Récits d'une tante (Vol. 3 de 4): Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond
Louis XVIII ne se mêlait plus de rien et Monsieur se trouvait obligé de ménager l'homme qui, par avance, avait transporté la couronne sur sa tête; de sorte que toutes les circonstances militaient pour assurer l'omnipotence de monsieur de Villèle, lorsqu'elle fut arrêtée par l'échec reçu dans la Chambre des pairs. Il lui fut d'autant plus sensible qu'à la suite de la guerre d'Espagne il avait nommé un assez grand nombre de pairs, et qu'il ne doutait pas plus de la majorité dans cette Chambre que dans celle des députés. Il se promit bien de prendre sa revanche et de représenter son projet favori de la conversion des rentes dans un moment plus opportun.
La santé du Roi devenait de plus en plus mauvaise. Il tombait dans une sorte d'anéantissement dont il ne sortait que pour recevoir les visites de madame du Cayla. Ces jours-là, il ne manquait pas de donner pour mot d'ordre Sainte Zoé, en accompagnant cette confidence d'un sourire qu'il aurait voulu rendre indiscret et que le duc de Raguse m'a souvent dit lui avoir inspiré pitié encore plus que dégoût.
Le Roi détestait Saint-Cloud. Le chirurgien en qui il avait eu le plus de confiance, le père Élisée, qu'il avait ramené d'émigration, s'ennuyant hors de Paris, avait persuadé au vieux monarque que le château était humide. Aussi avait-il coutume de dire tous les ans (les princes répètent volontiers les mêmes gentillesses) qu'il n'y attendrait pas sa fête, mais reviendrait à Paris pour celle des chats. Il était de bonne courtisanerie de paraître ne pas comprendre, afin de lui donner le plaisir d'expliquer que c'était le jour de la mi-août.
C'était une singulière anomalie dans cette Cour dévote et sévère que la présence de ce père Élisée. Il avait été frère de la Charité et assez habile chirurgien. À la Révolution, il jeta le froc et se précipita dans tous les désordres du siècle, avec l'appétit d'un homme longtemps gêné. Il trouvait plaisant de présenter lui-même ses compagnes successives sous le nom de mère Élisée. Je ne sais comment il avait trouvé le moyen de déterrer ainsi un assez grand nombre de jolies filles qu'il passait ensuite à ses amis ou patrons.
Il faisait ce commerce, accompagné des orgies qu'il peut entraîner, jusque dans les appartements du palais du Roi, jusque sous les yeux de Madame qui le savait et ne l'en traitait que mieux, quoiqu'en tout lieu une vie si scandaleuse pour tout le monde et surtout pour un vieux moine eût été justement honnie; mais le père Élisée avait le privilège des hommes déshonorés: on leur passe tout parce qu'ils ne sont honteux de rien.
Ce n'était que pour l'absolue nécessité de faire nettoyer les Tuileries que le Roi consentait à s'en éloigner momentanément. Le palais était habité par plus de huit cents personnes, fort mal soigneuses. Il y avait des cuisines à tous les étages; et le manque absolu de caves et d'égouts rendait la présence de toutes les espèces d'immondices tellement pestilentielle qu'on était presque asphyxié en montant l'escalier du pavillon de Flore et en traversant les corridors du second.
Ces affreuses odeurs finissaient par atteindre les appartements du Roi et le décidèrent à faire à Saint-Cloud les séjours les plus courts qu'il pouvait. Il ne quittait Paris qu'à la dernière extrémité.
Je me suis laissé dire qu'un de ces visionnaires que le Roi interrogeait assez volontiers lui avait prédit, pendant l'émigration, qu'il rentrerait dans les Tuileries, mais qu'il n'y mourrait pas. Plus il se sentait malade, plus il se cramponnait au lieu où il ne devait pas mourir. Ce serait à Gand, pendant les Cent-Jours, que le Roi aurait raconté cette prédiction. Je ne me rappelle pas comment ce récit m'est arrivé et quel degré de foi il mérite.
Tant il y a qu'il préférait l'habitation des Tuileries à toute autre. Monsieur et monsieur le duc d'Angoulême s'en accommodaient très bien. Madame la duchesse de Berry n'en prenait qu'à son aise et ne se gênait pas pour suivre sa famille. Madame, seule, préférait Saint-Cloud et regrettait que la Cour n'y fît pas un plus long séjour.
