Récits d'une tante (Vol. 1 de 4): Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond
CHAPITRE V
Plaisirs à Coppet. — Exil de Mathieu de Montmorency et de madame Récamier. — Madame de Chevreuse. — Sa conduite à la Cour impériale. — Son exil. — Sa mort. — Madame de Balbi. — Le comte de Romanzow. — Bal à l'occasion du mariage du grand-duc de Bade. — Costume de l'Empereur. — Singulière conversation. — Formes de la Cour impériale. — Bal à l'occasion de la naissance du roi de Rome. — L'impératrice Marie-Louise. — L'Empereur veut être gracieux.
J'ai toujours reproché à madame de Staël d'avoir entraîné ses amis dans ces malheurs de l'exil qu'elle sentait si vivement.
Pendant l'été de 1808, Coppet avait été très brillant; le prince Auguste de Prusse y avait fait un long séjour. Il était fort amoureux de madame Récamier. Plusieurs étrangers et encore plus de Français s'étaient groupés autour de la brillante et spirituelle opposition de madame de Staël. Cette société, en se séparant, avait été répandre dans toute l'Europe les mots et les pensées dont elle stigmatisait le gouvernement impérial. Le prince Auguste les avait rapportés en Prusse où l'on était fort disposé à les accueillir. On s'était donné rendez-vous à Coppet pour l'été suivant. L'Empereur, informé de ce qui s'y passait, avait éprouvé une recrudescence de colère contre madame de Staël et décidé que ces réunions ne se renouvelleraient pas.
Il annonça ses intentions assez hautement pour que les amis de madame de Staël en fussent prévenus, entre autres madame Récamier et Mathieu de Montmorency. Tous deux m'en parlèrent; nous convînmes que, même dans l'intérêt de madame de Staël, il fallait laisser passer cette bourrasque, s'abstenir d'aller à Coppet et faire oublier l'été précédent par la tranquillité de celui qui commençait.
Mathieu et madame Récamier écrivirent une lettre en commun dans ce sens qu'ils confièrent à monsieur de Châteauvieux, car dans ce temps on n'aurait pas osé écrire ainsi par la poste. La colère de madame de Staël n'eut pas la même prudence; elle chargea le courrier le plus prochain d'une réponse pleine de douleur et de reproches, elle finissait par cette phrase:
«Jusqu'à présent, je ne connaissais que les roses de l'exil; il était réservé aux personnes que j'aime le plus de m'en faire apercevoir les épines, ou plutôt de me plonger un poignard dans le cœur en me prouvant que je ne leur suis plus qu'un objet d'effroi et de repoussement.»
Madame Récamier et monsieur de Montmorency n'hésitèrent pas; ils partirent. Mathieu précéda de douze heures à Coppet l'ordre d'exil qui l'envoyait à Valence.
Madame Récamier n'était pas encore arrivée; Auguste de Staël courut à sa rencontre, la trouva dans le Jura, l'engagea à rétrograder dans l'espoir que l'ordre, ne l'ayant pas trouvée à Coppet, serait peut-être révoqué. Elle reprit la route de Paris accompagnée d'une jeune cousine qu'elle élevait depuis plusieurs années et dont le père occupait un petit emploi à Dijon. En y arrivant, elle le trouva à la porte de l'auberge; il lui expliqua en quelques mots que, plein de reconnaissance pour ses anciennes bontés, il ne pouvait, sans se compromettre, laisser sa fille auprès d'une personne exilée et la lui enleva. Madame Récamier continua sa route seule; elle arriva chez elle, à Paris, à minuit. Monsieur Récamier frémit de la voir:
«Mon Dieu, que faites-vous ici? vous devriez être à Châlons, remontez vite en voiture.
«—Je ne puis, j'ai passé deux nuits, je meurs de fatigue.
«—Allons, reposez-vous bien; je vais demander les chevaux de poste pour cinq heures du matin.»
Madame Récamier partit, en effet; elle alla chez madame de Catelan qui lui prodigua toutes les consolations de l'amitié et l'accompagna à Châlons avec un dévouement on peut dire héroïque; car on voit quel effroi la qualification d'exilé inspirait aux âmes communes.
Au positif pourtant, cet exil si redouté se bornait à l'exclusion du séjour de Paris et d'un rayon de quarante lieues à la ronde. Dans le premier moment, on désignait un lieu spécial, mais cela s'adoucissait bientôt, et, hors Paris et ses environs, l'Empire entier était ouvert. Mais le prestige de la puissance impériale était si grand qu'ayant eu le malheur de lui déplaire on était exposé partout à des vexations journalières.
Le sort de madame de Staël fut encore aggravé; non seulement elle fut exilée à Coppet même, mais il fallait une permission expresse du préfet pour aller l'y voir. C'est à cause de ces nouvelles difficultés que, sous prétexte de santé, elle obtenait quelquefois l'autorisation de faire de petits séjours à Genève et que je l'y ai trouvée ainsi que je l'ai raconté plus haut.
Madame Récamier fut à Châlons, puis à Lyon, puis enfin elle alla en Italie où elle était encore à la chute de l'Empire.
L'exil me ramène naturellement à parler d'une de ses victimes. La jeune, jolie et extravagante madame de Chevreuse. J'ai déjà dit qu'elle tenait une place tout à part dans ce qu'on appelait alors la société de l'ancien régime. L'Empereur n'admettait aucune notabilité qui n'émanât pas de lui et, quoique le duc de Luynes fût sénateur et rendit de grands hommages au chef de l'État, l'attitude indépendante de sa belle-fille fut remarquée et déplut. Nommée dame de l'Impératrice, elle refusa; l'Empereur insista; elle fut mandée chez lui; il combattit moitié sérieusement, moitié en riant toutes les excuses qu'elle lui présenta. Toutefois, il alla jusqu'à la menacer de rendre sa famille responsable de ses caprices. Elle pouvait consulter les murs de Dampierre, ils lui diraient qu'ils n'appartenaient aux Luynes que par la confiscation; il serait prudent, selon lui, de ne pas oublier le précédent.
Madame de Chevreuse se vit forcée à accepter. On ne peut nier qu'à la suite de cette contrainte l'Empereur ne fût tout à fait gracieux pour elle; il mettait une sorte de coquetterie à chercher à la gagner. Quant à elle, elle était, en revanche, parfaitement maussade, même pour lui, mais surtout pour l'impératrice Joséphine et pour ses compagnes qu'elle accablait de son dédain. Non qu'il n'y en eût d'aussi grandes dames qu'elle, mais parce qu'elle les soupçonnait d'avoir moins de répugnance à leur position de dames du palais. Elle ne faisait son service qu'à la dernière extrémité, après avoir épuisé tous les prétextes. Elle ne paraissait jamais au château quand elle pouvait s'en dispenser; tranchons le mot, elle était fort impertinente.
Tant que le duc de Luynes vécut, il maintint une sorte de convenance autour de lui; mais, après sa mort, madame de Chevreuse, qui dominait entièrement sa belle-mère et son mari, fit mille extravagances. Je me rappelle, entre autres, qu'un jour de grande soirée à l'hôtel de Luynes, elle établit la partie de monsieur de Talleyrand vis-à-vis d'un buste de Louis XVI placé sur une console et entouré de candélabres et d'une multitude de vases remplis de lis formant comme un autel. Elle nous menait tous voir cet arrangement avec une joie de pensionnaire. Quoique je fusse presque aussi vive qu'elle dans mes opinions, cependant ces niches me paraissaient puériles et dangereuses, je le lui dis:
«Que voulez-vous! le «petit misérable» (c'est ainsi qu'elle appelait toujours le grand Napoléon) me victime, je me venge comme je peux.»
Elle réussit à se faire prendre en haine par toute la Cour; l'Empereur la défendait encore. Lorsque les vieux souverains d'Espagne arrivèrent en France, après les événements de Madrid, on leur donna dans le premier moment un service d'honneur. Madame de Chevreuse eut ordre de se rendre auprès de la reine Charlotte; elle refusa par écrit, disant que c'était bien assez d'être esclave et qu'elle ne voulait pas être geôlière. La dame d'honneur, madame de La Rochefoucauld, à laquelle cette réponse était adressée, la porta à l'Empereur, et l'ordre d'exil en fut la conséquence.
Il semblerait qu'après avoir tout fait pour le provoquer, madame de Chevreuse dût le supporter avec courage. Mais il en fut tout autrement: le premier moment d'exaltation passé, elle en fut accablée. Et il n'y a pas de démarche, de protestation, de supplique qu'elle n'ait essayées pour rentrer en grâce. À mesure que ses espérances diminuaient, sa santé s'altérait et elle a fini par mourir de chagrin la troisième année de son exil. Elle avait successivement habité Luynes, Lyon, Grenoble, portant partout avec elle cette humeur capricieuse qui a fait le malheur de sa vie.
Sans être son amie, j'avais des relations assez intimes avec elle. Me sachant en Savoie pendant son séjour à Grenoble, elle m'écrivit combien elle regrettait que les difficultés qui entouraient les déplacements d'une personne exilée l'empêchassent de me venir voir. Je lui répondis que j'irais à Grenoble. En effet, je pris cette route qui me faisait faire quarante lieues de plus en quittant Chambéry. Je prévins madame de Chevreuse du jour de mon arrivée; la vieille duchesse de Luynes m'attendait à mon auberge. Madame de Chevreuse était tellement malade qu'il lui était impossible de me venir voir, ni même de me recevoir, mais ma visite lui ferait grande joie le lendemain matin.
Une heure après, étant à la fenêtre, je vis passer dans une calèche, très parée, couverte de rouge et je crois de blanc, une espèce de fantôme qui me parut celui de madame de Chevreuse. Je demandai au valet d'auberge qui c'était, il me dit:
«C'est madame de Chevreuse qui se rend au spectacle; elle y va tous les jours.»
Je trouvai son procédé envers moi étrange; toutefois, elle était trop malheureuse pour que je voulusse le lui témoigner. Le lendemain, la pauvre madame de Luynes vint me dire que madame de Chevreuse n'avait pas dormi, qu'elle reposait en ce moment, mais qu'elle me verrait sûrement le soir; je lui exprimai mes regrets de ne pouvoir prolonger mon séjour, je demandai mes chevaux et je partis. Le fait était que madame de Chevreuse répugnait à montrer son effroyable changement à une personne qui ne l'avait pas revue depuis les temps de sa brillante prospérité.
En outre de l'exil, madame de Chevreuse avait un chagrin qui avait empoisonné sa vie. Elle était horriblement rousse; elle était persuadée que personne ne s'en doutait, et c'était une constante préoccupation, tellement que, deux heures avant sa mort, ses cheveux ayant un peu crû pendant sa dernière maladie, elle se fit raser et ordonna qu'on jetât les cheveux au feu devant elle pour qu'il n'en restât aucune trace.
Ses enfants ayant l'indiscrétion d'avoir des cheveux d'un rouge ardent, elle les avait pris en horreur et ne pouvait les envisager. Avec une quantité de travers qui venaient d'un grain de folie héréditaire, cultivée par la gâterie de madame de Luynes, madame de Chevreuse avait des qualités, le cœur très haut placé, et des locutions originales, sans être prétentieuses, pour dire des choses communes de la vie qui la rendaient toujours piquante et souvent fort aimable quand elle le voulait.
C'est la seule personne qui ait été forcée d'entrer à la Cour impériale. Aussi celles qui avaient envie d'y arriver ne manquaient pas de la citer pour prouver que ce sort était inévitable. Rien pourtant n'était si facile en se tenant sur la réserve. Les exils aussi, à part deux ou trois, occasionnés par des vengeances particulières, ne tombaient que sur des personnes d'une hostilité criarde et tracassière qui devenaient incontinent souples et suppliantes.
Madame de Balbi a fait exception à cette règle. Exilée de Paris par une méprise évidente, elle n'a jamais voulu permettre qu'on fît la plus petite démarche pour l'expliquer, ni pour demander grâce. Elle est allée tranquillement s'établir à Montauban, y a vécu dans la meilleure intelligence avec les autorités, évitant par là les tracasseries qu'elles auraient pu lui susciter, et y est restée jusqu'à la Restauration, avec autant de calme que de dignité, ayant moins souffert de l'exil que les personnes qui s'agitaient pour le faire finir.
On m'a bien souvent demandé dans ce temps-là:
«Comment n'êtes-vous pas exilée?
«—Mais c'est que je ne cours pas après, répondais-je, et que je n'en ai pas peur.»
En effet, ma maison était une de celles où on parlait le plus librement; je voyais beaucoup de monde de toutes les couleurs, j'étais polie pour tous. Mes opinions étaient connues, mais pas aigrement professées. Et, surtout, nous n'intriguions pas avec des conspirateurs subalternes, agents soldés de trouble et de désordre, pour lesquels mon père avait un mépris qu'il m'avait communiqué.
Le corps diplomatique venait beaucoup chez moi, le comte Tolstoï et le comte de Nesselrode y passaient leur vie, ainsi que les Semffts et le comte de Metternich. Mais, lorsqu'ils furent remplacés par messieurs les princes de Schwarzenberg, de Kourakin, etc., ce nouveau corps diplomatique s'éloigna d'une façon marquée de l'opposition et se donna exclusivement à la Cour impériale.
Les formes obséquieuses des étrangers pour les nouvelles grandeurs faisaient notre risée. Je me rappelle que le vieux comte de Romanzow, chancelier de Russie, s'excusant un soir d'arriver tard chez moi, me dit qu'il avait été retenu parce que monseigneur l'archichancelier lui avait fait l'honneur de le nommer pour faire sa partie. Pour nous qui n'avions jamais imaginé d'appeler cet homme autrement que Cambacérès, tout court, ce langage était on ne peut plus étrange. Mais cela s'établissait petit à petit et, si l'Empire avait duré quelques années de plus, nous l'aurions adopté à notre tour, ainsi que nous l'avions déjà fait pour la famille impériale.
Mes relations les plus directes avec la Cour étaient par Fanny Dillon. L'Empereur avait pris l'engagement de la marier. Elle ne lui laissait pas oublier cette promesse; la façon naïve dont elle la lui rappelait l'amusait. Cependant, il la faisait languir terriblement. Les mariages de mesdemoiselles de Beauharnais et de Tascher avec le grand-duc de Bade et le prince régnant d'Aremberg avaient fort exalté ses prétentions. Elle avait pourtant daigné se résigner à épouser le prince Alphonse Pignatelli, cadet de la maison d'Egmont. Je ne sais si ce mariage se serait accompli, mais la mort enleva le prétendu. Depuis, l'impératrice Joséphine lui parla successivement du prince Aldobrandini qu'on ferait roi de Portugal, du duc de Medina-Sidonia; elle eut un moment d'inquiétude au sujet du prince de Neufchâtel. Enfin, pendant le printemps de 1808, elle m'avait entretenue de la crainte d'être forcée à épouser le prince Bernard de Saxe-Cobourg qu'elle trouvait un peu trop tudesque.
Au milieu de l'été, sa sœur, madame de Fitz-James, expira dans mes bras, d'une longue maladie, suite des chagrins que son mari lui avait causés. Il s'avisa de la regretter amèrement et sincèrement, je crois, lorsqu'il n'était plus temps de la sauver. Sa dernière parole fut pour me recommander sa mère; je l'emmenai à Beauregard avec Fanny. Ce même jour, l'Impératrice arrivait de Marsac; malgré son deuil, Fanny alla le surlendemain à Saint-Cloud. Elle en revint désespérée; l'Impératrice lui avait nommé le général Bertrand comme l'époux que l'Empereur lui destinait.
La chute était grande et elle en sentait la profondeur. Elle était toute en larmes lorsque l'Empereur entra chez l'Impératrice. Elle osa lui reprocher de l'avoir trompée dans ses espérances et, s'animant par degré, elle arriva à lui dire:
«Quoi, Sire, Bertrand! Bertrand! singe du Pape en son vivant!»
Ce mot scella son sort; l'Empereur lui dit sèchement:
«Assez, Fanny», et sortit de l'appartement.
L'Impératrice s'engagea à tâcher de le ramener à d'autres idées; elle-même trouvait Bertrand trop peu important pour épouser une parente qu'elle protégeait spécialement. Elle lui promit une réponse pour la fin de la semaine. La pauvre Fanny passa l'intervalle dans les larmes. Elle retourna à Saint-Cloud, se disant décidée à refuser le Bertrand, coûte que coûte; sa mère l'y encourageait fort. Elle revint l'ayant accepté, et toute réconciliée avec son sort.
L'Impératrice lui avait montré de grandes places en perspective et le nom de Bertrand caché sous un duché. Le soir, elle n'était plus occupée qu'à chercher le titre qui sonnerait le mieux à l'oreille et que pourtant elle n'a jamais obtenu. J'ai toujours pensé que c'était une taquinerie de l'Empereur en souvenance du singe du Pape.
L'entrevue eut lieu à Beauregard; madame Dillon ne voulut pas y assister et j'en eus la charge. Jamais une fiancée plus maussade, plus mal attifée ne s'est présentée à un futur époux. Le général n'en fut pas rebuté; et, un mois, jour pour jour, après la mort de madame de Fitz-James, madame Dillon accompagnait son autre fille à l'autel avec une répugnance qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. Le mariage civil eut lieu chez moi, à Paris, et la noce à Saint-Leu, chez la reine de Hollande. J'y fus invitée, mais je trouvai un prétexte pour m'en dispenser.
Il faut rendre justice à Bertrand; c'était un homme fort borné, mais très honnête. Il a été bon mari et bon gendre; nous avons toujours conservé les meilleurs rapports ensemble. On dit qu'il avait de la capacité dans son arme. L'Empereur était bon juge et le distinguait, mais je crois que son vrai mérite était un dévouement aveugle et sans bornes d'aucune espèce.
Les courses de Fanny Dillon à Saint-Cloud se faisaient avec mes chevaux et mes gens. Un jour, où un fourrier du palais les faisait ranger, mon cocher lui dit:
«Mon Dieu, je me mettrai où vous voudrez, je n'y tiens pas, nous ne venons jamais ici pour notre compte.»
Dans notre sot esprit de parti, cette impertinence nous charma.
Elle me rappelle un propos d'une sentinelle, tenu quelques années après, dans un moment où la Cour impériale était encombrée de souverains. Le fonctionnaire, s'adressant à un cocher de remise arrêté dans la cour des Tuileries, lui cria:
«Holà, ôte-toi! Si ton maître n'est pas roi, tu ne peux pas stationner là.»
L'Empereur n'avait pas répugnance à cette histoire, car, parmi ces rois qu'on traitait ainsi, il y en avait de vrais.
J'ai souvent vu l'empereur Napoléon au spectacle et passer en voiture, mais seulement deux fois dans un appartement.
La ville de Paris donna un bal à l'occasion du mariage de la princesse de Bade. L'Empereur voulut le rendre, et des billets pour un bal aux Tuileries furent adressés à beaucoup de personnes non présentées. Nous fûmes quelques jeunes femmes à en recevoir sans avoir assisté à celui de l'Hôtel de Ville. Conseil tenu, nous convînmes devoir nous y rendre.
On dansait dans la galerie de Diane et dans la salle des Maréchaux. Le public y était parqué suivant la couleur des billets; le mien me fixa dans la galerie de Diane. On ne circulait pas; la Cour se transporta successivement d'une pièce dans l'autre. L'Impératrice, les princesses, leurs dames, leurs chambellans, tout cela très paré, entra à la suite de l'Empereur et vint se placer sur une estrade préparée d'avance. Après avoir regardé danser une espèce de ballet, l'Empereur en descendit seul et fit la tournée de la salle, s'adressant exclusivement aux femmes. Il portait son costume impérial (auquel il a promptement renoncé), la veste, la culotte en satin blanc, les souliers blancs à rosettes d'or, un habit de velours rouge fait droit à la François Ier et brodé en or sur toutes les coutures, le glaive, éclatant de diamants, par-dessus l'habit; des ordres, des plaques, aussi en diamants, et une toque avec des plumes tout autour relevée par une ganse de diamants. Ce costume pouvait être beau dessiné, mais, pour lui qui était petit, gros et emprunté dans ses mouvements, il était disgracieux. Peut-être y avait-il prévention; l'Empereur me parut affreux, il avait l'air du roi de carreau.
Je me trouvais placée entre deux femmes que je ne connaissais pas. Il demanda son nom à la première, elle lui répondit qu'elle était la fille à Foacier.
«Ah!» fit-il, et il passa.
Selon son usage, il me demanda aussi mon nom; je le lui dis:
«Vous habitez à Beauregard?
«—Oui, Sire.
«—C'est un beau lieu, votre mari y fait beaucoup travailler, c'est un service qu'il rend au pays et je lui en sais gré; j'ai de la reconnaissance pour tous les gens qui emploient les ouvriers. Il a été au service anglais?»
Je trouvai plus court de répondre que oui, mais il reprit:
«C'est-à-dire pas tout à fait. Il est savoyard, n'est-ce pas?
«—Oui, Sire.
«—Mais vous, vous êtes française, tout à fait française; nous vous réclamons, vous n'êtes pas de ces droits auxquels on renonce facilement.»
Je m'inclinai.
«Quel âge avez-vous?»
Je le lui dis.
«Et franche par-dessus le marché! vous avez l'air bien plus jeune.»
Je m'inclinai encore; il s'éloigna d'un demi-pas, puis revenant à moi, parlant plus bas et d'un ton de confidence:
«Vous n'avez pas d'enfants? Je sais bien que ce n'est pas votre faute, mais arrangez-vous pour en avoir, croyez-moi, pensez-y, je vous donne un bon conseil!»
Je restai confondue; il me regarda un instant, en souriant assez gracieusement, et passa à ma voisine.
«Votre nom?
«—La fille à Foacier.
«—Encore une fille à Foacier!» et il continua sa promenade.
Je ne puis exprimer l'excès de dédain aristocratique avec lequel cet: Encore une fille à Foacier, sortit des lèvres impériales. Le nom qui, non plus que les personnes, ne s'est jamais représenté à moi depuis, est resté gravé dans mon souvenir avec l'inflexion de cette voix que j'entendais pour la première et la dernière fois.
Après avoir fait sa tournée, l'Empereur se rapprocha de l'Impératrice et toute la troupe dorée s'en alla sans se mêler le moins du monde à la plèbe. À neuf heures du soir, tout était fini; les invités pouvaient rester et danser, mais la Cour était retirée. Je suivis son exemple, singulièrement frappée des façons impériales. J'avais vu d'autres monarques, mais aucun traitant aussi cavalièrement le public.
Plusieurs années après, j'assistai comme beyeuse à un bal donné à l'occasion du baptême du roi de Rome. Je crois que c'est la dernière fête impériale. Elle avait lieu aux Tuileries dans la salle du spectacle. La Cour y assistait seule; les personnes non présentées obtenaient des billets pour les loges. Nous y étions allées une douzaine de femmes de l'opposition et nous étions forcées de convenir que le coup d'œil était magnifique. C'était la seule fois que j'aie vu une fête où les hommes fussent en habit à la française. Les uniformes étaient proscrits; nos vieux militaires avaient l'air emprunté, mais les jeunes, et surtout monsieur de Flahaut, rivalisaient de bonne grâce avec Archambault de Périgord. Les femmes étaient élégamment et magnifiquement parées.
L'Empereur, suivi de son cortège, traversa la salle en arrivant, pour se rendre à l'estrade qui occupe le fond. Il marchait le premier et tellement vite que tout le monde, sans excepter l'Impératrice, était obligé de courir presque pour le suivre. Cela nuisait à la dignité et à la grâce, mais ce frou-frou, ce pas de course, avaient quelque chose de conquérant qui lui seyait. Cela avait grande façon dans un autre genre.
Il paraissait bien le maître de toutes ces magnificences. Il n'était plus affublé de son costume impérial; un simple uniforme, que lui seul portait au milieu des habits habillés, le rendait encore plus remarquable et parlait plus à l'imagination que ne l'auraient pu faire toutes les broderies du monde. Il voulut être gracieux et obligeant, et me parut infiniment mieux qu'à l'autre bal. L'impératrice Marie-Louise était un beau brin de femme, assez fraîche, mais un peu trop rouge. Malgré sa parure et ses pierreries, elle avait l'air très commun et était dénuée de toute physionomie. On exécuta un quadrille dansé par les princesses et les dames de la Cour dont plusieurs étaient de nos amies. Je vis là la princesse Borghèse qui me parut la plus ravissante beauté que j'eusse jamais envisagée; à toutes ses perfections elle joignait l'aspect aussi candide, l'air aussi virginal qu'on puisse le désirer à la jeune fille la plus pure. Si on en croit la chronique, personne n'en eut jamais moins le droit.
