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Récits d'une tante (Vol. 3 de 4): Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond

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The Project Gutenberg eBook of Récits d'une tante (Vol. 3 de 4)

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Title: Récits d'une tante (Vol. 3 de 4)

Author: comtesse de Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond Boigne

Release date: May 12, 2010 [eBook #32349]
Most recently updated: January 6, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RÉCITS D'UNE TANTE (VOL. 3 DE 4) ***


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MÉMOIRES
DE LA
COMTESSE DE BOIGNE

III

RENÉ EUSTACHE MARQUIS D'OSMOND,
PAIR DE FRANCE,
AMBASSADEUR À LONDRES,
PÈRE DE LA COMTESSE DE BOIGNE,
d'après un portrait de J. Isabey
(Collection de Mademoiselle Osmonde d'Osmond).

RÉCITS D'UNE TANTE

MÉMOIRES
DE LA
COMTESSE DE BOIGNE
NÉE D'OSMOND

PUBLIÉS INTÉGRALEMENT D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL

III

De 1820 à 1830.

PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ
1922

SEPTIÈME PARTIE
De 1820 à 1830.

CHAPITRE I

Mes habitudes et mes habitués. — Récompense nationale au duc de Richelieu. — La reine de Suède le suit dans son voyage. — Salon de la duchesse de Duras. — Goût de madame de La Rochejaquelein pour la guerre civile. — Madame de Duras se fait auteur. — Mariage de Clara de Duras. — La duchesse de Rauzan.

J'aurai moins occasion dorénavant de parler de la politique des Cabinets; la retraite de mon père en éloignait ma pensée. Le désir de le tenir au courant m'avait, depuis quelques années, encouragée à m'enquérir des affaires publiques avec soin. Privée de ce stimulant d'un côté et assez refroidie par les événements de l'autre, je cessai de m'en occuper avec le même zèle.

Il m'arrivait bien de temps à autre quelque confidence, quelque révélation de dessous de cartes; mais je ne prenais plus la peine de m'informer de leur exactitude, de remonter aux sources, de suivre les conséquences et les résultats; et, hormis que j'en causais plus volontiers que les personnes qui n'y avaient jamais pris intérêt, hormis que je n'adoptais pas sans examen les nouvelles qui flattaient mes désirs, je n'étais guère mieux informée que tout le gros des gens du grand monde.

J'avais arrangé ma vie d'une façon qui me plaisait fort. Je sortais peu et, lorsque cela m'arrivait, ma mère tenait le salon, de sorte qu'il était ouvert tous les soirs. Quelques habitués s'y rendaient quotidiennement, et, lorsque l'heure des visites était passée, celle de la conversation sonnait et se prolongeait souvent très tard.

De temps en temps, je priais du monde à des soirées devenues assez à la mode. Mes invitations étaient verbales et censées adressées aux personnes que le hasard me faisait rencontrer. Toutefois, j'avais grand soin qu'il plaçât sur mon chemin celles que je voulais réunir et que je savais se convenir. J'évitais par ce moyen une trop grande foule et la nécessité de recevoir cette masse d'ennuyeux que la bienséance force à inviter et qui ne manquent jamais d'accourir au premier signe. Je les passais en revue, dans le courant de l'hiver, par assez petite portion, pour ne pas en écraser mon salon. L'incertitude d'y être prié donnait quelque prix à ces soirées et contribuait plus que tout autre chose à les faire rechercher.

Je voyais les gens de toutes les opinions. Les ultras dominaient dans les réunions privées, parce que mes relations de famille et de société étaient toutes avec eux; mais les habitués des autres jours se composaient de personnes dans une autre nuance d'opinion.

Nous étions les royalistes du Roi et non pas les royalistes de Monsieur, les royalistes de la Restauration et non pas les royalistes de l'Émigration, les royalistes enfin qui, je crois, auraient sauvé le trône si on les avait écoutés.

Je le reconnais, toutefois, nous-mêmes trouvions alors le ministère Decazes tombé dans l'ornière de gauche et prêtant une oreille trop bénévole aux théoriciens de la doctrine dont la plupart mettaient leurs arguments au service de leurs intérêts. Bien des gens auraient voulu se rallier autour du duc de Richelieu pour faire contrepoids à cette tendance qui effrayait. Non seulement il ne le désirait pas, mais encore il s'y refusait et s'était éloigné.

Monsieur Decazes, un peu repentant peut-être de sa conduite envers le duc, s'occupa avec empressement de lui faire décerner une récompense nationale; mais les germes d'ingratitude, soigneusement semés depuis quelques mois, avaient fructifié; et, lorsqu'on voulut faire valoir des services qu'on avait pris tant de peine à déprécier, on ne trouva nulle part assez d'élan pour résister aux malveillances des oppositions de l'extrême gauche et de l'extrême droite. Au lieu d'être votée d'acclamation, la récompense nationale fut discutée, disputée et ne passa qu'à une faible majorité.

Monsieur de Richelieu, le plus désintéressé des hommes, fut profondément blessé de la forme de cette transaction. Il employa la somme votée par les Chambres à une fondation dans la ville de Bordeaux. Accoutumé à la frugalité et à la simplicité, ses revenus personnels suffisaient de reste à ses besoins.

Il était entré à l'hôtel des affaires étrangères apportant tout son bagage dans une valise; il en sortit de même; mais, malgré cette modestie, il se sentait autant qu'homme de France. Il se souciait peu que ses services fussent mal rémunérés, mais il était cruellement blessé qu'ils ne fussent pas mieux appréciés.

Il était donc profondément dégoûté des affaires et ne voulait y rentrer ni comme chef d'opposition, ni, encore moins, comme chef du gouvernement. C'était un forçat délivré de ses chaînes et il formait le bien ferme propos de ne jamais les reprendre.

Le désir de jouir de la liberté qu'il avait reconquise l'engagea à faire un voyage dans le Midi. Il ne s'attendait guère à la nouvelle persécution qu'il allait y trouver.

La femme de Bernadotte avait passé l'hiver de 1815 en Suède. La rigueur du climat ayant excité une maladie cutanée qui se porta sur son visage, cette espèce de lèpre, jointe aux regrets qu'elle conservait de Paris, lui avait rendu l'habitation de Stockholm si intolérable qu'elle n'avait pu consentir à y prolonger son séjour. Elle était établie à Paris, dans son hôtel de la rue d'Anjou où elle avait une espèce d'existence amphibie. Ses gens et l'ambassadeur du Roi son époux l'appelaient Votre Majesté, le reste de l'univers madame Bernadotte.

Louis XVIII la recevait le matin dans son cabinet pour rendez-vous d'affaires. Elle n'allait pas chez les autres princes, ni à la Cour. Du reste, elle faisait des visites à ses anciennes amies sur le pied de l'égalité, et vivait dans une coterie assez restreinte. Je l'ai souvent rencontrée chez madame Récamier où elle n'avait en rien une attitude royale. Quoiqu'elle se fît annoncer: la reine de Suède, elle n'exigeait ni n'obtenait aucune distinction sociale.

Vers la fin du ministère de monsieur de Richelieu, elle eut quelque démarche à faire pour un de ses parents. Elle écrivit au ministre et lui demanda une audience. Monsieur de Richelieu se rendit chez elle (comme cela se pratiquait autrefois, par tous les ministres, pour toutes les femmes de la société, usage dont monsieur de Richelieu a seul conservé la tradition de mon temps). Il fut très poli. Ce que madame Bernadotte désirait réussit; il vint lui-même l'en informer. Elle l'invita à dîner; il accepta.

Il ne se doutait guère qu'il jetait les fondements d'une frénésie qui l'a poursuivi jusqu'au tombeau. Madame Bernadotte s'était prise d'une telle passion pour le pauvre duc qu'elle le suivit à la piste pendant son voyage. Cela commença par lui paraître extraordinaire. Il ne comprenait pas comment elle se trouvait toujours arriver trois heures après lui dans tous les lieux où il s'arrêtait.

Bientôt il ne put se dissimuler que lui seul l'y attirait et l'y retenait. L'impatience le gagna. Il cacha sa marche et ses projets, fit des crochets, choisit les plus tristes résidences, les plus méchantes auberges. Peines perdues, la maudite berline arrivait toujours trois heures après sa chaise de poste. C'était un cauchemar!

Il sentait, de plus, combien cette poursuite finirait par prêter au ridicule. Il trouva le moyen de faire savoir à la royale héroïne de grande route qu'il était décidé à retourner sur-le-champ à Paris si elle persistait à le suivre. Elle, de son côté, s'informa d'un médecin si les eaux que le duc devait prendre étaient essentielles à sa santé. Sur la réponse affirmative, elle se décida à faire trêve à ses importunités et passa la saison des eaux à Genève; mais, à peine fut-elle terminée, qu'elle se remit en campagne; et cette persécution qu'il espérait pouvoir mieux conjurer à Paris qu'ailleurs y ramena le duc, bien plus que l'ouverture de la session.

La maison de madame de Duras était toujours la plus agréable de Paris. La position de son mari à la Cour la mettait en rapport avec les notabilités de tout genre, depuis le souverain étranger qui traversait la France jusqu'à l'artiste qui sollicitait la présentation de son ouvrage au Roi. Elle avait tout le tact nécessaire pour choisir dans cette foule les personnes qu'elle voulait grouper autour d'elle; et elle s'était fait un entourage charmant, au milieu duquel elle se mourait de chagrin et de tristesse.

Le mariage de sa fille aînée avec monsieur de La Rochejaquelein lui avait été un véritable malheur. Elle y avait constamment refusé son approbation et ne consentit pas même à assister à la cérémonie, lorsque madame de Talmont, ayant atteint vingt et un ans, se décida à la faire célébrer. Le duc de Duras, quoique très récalcitrant, accompagna sa fille à l'autel.

Il est assez remarquable qu'elle s'est mariée deux fois le jour anniversaire de sa naissance, à l'époque juste où la loi le permettait. Le jour où elle a eu quinze ans, elle a épousé le prince de Talmont au milieu des acclamations de sa famille, et, le jour où elle en a eu vingt et un, elle a épousé monsieur de La Rochejaquelein, malgré sa réprobation.

Le grand mérite de monsieur de La Rochejaquelein, aux yeux de sa nouvelle épouse, était son nom vendéen et l'espoir qu'elle serait appelée à jouer un rôle dans les troubles civils de l'Ouest.

Félicie de Duras sortait à peine de l'enfance lorsque le manuscrit de monsieur de Barante (connu sous le nom des Mémoires de madame de La Rochejaquelein), circula dans nos salons. Ce récit s'empara de sa jeune imagination. Depuis ce temps, elle a constamment rêvé la guerre civile comme le complément du bonheur, et, pour s'y préparer, dès qu'elle a été maîtresse de ses actions, elle a été à la chasse au fusil, elle a fait des armes, elle a tiré du pistolet, elle a dressé des chevaux, elle les a montés à poil, enfin elle s'est exercée à tous les talents d'un sous-lieutenant de dragons, à la grande désolation de sa mère et à la destruction de sa beauté qui, avant vingt ans, avait succombé devant ce régime de vie.

Madame de La Rochejaquelein s'est donné depuis 1830 la joie de courir le pays le pistolet au poing, d'y fomenter des troubles, d'y attirer beaucoup de malheurs et de ruines. Je ne sais si la réalité de toutes ces choses lui aura paru aussi charmante que son imagination, les lui avait représentées; mais elle est plus excusable qu'aucune autre personne de s'être jetée dans la guerre civile, car c'était son rêve depuis l'âge de douze ans.

Sa belle-mère, la princesse douairière de Talmont, à qui le mariage avec monsieur de La Rochejaquelein plaisait, principalement, je crois, parce qu'il désolait la duchesse de Duras, conserva le nouveau ménage chez elle. Elle a laissé toute sa fortune à Félicie qu'elle semblait aimer passionnément et qui était encensée jusqu'à la fadeur dans le petit cercle de cet intérieur. Je lui ai entendu adresser cette phrase par un des habitués de sa belle-mère:

«Princesse, permettez-moi de prendre la liberté de vous dire que vous avez toujours parfaitement raison.» Je n'en ai jamais oublié l'heureuse rédaction.

Madame de Duras cherchait, quoique un peu honteusement, à recueillir la succession de madame de Staël. Elle était elle-même effrayée de cette prétention et aurait voulu qu'on la reconnût sans qu'elle eût à la proclamer. Ainsi, par exemple, n'osant pas arborer le rameau de verdure que madame de Staël se faisait régulièrement apporter après le déjeuner et le dîner et qu'elle tournait incessamment dans ses doigts, dans le monde comme chez elle, madame de Duras avait adopté des bandes de papier qu'un valet de chambre apportait in fiocchi sur un plateau après le café et dont elle faisait des tourniquets pendant toute la soirée, les déchirant les uns après les autres.

Elle s'occupait dès lors à écrire les romans qui ont depuis été imprimés et auxquels il me semble impossible de refuser de la grâce, du talent et une véritable connaissance des mœurs de nos salons. Peut-être faut-il les avoir habités pour en apprécier tout le mérite. Ourika retrace les sentiments intimes de madame de Duras. Elle a peint sous cette peau noire les tourments que lui avait fait éprouver une laideur qu'elle s'exagérait et qui, à cette époque de sa vie, avait même disparu.

Ses occupations littéraires ne la calmaient pas sur ses chagrins de cœur que l'attachement naissant de monsieur de Chateaubriand pour madame Récamier rendait très poignants, et ses chagrins de cœur ne suffisaient pas à la distraire de son ambition de situation.

Elle n'avait pas de garçon. Le second mariage de sa fille aînée l'avait trop irritée pour s'occuper de son sort. Elle reporta toutes ses espérances sur la seconde, Clara, à qui elle voulut créer une existence qui montrât à Félicie tout ce qu'elle avait perdu par sa rébellion.

Elle choisit Henri de Chastellux et obtint de lui qu'il consentirait à changer son nom pour celui de Duras, avec la promesse qu'en épousant Clara il hériterait du duché et de tous les avantages que les Duras auraient pu faire à leur fils. En conséquence, nous assistâmes à la messe de mariage du marquis et de la marquise de Duras, mais, lorsque nous revînmes le soir, la duchesse de Duras, à la suite d'une visite de monsieur Decazes, nous présenta, en leur place, le duc et la duchesse de Rauzan. C'était un ancien titre de la maison de Duras que le Roi avait fait revivre en faveur des nouveaux époux. Il avait voulu que ce présent de noces arrivât par l'intermédiaire du favori que la duchesse de Duras avait, malgré les répugnances de parti et les réticences de salon, employé pour obtenir que l'hérédité du titre et de la pairie du duc de Duras fussent assurés à Henri de Chastellux.

Il ne manqua pas de gens pour le blâmer d'avoir quitté un nom qui valait bien celui de Duras; mais, à mon sens, il s'est borné à mettre deux duchés et une belle fortune dans la maison de Chastellux, car ses enfants seront Chastellux, malgré les engagements contraires qu'il a pu prendre.

Madame de Duras se complut à entourer Clara de tous les agréments, de toutes les distinctions, de tous les amusements qui peuvent charmer une jeune femme, afin surtout de faire sentir à madame de La Rochejaquelein le poids de son mécontentement. Elle se vengeait comme un amant trahi, car toutes ses préférences avaient été pour Félicie et, même en cherchant à la tourmenter, elle l'adorait encore. Au surplus, elle ne parvint jamais à diviser les deux sœurs qui restèrent tendrement unies, à leur mutuel honneur, quoique l'aînée fût traitée comme une étrangère dans la maison paternelle où l'autre semblait posée sur un autel pour être divinisée.

Les contemporaines de madame de Rauzan ont établi qu'elle était fort bornée. Je ne puis être de cet avis. Elle a beaucoup de bon sens, un grand esprit de conduite; elle est très instruite, sait plusieurs langues dont elle connaît la littérature. Peut-être n'a-t-elle pas beaucoup d'esprit naturel, mais elle en a été tellement frottée pendant ses premières années qu'elle en est restée suffisamment saturée pour me satisfaire pleinement.

Je ne sais si je m'aveugle par l'affection que je lui porte, mais elle me paraît à cent pieds au-dessus de la plupart de celles qui la critiquent.

CHAPITRE II

La princesse de Poix. — Son salon. — Anecdote sur la princesse d'Hénin. — La comtesse Charles de Damas. — L'abbé de Montesquiou. — Le comte de Lally-Tollendal. — Salon de la marquise de Montcalm. — Rapports de famille du duc de Richelieu. — La duchesse de Richelieu. — Mesdames de Montcalm et de Jumilhac.

Quoique je restasse habituellement chez moi, je fréquentais pourtant deux salons, en outre de celui de madame de Duras, ceux de la princesse de Poix et de la marquise de Montcalm. J'étais accueillie chez madame de Poix avec une bonté extrême et je m'y plaisais.

Ce monde, absolument différent de celui auquel on était accoutumé, mais qui prenait encore vif intérêt à tous les événements du jour, représentait le siècle dernier, se mettant à la fenêtre pour voir passer celui-ci. Une jeune personne qui causait y devenait sur-le-champ l'objet d'une gâterie générale et d'acclamations obligeantes que, tout en les trouvant intempestives, on recevait très bénévolement; du moins, tel est l'effet qu'elles faisaient sur moi.

La princesse de Poix était la plus aimable vieille femme que j'aie rencontrée. Elle joignait aux grâces de l'esprit, aux douceurs du commerce le plus facile, un caractère digne et ferme qui la rendait également propre à être chef de famille et centre de la société. La conduite exemplaire de sa jeunesse lui donnait le droit d'être indulgente dans sa vieillesse, et elle en usait avec assez de discernement pour que sa protection fût honorable et secourable.

Elle est morte comblée d'ans, de respect et de considération, ayant survécu à toutes ses intimités et même à son fils, le duc de Mouchy dont la perte l'a cruellement éprouvée et a hâté sa fin. Elle supportait, depuis plusieurs années, un état de cécité complet avec une patience admirable, usant de tous les moyens rationnels d'adoucir cette calamité et se soumettant aux inconvénients irrémédiables avec la résignation courageuse et enjouée qui peut en atténuer la souffrance.

Madame de Poix n'ayant jamais émigré, son salon avait peu subi l'influence de la Révolution. Une partie des personnes qui s'y rencontraient chaque soir conservaient l'habitude quotidienne de s'y retrouver depuis quarante ans. Les autres, après une absence plus ou moins longue, étaient venues s'y rallier en se rangeant de nouveau aux formes et au ton dont la vieille maréchale de Beauvau était restée, jusqu'à très récemment, l'exemple et l'oracle. On se trouvait ainsi rattaché directement à la société du temps de Louis XV.

Les enfants et les petits-enfants de la princesse, après avoir dîné et passé quelque temps auprès d'elle, allaient chercher les plaisirs du grand monde vers neuf heures. Ils étaient remplacés par mesdames de Chalais, d'Hénin, de Simiane, de Damas, et messieurs de Chalais, de Montesquiou, de Damas, de Lally, etc. qui s'y réunissaient chaque soir. D'autres habitués étaient moins fidèlement exacts, et toute la bonne compagnie de Paris passait en visite dans ce salon.

Les personnes que j'ai nommées formaient la coterie proprement dite, d'ancienne date assurément, car, longtemps avant la Révolution, mesdames les princesses de Poix, de Chalais, d'Hénin et de Bouillon, étaient connues à la Cour sous le titre des princesses combinées.

Le ton de cette société était monté à un degré d'enthousiasme et à une sensiblerie pour les petites choses qui semblaient très exagérés à notre génération, rappelée à la simplicité par l'importance des événements, mais qui ne manquaient ni de grâce ni d'obligeance. Un mot un peu heureux, échappé dans la conversation, était relevé avec une approbation qui allait souvent jusqu'à l'applaudissement manuel. Les exclamations: Qu'elle est charmante! Qu'il a d'esprit! etc., se distribuaient en face fort bénévolement.

Madame de Staël avait conservé quelque chose de cette tradition; mais, plus jeune, elle l'arrangeait mieux aux habitudes du siècle dont elle avait davantage essuyé le frottement.

Dans le salon de madame de Poix, une histoire quelque peu attendrissante faisait couler une profusion de larmes; c'était aussi un reste d'habitude de la jeunesse de ces dames où les cœurs sensibles étaient fort à la mode.

On racontait de la princesse d'Hénin, qui professait un sentiment passionné pour madame de Poix, qu'un soir où celle-ci était fort souffrante, madame d'Hénin fut obligée de la quitter pour aller faire son service de dame du palais à Versailles. Le lendemain matin, madame de Poix reçoit une lettre de sa jeune amie: «Elle lui écrit n'ayant pu dormir de la nuit; elle a compté toutes les heures et, lorsque celle qui devait amener le redoublement a sonné, elle-même a ressenti une espèce de frisson. Elle en est tout épouvantée! Serait-ce un pressentiment? Elle ne peut résister à son trouble et fait partir un homme sur-le-champ. Elle ne vivra pas jusqu'au retour; de grâce qu'on la rassure, etc., etc.»

Madame de Poix, très touchée de l'état de madame d'Hénin, écrit en toute hâte qu'elle a passé une assez bonne nuit et fait entrer le valet de chambre pour lui remettre son billet:

«Allez vite porter ma réponse à madame d'Hénin.... Elle a donc passé une bien mauvaise nuit?

—Je ne sais pas, princesse.

—Était-elle bien souffrante ce matin?

—On n'était pas entré chez elle quand je suis parti.

—Elle ne vous a donc pas donné sa lettre elle-même?

—Si fait, princesse, la princesse me l'a remise hier au soir.»

Madame de Poix rit un peu des frissons de son amie, mais cela ne changea rien à leur intimité qui s'est prolongée jusqu'à la mort. Il faut ajouter que madame d'Hénin était la plus affectée de toutes ces dames, et madame de Poix la plus naturelle aussi bien que la plus aimable et la plus raisonnable.

Madame de Simiane, dont j'ai déjà parlé au sujet de monsieur de Lafayette, avait été la jolie femme par excellence de la Cour de Louis XVI et conservait une grande élégance, beaucoup d'agrément et tout autant d'esprit qu'il en fallait pour être encore charmante dans sa gracieuse bienveillance.

Madame de Chalais, avec plus d'esprit, n'avait pas le même besoin de plaire, mais cependant beaucoup de bonté.

La comtesse Charles de Damas, moins vieille que ces autres dames et dont l'intimité était de relation plus que de sympathie, a toujours passé vis-à-vis de ses contemporaines pour avoir prodigieusement d'esprit. Je n'en ai jamais vu trace; mais je me récuse, ne pouvant avoir raison contre l'opinion générale. Toujours gémissante, toujours larmoyante, elle me représentait «la plaintive élégie en longs habits de deuil», et ses sentiments étaient trop affectés pour jamais m'émouvoir. Peu de jours avant ses couches, son mari la trouva toute en larmes:

«Qu'avez-vous, ma chère amie?

—Hélas! je pleure mon enfant.

—Hé! bon Dieu, quelle idée, pourquoi le perdriez-vous?

—Le perdre! ah! cette affreuse pensée me tuerait! Mais, hélas, ne vais-je pas m'en séparer?

—Vous en séparer? Vous comptez le nourrir.

—Il ne sera plus dans mes entrailles.»

Cette enfant, née d'entrailles si maternelles, n'a pas hérité de ces affectations. Elle est une des personnes les plus distinguées et les plus naturelles de mon temps. Je suis liée avec elle depuis notre mutuelle enfance. Elle avait épousé en premières noces monsieur de Vogué qui se tua en tombant de cheval.

Madame de Damas n'omit aucun soin pour entretenir la douleur de sa fille au plus haut degré de violence. Mais elle finit par s'affranchir et épousa César de Chastellux, le frère aîné d'Henry devenu duc de Rauzan.

Je reviens au salon de madame de Poix où madame de Chastellux, au surplus, se trouvait fréquemment.

L'abbé de Montesquiou y régnait. C'est encore une de ces personnes d'esprit que je n'ai jamais su apprécier. Je ne lui en refuse pourtant pas; mais il l'a employé à faire des sottises comme homme public et à se rendre insupportable par son aigreur comme homme privé.

Aussi, un certain monsieur Brénier, médecin de Nancy, député de la Chambre introuvable et qui avait été adopté par la société ultra à cause de la violence de ses opinions, disait-il un jour à l'abbé de Montesquiou, qui donnait un de ses coups de griffes aux ministres ses successeurs:

«Monsieur l'abbé, vous ne devriez jamais oublier que vous avez de très grands droits à être fort modeste.»

Cette brutalité expulsa le médecin de la société, et personne n'y perdit, car il était aussi absurde que grossier, mais le mot resta.