CHAPITRE XI
Dernière maladie du roi Louis XVIII. — Habileté de madame du Cayla. — Mort du Roi. — «Passez, monsieur le Dauphin.» — Enterrement du Roi. — Le titre de Madame refusé à madame la duchesse de Berry. — Celui d'Altesse Royale donné aux princes d'Orléans. — Réception à Saint-Cloud. — Entrée à Paris du roi Charles X.
J'allai, le jour de la saint Louis 1824, faire ma cour au Roi. Je ne l'avais pas vu depuis le mois de mai et je fus bien frappée de son excessif changement: il était dans son même fauteuil et dans son habituelle représentation, vêtu d'un uniforme très brodé, avec les ordres par-dessus l'habit.
Mais les guêtres de velours noir, qui enveloppaient ses jambes, avaient doublé de circonférence, et sa tête ordinairement forte était tellement amoindrie qu'elle paraissait toute petite. Elle s'appuyait sur le creux de son estomac, au point que les épaules la dominaient. Ce n'était qu'avec effort qu'il la relevait et montrait alors une physionomie si altérée, un regard si éteint qu'on ne pouvait se faire illusion sur son état.
Il m'adressa quelques paroles de bonté lorsque je lui fis ma révérence. J'en fus d'autant plus touchée que j'avais l'impression que je voyais pour la dernière fois ce vieux monarque dont la sagesse avait été mise à tant d'épreuves et qui aurait peut-être triomphé de toutes les difficultés de sa position si la faiblesse et la maladie ne l'avaient jeté, tout désemparé, entre les mains de ceux contre les folies desquels il luttait depuis trente années.
Louis XVIII avait coutume de dire qu'un roi de France ne se devait aliter que pour mourir. Il s'est montré fidèle à ce principe; car, entre le 25 août et le 16 septembre, dernier jour de sa vie, il a encore paru en public et tenu deux fois sa Cour.
Peut-être un motif plus personnel stimulait-il aussi son courage. Je tiens du docteur Portal, son premier médecin, qu'il lui avait demandé, l'année précédente, comment il mourrait. Portal avait cherché à éloigner ce discours, mais le Roi l'y avait ramené.
«Ne me traitez pas comme un idiot, Portal. Je sais bien que je ne peux pas vivre longtemps, et je sais que je dois souffrir, peut-être plus qu'à présent. Ce que je voudrais savoir, c'est si la dernière crise de mon mal pourra se dissimuler ou s'il me faudra rester plusieurs jours à l'agonie?
—Mais, Sire, selon toute apparence, la maladie de Votre Majesté sera très lente et graduelle; cela peut durer bien des années.
—Je ne vous demande pas cela, reprit le Roi avec humeur. Lente et graduelle! Je n'ai donc pas l'espoir qu'on me trouve mort dans mon fauteuil?
—Je n'y vois aucune apparence.
—Il n'y aura donc pas moyen d'éviter les surplis de mon frère?» grommela le Roi entre ses dents après un instant de silence. Puis il parla d'autre chose.
Il paraît que ses répugnances ne s'étaient pas affaiblies, car il accueillit avec une froideur marquée toutes les insinuations de ses entours pour chercher du soulagement à ses maux dans l'assistance de l'Église.
Madame la duchesse d'Angoulême, ayant hasardé une démarche plus directe, reçut, pour réponse, un sévère: «Il n'est pas encore temps, ma nièce; soyez tranquille». Cependant le danger devenait de plus en plus imminent, et l'anxiété de la famille s'accroissait dans la même proportion.
Madame du Cayla, peu capable de se laisser dominer par un sentiment de fausse délicatesse, calcula qu'il y aurait tout profit à froisser les sentiments du moribond pour acquérir des droits sur les vivants. Elle arriva à l'improviste chez le Roi, la veille de sa mort, et fit si bien qu'à la suite d'une longue conférence le grand aumônier fut averti de se rendre chez le Roi. Au reste, le temporel ne fut pas oublié dans ce dernier tête-à-tête.
Le maréchal Mortier possédait dans la rue de Bourbon un magnifique hôtel qu'il annonçait le dessein de vendre. Ce matin-là même, un homme d'affaires était venu lui en offrir huit cent mille francs. Le maréchal avait un peu hésité, demandé du temps pour se décider, pour consulter sa femme et ses enfants. On lui avait donné une heure. C'était un marché à conclure à l'instant, sinon on avait un autre hôtel en vue. Le maréchal s'était informé du nom de l'acquéreur:
«Que vous importe?
—Cela m'importe beaucoup; il me faut savoir s'il est solvable.