L'Empereur aimait assez que les femmes qu'il voulait attirer à sa Cour eussent occasion d'en voir les pompes. Il jetait des coups d'œil obligeants sur les loges; il resta longtemps sous la nôtre, évidemment avec intention. Au reste, il avait déjà trop de notre monde pour devoir se soucier beaucoup de ce qui restait en dehors.
CHAPITRE VI
La duchesse de Courlande. — La comtesse Edmond de Périgord. — Monsieur de Talleyrand. — Le cardinal Consalvi. — Fêtes du mariage de l'Empereur. — Mon oncle, l'évêque de Nancy, nommé archevêque de Florence. — Triste résultat de cette nomination. — Résistance d'Alexis de Noailles. — Brevets de sous-lieutenant. — Madame du Cayla. — Jules de Polignac.
Quoique, pendant les années qui s'étaient écoulées entre ces fêtes dont je viens de parler, les deux sociétés de l'ancien et du nouveau régime fussent habituellement séparées, elles se rencontraient chez les ambassadeurs et chez les étrangers. Je me rappelle avoir vu toute la Cour impériale à un très magnifique bal donné par la duchesse de Courlande. Elle s'était établie à Paris à l'occasion du mariage de sa fille cadette avec le comte Edmond de Périgord. Je ne sais si la passion de la duchesse de Courlande pour le prince de Talleyrand a précédé ou suivi cette union.
Madame Edmond, devenue un personnage presque historique sous le nom de duchesse de Dino, était, à peine au sortir de l'enfance, excessivement jolie, prévenante et gracieuse; déjà la distinction de son esprit perçait brillamment. Elle possédait tous les agréments, hormis le naturel; malgré l'absence de ce plus grand des charmes de la jeunesse, elle me plaisait beaucoup. Sa mère, toute occupée de ses propres aventures, avait laissé le soin de son éducation à un vieux professeur jésuite qui en avait fait un écolier très accompli et très instruit.
Le ciel l'avait créée jolie femme et spirituelle, mais la partie morale, l'éducation pratique et d'exemple avaient manqué, ou plutôt ce qu'une intelligence précoce avait pu lui faire apercevoir autour d'elle n'était pas de nature à lui donner des idées bien saines sur les devoirs qu'une femme est appelée à remplir. Peut-être aurait-elle échappé à ces premiers dangers si son mari avait été à la hauteur de sa propre capacité et qu'elle eût pu l'aimer et l'honorer. Cela était impossible; la distance était trop grande entre eux.
J'insiste sur ces réflexions parce que je suis persuadée que, quelque supériorité qu'on apporte dans le monde, la conduite qu'on y tient est presque toujours le résultat des circonstances environnantes. Telle femme qui a beaucoup fait parler d'elle eût été, autrement placée, chaste épouse et bonne mère de famille. Je crois à l'éducation du manteau de la cheminée. Lorsqu'on a passé son enfance à entendre les principes d'une saine morale, simplement professés, et à les voir sans cesse mettre en pratique, il se forme autour d'une jeune personne un réseau d'adamant dont elle ne sent ni le poids ni la force mais qui devient comme une seconde nature. Il faut un rare degré de perversité pour chercher à en rompre les mailles. Ayons de l'indulgence pour celles qui sont livrées aux séductions du monde sans être pourvues de cette défense.
Je viens de prononcer le nom de monsieur de Talleyrand, mais je ne me hasarderai pas à en parler. Je ne chercherai pas à estomper un caractère qui appartient au burin de l'histoire; ce sera elle qui pèsera les torts de l'homme privé avec les services de l'homme d'État et fera pencher la balance.
Dans ces barbouillages où je m'amuse à faire repasser devant moi comme des ombres chinoises, sans suite et sans ordre, les différents souvenirs que ma mémoire me retrace, je m'arrête plus volontiers aux petites circonstances qui m'ont paru assez piquantes pour être restées dans ma pensée et ne sont pas assez importantes pour être rappelées ailleurs. Les personnages historiques ne sont dans mon domaine que par leurs rapports personnels avec moi, ou lorsque j'ai recueilli sur eux des détails circonstanciés de la vérité desquels je me tiens assurée. À cette époque, je me trouvais précisément dans la situation du public et du public malveillant, vis-à-vis du prince de Bénévent; plus tard, j'aurai peut-être occasion de parler du prince de Talleyrand. Nous verrons, si j'arrive à ce temps.
Les cardinaux dispersés dans toute la France eurent la permission ou plutôt l'ordre de se réunir à Paris à l'époque du mariage de l'Empereur avec l'archiduchesse. Consalvi se trouva du nombre; il vint descendre chez nous et ne nous quitta guère pendant son court séjour. Je fus bien frappée de la lucidité et de la clarté de son esprit en nous expliquant une position que la théologie et la politique rendaient si complexe. Il désirait sincèrement pouvoir, dans l'intérêt de la religion, complaire aux vœux de l'Empereur et pourtant les canons de l'Église s'y opposaient si formellement qu'il n'y pouvait arriver.
Si j'ai bien compris alors, ce n'est pas seulement la forme dans laquelle le mariage de Joséphine était cassé qui faisait les difficultés mais encore la situation personnelle de l'Empereur. Il était excommunié vitando, ce qui n'empêchait pas qu'il pût recevoir les sacrements ni qu'un prêtre pût les lui administrer pour nécessité, seulement les autres ecclésiastiques ne pouvaient y assister. Aussi les cardinaux étaient-ils prêts à siéger au bal ou à telle autre fête, mais le banc réservé pour eux à la cérémonie où on administrait le sacrement du mariage resta vide.
Je crois que, si cela eût dépendu uniquement du cardinal Consalvi, il eût cherché quelque accommodement. Mais plusieurs de ses collègues étaient plus chauds et moins raisonnables que lui; et la situation de tout détenteur du patrimoine de Saint-Pierre est si positivement spécifiée comme excommunié vitando par les lois de l'Église qu'il n'y avait pas moyen de les éluder dès qu'elles étaient invoquées.
De son côté, l'Empereur voulait l'emporter de haute lutte; sa fureur en voyant inoccupé le banc des cardinaux fut excessive. Quelques-uns furent envoyés dans des forteresses, d'autres, et Consalvi fut du nombre, obligés de retourner dans les villes fixées pour leur exil. Je ne me rappelle plus si c'est à ce moment où avant qu'ils eurent la défense de porter les bas et la calotte rouge, d'où leur est venue l'appellation de cardinaux noirs qui les a distingués pendant tout le cours de ces querelles dogmatico-politiques.
Le court séjour que le cardinal Consalvi fit à Paris renoua fortement les liens d'amitié qui existaient entre nous et, si mes souvenirs d'enfance avaient été froissés en retrouvant le cardinal Maury, je fus en revanche enchantée de son collègue. Mon opposition au régime impérial était certainement fort entachée d'esprit de parti, cependant j'ai toujours été accessible aux raisonnements qui portaient un caractère d'impartialité. Et j'étais touchée et édifiée de voir le cardinal Consalvi, dans sa position d'homme persécuté, parler avec tant de douceur, se lamenter des violences où il se trouvait entraîné et chercher de si bonne foi les moyens de les éviter.
Il eut plusieurs conférences avec le ministre des cultes; il offrait des tempéraments dont j'ai oublié les détails et qu'il nous racontait heure par heure, mais l'Empereur ne voulait entendre à aucun. Le public resta persuadé que l'absence des cardinaux tenait uniquement à ce qu'ils n'admettaient pas le divorce; je crois que c'est une erreur.
Je n'assistai pas plus aux fêtes du mariage que je n'avais fait à celles du couronnement. Je faisais honneur à mes répugnances politiques de ce peu de curiosité, mais j'ai découvert depuis que ma paresse y avait la plus grande part. Je trouve que la peine qu'il faut se donner surpasse de beaucoup le plaisir qu'on aurait, et le récit des fêtes suffit complètement à ma satisfaction; je le lis le lendemain dans mon fauteuil en me réjouissant d'avoir échappé à la fatigue.
Je ne vis que les illuminations; ce sont sans comparaison les plus belles que je me rappelle. L'Empereur, auquel les grandes idées ne manquaient guère, eut celle de faire construire en toile le grand arc de l'Étoile tel qu'il existe aujourd'hui, et ce monument improvisé fit un effet surprenant. Je crois que c'est le premier exemple de cette sage pensée, adoptée maintenant, d'essayer l'effet des constructions avant de les établir définitivement. L'arc de l'Étoile obtint les suffrages qu'il méritait.
Mon oncle, l'évêque de Nancy, assista au Concile des évêques de France réunis à Paris, à l'effet de statuer sur les différends existants avec le Pape, et qui n'eut aucun résultat. Mon oncle y tint une conduite fort épiscopale mais pourtant assez gouvernementale pour que l'Empereur en fût très content. Il lui donna une triste marque de sa satisfaction, quelque temps après, en le nommant archevêque de Florence.
Il avait fait beaucoup de bien à Nancy; il y jouissait de la plus haute considération et il s'y plaisait extrêmement. Abandonner une telle résidence, où il était établi régulièrement et canoniquement, pour aller prendre violente possession, malgré le clergé et le Pape, d'un diocèse italien était une lourde calamité et attirait sur sa tête ces haines cléricales qui ne pardonnent jamais.
Il arriva à Paris désespéré; mon père, qui l'aimait tendrement, entra complètement dans sa situation. Ils en causèrent longuement et, après avoir pesé les inconvénients entre déplaire à l'Empereur et rompre avec les gens de sa robe, ils conclurent qu'il ne fallait pas assumer seul cette responsabilité. L'évêque de Nantes, du Voisin, et l'archevêque de Tours, Barral, avaient été promus à des sièges importants en Italie qui se trouvaient dans le même prédicament que celui de Florence. Mon oncle décida que l'acceptation de l'archevêque de Tours ne suffisait pas, mais que celle de l'évêque de Nantes entraînerait la sienne.
Monsieur du Voisin passait pour habile théologien, et il était le prélat le plus considéré de toute l'Église gallicane. Mon père approuva ce parti; mon oncle, après l'avoir annoncé au ministre des cultes, alla faire sa cour à l'Empereur qui le reçut très bien. Les trois prélats désignés se réunirent plusieurs fois. Mon oncle logeait avec nous. Il nous raconta un matin que l'évêque de Nantes venait de partir pour Nantes, après un refus formel; qu'en conséquence, il allait se rendre à Saint-Cloud avec le ministre des cultes pour y porter son propre refus. Monsieur de Barral n'avait encore aucune décision arrêtée.
L'évêque donna l'ordre de charger sa voiture de voyage pour retourner le lendemain à Nancy. Il resta longtemps à causer avec mon père et moi, récapitulant toutes les excellentes raisons qui rendaient le parti qu'il avait pris irrévocable. Il revint tard; à dîner, on parla de chapeaux de paille, l'évêque me dit avec un sourire forcé:
«Ma petite, j'espère que vous me chargerez de vos commissions, je crois que c'est en Toscane qu'on fait les plus beaux.»
Mon père et moi échangeâmes un regard de surprise. L'évêque prit, en effet, le lendemain de grand matin la route de Nancy, mais c'était pour y faire ses paquets et se rendre à Florence. Nous évitâmes de concert toute explication. Quand un homme de talent et de conscience agit ainsi contre son propre jugement et que le parti est pris, il n'y a rien à dire. Je n'en ai jamais su davantage. L'Empereur l'avait-il intimidé ou séduit? Je l'ignore, ni l'un ni l'autre n'étaient faciles avec un homme dont l'esprit était aussi distingué que la haute raison. Le fait s'est passé précisément comme je le raconte.
Au retour de Florence, en 1814, la décision prise avait trop mal réussi pour qu'il fût opportun de revenir sur le passé. Elle a éventuellement causé la mort de mon oncle, car les haines du parti émigré et de l'esprit prêtre se sont réunies dans toute leur âcreté pour semer d'amertume le reste de sa vie. Et, malgré la haute considération dont il jouissait à Nancy où il retourna, elles ont tiré assez de fiel de ce malheureux séjour à Florence pour le tourmenter à un tel point que sa santé y a succombé. S'il était resté à Nancy, aucune des tribulations qu'on lui a suscitées n'aurait pu avoir lieu, et il aurait trouvé dans les papes des protecteurs au lieu d'antagonistes offensés et voulant se venger. Mais résister à la volonté de l'Empereur, quelque bon motif qu'on eût, semblait dans ce temps une espèce de démence; lui-même cherchait à établir cette pensée.
Alexis de Noailles reçut un brevet de sous-lieutenant pour se rendre à l'armée; il déclara que sa volonté était de ne point servir; on insista, il résista. On l'arrêta, on le traîna en prison, il résista encore. L'Empereur avait bonne envie de l'envoyer à Charenton. On obtint à grand'peine qu'il restât à Vincennes. Enfin, ne pouvant vaincre son opposition et craignant peut-être que cette folie ne devînt contagieuse, l'Empereur le fit relâcher en lui ordonnant de quitter l'empire où il ne voulait pas de ce conspirateur de sacristie. Et, content de l'affubler de ce sobriquet ironique, il lui ouvrit les portes de la prison en lui fermant celles de la patrie. C'est la seule personne qui, à ma connaissance, ait résisté à l'Empereur, comme madame de Chevreuse est la seule qui ait été forcée de prendre une place à la Cour impériale.
Alexis de Noailles n'avait pas été le seul à recevoir un brevet de sous-lieutenant; il y en avait eu une douzaine d'envoyés, en même temps, aux jeunes gens dont les familles faisaient le plus de tapage de leur opposition. Ils avaient été expédiés à la suite d'un bal costumé donné par madame du Cayla, où l'on déploya assez de magnificence pour que le bruit en parvînt aux oreilles de l'Empereur. Il voulait bien que les personnes en dehors de son gouvernement végétassent en paix et en tranquillité, mais, dès qu'on cherchait à se faire remarquer en quelque genre que ce fût, il fallait qu'on se rattachât à son gouvernement; il n'admettait aucune distinction qui n'émanât de lui.
Au reste, il jugea bien en cette circonstance car, à l'exception d'Alexis, tous ces sous-lieutenants, violemment improvisés, devinrent de fort zélés soutiens de la couronne impériale. Je ne sais si déjà, à cette époque, madame du Cayla était avec le duc de Rovigo dans les liaisons intimes que la prodigieuse ressemblance de son fils a constatées.
Depuis qu'elle s'est donnée en spectacle au public par ses relations avec Louis XVIII, mille histoires scandaleuses ont surgi sur son compte. Je n'en avais jamais entendu parler; elle était aussi agréable qu'on le peut être avec un teint horriblement gâté, assez spirituelle, fort désireuse de plaire. Elle vivait mal avec un mari plus que bizarre, mais était pleine de tendresse et de soins pour sa belle-mère dont elle était adorée.
Si j'avais été interrogée sur son compte à cette époque, je l'aurais représentée comme une jeune femme d'une très bonne conduite, même un peu prude et affichant une grande piété. Je me souviens qu'une fois où elle avait dansé dans un quadrille le mardi gras, elle se fit remplacer pour le répéter le samedi suivant quoique les sept autres femmes ne fissent aucune difficulté d'y reparaître.
Madame du Cayla soignait extrêmement les vieilles dames de la société de sa belle-mère et les évêques ou gens de la petite Église. Nous croyions qu'elle suivait son goût; elle a prouvé depuis que l'esprit d'intrigue et le besoin de se faire prôner l'inspiraient. Elle ne manquait jamais de faire maigre et de jeûner avec ostentation, ce qui était beaucoup plus remarquable sous l'Empire que sous la Restauration. Peu de gens alors affichaient des pratiques extérieures, et on continuait les bals sans scrupule pendant les deux premières semaines du carême, mais on n'aurait pas passé la mi-carême.
Je me souviens que le comte de Palfy ayant eu la mauvaise pensée de donner un bal le vendredi saint, deux femmes seulement, même de la Cour impériale, s'y rendirent.
Ceci ramène ma pensée à la conversion de Jules de Polignac. Je n'ai jamais pu croire à la sincérité de sa dévotion et voici sur quoi se fonde mon incrédulité.
Il y avait à Lyon une riche héritière dont la mère était sous l'influence des prêtres de la petite Église: on appelait ainsi les opposants au Concordat. Le mariage de cette jeune fille fut arrangé par eux avec Alexis de Noailles, alors le coryphée de cette secte. Il se rendit à Lyon pour le conclure et, en une semaine, réussit à déplaire si complètement à la fille et à la mère que le mariage fut rompu.
Jules de Polignac, retenu à Vincennes par la grâce spéciale de l'Empereur, car il n'avait été condamné qu'à trois années de prison expirées depuis longtemps, se flattait que la clémence impériale se lasserait de cette arbitraire aggravation de peine, et il avait l'espoir de sortir de prison. Adrien de Montmorency soignait fort amicalement les prisonniers de Vincennes.
On parlait un soir chez moi de la rupture du mariage d'Alexis de Noailles:
«Pardi, dit Adrien, je viens de le raconter à Jules. Je lui ai dit que, s'il était aussi bon catholique que royaliste, il serait bien aisé d'arranger ce mariage pour lui. L'auréole de Vincennes déciderait tout de suite en sa faveur.»
Huit jours ne s'étaient pas écoulés que nous apprîmes que Jules tournait à la dévotion de la manière la plus édifiante. Les distractions très peu orthodoxes qu'il avait recherchées jusque-là furent repoussées, ses intimités changées. Enfin il s'établit une révolution si complète dans ses sentiments et dans ses habitudes que le directeur, qu'il avait choisi parmi les prêtres les plus en évidence de la petite Église, put mander à ses coreligionnaires de Lyon que monsieur Jules de Polignac était l'homme suivant leur cœur. Les négociations pour le mariage furent entamées et assez avancées pour faire croire à leur succès dès qu'il sortirait de Vincennes; mais l'Empereur arriva à la traverse et par autorité fit épouser la riche héritière à monsieur de Marbeuf.
Ce fut dans ce temps qu'il lui prit la fantaisie de marier à son choix toutes les filles qui avaient au-dessus de cinquante mille francs de rente. Cette inquisition de famille n'a pas peu contribué à l'impopularité où il a fini par atteindre. Il admettait cependant la résistance. Les d'Aligre en sont un exemple. Monsieur d'Aligre était chambellan; l'Empereur lui fit demander sa fille pour monsieur de Caulaincourt; il feignit d'accepter avec joie. Mais, peu de jours après, il vint dire, avec l'air de l'affliction, que mademoiselle d'Aligre avait une répugnance invincible à la personne du duc de Vicence.
L'Empereur n'insista pas. Monsieur d'Aligre se crut sauvé, mais, apprenant peu de temps après que monsieur de Faudoas, le frère de la duchesse de Rovigo, allait lui être proposé pour gendre, il bâcla en huit jours de temps le mariage de sa fille avec monsieur de Pomereu, sous prétexte qu'elle lui donnait la préférence sur tous les prétendants. L'Empereur bouda un peu monsieur d'Aligre, mais celui-ci, n'ayant rien à en attendre, se sentait plus indépendant que beaucoup d'autres.
Quant à Jules, il conserva son odeur de sainteté qu'il ne put exploiter qu'à la Restauration. Il est resté prisonnier jusqu'en 1814.
CHAPITRE VII
Esprit des émigrés rentrés. — L'Empereur et le roi de Rome. — Les idéalistes. — Monsieur de Chateaubriand. — Les Madames. — La duchesse de Lévis. — La duchesse de Duras. — La duchesse de Châtillon. — Le comte et la comtesse de Ségur.
Je ne puis jamais me rappeler sans honte les vœux antinationaux que nous formions et la coupable joie avec laquelle l'esprit de parti nous faisait accueillir les revers de nos armées. J'ai lu depuis le portrait que Machiavel fait des Fuori inciti, et c'est la rougeur sur le front que j'ai dû en avouer la ressemblance. Les émigrés de tous les temps et de tous les pays devraient en faire leur manuel; ce miroir les ferait reculer devant leur propre image. Sans doute, nos sentiments n'étaient pas communs à la majorité du pays, mais je crois que les masses étaient devenues profondément indifférentes aux succès militaires.
Lorsque le canon nous annonçait le gain de quelque brillante bataille, un petit nombre de personnes s'en affligeait, un nombre un peu plus grand s'en réjouissait, mais la population y restait presque insensible. Elle était rassasiée de gloire et elle savait que de nouveaux succès entraînaient de nouveaux efforts. Une bataille gagnée était l'annonce d'une conscription, et la prise de Vienne n'était que l'avant-coureur d'une marche sur Varsovie ou sur Presbourg. D'ailleurs, on avait peu de foi à l'exactitude des bulletins, et leur apparition n'excitait guère d'enthousiasme. L'Empereur était toujours accueilli beaucoup plus froidement à Paris que dans toutes les autres villes.
Pour rendre hommage à la vérité, je dois dire cependant que, le jour où le vingt-sixième coup de canon annonça que l'Impératrice était accouchée d'un garçon, il y eut dans toute la ville un long cri de joie qui partit comme par un mouvement électrique. Tout le monde s'était mis aux fenêtres ou sur les portes; pour compter les vingt-cinq premiers, le silence était grand, le vingt-sixième amena une explosion. C'était le complément du bonheur de l'Empereur, et on aime toujours ce qui est complet. Je ne voudrais pas répondre que les plus opposants n'aient pas ressenti en ce moment un peu d'émotion.
Nous inventâmes une fable sur la naissance de cet enfant qu'on voulut croire supposé. Cela n'avait pas le sens commun. L'Empereur l'aimait passionnément et, dès que le petit roi put distinguer quelqu'un, il préféra son père à tout. Peut-être l'amour paternel l'aurait porté à être plus avare du sang des hommes.
J'ai entendu raconter à monsieur de Fontanes qu'un jour où il assistait au déjeuner de l'Empereur, le roi de Rome jouait autour de la table; son père le suivait des yeux avec une vive tendresse, l'enfant fit une chute, se blessa légèrement, il y eut grand émoi. Le calme se rétablit, l'Empereur tomba dans une sombre rêverie, puis l'exprimant tout haut sans s'adresser directement à personne:
«J'ai vu, dit-il, le même boulet de canon en emporter vingt d'une file.»
Et il reprit avec monsieur de Fontanes l'affaire dont sa pensée venait d'être distraite par des réflexions dont on suit facilement le cours. Au reste, les mécomptes commençaient pour lui et contribuèrent peut-être à ces retours philanthropiques.
Je n'en finirais pas si je voulais raconter tous les on dit sur l'Empereur mais, comme ils ne m'arrivaient qu'à travers le prisme de l'opposition, je m'en méfie moi-même. Si ce prisme montrait pourtant les objets sous de fausses couleurs, du moins il les grandissait, car j'ai été étonnée de trouver combien les hommes, qui semblaient à nos yeux devoir être aussi grands que les actions auxquelles Napoléon les employait, se sont trouvés médiocres et petits quand il a cessé de les soutenir. Un de ses plus grands talents était de découvrir de son regard d'aigle la spécialité de chacun, de l'y appliquer et, par là, d'en tirer tout le parti possible.
Les seules personnes contre lesquelles il eût une répugnance invincible, c'étaient les véritables libéraux, ceux qu'il appelait les idéalistes. Quand une fois un homme était affublé par lui de ce sobriquet, il n'y avait plus à en revenir; il l'aurait volontiers envoyé à Charenton et le regardait comme un fléau social. Hélas! nous forcera-t-on à convenir que le génie gouvernemental de Bonaparte l'inspirait juste et que ces esprits rêveurs du bonheur des nations, fort respectables sans doute, ne sont point applicables, qu'ils ne servent qu'à exciter les passions de la multitude en les flattant et à amener la désorganisation de la société? Je ne le pensais pas alors, et la répugnance de l'Empereur pour les idéalistes, dont j'aurais volontiers fait mes oracles, me paraissait un grand tort.
Au nombre de ces idéalistes, il rangeait monsieur de Chateaubriand. C'était une erreur. Monsieur de Chateaubriand n'a aucune faiblesse pour le genre humain; il ne s'est jamais occupé que de lui-même et de se faire un piédestal d'où il puisse dominer sur son siècle. Cette place était difficile à prendre à côté de Napoléon, mais il y a incessamment travaillé. Ses mémoires révèleront au monde à quel point, avec quelle persévérance et quel espoir de succès. Il y a réussi en ce sens qu'il s'est toujours fait une petite atmosphère à part dont il a été le soleil. Dès qu'il en sort, il est saisi de l'air extérieur d'une façon si pénible qu'il devient d'une maussaderie insupportable; mais, tant qu'il y reste plongé, on ne saurait être meilleur, plus aimable et distribuer ses rayons avec plus de grâce. J'ai un véritable goût pour le Chateaubriand de cette situation, l'autre est odieux.
