant-hier; à propos, j'ai vu les Morgan qui m'ont beaucoup parlé de vous; vous croyez bien que ce sujet de conversation ne m'a pas aisément fatiguée.—Adieu, mon cher papa, ma chère maman; je vous embrasse l'un par l'autre.

dimanche, 1er septembre.

Je n'ai pas encore commencé une lettre depuis que je vous ai quittés, mes chers amis, avec autant de plaisir que celle ci: c'est la dernière que vous recevrez de moi et je me flatte qu'elle me précédera de peu. Nous serons à Londres mardi vers cinq heures et je me flatte du moins que, si vous ne voulez pas venir nous recevoir à Portland place, je pourrai aller vous embrasser dans Beaumont square. Nos chevaux sont partis ce matin: demain nous coucherons à Sittingbourne.—Merci, cher papa de vos conseils dont j'espère bien profiter; mon insouciance pour l'opinion du cercle peu nombreux qui m'a accablée de sa désapprobation ne se jugera que par mon extrême mais froide politesse. À la place de ces dames cependant, j'avoue que je serais mal à mon aise, d'autant plus que j'ai raison de croire que le plan d'aller chez le Général sans se soucier des intentions de madame de Boigne ne conviendra nullement: au surplus, nous verrons! Je gouvernerai à la lame et j'espère que je n'aurai pas passé six semaines au bord de la mer sans faire des progrès en ce genre.—Nous avons été hier à Dandelion: c'est un assez joli jardin, c'est-à-dire un grand tapis vert entouré d'arbres très beaux, commandant une superbe vue de la mer et situé à un mille de Margate. J'y ai trouvé les Morgan avec qui nous nous sommes promenés pendant la demi-heure que j'ai passée dans ce jardin qui contenait environ trois à quatre cents personnes dont la plupart ne paraissait pas very fashionable; au surplus, c'est un joli coup d'œil.—Je ne sais pas un mot de ce que j'écris, car monsieur de Boigne est là qui fait ses comptes et, depuis une heure, la chambre ne désemplit pas de cuisiniers, de laquais: c'est un tintamarre, un charivari, des deux et deux font cinq (car c'est ainsi que l'on compte à Ramsgate) qui me rendent folle, et si folle que, vous embrassant tendrement tous les deux, je vais prendre le parti de sortir de la chambre. Adieu, mes bons et chers amis.

Yarmouth; vendredi, 22 novembre.

On me dit qu'il est tard, ce que j'ignorais, et, comme la poste part à une heure, je ne voudrais pour rien au monde que vous fussiez sans lettre de moi aujourd'hui. J'ai été malade toute la nuit et me suis levée tard; d'ailleurs, je ne crois pas que je fusse en état d'écrire bien longuement. Vous avez dû remarquer que je ne reçois vos lettres qu'après le départ des miennes. Je n'ai pas montré celle d'hier: d'abord on n'avait pas vu celle à laquelle elle était une réponse et puis je craignais une scène que je ne me sentais pas en état de supporter.—Adieu, mes bons amis; on me presse; vous voyez que nous ne sommes pas partis.—Le vent, après un moment d'hésitation, a repris son ancien poste. Ne soyez pas inquiète, chère maman; ce que j'éprouve n'a rien d'alarmant.

samedi, 22 novembre.