Monsieur de Lally a fait des requêtes, des mémoires, des discours, des tragédies, des satires, des panégyriques des morts, bien plus d'éloges des vivants. Je ne sais si rien de tout cela le mènera à la postérité. Ses contemporains l'ont appelé le plus gras des hommes sensibles, on aurait pu ajouter le plus plat des hommes bouffis. Peut-être cela tenait-il à l'affaiblissement de l'âge, mais je ne l'ai jamais vu que plein de ridicules et d'affectation, répandant des larmes à tout propos, pleurant sur l'enfance, pleurant sur les vieillards, pleurant pour la gloire, pleurant pour la défaite, pleurant de joie, pleurant de tristesse, enfin toujours pleurnichant. Je le voyais beaucoup au Palais-Royal, où il jouait son grand jeu, interrogeant tous les enfants, jusqu'à ceux au maillot, s'attendrissant de leurs réponses, et les encensant avec un excès de flatterie qui n'avait pas cours en ce lieu.

Je ne parlerai pus des autres hommes de la société de madame de Poix. Quelques-uns s'étaient renouvelés depuis la Révolution et n'appartenaient pas à son temps. Messieurs de Chalais et de Damas étaient de fort bons et loyaux personnages, mais nullement remarquables.

Le salon de madame de Montcalm était composé de gens de notre âge, et, jusqu'à la mort de son frère le duc de Richelieu, il a eu une teinte politique très marquée.

Le duc de Richelieu avait été marié, a dix-sept ans, à mademoiselle de Rochechouart qui en avait douze. Selon l'usage du temps, on l'avait envoyé voyager. Pendant les trois années de son absence, il recevait de fréquentes lettres de sa jeune épouse, remplies de grâce et d'esprit. À son instante prière, elle lui envoya son portrait où il retrouva les traits, un peu plus développés, du petit minois enfantin gravé dans son souvenir.

Madame la comtesse de Chinon (c'est le nom que portait le jeune ménage) ayant accompli sa quinzième année, le mari fut rappelé. Plein d'espérance, il débarqua à l'hôtel de Richelieu. On vint au-devant de lui sur l'escalier.

Le vieux maréchal, son grand-père et le duc de Fronsac, son père, avaient placé entre eux un petit monstre de quatre pieds, bossue par devant et par derrière, qu'il présentèrent au comte de Chinon comme la compagne de sa vie. Il recula de trois marches et tomba sans connaissance sur l'escalier. On le porta chez lui. Il se dit trop souffrant pour paraître au salon, écrivit à ses parents sa ferme détermination de ne jamais accomplir un hymen qui lui répugnait si cruellement, fit demander des chevaux de poste dans la nuit même, prit en désespéré la route d'Allemagne et alla faire les campagnes de Souvarow contre les Turcs.

La duchesse de Fronsac, seconde femme de son père, avait trouvé moyen de pénétrer jusqu'à lui, pendant son court séjour à Paris et de lui présenter deux petites sœurs charmantes, dont il emporta le gracieux souvenir.

Lorsque, quinze ans plus tard, la tourmente révolutionnaire étant un peu calmée, il obtint par la protection de l'empereur Paul Ier, au service duquel il était entré, la permission de venir faire un voyage en France sous le consulat de Bonaparte, il rapporta cette agréable image, et retrouva deux petites bossues qui ne cédaient guère à sa femme dans leur tournure hétéroclite. Toutefois, mieux aguerri, il ne prit pas la fuite.

Ce ne fut qu'après avoir vendu ses biens, payé les dettes de la succession et distribué sa part de l'héritage paternel à ses deux sœurs qu'il reprit le chemin de la Crimée où il s'occupait à fonder la ville d'Odessa.

La difficulté des communications, pendant la Révolution, avait tenu le duc de Richelieu dans la même ignorance sur la tournure de ses sœurs que la discrétion mal entendue de sa famille sur celle de sa femme. Il lui en était resté une sorte de répugnance instinctive pour les bossues.

Longtemps après, ayant été nommé tuteur de sa nièce, mademoiselle d'Hautefort, devenue baronne de Damas, et la trouvant aussi contrefaite, il ne put s'empêcher de s'écrier en serrant la main d'un homme de ses amis:

«Ah! par Dieu, c'est trop fort, je suis donc né pour être poursuivi, enguignonné de bossues!»

Si le petit monstre de quinze ans, présenté à monsieur de Richelieu, lui avait inspiré une répugnance invincible, son propre aspect, en revanche, avait produit un effet bien différent. Son air noble, sa charmante figure avaient confirmé l'impression préparée par une correspondance tendre qui se poursuivait fort activement entre les deux jeunes époux.

Sous une enveloppe si hideuse, madame de Richelieu portait un esprit élevé et un cœur généreux. Elle ne s'occupa qu'à réconcilier les deux familles à la fuite intempestive de monsieur de Richelieu, offrit à celui-ci de l'assister dans toutes les tentatives pour faire casser son mariage et accepta comme une faveur le refus qu'il en fit. Avertie par la conduite de son mari des disgrâces personnelles que la tendresse de ses parents avait cherché à lui dissimuler, elle ne voulut pas s'exposer aux dédains du monde et à la pitié des indifférents. Elle se retira dès lors dans une belle terre (Courteilles), à vingt lieues de Paris, qu'elle a constamment habitée jusqu'à sa mort.

Quoique bien jeune encore au moment où la Révolution éclata, ses vertus lui avaient déjà acquis de l'influence; elle l'employa à maintenir la tranquillité dans ses environs. Elle fut la providence de toute la famille Richelieu, et, loin de jamais témoigner du ressentiment au duc, elle a constamment employé les recherches les plus délicates à l'entourer des soins d'une amitié désintéressée, renfermant dans son sein tout ce qui pouvait sembler dicté par un sentiment plus vif.

Le duc de Richelieu, vaincu par des procédés si généreux et assez noble lui-même pour pardonner à une personne qu'il avait si grièvement offensée, allait quelquefois, depuis la Restauration, la voir au château de Courteilles où il était reçu avec une joie extrême.

Leur âge à tous deux aurait fini par rendre cette existence simple et facile; je suis persuadée qu'au moment où la mort l'a enlevé, monsieur de Richelieu était près de s'établir à Courteilles. Quant à sa femme, rien ne l'aurait décidée à affronter le monde de Paris dont elle s'était retirée avant d'y être entrée.

Madame de Montcalm était l'aînée des deux sœurs du duc de Richelieu. Un très mauvais état de santé l'autorisait à ne point quitter une chaise longue, et l'espoir de dissimuler sa taille lui donnait la patience de se soumettre à cette sujétion. Elle montrait un beau visage, et le reste de sa personne était enveloppé de tant de garnitures, de châles, de couvre-pieds que sa difformité était presque entièrement cachée.

J'ai toujours attribué à cette circonstance la préférence marquée que monsieur de Richelieu lui accordait sur sa sœur, madame de Jumilhac, qui promenait son épouvantable figure sans le moindre embarras à travers toutes les foules et toutes les fêtes. Un esprit extrêmement piquant, une imperturbable gaieté, un entrain naturel que je n'ai vu à personne autant qu'à elle, la faisaient rechercher de tout ce qu'il y avait de plus élégant dans la meilleure compagnie.

Il n'y avait pas de bonne fête sans madame de Jumilhac. Elle était très à la mode et, chose bien bizarre, malgré sa figure, c'était le but et l'ambition de toute sa vie.

Madame de Montcalm, avec un esprit beaucoup plus cultivé, était, à mon sens, bien moins aimable que sa sœur. Fort exigeante, elle voulait, avant tout, être admirée de gens capables d'apprécier un mérite qu'elle croyait transcendant. L'autre ne pensait qu'à s'amuser avec les premiers venus.

Peut-être suis-je partiale dans mon jugement des deux sœurs. J'étais fort liée avec la cadette; il m'était difficile de rester neutre entre elles. En ayant réciproquement l'une pour l'autre les procédés les plus nobles, les plus délicats dans les circonstances importantes, elles se taquinaient et se chagrinaient si constamment dans tous les petits détails de la vie journalière qu'elles en étaient venues à se détester cordialement. Les personnes de leur intimité se trouvaient nécessairement influencées et conduites à prendre parti.

Quoiqu'il en soit, monsieur de Richelieu accordait une préférence marquée à madame de Montcalm. Il passait chez elle la plus grande partie de ses soirées, ce qui lui facilitait le moyen d'attirer autour de sa chaise longue toutes les notabilités françaises et étrangères.

CHAPITRE III

Carnaval de 1820. — Le Palais-Royal. — Bal à l'Élysée. — Humeur de monsieur le duc de Berry. — Bal masqué chez monsieur Greffulhe. — Mascarade chez madame de la Briche. — Assassinat de monsieur le duc de Berry. — Son courage. — Détails sur cet événement. — Préventions contre le comte Decazes. — Il est forcé de se retirer. — Le duc de Richelieu le remplace. — Promesses de Monsieur.

Le carnaval de 1820 fut extrêmement gai et brillant. Les plaies du pays commençaient à se cicatriser. Malgré le peu de reconnaissance témoignée à l'administration qui avait travaillé et réussi à émanciper le pays, les personnes mêmes qui craignaient ce résultat et avaient intrigué pour l'empêcher éprouvaient, en dépit de leurs préventions, du soulagement à ne plus voir l'uniforme étranger se pavanant chez lui, dans nos rues.

Monsieur le duc de Berry donna un grand bal à l'Élysée. Les invitations furent nombreuses et assez libéralement distribuées. Monsieur le duc de Berry trouvait la Cour tenue trop étroitement. Les prétentions des entours avaient profité des goûts sédentaires et retirés des autres princes pour les accaparer entièrement. Il fallait être de leur Maison, ou y tenir de bien près, pour avoir accès jusqu'à eux.

Monsieur le duc de Berry blâmait cette exclusion et annonçait l'intention de s'en affranchir. Il avait déjà donné quelques dîners où il avait admis des pairs et des députés marquants par leur existence politique, et il se proposait encore d'étendre le cercle de ses invitations. Lui-même aurait eu beaucoup à y gagner, car il avait assez d'esprit pour pouvoir profiter de la conversation et pour chercher à l'encourager. Il était stimulé dans ce projet par l'attitude du Palais-Royal.

Monsieur le duc d'Orléans avait affecté, plus que personne, de relever la tête au départ des alliés et de changer sa façon de vivre; il était bien aise qu'on remarquât combien il respirait plus librement. Le premier mercredi de chaque mois, il recevait comme prince, mais non pas en habit de Cour. Il n'était porté, au Palais-Royal, que par les femmes présentées pour la première fois; encore les en dispensait-on fréquemment.

On n'avait pas non plus, ainsi qu'aux Tuileries, inventé de séparer les hommes et les femmes, ni de nous faire défiler comme un troupeau, ou entrer en fournées, disciplinées par un huissier, pour obtenir le mot, ou le coup de tête qu'on nous accordait avec autant d'ennui que nous en avions à le recevoir.

Les salons du Palais-Royal, brillamment éclairés, étaient remplis de femmes magnifiquement parées, d'hommes chamarrés d'ordres et de broderies, qui circulaient librement. On s'y rencontrait; on se réunissait aux gens de sa société. On attendait sans ennui la tournée des princes qui distribuaient leurs obligeances de la façon la plus gracieuse.

Les réceptions du Palais-Royal se trouvaient être de fort belles assemblées où on s'amusait et d'où l'on sortait content de sa soirée et des gens qui vous l'avaient procurée. Elles étaient très à la mode. J'ignore ce qui décida plus tard à y renoncer et à n'avoir plus qu'une seule réception princière le premier mercredi de l'année où il y avait une telle foule que c'était une corvée insupportable.

En outre des cercles dont je viens de parler, il y avait de fréquents et excellents concerts ainsi que de grands dîners, pas trop ennuyeux où on avait soin que les invitations fussent toujours suffisamment mélangées pour que toutes les opinions se trouvassent représentées et qu'il n'y eût repoussement pour aucune.

J'allais très souvent au Palais-Royal. Dans les jours ordinaires, les princesses et leurs dames travaillaient à une table ronde placée à l'extrémité de la galerie. Les enfants jouaient à l'autre bout. Monsieur le duc d'Orléans partageait son temps entre ces deux groupes et le billard. Dès que les enfants étaient couchés, il se rapprochait de la table, et on causait de tout fort librement et souvent d'une façon très amusante.

Monsieur le duc d'Orléans se tenait au courant de tout ce qui paraissait de nouveau soit dans les arts, soit dans les sciences. Les savants lui communiquaient leurs découvertes; celles qui étaient de nature à intéresser les princesses étaient produites et démontrées au salon. Les artistes qui passaient y étaient entendus et y apportaient une variété qui le rendait fort agréable aux habitués.

La liste en était assez étendue pour qu'il y vînt dans le cours de la soirée une trentaine de personnes, soit de celles pour qui la porte était toujours ouverte, soit de celles qui demandaient à faire leur cour et à qui on fixait un jour.

Monsieur le duc de Berry y venait parfois avec sa femme, et avait l'air de s'y plaire. Je ne le voyais plus que rarement. Dès la seconde Restauration, il avait cessé de faire des visites et, depuis son mariage, il n'allait dans le monde qu'aux grands bals où il accompagnait sa femme. Cependant, lorsque nous nous rencontrions, nos vieilles habitudes, d'une familiarité qui datait de l'enfance, nous remettaient facilement en intimité.

Je me souviens qu'un soir, au Palais-Royal, me trouvant à côté de lui sur une banquette, dans le billard, il me témoigna son approbation des habitudes sociales des maîtres de la maison, et combien cela valait mieux que d'être toujours: Comme nous, entre nous comme des juifs, ce fut son expression.

Je lui représentai qu'il lui serait bien facile de mettre l'Élysée sur le même pied et qu'il aurait tout à gagner à se faire connaître davantage.

«Pas si facile que vous le croyez bien. Mon père le trouverait très bon et serait même aise d'en profiter, car, malgré tous ses scrupules religieux, il aime le monde; mais je ne crois pas que cela convînt au Roi; et je suis sûr que cela déplairait à mon frère et plus encore à ma belle-sœur. Elle n'entend pas qu'on s'amuse autrement qu'à sa façon: moult tristement ... vous savez?...» Et il se prit à rire.

Ce moult tristement est un terme que Froissard applique aux divertissements des anglais.

Après quelque long dîner de Londres, monsieur le duc de Berry s'écriait souvent:

«Ah! que nous nous sommes bien divertis, moult tristement, selon l'us de leur pays

En outre des sévérités de madame la duchesse d'Angoulême, il y avait un obstacle principal qu'il n'exprimait pas mais qu'il voyait très bien: c'était la différence qui existait entre madame la duchesse de Berry et madame la duchesse d'Orléans. Toutefois, dans l'approbation du Prince il perçait beaucoup de jalousie contre le Palais-Royal. J'en eus une nouvelle preuve le jour de ce bal de l'Élysée où je retourne après cette longue digression.

La maladie du duc de Kent avait fait hésiter à le remettre, un léger mieux encouragea à le donner. Le télégraphe apporta la nouvelle de la mort le jour même où il devait avoir lieu. Je l'appris par monsieur le duc de Berry.

La file m'avait retardée. Je lui trouvai, dès en arrivant, l'air que je lui connaissais quand il était mécontent. Le bal était si beau, si brillant, si animé que je ne comprenais pas qu'il n'en fut pas satisfait. Il s'approcha de moi.

«Hé bien! vous savez que le Palais-Royal ne vient pas; ils ont envoyé leurs excuses.

—Vraiment, Monseigneur?

—C'est fort déplacé. Le Roi avait décidé que la nouvelle de la mort du duc de Kent ne serait sue que demain; et voilà qu'ils la répandent par leur absence qu'il faut bien expliquer.... C'est pour me donner un tort.»

Je cherchai à l'apaiser et lui rappelai, ce qui était exact, que monsieur le duc d'Orléans était personnellement intimement lié avec le duc de Kent, qu'il devait être douloureusement affecté et que sa situation était toute différente de celle de monsieur le duc de Berry.

«Ah bah, reprit-il avec impatience, c'est toujours pour faire pot à part.»

Il y avait bien un peu de vrai dans cette boutade de mauvaise humeur.

Le bal fut magnifique et parfaitement ordonné. Le Prince en fit les honneurs avec bonhomie et obligeance, et le succès de cette fête, dont il s'était lui-même occupé, le dérida avant la fin de la soirée. Il dit, tout autour de lui, qu'il était enchanté qu'on s'amusât et que ces bals se renouvelleraient souvent. Hélas! aveugles mortels que nous sommes, c'était pourtant le dernier!

Madame la duchesse d'Angoulême fit les honneurs avec un empressement et une gracieuseté que je ne lui avais jamais vus. Elle était polie, accorte, couverte de diamants, noblement mise et avait bien l'air d'une grande princesse.

En revanche, sa belle-sœur avait celui d'une maussade pensionnaire. Elle ne faisait politesse à personne, ne s'occupait que de sauter et courait sans cesse après monsieur le duc de Berry pour qu'il lui nommât des danseurs. Il ne voulait pas qu'elle valsât, et elle prenait une mine boudeuse toutes les fois que les orchestres jouaient une valse. Il est difficile d'être moins à son avantage et plus complètement une sotte petite fille que madame la duchesse de Berry ce jour-là. Il n'approchait que trop celui où elle devait montrer une distinction de caractère que personne ne lui supposait.

Je me rappelle pourtant avoir entendu raconter à monsieur le duc de Berry que, se trouvant un jour avec elle dans une voiture dont les chevaux s'emportaient, elle avait continué à parler sans que le son de sa voix s'altérât, qu'il avait fini par lui dire:

«Mais, Caroline, tu ne vois donc pas?

—Si fait, je vois; mais, comme je ne puis arrêter les chevaux, il est inutile de s'en occuper.»

La voiture versa sans que personne fût blessé. Madame la duchesse de Berry est une des créatures les plus courageuses que Dieu ait formée.

L'étiquette ne permettait pas de quitter le bal avant les princes. J'étais exténuée de fatigue lorsque je rencontrai monsieur le duc de Berry après le souper. Il me parut de très bonne humeur et enchanté de l'effet de son bal.

«Vous n'en pouvez plus, me dit-il, allez-vous-en.»

Je fis quelques difficultés.

«Allez, allez, c'est moi qui vous chasse. Bonsoir, ma vieille Adèle.»

C'était son terme d'amitié envers moi. Voilà les derniers mots que je lui ai entendu prononcer. La poignée de main qui les accompagna fut aussi la dernière que j'aie reçue de lui. Je ne reviens pas sur ces moments sans émotion. Avec de grands défauts, il avait des qualités très attachantes et, dans sa poitrine de prince, battait un cœur d'homme généreux.

Le samedi suivant, qui précédait le dimanche gras 13 février 1820, il y eut un bal costumé chez monsieur Greffulhe, riche banquier qui avait épousé mademoiselle du Luc de Vintimille et qu'on avait créé pair de France. La fête était très belle; tout ce qu'il y avait de meilleure et de plus élégante compagnie à Paris s'y réunit.

Monsieur le duc et madame la duchesse de Berry l'honorèrent de leur présence. La princesse ne dansa pas; mais, comme elle était vêtue en reine du moyen âge, avec un voile flottant et en velours chamarré de broderies d'or, on ne le remarqua pas.

On donnait, en ce temps, au théâtre de la porte Saint-Martin, une parodie de l'opéra des Danaïdes où l'acteur Potier, après avoir distribué de ces couteaux, dits eustaches, à ses filles pour tuer leur mari, ajoutait: «Allez, mes petits agneaux». Ce mot, dit par Potier d'une façon inimitable, avait fait la fortune de la pièce, et tout Paris le connaissait.

Le duc de Fitzjames avait adopté le costume de Potier et, les poches pleines de couteaux, en donnait à toutes les jeunes femmes en y ajoutant quelques phrases appropriées à leur situation personnelle. Il s'adressa particulièrement à madame la duchesse de Berry; ce fut sujet d'une longue plaisanterie sur l'endroit du cœur qu'il fallait frapper, et je vis madame la duchesse de Berry partir tenant encore ce couteau à la main. Hélas! vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées qu'un couteau plus formidable était enfoncé dans ce cœur qu'on lui conseillait de toucher.

Édouard de Fitzjames s'est souvent reproché ce badinage, bien innocent assurément, mais dont je conçois que le souvenir lui fut pénible.

Pendant tout le temps que le prince était resté au bal, monsieur Greffulhe ne l'avait pas quitté d'un instant. Il paraissait inquiet et préoccupé. Dès qu'il eut remis ses illustres hôtes dans leur voiture et qu'elle fut sortie de sa cour, il sembla débarrassé d'un pesant fardeau.

J'appris qu'il avait reçu de nombreux avertissements qu'on chercherait à profiter des facilités que donnait le masque pour assassiner monsieur le duc de Berry; mais, hormis le maître de la maison, personne ne faisait état de ces menaces anonymes. Tout le monde était fort gai, fort entrain; les plaisirs de tout genre se succédaient.

La coterie, à laquelle j'appartenais, se réunit le lendemain dimanche chez madame de La Briche. On y avait préparé une mascarade qui représentait un baptême de village. Un grand monsieur de Poreth, de six pieds de haut, en était le maillot; il portait sa nourrice. Tout était conçu dans cet esprit, et cette parade bouffonne ne manquait pas de gaieté.

On était fort en train de s'amuser, quoiqu'un des personnages de la farce, l'amphitryon de la veille, monsieur Greffulhe, eût été retenu chez lui par une indisposition dont, par parenthèse, il mourut cinq jours après.

Les éclats de joie étaient en pleine possession du salon, lorsqu'Alexandre de Boisgelin y entra. Il s'assit à côté de madame de Mortefontaine, près de la porte, et lui parla à voix basse. J'allais sortir, ils m'appelèrent.

Alexandre arrivait de l'Opéra. Il savait monsieur le duc de Berry atteint. Il avait vu l'assassin; il avait vu le sanglant couteau. Cependant il ignorait encore le danger de la blessure. Il croyait le blessé transportable, avait été donner des ordres à l'Élysée et retournait l'y attendre. Il nous imposa le silence, en promettant de revenir aussitôt que le Prince serait arrivé chez lui.

Nous restâmes, madame de Mortefontaine et moi, assises l'une près de l'autre et osant à peine nous regarder dans la peur d'éclater. Mais bientôt de nouveaux avertissements parvinrent dans ce salon où les plaisirs régnaient encore. Je n'oublierai jamais son aspect. Les groupes éloignés de la porte étaient livrés à la gaieté et aux rires, tandis que ceux plus rapprochés recevaient successivement la sinistre nouvelle et que la consternation gagnait de place en place, mais pourtant assez lentement. Personne ne voulant s'en faire le héraut, elle circulait tout bas de proche en proche.

Les hommes, qui pouvaient se débarrasser des costumes dont ils étaient affublés, se précipitaient dans les rues pour aller aux informations. Ceux qui avaient des devoirs à remplir couraient chez eux pour prendre leur uniforme. Bientôt nous nous trouvâmes entre femmes.

Il ne resta que monsieur de Mun, qui, vêtu en dame du château, lacé, colleretté, falbalassé, emplumé, ne pouvait se déshabiller. Il resta dans ce costume, toute la nuit au milieu des allants et des venants, des aides de camp, des valets, des ordonnances, car les messagers de toutes sortes ne nous manquaient pas, sans que personne, ni lui, ni nous, ni les survenants ne pensassent à le remarquer, tant le trouble était grand. Ce n'est que par la réflexion que nous nous en sommes souvenues.

Nous apprîmes que, loin que monsieur le duc de Berry fût venu à l'Élysée, madame de Gontaut avait reçu ordre de porter la petite Mademoiselle à l'Opéra et les femmes de madame la duchesse de Berry de l'y aller joindre. Enfin, à quatre heures du matin, on vint nous dire, du poste de l'Élysée, que les nouvelles étaient meilleures, que le prince avait été pansé, qu'il était calme et qu'on allait le transporter, couché sur des matelas. Chacun se sépara, la terreur dans le cœur. Dès sept heures, nous étions en campagne, mais c'était pour apprendre la fin de cette cruelle tragédie.

Les récits qui m'en ont été faits sont de la plus scrupuleuse exactitude. Ils me sont revenus par trop de bouches pour que j'en puisse douter un instant.

La mort de monsieur le duc de Berry a été celle d'un héros, et d'un héros chrétien. Il s'est occupé de tout le monde avec un courage, une présence d'esprit, un sang-froid admirables. Comment cela s'accorde-t-il avec le peu de résolution dont on a pu quelquefois le soupçonner? Hélas! je ne sais! Les hommes sont pleins de ces sortes d'anomalies inexplicables. Lorsqu'on veut les montrer parfaitement conséquents avec eux-mêmes, on ne fait plus que le portrait d'un personnage de roman.

Monsieur le duc de Berry venait de mettre sa femme en voiture. Les valets de pied fermaient la portière. Il rentrait à l'Opéra pour voir la dernière scène du ballet et recevoir d'une danseuse le signal de la visite qu'il désirait lui faire. Il était suivi de deux aides de camp; deux sentinelles portaient les armes des deux côtés de la porte.

Un homme passe à travers tout ce monde, heurte un des aides de camp au point qu'il lui dit: «Prenez donc garde, monsieur;» dans le même instant pose une main sur l'épaule du Prince, de l'autre enfonce, par-dessus l'épaule, un énorme couteau qu'il lui laisse dans la poitrine et prend la fuite sans que personne, dans tout ce nombreux entourage, ait le temps de prévenir son action.