S'il s'était borné à être auteur, ainsi que sa nature si éminemment artiste l'y poussait, à part quelques amertumes nées des critiques de ses ouvrages, on n'aurait connu de lui que ses bonnes et aimables tendances. Mais l'ambition d'être un homme d'État l'a entraîné dans d'autres régions où ses prétentions mal accueillies ont développé en lui une foule de mauvaises passions et jeté sur son style des flots de bile qui rendront la plupart de ses écrits inlisibles lorsque le temps lui aura préparé des lecteurs impartiaux.
Monsieur de Chateaubriand a éminemment le tact des dispositions du moment. Il devine l'instinct du public et le caresse si bien qu'écrivain de parti il a pourtant réussi à être populaire. Il lui est fort égal pour cela de changer du tout au tout, d'encenser ce qu'il a honni, de honnir ce qu'il a encensé. Il a deux ou trois principes qu'il habille selon les circonstances, de façon à les rendre presque méconnaissables, mais avec lesquels il se tire de toutes les difficultés et prétend être toujours profondément conséquent. Cela lui est d'autant plus facile que son esprit, qui va jusqu'au génie, n'est gêné par aucune de ces considérations morales qui pourraient arrêter. Il n'a foi en rien au monde qu'en son talent, mais aussi c'est un autel devant lequel il est dans une prosternation perpétuelle. En parlant de la Restauration et de la révolution de 1830, si je conduis ces notes jusque-là, j'aurai souvent occasion de le trouver sur mon chemin.
Pendant l'Empire, il ne m'apparaissait que comme un homme de génie et de conscience, persécuté parce qu'il se refusait à encenser le despotisme, et pour avoir donné sa démission de ministre en Valais à l'occasion de la mort du duc d'Enghien.
Le Génie du Christianisme, l'Itinéraire à Jérusalem, le poème des Martyrs, récemment publiés, justifiaient notre admiration. Je trouvais bien l'enthousiasme de quelques dames un peu exagéré, mais pourtant je m'y associais jusqu'à un certain point. Je me rappelle une lecture des Abencérages faite chez madame de Ségur. Il lisait de la voix la plus touchante et la plus émue, avec cette foi qu'il a pour tout ce qui émane de lui. Il entrait dans les sentiments de ses personnages au point que les larmes tombaient sur le papier; nous avions partagé cette vive impression et j'étais véritablement sous le charme. La lecture finie on apporta du thé:
«Monsieur de Chateaubriand voulez-vous du thé?
«—Je vous en demanderai.»
Aussitôt un écho se répandit dans le salon:
«Ma chère il veut du thé.
«—Il va prendre du thé.
«—Donnez-lui du thé.
«—Il demande du thé!»
Et dix dames se mirent en mouvement pour servir l'Idole. C'était la première fois que j'assistais à pareil spectacle et il me sembla si ridicule que je me promis de n'y jamais jouer de rôle. Aussi, quoique j'aie été dans des relations assez constantes avec monsieur de Chateaubriand, je n'ai point été enrôlée dans la compagnie de ses madames, comme les appelait madame de Chateaubriand, et ne suis jamais arrivée à l'intimité, car il n'y admet que les véritables adoratrices.
Lorsqu'en 1812 nous quittâmes Beauregard pour nous installer à Châtenay, monsieur et madame de Chateaubriand étaient établis à la Vallée-aux-Loups, à dix minutes de chez moi. L'habitation créée par lui était charmante et il l'aimait extrêmement. Nous voisinions beaucoup; nous le trouvions souvent écrivant sur le coin d'une table du salon avec une plume à moitié écrasée, entrant difficilement dans le goulot d'une mauvaise fiole qui contenait son encre. Il faisait un cri de joie en nous voyant passer devant sa fenêtre, fourrait ses papiers sous le coussin d'une vieille bergère qui lui servait de portefeuille et de secrétaire et, d'un bond, arrivait au-devant de nous avec la gaieté d'un écolier émancipé de classe.
Il était alors parfaitement aimable. Je n'en dirai pas autant de madame de Chateaubriand; elle a beaucoup d'esprit, mais elle l'emploie à extraire de tout de l'aigre et de l'amer. Elle a été bien nuisible à son mari, en l'excitant sans cesse à l'irritation et en lui rendant son intérieur insupportable. Il a toujours eu de grands égards pour elle sans pouvoir obtenir la paix du coin du feu.
J'ai dit qu'elle avait de l'esprit, cela est incontestable. Cependant (et il faut l'avoir vu pour se le persuader) son orgueil bourgeois est blessé de la réputation littéraire de monsieur de Chateaubriand; il lui semble que c'est déroger; et, pendant la Restauration, elle voulait, avec la plus extravagante passion, des titres et des places de Cour pour compenser ces vulgaires succès. Elle affichait hautement la prétention de n'avoir jamais lu une ligne de ce que son mari avait fait publier; mais, comme elle lui dit sans cesse qu'un pays qui a la gloire de le posséder et qui ne se fait pas gouverner par lui est un pays maudit et qu'elle le lui prouve par certains passages de l'Apocalypse dont elle a fait l'étude la plus approfondie, il lui pardonne le dédain pour son mérite en faveur du dévouement à ses prétentions.
Ce que ce ménage a englouti d'argent, sans avoir jamais eu l'apparence d'un état, serait une nouvelle preuve entre mille des inconvénients du désordre. Au reste, monsieur de Chateaubriand convient lui-même que rien ne lui paraît insipide comme de vivre d'un revenu régulier quel qu'il soit.
Il veut toucher des capitaux, les gaspiller, sentir la pénurie, avoir des dettes, se faire nommer ambassadeur, dissiper en fantaisies les appointements destinés à défrayer sa maison, quitter sa place et se trouver plus gêné, plus endetté que jamais, abandonner une situation où il a vingt-cinq chevaux dans son écurie et avoir le plaisir de refuser une invitation à dîner sous prétexte qu'il n'a pas de quoi payer un fiacre pour l'y mener, enfin éprouver des sensations variées pour se désennuyer, car, au bout du compte, c'est là le but et le grand secret de sa vie.
Malgré ce chaos d'existence auquel monsieur de Chateaubriand associe, sans ressentir le moindre scrupule, les personnes qui lui sont dévouées, il est d'un commerce agréable et facile. Hormis qu'il bouleverse votre vie, il est disposé à la rendre fort douce. De temps en temps même, il lui prend des velléités de faire des sacrifices aux personnes qui l'aiment, mais c'est trop contre sa nature pour qu'il y tienne longtemps.
Ainsi, après s'être laissé suivre à Rome par madame de Beaumont, quoique cela l'importunât, il l'y a tracassée et elle y est morte presque isolée. Ainsi, après avoir changé toute sa vie, s'être jeté dans le monde pour y faire rentrer madame de Z..., il l'a vue devenir folle sans lui donner un soupir. Ainsi il a à peine consenti à tracer un article bien froid dans une gazette pour honorer les cendres de madame de Duras qui, pendant douze ans, n'avait vécu que pour lui.
Je pourrais ajouter bien des noms à cette liste, car Monsieur de Chateaubriand a toujours eu la plus grande facilité à se laisser adorer sans se mettre en peine des chagrins qu'il doit causer. De toutes ses amies, celle qui a tenu le plus de place dans son cœur est, je crois, madame C....., de X....., devenue duchesse de Z...... L'histoire de cette pauvre femme se rattache aux mœurs qui existaient avant la Révolution et que, dans les derniers temps, on aurait voulu nous faire regretter.
Mademoiselle de Y....., aussi charmante et aussi accomplie qu'on puisse imaginer une jeune personne, épousa en 1790, grâce à l'immense fortune à laquelle elle était destinée, C..... de X....., fils aîné du prince de ***. Sans avoir la distinction d'esprit de sa femme, il n'en manquait pas, était parfaitement beau et encore plus à la mode. Le nouveau ménage fit sensation lors de sa présentation aux Tuileries, malgré la gravité des événements à cette époque.
Bientôt les orages révolutionnaires les séparèrent, Monsieur de X.... émigra; sa femme, grosse, resta dans sa famille dont incessamment elle partagea les malheurs. Elle l'accompagna dans les prisons où elle fut l'ange tutélaire de ses parents, entre autres de la vieille maréchale de Z....., la grand'mère de son mari. Elle la servit comme une fille et comme une servante jusqu'au jour où l'échafaud l'arracha à ses soins. Elle vit périr son propre père et consola sa mère, enfin elle réunit sur sa tête l'admiration et la vénération de toutes les personnes renfermées avec elle.
Dès que les prisons s'ouvrirent, son premier vœu fut d'aller rejoindre son jeune mari pour lequel elle ressentait l'amour le plus tendre. Quitter la France n'était pas chose facile; cependant, à force de courage et d'intelligence, elle parvint à se faire jeter par un bateau sur la plage d'Angleterre. Sa fille, confiée à un patron américain, l'y avait précédée de quelques heures. Ayant cette enfant dans ses bras, elle vint heurter à la porte de son mari.
C...... de X....., était alors attaché par l'empire de la mode au char de madame Fitzherbert. Elle avait au moins quarante-cinq ans, mais le plaisir d'être le rival du prince de Galles, qui n'en dissimulait pas son mécontentement, la parait de tous les charmes aux yeux de monsieur de X....., et il vit arriver sa gracieuse compagne avec une vive impatience. Sous prétexte d'économie, il s'empressa de la conduire dans une petite chaumière au nord de l'Angleterre. Elle ne s'en plaignit pas tant qu'il l'habita avec elle. Mais bientôt des affaires l'appelèrent à Londres; ses séjours y devinrent fréquents, s'y prolongèrent, enfin il s'y établit.
Il était intimement lié avec monsieur du L.... de V....., jeune homme beaucoup moins beau, mais infiniment plus aimable et plus agréable que monsieur de X...... Il lui montrait, en se plaignant de l'ennui qu'elles lui causaient, les lettres tendres et tristes de sa jeune femme. Monsieur du L..... lui reprochait l'abandon où il la laissait, ajoutant qu'il mériterait bien qu'il lui arrivât malheur:
«Tu appelles cela malheur; le plus beau jour de ma vie serait celui où je me verrais débarrassé de ses doléances.»
Monsieur du L..... finit par offrir à C...... de X...... de chercher à le délivrer de l'amour de sa femme. Ce dévouement fut accepté avec transport. Les deux amis se rendirent ensemble à la chaumière; peu de jours après C... de X... partit laissant monsieur du L... passer tout seul auprès d'une femme de vingt ans, triste et délaissée, les longues journées de l'hiver.
Elle était aussi aimable que jolie, pleine de talents et d'esprit. Monsieur du L..., qui avait déjà la tête montée par ses lettres, en devint passionnément amoureux et n'eut pas de peine à jouer le rôle auquel il s'était engagé. Il avertit soigneusement le mari de ses progrès et, au bout de plusieurs mois, de son succès. Celui-ci annonça alors le projet d'une visite aux deux solitaires. Madame de X..., réveillée du doux rêve où elle s'abandonnait par la pensée de voir arriver l'époux qu'elle avait offensé, se livra à une douleur immodérée. Monsieur du L... essaya vainement de la calmer; enfin il se décida à lui raconter le pacte immoral à l'aide duquel il avait réussi et lui apporta en preuve sa correspondance.
Madame de X... avait encore à cette époque l'âme noble et pure; elle se sentit révoltée d'avoir été trahie d'une façon si odieuse, elle resta anéantie sous cette horrible révélation. Dès le lendemain, elle prit avec son enfant la route de Yarmouth, annonçant qu'elle retournait chercher un asile dans les bras de sa mère. Son mari fut enchanté d'en être débarrassé. Monsieur du L... courut après elle, la rattrapa avant qu'elle fût embarquée, l'apaisa, l'accompagna et obtint son pardon. Mais l'illusion de l'amour était détruite pour elle. Monsieur du L... a été puni de sa coupable transaction par un sentiment vrai et passionné qui, depuis lors, a fait le malheur de sa vie.
Madame de X..., l'imagination salie et le cœur froissé par la conduite de deux hommes qu'elle avait aimés, arriva à Paris au moment des saturnales du Directoire et n'y prit qu'une part trop active. Elle-même a pris la peine de la rédiger en ce peu de mots:
«Je suis bien malheureuse; aussitôt que j'en aime un, il s'en trouve un autre qui me plaît davantage.» Ses choix furent aussi honteux par leur qualité que par leur nombre. Elle était tombée dans un tel désordre que son attachement pour monsieur de Chateaubriand fut presque une réhabilitation.
Cette liaison était dans toute sa vivacité lorsque monsieur de Chateaubriand partit pour la Terre Sainte; les deux amants se donnèrent rendez-vous à la fontaine des Lions de l'Alhambra. Madame de X..., n'avait garde de manquer une entrevue si romanesque. Elle s'y trouva au jour indiqué. Pendant l'absence de monsieur de Chateaubriand, elle avait laissé tromper ses inquiétudes par les soins assidus du colonel L..... Tandis qu'elle attendait le pèlerin de Jérusalem à Grenade, elle y apprit la mort du colonel. De sorte que, lorsque monsieur de Chateaubriand arriva, préparant des excuses pour son retard et des hymnes sur l'exactitude de sa bien-aimée..., il trouva une femme en longs habits de deuil et pleurant avec un extrême désespoir la mort d'un rival heureux en son absence. Tout le voyage en Espagne se passa de cette façon, monsieur de Chateaubriand mêlant le rôle de consolateur à celui d'adorateur.
Il place à cette époque son refroidissement pour madame de X.... Toutefois, leur liaison dura encore longtemps.
La publication de l'Itinéraire donna un nouveau lustre au talent populaire de monsieur de Chateaubriand et augmenta le désir que plusieurs personnes avaient de le voir. Il en profita pour replacer madame de X... dans une meilleure situation. Il établit que, par elle seule, on arriverait à lui et fit trêve à sa sauvagerie. Il faut lui en tenir compte, car c'était uniquement dans l'intérêt de madame de X.... On lui rendit des soins pour attirer monsieur de Chateaubriand. Comme elle était charmante dès qu'on se mettait en rapport avec elle, elle plaisait par son propre mérite.
Elle fut un instant dans l'intimité d'une coterie, composée de mesdames de Duras, de Bérenger, de Lévis, etc. Mais, bientôt, elle-même s'en ennuya; elle s'en retira volontairement et rentra dans l'intérieur de son cabinet où des occupations sérieuses se mêlaient à des talents de premier ordre pour employer son temps. Elle vécut de cette sorte jusqu'à la Restauration. Nous la vîmes, à cette époque, se précipiter dans le tourbillon du monde; couverte d'atours couleur de roses, elle dansa à un grand bal. Son mari, qui n'avait jamais cessé de la voir, négocia une réconciliation avec elle. Elle prit le titre de duchesse de Z....
On lui proposa un appartement à l'hôtel de X...; on parlait même d'une grossesse qui donnait l'espoir d'un frère à sa fille mariée depuis plusieurs années. Chacun remarquait les manières bizarres de madame de Z.... Les Cents-Jours arrivèrent; la terreur s'empara d'elle, son étrangeté augmenta. On chercha pendant quelques mois à la dissimuler, il fallut enfin la reconnaître et la séquestrer. À l'époque où j'écris, elle est depuis vingt ans renfermée et n'a jamais recouvré la raison. Tel a été le sort d'une des personnes les plus heureusement douées que la nature ait jamais formées. Je ne puis m'empêcher de croire qu'elle valait mieux que la vie qu'elle a menée.
Sans ce fatal voyage d'Angleterre qui l'a rendue toute blessée, toute désillusionnée aux désordres de Paris pendant le temps du Directoire, peut-être n'aurait-elle pas suivi une aussi mauvaise voie. J'ai lieu de penser que son mari a plus d'une fois regretté sa propre conduite, et le sacrifice qu'il avait fait à ce faux dieu de la galanterie qui régnait encore à l'époque où il est entré dans le monde. Il n'a pu se dissimuler qu'il était le premier auteur des torts de sa femme. Monsieur de Chateaubriand avait certainement conçu la pensée de la relever à ses propres yeux et à ceux du monde. Mais il est incapable de s'occuper avec persévérance du sort d'un autre; il est trop absorbé par la préoccupation de lui-même.
C'est lorsque madame de X... rentra dans sa retraite que se forma décidément le corps des madames. Les principales étaient les duchesses de Duras, de Lévis, et madame de Bérenger; le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé. Ces trois dames avaient chacune leur heure; monsieur de Chateaubriand était reçu à huis clos, et Dieu sait quelle vie on lui faisait quand il donnait à l'une d'elles quelques-unes des minutes destinées à l'autre.
Elles étaient tellement enorgueillies de leur succès que leur portier avait ordre de tenir leur porte close en avertissant que c'était l'heure de monsieur de Chateaubriand, et on assure que la consigne était souvent prolongée pour se donner meilleur air. Ces dames se faisaient entre elles des scènes qui servaient à divertir la galerie; mais, chaque soir, toutes reprenaient leur bonne humeur et s'en allaient faire la cour la plus assidue à madame de Chateaubriand qu'elles comblaient de soins et de prévenances.
Un jour où elle était un peu enrhumée, elle prétendait avoir reçu cinq bouillons pectoraux dans la même matinée, accompagnés des plus charmants billets dont elle faisait l'exhibition en se moquant de ces dames très drôlement, mais, au fond, sans aucun mécontentement, car ces hommages de fort grandes dames ne lui déplaisaient pas.
On dit que madame de Lévis obtint des succès assez complets; madame de Duras en périssait de jalousie; madame de Bérenger en prit son parti en s'entourant d'autres illustrations. Les madames du second ordre ne portaient pas leurs prétentions si haut. Les personnes admises à la familiarité de madame de Lévis la trouvaient aimable et jolie: elle était laide et maussade vue à une distance que je ne me suis jamais sentie tentée de franchir.
Madame de Duras était fille de monsieur de Kersaint, le conventionnel. Sa mère et elle avaient passé dans leur habitation de la Martinique les années de la tourmente révolutionnaire. En amenant à Londres une grande fille de vingt-deux ans, point jolie, madame de Kersaint trouva son mariage à peu près convenu d'avance avec le duc de Duras, réduit à un état de pénurie qui le mettait dans la dépendance, assez durement imposée, du prince de Poix son oncle. La fortune de mademoiselle de Kersaint, sans être très considérable, se trouvait fort à la convenance de monsieur de Duras. À peine débarquée il l'épousa, et elle l'adora pendant longtemps.
Monsieur de Duras était premier gentilhomme de la chambre du Roi; le service se faisait par années et, pendant les commencements de l'émigration, les titulaires ne manquaient pas de se rendre à leur poste. Monsieur de Duras avait déjà fait son service une fois près de Louis XVIII; son année revenait peu de temps après son mariage. Monsieur de Duras partit de Londres, avec sa femme, pour se rendre à Mitau. Arrivé à Hambourg, il y reçut un avis officiel portant que le Roi consentait à recevoir monsieur de Duras au droit de sa charge, malgré son mariage, mais que la fille d'un conventionnel ne pouvait s'attendre à être admise auprès de madame la duchesse d'Angoulême. Madame de Duras était formellement exclue de Mitau. Malgré quelques ridicules, monsieur de Duras est homme d'honneur: il n'hésita pas à reconduire sa femme à Londres et à y rester auprès d'elle.
Madame de Duras se sentit fort ulcérée. J'ai toujours pensé qu'elle avait puisé dans cette insulte l'indépendance de sentiment qui a honoré son caractère dans la suite. Après un séjour de quelques années en Angleterre, le ménage Duras revint en France où il ramena deux petites filles, les seuls enfants qu'il ait eus.
Madame de Duras s'aperçut enfin de la supériorité qu'elle avait sur son mari et le lui fit sentir avec une franchise qui amena des dissensions. Au temps de sa passion, innocente autant qu'extravagante pour monsieur de Chateaubriand, elle cherchait une distraction à ses ennuis domestiques. Madame de Duras n'avait dans sa jeunesse aucun agrément, mais elle avait beaucoup d'esprit, le cœur haut placé et une véritable distinction de caractère. Plus le théâtre où elle a été placée s'est élevé, plus sa valeur réelle a été révélée. Je l'avais devinée depuis longtemps.
Madame de Bérenger avait épousé, étant mademoiselle de Lannois, le duc de Châtillon-Montmorency que ce beau nom fit périr misérablement. Il était à Yarmouth, prêt à s'embarquer sur un paquebot; le vent changea, il dut attendre. Le capitaine de la frégate la Blanche, apprenant qu'un duc de Montmorency était à l'auberge, lui offrit un passage sur sa frégate. Elle allait porter l'argent des subsides à Hambourg; la Blanche se perdit corps et biens à l'entrée de l'Elbe; le duc de Châtillon fut noyé. Sa veuve jouit quelque temps de sa liberté. Pour faire une fin, elle épousa le moins aimable de ses adorateurs, Raymond de Bérenger. Elle avait un esprit sérieux et fort distingué, mais pas assez supérieur pour se mettre au niveau des simples mortels. J'en avais grand'peur.
Au nombre des adoratrices de monsieur de Chateaubriand se trouvait, mais sans prétention sur son cœur, madame Octave de Ségur.
Quoique ce soit un peu anticiper sur les événements, son histoire est si romanesque que je veux la raconter.
Mademoiselle d'Aguesseau épousa par amour son cousin germain, Octave de Ségur. Pendant le temps du Directoire, le jeune ménage jouit d'un bonheur complet. Vivant chez leurs parents, ils fournissaient à leurs dépenses personnelles en traduisant des romans anglais. Ils avaient déjà trois garçons dont l'éducation commençait à les occuper, lorsque Octave fut nommé sous-préfet par le Premier Consul. Sa femme le suivit à Soissons.
Le comte de Ségur, leur père, se rallia au gouvernement devenu impérial; il fut nommé grand maître des cérémonies, et madame Octave dame du palais de l'impératrice Joséphine. Dès lors le bonheur intérieur fut troublé; les longues absences forcées par le service de madame de Ségur développèrent dans Octave la jalousie que son cœur passionné recélait à son insu. Étienne de Choiseul devint, fort à tort assure-t-on, l'objet de son inquiétude. Il était, comme Orosmane, «cruellement blessé, mais trop fier pour se plaindre».
Madame Octave suivit l'Impératrice à Plombières; son mari obtint un congé pour aller passer quelques jours auprès d'elle. Il arriva le soir; il faisait un clair de lune magnifique. Madame Octave ne l'attendait pas; elle était dehors, son mari la suivit. Elle se promenait avec Étienne de Choiseul. Il ne se découvrit pas, quitta Plombières sans avoir parlé à personne et ne retourna pas à Soissons. On le chercha partout vainement; on ne put en avoir aucune nouvelle. Au bout d'un an, madame Octave reçut par la poste un billet timbré de Boulogne et portant ces mots:
«Je pars, chère Félicité, je vais affronter un élément moins agité que ce cœur qui ne battra jamais que pour vous.»
Ce billet était fermé par un cachet qu'elle lui avait donné et qui portait: Friendship, esteem and eternal love.
Philippe de Ségur partit immédiatement pour Boulogne, mais il ne put trouver aucune trace de son frère. Il était pourtant à bord d'une des péniches où Philippe le cherchait, mais il jouait si parfaitement son rôle de soldat qu'aucun de ses camarades ne soupçonna son travestissement. Il suivit la grande armée en Allemagne; plusieurs années s'écoulèrent; un second billet fut remis chez madame de Ségur, il portait seulement les paroles gravées sur le cachet, écrites de la main d'Octave.
Ce fut le seul signal de son existence. Après s'être désespérée, madame Octave avait fini par se laisser consoler, par partager même des sentiments vifs qu'elle inspira. Ses trois fils n'en étaient pas moins son premier intérêt; elle veillait sur eux avec la tendresse la plus éclairée.
Octave, ayant été fait prisonnier et mené dans une petite ville au fond de la Hongrie, n'y apprit que fort tard la nouvelle de la mort d'Étienne de Choiseul, tué à la bataille de Wagram. Il eut alors le désir de revoir sa patrie. Ses démarches pour obtenir sa liberté n'eurent pas un succès assez prompt pour que les événements ne les devançassent pas; la paix les rendit inutiles, et il revint en France en 1814.