J'ignore si vous avez pu lire le peu de lignes que je vous écrivis hier, ma chère maman: une migraine affreuse m'empêchait de voir ce que je faisais. J'espère vous faire parvenir ce que j'écris maintenant dans le courant de la journée demain. Je ne conçois pas par quel hasard vous vous êtes trouvée sans lettre de moi, attendu que je n'ai pas manqué un seul jour à vous donner de mes nouvelles. Si la lettre que je vous écrivais mercredi est égarée, cela ne fait pas grand chose; je serais plus fâchée que vous ne reçussiez pas celle de jeudi. Je suppose bien que, quel que soit l'accident qui ait empêché mon non-sens de vous parvenir, il ne se répétera pas deux jours de suite. Pardonnez moi, ma bonne maman; je suis devenue comme Bartholo: «il n'y a point de passant, il n'y a point de hasard dans le monde». Avouez que, si j'ai de la défiance, j'y suis bien autorisée. Mon Dieu, que je voudrais n'avoir pas vu tout ce qui m'entoure depuis un an! Ah! il ne faut pas voir des révolutions particulières ou générales quand on veut pouvoir croire aux vertus du genre humain! Chaque fois qu'on me fait la révérence maintenant, j'en cherche la raison, et une funeste expérience me fait souvent trouver des motifs que, sans elle, j'eusse longtemps cherchés en vain. Je nourris ma bête ici de toutes les réflexions tristes qu'inspire ma position passée, présente et à venir. Je récapitule et mets en ordre dans ma mémoire toutes les kindnesses que j'ai éprouvées depuis l'absurde fagot débité sur ma conduite vis-à-vis la comtesse C. de Boncherolles jusqu'au nécessaire de £400, et je vois que, depuis lors, on a toujours su doser les méchancetés de manière à me faire continuellement de la peine, mais aussi je me promets bien que, si jamais je suis assez heureuse pour voir mes entours mépriser autant que moi leurs rugissements et qu'ils n'aient plus d'influence sur ma paix domestique, les mégères de toutes les espèces, de toutes les nations crieront en vain et qu'il ne sera plus au pouvoir de vils et vénals calomniateurs de m'affliger de quelque manière qu'ils s'y prennent et quelques chers même qu'ils aient été à mon cœur. Voilà cependant ce qui m'a le plus coûté (les chagrins domestiques exceptés); quelle leçon pour l'amour-propre! Quoi, des personnes que mille liens plus sacrés les uns que les autres devaient attacher à moi, qui semblaient m'aimer avec tendresse et abandon, ce n'était pas Adèle, chère maman, ce n'était pas votre Adèle qui leur inspirait ce sentiment? c'était..... et, quand ma manière a changé, quand, outrée de leur conduite peu noble, peu délicate, le froid de la politesse a remplacé la chaleur de l'amitié, l'indifférence qu'ils avaient pour ma personne était portée à un tel point qu'ils avaient l'air même de ne pas apercevoir un changement qui m'avait coûté tant de larmes! Ah, maman, remerciez pour moi les bons, les excellents amis qui m'ont un peu raccommodée avec ce méchant monde; dites leur bien qu'en quelque partie du monde que mon étoile me conduise, jamais je n'oublierai leurs tendres soins, leurs bontés si touchantes. Que vous dirai-je à vous, mes plus que tout? je vous worship tous les jours de ma vie comme mes bons anges. J'implore à mon aide toutes les vertus que vous avez cherché à semer dans mon âme; je me rappelle tous les sermons du bon papa, je cherche à en profiter, mais, quand je le vois malheureux, persécuté, toute ma misanthropie revient, la raison n'a plus d'empire sur moi et je me laisse aller au désespoir qu'inspire la vue de la vertu succombant sous les efforts du vice.—Bonaparte est-il toujours un gredin, un polisson, ou bien est-ce le plus grand homme qui ait jamais existé? je n'ignore pas qu'il n'y a pas de milieu et je serais bien aise de connaître l'opinion du club Belzunce en cas que je sois destinée à voir quelques uns des habitants d'Angl'Altona.—Adieu, ma bien chère maman; je vous embrasse tous l'un par l'autre.

dimanche, 24 novembre; six heures du matin.

C'est dans mon lit que je vous écris, mon cher papa, pendant qu'on arrange mes paquets car on nous dit que tous les passagers sont à bord depuis une heure et qu'on n'attend plus que nous. Voilà donc mon sort décidé; si ces maudites voitures n'avaient pas été à bord, nous serions à Londres à l'heure qu'il est. Je pars le cœur navré; le détail que vous me donnez de la santé de maman n'est pas fait pour me rassurer... Ah, mon Dieu!—Mon cher Rainulphe, reçois les tendres caresses de ta sœur, rends-les à tes adorés parents et tâche de leur faire oublier Adèle. J'embrasse le bon abbé de tout mon cœur. Vous recevrez une lettre de moi aujourd'hui.

IV

Lettre de madame de Boigne a l'évêque de Nancy.

Beauregard, le 17 octobre 1805.