Monsieur le duc de Berry crut d'abord n'avoir reçu qu'un coup de poing, et dit: «Cet homme m'a frappé,» puis, portant la main sur sa poitrine, il s'écria: «Ah! c'est un poignard; je suis mort.»

Madame la duchesse de Berry, voyant du mouvement, voulut aller vers son mari. Madame de Béthisy, sa dame de service dont je tiens ce détail, chercha à la retenir. Les valets de pied hésitaient à baisser le marchepied; elle s'élança de la voiture sans qu'il fût ouvert. Madame de Béthisy la suivit.

Elles trouvèrent monsieur le duc de Berry assis sur une chaise dans le passage. Il n'avait pas perdu connaissance; il dit seulement: «Ah! ma pauvre Caroline, quel spectacle pour toi!» Elle se jeta sur lui: «Prends garde, tu me fais mal.»

On parvint à le monter jusqu'au petit salon qui communiquait avec sa loge. Les hommes qui l'y avaient conduit se dispersèrent aussitôt pour aller chercher des secours; il se trouva seul avec les deux femmes.

Le couteau, resté dans la poitrine, le faisait horriblement souffrir; il exigea de madame de Béthisy de l'arracher, après y avoir vainement essayé lui-même. Elle se résigna à lui obéir. Le sang alors jaillit avec abondance; sa robe et celle de madame la duchesse de Berry en furent inondées.

Depuis ce moment jusqu'à l'arrivée des chirurgiens et les saignées qu'ils pratiquèrent, il ne fit plus entendre que des gémissements continuels, des mots entrecoupés: «J'étouffe, j'étouffe, de l'air, de l'air!» Ces pauvres femmes ouvraient la porte, et la musique du ballet inachevé, les applaudissements du parterre, venaient faire un contraste épouvantable à la scène qu'elles avaient sous les yeux.

Madame la duchesse de Berry déployait un sang-froid et une force de caractère qu'on ne saurait trop honorer, car son désespoir était extrême. Elle pensait à tout, préparait tout de ses propres mains, et la pensionnaire du matin était devenue tout à coup héroïque.

Je crois que monsieur le duc d'Angoulême arriva le premier des princes, puis Monsieur. Celui-ci s'était jeté dans la voiture de la personne venue l'avertir. On ignorait encore si cet assassinat n'était pas le commencement d'une conspiration plus générale; il pouvait y avoir du danger.

Le duc de Maillé, premier gentilhomme de la Chambre, ne pouvant trouver place dans la voiture, prit le parti de monter derrière, renouvelant ainsi, en occurrence honorable, le courtisanesque dévouement du vieux maréchal de Beauveau qui, en sa qualité de capitaine des gardes, était revenu de Rambouillet à Versailles derrière une chaise de poste où le jeune Louis XVI avait trouvé asile, un jour où il avait manqué ses relais à la chasse.

Combien les circonstances qualifient diversement les mêmes faits! La conduite du maréchal, malgré tout le succès qu'elle eut à Versailles, m'a toujours semblé d'un valet et l'action du duc de Maillé d'un loyal gentilhomme.

J'ai entendu raconter, à des témoins oculaires, que le passage du vieux Roi dans les corridors de l'Opéra, où il se traînait pour aller recevoir le dernier soupir du dernier de sa famille, avait un caractère plus imposant, par ce contraste même, que si pareille scène se fût passée dans l'intérieur d'un palais.

Les détails touchants qui accompagnèrent cette horrible catastrophe et qui eurent trop de témoins pour qu'on osât les discuter relevèrent beaucoup la famille royale aux yeux de la France, et la mort de monsieur le duc de Berry lui fut plus utile que sa vie.

Les plus petites circonstances de cette cruelle nuit me furent redites par les nombreux assistants et surtout par les princesses d'Orléans. Elles en étaient bouleversées lorsque j'allai chez elles le lendemain. Mademoiselle me raconta que le Roi avait dit à monsieur le duc d'Orléans, au moment ou madame la duchesse de Berry se précipitait sur le corps de son mari et refusait de s'en séparer:

«Duc d'Orléans, ayez soin d'elle; elle est grosse.»

Monsieur le duc de Berry lui avait également recommandé de prendre garde de ne point se blesser; mais il faut rendre justice à la jeune princesse; elle ne pensait aucunement à son état et était tout entière à son malheur. Elle ne faisait trêve à sa douleur que pour témoigner de sa méfiance et de sa haine à monsieur Decazes qui, abîmé dans sa propre consternation et enveloppé de son innocence, ne s'apercevait même pas de l'animadversion qu'il suscitait et qui éclatait en paroles et en gestes.

Cela fut poussé à un point si absurde que, monsieur Decazes ayant été dans la salle où était gardé Louvel et lui ayant, à la prière des médecins, demandé à voix basse si l'arme était empoisonnée, on eut l'infamie de dire autour de lui qu'il avait été s'entendre avec l'assassin!

Monsieur le duc de Berry ne cessa pas d'implorer la clémence du Roi pour ce misérable qu'il supposait avoir une vengeance personnelle à exercer contre lui, donnant ainsi un bel exemple de charité chrétienne.

Il recommanda à sa femme deux jeunes filles qu'il avait eues en Angleterre d'une madame Brown et dont il avait toujours été fort occupé. On les envoya chercher. Ces pauvres enfants arrivèrent dans l'état qu'on peut imaginer; madame la duchesse de Berry les serra sur son cœur.

Elle a été fidèle à cet engagement pris au lit de mort, les a élevées, dotées, mariées, placées près d'elle et leur a montré une affection qui ne s'est jamais démentie. Nous les avons vues paraître à la Cour, d'abord comme mesdemoiselles d'Issoudun et de Vierzon, puis comme princesse de Lucinge et comtesse de Charette.

Monsieur le duc de Berry confia ensuite, à l'indulgence de la vertu de son frère, le soin d'un enfant qu'il avait eu tout récemment d'une danseuse de l'Opéra, Virginie. Les sanglots de monsieur le duc d'Angoulême répondirent de son zèle à accepter ce dépôt. Je ne sais ce qu'est devenu ce petit garçon, mais j'ose répondre que monsieur le duc d'Angoulême ne l'a pas abandonné.

Monsieur le duc de Berry eut des mots touchants et parfaitement appropriés pour tout le monde. Il ne se fit pas un instant illusion sur son état et ne s'occupa que des autres. Il remplit ses devoirs religieux avec résignation et confiance et rendit son âme à Dieu avec une douceur tout à fait imprévue dans un caractère si violent.

S'il était permis de reprendre quelque chose à une si belle fin, je reprocherais au prince de n'avoir pas dit un mot de monsieur de La Ferronnays. Vingt-trois ans de dévouement valaient un souvenir; mais il était alors bien loin (à Pétersbourg). L'agonie ne dura que peu d'heures. Les objets présents ne laissèrent guère le temps de penser aux absents.

La mort de monsieur le duc de Berry causa une désolation générale. Les personnes qui s'en croyaient le moins susceptibles s'identifièrent aux chagrins de cette noble famille, et les relations de cette cruelle nuit arrachèrent des larmes mêmes aux plus opposants.

Il est inouï que ce farouche Louvel, qui poursuivait le Prince depuis longtemps, n'ait pas trouvé une autre occasion de le frapper. La vie irrégulière de monsieur le duc de Berry le menait presque journellement et sans aucune escorte dans les lieux où il semblait bien autrement facile de l'atteindre.

La même catastrophe, arrivée à la porte d'une danseuse, au moment où il sortait de cabriolet, aurait eu un tout autre effet sur le public que de le voir tomber dans les bras de sa jeune épouse, toute couverte de son sang, là où il était entouré de toutes les convenances de son rang. Sous ce rapport, il y eut quelque chose de providentiel dans un si grand malheur.

Le désespoir du palais de l'Élysée ne peut se décrire. Monsieur le duc de Berry, malgré ses vivacités, était adoré de ses serviteurs. Il était humain, généreux, juste et même facile, le premier moment de colère passé.

On ne sait pas assez qu'il a le premier introduit, en France, les caisses d'épargne. Il en avait fondé une pour sa maison et, pour encourager ses gens à y mettre, lorsqu'un d'eux avait économisé cinq cents francs, il doublait la somme. Il s'occupait lui-même de ces détails. Si un de ses domestiques avait besoin de reprendre l'argent placé, il s'informait de la nature de ses nécessités et, lorsqu'elles étaient réelles et honorables, y suppléait. Cette occupation de leurs petits intérêts lui valait leur dévouement passionné. Il fut pleuré de larmes venant du cœur.

Si monsieur le duc de Berry avait été élevé par des personnes raisonnables, si on lui avait appris à vaincre la fougue de ses passions, à compter avec les autres hommes, à sacrifier ses fantaisies aux convenances, il y avait en lui de l'étoffe pour faire un prince accompli. Tel qu'il était, sa mort n'était pas une perte ni pour son fils, ni pour sa famille, ni pour son pays.

La conviction que j'en avais ne m'a pas empêchée de le regretter sincèrement. Ce sentiment fut général. On en dira maintenant tout ce qu'on voudra, mais cette tragique nuit fut reçue comme une calamité nationale. Il s'éleva un long cri de douleur dans toute la France et les partis l'exploitèrent si bien qu'en trois jours il s'était changé en imprécations contre monsieur Decazes.

Les premières personnes qui les avaient exprimées n'avaient songé qu'à l'accuser d'incurie, mais le vulgaire, ayant pris le change, on ne chercha pas à le désabuser. Il fut établi, à la halle, que monsieur Decazes avait armé le bras de Louvel; et un député osa le dénoncer, à la Chambre, comme complice du crime. Cela ne supportait pas un moment d'examen. Mais la passion ne raisonne pas, et les gens de parti aiment mieux profiter de l'aveuglement des masses que de chercher à les éclairer.

D'un autre côté, on faisait valoir au château les douleurs de madame la duchesse de Berry. En supposant que ses répugnances fussent injustes, le Roi pouvait-il exiger qu'elle vît l'homme qui lui en inspirait de si vives? Son désespoir, son état n'exigeaient-ils pas des ménagements?

L'exaltation fut poussée au point que monsieur Decazes n'était plus en sûreté. Un frémissement menaçant se faisait entendre autour de lui quand il traversait les salles des gardes du corps, et sa vie était en danger dans tous les carrefours. Le Roi céda. Il s'agissait de le remplacer au ministère. Il était président du conseil et ministre de l'intérieur. Monsieur se chargea d'aplanir les difficultés.

Depuis que monsieur Pasquier avait remplacé le général Dessolle aux affaires étrangères, le duc de Richelieu avait prêté un amical et un loyal appui au ministère dont monsieur Decazes était le chef. Pour témoigner de sa bienveillance, il venait d'accepter la commission d'aller complimenter le roi George IV. La mort de son vieux père l'avait rendu souverain titulaire du pays qu'il gouvernait depuis quinze années comme prince régent.

Le duc devait partir à l'heure même où monsieur le duc de Berry expirait; son voyage fut retardé. Le Roi lui fit proposer de remplacer monsieur Decazes; il refusa. Monsieur l'envoya chercher, il le supplia d'accepter; le duc de Richelieu refusa de nouveau et plus péremptoirement vis-à-vis du Prince. Enfin, poussé jusque dans ses derniers retranchements, il lui dit que son objection la plus forte était l'impossibilité de gouverner pour un roi valétudinaire dont la vie semblait toujours prête à échapper, lorsqu'on avait contre soi l'héritier de la Couronne et tous ses familiers.

«Si j'acceptais, Monseigneur, dans un an vous seriez à la tête de l'opposition contre mon administration.»

Monsieur donna sa parole d'honneur de soutenir les mesures du duc de Richelieu de tous ses moyens. Le duc résistait toujours. Enfin il le supplia à genoux (et quand je dis à genoux, j'entends exprimer à deux genoux par terre), au nom de sa douleur, de venir au secours de sa famille et de protéger ce qui en restait du couteau des assassins.

Monsieur de Richelieu, ému, troublé, hésitait encore. Monsieur reprit:

«Écoutez, Richelieu; ceci est une transaction de gentilhomme à gentilhomme. Si je trouve quelque chose à redire à ce que vous ferez, je vous promets de m'en expliquer franchement avec vous seul, mais de soutenir loyalement et hautement les actes de votre ministère. J'en prends l'engagement sur le corps sanglant de mon fils; je vous en donne ma parole d'honneur, foi de gentilhomme.»

Monsieur de Richelieu, vaincu et profondément touché, s'inclina respectueusement sur la main qu'on lui tendait, en disant: «Je l'accepte, Monseigneur».

Trois mois après, Monsieur était à la tête de toutes les oppositions et au fond de toutes les intrigues; mais peut-être en ce moment était-il de bonne foi. Quoi qu'il en soit, il conduisit monsieur de Richelieu en triomphe chez le Roi qui l'accueillit avec peu d'empressement.

Autant Monsieur cherchait à faciliter la retraite de monsieur Decazes, autant le Roi désirait prolonger les obstacles dans l'espoir que la clameur s'apaiserait et qu'il pourrait conserver près de lui l'objet de toutes ses affections.

Monsieur Decazes jugeait plus sainement sa position. Il avait cherché à ramener l'opinion en présentant des lois d'exception et en demandant lui-même le rappel de la loi d'élection, celle-là même que naguère il soutenait avec tant de chaleur. Dès que ces démarches n'avaient pas suffi à lui concilier le public, il comprit que les ambitieux du parti ne permettraient pas aux exaltés de se calmer et qu'il lui serait impossible de braver la réprobation générale qui l'accablait en ce moment.

Monsieur de Chateaubriand eut assez peu de générosité pour imprimer que le pied lui glissait dans le sang. Certes, il était trop éclairé pour croire monsieur Decazes coupable du meurtre de monsieur le duc de Berry; mais il voulait le rendre impossible comme ministre, dans l'espoir d'être appelé au partage de sa succession. Ne pouvant faire tête à l'orage, le favori arracha au Roi la permission de se retirer. Le monarque ne céda qu'avec le plus vif chagrin et, pour adoucir un peu sa royale douleur, il le nomma pair, duc et son ambassadeur à Londres.

En attendant qu'il pût se rendre à sa nouvelle résidence, il partit pour ses terres dans le Midi. L'exaspération était si vive contre lui qu'il n'était pas sans danger de voyager sous son nom. Ses équipages étant assez nombreux pour attirer l'attention, il profita des relais commandés sur la route pour le duc de Laval-Montmorency qui retournait à son poste de Madrid.

Il faisait bon entendre les fureurs de celui-ci sur la fantaisie qu'avait eue monsieur le duc Decazes de voyager sous le nom de Montmorency.

CHAPITRE IV

Second ministère du duc de Richelieu. — Cadeaux éphémères au duc de Castries. — Procès de Louvel. — Intrigues du parti ultra. — Madame la duchesse de Berry y entre. — Exécution de Louvel. — Agitation politique. — Établissements faits à Chambéry par monsieur de Boigne. — Monsieur Lainé. — La reine Caroline d'Angleterre. — Sa conduite en Savoie. — Naissance de monsieur le duc de Bordeaux. — Mot du général Pozzo. — Promotion de chevaliers des ordres.

Monsieur de Richelieu devint président du conseil sans portefeuille; monsieur Pasquier resta aux affaires étrangères; monsieur Siméon eut l'intérieur; monsieur Portal la marine; monsieur de Serre les sceaux; monsieur Roy les finances. La guerre était entre les mains peu habiles du marquis de La Tour Maubourg, mais il représentait bien; son loyal caractère et sa jambe de bois imposaient; et monsieur de Caux conduisait l'armée.

En seconde ligne, cette administration était renforcée de messieurs de Reyneval, Mounier, Anglès, Saint-Cricq, Bequey, Barante, Guizot, etc.... Monsieur de Richelieu recherchait avec un soin scrupuleux les hommes de talent pour s'entourer de leurs lumières, en profiter et les faire valoir en les plaçant en évidence.

Personne moins que lui n'a été accessible à la petitesse de vouloir paraître éclairé de sa propre spontanéité. Il voulait consciencieusement trouver l'homme propre à la place et non pas la place propre à l'homme qu'il souhaitait favoriser. Aussi a-t-il eu beaucoup de partisans, mais point de clientèle.

Je crains que les gouvernements représentatifs ne soient établis sur un principe si immoral d'intérêt personnel que cette vertueuse impartialité, au lieu d'être un mérite, ne devienne un inconvénient dans un ministre. Je voudrais croire que non, mais l'expérience dit que oui.

De toutes les administrations de mon temps, celle-ci était incontestablement la plus forte, la plus habile et la plus unie. Aussi a-t-elle jeté, en moins de deux années, des fondations assez solides pour que la Restauration ait pu élever impunément dessus les folies accumulées pendant le cours de huit années consécutives. La neuvième a comblé la mesure et bouleversé l'édifice.

Si ce ministère avait duré plus longtemps, il y a toute apparence que le régime d'une monarchie sagement tempérée aurait été suffisamment établie dans tous les esprits pour imposer aux oppositions de droite et de gauche et résister à leur double attaque. Puisse-t-on retrouver ces utiles fondations! Puissent-elles n'être point perdues dans le déblai!...

Il a été constaté, par les événements subséquents, que cette forme de gouvernement satisfaisait complètement aux vœux et aux besoins de l'immense majorité du pays.

Ce second ministère Richelieu était ce qu'on a appelé depuis la révolution de 1830 juste milieu, ce qui, dans toutes les langues de tous les pays du monde, veut dire le plus près que les circonstances admettent de la sage raison.

Le Roi fut bien plus affecté de perdre monsieur Decazes qu'il ne l'avait été de la mort de son neveu. La violence qu'on faisait à ses sentiments les avait encore exaltés. Il soulageait ses chagrins par une multitude de petites effusions parfois ridicules.

La gravure de monsieur Decazes, magnifiquement encadrée, fut placée dans sa chambre. Le portrait en miniature figurait sur son bureau. Le jour du départ, il donna pour mot d'ordre Élie et Chartres, en accompagnant ces mots d'un gros soupir. Monsieur Decazes s'appelait Élie et devait coucher à Chartres.

Le lendemain, il donna Zélie, nom de madame Princeteau, et la ville où la caravane s'arrêtait. Puis ce fut le tour du nom de madame Decazes, Égidie. Il suivit ainsi les voyageurs, d'auberge en auberge, jusqu'à Bordeaux.

La veille du départ, le duc de Castries avait reçu, à neuf heures du soir, un beau portrait du Roi. À dix, on lui remit un magnifique ouvrage de Daniel sur l'Inde orné des plus belles gravures. L'un et l'autre étaient apportés, par un valet de pied, de la part du Roi. Peu accoutumé à ces petits soins, le duc se confondit en remerciements, en attendant qu'il allât lui-même mettre l'hommage de sa reconnaissance aux pieds de Sa Majesté.

À minuit, on entra dans sa chambre à grand fracas, «de la part du Roi». C'était un médaillier le plus élégant, avec des couronnes ducales relevées en bosse sur toutes les faces, contenant des médailles en or frappées depuis la Révolution.

Le duc de Castries se frottait les yeux, ne comprenant rien à sa nouvelle faveur. Après y avoir bien pensé, il se rendormit pour y rêver. À trois heures, on le réveilla de nouveau; mais cette fois le valet de pied venait, avec une multitude d'excuses, redemander tous les dons. Trompés par le titre de duc, que monsieur Decazes ne portait que depuis la veille, les gens du Roi avaient fait porter chez monsieur de Castries les objets que Sa Majesté destinait au favori. Le duc de Castries n'eut à son compte que les louis qu'il avait distribués aux porteurs de ces fugitives magnificences.

L'instruction du procès de Louvel mit en mouvement toutes les passions et les exigences royalistes. Peu s'en fallut que monsieur de Bastard ne passât pour son complice parce qu'il refusa d'en reconnaître dans tous ceux que l'esprit de parti signalait. Le duc de Fitzjames se distingua dans cette chasse aux assassins. Madame la duchesse de Berry s'y associa par une misérable et coupable intrigue.

Un pétard fut placé dans un poêle hors d'usage, situé dans un escalier dérobé de l'appartement du Roi. Il fit une assez violente explosion; toutefois, le vieux monarque en fut peu ému. On rechercha les auteurs de cet attentat sans pouvoir les découvrir. De nouveaux pétards furent ramassés dans les environs des Tuileries. Quelques-uns même partaient sous les fenêtres de madame la duchesse de Berry.

Bientôt elle trouva dans ses appartements des écrits effrayants. Une lettre surtout, placée sur sa toilette, contenait, au nom des associés de Louvel, des menaces atroces contre la princesse et l'enfant qu'elle portait dans son sein.

La police était désespérée de ne rien découvrir sur un complot qui se dénonçait ainsi lui-même avec tant d'audace. Comment avait-on pu pénétrer jusque chez madame la duchesse de Berry pour poser un papier sur sa toilette? Ses gens furent interrogés et leurs réponses ne faisaient qu'obscurcir l'affaire.

Enfin on arriva à une femme de chambre favorite de la princesse; elle se troubla si visiblement qu'on la pressa vivement de questions. On lui fit écrire quelques lignes, sous un prétexte quelconque; la répugnance qu'elle témoigna augmenta les soupçons. On la renvoya au palais pendant qu'on livrait son écriture aux experts; et les ministres, au rapport de cet interrogatoire, s'apitoyèrent fort sur le sort des grands exposés à trouver des traîtres parmi ceux qu'ils comblent le plus de faveur.

Le soir, le Roi assembla un Conseil extraordinairement et lui déclara, avec un peu d'embarras et une profonde tristesse, qu'il fallait couper court à toute perquisition. Il raconta qu'au retour de l'interrogatoire la femme de chambre avait prévenu sa royale maîtresse que mentir sous serment était au-dessus de ses forces. Elle voyait bien d'ailleurs que ces messieurs soupçonnaient la vérité et elle ne pouvait promettre de la cacher à une seconde séance.

Madame la duchesse de Berry envoya chercher son confesseur et le chargea de révéler à Monsieur que les pétards étaient de son invention, les lettres écrites sous sa dictée et placées par son ordre. Elle était bien sûre, au reste, de n'avoir en cela que prévenu la pensée des assassins et voulait stimuler l'attention de la police qu'elle présumait très mal faite, puisqu'on n'avait pas encore chassé tous les agents de monsieur Decazes.

Si ses bonnes intentions ne suffisaient pas à expliquer ses actions, il ne fallait s'en prendre qu'à elle, ses gens n'ayant agi que par son commandement exprès. Sa femme de chambre, ajouta-t-elle, n'avait écrit la fameuse lettre de menaces qu'après de longues représentations et un ordre impératif. Monsieur avait dû porter cette maussade communication au Roi, et celui-ci la transmettait au conseil. Après ce récit, fait d'une voix altérée, écouté les yeux baissés, le Roi ajouta:

«Messieurs, je vous demande de ménager le plus que vous pourrez la réputation de ma nièce quoiqu'elle ne mérite guère d'égards.»

En effet, on traîna encore en longueur cette affaire pour que les agents subalternes ne pussent pas deviner la révélation obtenue. On laissa revenir ceux des gens de la princesse qui étaient mandés, et même la dame à écriture. Les questions furent posées de façon à rassurer.

On ralentit petit à petit les poursuites et, au bout de quelques jours, il n'en resta, dans l'opinion publique, qu'une grande animadversion contre les mesures de la police qui n'avait rien pu découvrir, lorsqu'on avait des preuves matérielles que madame la duchesse de Berry était entourée d'assassins et de traîtres.

Les habitués du pavillon de Marsan furent les plus violents dans leurs clameurs.

Je crois que cette affaire est le début de madame la duchesse de Berry dans la carrière de l'intrigue. Il promettait; elle ne lui a pas manqué de parole.

Depuis la mort de monsieur le duc de Berry, madame la duchesse de Berry était établie aux Tuileries, dans l'appartement que le prince y avait conservé et où il avait l'habitude de tenir sa cour les jours de réception. Madame la duchesse de Berry s'est souvent repentie de n'avoir pas continué, dès le premier moment de son veuvage, l'indépendance d'un établissement séparé, car elle n'a plus obtenu la permission d'habiter l'Élysée.

Il fallait un véritable courage à la commission chargée de l'instruction du procès de Louvel et surtout à son rapporteur, le comte de Bastard, pour s'affranchir des influences dont on cherchait à les entourer. Le chancelier Dambray, pitoyable ministre, mauvais président de la Chambre des pairs, se trouvait mieux placé lorsqu'il la dirigeait comme cour et se montrait magistrat intègre et impartial.

Il soutint les conclusions du rapporteur qui montraient Louvel comme un fanatique atrabilaire et isolé, n'ayant communiqué avec personne depuis dix-huit mois qu'il nourrissait son affreux projet, tout en faisant la part aux doctrines révolutionnaires que la presse et les jacobins ne cessaient de propager.

Les ultras de la Cour, de la ville et surtout de la province furent loin de se tenir pour satisfaits de ces résultats de l'enquête, et chacun avait une preuve incontestable à rapporter de la complicité de quelque voisin.