Sa femme fut désolée de ce retour qui rompait une liaison à laquelle elle tenait depuis plusieurs années. Soit qu'Octave en fût averti à son arrivée, soit qu'il se craignît lui-même, il voulut rester avec sa femme sur le pied de la simple amitié, réservant pour ses fils la chaleur de son cœur. Il la traitait avec une politesse grave qui ne se démentait jamais. Madame Octave, piquée au jeu par ces procédés, sentit se rallumer une passion que son mari éprouvait en secret. Elle employa vis-à-vis de lui toutes les ressources de la coquetterie:
«Prenez garde, Félicité, lui disait-il quelquefois, c'est ma vie que vous jouez.»
Enfin, il se laissa séduire et se livra à un sentiment qui avait toujours régné exclusivement dans son cœur. Quelques mois de bonheur le dédommagèrent de longues années de souffrances. Madame Octave suivit son mari et son fils aîné dans la garnison où tous deux servaient dans le même régiment. Malheureusement, il s'y trouvait aussi un jeune officier, camarade du fils, qui l'amena chez sa mère. Octave s'en offusqua, à trop juste titre, il faut l'avouer. Il obtint de changer de régiment, et voulut que madame Octave quittât la garnison. Sous prétexte que son fils y restait, elle voulut y passer l'hiver; Octave s'y opposa, il y eut une scène assez vive entre eux. Pour la première fois et la seule fois, il lui adressa quelques reproches fondés sur les soins qu'elle avait pris pour le ramener à elle.
Il revint seul à Paris, loua un appartement tel qu'il savait devoir lui convenir le mieux, s'occupa à l'arranger avec les soins les plus conformes à ses goûts. Il l'engagea plusieurs fois à s'y rendre; elle s'y refusa constamment. Enfin il lui écrivit que, si elle n'était pas à Paris avant six heures tel jour, elle s'en repentirait toute sa vie. Elle n'arriva pas, et, à neuf heures, Octave se précipita dans la Seine. On le retrouva les mains fortement jointes; il nageait parfaitement, mais, décidé à périr, la volonté l'avait emporté sur l'instinct qui porte à se sauver.
Madame Octave fut abîmée de douleur et de remords; elle se retira dans un couvent. Je l'ai vue dans sa cellule; elle y était fort touchante. Les sollicitations de ses fils, qui, malgré leur tendresse excessive pour leur père, lui sont restés tout dévoués, l'ont ramenée dans le monde où elle mène une vie assez retirée. Mais elle y est moins bien encadrée pour l'imagination que dans la cellule de son couvent.
Dans un siècle où il y a si peu de passions désintéressées, celle d'Octave mérite certainement d'être remarquée. Il était d'une figure charmante et très aimable quand il pouvait vaincre la timidité et l'embarras que sa première aventure, déjà bizarre, lui causait toujours. Sa femme, sans être très jolie, était parfaitement séduisante; elle était aussi très attachante, car, malgré les cruels événements de sa triste vie, elle a conservé des amies dévouées parmi les femmes de la conduite la plus exemplaire.
CHAPITRE VIII
Derniers temps de l'Empire. — Gardes d'honneur. — Situation des esprits. — Illusions de parti — Désorganisation des armées. — Les Alliés s'approchent. — Les autorités quittent Paris. — Bataille de Paris. — Capitulation. — Retraite des troupes françaises.
Je ne parlerai pas plus de la désastreuse retraite de Moscou que des glorieuses campagnes qui l'avaient précédée. Je n'ai sur tous ces événements que des renseignements généraux. Je n'écris pas l'histoire, mais seulement ce que je sais avec quelques détails certains. Lorsque les affaires publiques seront à ma connaissance spéciale, je les dirai avec la même exactitude que les anecdotes de société.
La chute de l'Empire s'approchait et nous avions la sottise de n'en être pas épouvantés; à la vérité, la main ferme et habile du grand homme avait comme étouffé les passions anarchiques. Mais pouvait-on prévoir les calamités qui accompagneraient la chute de ce colosse? Tous les esprits sensés devaient frémir; quant à nous, avec cette incurie des gens de parti, nous nous réjouissions.
Il est pourtant juste de dire notre excuse. Le joug de Bonaparte devenait intolérable; son alliance avec la maison d'Autriche avait achevé de lui tourner la tête. Il n'écoutait que des flatteurs; toute contradiction lui était insupportable. Il en était arrivé à ce point qu'il ne supportait plus la vérité, même dans les chiffres.
L'arbitraire de son despotisme se faisait sentir jusqu'au foyer domestique. J'ai déjà dit sa fantaisie de marier les filles; la mesure des gardes d'honneur vint à son tour atteindre les fils des familles aisées. Elle tombait sur les jeunes gens de vingt-cinq à trente ans qui, ayant échappé ou satisfait à la conscription, devaient se croire libérés. Évidemment, ils n'avaient pas de goût pour la carrière militaire puisqu'ils ne l'avaient pas suivie dans un temps où tout y appelait. La plupart étaient établis et mariés; c'était une calamité imprévue qui bouleversait leur existence. Les préfets avaient l'ordre de la diriger principalement sur les familles qu'on croyait mal disposées pour le gouvernement. On laissait entrevoir assez clairement que l'Empereur voulait avoir entre les mains un certain nombre d'otages contre le mauvais vouloir. C'était, pour le coup, une idée renouvelée des grecs; car on prêtait à l'Empereur d'avoir rappelé qu'Alexandre en avait agi ainsi avec les macédoniens, avant de s'enfoncer dans l'Asie. Cette légion fut formée au milieu des larmes, des imprécations et des haines de tous les éléments les plus propres à ressentir de la désaffection contre le pouvoir impérial. Elle rejoignit l'armée, pour la première fois; en Saxe en 1813, assista à la désastreuse bataille de Leipsick, subit la pénible retraite de Hanau, fut détruite par la maladie des hôpitaux à Mayence. On la licencia, mais elle eut à se reformer immédiatement.
Les gardes d'honneur servirent pendant la campagne de France en 1814 et furent écrasés à l'affaire de Reims. Certes, si jamais troupe a souffert, c'est celle-là! Elle ne pouvait même embellir ses souvenirs de la mémoire d'un succès. Hé bien! elle a été la plus longuement fidèle à Napoléon. Elle n'a pris que tard et difficilement la cocarde blanche et a revu les Cents-Jours avec joie; ceux qui la composaient sont restés longtemps impérialistes. Après cela, établissez des principes et tirez des conséquences! Il n'en est pas moins vrai que, malgré l'ardeur belliqueuse si promptement développée dans ces jeunes gens récalcitrants, la levée des gardes d'honneur a, plus qu'aucune autre mesure, contribué à la haine qui surgissait en tout lieu contre Bonaparte et qui commençait à s'exhaler en paroles hardies.
Je me rappelle que monsieur de Châteauvieux (l'auteur des lettres de Saint-James), absent de Paris depuis deux ans, y arriva au commencement de 1814. Sa première visite en débarquant fut chez moi. Il y entendit un langage si hostile qu'il m'a raconté depuis avoir eu grand empressement d'en sortir; pendant toute la nuit, il ne rêva que donjons et Vincennes, quoiqu'il eût fait un ferme propos de ne plus fréquenter une société si imprudente.
Le lendemain, il poursuivit le cours de ses visites, et il fut tout étonné de trouver partout, jusque dans la bourgeoisie et dans les boutiques, les mêmes dispositions et les mêmes libertés de langage. Cela ne nous frappait pas parce que ce changement s'était établi graduellement et généralement. On le retrouvait jusqu'à la table du ministre de la police où l'abbé de Pradt disait qu'il y avait un émigré qu'il était temps de rappeler en France et que c'était le sens commun.
Monsieur de Châteauvieux était médusé de nos discours; c'était pourtant un habitué de Coppet, accoutumé à entendre de vives paroles d'opposition.
Le désordre était complet parmi les gens du gouvernement. J'allais quelquefois chez madame Bertrand; son mari était grand maréchal du palais. Un matin, j'y vis arriver un officier venant de l'armée de l'Empereur, puis un autre expédié par le maréchal Soult, puis un envoyé du maréchal Suchet: tous rapportaient les événements les plus désastreux. La pauvre Fanny était au supplice. Enfin, pour couronner l'œuvre, se présenta un employé en Illyrie. Il entreprit de nous raconter la façon dont il avait été traqué dans toute l'Italie et la peine qu'il avait eue à rejoindre la frontière de France. Elle ne put y tenir plus longtemps, et leur dit avec une extrême vivacité:
«Messieurs, vous êtes tous dans l'erreur; on a reçu cette nuit même les meilleures nouvelles de partout, et l'Empereur est parfaitement content de ce qui se passe de tous les côtés.»
Chacun se regarda avec étonnement; pour moi il m'était clair que cette phrase était à mon adresse; je souris et laissai le champ libre à des lamentations probablement fort tristes lorsqu'ils furent entre eux.
S'ils se faisaient des illusions, les nôtres n'étaient pas moins absurdes. Nous nous figurions que les puissances étrangères travaillaient dans l'intérêt de nos passions; et quiconque voulait nous éclairer à cet égard nous paraissait décidément un traître. Nous avions établi que le prince de Suède, Bernadotte, était l'agent le plus actif de la restauration bourbonienne. Nous l'avions placé à Bruxelles, entouré des princes français, et nous n'en voulions pas démordre.
Un soir, monsieur de Saint-Chamans vint nous dire que le colonel de Saint-Chamans, son frère, arrivant de Bruxelles à l'instant même, assurait que ni Bernadotte, ni nos princes, ni pas un soldat étranger n'était entré en Belgique, et que les suédois étaient je ne sais où derrière le Rhin. Non seulement nous ne le crûmes pas, non seulement nous soupçonnâmes la véracité du colonel, mais nous fûmes tellement courroucés contre monsieur de Saint-Chamans que, peu s'en fallut que nous ne le regardassions comme un faux frère. Il eut à subir de grandes froideurs, comme un homme suspect!
Voilà la candeur et la justice des factions. Assurément nous étions de très bonne foi. Quand je me rappelle avoir partagé des impressions si déraisonnables, cela me rend bien indulgente pour les illusions et les exigences des gens de parti. Je suis seulement étonnée qu'à force de les remarquer en soi, ou dans les autres, on ne s'en corrige pas un petit, et je ne comprends guère l'intolérance dans ceux qui, comme nous, ont traversé une série de révolutions.
Il faut pourtant reconnaître, comme excuse à nos folies, que nous étions contraints à deviner la vérité à travers les relations officielles qui, presque toujours, la déguisaient.
L'Empereur s'était accoutumé à penser que le pays n'avait aucun droit à s'enquérir des affaires de l'Empire, qu'elles étaient siennes exclusivement et qu'il n'en devait compte à personne. Ainsi, par exemple, la bataille de Trafalgar n'a jamais été racontée à la France dans un récit officiel; aucune gazette, par conséquent, n'en a parlé et nous ne l'avons sue que par voies clandestines. Quand on escamote de pareilles nouvelles, on donne le droit aux mécontents d'inventer des fables au nombre desquelles se trouvait cette armée suédoise et bourbonienne que nous avions rêvée en Belgique.
Les événements se pressaient: les ennemis craignaient de marcher sur Paris; ils étaient effrayés de cette pensée. Nous qui aurions dû la redouter, nous l'accueillions de tous nos vœux. La désorganisation du gouvernement sautait aux yeux. De malheureux conscrits remplissaient les rues; rien n'avait été préparé pour les recevoir. Ils périssaient d'inanition sur les bornes; nous les faisions entrer dans nos maisons pour les reposer et les nourrir. Avant que le désordre en vînt là, ils étaient reçus, habillés et dirigés sur l'armée en vingt-quatre heures. Ces pauvres enfants y arrivaient pour y périr sans savoir se défendre.
J'ai entendu raconter au maréchal Marmont qu'à Montmirail, au milieu du feu, il vit un conscrit tranquillement l'arme au pied:
«Que fais-tu là? pourquoi ne tires-tu pas?
«—Je tirerais bien comme un autre, répondit le jeune homme, si je savais charger mon fusil.»
Le maréchal avait les larmes aux yeux en répétant les paroles de ce pauvre brave enfant qui restait ainsi au milieu des balles sans savoir en rendre.
À mesure que le théâtre de la guerre se rapprochait, il était plus difficile de cacher la vérité sur l'inutilité des efforts gigantesques faits par Napoléon et son admirable armée; le résultat était inévitable. J'en demande bien pardon à la génération qui s'est élevée depuis dans l'adoration du libéralisme de l'Empereur, mais, à ce moment, amis et ennemis, tout suffoquait sous sa main de fer et sentait un besoin presque égal de la soulever. Franchement, il était détesté; chacun voyait en lui l'obstacle à son repos, et le repos était devenu le premier besoin de tous.
Abbiamo la pancia piena di liberta, me disait un jour un postillon de Vérone en refusant un écu à l'effigie de la liberté. La France, en 1814, aurait volontiers dit à son tour: Abbiamo la pancia piena di gloria, et elle n'en voulait plus.
Les Alliés ne s'y trompaient pas; ils savaient bien démêler dans cette fatigue le motif de leurs succès, mais ils craignaient qu'elle ne fût pas assez complète pour leur sécurité. Afin de relever l'esprit public, on fit arriver le courrier chargé de remettre des drapeaux et les épées des généraux russes faits prisonniers à la bataille de Montmirail au milieu d'une parade au Carrousel où assistait l'Impératrice. Le temps de ces fantasmagories était passé, et d'ailleurs la poussière du courrier n'était pas assez vieille pour rassurer les Parisiens.
Le dimanche 25 mars, nous vîmes partir, après la parade, un magnifique régiment de cuirassiers arrivant de l'armée d'Espagne; ils allaient rejoindre celle de l'Empereur et suivaient le boulevard vers trois heures. J'ai peu vu de troupes dont l'aspect m'ait plus frappée.
Dès le matin du lendemain, il en reparut isolément aux barrières de Paris, se dirigeant sur les hôpitaux, eux et leurs chevaux plus ou moins blessés, et leurs longs manteaux blancs souillés et couverts de sang. Il était évident qu'on se battait bien près de nous. J'en rencontrai plusieurs en allant me promener au Jardin des Plantes. Le contraste avec leur apparence de la veille serrait le cœur.
Au bout de deux heures, nous revînmes, ma mère et moi, le long des boulevards. Ce peu de temps avait suffi pour changer leur aspect; ils étaient couverts jusqu'à l'encombrement par la population des environs de Paris. Elle marchait pêle-mêle avec ses vaches, ses moutons, ses pauvres petits bagages. Elle pleurait, se lamentait, racontait ses pertes et ses terreurs, et, comme de raison, disposait à l'irritation contre ce qui paraissait plus heureux. On ne pouvait aller qu'au pas; les injures n'étaient pas épargnées à notre calèche; je n'avais pas besoin de cela pour commencer à trouver que la guerre était fort laide à voir de si près.
Nous rentrâmes sans accident, mais un peu effrayées et profondément émues. Le bruit lointain du canon ne tarda pas à se faire entendre; nous sûmes que, dans les ministères et chez les princes de la famille impériale, on faisait des paquets. Dès que la nuit fut tombée, les cours des Tuileries se remplirent de fourgons; on parla du départ de l'Impératrice; personne n'y voulait croire.
Nous passâmes toute cette journée du lundi dans une grande anxiété et au milieu des bruits les plus contradictoires; chacun avait une nouvelle sûre qui détruisait celle tout aussi sûre qu'un autre venait d'apporter.
Le lendemain, à cinq heures du matin, tout le monde fut également et bruyamment averti par la fusillade et le canon que Paris était attaqué vigoureusement et de trois côtés. On apprit, en même temps, le départ de l'Impératrice, de la Cour et du gouvernement impérial.
Nous habitions une maison de la rue Neuve-des-Mathurins. Des fenêtres les plus hautes, on voyait parfaitement Montmartre, et, vers la fin de la matinée, nous assistâmes à la prise de cette position. Les obus passaient par-dessus nous. Quelques-uns arrivèrent jusque sur le boulevard et mirent en fuite les belles dames, en plumes et en falbalas, qui s'y promenaient à travers les blessés qu'on rapportait des barrières et les secours d'armes, d'hommes et de munitions qu'on y envoyait.
Beaucoup de personnes quittèrent Paris. Je n'avais aucun désir de m'en éloigner et, comme mon père trouvait les routes, au milieu d'une pareille confusion, plus dangereuses que la ville, il autorisait notre séjour.
Eugène d'Argout, mon cousin, qui, blessé à la bataille de Leipsick, n'avait pu faire la campagne de France, se chargea de nos préparatifs de sûreté. Il commença par les provisions, fit acheter de la farine, du riz, quelques jambons, enfin tout ce qui était nécessaire pour passer plusieurs jours renfermés. Ensuite il fit éteindre tous les feux, fermer tous les volets et donner le plus possible l'air inhabité à la maison. De plus, il fit traîner une grosse charrette de fourrage, arrivée le matin de la campagne, sous la voûte, avec le projet de la pousser contre la porte cochère si la ville était forcée. Puis il déclara à tous les gens que ceux qui seraient dehors ne rentreraient pas que le calme ne fût rétabli.
Eugène avait fait toutes les guerres depuis dix ans et avait vu prendre bien des villes. Il disait que les plus faibles obstacles suffisent pour arrêter le soldat, toujours pressé, dans la crainte de se voir interdire le pillage par ses chefs.
On venait, de moment en moment, nous raconter ce qu'on pouvait apprendre dans les environs. Quand le canon se taisait d'un côté, il recommençait de l'autre. Tantôt le bruit se rapprochait, tantôt il s'éloignait, selon que les positions étaient prises ou qu'on en attaquait de nouvelles. Ce que nous craignions le plus c'était l'arrivée de l'Empereur; nous ignorions où il était.
Alexandre de la Touche, le fils de madame Dillon, habitait les Tuileries chez sa sœur, madame Bertrand; il vint le matin me supplier de quitter Paris, je m'y refusai absolument. Bientôt après, nous apprîmes les hostilités suspendues et les négociations entamées pour une capitulation. Il revint et se mit positivement à genoux devant ma mère et moi pour nous décider, nous conjurant de lui permettre de faire atteler nos chevaux. Nous lui représentions que ce n'était pas le moment de partir puisque le danger était conjuré.
«Il ne l'est pas, il ne l'est pas, ah! si je pouvais vous dire ce que je sais! mais j'ai donné ma parole; partez, partez, je vous en supplie, partez.»
Nous résistâmes et il nous quitta en pleurant, allant rejoindre sa mère et sa sœur qui l'attendaient pour monter en voiture. Cette insistance de monsieur de la Touche m'est revenue à la mémoire lorsque, quelques jours après, on a dit que l'Empereur avait donné l'ordre de faire sauter les magasins à poudre. Certainement il croyait savoir un secret qui devait entraîner des calamités.
Je n'oublierai jamais la nuit qui succéda à cette journée si animée. Le temps était superbe, le clair de lune magnifique, la ville était parfaitement calme; nous nous mîmes à la fenêtre, ma mère et moi. Un bruit attira notre attention, c'était un très petit chien qui mangeait un os, assez loin de nous. De temps en temps seulement, le silence était interrompu par les qui-vive des patrouilles des Alliés, se répondant en faisant leurs rondes, sur les hauteurs qui nous dominaient. Ce son étranger fut le premier qui me fit sentir que j'avais un cœur français; j'éprouvai un sentiment très pénible; mais nous étions trop sous l'impression de la crainte du retour de l'Empereur pour qu'il pût être durable.
Les places, les rues étaient remplies par l'armée française; elle bivouaquait sur le pavé, en tristesse, en silence. Rien n'était beau comme son attitude; elle n'exigeait, ne demandait, n'acceptait même rien. Il semblait que ces pauvres soldats ne se sentissent plus de droits sur des habitants qu'ils n'avaient pas pu défendre. Cependant, huit mille hommes, sous le commandement du duc de Raguse, engagés pendant dix heures, avaient laissé à quarante-cinq mille étrangers treize mille de leurs morts à ramasser. Aussi, les Alliés ne pouvaient-ils croire, les jours suivants, au peu de troupes qui avaient défendu Paris.
L'histoire fera justice de la sotte méchanceté des passions qui ont accusé le maréchal Marmont d'avoir livré la ville, et rétablira cette brillante affaire de Belleville au rang qu'elle doit occuper dans les fastes militaires.
Je vais entrer dans le récit de la Restauration. Jetée par ma position dans l'intimité de beaucoup de gens influents, j'ai vu depuis ce temps les événements de plus près. Je ne sais si je les rendrai avec impartialité; c'est une qualité dont tout le monde se vante et qu'au fond personne ne possède. On est plus ou moins influencé, fort à son insu, par sa position et son entourage. Du moins, je parlerai avec indépendance et dirai la vérité telle que je la crois. Je ne puis m'engager à davantage.
QUATRIÈME PARTIE
RESTAURATION DE 1814
CHAPITRE I
Mes opinions en 1814. — Dispositions du parti royaliste. — Arrivée du premier officier russe. — Message du comte de Nesselrode. — Prise de la cocarde blanche. — Aspect du boulevard. — Entrée des Alliés. — Dîner chez moi. — Déclaration des Alliés. — Conseil chez le prince de Talleyrand. — Le marquis de Vérac. — Réunion chez monsieur de Morfontaine. — Attitude des officiers russes. — Bivouac des cosaques aux Champs-Élysées.
Il serait assurément fort peu intéressant pour un autre de connaître mes opinions personnelles en 1814. Mais c'est une recherche qui m'amuse de me rendre ainsi compte de moi-même aux différentes époques de ma vie et d'observer les variations qui les ont marquées.
J'avais perdu en grande partie mon anglomanie; j'étais redevenue française, si ce n'est politiquement, du moins socialement; et, comme je l'ai dit déjà, le cri des sentinelles ennemies m'avait plus affectée que le bruit de leur canon. J'avais éprouvé un mouvement très patriotique, mais fugitif. J'étais de position, de tradition, de souvenir, d'entourage et de conviction royaliste et légitimiste. Mais j'étais bien plus antibonapartiste que je n'étais bourbonienne; je détestais la tyrannie de l'Empereur que je voyais s'exercer.
Je considérais peu ceux de nos princes que j'avais vus de près. On m'assurait que Louis XVIII était dans d'autres principes. L'extrême animosité qui existait entre sa petite Cour et celle de monsieur le comte d'Artois pouvait le faire espérer. J'avais quitté l'Angleterre avant que les vicissitudes de l'exil l'y eussent amené, et je me prêtais volontiers à écouter les éloges que ma mère faisait du Roi, malgré le tort qu'il avait, à ses yeux, d'être un constitutionnel de 1789.
C'était sur ce tort même que se fondaient mes espérances; car, en me recherchant bien, je me retrouve toujours aussi libérale que le permettent les préjugés aristocratiques qui m'accompagneront, je crains, jusqu'au tombeau.
Les combinaisons de la société politique en Angleterre n'ont jamais cessé de me paraître ce qu'il y a de plus parfait dans le monde. L'égalité complète et réelle devant la loi qui, en assurant à chaque homme son indépendance, lui inspire le respect de soi-même, d'une part, et, de l'autre, les grandes existences sociales qui créent des défenseurs aux libertés publiques et font de ces patriciens les chefs naturels du peuple lequel leur rend en hommage ce qu'il en reçoit en protection, voilà ce que j'aurais désiré pour mon pays; car je ne conçois la liberté, sans licence, qu'avec une forte aristocratie. C'est ce que personne, ni le peuple, ni la bourgeoisie, ni la noblesse, ni le Roi, n'ont compris. L'égalité chez nous est une maladie de la vanité. Sous prétexte de cette égalité, chacun prétend à s'élever et à dominer, sans vouloir reconnaître que, pour conserver des inférieurs, il faut consentir à admettre, sans regret, des supérieurs.
Le mercredi 31 mars, pour renouer le fil de mon discours, dès sept heures du matin, monsieur de Glandevèse était chez nous. Il venait consulter mon père sur la convenance de prendre la cocarde blanche. Un immense nombre de personnes, disait-il, y étaient disposées. Mon père l'engagea à calmer leur zèle pendant quelques heures; il ne fallait pas qu'une pareille tentative échouât. Il était donc prudent d'attendre le moment où les Alliés feraient leur entrée, c'est-à-dire jusqu'à midi.
Monsieur de Glandevèse et mon frère allèrent porter ces paroles aux différentes réunions. Mon père, de son côté, apprit bientôt que le maréchal Moncey, commandant de la garde nationale de Paris, était parti dans la nuit après avoir fait appeler le duc de Montmorency, commandant en second, et lui avoir fait remise de toute son autorité. Mon père se rendit chez le duc de Laval, dans l'espoir qu'il pourrait décider son cousin à se déclarer pour la cause que nous voulions voir triompher.