Personne ne veut parler; agir ni même conseiller, mon cher évêque; il faut donc que ce soit moi qui décide ou, du moins, qui propose. Je vous envoie une lettre que je reçus l'été dernier et où nos rôles à tous sont indiqués: papa se renferme dans le système de neutralité qu'il a adopté; Rainulphe, raisonnable comme un homme de trente ans, se déclare incapable de déterminer sur une cause qu'il connaît à peine; il s'abandonne, dit-il, à ma tendresse vraiment maternelle. Quoique je pusse aussi repousser toute décision, je calcule que ce ne serait pas la manière d'avancer une affaire aussi importante pour nous tous et sur laquelle il n'y a pas de temps à perdre. Nous avions résolu d'attendre votre arrivée; mais elle est si incertaine et vos courses peuvent être si intéressantes que je prends le parti de vous écrire et de soumettre mes idées à votre meilleur jugement. Je commence par vous dire qu'elles sont entièrement de moi, que, moyennant cela, j'ignore si et comment elles sont praticables, que, du reste, le jeune homme est parfaitement raisonnable, qu'il sent sa position, qu'il veut, et d'une volonté ferme, la changer et qu'il est bien résigné aux désagréments de tous les genres de commencements.—Je crois que, d'après l'éducation que Rainulphe a reçue, la carrière diplomatique est celle qui s'ouvrirait pour lui avec le plus d'avantages. Il me semble que nous (c'est vous et moi), nous avons espoir qu'il serait protégé. L'ardeur d'une petite tête de dix-huit ans le pousserait à embrasser l'état militaire, mais tous les avantages qu'il peut avoir disparaîtraient dans cette situation, et il convient lui-même qu'il a la vue trop basse pour pouvoir se distinguer dans les grades supérieurs; il faudrait donc borner son ambition à faire manœuvrer une compagnie et, si je ne m'aveugle pas, il peut la pousser beaucoup plus loin.—Me voilà donc bien décidément préférant la carrière diplomatique; il s'agit à présent de la manière d'y entrer: cette petite pépinière qui travaille sous les yeux du ministre des Relations extérieures me paraîtrait une entrée fort désirable. Je sais bien que cela n'exempte pas de la conscription, mais, s'il ne s'agissait que d'un sacrifice d'argent pour se faire remplacer et qu'aucune défaveur ne s'ensuivit, nous nous soumettrions à en courir les risques. Peut-être pourrait-il aller passer quelques mois à Fontainebleau en y payant la pension et en sortir à la demande du ministre qui consentirait à s'en charger. Cela aurait l'avantage de le mettre à portée d'embrasser la carrière militaire s'il ne réussissait pas dans la carrière diplomatique; mais, si ce séjour à Fontainebleau se prolongeait pendant longtemps, il est trop jeune pour ne pas y perdre une partie des avantages qui, je crois, le rendent propre à se distinguer dans l'état que je désire lui voir suivre. Vous savez comme moi, mon cher évêque, que les goûts de papa ont dû le porter à donner à mon frère une éducation qui le mette à portée de réussir dans cette carrière; c'est un enfant de la balle que monsieur de Talleyrand protégera personnellement, j'en suis sûre, quand il le connaîtra. Des talents de société qui ont quelque valeur, parce que Rainulphe n'y attache aucune importance, deviendraient nuls absolument pour un militaire et peuvent lui procurer quelque agrément dans une autre situation. Tout, en un mot, me confirme dans le désir que je vous exprimais l'année dernière. Voilà, mon cher évêque, le résultat de mes constantes sollicitudes; je ne doute pas que je les fasse approuver autour de moi si elles ont votre approbation. Vous êtes à même aussi de savoir comment il faut s'y prendre et de diriger les démarches. Les rigueurs de Fontainebleau n'effraient pas Rainulphe qui est fort décidé à faire ce qu'il faut pour réussir.

Nous sommes tous bien tendrement occupés des inquiétudes de cette pauvre Rosalie; nous avons vu Eugène, il est fort joli garçon et très, très bien; j'espère avoir de ses nouvelles par mon mari que je suppose devoir le rencontrer à Lyon. J'ai mandé à Rosalie combien j'étais contente de monsieur de Boigne sous le rapport qui m'intéresse le plus; il continue à être très bien par écrit.—Joseph et sa femme sont partis, il y a une heure, pour Villennes après avoir passé quelques jours ici; leurs affaires s'arrangent beaucoup mieux qu'ils ne l'avaient espéré; monsieur de Gilbert en sera pour ses mauvais procédés.—Le bon oncle se porte toujours mieux que ses neveux, grands et petits.—Bonjour, mon cher évêque, la coterie de Beauregard se réunit pour embrasser le frère et la sœur. Ne nous oubliez pas auprès de monsieur d'Argoult, s'il est avec vous.

V

Lettre de madame de Boigne au général de Boigne.

Paris, 24 novembre 1812.