Les débats n'apportèrent aucune révélation; la condamnation et l'exécution eurent lieu sans aucun obstacle. Louvel fut mené en place de Grève à trois heures de l'après-midi, escorté de l'exécration du peuple et sans exciter de trouble, quoique les esprits fussent mis en fermentation par la discussion de la nouvelle loi d'élection et qu'il y eût eu les jours précédents des rassemblements assez tumultueux pour devoir être réprimés par la force armée; mais ces groupes, formés principalement d'officiers à demi-solde et de jeunes étudiants excités par les députés libéraux, n'auraient pas voulu se déclarer en faveur d'un assassin.

Le gouvernement déploya la force nécessaire, sans rigueurs inutiles. Quelques coups de plat de sabre et de poitrails de chevaux suffirent. La sentinelle qui avait tiré sur le jeune Lallemant, étudiant en droit, fut mise en jugement. On acheva de discuter la loi. Les ministres Pasquier et de Serre emportèrent, un à un, les arguments avec autant de talent que d'habileté et la tranquillité se rétablit pour le moment.

Toutefois, le parti révolutionnaire s'était renforcé du parti militaire, gens d'action, arrêtés subitement dans une carrière de vanité et d'ambition, froissés et irrités dans tous leurs sentiments par la Restauration et animés contre elle d'une haine vindicative.

Ces dispositions avaient été réprimées pendant l'occupation étrangère, mais, depuis l'émancipation, il s'ourdissait partout des trames. C'était un danger inhérent à l'évacuation du territoire qu'il fallait prévoir et affronter.

Malgré le jugement de la Cour des pairs, madame la duchesse de Berry fit élever à Rosny un tombeau renfermant le cœur de son malheureux époux sur lequel elle fit inscrire: «Tombé sous les coups des factieux». Cela choqua le pays qui avait pris une part si généreuse à sa douleur.

Monsieur de Chateaubriand publia une histoire sur monsieur le duc de Berry où il représenta le crime comme celui de la France. Ces deux monuments élevés à sa mémoire indisposèrent contre elle.

Monsieur de Chateaubriand était profondément blessé de n'avoir pas été appelé à faire partie du nouveau ministère. Louis XVIII n'était rien moins que disposé à le nommer, et monsieur de Richelieu n'en voulait pas davantage pour collègue. Mais, comme il avait était fort avant dans toutes les intrigues du pavillon de Marsan, quoique Monsieur n'eût aucun goût pour lui, on obtint que le Roi payât les dettes qu'il a toujours en permanence, et il fut envoyé ministre en Prusse. Il ne resta guère à Berlin. Il avait déjà été nommé à Stockholm où il n'avait jamais voulu se rendre.

Je m'étais assez bien trouvée des eaux d'Aix, l'année précédente, pour avoir le désir d'y retourner. Je souhaitais d'ailleurs assister à l'inauguration d'un bel établissement que monsieur de Boigne fondait à Chambéry. C'est la maison de refuge de Saint-Benoît, destinée à recevoir quarante personnes, parmi la classe moyenne de la société, ayant dépassé l'âge de soixante ans et se trouvant sans ressource, des ecclésiastiques, de vieux militaires, d'anciens employés, etc.; des veuves ou des vieilles filles, ayant perdu leurs maris ou leurs parents, sans conserver de fortune.

Monsieur de Boigne avait doté cette maison d'un assez gros revenu et s'était complu à l'établir avec tous les soins qui devaient assurer à ses futurs habitants une existence aussi douce que paisible.

Je m'identifiai fort à cette noble pensée et je fis, avec satisfaction, les honneurs du premier repas donné aux réfugiés (c'est le nom qu'on assigna aux habitants de la maison Saint-Benoît) et aux autorités du pays invitées à cette occasion. Je passai la journée, et presque la totalité du lendemain, avec les nouveaux installés dont le contentement faisait bonheur à voir. Monsieur de Boigne n'avait rien négligé pour rendre [le séjour] confortable.

De tous les nombreux bienfaits dont il a doté Chambéry, la maison du refuge m'a toujours paru la plus utile et la plus satisfaisante pour son cœur. Il a construit une aile à l'hôpital, un hospice pour les aliénés, un pour les voyageurs, un autre pour les maladies cutanées. Il a bâti des casernes, un théâtre, ouvert des rues, planté des boulevards, construit des maisons; et, pour couronner l'œuvre, rétabli un couvent de capucins et un collège de Jésuites lorsque, dans les dernières années, il devint très dévot, à sa façon pourtant car, avec l'autorisation du directeur jésuite, les capucins faisaient le carême, jeûnaient et mangeaient maigre pour le général de Boigne, moyennant des bons de deux mille livres de viande qu'il donnait au couvent, à prendre sur les bouchers de Chambéry.

Je ne sais pas trop comment cela s'arrangeait. Il est avec le ciel des accommodements. Cette façon de faire maigre m'a toujours extrêmement réjouie, et monsieur de Boigne ne se faisait faute d'en plaisanter lui-même les capucins ses bons amis.

C'est pendant le séjour que je fis aux eaux, cette année, que je vis le plus familièrement monsieur Lainé et que je me confirmai dans l'idée qu'il n'était point du tout homme d'État. Lui-même répétait souvent qu'il n'était nullement propre aux affaires.

Il avait refusé la demande que monsieur de Richelieu lui avait faite de rentrer au ministère. Cependant, par suite de cette inconséquence naturelle à la vanité humaine, il ne laissait pas d'être blessé que ce sacrifice n'eût pas été exigé de son patriotisme.

La grande conspiration militaire, qui se préparait depuis plusieurs mois, éclata au mois d'août de cette année. Monsieur Lainé en recevait les détails par chaque courrier. Il n'arrivait que deux fois la semaine.

Monsieur Lainé ouvrait ses lettres avec le frisson et leur lecture déterminait un accès de fièvre, soit qu'elles lui apportassent l'espoir ou l'inquiétude. Il venait les attendre chez moi, et je l'ai vu passer alternativement, trois fois en dix jours, de la confiance absolue à un entier découragement: tout était sauvé; tout était perdu.

Il déduisait alors les motifs de ses craintes ou de ses espérances avec une éloquence bien propre à entraîner mais qui perdit bientôt toute influence sur mon esprit par la mobilité des impressions qu'elle exprimait. Et c'était moi, faible femme, qui cherchais à le remonter en lui répétant ses arguments de la veille; mais il ne les écoutait plus dès que son imagination se trouvait autrement frappée. Après avoir fait son hymne de joie ou de désespoir, il retournait chez lui, se mettait au lit, avait un accès de fièvre, et attendait le jour de poste en devisant plus tranquillement dans l'intervalle.

Monsieur Lainé était un homme grand, sec, dégingandé, gauche, d'une figure laide et dénuée de toute physionomie. Sa conversation était généralement froide, compassée et peu intéressante. On pouvait passer des soirées entières avec lui en lui entendant jeter, çà et là, dans la conversation des phrases courtes, sans rédaction et sans effet; mais, si quelque circonstance frappait son imagination, alors le dieu se révélait en lui, sa physionomie s'animait, son regard brillait, son geste s'ennoblissait, sa voix devenait sonore et timbrée; il s'opérait en lui une véritable métamorphose, mais aussi une surexcitation après laquelle il retombait dans un état d'atonie véritable.

C'était pour lui-même que monsieur Lainé éprouvait ces mouvements d'inspiration; il n'avait pas besoin d'être exalté par son auditoire. Je lui ai entendu faire, dans ma petite chambre d'Aix, dix morceaux qui auraient été applaudis avec transport s'ils avaient été prononcés à la tribune; mais aussi, s'il avait fallu répliquer, un instant après, à quelque antagoniste, hormis qu'il n'eût réussi à le mettre en colère, notre brillant improvisateur n'aurait eu ni un mot, ni une pensée à son service.

Monsieur Lainé avait un magnifique talent d'opposition; personne ne s'élevait plus grandement, plus noblement contre ce qu'il trouvait le mal; mais le genre même de son éloquence n'était pas gouvernemental. Il était trop irrité contre les arguments de mauvaise foi qu'emploient les partis et, lorsqu'il ne les pulvérisait pas au premier coup, il était incapable de leur faire cette guerre de poste à laquelle les ministres sont astreints. Il m'est resté, des six semaines que j'ai passées à voir monsieur Lainé tous les jours, de l'amitié pour sa personne, de l'admiration pour son éloquence et nulle confiance dans son jugement.

Les équipages de la reine Caroline d'Angleterre traversèrent Aix. On nous dit qu'elle avait séjourné dans une auberge sur la route de Genève; d'étranges récits nous en parvinrent.

Curieuse de savoir la vérité sur les détails, je m'en enquis lorsque, peu de temps après, je suivis le même chemin. Je descendis de voiture à Rumilly et j'entrai dans l'auberge. Une jeune fille, ayant l'air très décent, travaillait dans la cuisine; je lui fis quelques questions sur le séjour de la Reine. Elle me répondit, en baissant les yeux, qu'elle ne savait rien.

«Est-ce qu'elle ne s'est pas arrêtée ici.

—Si fait, madame, mais je n'y étais pas.»

L'hôtesse alors s'approcha et me raconta que cette reine était restée huit jours chez elle, mais que, dès la première soirée, elle s'était empressée d'envoyer ses filles chez une de leurs tantes:

«J'étais honteuse, madame, de ce que je voyais moi-même et j'avais répugnance à envoyer mes servantes pour la servir.»

Il paraît que le courrier Bergami était devenu trop bonne compagnie pour satisfaire aux goûts de cette impudique princesse. Elle en était pourtant dominée. Mais, sous prétexte d'une conférence avec le ministre d'Angleterre à Berne, pour régler son passage en Suisse, elle l'avait expédié en mission de confiance, et elle avait passé la semaine de son absence à Rumilly dans une orgie perpétuelle avec ses autres valets.

L'indignation était arrivée à un tel point dans le petit bourg ainsi sali de sa présence que, le jour de son départ, une querelle s'étant élevée entre un de ses gens et un postillon et la Reine prétendant imposer silence de sa parole royale, il y eut une explosion de fureur générale. Toute la population y prit part. On la voulait lapider, et elle en courut quelque risque.

Voilà l'honorable personne qu'une partie notable de la nation anglaise réclamait à grands cris comme souveraine. Nouvelle preuve de la bonne foi des oppositions en tous pays.

Après avoir passé quelques jours dans l'enchantement que je suis toujours assurée de retrouver à Genève, je traversai le Jura, au milieu de la neige, et j'arrivai à Paris la veille de la naissance de monsieur le duc de Bordeaux. Je ne nierai pas qu'elle ne m'ait causé une vive joie et que je n'aie répété toutes les exagérations royalistes sur cet enfant du miracle, comme nous l'appelions.

Véritablement, lorsqu'on pense que son père avait péri pour assurer l'extinction de la race et que ce faible rejeton avait échappé à toutes les excitations morales et physiques de sa malheureuse mère pendant cette fatale soirée du 13 février, il était permis de trouver là le doigt de la Providence et de compter sur sa protection.

Toutefois, je me rappelle parfaitement une circonstance qui me frappa dans le temps et que nous avons bien souvent remémorée depuis. Je me promenais dans mon salon avec Pozzo et je poétisais sur cette naissance depuis une heure. Tout à coup, il s'arrêta, posa sa main sur mon bras, et me dit:

«Vous voilà bien contente, bien joyeuse, bien charmée! Vous entendez toutes ces cloches qui sonnent, hé bien, c'est le glas de la maison de Bourbon; souvenez-vous de mes paroles.»

Pozzo n'avait que trop bien prévu. La naissance de monsieur le duc de Bordeaux excita sa famille à vouloir rétablir la monarchie absolue, en même temps qu'elle enlevait au peuple l'espérance de l'extinction naturelle de la branche aînée avec laquelle il ne se sentait pas en sympathie.

C'est ainsi que la prévision des faibles mortels est souvent trompée par les décrets de la Providence et que nos cris d'allégresse devaient se transformer en larmes de regrets. Je dois à Pozzo la justice de reconnaître qu'il a été du bien petit nombre de gens qui le prédirent dès alors.

Le duc de Wellington exprimait à peu près la même idée, au mariage de monsieur le duc de Berry, lorsqu'en répondant à quelqu'un qui trouvait madame la duchesse de Berry trop frêle pour donner l'espoir d'avoir des enfants, il dit: «Ce serait un grand bonheur pour la Restauration. Sa meilleure chance pour s'établir est de laisser l'espérance de l'extinction de la branche régnante!»

Les partis firent courir des bruits sur la naissance de monsieur le duc de Bordeaux que la royale impudeur de sa mère ne permit pas de soutenir.

Je n'entrerai dans aucun détail ni sur ses couches, ni sur le procès de la reine d'Angleterre. Tout ce que je dirai c'est qu'entre les procès-verbaux de l'héroïsme maternel de l'une de ces princesses et les scandaleuses dépositions sur la vie de l'autre, les gazettes furent, pendant quelques jours, d'une si dégoûtante indécence qu'on n'osait pas les laisser sur la table.

Il y eut au moment du baptême de monsieur le duc de Bordeaux une promotion de chevaliers des ordres. On avait hésité à en faire jusque-là parce que le Roi ne pouvait tenir chapitre avant d'avoir été sacré, et les infirmités de Louis XVIII ne lui permettaient pas de s'exposer à tous les regards pendant une si longue et si fatigante cérémonie.

On se décida cependant à faire des chevaliers. Mon père ne fut point porté sur la liste. Il en fut même comme exclu, car tous les autres ambassadeurs, en activité et en retraite, furent nommés. Le Roi conservait du mécontentement de sa retraite et monsieur de Richelieu eut le tort de ne pas insister et de laisser donner un dégoût très vif à un de ses plus chauds partisans qui, par cette retraite même, lui avait donné une marque de confiance plus constitutionnelle qu'il n'entrait encore dans les idées françaises.

Mon père en fut profondément blessé, et je me reproche de n'avoir pas assez partagé son chagrin. Ne trouvant que peu de sympathie autour de lui, il le renferma dans son sein, et j'ai su depuis qu'il en avait grandement souffert. S'il l'avait épanché, peut-être lui aurait-il été moins sensible; mais je ne pouvais me persuader que sa haute raison attachât tant de prix à une décoration qui me semblait si futile.

CHAPITRE V

Insurrections militaires. — Congrès de Troppau. — Habileté du prince de Metternich. — Il se raccommode avec l'empereur Alexandre. — Conduite du vieux roi de Naples. — La «Paüra». — Description qu'il en fait. — Insurrection du Piémont. — Le prince de Carignan. — Conduite du général Bubna à Milan. — Mort de l'empereur Napoléon.

L'épidémie des insurrections militaires gagnait de plus en plus. Elle avait éclaté d'abord à Cadix; une tentative avait eu lieu chez nous. Naples en fut attaquée, et bientôt après le Piémont.

L'insurrection à Naples était devenue une révolution; notre cabinet se refusait à l'intervention armée des autrichiens. Il espérait, par des négociations, amener les napolitains eux-mêmes à renoncer à une partie des concessions arrachées aux terreurs de leur vieux Roi et à se contenter de sacrifices qui laissassent du moins la possibilité d'un gouvernement monarchique. En d'autres termes, il désirait faire remplacer la constitution espagnole de 1812 par la charte française de 1814. Les puissances absolutistes se souciaient peu d'un pareil exemple. Il y eut un congrès assemblé à Troppau.

Je n'écris pas l'histoire et ne prétends point donner le journal de ce congrès ni de ceux qui le suivirent. Je n'en parle que pour citer une anecdote peu connue; je la tiens de bonne source et elle ne laissa pas d'influer sur le destin du monde.

L'empereur Alexandre, dont le libéralisme commençait à se calmer beaucoup, se trouvant à un grand dîner chez l'empereur d'Autriche, s'exprima en termes fort chauds contre les fauteurs de révolutions. Il assura que les gouvernements militaires étaient seuls à l'abri des bouleversements, ajouta qu'à la vérité la moindre insurrection des troupes y serait mortelle, puis affirma que les armées autrichiennes, russes et prussiennes étaient complètement....

Le prince de Metternich lui coupa la parole en parlant d'autre chose. L'Empereur parut surpris et choqué. Tout le monde fut étonné, et le dîner s'acheva dans le silence. À peine levé de table, le prince s'approcha de l'Empereur et lui demanda pardon de son impertinence; il avait cru remarquer dans ses paroles l'ignorance de ce qui se passait en Russie et avait voulu l'empêcher de les prononcer.

Il apprit à l'Empereur l'insurrection de la garnison de Pétersbourg: elle avait déposé ses officiers et quitté la ville pour marcher sur les colonies militaires. L'Empereur protesta de l'impossibilité d'un pareil fait. Monsieur de Metternich le supplia d'attendre avant de se prononcer hautement, promettant de garder le secret le plus absolu, et de laisser Sa Majesté Impériale être le premier à répandre la nouvelle dans les termes qui lui conviendraient le mieux.

Quarante-huit heures s'écoulèrent. Enfin, le troisième jour arriva le courrier de Pétersbourg. Il apportait la confirmation de l'insurrection et du départ des troupes.

Leur présence dans les colonies militaires aurait pu entraîner les suites les plus graves, mais elles avaient été poursuivies et ramenées, moitié par force moitié par persuasion. Le danger était conjuré, et c'était pour pouvoir en donner l'assurance à l'Empereur qu'on avait retardé jusque-là le départ du courrier.

Il fut très mécontent d'avoir appris des événements de cette importance par une voie étrangère et tança vertement son monde; mais il conçut une grande idée de la manière dont le prince de Metternich était instruit par ses agents et beaucoup de reconnaissance du secret qu'il avait fidèlement gardé, même vis-à-vis de l'Empereur son maître. C'est à dater de ce moment que l'empereur Alexandre commença à se livrer, d'une part, aux terreurs qui ont empoisonné le reste de sa vie et, de l'autre, à une confiance pour le prince de Metternich qui bientôt ne connut plus de borne.

Dans ces conjonctures, le prince Ypsilanti quitta le drapeau russe pour lever en Grèce celui de l'indépendance. À toute autre époque, le cabinet de Pétersbourg, qui préparait cette catastrophe depuis un siècle, l'aurait assurément appuyé de tous ses moyens; mais l'Empereur, effrayé de ce qui portait le caractère d'insurrection et surtout d'insurrection militaire, céda facilement aux exhortations du prince de Metternich. Celui-ci ne voulait pas de guerre en Orient. Son seul but était d'assurer la domination autrichienne en Italie.

On avait déjà vu le vieux Roi de Naples arriver à Troppau, accompagné de deux énormes lévriers seuls objets de ses sollicitudes, rapporter tous les engagements pris avec ses sujets, manquant ainsi aux serments les plus solennels au risque des dangers qu'il pouvait faire courir à son fils, resté à Naples en otage de sa bonne foi. On l'avait vu suivre les souverains alliés à Laybach, passer dans les rangs des troupes autrichiennes, prêcher la croisade contre ses propres États et, les larmes aux yeux, demander vengeance envers ceux qu'il avait juré de protéger. Ses vœux étant accomplis et son pays conquis, occupé, foulé et ruiné par l'étranger, il reprit assez de courage pour consentir à y retourner.

On le fit accompagner par des commissaires de toutes les puissances, en partie pour le soutenir contre ses propres terreurs, en partie pour donner à sa cause triomphante l'appui moral de la sanction européenne et plus encore pour modérer la cruauté des réactions que la peur dont il était encore dominé aurait pu lui inspirer. Naples se rappelait en frémissant son premier retour de Sicile, et le monde n'en avait pas perdu la mémoire.

Le prince héréditaire vint à sa rencontre jusqu'à Rome. Les commissaires assistèrent à l'entrevue de ces deux royaux personnages, et c'était la rougeur sur le front que Pozzo, pleurant d'un œil et riant de l'autre, racontait la discussion qui s'éleva entre eux sur l'excès des craintes qu'ils avaient mutuellement ressenties.

En Italie, les choses s'appellent par leur nom; on ne cherche pas de circonlocution. Et c'était de leur maladetta paüra que le père et le fils s'entretenaient librement:

«E che paüra ti! è io che ho avuto paüra.

—Oh! cara maestà no, non era niente, è dopo la sua partenza ch'è venuta la vera paüra.»

Et puis ils racontaient tous les degrés et tous les effets de cette terrible paüra avec une candeur qui pourtant ne touchait guère leurs auditeurs.

Pozzo me disait: «En sortant de cette entrevue, mes collègues et moi nous avons été vingt-quatre heures sans oser seulement nous regarder.»

Le prince de Metternich fait, au même sujet, un récit où il convient de joindre la pantomime lazaronesque au jargon du vieux Roi pour qu'il ait tout son mérite.

Ferdinand lui parlait sans cesse à Laybach di questa maladetta paüra. L'impassibilité du ministre persuadant au Roi qu'il n'appréciait pas toute l'importance de ce mobile, il lui demanda un jour s'il savait bien ce que c'était que la «paüra». Sur la réponse un peu dédaigneuse de monsieur de Metternich, le Roi reprit, avec une extrême bonhomie:

«Non ... non ce n'est pas ça ... ve lo dirò io.... C'est une certa cosa qui vous piglia là», en mettant sa main sur le sommet de sa tête et faisant le geste de tordre; «et qui vous prend les cervelles et les fait danser fin qu'on croit qu'elles vont sortir de la tête; poi scende al stomacho ... on croit qu'on va svenare ... pare qu'on se meurt...» Et il mettait les deux mains sur son estomac, «poi scende un po più giù», les deux mains suivaient. «On sent une dolor del diavolo, et poi ... poi ... brebre brebre»...; en lâchant les mains et terminant sa description physiologique par un geste expressif.

Lorsque l'insurrection militaire se déclara en Piémont, le roi Victor donna sa démission et descendit du trône plutôt que d'imiter le roi de Naples en s'humiliant devant ses sujets pour les trahir par la suite. Victor avait à la fois trop de courage et trop de loyauté pour jouer un pareil rôle. Celui qu'accepta le prince de Carignan dans cette triste affaire, si mal conçue, lui attira l'animadversion de tous les partis.

J'avoue que je me sens un assez grand fond de bienveillance envers ce prince pour être tentée de l'excuser. Il était bien jeune: nourri dans la haine des autrichiens qu'il avait raison de détester, il savait ce sentiment partagé par le Roi.

On l'avait entouré et persuadé qu'il s'agissait d'entrer dans une ligue commune à tous les peuples de la péninsule. Naples était déjà émancipée. La Lombardie, la Romagne, la Toscane devaient lever à la fois le drapeau de l'indépendance et expulser les allemands de leur sein. La nationalité italienne une fois rétablie, on diviserait ce pays en deux grands États capables de se défendre eux-mêmes contre leurs voisins, et la maison de Savoie se trouverait naturellement appelée à gouverner celui du nord.

Voilà le roman à l'aide duquel on avait fait entrer le prince de Carignan dans la conspiration, en lui assurant que le Roi lui-même y donnerait les mains avec joie, une fois le mouvement commencé.

Lorsqu'il vit le Piémont seul s'émouvoir et que, loin d'amener la réunion de l'Italie sous la protection du roi de Sardaigne, l'insurrection avait pour but de le dépouiller de son autorité, le prince de Carignan s'aperçut qu'il était joué par la faction révolutionnaire. Il voulut se retirer du complot, s'y prit maladroitement, livra ses anciens confidents et compromit sa réputation d'homme d'honneur fort au delà peut-être qu'il ne le méritait. Quoi qu'il en soit, la punition fut dure. Il fut chassé de Turin, et l'asile qu'il trouva chez son beau-père à Florence ne lui fut ouvert que sous les conditions les plus rigoureuses et les plus humiliantes.

L'habileté du général Bubna, gouverneur autrichien, avait déjoué les trames ourdies en Lombardie avec tant de bonheur, que la tranquillité y fut maintenue, sans avoir recours à de grandes sévérités. Il lui suffit de se montrer instruit des menées et d'avertir les fauteurs de troubles qu'ils devaient s'éloigner.

La façon dont il expulsa lord Kinnaird, un des agents les plus actifs du complot, est bien dans son caractère. Tous les jours, lord Kinnaird faisait la partie de whist du général. Un soir, au lieu de l'à demain habituel, Bubna accompagna son serrement de main quotidien de:

«Bonsoir, mon cher lord, bon voyage.

—Comment, bon voyage?

—Hélas! oui, vous nous quittez.

—Point du tout.

—Ah! si fait; j'ai visé votre passeport, vos chevaux sont commandés pour cinq heures du matin. Bon voyage, mon cher lord. Si vous teniez à avoir une escorte, elle serait à vos ordres à six heures, mais le pays est tranquille et je ne pense pas que ce soit nécessaire. Bonjour, mon cher lord, bon voyage.»

Lord Kinnaird partit en effet à cinq heures bien précises, sans attendre l'escorte que Bubna lui aurait infailliblement envoyée. Ce congé donné de cette façon, devant quarante personnes, avertit les complices qu'ils étaient découverts et qu'il fallait renoncer à une trame où la plupart des assistants étaient entrés.