Il était dix heures, à peu près. Nous étions, ma mère et moi, à une fenêtre d'entresol, lorsque nous vîmes venir de loin un officier russe, suivi de quelques cosaques. Arrivé tout près de nous, il demanda où demeurait madame de Boigne; en même temps, il leva la tête et je reconnus le prince Nikita Wolkonski, une de mes anciennes connaissances. Il me vit en même temps, sauta à bas de son cheval, entra dans la maison; son escorte s'établit dans la cour, et deux cosaques se placèrent en vedette en avant de la porte cochère qui resta ouverte. J'ai toujours considéré comme une marque de la frayeur qu'inspirait encore au peuple le gouvernement impérial qu'elle eût pu vaincre la badauderie parisienne dans cette circonstance.
Malgré la curiosité que devaient inspirer ces cosaques (les premiers que l'on eût vus dans Paris), pendant une heure que dura la visite du prince Wolkonski, non seulement il ne se fit pas de rassemblement devant la porte, mais les passants ne s'arrêtèrent pas un instant. Et, s'ils avaient été plus religieux, ils se seraient volontiers signés pour exorciser le danger d'avoir seulement entrevu un spectacle qui leur semblait compromettant.
Le prince Wolkonski, comme on peut croire, fut reçu avec joie. Il me dit tout de suite que le comte de Nesselrode l'avait chargé de venir chez nous nous porter l'assurance de toute espèce de sécurité et de protection, et puis demander à mon père quelles étaient les espérances raisonnables et possibles de notre parti, l'empereur Alexandre arrivant sans aucune décision prise. Nous envoyâmes chercher mon père chez le duc de Laval. Le prince Nikita lui répétait ses questions, lorsque mon cousin, Charles d'Osmond, encore presque enfant, entra dans la chambre tout essoufflé, criant, pleurant d'enthousiasme.
«La voilà, la voilà, disait-il; elle est prise, prise sans opposition!»
Et il nous montrait son chapeau orné d'une cocarde blanche. Il venait du boulevard, et allait y retourner. Mon père, en s'adressant à Wolkonski, lui dit:
«Je ne saurais, prince, vous faire une meilleure réponse; vous voyez ce que ces couleurs excitent d'amour, de zèle et de passion.
«—Vous avez raison, monsieur le marquis, je vais faire mon rapport de ce que j'ai vu et j'espère, dans ma route, en recevoir partout la confirmation».
Le prince Wolkonski m'a dit depuis qu'ayant gagné la barrière par les rues, il n'avait trouvé sur son chemin que des démonstrations de tristesse et d'inquiétude et pas une de joie et d'espérance. Je pense qu'il fit son rapport complet, car certainement l'empereur Alexandre entra dans Paris avec la même irrésolution où il était le matin.
Nous allâmes, ma mère et moi, nous placer dans l'appartement de madame Récamier. Elle était alors à Naples, mais monsieur Récamier conservait sa maison dans la rue Basse-du-Rempart. Nous nous trouvions à un premier, tout à fait au niveau du boulevard, dans la partie la plus étroite de la rue. Mon père, en nous y installant, nous fit promettre de ne donner aucun signe qui pût paraître une manifestation d'opinion et de ne recevoir aucunes visites qui pussent attirer l'attention. Il pensait que ces ménagements étaient dus à l'hospitalité et aux sentiments très modérés de monsieur Récamier.
Bientôt nous vîmes passer sur le pavé du boulevard un groupe de jeunes gens portant la cocarde blanche, agitant leurs mouchoirs, criant: Vive le Roi. Mais qu'il était peu considérable! J'y reconnus mon frère. Ma mère et moi échangeâmes un regard douloureux et inquiet; nous espérâmes encore qu'il s'augmenterait. Il n'osait pas s'avancer au delà de la rue Napoléon (depuis rue de la Paix); il allait de là à la Madeleine, puis retournait sur ses pas. Nous le revîmes jusqu'à cinq fois sans pouvoir nous faire l'illusion qu'il eût en rien grossi. Notre anxiété devenait de plus en plus cruelle.
Il était certain que, si cette levée de boucliers restait sans effet, tous ceux qui s'y étaient prêtés seraient perdus; et, au fond, cela était juste. Ce sentiment était peint dans les yeux de tous ceux qui voyaient passer ces pauvres jeunes gens à cocarde blanche. Ils n'inspiraient pas de colère, point de haine, encore moins d'enthousiasme. Mais on les regardait avec une espèce de pitié, comme des insensés et des victimes dévouées. Plusieurs passants montraient de l'étonnement, mais personne ne s'opposait à leur action ni ne les molestait en aucune façon.
Enfin, à deux heures, l'armée alliée commença à défiler devant nous. Les tourments que j'éprouvais depuis le matin étaient trop intimes pour que mon patriotisme trouvât place dans mon cœur, et j'avoue que je n'éprouvai que du soulagement.
À mesure que la tête de la colonne approchait, quelques cocardes blanches honteuses sortaient des poches, se plaçaient sur les chapeaux et se pavanaient sur les contre-allées, mais c'était encore bien peu nombreux, quoique le mouchoir blanc que les étrangers portaient tous à leur bras, en signe d'alliance, eût été tout de suite pris par la population pour une manifestation bourbonienne.
Notre fidèle escorte de jeunes gens entourait les souverains, criant à tue-tête et se multipliant, le plus qu'elle pouvait, par son zèle et son activité. Les femmes ne se ménageaient pas; les mouchoirs blancs s'agitaient et les acclamations partaient aussi des fenêtres. Autant les souverains avaient trouvé Paris morne, silencieux et presque désert jusqu'à la hauteur de la place Vendôme, autant il leur parut animé et bruyant depuis là jusqu'aux Champs-Élysées.
Faut-il avouer que c'était dans ce lieu que la faction antinationale s'était donné rendez-vous pour accueillir l'étranger et que cette faction était composée principalement de la noblesse? Avait-elle tort? avait-elle raison? Je ne saurais le décider à présent; mais, alors, notre conduite me paraissait sublime. Pour beaucoup, elle était fort désintéressée, si toutefois l'esprit de parti peut jamais être considéré comme désintéressé; pour tous elle était ennoblie par le danger personnel.
Toutefois, même au milieu de nos haines et de nos engouements du moment, je trouvai parfaitement stupide et inconvenante la conduite de Sosthène de La Rochefoucauld, allant, avec autorisation de l'empereur Alexandre, mettre la corde au col de la statue de l'empereur Napoléon pour la précipiter du haut de la colonne. Rendons tout de suite la justice aux jeunes gens de la hardie promenade du matin qu'ils se refusèrent à cette sotte entreprise, et que Sosthène ne trouva pour l'accompagner que des Maubreuil, des Sémallé et autres aventuriers de cette espèce.
J'ai oublié de dire que le comte de Nesselrode m'avait fait avertir par le prince Nikita qu'il me demandait à dîner pour ce jour-là. J'avais engagé le prince à venir aussi. J'aperçus sur le boulevard quelques personnes que j'étais bien aise de réunir à ces messieurs; mais, fidèle à la promesse donnée à mon père, j'allai moi-même dans la rue pour le leur proposer. Je ne me rappelle positivement que de monsieur de Chateaubriand, d'Alexandre de Boisgelin et de Charles de Noailles.
Nous étions tous réunis lorsque le prince Wolkonski et un de ses camarades, Michel Orloff, arrivèrent: ils m'apportaient un billet de monsieur de Nesselrode. En s'excusant de ne pouvoir venir, il m'envoyait à sa place un papier qui, disait-il, obtiendrait facilement son pardon, en attendant que lui-même vînt le chercher le soir. C'était la déclaration qu'on allait afficher et qui annonçait l'intention des Alliés de ne traiter ni avec l'Empereur, ni avec aucun individu de sa famille. Elle était le résultat de la conférence tenue chez monsieur de Talleyrand au moment où l'empereur Alexandre y était arrivé. Il l'avait commencée par ces mots:
«Hé bien! nous voilà dans ce fameux Paris! C'est vous qui nous y avez amenés, monsieur de Talleyrand. Maintenant il y a trois partis à prendre: traiter avec l'empereur Napoléon, établir la Régence ou rappeler les Bourbons.
«—L'Empereur se trompe, répondit monsieur de Talleyrand; il n'y a pas trois partis à prendre, il n'y en a qu'un à suivre et c'est le dernier qu'il a indiqué. Tout puissant qu'il est, il ne l'est pas assez pour choisir. Car, s'il hésitait, la France, qui attend ce salaire des chagrins et des humiliations qu'elle dévore en ce moment, se soulèverait en masse contre l'invasion, et Votre Majesté Impériale n'ignore pas que les plus belles armées se fondent devant la colère des peuples.
«—Hé bien! reprit l'Empereur, voyons donc ce qu'il y a à faire pour atteindre votre but; mais je ne veux rien imposer, je ne puis que céder aux vœux exprimés du pays.
«—Sans doute, Sire; il ne faut que les mettre dans la possibilité de se faire entendre.»
Ce dialogue me fut rapporté, le lendemain même, par un des assistants au conseil.
Le comte de Nesselrode vint le soir; je laisse à penser s'il fut bien accueilli. Nous avions si souvent fait de l'antibonapartisme, je ne dirai pas avec, il est trop diplomate, mais devant lui, qu'il n'avait pas besoin de s'informer de nos dispositions du moment.
Je ne puis me refuser à rappeler une petite malice qui m'a amusée dans le temps, et surtout depuis 1830, où monsieur de Vérac s'est trouvé légitimiste tellement inébranlable. Pour atteindre à cette immutabilité, il avait commencé par être chambellan de Napoléon et des plus empressés. Ayant appris que des officiers russes dînaient chez moi, il y vint le soir afin de leur demander un laissez-passer pour aller, au camp des Alliés, voir monsieur de Langeron, son parent et son ami. Pendant que ces messieurs causaient, il s'approcha de moi et me dit tout bas, et d'un ton de voix émue:
«Et l'Empereur? a-t-on de ses nouvelles? Que fait-il? Sait-on où il est?»
Je le compris très bien, mais j'affectai de me tromper, et je lui répondis également tout bas:
«Il loge chez monsieur de Talleyrand».
Monsieur de Vérac fut complètement déconcerté; mais le plaisant c'est qu'il n'osa jamais relever ma méprise et expliquer de quel Empereur il s'informait. C'est la seule petite vengeance que j'ai exercée contre la chambellanerie impériale.
Le comte de Nesselrode causa longtemps avec mon père des choses et des personnes. Entre autres, il lui demanda s'il croyait qu'on dût laisser la police à monsieur Pasquier. Mon père lui répondit qu'elle ne pouvait être dans des mains plus habiles et plus probes, que, s'il consentait à en rester chargé, on devait regarder son accession comme une bonne fortune et qu'on pouvait se fier entièrement à sa parole.
Je ne me souviens plus si c'est ce soir-là ou le lendemain qu'il y eut une réunion royaliste chez monsieur de Mortefontaine; elle envoya une députation chez l'empereur Alexandre pour exprimer ses vœux. Je me rappelle seulement que mon père en revint harassé, dégoûté, désolé; toutes les folies de l'émigration et de la plus sotte opposition s'y étaient montrées triomphantes. On ne parlait que de victoire, que de vexation, que de vengeance contre ses compatriotes, tandis qu'on était suppliant aux pieds d'un souverain étranger, dans sa propre patrie. Sosthène de La Rochefoucauld était déjà un des grands coryphées de ce charivari d'absurdités.
Mon salon ne désemplissait pas; tous les jeunes gens qui avaient été les camarades de mon frère dans la promenade du boulevard y passaient; et, quoique ce fût une bien faible armée pour amener un changement de dynastie, cela suffisait pour faire foule dans de petits appartements, d'autant que les gens de ma société habituelle y venaient, aussi bien que les étrangers.
Je ne puis assez vanter la parfaite convenance des officiers russes dans cette circonstance; ils n'étaient occupés qu'à nous combler de prévenances et de grâces et à relever notre situation à nos propres yeux; ils n'avaient que des paroles d'éloges et d'admiration pour notre brave armée. Il ne leur est pas échappé un propos qui pût blesser ou offenser un français, de quelque parti qu'il fût. Telle était la volonté de leur maître; elle a été scrupuleusement suivie et sans qu'il parût leur coûter.
C'était toujours avec un ton de déférence qu'ils parlaient de la France. Peut-être était-ce la meilleure manière de rehausser leurs succès; mais il y avait de la grandeur à concevoir cette idée. Elle ne pouvait entrer que dans une âme généreuse. Celle de l'empereur Alexandre l'était beaucoup à cette époque. Il n'avait pas encore atteint l'âge où l'exercice du pouvoir absolu et une maladie héréditaire qui se développe gâte l'heureux naturel des souverains de la Russie et les rend le fléau du monde.
À ce commencement du printemps de 1814, il faisait un temps magnifique; tout Paris était dehors. Il n'y a dans cette ville ni bataille, ni occupation, ni émeute, ni trouble d'aucun genre qui puisse exercer d'influence sur la toilette des femmes. Le mardi, elles se promenaient empanachées sur les boulevards, au milieu des blessés, et affrontant les obus. Le mercredi, elles étaient venues voir défiler l'armée alliée. Le jeudi, elles portaient leurs élégants costumes au bivouac des cosaques dans les Champs-Élysées.
C'était un singulier spectacle pour les yeux et pour les esprits que ces habitants du Don suivant paisiblement leurs habitudes et leurs mœurs au milieu de Paris. Ils n'avaient ni tentes, ni abri d'aucune espèce; trois ou quatre chevaux étaient attachés à chaque arbre et leurs cavaliers assis près d'eux, à terre, causaient ensemble d'une voix très douce en accents harmonieux. La plupart cousaient: ils raccommodaient leurs hardes, en taillaient et en préparaient de neuves, réparaient leurs chaussures, les harnais de leurs chevaux ou façonnaient à leur usage leur part du pillage des jours précédents. C'étaient cependant les cosaques réguliers de la garde, et, comme ils ne faisaient que rarement le service d'éclaireurs, ils étaient moins heureux à la maraude que leurs frères, les cosaques irréguliers.
Leur uniforme était très joli: le large pantalon bleu, une tunique en dalmatique également bleue, rembourrée à la poitrine et serrée fortement autour de la taille par une large ceinture de cuir noir verni, avec des boucles et ornements en cuivre très brillants, qui portaient leurs armes. Ce costume semi-oriental et leur bizarre attitude à cheval, où ils sont tout à fait debout, l'élévation de leur selle les dispensant de plier les genoux, les rendaient un objet de grande curiosité pour le badaud de Paris. Ils se laissaient approcher très facilement, surtout par les femmes et les enfants qui étaient positivement sur leurs épaules.
J'ai vu des femmes prendre leur ouvrage dans leurs mains pour mieux examiner comment ils travaillaient. De temps en temps, ils s'amusaient à faire une espèce de grognement; les curieuses reculaient épouvantées. Alors ils poussaient des cris de joie et faisaient des éclats de rire auxquels prenaient part celles qu'ils avaient alarmées. Ils se laissaient moins approcher par les hommes; mais ils ne les éloignaient que par un geste calme et doux de la main accompagné d'un mot qui, probablement, répondait à Au large, de nos sentinelles. Il est évident que personne ne s'exposait à braver cette consigne. Elle n'était pas complètement rigoureuse, car, si un homme se trouvait avec des femmes ou des enfants, ils n'y faisaient pas attention.
Il y avait bonne raison pour qu'ils se tinssent près de leurs chevaux, car jamais, sous aucun prétexte, ils ne faisaient un pas. Dès qu'ils n'étaient pas assis par terre, ils étaient à cheval. Pour circuler dans l'intérieur du bivouac d'un bout à l'autre, ils montaient à cheval. Et on les voyait aussi tenant leur lance d'une main et une cruche ou une gamelle ou même un verre de l'autre, aller faire les affaires de leur petit ménage.
Je dis un verre, parce que j'en ai vu un se lever tranquillement, monter à cheval, prendre sa lance, se pencher jusqu'à terre pour y ramasser une gourde, aller à trente pas de là prendre de l'eau dans un baquet qui était environné d'une garde, boire son eau et revenir à son poste avec sa gourde vide, descendre de cheval, replacer sa lance dans le faisceau et reprendre son travail.
Ces habitudes nomades nous semblaient si étranges qu'elles excitaient vivement notre curiosité, et nous la satisfaisions d'autant plus volontiers que nous étions persuadés que nos affaires allaient au mieux. Le succès de parti nous déguisait l'amertume d'un bivouac étranger aux Champs-Élysées. Je dois cette justice à mon père qu'il ne partageait pas cette impression et que je ne pus jamais le décider à venir voir ce spectacle qu'il s'obstinait à trouver encore plus triste que curieux.
CHAPITRE II
Billet du prince de Talleyrand. — Craintes des Alliés. — Représentation à l'Opéra. — Représentation aux Français. — Fautes du parti royaliste. — Visite du général Pozzo di Borgo. — L'empereur Alexandre. — Sa noble conduite. — Brochure de monsieur de Chateaubriand. — Son effet. — Sa réception par l'empereur Alexandre. — Récit fait par monsieur de Lescour. — Il se dément.
Ce fut dans cette soirée du jeudi que monsieur de Nesselrode me dit:
«Voulez-vous voir les documents sur lesquels nous avons hasardé la marche sur Paris?
«—Assurément.
«—Tenez, les voilà».
Et il tira de son portefeuille un très petit morceau de papier déchiré et chiffonné sur lequel il y avait écrit en encre sympathique: «Vous tâtonnez comme des enfants quand vous devriez marcher sur des échasses. Vous pouvez tout ce que vous voulez; veuillez tout ce que vous pouvez. Vous connaissez ce signe; ayez confiance en qui vous le remettra.»
Je ne crois pas me tromper d'un mot: ce billet, écrit par monsieur de Talleyrand, après la retraite des Alliés de Montereau, leur arriva près de Troyes, et les instructions données au porteur de cette singulière lettre de créance influèrent beaucoup sur la décision qui ramena les Alliés sur Paris. Toutefois, ce qui les décida, c'est que la retraite était plus facile, pour quitter la France, par la Flandre que par la Champagne déjà épuisée, désolée, irritée et prête à se soulever contre eux.
Les étrangers étaient bien plus inquiets et bien plus étonnés de leur séjour dans Paris que nous; ils n'étaient ni aveuglés par l'esprit de parti, ni désillusionnés sur le prestige qu'inspirait le nom de l'empereur Napoléon. Les prodiges de la campagne de France ne leur permettaient pas de croire à la destruction si complète et si réelle de l'armée, et ils s'attendaient à la voir surgir sous les pavés. Ce sentiment se découvrait dans toutes leurs paroles, et ils avaient le bon sens de se laisser peu rassurer par les nôtres dont ils appréciaient la futilité sur bien des points.
Toutefois, nous avions raison en leur assurant que le pays était si dégoûté, si fatigué, si affamé de tranquillité, si rassasié de gloire qu'il avait complètement fait scission avec l'Empereur et ne demandait que de la sécurité. Il n'y a jamais eu un moment où le sentiment patriotique eut moins de force en France; peut-être l'Empereur, par ses immenses conquêtes, l'avait-il affaibli en prétendant l'étendre. Nous ne voyions guère des compatriotes dans un français de Rome ou de Hambourg. Peut-être aussi, et je le crois plus volontiers, le système de déception qu'il avait adopté dégoûtait-il la masse du pays. Les bulletins ne parlaient jamais que de nos triomphes, l'armée française était toujours victorieuse, l'armée ennemie toujours battue, et pourtant, d'échec en échec, elle était arrivée des rives de la Moskowa à celles de la Seine.
Personne ne croyait aux relations officielles. On s'épuisait à chercher le mot de l'énigme, et les masses cessaient de regarder avec autant d'intérêt les événements qu'il fallait deviner. Ce n'était plus la chose publique que celle dont on n'avait point de relation exacte et dont il était défendu de s'enquérir. L'Empereur avait tant travaillé à établir que c'était ses affaires et non les nôtres qu'on avait fini par le prendre au mot. Et, quoi qu'on en ait pu penser et dire depuis quelques années, en 1814, tout le monde, sans en excepter son armée et les fonctionnaires publics, était tellement fatigué qu'on n'aspirait qu'à se voir soulager d'une activité qui avait cessé d'être dirigée par une volonté sage et raisonnée. La toute-puissance l'avait enivré et aveuglé; peut-être n'est-il pas donné à un homme d'en supporter le poids.
Le duc de Raguse m'a une fois expliqué ses relations avec l'Empereur en une phrase qui est en quelque sorte applicable à la nation entière:
«Quand il disait: Tout pour la France, je servais avec enthousiasme; quand il a dit: la France et moi j'ai servi avec zèle; quand il a dit: Moi et la France, j'ai servi avec obéissance; mais quand il a dit: Moi sans la France, j'ai senti la nécessité de me séparer de lui.»
Eh bien! la France en était là; elle ne trouvait plus qu'il représentât ses intérêts; et comme tous les peuples, encore plus que les individus, sont ingrats, elle oubliait les immenses bienfaits dont elle lui était redevable et l'accablait de ses reproches. À son tour, la postérité oubliera les aberrations de ce sublime génie et ses petitesses. Elle poétisera le séjour de Fontainebleau; elle négligera de le montrer, après ses adieux si héroïques aux aigles de ses vieux bataillons, discutant avec la plus vive insistance pour obtenir quelque mobilier de plus à emporter dans son exil, et elle aura raison. Quand une figure comme celle de Bonaparte surgit dans les siècles, il ne faut pas conserver les petites obscurités qui pourraient ternir quelques-uns de ses rayons; mais il faut bien expliquer comment les contemporains, tout en étant éblouis, avaient cessé de trouver ces rayons vivifiants et n'en éprouvaient plus qu'un sentiment de souffrance.
Le vendredi, de bonne heure, monsieur de Nesselrode nous fit dire que les souverains iraient à l'Opéra. Aussitôt voilà nos gens en campagne pour avoir des loges et nous y trouver en force. Les fleuristes furent mises en réquisition pour nous fournir des lis; nous en étions coiffées, bouquetées, guirlandées. Les hommes avaient la cocarde blanche à leur chapeau. Jusque-là tout était bien. J'ai la rougeur sur le front de devoir raconter comme française l'attitude que nous eûmes à ce spectacle.
D'abord, nous commençâmes par applaudir l'empereur Alexandre et le roi de Prusse à tout rompre; ensuite, les portes de nos loges restèrent ouvertes et, plus il pouvait y entrer d'officiers étrangers, plus nous étions foulées, plus nous étions contentes. Il n'y avait pas un sous-lieutenant russe ou prussien qui n'eût le droit et un peu la volonté de les encombrer. J'avais deux ou trois généraux étrangers dans la mienne qui trouvaient cette familiarité moins charmante et qui les repoussaient à mon grand chagrin. Cependant j'avais lieu d'être un peu consolée par leur présence même et par la visite des ministres russes et du prince Auguste de Prusse, que je connaissais d'ancienne date.
Un moment avant l'arrivée des souverains dans la loge impériale, des jeunes gens français, des nôtres, étaient venus voiler d'un mouchoir l'aigle qui surmontait les draperies qui la décoraient. À la fin du spectacle, ces mêmes jeunes gens la brisèrent et l'abattirent à coups de marteau au bruit de nos vifs applaudissements. J'y pris part comme les autres gens de mon parti. Cependant je ne puis dire que ce fut en sûreté de conscience; je sentais quelque chose qui me blessait, sans trop savoir le définir. Sans doute, ces démonstrations avaient un sous-entendu, c'était la chute de Bonaparte, le retour présumé de nos princes que nous inaugurions; mais cela n'était pas assez clair.
Je n'éprouvai aucun sentiment de réticence, deux jours après, à la Comédie Française, lorsqu'un homme étant sorti de dessus le théâtre, un grand papier à la main, l'attacha avec des épingles au rideau et, en se reculant, nous laissa voir les trois fleurs de lis remplaçant l'aigle, ceci était net. L'enthousiasme fut au comble et l'empereur Alexandre, en se levant dans sa loge et applaudissant lui-même, prenait un engagement formel.
On chanta en son honneur de mauvais couplets sur l'air d'Henry IV dont le dernier vers était: «Il nous rend un Bourbon.» Nouvel enthousiasme; tout le monde fondait en larmes. Cette soirée ne me pèse pas sur la conscience; mais je crois que celle de l'Opéra était tout au moins une grande faute.