—Très solvable, car vous serez payé dans la journée, mais son nom doit rester un mystère.»
Le maréchal consentit et, immédiatement après la visite de madame du Cayla au Roi, les huit cent mille francs lui furent comptés en numéraire. Un ordre, signé d'un Louis à peine lisible, avait suffi à la bonne volonté du duc de Doudeauville pour payer cette somme considérable. Le Roi respirait encore et, rigoureusement parlant, avait le droit d'en disposer.
Toutefois, madame du Cayla a toujours été un peu honteuse de cette acquisition et surtout de sa date. Elle n'a jamais osé habiter l'hôtel. Plusieurs années après, elle l'a vendu au duc de Mortemart.
Le Roi, ayant une fois pris son parti, montra la plus grande fermeté. Il donna lui-même les ordres pour que les cérémonies s'accomplissent avec toutes les formes usitées envers les rois ses prédécesseurs que sa prodigieuse mémoire lui rappelait dans tous les plus petits détails. Peu d'heures avant sa mort, le grand aumônier s'étant trompé en récitant les prières des agonisants, Louis XVIII le reprit et rétablit l'exactitude du texte avec une présence d'esprit et un calme qui ne l'abandonnèrent pas un moment.
La famille était réunie au fond de sa chambre et profondément affectée. Les médecins, le service, le clergé environnaient le lit. Le premier gentilhomme de la chambre soutenait le rideau. Au signal, donné par le premier médecin, que tout était fini, il le laissa tomber et se retourna en saluant les princes.
Monsieur sortit en sanglotant; Madame se préparait à le suivre. Jusque-là, elle avait toujours pris, comme fille de roi, le pas sur son mari; arrivée à la porte elle s'arrêta tout court et, à travers les larmes sincères dont son visage était inondé, elle articula péniblement: «Passez, monsieur le Dauphin». Il obéit sur-le-champ à l'appel, sans remarque et sans difficulté.
Le premier gentilhomme annonça: le Roi; les gardes du corps répétèrent: le Roi et Charles X arriva dans son appartement.
Des voitures étaient déjà attelées. Il en ressortit aussitôt, avec toute sa famille, pour se rendre à Saint-Cloud, selon l'usage des rois de France qui ne séjournent jamais un instant dans le palais où leur prédécesseur vient de rendre le dernier soupir.
On a beaucoup reproché aux princes de la maison de Bourbon la sujétion qu'ils voulaient imposer aux lois de l'étiquette, mais on voit à quel point elle est inhérente à leur nature. Certainement madame la Dauphine était fort affectée de la mort de son oncle. N'eût-elle pas eu d'attachement pour lui, le terrible spectacle auquel elle assistait suffisait pour l'émouvoir vivement. À peine quelques secondes s'étaient écoulées, le dernier gémissement résonnait encore à son oreille, et rien ne pouvait la distraire d'une question de pure étiquette, dans un intérieur où personne n'aurait remarqué qu'elle y manquait.
De son côté, si monsieur le Dauphin n'avait pas réclamé son droit, il avait du moins trouvé tout simple qu'on y pensât et n'en avait témoigné ni étonnement, ni impatience. Quand on est si esclave soi-même, il n'est pas étonnant qu'on impose les mêmes devoirs aux autres et que les exigences arrivent à un point qui paraît absurde aux personnes élevées dans d'autres idées.
Mon frère, de service auprès de monsieur le Dauphin, a été témoin oculaire de cette dernière scène de la vie du roi Louis XVIII, et c'est de lui que je la tiens.
L'appartement du feu Roi fut tendu de noir et décoré en chapelle ardente. On y disait des messes toute la matinée. Le service se faisait, près du corps, par les grands officiers. Ce spectacle dura plusieurs jours. Le public y était admis avec des billets. On dit que c'était fort beau. Ma paresse accoutumée et un peu de répugnance à ce genre de représentation m'empêchèrent d'y aller, aussi bien que d'assister aux funérailles à Saint-Denis.
Le convoi eut cela de particulier que le clergé n'y parut pas. Une querelle de juridiction s'étant élevée entre le premier aumônier et l'archevêque de Paris, monsieur de Quélen défendit aux ecclésiastiques du diocèse d'accompagner le cortège. Il paraît que cette défense ne s'étendit pas sur le chapitre de Saint-Denis, car, arrivé à l'église, le service fut digne et religieux.