Le général Bubna conseilla plus confidentiellement à quelques seigneurs de Lombardie, les plus compromis, une courte absence et surtout un voyage à Vienne. Ce ne fut qu'après sa mort que les complots se renouvelèrent et que des gouverneurs moins habiles eurent recours à des mesures plus acerbes.

Tandis que les passions révolutionnaires s'agitaient en Europe, la main puissante qui les avait domptées et fait servir à répandre son nom dans tout l'univers, cette main désarmée qui effrayait encore les nations cédait au plus terrible des vainqueurs.

Le 5 mai 1821, Napoléon Bonaparte exhalait son dernier soupir sur un rocher au milieu de l'Atlantique. La destinée lui avait ainsi préparé le plus poétique des tombeaux. Placée à l'extrémité des deux mondes, et n'appartenant qu'au nom de Bonaparte, Sainte-Hélène est devenue le colossal mausolée de cette colossale gloire; mais l'ère de sa popularité posthume n'avait pas encore, commencé pour la France.

J'ai entendu crier par les colporteurs des rues: La mort de Napoléon Bonaparte, pour deux sols; son discours au général Bertrand, pour deux sols; les désespoirs de madame Bertrand, pour deux sols, pour deux sols, sans que cela fît plus d'effet dans les rues que l'annonce d'un chien perdu.

Je me rappelle encore combien nous fûmes frappées, quelques personnes un peu plus réfléchissantes, de cette singulière indifférence; combien nous répétâmes: «Vanité des vanités et tout est vanité!» Et pourtant la gloire est quelque chose, car elle a repris son niveau, et des siècles d'admiration vengeront l'empereur Napoléon de ce moment d'oubli.

Je ne puis donner des détails particuliers sur les temps de son exil. Ils ne me sont arrivés que par des séides ou des détracteurs. J'ai connu quelques-unes des personnes qui l'ont accompagné, mais elles voulaient tirer parti de leurs paroles. Gourgaud prétendait vendre ses révélations, Bertrand exploiter sa fidélité. Ni l'un ni l'autre ne méritaient de confiance dans leurs récits. Encore moins pouvait-on se fier à ceux de sir Hudson Lowe qui, accablé du poids de sa responsabilité, avait compris sa mission fort gauchement. Il tracassait l'Empereur dans les détails et lui cédait dans les choses essentielles.

S'il était possible de se faire une idée un peu juste sur l'ensemble de son existence à Sainte-Hélène, il me semble qu'elle a été composée de grandeur dans les souvenirs dont ses belles dictées font foi, et de petitesses dans les actions dont la correspondance avec sir Hudson Lowe fait aussi témoignage.

Au surplus, l'Empereur avait ce caractère de l'omnipotence que, même au sommet de sa gloire et occupé à culbuter les empires, il trouvait encore le temps d'entrer avec chaleur dans des détails qu'un simple particulier aurait négligés sans scrupule. La puissance de Dieu soigne l'aile du moucheron. Peut-être ce que notre malveillance qualifiait de petitesse était-il l'excès de la force.

Lord Castlereagh, en entrant dans le cabinet de George IV, lui dit:

«Sire, je viens apprendre à Votre Majesté qu'Elle a perdu son plus mortel ennemi.

—Quoi, s'écria-t-il, est-il possible! elle est morte!»

Lord Castlereagh dut calmer la joie du monarque en lui expliquant qu'il ne s'agissait pas de la Reine, sa femme, mais de Bonaparte. Peu de mois après, les espérances conçues par le Roi furent accomplies. Il faut convenir que, si jamais de pareils sentiments peuvent être justifiés, c'était assurément par la conduite de la reine Caroline. Sa mort fut un soulagement pour tout le monde, et surtout pour le parti qui avait entrepris la tâche impossible de l'honorer. Elle périt victime de ses excès.

CHAPITRE VI

Intrigues contre le ministère. — Madame du Cayla. — Retraite du ministère. — Formation du nouveau ministère dont monsieur de Villèle est le chef. — Son caractère. — La Congrégation. — Ses projets.

Le cabinet, à la tête duquel se trouvait placé le duc de Richelieu, s'occupait activement des affaires. La France reprenait son rang parmi les nations; on commençait à compter avec elle. La question d'Orient s'entamait et elle prétendait [avoir] place au banquet. La prospérité intérieure s'établissait avec la tranquillité. La Chambre des pairs avait montré une grande indulgence envers les conspirateurs du mois d'août 1820; mais la sagesse du gouvernement maintenait les artisans de trouble dans le respect et cette longanimité n'avait pas eu de grands inconvénients. Des lois sages se préparaient. Tout enfin annonçait la session comme devant être calme et utile pour le pays.

Le ministère, occupé de ses travaux et composé de gens éloignés des intrigues de la Cour, ignorait ou attachait trop peu d'importance à ce qui s'y tramait.

Le roi Louis XVIII avait besoin d'un favori. L'éloignement de monsieur Decazes le laissait dans un isolement qu'il lui fallait combler. Si un des ministres avait voulu prendre ce rôle, le Roi s'y serait prêté volontiers, mais aucun n'était propre à le remplir.

Le hasard conduisit madame du Cayla dans le cabinet du monarque. Elle avait des restes de beauté, était spirituelle, intrigante et possédait surtout un fond de bassesse que rien n'épouvantait. Les tristes séductions employées auprès du vieux Roi ne le cédaient qu'à l'ignoble salaire qu'elle en recevait. Si le ministère avait été plus éclairé sur ses manœuvres, on aurait pu la retenir dans une situation subalterne et mercenaire: l'or aurait suffi à son âpreté; mais il la méprisa trop. Elle eut le temps d'établir son influence et voulut l'exercer politiquement.

Je ne sais si elle conçut l'idée d'allier sa fortune à celle de monsieur de Villèle ou si monsieur de Villèle pensa le premier à se servir de ce vil instrument, mais, ce dont je suis sûre, c'est que Sosthène de La Rochefoucauld, depuis de longues années le soupirant plus ou moins heureux de madame du Cayla, devint l'intermédiaire de cette alliance encore très secrète. Une fois conclue, on y fit facilement entrer Monsieur, et la chute du ministère Richelieu fut décidée dans ce petit conseil, sous le patronage de la Congrégation.

L'intrigue éclata dès l'ouverture de la session. On proposa dans l'adresse, en réponse au discours du Roi, une phrase qui se pouvait interpréter comme un blâme aux ministres, et il fut bientôt évident qu'elle serait soutenue par les deux oppositions, de droite et de gauche, réunies pour attaquer le ministère dans cette conjoncture.

Les doctrinaires, sous l'influence de leur chef monsieur Royer-Collard, firent l'appoint de cette majorité factice, bien persuadés qu'ils étaient devoir tomber en trois mois un ministère ultra et d'être appelés à le remplacer.

Monsieur Royer-Collard possède une de ces ambitions occultes qui prétend tout obtenir en ayant l'air de tout dédaigner. Il n'en est pas de plus dangereuses ni de plus amère. Il s'était fait une grande existence avec un peu de talent et beaucoup d'emphase. On peut citer de lui deux ou trois discours remarquables et un grand nombre de mots, plus creux que profonds, mais qui ont eu grande vogue pendant un certain temps.

L'alliance précaire des partis était le résultat des manœuvres de monsieur de Villèle. Si le ministère avait méprisé cette union contre nature, elle ne pouvait durer huit jours; mais monsieur de Villèle s'était bien flatté de trouver monsieur de Richelieu trop honorablement susceptible pour s'obstiner à garder une place où il semblait atteint par la désapprobation d'un des organes de la nation. Son espérance fut justifiée. Ce fut une faute, car la Chambre des députés parlait au nom de l'intrigue; mais ces genres de fautes n'appartiennent qu'aux plus nobles caractères. D'ailleurs le Roi, déjà gagné par les blandices de madame du Cayla, loin de solliciter ses ministres de braver une situation évidemment transitoire, les encouragea à faire du vote de l'adresse une question de cabinet.

Lorsqu'il fut constaté que tout le parti ultra, dont Monsieur était le chef, travaillait aussi activement que lui-même au renversement du ministère, monsieur de Richelieu alla trouver le prince et lui demanda compte de cette parole de gentilhomme donnée, avec tant de solennité, l'année précédente.

Monsieur ne se déconcerta nullement: «Oh! je vous en aurais dit bien d'autres pour vous faire accepter alors; les temps étaient si mauvais que nous étions encore heureux de n'être réduits qu'à vous et de pouvoir nous arrêter aux gens de votre nuance d'opinion; mais vous comprenez bien, mon cher duc, que cela ne pouvait durer.»

Monsieur de Richelieu lui tourna le dos, avec plus d'indignation que de respect. Il rassembla ses collègues et, après une longue conférence, ils conclurent que, s'il était facile de résister à la coalition improvisée des deux oppositions et à sa majorité factice, il était impossible, en revanche, de gouverner utilement avec l'hostilité de Monsieur. Rien n'aurait été plus aisé que de le rendre odieux au pays en démasquant ses intrigues, ses intentions et de le reléguer à n'être qu'un chef de faction; mais le cabinet était composé de gens trop consciencieux et trop royalistes pour vouloir achever de dépopulariser un prince, héritier de la couronne, que la santé du Roi plaçait sur l'estrade même du trône.

En conséquence, les ministres décidèrent de se retirer en masse et le duc de Richelieu fut chargé d'en prévenir le Roi. Celui-ci, arrivé au dénouement, fut fort troublé: «Mon Dieu, dit-il, en mettant sa tête entre ses mains, que vais-je devenir? Que veulent-ils faire? Que va-t-on m'imposer?»

Monsieur de Richelieu l'engagea à voir Monsieur et à se concerter avec lui. Peu d'heures après, il reçut un billet du Roi qui le mandait en toute hâte. Il le trouva seul dans son cabinet, le visage radieux: «Venez vite, mon cher Richelieu, votre conseil était excellent. J'ai vu mon frère; j'en suis parfaitement content: il est très sage, tout est arrangé; vous pouvez vous en aller quand vous voudrez.»

Voilà quelles furent les expressions de la reconnaissance royale pour tous les services et tout le dévouement du duc de Richelieu. Je l'ai vu lui-même sourire en les répétant, mais ce sourire avait quelque chose de triste qui marquait un cœur profondément ulcéré.

Monsieur de Richelieu avait, aux yeux de toute la famille royale, un tort indélébile que rien ne pouvait effacer. Pendant l'émigration et au moment où la fondation d'Odessa l'occupait le plus activement, l'année de son service de premier gentilhomme de la chambre auprès de Louis XVIII vint à sonner. Le duc pria le duc de Fleury, son camarade, établi à Mittau chez le Roi, de le remplacer et négligea de venir prendre son poste dans une antichambre d'émigration. Pour les princes de la maison de Bourbon, le service auprès de leur personne est toujours le principal devoir. Jamais ils n'ont pardonné ce premier grief au duc de Richelieu. Il avait, de plus, pour leur déplaire, les titres qu'y donnaient un esprit droit et sage et une noble indépendance de caractère.

L'empressement du Roi pour obtenir la retraite de ses ministres était devenu si grand qu'il fit réclamer jusqu'à trois fois dans la soirée, leur démission. La difficulté de se réunir tous, à une heure insolite, pour la rédiger en commun, en avait retardé l'envoi. On sut depuis qu'il avait promis à madame du Cayla qu'elle lui serait remise avant l'heure de son coucher. En effet, elle la reçut à minuit.

Ici se termine le règne de Louis XVIII; il n'a plus été qu'un instrument entre les mains des agents de Monsieur qui, lui-même, obéissait à la Congrégation. Lorsque monsieur de Villèle a cherché à s'en affranchir, il est tombé comme les autres.

J'ai dit que Sosthène de La Rochefoucauld était depuis nombre d'années dans des relations intimes avec madame du Cayla. Sa femme en témoignait du chagrin, et son beau-père et sa belle-mère une humeur qu'ils ne manquaient pas une occasion de faire éclater.

Mais, depuis la faveur de madame du Cayla, ils avaient changé d'allure. Ils s'étaient graduellement rapprochés, et monsieur et madame Mathieu de Montmorency passaient leur vie chez elle. Ce raccommodement obtint pour salaire le ministère des affaires étrangères pour Mathieu. Sosthène racontait qu'il avait d'abord pensé à le prendre lui-même, mais il avait trouvé plus romain de l'abandonner à son beau-père: «J'ai fait des rois, seigneur, et n'ai pas voulu l'être.»

Il n'y eut pas de président du conseil. Monsieur de Villèle n'osait pas encore y prétendre pour lui et ne voulait pas en reconnaître un autre. Monsieur de Corbière suivit le sort de son ami et patron et prit le portefeuille de l'intérieur. Monsieur de Peyronnet, qui s'était fait remarquer par sa furibonde faconde pendant le dernier procès à la Chambre des pairs, fut appelé aux sceaux. Sa réputation était tellement honteuse à Bordeaux, sa patrie, qu'il y eut des paris ouverts contre cette nomination, traitée d'apocryphe. Le Moniteur confondit les incrédules.

Le maréchal Victor, duc de Bellune, était un choix selon les cœurs des plus purs ultras. On le reconnaissait pour un vieil imbécile entouré d'une famille d'escrocs, mais il pensait si bien que ce mérite l'emportait sur tous les inconvénients possibles.

Afin que ce pitoyable cabinet reçut le scel du cachet de Sosthène, le duc de Doudeauville, son père, grand seigneur nécessiteux, fut nommé directeur des postes. Sa dignité ne lui permit pas d'abandonner son hôtel pour aller habiter celui de la rue Coq-Héron; mais il en fit enlever les meubles, les pendules, les ornements, le linge, les surtouts et jusqu'au billard qu'il fit apporter chez lui.

Cette nomination donna lieu au dernier joli mot aristocratique de notre temps. Lorsqu'on annonça que le duc de Doudeauville était directeur des postes, quelqu'un demanda: «Et qui est-ce qui sera duc de Doudeauville?»

Le marquis de Lauriston se sépara seul de ses anciens collègues et resta ministre de la maison du Roi. Ses talents et son caractère le rendaient bien plus digne de figurer dans la nouvelle administration que de rester avec l'ancienne. Il avait déjà donné des gages de sa servilité à madame du Cayla.

J'insiste sur cette crise ministérielle parce que c'est là, selon moi, l'écueil où la Restauration s'est perdue. Ainsi que les vaisseaux poussés par la tempête sur les Goodwin Sands, on a vu petit à petit la Congrégation l'attirer sous les eaux jusqu'à ce qu'elle ait été engloutie aux yeux de tous, chacun ayant prévu son sort sans pouvoir lui porter d'assistance efficace.

Si monsieur de Villèle était parvenu au pouvoir par des voies souterraines qui lui valurent, même parmi ses plus féaux, le surnom de la taupe, il serait pourtant injuste de lui refuser un rare degré de sagacité.

Entré dans la marine au commencement de la Révolution, il avait passé sa jeunesse à l'île Bourbon où il s'était marié. De retour en France, il s'était établi dans son manoir paternel, aux environs de Toulouse, et y avait vécu, pendant les années de l'Empire, sous l'influence de tous les petits préjugés de la gentilhommerie de province.

Il était maire de la ville en 1814, et publia une brochure sur la convenance de rentrer dans les voies du pouvoir absolu, sans garrotter la volonté du Roi par la Charte. Elle resta aussi obscure que son auteur et ne fut exhumée que lorsqu'il devint un personnage politique; mais elle a probablement servi de fondation à là confiance que Monsieur lui a promptement témoignée.

Les précédents de monsieur de Villèle n'avaient pas été de nature à le qualifier pour jouer un rôle dans l'État, et la vie d'intrigue avait absorbé tout son temps depuis son entrée aux Chambres où il prit rapidement une grande influence. Dès 1816, il était le chef de l'opposition ultra royaliste. Il se trouvait ainsi dans une profonde ignorance des affaires lorsqu'il y arriva; mais il les apprit, en les faisant, avec autant de facilité que de perspicacité et aurait fini par administrer très bien s'il avait été maître de ses actions.

Il comprenait moins les finances, et pas du tout la diplomatie. Non seulement il n'avait pas la moindre connaissance des rapports des nations entre elles, des caractères des souverains et des ministres qui les gouvernaient, mais, sachant à peine l'histoire en homme du monde, chaque traité, chaque engagement qui liait les pays entre eux lui semblait une révélation.

J'ai entendu dire, à des diplomates, qu'il fallait lui tenir classe, comme à un écolier, avant de pouvoir causer des affaires avec lui et, sur ces sujets il ne montrait pas autant de perspicacité que d'ordinaire. Mais ce n'est pas un tort aux yeux des souverains. Tous les rois veulent faire la politique étrangère à leur gré; c'est le commérage de leur intimité, et le ministre des affaires étrangères n'est jamais trop ignorant, selon eux, pourvu qu'ils se croient obéis.

Le vicomte Mathieu de Montmorency, avec des données un peu plus larges sur les rapports diplomatiques, avait un si petit esprit et une dévotion si ambitieusement puérile qu'il n'était que le serviteur des Jésuites. Au reste, pendant le ministère de monsieur de Villèle, hors monsieur de Chateaubriand un instant, tous ses collègues lui ont été soumis et il n'a eu à lutter qu'avec la Congrégation.

Monsieur de Villèle excellait dans l'art de gouverner une Chambre. Il avait réussi, par toutes les ruses électorales permises ou non permises, à se procurer une majorité selon sa volonté, et il la soignait admirablement. Il avait constamment une oreille aux ordres de tous les imbéciles qui voulaient y déposer des sornettes ou lui raconter leurs puériles affaires. Il écoutait avec l'air de l'intérêt, sans aucun signe d'impatience, s'engageait à profiter de renseignements si utiles, et congédiait un homme dévoué qui s'en allait persuadé qu'il gouvernait Villèle et le proclamait un ministre incomparable.

Je suis loin de faire un tort à monsieur de Villèle de cette conduite. La faculté de se laisser patiemment ennuyer, sans trop le témoigner, est une vraie qualité d'homme d'État, surtout dans un gouvernement représentatif.

Le plus grand obstacle de monsieur de Villèle aux affaires c'est d'avoir été trop pressé d'y arriver. Son mérite incontesté et son influence dans son parti l'y auraient amené un peu plus tard; mais, pour nouer l'intrigue qui l'y avait poussé, il lui avait fallu prendre des engagements qui le livraient pieds et poings liés à la Congrégation.

L'esprit prêtre et l'esprit émigré, relevant tous deux de Monsieur, voulaient diriger les affaires en dehors des intérêts nationaux. Monsieur de Villèle le sentait mieux que personne, mais, pris dans ses propres filets, il n'osait pas même chercher à s'en affranchir.

Deux de ses collègues, messieurs de Montmorency et de Clermont Tonnerre, se trouvaient les agents directs de la Congrégation. Messieurs de Lavau et Franchet lui obéissaient et l'inspiraient tour à tour, et monsieur de Rainneville, sous le titre de secrétaire général des finances, devint son espion près de monsieur de Villèle.

Homme d'esprit, monsieur de Rainneville ne tarda pas à s'apercevoir des dangers où l'on précipitait la monarchie; il conçut des inquiétudes, mais ne put s'arrêter.

On va me dire, vous parlez sans cesse de la Congrégation; qu'était-ce donc? Je pourrais répondre: le mauvais génie de la Restauration, mais cela ne satisferait pas. Pour nous, qui l'avons vue à l'œuvre, nous ne pouvons douter de son existence, et pourtant je ne saurais dire, à l'heure qu'il est, quels étaient les chefs réels de cette association qui réglait le destin du pays. On a désigné un certain père Ronsin, jésuite. Je ne voudrais pas l'affirmer.

Indubitablement, la Société de Jésus se recrutait, à la Cour, de jésuites à robes courtes. Monsieur d'abord, Jules de Polignac, Mathieu de Montmorency, le marquis de Tonnerre, le duc de Rivière, le baron de Damas, en étaient les coryphées. Tout ce qui avait de l'ambition ou se sentait des dispositions à l'intrigue se ralliait, avec plus ou moins de zèle, à ce parti qu'on voyait au pinacle et qui ne devait point en descendre pendant tout le règne, prochainement espéré, de Monsieur.

Si je ne puis signaler les chefs de cette doctrine, je puis au moins indiquer ses projets; ils me sont revenus par trop de voies, directes et indirectes, pour qu'ils ne me soient pas très familiers. Toutefois les articles n'en étaient pas rédigés avec une telle rigidité qu'ils ne conservassent assez d'élasticité pour se formuler avec plus ou moins de violence, selon les personnes qu'on cherchait à captiver. Mais voici les traits fondamentaux vers lesquels on devait tendre: les trois ordres rétablis dans l'État; le clergé, mis en possession de biens territoriaux, indépendant, ne relevant que du Pape, c'est-à-dire de personne, et tenant le premier rang; la noblesse, reconnue comme ordre, avec le plus des anciens privilèges qu'on pourrait ressusciter; la Chambre des pairs rendue élective par la noblesse exclusivement qui se trouvait ainsi représentée comme faisant corps dans l'État; la Chambre des députés conservée, on la reconnaissait instrument admirable pour battre monnaie (selon l'expression admise), mais avec une loi électorale qui donnât une influence considérable aux classes supérieures. Voilà comme on entendait la Constitution.

La Couronne avait aussi sa part. Il s'agissait d'établir un moyen pour, en dernier ressort, forcer les assemblées à enregistrer les volontés du Roi qui pût répondre au lit de justice de l'ancien régime.

C'est en professant ces doctrines qu'on était regardé comme fidèle serviteur du trône et de l'autel, phrase banale dont on nous a rebattu les oreilles pendant les dix années que les intérêts de coterie et de passion ont si activement travaillé à en saper les fondements au lieu de les relever comme ils le prétendaient.

Les lois sur le sacrilège, sur le rétablissement des couvents, sur le droit d'aînesse, et enfin la forme de l'indemnité donnée aux émigrés ont été imposées à monsieur de Villèle par la Congrégation. Il en sentait toutes les conséquences et tâchait de les éloigner le plus possible.

Pendant la première année, les conspirations lui servirent de prétexte. Elles furent poursuivies et punies avec une extrême rigueur. L'échafaud politique se releva dans plusieurs provinces, aussi bien qu'à Paris. La ruse employée contre les mécontents dans celles de l'Est excita l'animadversion publique.

On fit parcourir la campagne par un corps de troupe, criant «Vive l'Empereur», afin d'encourager les bonapartistes à se déclarer et d'obtenir des preuves de culpabilité contre eux. Il faut avouer que cette mesure était plus digne des suppôts de l'inquisition que des ministres d'un roi constitutionnel.

Toutefois, cela passa pour un trait d'habileté à la Cour et dans la Chambre des députés. Le pays et la Chambre des pairs furent indignés. Monsieur de Villèle se flattait qu'en jetant ces os à ronger à la Congrégation, elle se calmerait sur ses prétentions; mais elle n'a jamais voulu lui laisser un moment de repos et, dès lors, elle préparait la guerre d'Espagne.

CHAPITRE VII

Mort du duc de Richelieu. — Persévérance de l'attachement de la reine de Suède. — Son désespoir. — Mort de lord Londonderry. — Monsieur de Chateaubriand ambassadeur à Londres. — Il s'y ennuie. — Le vicomte de Montmorency. — Congrès de Vérone. — Le duc Mathieu de Montmorency. — Sa vie et sa mort.

La France fit une perte réelle: la mort de monsieur de Richelieu la priva d'un homme habile, vertueux, honoré, autour duquel des gens de talent et de conscience se seraient naturellement groupés et que la force des choses aurait probablement rappelé au pouvoir avant que les affaires fussent désespérées. Peut-être monsieur de Richelieu aurait-il pu sauver la Restauration d'elle-même.

Dieu en avait autrement ordonné. Il a suscité le règne de Charles X. Plaise à sa divine volonté que ce soit pour le bonheur de nos neveux! Ce n'est pas pour celui des contemporains.

Pendant les derniers mois de son ministère et surtout depuis sa retraite, monsieur de Richelieu venait souvent chez moi. Il y avait amené monsieur Pasquier, et c'est à cette époque qu'a commencé ma liaison plus intime avec ce dernier.

Tous deux regrettaient le pouvoir où ils se sentaient convenablement placés et où ils avaient l'intime conviction d'avoir rendu des services essentiels au Roi et au pays. Tous deux s'en expliquaient librement et blâmaient, quoiqu'avec mesure, les voies dangereuses où ils voyaient s'engager. Monsieur Pasquier n'était mu que par le sentiment d'un bon citoyen, inquiet pour le pays, et par une raisonnable ambition. Peiné de se voir arrêté dans sa carrière, il n'y avait rien d'amer dans ses impressions.

Il en était autrement du duc de Richelieu: la conduite des princes l'avait ulcéré jusqu'au fond du cœur. Il était blessé de leur ingratitude de toute la profondeur du dévouement qu'il leur avait porté et, quoique bien dégrisé de ce culte, ses vieux souvenirs le rendaient plus susceptible à leurs procédés. Le duc de Richelieu, grand veneur et premier gentilhomme de la chambre, continuait à aller parfois déjeuner au château; il y était toujours très froidement accueilli.