Les partis se persuadent trop facilement qu'ils sont tout le monde. Nous aurions pu nous convaincre l'avant-veille que nous n'étions qu'une fraction minime dans la nation, et pourtant nous allions de gaieté de cœur affronter les sentiments honorables du pays et blesser cruellement ceux de l'armée. Cette aigle, qu'elle avait portée victorieuse dans toutes les capitales de l'Europe, nous semblions l'offrir en holocauste aux habitants de ces mêmes capitales qui, peut-être, ne nous honoraient guère de cette apparence de sentiments antinationaux.
Sans doute, ce n'était pas plus notre but que notre pensée, mais, assurément, il ne fallait pas beaucoup de malveillance pour l'expliquer ainsi. Le parti abattu pouvait sincèrement en être persuadé et il n'est pas étonnant qu'une pareille conduite ait engendré ces longues haines qui ont tant de peine à s'éteindre. C'est bien à regret que je l'avoue, mais le parti royaliste est celui qui a le moins l'amour de la patrie pour elle-même; la querelle qui s'est élevée entre les diverses classes a rendu la noblesse hostile au sol où ses privilèges sont méconnus, et je crains qu'elle ne soit plus en sympathie avec un noble étranger qu'avec un bourgeois français. Des intérêts communs froissés ont établi des affinités entre les classes et brisé les nationalités.
Ce vendredi, jour de l'Opéra, nous étions à dîner, la porte de la salle à manger s'ouvrit avec fracas et un général russe s'y précipita en valsant tout autour de la table et chantant:
«Ah! mes amis, mes bons amis, mes chers amis.»
Notre première pensée à tous fut qu'il était fou, puis mon frère s'écria:
«Ah! c'est Pozzo.»
C'était lui, en effet. Les communications étaient tellement difficiles, sous le régime impérial, que, malgré l'intimité qui existait entre nous, nous ignorions même qu'il fût au service de la Russie. Lui n'avait su où nous trouver que peu d'instants avant celui où il arrivait avec tant d'empressement. Il nous accompagna à l'Opéra et, depuis ce temps, je n'ai guère été un jour sans le voir, au moins une fois. Il a été un des moyens par lesquels j'ai été initiée dans les affaires, non que je m'en mêlasse, mais il trouvait en moi sûreté, intérêt, discrétion, et il se plaisait à sfoggursi, comme il disait, auprès de moi. Je m'y prêtais d'autant plus volontiers que j'ai toujours aimé à faire de la politique en amateur.
Je trouve que, lorsqu'on n'est pas assez heureusement organisé pour s'occuper exclusivement et religieusement du sort futur qui doit nous être éternel, ce qu'il y a de plus digne d'intérêt pour un esprit sérieux c'est l'état actuel des nations sur la terre.
Mes relations russes m'avaient appris qu'en sortant, le 4, du Théâtre-Français, où il avait applaudi l'inauguration des fleurs de lis, l'empereur Alexandre devait monter en voiture pour se rendre au quartier général de l'armée. Le général Pozzo restait accrédité auprès du gouvernement provisoire, c'est à dire devait lui communiquer les ordres d'Alexandre. Les précautions prises dans cette circonstance par les Alliés pour assurer leur retraite sans repasser par Paris prouvent combien ce fantôme d'armée qu'ils allaient trouver devant eux leur causait encore d'effroi et l'influence qu'exerçait sur eux le grand nom de Napoléon.
En France, il ne pouvait plus rien. Aucune sympathie ne s'y attachait. Il avait eu beau appeler les normands et les bretons au secours des bourguignons et des champenois et ressusciter ainsi les anciens noms de provinces, ces fantasmagories, où naguère il était aussi heureux qu'habile, avaient perdu leur prestige avec celui de la victoire; et le breton ne s'était pas senti plus électrisé que l'habitant du Finistère. Soit qu'ils ignorassent cette disposition, soit qu'ils craignissent le réveil, toujours est-il que ce n'était pas sans un effroi continu, avec redoublements, que les étrangers se voyaient dans la capitale de la France.
La nouvelle de négociations entamées entre le prince de Schwarzenberg et le maréchal Marmont suspendit le départ de l'empereur de Russie. On ne peut s'empêcher de reconnaître que la conduite sage, modérée, généreuse de ce souverain justifiait l'enthousiasme que nous lui montrions. Il était alors âgé de trente-sept ans, mais il paraissait plus jeune. Une belle figure, une plus belle taille, l'air doux et imposant tout à la fois, prévenaient en sa faveur; et la confiance avec laquelle il se livrait aux Parisiens, allant partout sans escorte et presque seul, avait achevé de lui gagner les cœurs. Il était adoré de ses sujets.
Je me rappelle, quelques semaines plus tard, être arrivée au spectacle au moment où il entrait dans sa loge. La porte en était gardée par deux grands colosses de sa garde, se tenant dans la rigueur du maintien militaire et n'osant se déranger pour essuyer leur visage tout inondé de larmes. Je demandai à un officier russe ce qui les mettait en cet état:
«Ah! me répondit-il négligemment, c'est que l'Empereur vient de passer et probablement ils ont réussi à toucher son vêtement.»
Un pareil bonheur était si grand qu'ils ne savaient l'exprimer que par des pleurs d'attendrissement. J'ai souvent vu l'Empereur, j'ai même eu l'honneur de danser, la polonaise avec lui sans en pleurer de bonheur comme ses gardes. Mais j'étais assez frappée de sa supériorité pour regretter vivement que nos princes lui ressemblassent si peu. Ce n'est que quelques années plus tard que la mysticité a développé en lui une disposition soupçonneuse qui a fini par être portée jusqu'à la démence. Tous les mémoires contemporains s'accorderont à reconnaître en lui deux hommes tout à fait différents selon l'époque où ils en parleront; l'année 1814 a été l'apogée de sa gloire.
La brochure de monsieur de Chateaubriand, Bonaparte et les Bourbons, imprimée avec une rapidité qui ne répondait pas encore à notre impatience, parut. Je me rappelle l'avoir lue dans des transports d'admiration et avec des torrents de larmes dont j'ai été bien honteuse lorsqu'elle m'est retombée sous la main, quelques années plus tard. L'auteur a fait si complètement le procès à ce factum de parti par l'encens qu'il a brûlé sur l'autel de Sainte-Hélène qu'il l'a jugé plus sévèrement que personne. Forcée d'avouer combien j'étais associée à son erreur, j'aurais bien mauvaise grâce à lui en faire un crime.
Les étrangers, moins aveuglés que nous, sentaient toute la portée de cet ouvrage, et l'empereur Alexandre particulièrement s'en tint pour offensé. Il n'oubliait pas avoir vécu dans la déférence de l'homme si violemment attaqué. Monsieur de Chateaubriand se rêvait déjà un homme d'État; mais personne que lui ne s'en était encore avisé. Il mit un grand prix à obtenir une audience particulière d'Alexandre.
Je fus chargée d'en parler au comte de Nesselrode. Il l'obtint. L'Empereur ne le connaissait qu'en sa qualité d'écrivain; on le fit attendre dans un salon avec monsieur Étienne, auteur d'une pièce que l'Empereur avait vue représenter la veille. L'Empereur, en traversant ses appartements pour sortir, trouva ces deux messieurs; il parla d'abord à Étienne de sa pièce, puis dit un mot à monsieur de Chateaubriand de sa brochure qu'il prétendit n'avoir pas encore eu le temps de lire, prêcha la paix entre eux à ces messieurs, leur assura que les gens de lettres devaient s'occuper d'amuser le public et nullement de politique et passa sans lui avoir laissé l'occasion de placer un mot. Monsieur de Chateaubriand lança un coup d'œil peu conciliateur à Étienne et sortit furieux.
Le comte de Nesselrode, qui en était pourtant fâché, ne pouvait s'empêcher de rire un peu en racontant les détails de cette entrevue. Je n'ai jamais su au juste si cette assimilation avec Étienne était une malice ou une erreur de l'Empereur. Monsieur de Chateaubriand avait cependant pris quelques précautions pour l'éviter. Dès le lendemain de l'entrée des Alliés, il s'était affublé d'un uniforme de fantaisie par-dessus lequel un gros cordon de soie rouge, passé en bandoulière, supportait un immense sabre turc qui traînait sur tous les parquets avec un bruit formidable. Il avait certainement beaucoup plus l'apparence d'un capitaine de forbans que d'un pacifique écrivain; ce costume lui valut quelques ridicules, même aux yeux de ses admirateurs les plus dévoués.
Je ne sais plus quel jour de cette semaine aventureuse un de mes parents m'assura connaître un officier qui disait avoir reçu, le jour de la bataille de Paris, l'ordre, apporté par monsieur de Girardin, de faire sauter le dépôt de poudre des Invalides. Cela se répéta dans mon salon et parvint aux oreilles de monsieur de Nesselrode; il me demanda si je pouvais savoir le nom de cet officier et obtenir des détails sur cette aventure. J'appelai la personne qui l'avait racontée. Elle répéta que monsieur de Lescour, officier d'artillerie commandant aux Invalides, avait été appelé le mardi soir à la brume, à la grille de l'hôtel, qu'il y avait trouvé monsieur le comte Alexandre de Girardin à cheval et couvert de poussière, qu'il lui avait donné l'ordre formel, de la part de l'Empereur, de faire sauter les poudres; que monsieur de Lescour n'ayant pu retenir un mouvement d'horreur, monsieur de Girardin lui avait dit:
«Est-ce que vous hésitez, monsieur?»
Lescour, craignant alors qu'un autre ne fût chargé de la fatale commission, s'était remis, et avait répondu:
«Non, mon général, je n'hésite jamais à obéir à mes chefs.»
Que, sur cette réponse, monsieur de Girardin était reparti au galop. On offrait, au reste, de m'amener monsieur de Lescour le lendemain matin. Monsieur de Nesselrode me pria d'y consentir. Le duc de Maillé, présent à ce récit, se rappela avoir vu monsieur de Girardin sur le pont Louis XVI, le jour et à l'heure indiqués, passant à cheval très vite et avoir été étonné de lui voir tourner à droite, en effet, du côté des Invalides. Monsieur de Lescour vint chez moi le lendemain; j'avais préalablement reçu un billet du comte de Nesselrode qui me demandait de le lui envoyer. Il y alla, fut présenté à l'empereur Alexandre, reçut force compliments et la croix de Sainte-Anne. Il revint chez moi dans des transports de joie et de reconnaissance. Il me parut un homme fort simple et fort véridique.
Quelques jours après, la princesse de Vaudémont, sa protectrice, le tança vertement d'avoir publié cette affaire. On le mena déjeuner chez madame de Vintimille. Mesdames de Girardin et Greffulhe, ses nièces, s'y trouvèrent; elles pleurèrent beaucoup. Le général Clarke, auquel Lescour était accoutumé d'obéir comme ministre de la guerre, lui reprocha de s'être vendu à l'ennemi. On l'entoura, on le pressa; on voulut obtenir de lui un démenti. Il n'y consentit pas tout à fait, mais on l'amena à signer une déclaration où, en confirmant avoir reçu l'ordre verbal d'un officier supérieur, il ajoutait que le jour était tellement tombé qu'il n'était pas sûr de l'avoir reconnu et pouvait bien s'être trompé en le nommant. En sortant de là, il vint chez moi me raconter ce qu'il avait fait.
«Monsieur de Lescour, lui dis-je, vous vous êtes perdu. Quand on avance des faits d'une pareille gravité, il faut en être tellement sûr qu'aucune circonstance ne puisse faire varier sur le moindre détail, et c'en est un bien important que celui sur lequel vous vous êtes rétracté. Je comprends que cela doit donner de grands doutes sur votre véracité, et les personnes qui ont arraché ce désaveu à votre faiblesse seront les premières à en profiter pour vous inculper.
Le pauvre homme en convenait et était au désespoir; le résultat que je lui avais annoncé ne tarda pas. Il fut promptement établi que monsieur de Lescour était un misérable aventurier qui avait inventé toute cette fable pour se faire un sort; on lui donna vite une petite place à Cette où on l'envoya. Monsieur de Girardin ne tarda pas à être en faveur auprès de nos princes et le pauvre Lescour a été persécuté par lui. Je ne l'ai jamais revu et je ne sais ce qu'il est devenu.
Il est généralement convenu de repousser cette circonstance comme fausse. Cependant, quand je rapproche ce récit du départ précipité de madame Bertrand, exécuté sur un ordre de son mari, des sollicitations passionnées de monsieur de La Touche pour nous faire partir ce même jour, de la visite rapide et silencieuse de monsieur de Girardin à l'état-major où il se contenta de prendre connaissance de la capitulation avant de retourner à Juvisy où l'Empereur l'attendait, et enfin de la rencontre que monsieur de Maillé en fit sur le pont et du chemin qu'il lui vit prendre, qui, assurément, n'était pas celui d'un homme très pressé de se rendre à Fontainebleau, j'avoue que je suis assez portée à croire à la véracité de monsieur de Lescour et à le regarder comme une victime sacrifiée par sa propre faiblesse à l'intérêt des autres.
CHAPITRE III
Le maréchal Marmont. — Bataille de Paris. — Séjour à Essonnes. — Mot du général Drouot. — Le maréchal Marmont entre en pourparlers avec les Alliés. — Arrivée des maréchaux à Essonnes. — Ils viennent à Paris. — Conférence chez l'empereur Alexandre. — Le maréchal Marmont apprend que son corps d'armée quitte Essonnes malgré ses ordres. — Son chagrin. — Intrépidité de sa conduite à Versailles. — Erreur de sa conduite. — Lettre du général Bordesoulle. — Réponse donnée aux maréchaux. — Conduite du maréchal Ney. — Dangers courus à notre insu. — Sauvegarde envoyée chez moi. — Pêche russe. — Bonhomie des cosaques. — Formation d'une garde d'honneur. — Intrigues qui en résultent.
J'arrive, avec répugnance, à ce que l'histoire ne pourra s'empêcher d'appeler la défection du maréchal Marmont. Sans doute, elle la dépouillera de toutes les calomnies qu'on y a jointes, mais l'attachement sincère que je lui porte me force à m'affliger qu'une action, très défendable en elle-même, ait été conçue par un homme pour lequel la seule pensée en était un tort. Il est exactement vrai que le maréchal n'est coupable que d'être entré en négociation avec le prince de Schwarzenberg à l'insu de l'Empereur. Mais il était trop personnellement attaché à Napoléon, il en avait été comblé de trop de bontés, il en avait reçu trop de grâces pour qu'il ne fût pas dans son rôle, peut-être dans son devoir, de rester exclusivement lié à sa fortune. Lui-même l'a si bien senti que cette circonstance de sa vie a exercé depuis la plus fâcheuse influence sur ses actions et l'a rendu bien malheureux, lorsque le premier moment de l'excitation a été passé.
J'ai eu lieu de m'occuper des détails de cette affaire; j'ai été chargée d'en faire rédiger une relation, et j'ai cherché la vérité avec d'autant plus de soin que je ne voulais pas qu'on pût l'opposer à aucun des faits qui seraient rapportés. Ces documents ont été réunis et remis, en 1831, à monsieur Arago qui disait vouloir les publier. Mais, comme cela arrive quelquefois, le courage lui a manqué pour s'occuper d'un ami proscrit par les passions populaires. Toutefois, voici ce qui est resté démontré pour moi, comme la plus exacte vérité, sur cet événement.
L'empereur Napoléon vint visiter l'armée de Marmont campée à Essonnes; il donna de grands éloges à toute sa conduite dans l'affaire de Paris où il avait encore tenu l'ennemi en échec quatre heures après avoir reçu l'ordre du roi Joseph de capituler. Il promit pour le corps d'armée les récompenses et les grades demandés par le maréchal. Ensuite il entra avec lui dans les détails de ses plans, sur ce qu'il y avait à faire ultérieurement. Il lui donna l'ordre de marcher dans la nuit avec ses dix mille hommes pour reprendre poste sur les hauteurs de Belleville:
«Sire, je n'ai pas quatre mille hommes en état de marcher.»
L'Empereur passa à autre chose, puis, un instant après, revint à parler des dix mille hommes. Le maréchal répéta qu'il n'en avait pas quatre mille sous ses ordres, ce qui n'empêcha pas l'Empereur de disposer de cinq mille hommes sur une route, de trois sur une autre, en en laissant deux avec l'artillerie, comme si les dix mille hommes existaient ailleurs que dans sa volonté.
Ce n'était pas tout à fait une aberration; il avait adopté cette tactique dans toute la campagne de France, et elle lui avait réussi. Il n'aurait pas osé demander à des corps aussi faibles qu'ils l'étaient effectivement les prodiges qu'il en attendait, et, en ayant l'air d'y compter, il les obtenait. Après qu'il eut achevé de développer son plan à Marmont, celui-ci lui demanda où et comment il passerait la Marne. L'Empereur se frappa le front:
«Vous avez raison, c'est impossible; il faut songer à un autre moyen d'entourer Paris. Pensez-y de votre côté; avertissez-moi de tout ce que vous apprendrez. Attendez de nouveaux ordres.»
L'Empereur retourna à Fontainebleau. Le maréchal Marmont resta confondu de l'idée d'entourer Paris, gardé par deux cent mille étrangers qui en attendaient journellement deux cent mille autres, avec une trentaine de mille hommes, tout au plus, dont l'Empereur pouvait, disposer. Il prévoyait l'anéantissement des restes de cette pauvre armée et peut-être la destruction de la capitale, si, comme l'Empereur l'espérait, il réussissait à y faire éclater quelques démonstrations hostiles à l'armée alliée. Ce n'était pas la première fois que les projets de l'Empereur lui avaient paru disproportionnés, jusqu'à la folie, avec les moyens qui lui restaient.
Le soir de la bataille de Champaubert, les chefs de corps qui y avaient pris part soupaient chez l'Empereur; chacun mangeait un morceau à mesure qu'il arrivait. Ils étaient encore cinq ou six à table, au nombre desquels se trouvaient Marmont et le général Drouot.
L'Empereur se promenait dans la chambre et faisait une peinture de situation dans laquelle il établissait qu'il était plus près des bords de l'Elbe que les Alliés de ceux de la Seine. Il s'aperçut du peu de sympathie que ses paroles trouvaient parmi les maréchaux; chacun regardait dans son assiette sans lever les yeux.
Alors, s'approchant du général Drouot, et lui frappant sur l'épaule:
«Ah! Drouot, il me faudrait dix hommes comme vous!
«—Non, Sire, il vous en faudrait cent mille.»
Cette noble réponse coupa court au plan de campagne.
Le duc de Raguse était sous le poids de ses souvenirs et de bien pénibles impressions, lorsque arriva près de lui monsieur de Montessuis. Il avait été son aide de camp et était resté dans sa familiarité, quoique devenu très exalté royaliste. Il lui apportait les documents et proclamations publiés dans Paris: la déchéance de l'Empereur par le Sénat, les ordres du gouvernement provisoire et enfin des lettres de plusieurs personnes ralliées à ce gouvernement qui engageaient le maréchal à suivre leur exemple: le général Dessolles, son ami intime, monsieur Pasquier, dont il connaissait l'honneur et la probité, étaient du nombre. On lui faisait valoir l'importance de donner sur-le-champ une force armée quelconque au gouvernement provisoire, afin qu'il pût siéger au conseil des étrangers d'une façon plus honorable; et on lui insinuait plus bas que cette même force permettrait de faire des conditions à la famille que le sort semblait rappeler au trône de ses ancêtres.
Montessuis faisait sonner bien haut le nom de Monk et le rôle de sauveur de la Patrie. Il montrait au maréchal la France le bénissant des institutions qu'elle lui devrait et l'armée le reconnaissant pour son protecteur. De l'autre côté, il se rappela les paroles extravagantes de l'Empereur, il conçut la funeste pensée de le sauver malgré lui et eut la faiblesse de s'en laisser séduire.
Cependant il assembla les chefs de corps, plus nombreux que la force de son armée ne le comportait; il leur soumit les propositions qu'on lui faisait, et la position où ils se trouvaient. Tous, à l'exception du général Lussot, opinèrent pour se soumettre au gouvernement nouveau. Monsieur de Montessuis fut chargé d'établir des communications avec le quartier général du prince de Schwarzenberg. Il y eut des projets proposés des deux côtés, mais rien d'écrit.
Tel était l'état des choses lorsque les maréchaux envoyés de Fontainebleau pour demander la Régence, arrivèrent à Essonnes. Je tiens le reste des détails du maréchal Macdonald qui, après me les avoir racontés, a pris la peine de les dicter, lorsque je recherchais des renseignements exacts pour la notice dont monsieur Arago s'était chargé.
Les maréchaux n'avaient point, quoi qu'on ait dit, l'ordre de l'Empereur de s'associer le maréchal Marmont. Ils s'arrêtèrent chez lui en attendant le laissez-passer qu'ils avaient fait demander au quartier général des Alliés, alors établi au château de Chilly, au-dessus de Longjumeau. Ils lui racontèrent le motif de leur voyage à Paris. Marmont leur confia dans tous ses détails sa position vis-à-vis du prince de Schwarzenberg: il pouvait recevoir à chaque instant l'acceptation des demandes faites par lui. Mais il dit à ses collègues qu'il se désistait de toute démarche personnelle jusqu'à ce que le sort de celle qu'ils allaient tenter fût décidé. Ils convinrent qu'il irait visiter ses postes et qu'il se rendrait introuvable jusqu'à leur retour, qu'alors, et suivant leur succès, ils décideraient entre eux ce qu'il conviendrait de faire et agiraient en commun.
Le maréchal Ney remarqua que peut-être ce commencement de négociation avec un des maréchaux, en donnant l'espoir de désunir les chefs des différents corps, éloignerait l'acceptation de la Régence qu'ils allaient demander, qu'il vaudrait mieux que le maréchal Marmont les accompagnât pour prouver leur accord. Les autres adoptèrent cet avis, et le duc de Raguse ne fit aucune difficulté de les suivre.
Avant de partir et devant eux, il donna jusqu'à trois fois l'ordre aux chefs de corps qu'il laissait à Essonnes de ne pas bouger avant son retour; il le promettait pour la matinée du lendemain. Le laissez-passer n'arrivait pas de Chilly; les maréchaux impatients du retard se présentèrent aux avant-postes et se firent mener au quartier général de l'avant-garde, à Petit-Bourg, où ils espéraient se faire donner une escorte. Ils entrèrent dans le château; le duc de Raguse, qui n'avait pas de pouvoir de l'Empereur, resta dans la voiture. Mais le prince de Schwarzenberg, qui se trouvait aux avant-postes, apprenant par des subalternes qu'il était là, l'envoya prier de descendre. Il eut un moment d'entretien avec lui. Il lui dit que ses propositions avaient été envoyées à Paris et qu'elles étaient acceptées.
Le maréchal lui répondit que sa position était changée, que ses camarades étaient chargés d'une communication à laquelle il s'associait entièrement et que tout ce qui s'était passé entre eux jusque-là devait être regardé comme nul et non avenu. Le prince de Schwarzenberg lui assura comprendre parfaitement son scrupule, et ils entrèrent ensemble dans le salon, à l'étonnement des autres maréchaux. Le duc de Raguse leur raconta ce qui venait de se passer entre lui et le prince de Schwarzenberg et combien il se sentait soulagé par cette explication. Il les accompagna chez l'empereur Alexandre et fut celui qui parla le plus vivement en faveur du roi de Rome et de la Régence. Il n'y avait pas grand mérite car, assurément, c'était bien leur propre cause que les maréchaux plaidaient en ce moment.
À cette conférence impérialiste, l'empereur Alexandre en fit succéder une avec les membres du gouvernement provisoire et les gens les plus compromis dans le mouvement royaliste. Il discuta contre les Bonaparte dans la première et contre les Bourbons dans la seconde, se persuadant qu'il agissait avec grande impartialité. Après le conseil, qui se prolongea jusqu'au point du jour, il fit rentrer les envoyés de Fontainebleau, leur dit qu'il devait consulter ses alliés, et les remit à neuf heures du matin pour obtenir une réponse. On a prétendu qu'il avait déjà connaissance du mouvement d'Essonnes; cela paraît impossible. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'en donna aucun avertissement, et tous les beaux discours qu'on a prêtés à lui et aux autres maréchaux vis-à-vis de Marmont sont complètement faux.
Les maréchaux se rendirent chez le maréchal Ney pour y attendre l'heure fixée par l'Empereur. Ils y déjeunaient lorsqu'on vint avertir le maréchal Marmont qu'on le demandait; il sortit un instant, rentra pâle comme la mort; le maréchal Macdonald lui demanda ce qu'il y avait:
«C'est mon aide de camp qui vient m'avertir que les généraux veulent mettre mon corps d'armée en mouvement; mais ils ont promis de m'attendre et j'y cours pour tout arrêter.»