J'en eus le récit le jour même par beaucoup de témoins oculaires, particulièrement par le duc de Raguse dont l'imagination mobile avait été vivement saisie par les formes, antiques et féodales, de la cérémonie à laquelle il avait été appelé à prendre part. Il les racontait avec ce bonheur d'expression qu'il trouve bien plus fréquemment en parlant qu'en écrivant et qui rend sa conversation charmante.
Je me rappelle, entre autres, sa description du moment où le chef des hérauts d'armes, prenant successivement le casque, le bouclier et enfin le glaive du Roi, les précipitait après lui dans le caveau. On les entendait rouler de marche en marche, tandis que le héraut disait trois fois à chaque objet: «le Roi est mort, le Roi est mort, le Roi est mort!»
Puis, après ce cri de mort, répété neuf fois d'une voix lugubre dans le silence de l'assemblée, la porte du caveau se refermait avec fracas; tous les hérauts se retournaient vers le public, criaient simultanément: «Vive le Roi!» et tous les assistants se joignaient à cette acclamation.
J'avoue que le casque et le glaive de Louis XVIII pouvaient prêter au ridicule; mais, lorsque le maréchal racontait l'effet du bruit de ces armures tombant dans la profondeur de cette royale sépulture, il causait d'autant plus de frémissement que lui-même en éprouvait encore.
Cette cérémonie donna lieu à une querelle littéraire qui dure encore à l'heure qu'il est. Monsieur de Salvandy, déjà connu avantageusement par quelques brochures politiques, fit insérer dans le Journal des Débats une chaleureuse relation des funérailles de Saint-Denis. Beaucoup de personnes crurent y reconnaître la plume de monsieur de Chateaubriand. On lui en fit des compliments jusqu'au point de lui dire qu'il n'avait jamais rien écrit de mieux. Il n'a pu pardonner à Salvandy cette erreur du public dont il fut blessé de toute la hauteur de son incommensurable vanité.
Le roi Charles X dit quelques mots d'obligeance à monsieur de Brézé, grand maître des cérémonies, sur la manière intelligente dont il avait préparé et conduit les détails de la pompe funèbre.
«Oh! Sire, répondit l'autre modestement, le Roi est bien bon; il y a manqué bien des choses, une autre fois ce sera mieux.
—Je vous remercie, Brézé, répondit le Roi en souriant, mais je ne suis pas pressé.» Monsieur de Brézé s'effondra.
En prenant le titre de dauphine, madame la duchesse d'Angoulême renonçait à l'appellation de Madame qu'elle avait porté jusque-là. Madame la duchesse de Berry eut la fantaisie de se l'approprier. Elle en demanda l'autorisation au Roi qui lui répondit fort sèchement: «À quel titre? Je vis et vous êtes veuve, cela ne se peut pas.»
En effet, si monsieur le duc de Berry avait vécu, il n'aurait été Monsieur qu'à l'avènement de son frère à la couronne. Mais la prétention de madame la duchesse de Berry avait une origine plus politique.
On avait été rechercher, pour elle, que la duchesse d'Angoulême, mère de François Ier, s'appelait exclusivement Madame, et c'était à la mère de monsieur le duc de Bordeaux qu'elle voulait faire déférer ce titre, se préparant ainsi une existence à part et peut-être une éventualité de régence le cas échéant; mais elle ne jouissait pas d'assez de considération dans sa famille pour obtenir cette distinction, contre laquelle madame la Dauphine se déclara formellement.
Quelques courtisans ayant essayé du Madame les premiers jours, elle reprit sévèrement: «Est-ce la duchesse de Berry dont vous voulez parler?» Le Roi s'expliqua dans le même sens, et le Madame n'eut cours que parmi les personnes attachées à la maison de madame la duchesse de Berry, quelques familiers intimes et des subalternes cherchant à se faire bien voir. Madame de Gontaut, quoique gouvernante des enfants, le refusa et ce fut le commencement du refroidissement avec la princesse.
Charles X n'avait pas hérité de la maussaderie de Louis XVIII pour la famille d'Orléans; il la traitait avec bienveillance; et la sincère amitié qui existe entre madame la Dauphine et madame la duchesse d'Orléans avait adouci les répugnances de la fille de Louis XVI.
Le Roi donna à tous les princes d'Orléans le titre d'Altesse Royale, éteint depuis deux générations. Il faut être prince, et dès longtemps en butte à toutes les petites vexations de la différence de rang, pour pouvoir apprécier la joie qu'on en ressentit au Palais-Royal.