Madame la duchesse d'Angoulême venait d'acquérir Villeneuve-l'Étang. Elle était fort en train de cette nouvelle propriété et se faisait apporter de la crème de chez elle. On la mettait dans un petit pot auprès de la princesse qui en donnait à quelques personnes. C'était une faveur. Un jour, elle affecta d'en offrir à travers la table, à droite et à gauche du duc de Richelieu, d'une manière si marquante que l'exclusion devenait une offense.

J'ai entendu le duc de Richelieu raconter lui-même cette futile circonstance, avec cette teinte d'ironie qui part d'un profond chagrin, accompagné de dédain. Il s'en voulait à lui-même d'être sensible à de telles misères, mais son vieux sang de courtisan prenait le dessus de sa raison, et, au fond, il y avait une intention d'insulte cachée, sous ces formes désobligeantes, dont il avait raison d'être courroucé.

C'est dans ces dispositions qu'il eut lieu de soupçonner un homme qu'il avait comblé, auquel il était fort attaché et qui avait toute sa confiance, d'une action qui, en terme judiciaire, s'appelle un vol. Cette découverte le bouleversa. Il ne voulut pas l'approfondir. Avant de prendre un parti sur la manière dont il lui convenait d'agir, il sentit le besoin de quelques jours de calme et partit pour se rendre chez sa femme à Courteilles. Il y avait récemment fait un séjour assez long dont il s'était bien trouvé.

La passion de la reine de Suède ne s'était pas calmée; elle le suivit, selon son usage, et s'établit dans la petite auberge servant de tourne-bride au château d'où elle pouvait surveiller toutes ses actions. Cet espionnage, encore plus insupportable à monsieur de Richelieu dans l'état d'exaspération où il était arrivé, le décida à revenir.

Il avait, la veille, traversé à cheval un gué assez profond, et avait négligé de changer ses vêtements mouillés. On attribua à cette circonstance un mouvement fébrile et le mauvais visage qu'il avait en montant en voiture. Il refusa de voir le médecin de madame de Richelieu, mais promit de faire appeler le sien, s'il n'était pas mieux le lendemain.

À peine en route, la fièvre augmenta. Un aide de camp polonais, qui l'accompagnait toujours, en devint inquiet. À Dreux, la reine de Suède, qui le suivait à la piste et qui, aux relais, faisait placer sa voiture de manière à se procurer le bonheur de l'apercevoir un instant, fut tellement frappée de son changement qu'elle fit appeler l'aide de camp et lui dit: «Monsieur, il faut prendre sur vous de faire saigner le duc de Richelieu sur-le-champ.»

Elle lui répéta cette injonction à Pontchartrain et à Versailles, en lui donnant pour preuve de l'état dangereux d'affaiblissement où était le duc qu'il négligeait de baisser le store de sa voiture du côté où elle se trouvait placée. Malheureusement, l'aide de camp n'osa rien décider. L'accès tomba entre Versailles et Paris, et, en arrivant, monsieur de Richelieu n'était pas très souffrant.

Sa sœur, madame de Montcalm, était établie chez lui. Il entra dans sa chambre, demanda à souper, mangea fort peu. On le décida à envoyer chercher le docteur Bourdois. Bourdois était malade; il se fit remplacer par Lerminier, médecin accrédité mais qui ne connaissait pas le tempérament du duc. Bourdois l'avertit qu'il avait affaire à l'homme du monde le plus nerveux et le plus impressionnable par les affections morales: «Je lui ai quelquefois cru une maladie grave, dit-il, et, deux heures après, je l'ai retrouvé dans son état naturel.»

Muni de ces funeste instructions, Lerminier arriva chez monsieur de Richelieu. Il le trouva couché, moitié assoupi, et fort irrité de voir une figure nouvelle. Il proposa divers remèdes qui tous furent repoussés. Enfin la consultation se borna à ordonner quelques tasses d'infusion de feuilles d'oranger pour calmer la soif; on verrait le lendemain ce qu'il serait convenable de faire.

Lerminier retourna chez Bourdois lui rendre compte de sa visite et de l'exaspération du duc, seul symptôme qui l'inquiéta. Bourdois lui assura l'avoir toujours trouvé ainsi dès qu'il avait un peu de fièvre.

À six heures, l'abbé Nicole, avant de se rendre à son cours, entra chez monsieur de Richelieu. Son valet de chambre lui dit qu'il reposait après une nuit fort agitée. Il s'approcha pour le regarder et fut tellement frappé de son changement qu'il se décida à envoyer chercher des médecins. Il en arriva plusieurs; on essaya de tous les remèdes, mais vainement: monsieur de Richelieu ne se réveilla pas de ce sommeil de mort. Avant midi, il avait cessé de vivre.

Cette mort subite, puisque personne ne le savait même souffrant, frappa tout le monde. Ses amis, et il en avait de sincères, le pleurèrent amèrement, et tous les gens de bon sens le regrettèrent dans le moment et plus encore par la suite.

C'est à cette occasion que monsieur de Talleyrand dit, pour la première fois, ce mot qu'il a si pauvrement prodigué depuis: «C'était quelqu'un!»

Monsieur le duc d'Angoulême fut le seul de la famille royale qui témoigna quelque peine. Il dit à mon frère ces propres paroles: «Je le regrette beaucoup; il ne nous aimait pas, mais il aimait la France. Sa vie était une ressource et sa mort est une perte.»

Le Roi, Monsieur et Madame furent plutôt soulagés de ne plus voir un homme vis-à-vis duquel ils étaient mal à l'aise. Les courtisans prirent exemple du maître et ne feignirent pas une douleur qu'ils ne ressentaient pas. Ils étaient excusables, car monsieur de Richelieu ne les aimait ni ne les estimait.

Le désespoir de la reine de Suède fut aussi violent que son extravagante passion. Elle loua une tribune à l'Assomption et, le corps du duc de Richelieu ayant été déposé dans cette église jusqu'à ce qu'on pût le transporter à la Sorbonne, elle y passa les jours et les nuits dans une douleur immodérée, justifiant ainsi les folies des années précédentes.

J'ai déjà raconté comment elle poursuivait monsieur de Richelieu sur toutes les grandes routes. Elle exerçait la même persécution dans Paris. Elle avait des appartements près de tous ceux qu'il habitait ou qu'il fréquentait; il ne pouvait se mettre à une fenêtre qu'aussitôt la reine ne parut à une autre. Dès qu'il sortait, elle était à sa suite, sa voiture suivait la sienne, elle s'arrêtait quand il s'arrêtait, descendait quand il descendait, l'attendait pendant toutes ses visites et en reprenait le cours avec une persévérance qui était devenue un véritable cauchemar pour le pauvre duc.

Entrait-il dans une boutique, elle l'y suivait, y restait après lui, se faisait donner ce qu'il avait choisi et lui faisait envoyer le pareil. C'était surtout pour des fleurs qu'il faisait porter quelquefois chez une femme à laquelle il était attaché que la reine exerçait cette innocente filouterie. Elle racontait naïvement alors qu'elle se faisait l'illusion de croire ces fleurs choisies pour elle, quoiqu'elle sût fort bien leur destination.

Monsieur de Richelieu avait besoin d'exercice et allait assez souvent au jardin des Tuileries; la reine y accourait, mais elle remarquait que sa présence en chassait le duc et regrettait de le priver de sa promenade.

Un jour, elle arriva toute radieuse chez madame Récamier. Elle avait fait un arrangement avec ses marchands pour avoir chaque jour un costume de forme et de couleur différentes. Monsieur de Richelieu, la reconnaissant de moins loin, ne détournait la tête qu'après qu'elle avait eu le bonheur d'envisager sa figure un instant. Une fois même où il causait avec animation, elle lui avait escamoté une révérence en passant très près de lui, et lui en faisant une qu'il lui avait rendue avant de la reconnaître.

Elle était accourue, transportée, raconter ce triomphe à madame Récamier dont je tiens ces détails. Celle-ci avait fait de vains efforts pour rappeler un peu de dignité féminine dans le cœur de la reine de Suède en lui reprochant des empressements si constamment rebutés, car la répulsion devenait aussi exaltée que la poursuite et frisait la brutalité. Mais elle l'aimait ainsi, et même un peu farouche, et toute l'éloquence de madame Récamier pâlissait devant cette étrange fantaisie.

Quant à monsieur de Richelieu, il en était importuné jusqu'au courroux. Tout consciencieux qu'il était d'employer les moyens de l'État à son service particulier, je me persuade qu'il ne résista pas à faire insinuer à Stockholm combien la reine y serait plus convenablement établie qu'à Paris. Ce qu'il y a de sûr, c'est que son mari pressait son retour; elle répondait toujours par des certificats de médecin, et ne consentit à aller occuper une place sur le trône de son époux qu'après la mort du duc.

C'est le seul exemple d'un amour féminin aussi persévérant dans ses actions ostensibles sans avoir jamais reçu le plus léger encouragement et abreuvé de dégoût dont j'aie jamais eu connaissance.

Bientôt après la mort de monsieur de Richelieu, lord Castlereagh, devenu marquis de Londonderry, mit fin à son existence. Depuis quelques jours, il donnait des signes de bizarrerie. Un matin, il sortit à son heure accoutumée du lit conjugal, entra dans son cabinet, fit une partie de sa toilette, puis revint dans la chambre de sa femme chercher des pilules qu'il prenait journellement, les avala, et, en retournant dans son cabinet, se coupa, avec un très petit canif, l'artère jugulaire si artistement qu'une blessure de fort peu de lignes le fit tomber mort presqu'immédiatement. Lady Londonderry entendit sa chute et se précipita vers lui, mais tous les secours étaient déjà inutiles.

On a voulu chercher des causes politiques à ce suicide; il n'y en avait aucune. Lord Londonderry était d'un caractère froid et calme, peu propre à s'émouvoir de pareilles considérations. Sa mort ne peut s'attribuer qu'à un accès de folie, maladie héréditaire dans sa famille. Certes, pour qui a été au courant des deux événements, la mort de monsieur de Richelieu a été bien plus déterminée par des affections morales, où la politique entrait pour beaucoup, que celle de lord Londonderry.

Monsieur de Chateaubriand avait été enchanté d'être nommé ambassadeur en Angleterre où il remplaça le duc Decazes. Son imagination mobile jouissait du contraste de déployer les pompes diplomatiques là où il avait traîné l'existence de l'obscur émigré. Ce bonheur fut moins vif qu'il n'avait prévu, d'autant que sa gloire personnelle ne jette pas de grands rayons hors de France.

Son talent, si populaire chez nous, a peu de retentissement à l'étranger, soit qu'il ait jeté son grand éclat pendant que la Révolution faisait trop de bruit pour qu'il fût écouté, soit que les témérités de l'école qu'il a fondée n'eussent pas pour des peuples, accoutumés à les trouver dans leur propre littérature, le charme que nous y reconnaissions avant que les extravagances des disciples eussent discrédité le maître.

Remarquons aussi que le mérite particulier des ouvrages de monsieur de Chateaubriand tient au prestige d'un certain agencement de mots, très artistement combinés, qui donne à son style un éclat de coloris auquel les étrangers doivent être bien moins sensibles que les nationaux. Quelle qu'en soit la raison, monsieur de Chateaubriand n'est point apprécié hors de France, et c'est ce qui, en tout temps, lui a rendu impossible de séjourner dans d'autres pays.

Il ne tarda pas à être aussi dégoûté de Londres que de Berlin, et sollicita vivement d'être envoyé au Congrès de Vérone. Le vicomte de Montmorency, fort son ami d'ailleurs, s'en souciait peu; mais, aussitôt après le départ de ce ministre pour Vérone, monsieur de Villèle, chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, se fit de plus nommer président du conseil et se mit en correspondance intime avec le vicomte de Chateaubriand.

Quant à Mathieu, il prenait sa route pour Vienne; on l'y attendait avec impatience. À peine descendu de voiture, il sort à pied. Bientôt après, monsieur de Metternich arrive à l'ambassade; on lui assure que, sans doute il se sera croisé avec monsieur de Montmorency. Il retourne chez lui, sans l'y trouver. On le cherche pendant six heures dans la ville; l'inquiétude commençait à gagner lorsqu'il revint paisiblement au gîte.

Chargé de lettres et de petits cadeaux par des religieuses de Paris pour une communauté de Vienne, il avait eu pour premier soin d'aller les porter et était resté six heures à visiter cette maison. Avait-il, là, rencontré quelque adepte du parti prêtre? Cela est très possible, mais je ne le sais pas et je me borne aux faits positifs.

Ce début ne lui donna pas grand relief dans le monde diplomatique qui se préparait à prendre la route de Vérone, et rien ne fut plus pitoyable que notre attitude politique à ce Congrès.

Nous y avions une nuée d'envoyés; messieurs de Blacas, de Caraman, de La Ferronnays s'y étaient réunis à leur ministre, en accompagnant les souverains auprès desquels ils étaient accrédités, et traînaient à leur suite une multitude de secrétaires et d'attachés. Il y avait plus de français à Vérone que de toutes les autres nations ensemble, et pourtant la France n'y jouait pas le premier rôle, d'autant qu'il n'y avait ni union ni franchise parmi ses propres agents.

Monsieur et le ministre des affaires étrangères voulaient porter la guerre en Espagne. Le Roi et le président du conseil voulaient l'éviter. Les divers ambassadeurs se partageaient entre ces deux opinions.

Monsieur de Villèle, persuadé par les protestations de monsieur de Chateaubriand qu'il apporterait un grand renfort à la sienne, l'autorisa à se rendre à Vérone. Il arriva [décidé à se] prononcer contre la guerre de la Péninsule, et ses dépêches confirmèrent monsieur de Villèle dans l'idée qu'il avait acquis un puissant auxiliaire.

Le vicomte de Montmorency revint à Paris où il était attendu par le titre de duc. Il est difficile de comprendre la puérile joie que cette faveur inspira à lui et à sa femme, mais elle ne fut pas de longue durée. Le duc Mathieu déclara qu'il se tenait pour engagé à faire entrer une armée en Espagne. Monsieur de Villèle s'y refusa et monsieur de Montmorency donna, bien à regret, sa démission.

Monsieur de Chateaubriand, arrivé à tire-d'aile, prit la place de son ami, et, une fois assis au conseil, se montra plus vif pour la guerre d'Espagne que ne l'avait été son prédécesseur. Les cajoleries prodiguées par l'empereur Alexandre, lorsque monsieur de Chateaubriand était resté seul à Vérone après le départ de ses collègues, avaient-elles amené une révolution dans ses idées ou bien avait-il jusque-là caché ses véritables opinions? On peut le soupçonner également de mobilité et de dissimulation, mais les faits sont tels que je les raconte.

Mathieu avait trouvé assez simple d'être remplacé par monsieur de Chateaubriand lorsqu'il le croyait d'un avis contraire au sien; mais il fut indigné quand il le vit, arrivé au pouvoir, suivre les mêmes errements. Il s'en expliqua avec une extrême amertume. J'assistai à une scène de violence de sa part où il ne l'épargna pas. Il fallut toute l'habileté et la douceur de madame Récamier, presqu'également amie de tous deux, pour éviter le scandale d'une rupture, ouverte et motivée, devant le public. Monsieur de Chateaubriand la redoutait à juste titre.

La vie de Mathieu n'a pas été celle de tout le monde. Son père, le vicomte de Laval, fils cadet du maréchal, avait épousé mademoiselle de Boullongne, fille de finance, destinée à une immense fortune qu'elle n'a pourtant pas eue. Elle était extrêmement jolie, spirituelle, piquante, et s'empara promptement de l'esprit et du cœur de la duchesse de Luynes, sœur de son mari.

La vicomtesse de Laval désirait passionnément une place à la Cour. Madame de Luynes s'identifia à ce vœu de sa belle-sœur; tout était à peu près arrangé lorsque la famille royale se prononça contre cette prétention de mademoiselle Boullongne. Elle fut repoussée durement. La famille de Montmorency se tint pour offensée de cet affront à une femme qui n'était plus mademoiselle Boullongne mais madame de Laval. Madame de Luynes proclama son mécontentement. Je crois même qu'elle cessa de faire son service de dame du palais jusqu'au moment où les malheurs de la Révolution la ramenèrent aux pieds de la Reine.

Le duc et la duchesse de Luynes n'avaient qu'une fille unique destinée à être la plus grande héritière de France. L'amour de la duchesse pour son nom lui fit désirer de la marier à un de ses neveux, et l'amitié qu'elle portait à la vicomtesse l'engagea à donner la préférence au fils unique de celle-ci sur les quatre fils de son frère aîné, le duc de Laval. Lui-même, fort dévoué à la vicomtesse, le souhaitait.

L'union de Mathieu avec la jeune Hortense de Luynes fut donc convenue, à la satisfaction des deux mères et avec l'assentiment du duc de Luynes. Il survint un obstacle auquel on ne s'attendait guère.

Gui de Laval, fils aîné du duc, roux, laid, asthmatique, cacochyme, vieillard de vingt ans, avait épousé mademoiselle d'Argenson, charmante personne qui faisait un contraste frappant avec l'époux que d'immenses avantages de rang et de fortune lui avaient fait accepter. Le jeune Mathieu ne fut pas le dernier à en être frappé, et il devint amoureux fou de sa charmante cousine.

Élevé dans l'hostilité de la Cour, par suite du mécontentement de ses parents, livré aux soins de l'abbé Sieyès pour lui former le cœur et l'esprit, il tomba, ainsi préparé, dans la société intime de la famille d'Argenson où il ne fit qu'accroître ses dispositions révolutionnaires et développer l'incrédulité philosophique inspirée par son instituteur. Toutefois la droiture d'un cœur passionné le fit reculer devant l'idée d'épouser Hortense de Luynes, tandis qu'il adorait la marquise de Laval. Celle-ci, plus avisée, un peu plus âgée et peut-être moins éprise, comprit fort bien que la rupture de ce mariage lui serait imputée à crime par toute la famille et obtint, par ses sollicitations, le consentement de Mathieu.

Il conduisit à l'autel mademoiselle de Luynes encore enfant, puis elle rentra dans son couvent. Mathieu l'oublia à peu près auprès de la marquise. Cependant les années amenèrent le moment où il devint convenable de réunir les jeunes époux. Il fallut encore avoir recours à l'influence de la marquise.

Ce rapprochement était à peine fait que la duchesse de Luynes, après quinze ans de stérilité, accoucha d'un fils, et, ce qui fut bien plus sensible à Mathieu, son cousin, Gui de Laval, mourut sans enfants, laissant une veuve dont la possession aurait fait son bonheur.

Il était trop honnête homme pour n'avoir pas d'excellents procédés pour sa jeune épouse, mais il l'accabla de ses froideurs et, pour étourdir son cœur, se jeta tête baissée dans toutes les exagérations révolutionnaires. Ses parents ne l'arrêtaient pas et sa maîtresse l'y poussait. Elle était intimement liée avec mesdames de Staël, de Broglie, de Beaumont et partageait leurs opinions qu'elle faisait adopter à Mathieu. Il montra assez de talent à la tribune où il finit par renier, avec toute l'exagération d'une jeune cervelle, son origine et son Dieu. Il attira sur sa tête la vive colère de la Cour et du parti anti-révolutionnaire ainsi que le blâme des gens sensés.

Lors de la première fédération, l'exaltation ou plutôt la mode engagèrent un certain nombre des femmes les plus élégantes à aller traîner la brouette, dans le Champ-de-Mars, pour aider manuellement aux préparatifs de la fête, soi-disant nationale, de la fédération.

La marquise de Laval ne fut pas des dernières à s'y rendre, dans un beau carrosse doré, suivie de trois laquais portant la livrée de Montmorency et la manche du connétable, pour bien constater de son amour pour l'égalité et témoigner combien elle aspirait à faire partie de la classe vénérable des travailleurs productifs.

Une averse survenue, qui trempa ses légers vêtements et ses souliers de taffetas, donna un cruel démenti à ses prétentions civiques. Elle gagna une fluxion de poitrine, le poumon s'attaqua; elle languit quelques semaines et expira dans les bras de Mathieu. Effrayée peut-être de la route que prenaient les actes révolutionnaires et ramenée à des idées plus saines par les douleurs et l'approche de sa fin, elle les prêcha à son cousin avec l'éloquence du lit de mort.

Cette perte, qui le jeta dans un désespoir sans borne, fut un temps d'arrêt dans la carrière politique de Mathieu. C'est pourtant à ce moment que commença l'intimité de sa liaison avec madame de Staël qu'aucun événement n'a pu rompre ni même refroidir. Le public a cru que la consolatrice avait réussi à faire oublier la marquise. Je suis très persuadée du contraire. Cette sainte amitié, née dans les larmes, a conservé la pureté de son origine.

Pendant que l'affliction de Mathieu l'absorbait tout entier, la Révolution marchait de crime en crime et aucune âme honnête ne pouvait plus s'y associer. Je ne sais si c'est immédiatement après la mort de madame de Laval que les sentiments religieux s'emparèrent du cœur de son cousin; mais je ne le retrouve, dans mes souvenirs, que quelques années plus tard menant en Suisse la vie d'un anachorète et expiant dans les remords les erreurs de sa première jeunesse. Il avait laissé en France, auprès de sa mère, la duchesse de Luynes, sa femme grosse. Il lui était né une fille, mariée depuis à Sosthène de La Rochefoucauld.

Le temps ayant un peu cicatrisé les blessures de Mathieu, les prières de madame de Staël l'attirèrent à Coppet où ses soins achevèrent de le calmer.

La France était redevenue habitable; le désir de revoir sa patrie et de remplir les devoirs de famille, qu'une violente passion lui avait trop fait négliger, l'y ramena. Si madame Mathieu avait eu à souffrir de ses froideurs avant l'émigration, elle le lui rendit en hauteur et en maussaderie au retour.

Dans le long séjour qu'elle avait fait en prison pendant la Terreur, Hortense s'était passionnément attachée à une femme de chambre qu'elle y avait menée ou trouvée et vivait exclusivement avec elle, livrée à toutes les plus petites pratiques de la religion à laquelle seule elle pliait un caractère de fer. Sa fille tenait peu de place dans sa vie, ses parents moins encore, son mari point du tout. Reconnaissant ses torts envers elle et souhaitant trouver dans des affections légitimes une nourriture permise à un cœur très tendre, monsieur de Montmorency supporta, avec une patience admirable, les procédés dont il fut accueilli et chercha à ramener sa femme à plus de douceur.

Bientôt sa fille fut mise au couvent pour l'éloigner de ses caresses, et madame Mathieu lui déclara qu'étant en prison; pendant la Terreur, elle avait fait vœu de célibat pour sauver sa tête et celle de ses parents.

Mathieu se soumit et n'eut d'autre ressource que de suivre son exemple et de mener une vie tout à fait ascétique. Il se livra aux bonnes œuvres, aux mortifications de la chair et s'exalta dans les idées religieuses, repoussé qu'il était de tous les liens de famille. Nous l'avons vu pendant vingt ans tenant cette conduite et traité par sa femme avec un dédain poussé à un tel point que, par exemple, lorsqu'elle dînait hors de chez elle, elle ne se donnait pas la peine de l'en prévenir, et il rentrait pour se mettre à table sans trouver le repas qu'elle défendait à ses gens d'apprêter.

Il n'avait aucune fortune personnelle et, même lorsque la mort du duc de Luynes rendit madame Mathieu immensément riche, elle ne lui donna pas une obole. Je l'ai vu voyager sur l'extérieur des diligences parce qu'il n'avait pas de quoi payer une place dans l'intérieur. Elle joignait la désobligeance des formes aux duretés du fond, et il fallait l'inépuisable patience de Mathieu pour supporter une pareille conduite.

Il était d'une charmante et noble figure, aimable, spirituel et fait pour plaire. Il partageait son cœur entre Dieu et l'amitié, et portait ces sentiments jusqu'à l'exaltation. La Restauration y ajouta l'ambition, et cette ambition dévote qui, en sûreté de conscience, se prête même aux plus vilaines intrigues, assurée qu'elle est de ne prétendre au pouvoir que pour la plus grande gloire de Dieu.

Mathieu, que le besoin d'expier les erreurs de sa jeunesse avait jeté dans les mains des prêtres, était dès longtemps disciple de la petite Église; il devint facilement membre de la Congrégation; elle le poussa pour s'en faire un appui.

Madame la duchesse d'Angoulême le traita avec une grande distinction. Monsieur de Damas son chevalier d'honneur, étant mort en 1814, Mathieu le remplaça. Il eut beaucoup de crédit sur la princesse aussi bien que sur Monsieur.

Cette faveur de Cour commença à rapprocher madame Mathieu de son mari; elle ne lui refusa plus à dîner et quelquefois lui prêta ses chevaux.

Le duc Adrien de Laval, le seul des quatre frères de la branche aînée qui eût eu des enfants, perdit un fils unique de dix-neuf ans, et la branche de Montmorency Laval se trouva sans héritier. L'âge de la duchesse de Laval ne laissait pas l'espoir de le remplacer; le conseil de famille eut recours au ménage Mathieu.