Pendant ces rapides paroles, il rattachait son sabre et prenait son chapeau. L'aide de camp était Fabvier: il racontait qu'à peine les maréchaux avaient quitté Essonnes, l'empereur Napoléon avait fait demander Marmont; un second, puis un troisième message l'avaient mandé à Fontainebleau, ce dernier portait l'ordre au général commandant de se rendre chez l'Empereur si le maréchal était encore absent.
Les généraux, inquiets de leur position, se persuadèrent que l'Empereur avait eu connaissance des paroles échangées avec l'ennemi. La crainte s'était emparée d'eux et ils avaient cherché leur salut personnel dans l'exécution du mouvement que Marmont avait formellement défendu en partant pour Paris. Le maréchal se jeta dans une calèche qui se trouvait tout attelée dans la cour du maréchal Ney. À la barrière, on lui refusa le passage; il fallut retourner à l'état-major de la place; on le renvoya au gouverneur de la ville. Bref, il perdit assez de temps à se procurer un passeport pour qu'il arrivât un second aide de camp, le colonel Denis. Il annonça que, malgré la parole donnée à Fabvier de l'attendre, les chefs avaient mis la troupe en route dès qu'il avait été parti, que lui, Denis, l'avait accompagnée jusqu'à la Belle-Épine, qu'elle y avait pris la route de Versailles où elle devait être près d'arriver, le mal était fait et irréparable.
Le maréchal Marmont resta à Paris; il y apprit la fureur de son corps d'armée lorsqu'il avait su pour quelle cause il se trouvait à Versailles. Il s'y rendit immédiatement; la troupe en était déjà partie, en pleine révolte pour retourner à Fontainebleau. Il courut après elle, l'arrêta, la harangua, la persuada et la ramena à Versailles, ayant fait en cette circonstance une des actions les plus énergiques, les plus difficiles et les plus hardies qui se puissent tenter.
Voilà la vérité exacte que j'ai pu recueillir en constatant tous les faits sur la défection de Marmont. On voit qu'elle se borne à avoir entamé des négociations à l'insu de l'Empereur.
Pour être complètement impartiale, j'avouerai qu'il a eu d'autres torts. Le maréchal Marmont est le type du soldat français; bon, généreux, brave, candide, il est mobile, vaniteux, susceptible de s'enthousiasmer et le moins conséquent des hommes. Il agit toujours suivant l'impulsion du moment, sans réfléchir sur le passé, sans songer à l'avenir. Il se trouva placé sur un terrain où tout ce qui l'entourait applaudissait à l'action dont on le supposait l'auteur et lui en vantait l'importance. Partout il était salué du nom de Monk; on lui affirmait, en outre, que la résolution de ne transiger d'aucune sorte avec l'Empire était prise dès le premier jour, que la proclamation du 30 en faisait foi, que la démarche des maréchaux ne pouvait donc avoir de succès. Lui, d'une autre part, se disait que ses généraux n'avaient fait qu'exécuter ce qu'il leur avait proposé dans des circonstances restées les mêmes, puisque la Régence avait été refusée, qu'ainsi il serait peu généreux de les désavouer, etc. Enfin, à force de raisons, bonnes ou mauvaises, il en vint à se persuader qu'il devait assumer la responsabilité sur sa tête.
La convention avec le prince de Schwarzenberg fut rédigée le lendemain matin, signée, antidatée et envoyée au Moniteur. Non content de cela, le maréchal reçut une députation de la Ville de Paris qui le remerciait du service qu'il avait rendu. Il l'accueillit, et la harangue aussi bien que la réponse furent mises au Moniteur. Enfin il se donna, avec grand soin, toutes les apparences d'une trahison qu'il n'avait pas commise et à laquelle sa présence au milieu des maréchaux ajoutait un caractère de perfidie.
Il ne lui resterait aucune preuve de la vérité du récit que je viens de faire si le hasard n'avait pas fait que, cherchant dans ses papiers, après la révolution de 1830, son aide de camp, monsieur de Guise, le même qui rédigea, en 1814, la convention antidatée avec le prince de Schwarzenberg, trouvât derrière un tiroir de secrétaire une vieille lettre toute chiffonnée. C'était celle par laquelle le général Bordesoulle lui annonçait le départ des troupes d'Essonnes, en lui demandant excuse d'avoir agi contrairement aux ordres qu'il avait donnés, et lui expliquant que les appels trois fois réitérés de l'Empereur l'y avaient décidé.
Quoique le maréchal Marmont ait cruellement souffert des calomnies répandues sur son compte, une fois que l'enivrement où on le tenait fut cessé, il n'avait plus pensé à cette lettre et il en avait complètement oublié l'existence. Cela seul suffit à le peindre. Probablement ce document sera publié; je l'ai lu bien des fois.
Les maréchaux, chargés des propositions de Fontainebleau, se présentèrent à neuf heures chez l'empereur Alexandre qui refusa de traiter sur tout autre pied que l'abdication pure et simple de Napoléon. Il fit valoir la défection qui commençait à s'établir dans l'armée française comme un argument péremptoire. Les maréchaux, qui en étaient restés sur la première nouvelle apportée par Fabvier, protestèrent de la fidélité de l'armée. L'Empereur sourit et leur dit que le corps de Marmont était en pleine marche pour se rendre à Versailles. Les maréchaux partirent sans avoir revu leur camarade Marmont. Ils ne trouvèrent plus trace de son corps d'armée sur la route de Fontainebleau.
Je me suis étendue sur ce récit, d'abord parce que les faits en ont été dénaturés par l'esprit de parti, ensuite parce que je crois que personne ne les sait mieux que moi. Dans l'intention que j'ai déjà indiquée, j'ai réuni tous les témoignages et tous les documents, et j'ai pris le soin de voir comment ils pouvaient coïncider entre eux pour ne rien avancer qui pût être disputé avec quelque ombre de fondement. Peut-être ai-je une connaissance plus nette et plus claire de cette affaire que le maréchal lui-même qui a commencé par la croire sincèrement un sujet d'éloge et ne s'est aperçu de son erreur que lorsqu'il a été assailli d'atroces calomnies. Il a eu le nouveau tort de trop les mépriser.
Les chefs qui ont agi de violence contre l'Empereur à Fontainebleau, voyant le torrent de l'opinion populaire retourner en faveur du grand homme dont les malheurs rappelaient le génie, cherchèrent à cacher leur action derrière celle du duc de Raguse. L'amour-propre national préféra crier à la trahison plutôt que d'avouer des défaites, et il fut très promptement établi dans l'esprit du peuple que le duc de Raguse avait vendu et livré successivement Paris et l'Empereur. L'un était aussi faux que l'autre.
Les maréchaux, de retour à Fontainebleau, arrachèrent par la violence l'abdication de l'Empereur; le maréchal Ney s'empressa d'en donner avis aux Alliés, et, au retour des envoyés de Fontainebleau à Paris, le maréchal Macdonald m'a raconté que les autres furent très étonnés d'entendre le comte de Nesselrode remercier Ney de son importante communication.
Il est temps de revenir à ce qui se passait de notre côté. Le lundi, je ne vis personne d'instruit des événements, mais, le mardi matin, on vint chanter victoire chez moi. Pozzo me raconta que la journée de la veille avait été bien hasardeuse. L'Empereur était entouré de gens qui commençaient à s'effrayer de la situation d'une armée dans une ville comme Paris. Les rapports des provinces occupées n'étaient point rassurants. Les populations, opprimées par les malheurs inhérents à la guerre, étaient prêtes à se soulever. Tout ce qui était autrichien n'avait d'oreille que pour écouter ces récits et de langue que pour les répéter.
Le prince de Schwarzenberg commençait à se reprocher la proclamation dont Pozzo lui avait escamoté la signature; évidemment il ne voulait pas prendre la responsabilité du séjour prolongé à Paris. Il s'agissait de disposer, en l'absence de l'empereur d'Autriche, du sort de sa fille et du sceptre de son petit-fils. Le roi de Prusse était, au su de tout le monde, complètement soumis à la volonté d'Alexandre; c'était donc d'elle seule que dépendaient de si grandes résolutions. On ne peut s'étonner qu'il fût agité ni blâmer ses hésitations. Elles furent telles que Pozzo crut la partie perdue pendant la fin du jour et la moitié de la nuit.
Le duc de Vicence, qui avait jusque-là vainement sollicité une audience, en obtint une fort longue. Celle des maréchaux ne le fut pas moins; toutefois, l'impression qu'ils avaient pu faire sur l'empereur Alexandre fut victorieusement combattue par les personnes qui composaient le gouvernement provisoire et son conseil. On fit valoir à l'Empereur qu'on ne s'était autant compromis que sur un engagement signé de son nom. S'il revenait aujourd'hui sur la promesse de ne traiter, ni avec Napoléon, ni avec sa famille, le sort de tous les gens qui s'étaient confiés à sa parole devenait l'exil ou l'échafaud. Cette question de générosité personnelle eut beaucoup de prise sur lui.
Il était, a-t-il dit depuis, déjà décidé lorsqu'il renvoya les maréchaux à neuf heures du matin pour donner une réponse; il le laissa deviner à Pozzo et au comte de Nesselrode, peut-être même à monsieur de Talleyrand. Mais il ne voulut pas s'expliquer nettement avant de s'être donné l'air de consulter le roi de Prusse et le prince de Schwarzenberg.
Le mardi matin, toute hésitation avait disparu et nous l'apprîmes en même temps que les dangers que nous avions courus. Ces dangers étaient réels et personnels, car, à la façon dont nous étions compromis, nous n'avions d'autre parti à prendre que de nous mettre à la suite des bagages russes si les Alliés avaient remis le gouvernement entre les mains des bonapartistes. La Régence n'aurait été, au fond, qu'une transition pour revenir promptement au régime impérial.
Mes gens de Châtenay accoururent tout éplorés me dire qu'ils ne savaient plus que devenir: le maire était en fuite, l'adjoint caché dans mon enclos. Les premiers jours, ma maison avait été occupée par un état-major qui, ayant trouvé la cave bonne, avait emporté tout le vin qu'il n'avait pas eu le temps de boire et l'avait laissée complètement à sec, ce qui ne mettait pas les nouveaux arrivés de bonne humeur. Les détachements de toute arme, de toute nation s'y succédaient et excitaient la terreur des habitants du village; ils avaient déjà appris à leurs dépens que les bavarois et les wurtembourgeois étaient les plus redoutables.
Mes relations russes me procurèrent facilement des sauvegardes. Le prince Wolkonski me donna deux cosaques de la garde pour les établir à Châtenay et un sous-officier pour les installer. J'y allai moi-même avec eux; ma calèche se trouvait ainsi escortée par ces habitants des steppes; oserai-je avouer que cela m'amusait assez. J'admirais l'assistance qu'ils prêtaient à leurs petits chevaux en montant les côtes: ils appuyaient leur longue lance à terre, la plaçaient sous leur aisselle ou la tenaient à deux mains, comme un aviron, et poussaient dessus, la replaçant en avant à mesure qu'ils avançaient, à peu près comme on se sert en bateau d'un aviron.
Je trouvai mes gens dans la consternation; ils avaient adopté la cocarde blanche pour travailler plus paisiblement dans le jardin qui longeait la route de Choisy à Versailles. Mais, ce matin-là même, cette décoration avait pensé les faire sabrer par des troupes françaises; c'était le corps de Marmont se rendant à Versailles. Quoique je ne me pique pas de grandes connaissances stratégiques, je ne comprenais pas comment elles se trouvaient dans les lignes des troupes alliées. Cela me parut étrange et ne me fut expliqué qu'à mon retour à Paris.
Mes petits cosaques étaient munis d'une pancarte couverte de cachets et de signatures à l'aide de laquelle ils exorcisaient tous les démons qui, sous cinquante uniformes différents, se présentaient à nos portes. L'un d'eux parlait un peu allemand, les autres l'appuyaient en russe qu'il prodiguaient avec un degré de loquacité qui semblait étonner les soldats allemands presque autant que moi. Mais la pancarte décidait toujours la discussion en leur faveur; je les vis fonctionner plusieurs fois pendant le séjour de quelques heures que je fis à Châtenay.
J'y appris qu'en outre du vin mes hôtes avaient emporté toutes les couvertures, un assez grand nombre de matelas pour coucher leurs blessés et tous les lits de plumes, c'est-à-dire ils les avaient éventrés, en avaient secoué les plumes et, se trouvant ainsi possesseurs de grands sacs de coutil, ils étaient entrés en foule dans la pièce d'eau et les avaient remplis à la main du poisson qu'elle contenait.
Ce singulier genre de pêche m'a paru assez drôle pour être rapporté. Il est juste de dire qu'on a pillé seulement les maisons abandonnées par leurs gardiens et qu'on a incendié que celles où l'on a tenté une puérile résistance.
J'établis mes cosaques chez mon jardinier; sa femme en avait bien peur; on avait fait au peuple les contes les plus effrayants. Le premier soir, tandis qu'elle préparait leur souper, son enfant encore au berceau se réveilla et se mit à crier; les cosaques parlèrent entre eux, l'un d'eux s'avança vers l'enfant, la pauvre mère tremblait, il le tira du lit, l'établit sur ses genoux devant le feu, lui réchauffa les pieds dans ses mains, ses camarades lui firent des mines et des discours, l'enfant leur sourit, et dès ce moment ils s'établirent ses bonnes. Lorsque j'y retournai, la semaine suivante, ils disaient:
«Madame Marie, bon femme.»
Et elle leur jetait son enfant dans les bras lorsqu'elle voulait vaquer aux soins du ménage.
Ils joignaient au goût pour les maillots celui des fleurs. Ils se promenaient des heures entières devant la serre, regardant à travers les vitres et, lorsque le jardinier leur donnait un bouquet, ils le remerciaient avec toutes les formes de la plus vive satisfaction, mais ils ne touchaient à rien. Leur protection s'étendait sur tout le village, et, dès qu'un détachement s'en approchait, le cri de cosaques passait de bouche en bouche. Jour et nuit ils étaient prêts à y répondre, aussi n'y eut-il aucune déprédation arrivée à Châtenay depuis leur installation. Pour le dire en passant, ce service rendu à la commune m'a valu, pendant les Cents-Jours, une dénonciation de quelques-uns de mes voisins.
Mon père, je le dois avouer, ne souffrait peut-être pas assez de voir la cocarde tricolore abaissée mais, dès qu'il s'agissait du drapeau blanc, tout son patriotisme se réveillait avec exaltation. L'idée de voir monsieur le comte d'Artois faire son entrée dans Paris, uniquement entouré d'étrangers, le révoltait; il conçut la pensée de former une espèce de garde nationale à cheval, composée de nos jeunes gens. Il en parla au comte de Nesselrode qui obtint l'assentiment de son impérial maître. Le gouvernement provisoire l'adopta lorsqu'elle était déjà en train.
Mon frère fut le premier qui alla inscrire son nom chez Charles de Noailles. Mon père l'avait indiqué à lui et à ses camarades comme le plus convenable pour être leur capitaine; Charles de Noailles en fut enchanté et on ne peut plus reconnaissant; sa fille et lui vinrent remercier mon père avec effusion. Mais, dès le lendemain, la guerre était au camp. Nous n'étions pas encore émancipés et déjà les ambitions de place se déployaient, et déjà les intrigues des courtisans agitaient leur esprit.
Ce fut Charles de Damas et les siens qui donnèrent le signal. Quoique intimement liés avec les Noailles, ils s'élevèrent hautement contre le choix fait de Charles de Noailles, recherchèrent avec zèle tous les méfaits de son père, le prince de Poix, au commencement de la Révolution et cabalèrent pour empêcher qu'on ne se fît inscrire chez lui. Cela ralentit un peu le zèle; mais pourtant on finit par réunir cent cinquante jeunes gens qui s'équipèrent, s'armèrent, se montèrent en quatre jours de temps et furent prêts avant l'entrée de Monsieur.
À dater de ce moment, les seigneurs de l'ancienne Cour n'ont plus été occupés que de leurs intérêts de fortune et d'avancement, que de faire dominer leurs prétentions sur celles des autres; et ils ont été un des grands obstacles à la dynastie qu'ils voulaient consacrer.
N'établissons pas que ces sentiments soient exclusifs à cette classe; ils appartiennent probablement à tous les hommes qui touchent au pouvoir. J'ai vu une seconde révolution faite par la bourgeoisie et, ainsi que dans celle dont le récit m'occupe en cet instant, dès le cinquième jour tous les sentiments généreux et patriotiques étaient absorbés par l'ambition et les intérêts personnels. Si nous savions au juste ce qu'il en a coûté à la volonté puissante de l'Empereur pour dominer les prétentions militaires après le dix-huit Brumaire, il est probable que nous retrouverions le même esprit d'intrigue et d'égoïsme.
CHAPITRE IV
Te Deum russe. — Mission à Hartwell. — Entrée de Monsieur. — On prend la cocarde blanche. — Le lieutenant général du royaume. — Le duc de Vicence. — Le général Owarow. — L'empereur Alexandre à la Malmaison et à Saint-Leu. — Première réception de Monsieur. — Représentation à l'Opéra. — Attitude du parti émigré.
Le dixième jour de leur entrée, les étrangers se réunirent sur la place Louis XV pour y chanter un Te Deum. Je vis ce spectacle de chez le prince Wolkonski, logé au ministère de la marine. Je n'en souffris pas tant qu'il n'y eut que le mouvement de troupes et de monde sur la place; mais (apparemment que les sons exercent plus d'influence sur mon âme que le spectacle des yeux), lorsque le silence le plus solennel s'établit et que le chant religieux des popes grecs se fit entendre, bénissant ces étrangers arrivés de tous les points pour triompher de nous, la corde patriotique, touchée quelques jours avant par les qui-vive des sentinelles, vibra de nouveau dans mon cœur plus fortement, d'une manière moins fugitive. Je me sentis honteuse d'être là, prenant ma part de cette humiliation nationale et, dès lors, je cessai de faire cause commune avec les étrangers.
J'aurais pu être rassurée cependant par la société qui se trouvait dans la galerie de l'hôtel de la Marine. Elle était remplie par les femmes de généraux et de chambellans de l'Empire, leurs chapeaux couverts de fleurs de lis encore plus que les nôtres.
Ce jour-là, monsieur de Talleyrand pressa fort mon père de se rendre à Hartwell et d'y être porteur des paroles du gouvernement provisoire. Il refusa péremptoirement; cela me parut tout simple. J'étais si fort imbue de l'idée qu'il ne voudrait rien accepter; je lui avais si souvent entendu répéter que, lorsqu'on avait été vingt-cinq ans éloigné des affaires, on n'était plus propre à les faire que je ne formais aucun doute sur sa volonté d'en rester éloigné. Aussi, lorsque, dans les premières semaines, on le désignait comme devant être ministre du Roi, je souriais et me croyais bien sure qu'il repousserait toute offre quelconque.
Charles de Noailles fut envoyé, sur son refus. Je ne sais s'il crut l'avoir emporté sur lui et s'accusa, fort gratuitement, d'un mauvais procédé, mais, depuis lors, il n'a plus été à son aise, ni familièrement avec nous. Au retour d'Angleterre, il prit le titre de duc de Mouchy.
Lorsque, depuis, mon père a consenti à rentrer dans les affaires, j'ai regretté qu'il n'eût pas accepté cette commission. Un homme sage, modéré, raisonnable et bon citoyen y aurait été plus propre qu'un homme exclusivement courtisan comme Charles de Noailles. Au reste, mon père n'était pas de l'étoffe dont on fait les favoris; son crédit, s'il en avait eu, aurait été de peu de durée, et il n'aurait pu rien faire de mieux, en ce moment, que d'inspirer la déclaration de Saint-Ouen. Elle était déjà bien nécessaire, lorsqu'elle parut, pour réparer le mal causé par Monsieur. Ce pauvre prince a toujours été le fléau de sa famille et de son pays.
Je n'ai pas cherché à dissimuler le peu de considération que tout ce que j'avais vu et su de Monsieur m'avait donné pour son caractère; cependant, l'enthousiasme est tellement contagieux que, le jour de son entrée à Paris, j'en éprouvai toute l'influence. Mon cœur battait, mes larmes coulaient, et je ressentais la joie la plus vive, l'émotion la plus profonde.
Monsieur possédait à perfection l'extérieur et les paroles propres à inspirer de l'exaltation; gracieux, élégant, débonnaire, obligeant, désireux de plaire, il savait joindre la bonhomie à la dignité. Je n'ai vu personne avoir plus complètement l'attitude, les formes, le maintien, le langage de Cour désirables pour un prince. Ajoutez à cela une grande urbanité de mœurs qui le rendait charmant dans son intérieur et le faisait aimer par ceux qui l'approchaient. Il était susceptible de familiarité plus que d'affection, et avait beaucoup d'amis intimes dont il ne se souciait pas le moins du monde.
Peut-être faut-il en excepter monsieur de Rivière. Encore, lorsqu'il eut ouvertement affiché la dévotion et qu'il n'eut plus à s'épancher exclusivement avec lui, leur liaison cessa d'être aussi tendre, jusqu'au moment où la nomination de monsieur de Rivière à la place de gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux la ranima. C'était derechef dans un but de dévotion. Il s'agissait alors de consolider le pouvoir de la Congrégation dont tous deux faisaient partie. Mais ceci appartient à une autre époque.
Monsieur avait couché, la veille de son entrée à Livry, dans une petite maison appartenant au comte de Damas. C'est là que la garde nationale à cheval, nouvellement improvisée, alla l'attendre. Il employa toutes ses grâces à la séduire, et il n'en fallait pas tant dans la disposition où elle était, et lui distribua quelques pièces de ruban blanc qu'elle porta passé à la boutonnière. C'est l'origine de cet ordre du Lis que la prodigalité avec laquelle on l'a donné a promptement rendu ridicule. Mais, dans le premier moment et assaisonné de toutes les cajoleries de Monsieur, il avait charmé nos jeunes gens qui, en ramenant leur prince au milieu de leur petit escadron, étaient ivres de joie, de royalisme et d'amour pour lui.
Monsieur, de son côté, avait tant de bonheur peint sur la figure, il paraissait si plein du moment présent et si complètement dépouillé de tout souvenir hostile ou pénible, que son aspect devait inspirer confiance au joli mot que monsieur Beugnot a fabriqué pour lui dans le récit donné par le Moniteur:
«Rien n'est changé, il n'y a qu'un français de plus.»
Depuis plusieurs jours, on discutait vivement pour savoir si l'armée garderait la cocarde tricolore ou si elle prendrait officiellement la cocarde blanche. Le duc de Raguse réclamait avec chaleur la parole, à lui donnée, qu'elle conserverait le drapeau consacré par vingt années de victoires. L'empereur Alexandre, protecteur de toutes les idées généreuses, appuyait cette demande. Elle était activement combattue de tous ceux qui, par intérêt ou par passion, voulaient une contre-révolution; le choix de la cocarde était le signal du retour des anciens privilèges ou de la conservation des intérêts créés par la Révolution.
Monsieur de Talleyrand, trop homme d'état pour ne pas apprécier l'importance de cette question, aurait certainement, s'il avait été libre de la juger, décidé en faveur des couleurs nouvelles. Mais il connaissait nos princes et leurs entours; il savait combien ils tenaient aux objets extérieurs. Il était trop fin courtisan pour vouloir les heurter; il attachait le plus grand prix à conquérir leur bienveillance, et, rappelant ses vieux souvenirs, il était redevenu l'homme de l'Œil de Bœuf. Il amusa le duc de Raguse par de bonnes paroles, de fausses espérances. Pendant ce temps, il décida le vieux maréchal Jourdan à faire prendre la cocarde blanche à Rouen, sur l'assertion que les soldats de Marmont la portaient. Une fois adoptée par un corps d'armée, la question était tranchée.
Cependant, le duc de Raguse fut du petit nombre d'officiers qui allèrent au-devant de Monsieur avec la cocarde tricolore; on ne le lui a jamais pardonné. Cette démonstration, qui ne lui ramena pas les bonapartistes, lui aliéna la nouvelle Cour. Elle prouve sa bonne foi, et combien dans toutes ses actions il est conduit par ce qui frappe son imagination mobile comme devoir du moment. Quelques officiers étaient sans aucune cocarde, la majorité portait la cocarde blanche.