Malgré toutes les prétentions au libéralisme éclairé, l'Altesse Royale y fut reçue avec autant de bonheur qu'elle eût pu l'être au temps décrit par Saint-Simon. Il y a de vieux instincts qui n'admettent de prescription, ni du temps, ni des circonstances, tel effort qu'on fasse pour se le persuader à soi-même. Les d'Orléans sont et resteront princes et Bourbons, quand même.
Le lendemain de la mort du feu Roi, Charles X avait reçu à Saint-Cloud les grands corps de l'État. Il leur avait fait une déclaration de principe où on avait trouvé des assurances tellement plus libérales qu'on n'osait en espérer de lui que la joie en fût aussi vive que générale. Ces paroles, redites dans la soirée et répétées le lendemain dans le Moniteur, firent éclater dans Paris, et bientôt après dans toutes les provinces, un mouvement d'enthousiasme pour le nouveau souverain, et sa popularité était au comble le jour où il fit son entrée dans Paris, par une pluie battante qui ne réussit, ni à diminuer l'affluence des spectateurs, ni à calmer la chaleur de leurs acclamations.
Le Roi était à cheval, se laissant mouiller de la meilleure grâce du monde et ayant repris cette physionomie, ouverte et satisfaite, qui charmait le bourgeois de Paris en 1814. Le peuple, toujours avide de nouveauté et se prêtant volontiers aux espérances, accueillit avec satisfaction le nouveau règne. Toutes les méfiances accumulées depuis des années contre Monsieur, comte d'Artois, s'évanouirent, en un instant, devant quelques phrases prononcées par Charles X en honneur de la Charte constitutionnelle.
Il n'aurait tenu qu'à lui de faire fructifier ces heureuses dispositions. Il en jouissait parfaitement; car l'instinct de Charles X est de rechercher la popularité. Il a le désir de plaire et, s'il a repoussé l'amour des peuples, ce n'est pas sans se faire quelque violence; mais il y était entraîné par l'esprit de parti et de secte qui le dominait ainsi que ses conseillers.
J'aurais voulu me faire illusion en espérant que le poids de la couronne avait changé ses idées, mais je le connaissais trop bien pour oser m'en flatter.
Je me rappelle avoir eu, ces jours-là, une longue discussion avec Mathieu de Montmorency, monsieur de Rivière et quelques autres personnages de leur bord.
«Vous prétendez, leur disais-je, que la France ne sait pas ce qu'elle veut, qu'il n'y a pas d'opinion publique? Hé bien, vous convenez que Monsieur était très impopulaire et qu'au contraire Charles X est très populaire. De là, vous établissez que la nation est aussi mobile qu'extravagante et qu'il ne faut avoir aucun égard à ses impressions. Toutefois il s'est passé quelque chose depuis une semaine: l'impopulaire Monsieur était tenu pour hostile aux nouvelles lois du pays; le populaire Charles X s'est proclamé leur protecteur et leur protégé. Ne serait-il pas plus logique de conclure que la France a une opinion, une volonté, et que c'est le maintien des intérêts nouveaux et de la Charte constitutionnelle acquise par trente ans de souffrances?
—Eh! bon Dieu, me répondait-on d'un ton dénigrant, personne n'a envie d'y toucher à votre Charte, ni de molester les intérêts révolutionnaires. Qu'ils vivent en paix. Mais il n'est pas juste de leur sacrifier le peu d'avantages restés aux classes supérieures ... et puis, enfin, il faut pouvoir gouverner.»
Monsieur de Villèle profita du nouveau règne pour ôter la censure dont il était déjà embarrassé. Il n'y gagna pas grand'chose, car les attaques permises furent aussi vives que lorsqu'elles étaient défendues.
La veine libérale ne fournit pas longuement. Le Roi et ses conseillers revinrent à leurs habitudes, et l'animadversion contré le gouvernement s'augmenta de toute la force des espérances qu'on avait si vivement et si légèrement conçues.
CHAPITRE XII
Monsieur le Dauphin entre au Conseil. — Exigences de la Congrégation. — Loi sur le sacrilège. — Disposition des princes pour l'armée. — Soirées chez madame la Dauphine. — Madame la duchesse de Berry à Rosny. — Ses habitudes. — Ses goûts. — Sa popularité. — Sacre du Roi à Reims. — Fêtes à Paris.