J'ai vu la correspondance conjugale qui s'établit à ce sujet, et je suis forcée de convenir que les lettres de Mathieu sont si tendres d'affections si gracieuses de galanterie, si chastes d'expressions, que, persuadées qu'elles ne m'inspireraient que du dégoût ou de la moquerie, je les ai lues avec un véritable intérêt. Elles persuadèrent madame Mathieu. Les époux expédièrent un courrier à Rome pour être relevés des vœux qui les séparaient, et son retour fut attendu avec une impatience un peu exagérée.

Au moment même, madame Mathieu fut prise d'une passion immodérée pour son mari. Elle n'existait pas hors de sa présence; c'était un véritable roman, et la figure de cette héroïne de quarante-cinq ans, laide, mal tournée et surtout vulgaire à l'excès achevait le ridicule de cette bouffonne lune de miel que Mathieu supportait avec sa résignation accoutumée.

On a dit que les empressements de madame Mathieu avaient abrégé la vie de son mari. Quoi qu'il en soit, elle a été pendant quelques mois parfaitement heureuse de son amour, de l'importance de sa situation, du ministère et du titre de duchesse. Le chagrin de quitter l'hôtel des affaires étrangères et ses beaux salons fut compensé, peu après, par la nomination à la place de gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux et l'espoir d'habiter les Tuileries.

Cependant la santé de Mathieu s'altérait de plus en plus. Il avait eu des crises fort douloureuses que sa patiente douceur dissimulait. Il était mieux; on l'espérait guéri lorsque, le vendredi saint de l'année 1826, n'étant pas assez rétabli pour assister aux offices, il sortit de chez lui pour aller, avec sa femme et sa fille, à l'église de Saint-Thomas-d'Aquin à l'adoration de la Croix. Il se prosterna appuyé sur une chaise; sa prière se prolongeant outre mesure, madame de La Rochefoucauld l'engagea à ne pas rester plus longtemps à genoux. Il ne répliqua pas: elle attendit encore, puis répéta ses paroles, puis s'effraya, puis chercha à le soulever; il était mort.

On le transporta dans la sacristie. Les secours lui furent vainement prodigués; il ne respirait plus. Une maladie de cœur venait de terminer sa vie au pied de cette Croix qu'il avait si vivement et, je crois, si sincèrement invoquée depuis trente ans.

On a fait de lui une gravure très ressemblante qui rappelle, d'une manière frappante, les traits que les peintres espagnols, et surtout Murillo, ont donné à Jésus-Christ. Selon moi, l'expression de la figure de Mathieu avait perdu quelque chose de sa beauté depuis que l'ambition tenait autant de place dans sa vie.

Je me le rappelle en 1810 dans la chapelle de Saint-Bruno, au désert de la Grande-Chartreuse, comme une vision aussi poétique qu'édifiante. Il était absorbé dans la prière, sa belle figure se trouvant éclairée par un rayon de soleil; tout ce que nous étions là en fûmes frappés et certainement, dans un siècle plus croyant, nous l'aurions vu entouré d'une auréole de lumière divine.

J'ai toujours beaucoup aimé Mathieu et je l'ai pleuré. Mais ses amis doivent-ils regretter qu'il ait ainsi fini de la mort du juste, dans un moment où il était si entouré d'intrigues et d'intrigants qu'il aurait pu difficilement éviter de ternir sa vie? Déjà sa liaison avec madame du Cayla était une tache.

Le désespoir de la duchesse Mathieu fut très violent. Dans cette âme si sèche, il n'y a place que pour la passion. C'est une singulière personne. Elle ne manque pas d'une espèce d'esprit, raconte assez drôlement et compte merveilleusement ses écus. Comme ce qu'elle a toujours aimé le mieux c'est l'argent, elle suppose que Dieu partage ce goût. Lorsqu'elle souhaite quelque chose, elle s'en va au pied des autels et promet au bon Dieu une somme plus ou moins forte selon l'importance de l'objet. Si son vœu est exaucé, elle paie consciencieusement; mais aussi elle ne donne rien lorsqu'elle n'a pas réussi. Ainsi la seconde Restauration de 1815 lui a coûté trente mille francs. Elle en avait promis cinquante si Mathieu guérissait; elle ne les a point payés. Elle fait aumône de la partie de son bien exigée par l'Évangile, mais avec des restrictions tout à fait comiques et sans qu'il y ait jamais le moindre entraînement. Elle prétend être née avec les dispositions les plus mondaines, les goûts les plus vifs à la dissipation et avoir été obligée d'étrangler ses passions, faute de pouvoir les conduire. Elle a survécu à sa fille, aussi bien qu'à son mari, et s'occupe à diriger des établissements religieux qu'elle a fondés.

Monsieur regretta fort Mathieu. Madame était extrêmement refroidie pour lui: elle ne lui pardonnait pas d'avoir préféré le portefeuille des affaires étrangères au poste de son chevalier d'honneur. C'est encore une preuve, ainsi que je l'affirmais à l'occasion du duc de Richelieu, de l'importance que les princes de la maison de Bourbon attachent au service près de leur personne.

CHAPITRE VIII

Madame de Duras fait nommer le duc de Rauzan. — La guerre d'Espagne. — Départ de monsieur le duc d'Angoulême. — Marchés de Bayonne. — Habileté d'Ouvrard. — Intrigues du parti ultra. — Sagesse de monsieur le duc d'Angoulême. — Mécontentement contre lui. — Madame de Meffray. — Campagne en Espagne. — Prise du Trocadéro. — Conduite du prince de Carignan. — Les grenadiers lui donnent des épaulettes en laine. — Mot du duc de Reichstadt à ce sujet. — Madame à Bordeaux. — Le baron de Damas remplace le maréchal de Bellune. — Retour de monsieur le duc d'Angoulême.

J'ai souvent remarqué avec étonnement que les femmes, même les plus dévouées, même les plus distinguées, ne peuvent guère se garantir d'afficher leur crédit lorsque les hommes qu'elles chérissent arrivent au pouvoir. Elles ne sauraient pourtant leur rendre plus mauvais service.

Madame de Duras tomba dans ce piège de la fortune d'autant plus facilement qu'elle commençait à être fort inquiète de l'attachement de monsieur de Chateaubriand pour madame Récamier. Elle exigea de lui de nommer son gendre, le duc de Rauzan, chef des travaux politiques. Ce poste avait toujours été rempli par quelque diplomate consommé, vieilli dans les bureaux.

Monsieur de Chateaubriand sentit l'absurdité de le confier à un jeune homme qui avait été trois mois attaché à l'ambassade de Rome et six semaines secrétaire de légation à Berlin. Ne sachant comment se tirer d'une promesse arrachée à sa faiblesse, [il] s'avisa d'écrire à madame de Duras qu'il craignait que cette nomination, où on reconnaîtrait tout son empire, ne la compromît et ne lui attirât des ennemis. J'ai vu le billet où elle lui répondait qu'elle exigeait l'accomplissement de sa parole, qu'elle se faisait gloire de son attachement pour lui et ne craignait, en aucune façon, les propos malveillants qu'on pourrait tenir sur une liaison dont il avait bien soin qu'elle ne connût que les amertumes.

Monsieur de Chateaubriand n'osa pas résister davantage. Cette intempestive nomination eut lieu. Elle fut généralement blâmée, ridiculisée, et nuisit tout d'abord à sa considération. Chacun y reconnut la volonté impérieuse de madame de Duras et elle ne s'en cacha pas, et pourtant elle aurait tout sacrifié à cette gloire qu'elle immolait à l'autel de sa vanité.

La guerre d'Espagne étant décidée, il fallut s'occuper des préparatifs. Il semblait qu'il ne dût y avoir qu'un ordre à expédier pour entrer en campagne. La fièvre jaune, qui désolait la péninsule, avait autorisé l'établissement d'un cordon sanitaire sur la frontière, et, depuis que la peste révolutionnaire s'y était ajoutée, le nombre des troupes avait été considérablement accru.

Toutefois, les répugnances politiques et financières de monsieur de Villèle s'étaient également opposées à ce qu'elles fussent mises sur le pied de guerre. L'incapacité du maréchal duc de Bellune, aussi bien que la vénalité de ses entours, avaient servi les vœux du président du conseil, sans les partager.

Monsieur le duc d'Angoulême fut nommé généralissime et partit au commencement du printemps. J'ai lieu de croire qu'il n'était nullement partisan de cette guerre, mais il ne savait jamais qu'obéir au Roi.

En arrivant à Bayonne, il trouva que rien n'avait été préparé pour l'entrée en campagne. Il expédia un courrier porteur des plaintes les plus amères. Il démontrait combien il serait fâcheux, aux yeux de la France et de l'Europe, d'être arrêté dès ce premier pas et de confirmer, en apparence, les propos de l'opposition qui proclamait que le Roi n'oserait réunir une armée parce qu'elle se déclarerait contre son gouvernement.

Le télégraphe porta au prince l'autorisation de prendre sur lui toutes les mesures nécessaires pour concentrer les troupes et leur procurer des subsistances. Le ministre de la guerre, nommé major général de son armée, partit en poste pour Bayonne. Le conseil espérait ainsi s'en débarrasser sans offenser les ultras qui le chérissaient; mais monsieur le duc d'Angoulême ne voulut pas même le voir.

On a dit que, par une intrigue d'Ouvrard, tous les préparatifs faits par l'administration de la guerre s'étaient éclipsés. Il la fallait habilement ourdie car le duc de Bellune, si intéressé à prouver le contraire, fut obligé de convenir que tout manquait. Il fut désespéré, contresigna les arrangements arrêtés par le prince avec Ouvrard et reprit le chemin de Paris où il arriva au grand désappointement de ses collègues.

Il retrouva son cabinet et tout l'hôtel intacts. La maréchale en avait soutenu le siège et refusé l'entrée au général Digeon, ayant le portefeuille par intérim et destiné à remplacer le maréchal. La duchesse de Bellune l'avait relégué dans les bureaux, et cette défense matérielle de la place de son mari n'avait pas été sans quelque influence pour la lui conserver.

À peine dix jours écoulés depuis qu'Ouvrard avait été nommé fournisseur général, l'armée, réunie à Bayonne, se trouva dans l'abondance. Je ne sais si cette péripétie fut amenée par d'habiles fripons et s'il y eut bien des tours de bâton dans ce coup de baguette. Beaucoup de noms honorables y furent compromis. Je n'ai pas de renseignements assez exacts pour m'être formé une opinion à ce sujet.

Ce que je sais, c'est que monsieur le duc d'Angoulême agit avec autant de prudence que de fermeté. L'important, en ce moment, n'était pas tant de payer les rations quelques centimes de plus; l'important était de marcher en avant et de ne point laisser aux malveillants le temps de travailler le moral des soldats en reculant devant des difficultés matérielles auxquelles personne n'aurait voulu croire.

Déjà monsieur le duc d'Angoulême avait montré une grande sagesse en soutenant le général Guilleminot contre une de ces intrigues que le parti ultra avait l'habitude d'exploiter. Une malle adressée à un aide de camp de Guilleminot fut saisie à la diligence. Elle avait été dénoncée et se trouva contenir des uniformes et des cocardes du temps de l'Empire.

L'officier, mandé à Paris, prouva si victorieusement n'avoir jamais eu un rapport quelconque avec cette malle que l'on fut obligé d'abandonner ce moyen, dont on avait fait grand bruit, et qui fut tracé jusqu'en assez saint lieu pour que tout le monde dût se taire. Le but de cette machination était d'inspirer de la défiance contre le général Guilleminot et de le faire remplacer par un homme de la Congrégation; mais monsieur le duc d'Angoulême traita le général avec d'autant plus de bonté et de distinction.

J'ai déjà dit que le prince n'était nullement sous la gouverne des prêtres. Pieux comme un ange, ayant toujours mené la vie la plus exemplaire, il n'avait pas besoin d'intermédiaire vis-à-vis du ciel. Il respectait les prêtres à l'autel, mais ne leur accordait aucune influence dans les affaires temporelles. Il n'a jamais eu d'aumônier particulier et refusa même d'en emmener dans cette campagne. Il disait que l'Espagne était un pays suffisamment catholique pour qu'il n'y manquât pas de prêtres. Chaque jour il entendait la messe, dite par le curé du lieu où il se trouvait et, les jours fixés pour ses dévotions, il avait de même recours au ministère du premier ecclésiastique, comprenant le français, qu'il trouvait sur sa route.

Un jour, un abbé, expédié de Paris et armé d'un brevet d'aumônier de l'état-major, se présenta au quartier général. Monsieur le duc d'Angoulême voulait le renvoyer. Messieurs Guilleminot et de Martignac, qui craignirent de s'attirer les foudres de la Congrégation, opinèrent pour qu'il restât; le prince reprit: «Vous le voulez, messieurs, vous ne tarderez guère à vous en repentir.»

En effet, l'abbé établit un foyer d'intrigue; et on sut bientôt qu'il était le centre d'une petite réunion d'où il partait des notes, adressées à Paris, sur la conduite privée de tous les officiers de l'armée. Le prince se procura une de ces listes annotées, fit venir l'abbé, la lui montra en lui remettant son ordre de route et lui disant: «Partez, et taisez-vous. Je ne veux pas d'espions en soutane.»

Tandis qu'il déployait cette sagesse dans le conseil, monsieur le duc d'Angoulême montrait une bravoure froide et sans aucune forfanterie sur le champ de bataille; il partageait les fatigues du soldat et les supportait mieux que sa frêle apparence ne semblait l'annoncer.

Mon frère l'accompagnait en qualité d'aide de camp, et je tiens de lui une multitude de traits, pas assez importants pour être rapportés, mais qui militent à confirmer la sage fermeté de l'ensemble de la conduite du prince. Aussi était-il abhorré par les courtisans de son père et de sa belle-sœur. Une puérile circonstance donnera mieux l'idée de la manière dont ils l'envisageaient que de longs développements.

À un déjeuner, assez nombreux, donné par le comte et la comtesse Fernand de Chabot pour l'inauguration d'un nouvel appartement, quelqu'un, impatienté des impertinences qu'on débitait sur monsieur le duc d'Angoulême, s'amusa à dire qu'il avait passé à l'ennemi à la tête de quatre régiments. «Vraiment, s'écria madame de Meffray, dame et favorite de madame la duchesse de Berry, vraiment! est-il possible? Je savais bien que monsieur le duc d'Angoulême pensait très mal, mais je ne le croyais pas encore capable de cela!» Sans doute madame de Meffray était une niaise, mais ses paroles indiquent le diapason de l'intérieur où elle vivait.

Lors de la sage ordonnance d'Andujar, les clameurs contre le prince furent telles que le ministère fut obligé de la casser. À dater de ce moment, monsieur le duc d'Angoulême cessa de prendre aucune part politique aux affaires de la Péninsule, se bornant à ses devoirs militaires.

Il avait été grandement dégoûté par les procédés du roi Ferdinand VII qui, non seulement ne lui avait accordé aucune confiance, mais avait même affecté des formes grossièrement arrogantes vis-à-vis de lui. Ainsi, par exemple, lorsque monsieur le duc d'Angoulême, au moment où le Roi débarquait à Port-Sainte-Marie, lui avait présenté son épée en s'agenouillant, il lui avait laissé accomplir cette cérémonie de courtoisie, à la grande indignation des français présents, et se relever sans lui offrir d'assistance.

L'absurde étalage qu'on a fait de la prise du Trocadéro a rendu ridicule jusqu'au nom d'un très joli fait de guerre qui décida la prise de Cadix et termina la campagne, si on peut donner ce nom à une marche triomphale de Bayonne à Cadix. Les partisans des Cortès se défendirent dans quelques villes; mais, en général, l'armée française fut accueillie partout avec une grande joie.

Les populations des villages accouraient à sa rencontre. Le prince était reçu avec acclamation: «Viva el duca! Viva le Bourbone! Viva el re netto! Viva la sacra santo inquisition!», criait la foule qui couvrait l'escouade royale de fleurs et de guirlandes et déployait des tapis sous les pieds des chevaux.

Aussi le maréchal Oudinot disait-il en soupirant: «Ce qu'il y a de déplorable, dans cette affaire-ci, c'est que nos gens se persuadent qu'ils font la guerre.» Malgré cette exclamation chagrine du vieux soldat, nos jeunes troupes, toutes les fois qu'elles en eurent occasion, montrèrent leur zèle et leur intrépidité accoutumés; et j'ai entendu dire à des officiers, ayant fait la vraie guerre, que notamment le petit fort du Trocadéro avait été emporté avec une vigueur digne des grenadiers de la grande armée.

Le prince de Carignan s'y distingua particulièrement. On lui a fort reproché d'avoir fait cette campagne contre les révolutionnaires. Elle lui avait été imposée comme amende honorable par la Cour de Sardaigne, et tout lui était bon pour sortir de la position intolérable où il se trouvait à Florence. Mais, quelque opinion qu'on puisse avoir sur la convenance de sa présence auprès de monsieur le duc d'Angoulême, tout le monde doit approuver la conduite qu'il y tint en passant, avec les premiers grenadiers, le fossé plein d'eau qui entourait la redoute.

Le lendemain, à la parade, une députation des grenadiers s'avança vers le prince et lui offrit, au nom du corps, une paire d'épaulettes de laine, appartenant à un des camarades tué à ses côtés pendant la périlleuse traversée du large fossé, et le proclama grenadier français.

Le prince attacha les épaulettes sur son uniforme, et certainement ce moment a été un des plus heureux de sa vie, quoique son visage se trouvât tout à coup inondé de larmes. Tous les assistants étaient émus de cet épisode improvisé auquel personne ne s'attendait.

Il me rappelle une circonstance, bien postérieure, mais que je placerai ici, d'autant que je ne pense pas conduire ces récits jusqu'à l'époque où elle a eu lieu.

Le colonel de La Rue se trouvant à Vienne en 1832 avec le jeune duc de Reichstadt, celui-ci, qui cherchait sans cesse à le faire parler sur les armées de France, lui demanda si, en effet, le roi de Sardaigne avait payé de sa personne autant qu'on l'avait dit.

Monsieur de La Rue, témoin et acteur au Trocadéro, lui raconta ce gui s'y était passé, ainsi que la démarche des grenadiers, et il ajouta:

«Et je vous assure, monseigneur, que le prince était bien content.

—Sacrebleu, je le crois bien! répondit le jeune homme en frappant du pied.» Puis il reprit après un assez long silence:

«Voyez la différence des pays, mon cher La Rue; chez eux (il désignait du doigt l'ambassadeur de Russie), chez eux quand on veut humilier un officier, on le fait soldat. Chez nous quand on veut honorer un prince, on le fait grenadier! Ah! chère France!» Et il s'éloigna du colonel pour cacher une émotion qu'il venait de lui faire partager.

Ce même monsieur de La Rue possède une pièce assez curieuse. La veille de son départ de Vienne, il adressa à monsieur le duc de Reichstadt, qu'il rencontrait dans le monde tous les soirs, cette phrase banale:

«Monseigneur a-t-il des ordres à me donner pour Paris?

—Des ordres pour Paris! moi? Moi! oh! non, cher La Rue!» Et il sentit trembler la main qu'on lui avait tendue.

Il se retira affligé de l'effet produit sur le prince par son inadvertance. Au moment où il montait en voiture le lendemain, un valet de pied lui remit un paquet. C'était un grand papier plié en quatre, sur le milieu duquel était écrit de la main du duc: «Présentez mes respects à la colonne.»

Il n'y a ni date ni signature, mais l'enveloppe, mise par un secrétaire, est contresignée de tous les titres et qualités de S. A. I. le duc de Reichstadt et porte l'assurance que l'intérieur est de son écriture. Est-ce un usage allemand pour les lettres des princes ou une précaution particulière pour celle-là? Je l'ignore.

Monsieur de La Rue me l'a confiée, pendant une absence qu'il a faite, mais il me l'a redemandée; et je n'ai pas osé lui témoigner le désir que j'aurais eu de la conserver.

Je reprends le fil de mon discours. Madame la duchesse d'Angoulême s'était établie à Bordeaux, pendant la guerre d'Espagne, pour être plus à portée des nouvelles. Le même motif y conduisit ma belle-sœur. Cette similitude d'intérêt la rapprocha de la princesse, beaucoup plus gracieuse en général lorsqu'elle s'éloignait de Paris, et qui, dans cette circonstance, montra à madame d'Osmond des bontés qu'elle lui a toujours continuées.

Elle n'était pas précisément de son intimité, mais du petit nombre des personnes qu'elle accueillait avec faveur, distinction d'autant plus appréciée qu'elle était moins prodiguée, aussi ma belle-sœur lui est-elle très dévouée. Le naturel de son esprit lui a fait trouver grâce devant Madame. Madame d'Osmond est la seule personne d'un esprit remarquable que je lui ai vu ne point repousser. Il y a fort à parier que, sans le séjour de Bordeaux, elle serait restée dans la disgrâce qu'elle méritait sous ce rapport.

L'animadversion de monsieur le duc d'Angoulême pour le duc de Bellune était si hautement prononcée qu'il fallait bien songer à le remplacer. Monsieur de Villèle en faisait d'autant plus volontiers le sacrifice qu'il désirait fort s'en débarrasser et était charmé d'en laisser l'impopularité au prince.

Monsieur de Chateaubriand, qui se savait assez mal dans son esprit, crut faire un acte de haute courtisanerie en poussant à la nomination du baron de Damas, attaché à sa maison. Lorsque monsieur le duc d'Angoulême reçut le courrier qui lui en apportait la nouvelle, il entra dans le salon où étaient réunis ses aides de camp et il leur dit:

«Messieurs, le duc de Bellune n'est plus ministre de la guerre. Devinez qui le remplace. Je vous le donne en dix. Que dis-je, en dix? Je vous le donne en cent et même cela ne sera pas assez, je vous le donne en mille.»

Quelques noms étranges ayant été prononcés, le prince reprit:

«Non, c'est encore mieux.... Vous ne trouverez jamais.... C'est le baron de Damas, votre camarade ... le bon Damas!»

Il se prit à rire et tout l'état-major avec lui. On voit comme monsieur de Chateaubriand avait bien réussi à faire sa cour à monsieur le duc d'Angoulême.

À son retour à Paris, le prince se montra aussi simple et aussi modeste qu'il avait été brave et sage en Espagne. Son père le reçut avec une tendresse et une joie toute paternelle, le Roi avec cette pompe théâtrale qui suppléait en lui à la sensibilité.

Madame la duchesse d'Angoulême jouissait des succès de son mari d'une joie si étrangère à sa physionomie qu'elle en était altérée. Cette pauvre princesse a eu si peu d'occasion d'en ressentir qu'elle ne sait comment la porter. Son attachement pour monsieur le duc d'Angoulême était aussi tendre que sincère, quoiqu'il ne partageât pas ses passions politiques.

Le prince était resté en rapport avec les personnes les plus influentes du ministère Richelieu, messieurs Pasquier, Mounier, etc., et surtout monsieur Portal au sage esprit duquel il accordait grande confiance. Il leur parlait volontiers des affaires du moment pour s'éclairer de leurs lumières.

Ces relations, que le prince lui-même ne cherchait point à dissimuler, achevaient de le discréditer auprès des exaltés. Ils s'étaient ameutés contre lui dès ce voyage dans la Vendée où il avait prêché Union et Oubli. L'ordonnance d'Andujar, autre crime de même nature, aurait constaté qu'il était incorrigible et décidément jacobin si, déjà, sa désapprobation formelle de la manière dont monsieur Manuel avait été expulsé de la Chambre avait pu laisser quelques doutes sur ses sentiments.

Peu de jours après son retour, monsieur le duc d'Angoulême, sortant en voiture avec mon frère, fut accueilli de très vives acclamations par la foule assemblée dans la cour des Tuileries. Une fois sur le quai, et les salutations accomplies, il se renfonça dans sa voiture et dit avec un sourire amer:

«Voilà bien ce qui s'appelle, en termes de gazette, un prince adoré! Il serait bien doux d'y pouvoir croire! Mais, voyez-vous, d'Osmond, ils crieraient à l'eau tout aussi volontiers si on les y poussait.»

Au moins ne se faisait-il pas illusion sur sa popularité, malgré les adulations dont les gens qui avaient le plus cherché à le déjouer et à empoisonner sa conduite vis-à-vis du Roi et du public l'étourdissaient. Il en était fort contrarié et l'a souvent témoigné avec son peu de bonne grâce accoutumée, mais avec beaucoup de jugement.

Personne plus que lui n'était impatienté de l'abus fait de ce malheureux nom du Trocadéro. L'esprit courtisan l'avait donné à tout, depuis un ruban jusqu'à une salle de festin à l'hôtel de ville, depuis un joujou du duc de Bordeaux jusqu'à l'arc de triomphe de l'Étoile. Toutefois, monsieur le duc d'Angoulême s'opposa formellement à ce dernier baptême, et cette ridicule appellation tomba vite en désuétude.

Je me livre avec complaisance à parler de monsieur le duc d'Angoulême en ce moment. C'est certainement la plus belle année d'une vie si éprouvée par le malheur. Ce pauvre prince méritait un meilleur sort; mais la fortune, son éducation, son père, ses entours et même ses vertus lui en ont préparé un si déplorable que l'histoire elle-même l'accablera de dédains, sans rendre justice à des qualités réelles.