Au commencement de la matinée, presque toute la garde nationale, qui bordait la haie, avait les couleurs tricolores. Petit à petit elles disparurent et, au moment où Monsieur passa, s'il n'y avait que peu de cocardes blanches parmi elle, il n'y en avait guère plus de tricolores.
Avant de quitter ce sujet des cocardes, je ne puis m'empêcher de rapporter que, de la terrasse de madame Ferrey où j'avais été voir passer le cortège, nous aperçûmes monsieur Alexandre de Girardin se rendant à la barrière avec une cocarde blanche large comme une assiette. Monsieur Ferrey tressaillit et nous raconta que, le matin même, il l'avait rencontré sur la route d'Essonnes. Tous deux étaient à cheval. Monsieur de Girardin venait de Fontainebleau. Il entama une diatribe si violente contre la lâcheté des Parisiens, la trahison des officiers; sa fureur contre les alliés, sa haine contre les Bourbons s'exhalaient d'une voix si haute et en termes si offensants, qu'arrivé près des postes étrangers, monsieur Ferrey avait arrêté son cheval et lui avait signifié l'intention de se séparer de lui, ce qu'il avait jusque-là vainement essayé en changeant d'allure. Monsieur Ferrey n'en croyait pas ses yeux en le voyant trois heures après affublé de cette énorme cocarde blanche.
L'histoire ne racontera que trop les fautes commises par Monsieur dans ces jours où, lieutenant général du royaume, il envenima toutes les haines, excita tous les mécontentements, et surtout, montra un manque de patriotisme qui scandalisa même les étrangers.
Le comte de Nesselrode m'en dit un mot, le jour où il s'était montré si libéral à céder nos places fortes que l'empereur Alexandre fut obligé de l'arrêter dans ses générosités antifrançaises. Pozzo poussait de gros soupirs, et s'écriait de temps en temps:
«Si on marche dans cette voie, nous aurons fait à grand'peine de la besogne qui ne durera guère.»
L'empereur Alexandre se mit en tête de raccommoder le duc de Vicence, qu'il aimait beaucoup, avec la famille royale. La part que l'opinion, à tort je crois, lui faisait dans le meurtre de monsieur le duc d'Enghien le rendait odieux à nos princes. Monsieur refusa de l'admettre chez lui. L'Empereur, offensé de cette résistance, voulut le forcer à le rencontrer: il pria Monsieur à dîner. Non seulement le duc de Vicence s'y trouvait, mais l'Empereur s'en occupa beaucoup et affecta de le rapprocher de Monsieur.
Le dîner fut froid et solennel; Monsieur se sentait blessé; il se retira en sortant de table fort mécontent et laissant l'Empereur furieux. Il se promenait dans la chambre, au milieu de ses plus familiers, faisait une diatribe sur l'ingratitude des gens pour lesquels on avait reconquis un royaume au prix de son sang pendant qu'ils ménageaient le leur et qui ne savaient pas céder sur une simple question d'étiquette. Quand il se fut calmé, on lui observa que Monsieur était peut-être plus susceptible précisément parce qu'il se trouvait sous le coup de si grandes obligations, que ce n'était d'ailleurs pas une question d'étiquette mais de sentiment, qu'il croyait le duc de Vicence coupable dans l'affaire d'Ettenheim:
«Je lui ai dit que non.
«—Sans doute, l'opinion de l'Empereur devrait être d'un grand poids pour Monsieur, mais le public n'était pas encore éclairé et on pouvait excuser sa répugnance en songeant que monsieur le duc d'Enghien était son proche parent.»
L'Empereur hâta sa marche:
«Son parent... son parent... ses répugnances...»
Puis, s'arrêtant tout court et regardant ses interlocuteurs:
«Je dîne bien tous les jours avec Owarow!»
Une bombe tombée au milieu d'eux n'aurait pas fait plus d'effet. L'Empereur reprit sa marche; il y eut un moment de stupeur, puis il parla d'autre chose. Il venait de révéler le motif de sa colère. On comprit l'insistance qu'il mettait depuis cinq jours à faire admettre monsieur de Caulaincourt par Monsieur.
Le général Owarow passait pour avoir étranglé l'empereur Paul de ses deux énormes pouces qu'il avait, en effet, d'une grosseur remarquable, et Alexandre était choqué de voir nos princes refuser de faire céder leurs susceptibilités à la politique, quand lui en avait sacrifié de bien plus poignantes. On conçoit, du reste, que toute discussion cessa à ce sujet et Pozzo courut chez Monsieur lui dire qu'il fallait recevoir le duc de Vicence. Celui-ci n'en abusa pas: il alla une fois chez le lieutenant général et ne s'y présenta plus.
Cette discussion, que d'amers souvenirs rendirent toute personnelle à l'empereur Alexandre, l'éloigna des Tuileries et le rapprocha des grandeurs bonapartistes. Déjà, avec un empressement qui partait d'un cœur généreux et d'un esprit faux, il avait couru à la Malmaison porter des paroles affectueuses encore plus que protectrices. Après cette scène du dîner, il alla à Saint-Leu et l'accueil qu'il recevait des gens qu'il détrônait le touchait d'autant plus qu'il le comparait à ce qu'il appelait l'ingratitude des autres. La visite à Compiègne acheva cette impression; nous y arriverons bientôt.
Monsieur reçut les femmes. Tout ce qui voulut s'y présenta, jusqu'à mademoiselle Montansier, vieille directrice de théâtre qui, dans la jeunesse du prince, avait été complaisante pour ses amours; mais la joie sincère de la plupart d'entre nous couvrait, du reste, ce manque d'étiquette.
Les salons des Tuileries virent réunir les personnes séparées jusque-là par les opinions les plus exagérées. Nous fîmes de grands frais pour les dames de l'Empire. Elles furent blessées de nos avances dans un lieu où elles étaient accoutumées à régner exclusivement et les traitèrent d'impertinences. Dès qu'elles ne se sentirent plus seules, elles se crurent brimées; cette impression était excusable de leur part. De la nôtre pourtant, l'intention était bonne; nous étions trop satisfaites pour n'être pas sincèrement bienveillantes. Mais il y a une certaine aisance, un certain laisser aller dans les formes des femmes de grande compagnie qui leur donnent facilement l'air d'être chez elles partout et d'y faire les honneurs. Les autres classes s'en trouvent souvent choquées; aussi les petitesses et les jalousies bourgeoises se réveillèrent-elles sous les corsages de pierreries.
Monsieur réussit mieux que nous. Il fut charmant pour tout le monde, dit à chacun ce qu'il convenait, tint merveilleusement cette Cour hétéroclite, y parut digne avec bonhomie et enchanta par ses gracieuses façons.
Il y eut une représentation solennelle à l'Opéra, où assistèrent les souverains alliés; ils s'étaient mis tous trois (car l'empereur François était arrivé avant Monsieur) dans une grande loge au fond de la salle. Monsieur occupait celle du Roi où les armes de France remplaçaient l'aigle si inconvenablement abattue. Il alla faire une visite aux souverains étrangers pendant le premier entr'acte; ils la lui rendirent pendant le second.
Il n'y eut de très remarquable ce soir-là que l'admirable convenance du public, le tact avec lequel il saisit toutes les allusions de la scène et s'associa à toutes les actions de la salle. Par exemple, lorsque Monsieur alla voir les souverains, tout le monde se leva en gardant le silence; mais, lorsqu'ils lui rendirent sa visite, il y eut des applaudissements à tout rompre, comme pour les remercier de cet hommage à notre Prince. Le Parisien rassemblé a les impressions singulièrement délicates.
Plus on était avant dans les affaires, plus on attendait le Roi avec impatience. Chaque jour les entours du lieutenant général l'entraînaient de plus en plus à prendre l'attitude de chef d'un parti; et, si l'empereur Alexandre n'avait été là pour arrêter cette tendance, nous aurions vu tous les propos de Coblentz mis en action.
Les vieux officiers de l'armée de Condé, les échappés de la Vendée, sortirent de dessous les pavés, persuadés qu'ils étaient conquérants et voulant se donner l'attitude de vainqueurs. Cette prétention était naturelle. Habitués depuis vingt-cinq ans à regarder leur cause comme associée à celle des Bourbons, en voyant se relever leur trône ils se persuadèrent avoir triomphé. D'un autre côté, les serviteurs de l'Empire, accoutumés à dominer, s'accommodaient mal de ces prétentions intempestives.
Un homme qui avait gagné ses épaulettes en assistant au gain de cent batailles était révolté de voir sortir d'un bureau de tabac ou de loterie un autre homme ayant épaulettes pareilles et voulant prendre le haut du pavé sur lui, entrant de préférence dans ces Tuileries, naguère exclusivement à lui et aux siens et, à son tour, interpellé de: mon vieux brave, par la puissance qui l'habitait.
Il aurait fallu être très habile et très impartial pour ménager ces transitions, et Monsieur n'était ni l'un ni l'autre. Au surplus, il était presque impossible de satisfaire à des exigences si naturelles et si disparates.
CHAPITRE V
Le Roi part d'Angleterre. — Visite de l'empereur Alexandre à Compiègne. — Son mécontentement. — Monsieur de Talleyrand est mal reçu. — Costume étranger de madame la duchesse d'Angoulême. — Déclaration de Saint-Ouen. — Son succès. — Entrée du Roi. — Attitude de la vieille garde. — Maintien des princes. — Encore l'Opéra.
Enfin la goutte du Roi lui permit de quitter Hartwell. Son voyage à travers l'Angleterre fut accompagné de toutes les fêtes imaginables; le prince Régent le reçut à Londres avec une magnificence extrême. Pozzo fut envoyé par l'empereur Alexandre pour le complimenter; il le trouva à bord du yacht anglais où le Roi l'accueillit comme un homme auquel il avait les plus grandes obligations. Il l'accompagna jusqu'à Compiègne et, continuant sa route, vint rendre compte de sa mission à l'Empereur.
Celui-ci partit aussitôt pour faire visite à Louis XVIII, avec l'intention de passer vingt-quatre heures à Compiègne. Il y fut reçu avec une froide étiquette. Le Roi avait recherché, dans sa vaste mémoire, les traditions de ce qui se passait dans les entrevues des souverains étrangers avec les rois de France, pour y être fidèle.
L'Empereur, ne trouvant ni abandon ni cordialité, au lieu de rester à causer en famille comme il le comptait, demanda au bout de peu d'instants à se retirer dans ses appartements. On lui en fit traverser trois ou quatre magnifiquement meublés et faisant partie du plain-pied du château. On les lui désignait comme destinés à Monsieur, à monsieur le duc d'Angoulême, à monsieur le duc de Berry, tous absents; puis, lui faisant faire un véritable voyage à travers des corridors et des escaliers dérobés, on s'arrêta à une petite porte qui donnait entrée dans un logement fort modeste: c'était celui du gouverneur du château, tout à fait en dehors des grands appartements. On le lui avait destiné.
Pozzo, qui suivait son impérial maître, était au supplice; il voyait à chaque tournant de corridor accroître son juste mécontentement. Toutefois, l'Empereur ne fit aucune réflexion, seulement il dit d'un ton bref:
«Je retournerai ce soir à Paris; que mes voitures soient prêtes en sortant de table.»
Pozzo parvint à amener la conversation sur ce singulier logement et à l'attribuer à l'impotence du Roi.
L'Empereur reprit que madame la duchesse d'Angoulême avait assez l'air d'une House-keeper pour pouvoir s'en occuper. Cette petite malice, que Pozzo fit valoir, le dérida et il reprit la route du salon un peu moins mécontent; mais le dîner ne répara pas le tort du logement.
Lorsqu'on avertit le Roi qu'il était servi, il dit à l'Empereur de donner la main à sa nièce et passa devant de ce pas dandinant et si lent que la goutte lui imposait. Arrivé dans la salle à manger, un seul fauteuil était placé à la table, c'était celui du Roi. Il se fit servir le premier; tous les honneurs lui furent rendus avec affectation et il ne distingua l'Empereur qu'en le traitant avec une espèce de familiarité, de bonté paternelle. L'empereur Alexandre la qualifia lui-même en disant qu'il avait l'attitude de Louis XIV recevant à Versailles Philippe V, s'il avait été expulsé d'Espagne.
À peine le dîner fini, l'Empereur se jeta dans sa voiture. Il y était seul avec Pozzo; il garda longtemps le silence, puis parla d'autre chose puis enfin s'expliqua avec amertume sur cette étrange réception. Il n'avait été aucunement question d'affaires, et pas un mot de remerciement ou de confiance n'était sorti des lèvres du Roi ni de celles de Madame. Il n'avait pas même recueilli une phrase d'obligeance. Aussi, dès lors, les rapports d'affection auxquels il était disposé furent rompus.
L'Empereur fit et rendit des visites d'étiquette, intima des ordres par ses ministres; mais toutes les marques d'amitié, toutes les formes d'intimité, furent exclusivement réservées pour la famille Bonaparte.
Cette conduite de l'empereur Alexandre n'a pas peu contribué à amener le retour de l'empereur Napoléon l'année suivante. Beaucoup de gens crurent, et les apparences y autorisaient, qu'Alexandre regrettait ses œuvres et s'était rattaché à la dynastie nouvelle. Il se plaisait à répéter sans cesse que toutes les familles royales de l'Europe avaient prodigué leur sang pour faire remonter celle des Bourbons sur trois trônes, sans qu'aucuns d'eux y eût risqué une égratignure.
Cette visite à Compiègne, sur les détails de laquelle je ne puis avoir aucune espèce de doute, prouve à quel point le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Certainement le roi Louis XVIII avait beaucoup d'esprit, un grand sens, peu de passion, point de timidité, grand plaisir à s'écouter parler et le don des mots heureux. Comment n'a-t-il pas senti tout ce qu'il pouvait tirer de ces avantages, dans sa position, vis-à-vis de l'Empereur? Je ne me charge pas de l'expliquer. Quant à Madame, elle n'avait pas assez de distinction dans l'esprit pour comprendre que, dans cette circonstance, la réception la plus affectueuse était la plus digne.
Les entours du Roi se trouvaient presque tous faisant de l'étiquette pour la première fois. Ils avaient un zèle de néophytes et, malgré leurs noms féodaux, toute la morgue et l'insolence de parvenus.
L'empereur Alexandre ne fut pas la seule personne revenue mécontente de sa visite à Compiègne. Monsieur de Talleyrand, auquel le Roi devait le trône, fut froidement reçu par lui, tout à fait mal par Madame, et le Roi évita de lui parler d'affaires avec une telle affectation qu'après un séjour de quelques heures il repartit, comme un courtisan ayant fait sa cour à Versailles; fort embarrassé de n'avoir, en sa qualité de ministre et de chef de parti, aucune parole à rapporter à ses collègues et à ses associés.
Les maréchaux de l'Empire furent mieux accueillis. Le Roi trouva le moyen de placer à propos quelques mots par lesquels il montrait savoir les occasions où ils s'étaient particulièrement illustrés, et indiqua qu'il ne séparait pas ses intérêts de ceux de la France: ceci était bien et habile. Toutes les caresses furent pour quelques vieilles femmes de l'ancienne Cour qui coururent à Compiègne. Malgré leur âge, elles furent effarouchées du costume de Madame; elle était mise à l'anglaise.
La longue séparation entre les îles Britanniques et le continent avait établi une grande différence dans les vêtements. Avec beaucoup de peine elles décidèrent Madame à renoncer à ce costume étranger pour le jour de son entrée à Paris. Elle s'obstina à le garder jusque-là et l'a longtemps conservé lorsqu'elle n'était pas en représentation. C'est encore une de ses fiertés mal entendues. La pauvre princesse a tant de dignité dans le malheur qu'il faut bien lui pardonner quelques erreurs dans la prospérité. Nous fûmes appelées, ma mère et moi, au conseil féminin sur la toilette qu'on lui expédia à Saint-Ouen.
Le Roi y séjourna deux jours. Tous les gens marquants s'y rendirent. Mon père fut du nombre et très bien reçu par le Roi. Madame, malgré l'intime bonté avec laquelle elle l'avait vu traiter par la Reine sa mère, n'eut pas l'air de le reconnaître.
Mon père revint personnellement content de sa visite, mais fâché de la nuée d'intrigants qui s'agitaient autour de cette Cour nouvelle. Les uns établissaient leurs prétentions sur ce qu'ils avaient tout fait, les autres sur ce qu'ils n'avaient rien fait depuis vingt-cinq ans.
Je n'ai aucune notion particulière sur la manière dont s'élabora ce qu'on a appelé la déclaration de Saint-Ouen, si différente de celle d'Hartwell, dont nous avions toujours nié l'authenticité mais qui n'était que trop réelle. Tout ce que je sais, c'est que monsieur de Vitrolles la rédigea et qu'elle me combla de satisfaction. Je voyais réaliser ma chimère, mon pays allait jouir d'un gouvernement représentatif vraiment libéral, et la légitimité y posait le sceau de la durée et de la sécurité. Je l'ai dit, j'étais plus libérale que bourbonienne. J'en eus la preuve alors, car, malgré les accès d'enthousiasme épidémiques auxquels je m'étais livrée depuis quelque temps, la déclaration de Saint-Ouen me causa une joie d'un tout autre aloi.
Bien des gens s'agitèrent immédiatement pour faire modifier cette déclaration. Je n'oserais dire aujourd'hui que, pour tous, ce fût dans des idées rétrogrades; il pouvait y avoir de la sagesse à la trouver trop large en ce moment. Peut-être les concessions du pouvoir allaient-elles au delà du besoin actuel du pays. Son éducation constitutionnelle n'était pas encore faite; il était accoutumé à sentir constamment la main du gouvernement qui l'administrait. En lui lâchant trop promptement la bride, on pouvait craindre que ce coursier, encore mal dressé, ne s'emportât. L'expérience m'a appris à apprécier les inquiétudes de cette nature; mais, à l'époque de la déclaration de Saint-Ouen, j'étais trop jeune pour les concevoir et ma satisfaction était pleine de confiance.
Nous allâmes voir l'entrée du Roi d'une maison dans la rue Saint-Denis. La foule était considérable. La plupart des fenêtres étaient ornées de guirlandes, de devises, de fleurs de lis et de drapeaux blancs.
Les étrangers avaient eu la bonne grâce, ainsi que le jour de l'entrée de Monsieur, de consigner leurs troupes aux casernes. La ville était livrée à la garde nationale. Elle commençait dès lors cette honorable carrière de services patriotiques si bien parcourue depuis; elle avait déjà acquis l'estime des Alliés et la confiance de ses concitoyens. Les yeux étaient reposés par l'absence des uniformes étrangers. Le général Sacken, gouverneur russe de Paris, paraissait seul dans la ville. Il y était assez aimé, et on sentait qu'il veillait au maintien des ordres donnés à ses propres troupes.
Le cortège avait pour escorte la vieille garde impériale. D'autres raconteront les maladresses commises à son égard avant et depuis ce moment, tout ce que je veux dire c'est que son aspect était imposant mais glaçant. Elle s'avançait au grand pas, silencieuse et morne, pleine du souvenir du passé. Elle arrêtait du regard l'élan des cœurs envers ceux qui arrivaient. Les cris de Vive le Roi! se taisaient à son passage; on poussait de loin en loin ceux de Vive la garde, la vieille garde! mais elle ne les accueillait pas mieux et semblait les prendre en dérision. À mesure qu'elle défilait, le silence s'accroissait; bientôt on n'entendit plus que le bruit monotone de son pas accéléré, frappant sur le cœur. La consternation gagnait et la tristesse contagieuse de ces vieux guerriers donnait à cette cérémonie l'apparence des funérailles de l'Empereur bien plus que l'avènement du Roi.
Il était temps que cela finît. Le groupe des princes parut. Son passage avait été mal préparé; cependant il fut reçu assez chaudement mais sans l'enthousiasme qui avait accompagné l'entrée de Monsieur.
Les impressions étaient-elles déjà usées? Était-on mécontent de la courte administration du lieutenant général, ou bien l'aspect de la garde avait-il seul amené ce refroidissement? Je ne sais, mais il était marqué.
Monsieur était à cheval, entouré des maréchaux, des officiers généraux de l'Empire, de ceux de la maison du Roi et de la ligne. Le Roi était dans une calèche, toute ouverte, Madame à ses côtés; sur le devant, monsieur le prince de Condé et son fils, le duc de Bourbon.
Madame était coiffée de la toque à plume et habillée de la robe lamée d'argent qu'on lui avait expédiées à Saint-Ouen, mais elle avait trouvé moyen de donner à ce costume parisien l'aspect étranger. Le Roi, vêtu d'un habit bleu, uni, avec de très grosses épaulettes, portant le cordon bleu et la plaque du Saint-Esprit. Il avait une belle figure, sans aucune expression quand il voulait être gracieux. Il montrait Madame au peuple avec un geste affecté et théâtral. Elle ne prenait aucune part à ces démonstrations, restait impassible et, dans son genre, faisait la contre-partie de la garde impériale. Toutefois ses yeux rouges donnaient l'idée qu'elle pleurait. On respectait son silencieux chagrin, on s'y associait et, si sa froideur n'avait duré que ce jour-là, nul n'aurait pensé à la lui reprocher.
Le prince de Condé, déjà presque en enfance, et son fils, ne prenaient aucune part apparente à ce qui se passait et ne figuraient que comme images dans cette cérémonie. Monsieur, seul, y était tout à fait à son avantage. Il portait une physionomie ouverte, contente, s'identifiait avec la population, saluait amicalement et familièrement comme un homme qui se trouve chez lui et au milieu des siens. Le cortège se terminait par un autre bataillon de la garde qui renouvelait l'impression produite précédemment, par ses camarades.
Je dois avouer que, pour moi, la matinée avait été pénible de tous points et que les habitants de la calèche n'avaient pas répondu aux espérances que je m'étais formées. On m'a dit que Madame, en arrivant à Notre-Dame, s'était effondrée sur son prie-Dieu d'une façon si gracieuse, si noble, si touchante, il y avait tant de résignation et de reconnaissance tout à la fois dans cette action qu'elle avait fait couler des larmes d'attendrissement de tous les yeux. On m'a dit aussi qu'en débarquant aux Tuileries, elle avait été aussi froide, aussi gauche, aussi maussade qu'elle avait été belle et noble à l'église.
À cette époque, Madame, duchesse d'Angoulême, était la seule personne de la famille royale dont le souvenir existât en France.
La jeune génération ignorait ce qui concernait nos princes. Je me rappelle qu'un de mes cousins me demandait ces jours-là si monsieur le duc d'Angoulême était le fils de Louis XVIII et combien il avait d'enfants. Mais chacun savait que Louis XVI, la Reine, madame Élisabeth avaient péri sur l'échafaud. Pour tout le monde, Madame était l'orpheline du Temple et sur sa tête se réunissait l'intérêt acquis par de si affreuses catastrophes. Le sang répandu la baptisait fille du pays.
Il avait tant à réparer envers elle! Mais il aurait fallu accueillir ces regrets avec bienveillance: Madame n'a pas su trouver cette nuance; elle les imposait avec hauteur et n'en acceptait les témoignages qu'avec sécheresse. Madame, pleine de vertus, de bonté, princesse française dans le cœur, a trouvé le secret de se faire croire méchante, cruelle et hostile à son pays. Les français se sont crus détestés par elle et ont fini par la détester à leur tour. Elle ne le méritait pas et, certes, on n'y était pas disposé. C'est l'effet d'un fatal malentendu et d'une fausse fierté. Avec un petit grain d'esprit ajouté à sa noble nature, Madame aurait été l'idole du pays et le palladium de sa race.
Peu de jours après son entrée, le Roi alla à l'Opéra. On donnait Œdipe. Il recommença ses pantomimes vis-à-vis de madame la duchesse d'Angoulême, non seulement à l'arrivée, mais encore aux allusions fournies par le rôle d'Antigone. Tout cela avait un air de comédie et, quoique le public cherchât le spectacle dans la loge plus que sur le théâtre, les démonstrations du Roi n'eurent pas de succès; elles semblaient trop affectées. La princesse ne s'y prêtait que le moins possible. Elle était ce jour-là mieux habillée et portait de beaux diamants. Elle fit ses révérences avec noblesse et de très bonne grâce; elle paraissait à son aise dans cette grande représentation comme si elle y avait vécu, aussi bien qu'elle y était née. Enfin, sans être ni belle, ni jolie, elle avait très grand air et c'était une princesse que la France n'était pas embarrassée de présenter à l'Europe. Monsieur partageait son aisance et y joignait l'apparence de la joie et de la bonhomie. Pendant tous ces premiers moments, il était le plus populaire de ces princes, aux yeux du public. Les personnes initiées aux affaires le voyaient sous un autre aspect.