Vous me répondez toujours avec tant de dureté, mon cher ami, toutes les fois que je vous parle de moi, et cette dureté m'est si pénible que, quoique sous le même toit, je préfère vous écrire à m'exposer à une discussion qui dégénère toujours en personnalités offensantes qui ne servent qu'à nous aigrir mutuellement l'un contre l'autre, au lieu de remplir le but que je me suis toujours proposé qui serait, au contraire, de concilier, autant que possible, les différends qui se sont élevés entre nous.—Lors de votre arrivée ici, j'ai cru devoir vous faire part de ce que je désirais que vous fissiez pour moi; il m'a paru que cette manière simple et loyale était celle qui devait régner entre nous et qui convenait le mieux à nos caractères.—Depuis, vous avez obtempéré à une partie de mes demandes, vous vous êtes refusé aux autres; je ne reviens pas là-dessus, je sais parfaitement que je n'ai d'autres droits à faire valoir que ceux donnés par l'honnêteté et la délicatesse. Aujourd'hui, je vois les apprêts de votre départ et, quoique je ne souscrive pas à l'obligeant désir que vous m'avez exprimé de ne plus me revoir, cependant je sens que, pour le moment, ma présence à Buissonrond serait aussi incommode pour vous qu'inconvenante pour moi. Ainsi, je ne puis fixer un terme à cette absence que je m'empresserai d'abréger dès que vous m'en témoignerez le plus léger désir; mais, avant qu'elle commence, je souhaiterais savoir quelles sont vos intentions relativement à ma position pécuniaire: je ne prétends élever aucune difficulté ni même en discuter avec vous, mais vous ne pouvez trouver extraordinaire que je veuille savoir vos projets et qu'avant de les connaître je soumette quelques réflexions à votre jugement.—Quoique vous m'ayez toujours promis d'améliorer mon sort à la vente de Beauregard, les circonstances actuelles font que je ne demande aucune augmentation à la somme à laquelle vous aviez fixé ma dépense il y a quinze mois; mais je vous représenterai que, si vous en diminuiez une partie, non seulement mon sort ne serait pas amélioré, mais il serait fort empiré, et vous le comprendrez facilement si vous voulez calculer que l'entretien et les charges de Châtenay, en y mettant la plus stricte économie, ne peut pas être estimé à moins de six mille francs; ajoutez à cela le revenu de Beauregard que vous estimiez huit mille francs dans mon revenu et qui peut se calculer à six, ensuite les frais de déménagement qui s'élèveront au moins à deux mille francs et vous verrez que, même en me continuant la totalité des 50 m. frs que vous aviez assignés aux frais de mon établissement, je serai bien plus mal à mon aise cette année que la précédente, et qu'il me faudra même chercher le moyen de faire quelque économie, car je suis arrivée au premier octobre avec cent dix francs en caisse; il est vrai que le loyer de cette maison était payé pour six mois, mais il y avait d'autres dépenses telles que médecin, apothicaire, etc. qui devaient compenser cette différence.—Voilà, mon cher ami, les réflexions que je désirais vous soumettre et que je vous prie de peser avec bonté et sagesse; je crois que vous penserez qu'avec la charge de deux maisons qui s'élève à 13 m. frs au moins, le revenu que je souhaite que vous me confirmiez n'est pas exagéré: vous l'avez jugé raisonnable et vous l'avez fixé vous-même il y a quinze mois. Je ne vois pas en quoi j'aurais mérité depuis qu'il fut retranché, et, quant à votre position pécuniaire, elle est plutôt améliorée depuis ce temps, d'abord par la vente de Beauregard et puis par le change qui est un peu moins mauvais qu'à cette époque.—Au reste, mon cher ami, je le répète, je m'en remets à votre volonté; tout ce que je veux c'est d'éviter une discussion pénible. J'aime à croire que votre décision sera telle que je la demande et, j'ose le croire, que l'honnêteté et la délicatesse la dictent.—J'en causerai volontiers avec vous si vous voulez mettre de côté les réflexions et les personnalités offensantes, de manière à ce qu'une discussion amicale ne dégénère pas en querelle, mais, si vous ne voulez pas faire cet effort, je vous demande de me répondre quelques lignes par écrit.—Bonsoir, mon cher général, vous croyez être entouré de gens qui vous veulent plus de bien que moi, et vous êtes dans une grande erreur. Un jour, bientôt peut-être, ces personnes-là vous montreront ce qu'elles valent, et alors, comme toujours, vous retrouverez et vous jugerez peut-être avec moins d'injustice celle qui est et qui sera toujours votre plus fidèle et votre meilleure amie.

TABLE DES MATIÈRES

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