Si monsieur le duc d'Angoulême s'était trouvé succéder immédiatement à Louis XVIII, la Restauration aurait probablement marché dans des voies assez sages pour se concilier les suffrages du pays. Pendant bien des années, toutes les espérances se sont tournées vers lui, et c'est seulement lorsqu'on l'a vu suivre les traces de son père que les orages se sont pressés autour du trône et que la foudre populaire l'a renversé.

CHAPITRE IX

Le duc de Rovigo et le prince de Talleyrand. — Pavillon de Saint-Ouen. — Détails sur cette fête. — Le duc de Doudeauville remplace le marquis de Lauriston au ministère de la maison du Roi. — Lauriston est nommé maréchal de France.

J'ai dit ailleurs, je crois, les relations que madame du Cayla avait entretenues, sous l'Empire, avec le duc de Rovigo et dont l'extraordinaire ressemblance de son fils témoignait fort indiscrètement.

Depuis que l'immense crédit de la favorite était aussi bien établi, le duc de Rovigo l'assiégeait de ses réclamations. Il voulait être réhabilité à la Cour, employé dans son grade et rentrer dans les voies du pouvoir, menaçant, si elle ne réussissait pas à obtenir ce qu'il désirait, de publier une correspondance qui, non seulement était fort tendre pour Rovigo, mais encore très confiante pour le ministre de la police et prouvait qu'elle n'avait pas attendu la Restauration pour jouer le rôle le plus honteux et en recevoir un salaire.

Elle ne savait comment se tirer de cet embarras. Elle n'avait aucune envie de rétablir la position du duc de Rovigo dont la présence lui était insupportable, mais elle craignait encore davantage de l'exaspérer.

Comme il prétendait toujours que sa conduite, dans l'affaire de la mort de monsieur le duc d'Enghien, avait été la plus innocente du monde, il exigea qu'elle se chargeât de l'expliquer au Roi. Elle se fit répondre par Sa Majesté que, si monsieur de Rovigo parvenait à persuader le public, il lui accorderait ses bonnes grâces. En conséquence, monsieur de Rovigo se mit à l'œuvre et fit une relation, soi-disant justificative, où il s'incriminait de la façon la plus odieuse, tout en chargeant monsieur de Talleyrand très gravement et, je crois, très véridiquement.

Madame du Cayla tressaillit d'aise à cette lecture. Elle y voyait la perte de deux hommes qu'elle redoutait presque également. Cependant, elle fut assez habile pour faire quelques remarques critiques au duc de Rovigo. Elle lui fit adoucir quelques phrases, retrancher quelques aveux, puis l'encouragea à la publication sans toutefois la lui conseiller, afin qu'il ne pût l'accuser de l'y avoir poussé.

L'effet en fut tel qu'elle l'avait prévu. Un tolle général s'éleva contre Rovigo; tout le parti Talleyrand y excita; et, le voyant à son comble, le prince s'enveloppa dans sa dignité offensée et déclara qu'il ne reparaîtrait pas aux Tuileries que son nom ne fût vengé de tant de calomnies. Personne ne soutint le duc de Rovigo; le Roi lui fit défendre de reparaître. Monsieur et son fils déclarèrent qu'ils le feraient mettre à la porte s'il se présentait chez eux. Toutes les réclamations qu'il faisait pour ses dotations furent mises à néant.

Madame du Cayla, elle-même, quoique se disant désolée d'un résultat qu'elle était si loin d'attendre de leurs efforts réunis, se crut obligée de renoncer à le recevoir ouvertement chez elle. Elle lui promit de ne perdre de vue aucune occasion de rétablir sa situation, mais lui fit admettre la nécessité de laisser passer l'orage, et elle s'en trouva débarrassée.

Soit qu'elle craignît de s'attirer trop de haines à la fois, soit qu'elle n'eût pas le moyen de réussir de ce côté, monsieur de Talleyrand eut tous les honneurs de cette affaire. Le Roi lui fit dire «qu'il pouvait revenir aux Tuileries sans craindre de mauvaise rencontre.» En conséquence, il fit sa rentrée le dimanche à la messe, en plein triomphe.

C'était un des moments où il était le plus en évidence. Sa charge de grand chambellan le plaçait immédiatement derrière le Roi. Il s'y tenait debout, la main appuyée sur le fauteuil, hors le moment de l'élévation où il s'agenouillait assez adroitement, malgré sa jambe estropiée, et il ne lui plaisait pas qu'on cherchât à l'assister. Son maintien pendant les offices était inimitable. L'impassibilité de sa physionomie l'y suivait, et personne ne pouvait l'accuser d'y porter ni distraction mondaine, ni cagoterie hypocrite.

Un homme, moins habile que monsieur de Talleyrand aurait été abîmé par les révélations contenues dans le mémoire du duc de Rovigo, d'autant que bien des personnes vivantes pouvaient justifier de leur exactitude. Mais il comprit, tout de suite, que le coup venait d'un homme qui n'était pas situé de façon à pouvoir l'asséner vigoureusement et il se plaça si haut que ce fut le Rovigo qui manqua son atteinte et en fut renversé.

Il y a peu de circonstances où monsieur de Talleyrand ait mieux jugé sa position aussi bien que celle de son adversaire et se soit conduit avec plus d'habileté. Le succès fut si complet que, depuis ce temps, les attaques se sont émoussées. Monsieur de Talleyrand est sorti très épuré de ce creuset aux yeux des contemporains, et l'histoire devra se charger de lui rendre la part qu'il a jouée dans la triste tragédie des fossés de Vincennes.

La petite maison, appartenant à la comtesse Vincent Potocka où le Roi avait donné en 1814 la déclaration dite de Saint-Ouen, fut mise en vente à la mort de la comtesse. Bientôt, nous vîmes s'élever sur ses ruines un élégant pavillon. Les meilleurs artistes furent appelés à le décorer. Les plantes les plus rares en ornèrent les jardins et les serres. Un luxe royal s'y déployait, et l'acquéreur ne put être longtemps ignoré, malgré le secret imposé qui excitait vivement la curiosité. On variait sur la destination de ce lieu de délice.

Des invitations, adressées à tout ce que la Cour et la ville avait de plus distingué, nous apprirent qu'il appartenait à madame du Cayla et qu'elle en ferait l'inauguration par une fête à laquelle elle nous conviait. Quelques personnes, plus scrupuleuses, refusèrent de s'y rendre. Je ne fus pas du nombre. Je connaissais madame du Cayla de tout temps; nos relations étaient devenues très froides, mais j'étais également curieuse de voir le pavillon et la fête. L'un et l'autre en valaient la peine.

On ne nous avait pas exagéré la magnificence de la maison. Elle était parfaitement commode et construite à très grands frais. Chaque détail était complètement soigné. Depuis l'évier en marbre poli jusqu'à l'escalier du grenier à rampe d'acajou, rien n'était négligé. Il était aisé de voir qu'artistes et ouvriers, personne n'avait été contrôlé dans la dépense. Les plus habiles peintres avaient été employés à décorer les murailles; mais ce luxe de bon goût ne sautait pas aux yeux et s'accordait avec une noble simplicité. On voyait dans la bibliothèque un immense portrait de Louis XVIII, assis à une table et signant la déclaration de Saint-Ouen.

Ce qui était encore bien plus curieux, c'était le nonce du Pape, monseigneur Macchi, et monsieur Lieutard, assis sous ce tableau et se relayant l'un l'autre pour faire, à tour de rôle, l'éloge des vertus chrétiennes de leur charmante hôtesse. Or il faut savoir que ce monsieur Lieutard était l'instituteur rigide de la jeunesse dévote du temps et qu'aucun de ses disciples n'aurait osé pénétrer dans un théâtre, hormis dans celui que madame du Cayla allait nous ouvrir.

Les meilleurs acteurs y jouèrent un joli vaudeville, puis une petite pièce de circonstance d'après laquelle il nous fut loisible de croire, si cela nous plaisait, que madame du Cayla n'était que la concierge sensible et dévouée du pavillon historique que ses soins avaient arraché à l'oubli, à la profanation de la bande noire, pour le conserver à la reconnaissance de la France, dont un bon nombre de couplets témoignèrent. Les applaudissements des spectateurs la confirmèrent, et madame du Cayla sortit de l'enceinte couverte de couronnes civiques et proclamée l'héroïne de la charte par un auditoire qui n'y tenait guère.

Je m'amusai bien à cette fête, fort belle et fort bien ordonnée, mais divertissante surtout par son côté bouffon. Tout le corps diplomatique s'y pressait sur les pas de la dame du lieu, aussi bien que les évêques et les mères de l'Église. Elle avait attaché un grand prix à les y faire venir. Toujours elle les avait soignés avec empressement, et chaque semaine un grand dîner réunissait les âmes pieuses à sa table. Une demi-heure avant celle fixée aux invités à la fête de Saint-Ouen, le Roi était venu en inspecter les apprêts. Les traces des roues de son lourd carrosse se voyaient dans les allées, très bien sablées d'ailleurs.

Madame du Cayla avait espéré la présence de Monsieur. Elle en avait laissé courir le bruit, assez complaisamment, au commencement de la matinée; mais vers la fin elle se révoltait contre une idée aussi saugrenue. Le fait était que Monsieur avait hésité.

Monsieur de Villèle l'encourageait à soutenir madame du Cayla, dont il exploitait le crédit sur le Roi; mais l'influence de Madame l'emporta: cette princesse ne pouvait s'abaisser à caresser la favorite et la traitait toujours plus que froidement.

Madame de Choisy, sa dame d'atour, qu'elle avait mariée au vicomte d'Agoult et chez laquelle elle passait toutes ses soirées, ayant, au mépris de ses défenses, formé une liaison intime avec madame du Cayla, la princesse lui en témoigna son mécontentement et ne mit plus les pieds chez elle, quoique l'appartement qu'elle occupait fût contigu au sien. La reconnaissance de madame du Cayla se signala en faisant nommer le vicomte d'Agoult gouverneur de Saint-Cloud.

J'ai dit que le général de Lauriston était resté seul du ministère Richelieu. Il dut cette faveur à la mansuétude avec laquelle il payait les sommes énormes que la faiblesse du Roi répandait sur ses royales amours, sans jamais les trouver trop considérables. Cependant on désira sa place de ministre de la maison du Roi pour monsieur de Doudeauville, afin que Sosthène de La Rochefoucauld, chargé de la division des beaux-arts, ne relevât que de son père.

En conséquence, pour désintéresser monsieur de Lauriston, solder ses complaisances et acheter sa discrétion, on le nomma tout à la fois grand veneur et maréchal de France. Il avait beaucoup fait la guerre, comme tous les serviteurs de Napoléon, mais il n'avait aucune réputation militaire et cette élévation souleva des tempêtes.

Les patrons de Lauriston crurent les calmer en l'envoyant commander l'armée de réserve en Espagne. Lui, de son côté, voulut décorer son nouveau bâton de quelques lauriers. Il fit faire le siège de Pampelune, après la reddition de Cadix et la délivrance du roi d'Espagne, qui amenait nécessairement la chute de toutes les places sans coup férir. Quelques braves gens payèrent de leur sang l'élévation de Lauriston au grade de maréchal, sans la justifier aux yeux de personne.

Il avait laissé la liste civile fort dérangée. Elle acheva de se dilapider sous l'administration du duc de Doudeauville, très galant homme mais trop faible et trop dépendant pour oser faire la moindre résistance aux caprices de son fils et de madame du Cayla. Cette facilité le forçait à fermer les yeux sur les autres abus, et jamais caisse n'a été livrée plus ostensiblement au pillage.

La sage administration de monsieur de La Bouillerie, sous le nom d'intendant, avait réparé le mal en peu d'années, et, avant la révolution de 1830, la liste civile était libérée de toute dette.

CHAPITRE X

Le duc de la Rochefoucauld-Liancourt est destitué de places gratuites. — Exécution de quatre jeunes sous-officiers. — Élections gouvernementales. — Renvoi de monsieur de Chateaubriand. — Sa colère. — L'indemnité aux émigrés et la réduction des rentes. — L'archevêque de Paris, monsieur de Quélen. — Situation politique de monsieur de Villèle. — Le père Élisée. — Répugnance du Roi à quitter les Tuileries. — Quel en était le motif.

L'opinion publique se montra fort choquée de la destitution du duc de La Rochefoucauld-Liancourt. Je ne me rappelle plus dans quelle circonstance il témoigna de la résistance aux volontés ministérielles. C'était pour quelque chose de fort peu important. Cependant le Moniteur prit la peine de répondre par une litanie de treize places qui étaient enlevées au duc. Or, ces places étaient toutes de bienfaisance et gratuites. Il les exerçait avec autant de zèle que de dévouement, dans l'intérêt du pauvre dont il était adoré. En supposant même qu'il eût témoigné de l'hostilité au gouvernement, c'était une puérile et maladroite vengeance.

Celle exercée, d'une façon plus cruelle, contre les sous-officiers de La Rochelle fut encore plus réprouvée. Quatre de ces jeunes gens périrent sur l'échafaud pour un projet de conspiration, très coupable, sans doute, mais qui, n'ayant aucune chance de réussite, ne frappait pas assez l'esprit public pour lui faire supporter le sacrifice de ces quatre jeunes têtes dont la plus âgée n'avait pas vingt-trois ans. Ils se conduisirent, de manière à augmenter l'intérêt, avec fermeté et sans jactance, et parurent poursuivis avec acharnement.

Je me rappelle très bien que le petit noyau d'hommes modérés qui m'entourait s'affligeait de cette procédure et désirait beaucoup que le Roi fît grâce à ces jeunes gens. Je crois me souvenir qu'une note fut remise à monsieur le duc d'Angoulême par monsieur Portal, qu'il entra fort dans ses sentiments mais lui dit qu'il s'était fait la loi de ne s'ingérer, en aucune façon, dans le gouvernement du Roi, qu'il gémissait souvent de ce qu'il voyait, que, toutes les fois qu'on lui demandait son opinion, il la donnait consciencieusement mais que jamais il ne prenait l'initiative: «L'opposition des princes est une trop grande calamité pour que le pays puisse en supporter deux», ajouta-t-il.

Puis, embarrassé lui-même de ce qui venait de lui échapper, il devint fort rouge: «Le Roi, reprit-il, doit être obéi respectueusement par tout le monde, et surtout par moi. Lorsqu'il veut bien me charger d'une mission, je la fais de mon mieux et dans ma conscience; mais, lorsqu'il ne me consulte, ni ne m'emploie, je me tais et je vais à la chasse.»

Je n'affirme pas que ce soit à l'occasion des sous-officiers de la Rochelle que ces paroles ont été prononcées. Je crois même que c'est après le retour d'Espagne que monsieur Portal nous rapporta les avoir entendues, le jour même, de la bouche du prince. Cette sagesse lui attirait notre respect et justifiait les espérances que le pays fondait sur lui.

Les succès obtenus dans la Péninsule, en persuadant au parti ultra-royaliste que l'armée était à sa dévotion, excita sa violence. Il exigea de monsieur de Villèle les lois sur le sacrilège, sur le droit d'aînesse, et l'accomplissement des promesses faites aux émigrés. Le ministre y ajouta de sa propre invention la conversion des rentes cinq pour cent en trois pour cent. C'était de toutes ces lois la seule à laquelle il tint sérieusement.

Les élections, faites avec des fraudes éhontées, avaient amené à la Chambre des députés une majorité compacte qui votait selon le bon plaisir du ministre. Il n'eut pas de peine à faire accepter par elle les élections septennales.

La Chambre des pairs, persuadée que cette nouvelle organisation était meilleure et plus gouvernementale, l'adopta, quoiqu'un grand nombre des pairs, qui votèrent en sa faveur, reconnussent l'inconvénient de prolonger, entre les mains du parti contre-révolutionnaire, un instrument aussi dangereux que la Chambre des députés telle qu'elle était composée. Mais là s'arrêta leur complaisance, et l'utilité du gouvernement représentatif et de la pondération des pouvoirs ne s'est peut-être jamais fait mieux sentir qu'à cette époque.

La Chambre des députés étant servile autant que puérilement aristocratique, celle des pairs se montra indépendante et libérale; et les lois du sacrilège, du droit d'aînesse, de la réduction du taux des rentes, de l'indemnité, etc., furent ou repoussées, ou amendées de manière à perdre leur caractère de lois de parti.

Monsieur de Villèle s'était bien mordu les doigts d'avoir fait exception à son goût pour les médiocrités en appelant monsieur de Chateaubriand au pouvoir. Dès les premiers moments, il avait été trompé dans son espérance de trouver en lui un appui contre la guerre que la Cour, la sacristie et la Sainte-Alliance souhaitaient porter en Espagne.

Monsieur de Villèle, en se voyant joué, s'était promis de se venger. Monsieur de Chateaubriand n'avait aucune faveur auprès du Roi et des princes; il était facile à démolir de ce côté. Monsieur de Villèle prétendit qu'il avait voté contre la loi sur la réduction des rentes.

Monsieur de Chateaubriand l'a toujours nié; mais il convenait volontiers que la loi lui semblait intempestive et dangereuse et s'en exprimait librement dans son salon. Toutefois, il n'existait aucun dissentiment ostensible entre lui et ses collègues, lorsqu'un dimanche il se présenta à la porte de Monsieur pour lui faire sa cour. L'huissier lui répondit qu'il ne pouvait entrer. Monsieur de Chateaubriand y fit peu d'attention; il était tard, il crut la porte fermée et Monsieur déjà passé chez le Roi. Il se hâta de descendre pour arriver dans le cabinet. En passant la première porte, il vit de l'hésitation dans les huissiers et les gardes du corps. Enfin l'officier s'avança vers lui et lui dit, du ton le plus respectueusement peiné:

«Monsieur le vicomte, nous avons la consigne de ne vous point laisser entrer.»

Il était sous le coup de l'étonnement, lorsque monsieur de Vitrolles, son ami, lui dit:

«Vous ne venez donc pas de chez vous?

—J'en suis sorti il y a une heure.

—Eh bien, vous avez manqué une lettre qui vous y attend.»

Monsieur de Chateaubriand y courut, et trouva une ordonnance qui réclamait le reçu d'une dépêche, fort laconique, portant que le Roi n'avait plus besoin de ses services. Monsieur de Chateaubriand signa le reçu de sa propre main, envoya chercher une demi-douzaine de fiacres, y jeta ses effets pêle-mêle et, avant que sa pendule eût sonné l'heure commencée, écrivit à monsieur de Villèle que les ordres du Roi étaient accomplis et l'hôtel des affaires étrangères, aussi bien que le portefeuille, à la disposition du président du conseil.

La manière dont il avait quitté cet hôtel, en plaisant à l'imagination de monsieur de Chateaubriand, adoucit un peu la blessure qu'il avait reçue aux Tuileries; et, pendant les premiers jours, il soutint sa chute avec un calme et une dignité qui lui firent jouer le beau rôle. Mais, petit à petit, les embarras et les ennuis de sa position ranimèrent l'insulte gratuite qu'on lui avait fait éprouver et excitèrent sa haine et sa vengeance contre monsieur de Villèle, jusqu'au point où elles ne connurent plus ni borne ni convenance.

Le journal des Débats, dont l'amitié des frères Bertin lui ouvrait les colonnes, devint l'arène où il traîna son antagoniste et où il se servit d'armes si peu courtoises que bientôt l'offense sembla plus qu'expiée, d'autant que, dans sa colère, monsieur de Chateaubriand s'occupait peu des blessures qu'il pouvait faire au pouvoir en attaquant ses agents.

Monsieur de Villèle se crut forcé de rétablir la censure. Mais qu'en arriva-t-il? Toutes les fois que le censeur effaçait un article ou une phrase, sa place restait en blanc dans le journal et l'imagination de l'abonné suppléait à tout ce que la tyrannie l'empêchait de lire. Ces blancs ayant été proscrits par une ordonnance, les journalistes les remplacèrent par des pages entières de tirets— — — — — — — — — — — — — — —figurant des lignes.

Il devint évident que, pour rendre la censure efficace, il fallait l'appuyer par des mesures sévères que la disposition de l'esprit public ne tolérait pas. Pour oser entraver la liberté de la presse, dans les temps où nous vivons, il faut que son danger soit évident aux yeux de tous, ou succéder à un temps d'anarchie, lorsque tout le monde a tellement souffert que chacun invoque des chaînes afin que son voisin ait les mains liées. Telle a été la fortune du gouvernement impérial.

L'indemnité aux émigrés pouvait être une mesure juste et même politique, mais elle n'était rien moins que populaire. Monsieur de Villèle, pour comble de maladresse, l'accola à la loi de la réduction des rentes. Son but était d'assurer à cette dernière le vote de tous les députés et pairs émigrés. Il réussit auprès des députés, mais échoua à la Chambre des pairs.

Monsieur Pasquier fut un de ses antagonistes les plus formidables. Il déploya dans la Chambre haute la même éloquence de tribune qu'il avait déjà montrée comme député et comme ministre et prit, dès lors, sur ses collègues, l'ascendant que ses hautes lumières, sa modération constante et son talent incontesté lui ont toujours conservé.

Monsieur de Villèle rencontra aussi dans l'archevêque de Paris un adversaire qui ne laissa pas de lui enlever quelques votes. Sous prétexte de défendre les intérêts des rentiers, ses diocésains, il se montra très hostile au projet de réduction et en releva l'injustice et l'iniquité, après que d'autres orateurs eurent établi la vanité de la mesure sous le point de vue économique.

L'archevêque acquit une assez grande popularité par cette résistance. Il n'avait pas encore eu le temps de déployer son caractère ambitieux et hautain; on était disposé à le croire dans les idées modérées.

L'abbé de Quélen, né dans une famille vendéenne, avait commencé sa carrière dans le service de la grande aumônerie impériale. Le cardinal Fesch, son patron, l'avait ensuite placé, comme aumônier, auprès de Madame, mère de l'Empereur. Lors de la Restauration, monsieur de Quélen ne fit qu'un bond des genoux du cardinal Fesch sur ceux du cardinal de Talleyrand dont il devint le benjamin. Il dirigea la grande aumônerie et s'y montra très sage. Aussi, lorsque le cardinal de Talleyrand, devenant de plus en plus infirme, le demanda pour coadjuteur de l'archevêché de Paris, monsieur de Richelieu accueillit cette démarche avec empressement.

Préoccupé de la crainte de voir arriver à ce siège un prélat qui y portât les idées réactionnaires du clergé émigré, et notamment l'archevêque de Sens, La Fare, que Madame y poussait, il crut faire un coup de parti en l'assurant à un homme dont les précédents promettaient autant de modération que de tolérance.

Cette considération fit arriver monsieur de Quélen, ecclésiastique obscur et sans talents remarquables, à la première place de son ordre, lorsqu'il était à peine âgé de quarante ans. On aurait pu croire son ambition satisfaite, mais il montra bientôt qu'elle était insatiable.

Monsieur de Richelieu s'était laissé entraîné à commettre une faute. Jamais, depuis le cardinal de Retz, l'ancienne monarchie n'avait consenti à donner le siège de Paris à un homme assez jeune pour prétendre à faire de l'opposition. Il était la récompense de prélats vieillis dans les vertus évangéliques; et la probabilité de leur succession, promptement ouverte, servait de moyen pour en maintenir plusieurs autres dans la dépendance du gouvernement. Il était donc d'une mauvaise politique, lors même que monsieur de Quélen se fût montré tel qu'on le croyait, de donner la première place dans le clergé a un homme aussi jeune.

Monsieur de Quélen n'était pas de cet avis, et même il se flattait que l'héritage de la grande aumônerie, possédée par le cardinal de Talleyrand, lui arriverait avec l'archevêché de Paris. L'humeur qu'il conçut de l'en voir séparer, en faveur du cardinal de Croy, entra pour beaucoup dans son hostilité à la conversion des rentes.

Quoi qu'il en soit, l'esprit financier et finassier de monsieur de Villèle se trouva cruellement blessé d'être dévoilé et battu sur son propre terrain. À aucune autre époque il n'a été aussi maître dans le cabinet. L'incapacité du baron de Damas ayant été suffisamment constatée au département de la guerre, il l'avait placé à celui des affaires étrangères, en se réservant le soin de le diriger.

Le marquis de Clermont-Tonnerre passa de la marine à la guerre, également disposé à obéir partout au président du conseil, toutes les fois que la Congrégation n'en décidait pas autrement, et, à cette époque, l'accord existait entre ces deux hautes puissances. Je ne me rappelle plus quelle nullité remplaça monsieur de Tonnerre à la marine.

Monsieur de Corbière et monsieur de Peyronnet semblaient les membres les plus indépendants du cabinet; mais, comme leurs tendances étaient toutes dans le sens le plus opposé aux intérêts de la Révolution, monsieur de Villèle trouvait assez bon de laisser entrevoir qu'il avait à résister à leurs exigences, afin de conserver, dans le public, le caractère de modération acquis pendant qu'il était à la tête de l'opposition ultra.

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