J'ai lieu de croire que la sagesse des premiers moments était en grande partie due à l'influence de monsieur le Dauphin. Monsieur de Villèle, sachant par expérience le parti qu'on peut tirer de l'héritier de la couronne, comprit sur-le-champ la force qu'acquerrait une opposition raisonnable dont il serait le chef, et voulut la neutraliser.
Feignant une grande admiration pour le jugement si sain de monsieur le Dauphin, il demanda à en illuminer le conseil. Le Prince sentit le piège. Les personnes honorées de sa confiance l'engagèrent à refuser; mais le Roi commanda: le fils obéit comme il a fait à tous les ordres de son père jusqu'à la perte de la couronne inclusivement. Toutefois, il était bien aise qu'on ne le crût pas solidaire des actes de ce conseil où il consentait à siéger. Il ne blâmait rien de ce qui s'y décidait, mais il affectait de n'y avoir aucune part.
Ainsi, le lendemain d'une mesure importante prise contre son opinion, il disait tout haut, en passant près de la table du conseil et en frappant sur le siège qu'il y occupait: «Voilà un fauteuil où je fais souvent de bons sommes.» Une autre fois, à Saint-Cloud, s'adressant à une foule de courtisans qui l'entouraient: «Messieurs, lequel de vous pourra dire tout de suite, et sans compter, combien il y a de volumes dans ce corps de bibliothèque?» Plusieurs personnes hasardèrent un chiffre. «C'est Lévis qui a le plus approché, reprit monsieur le Dauphin; je sais bien le nombre, car je les ai encore tous comptés pendant le dernier conseil. C'est ordinairement ma tâche quand je ne dors pas.»
Ces paroles étaient précieusement recueillies et, pour ce prince si retenu, paraissaient d'une hostilité positive à la marche adoptée par les ministres; mais ces désaveux n'étaient connus que d'un petit cercle, et la popularité de monsieur le Dauphin souffrit une grande atteinte par son entrée au conseil.
Toutefois, dans cette occurrence, monsieur de Villèle avait marché sur sa longe; l'opposition de monsieur le Dauphin n'étant plus à redouter, la Congrégation ne mit aucune borne à ses exigences et souvent il lui fallut subir sa loi. Elle disposait de tous les emplois et de tous les grades. Le plus ou moins de messes entendues décidait de l'avancement militaire. Les sentinelles eurent ordre de porter les armes à l'aumônier, et les notes qu'il envoyait sur les officiers étaient bien plus consultées par les ministres de la guerre, Damas et Clermont-Tonnerre, que celles des généraux inspecteurs qui finirent par se soumettre aussi aux exigences jésuitiques.
Charles X, agrégé à la Société et sous sa domination directe, ne se permettait pas une pensée sans la soumettre à sa décision. Elle lui arrivait par divers organes. Les plus habituels étaient l'abbé de Latil, devenu archevêque de Reims, et le marquis de Rivière qui succéda au duc Mathieu de Montmorency comme gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux et entra en fonction dès que le petit prince eût atteint sa sixième année.
En attendant mieux, on porta une loi sur le sacrilège. Elle révolta tous les esprits. La façon dont elle fut discutée et amendée à la Chambre des pairs contribua à fonder la popularité de cette assemblée qui s'honorait par sa résistance aux prétentions de la Congrégation et du parti émigré.
Il y eut plusieurs bons discours, parmi lesquels celui de monsieur Pasquier fut remarqué. Il emporta le changement de rédaction qui détruisait toute la cruelle et intempestive sévérité de la pénalité et rendait la loi à peu près nulle. C'est un des nombreux griefs de Charles X contre lui.
Le jour même du rapport sur cette loi, monsieur Portal en faisait un autre sur une loi protectrice du commerce de cabotage. Monsieur le cardinal de Croÿ, grand aumônier, après l'avoir attentivement écouté pendant trois quarts d'heure, se pencha à l'oreille de son voisin:
«Dans quel siècle nous vivons! Il parle de baraterie, de piraterie; mais voyez avec quel soin il évite de prononcer seulement le mot de religion et de sacrilège. Voilà ce que c'est de confier de pareils soins à un protestant; c'est révoltant!»
On eut grand'peine à faire comprendre à l'Éminence qu'il s'agissait d'une autre loi que celle du sacrilège qu'il était venu pour éclairer de ses lumières apostoliques. Le mot de baraterie l'avait frappé, et il le prenait pour un terme de théologie, protestante apparemment.
Au reste, le cardinal de Croÿ était un digne homme, et, si tous les prêtres du château lui avaient ressemblé, le trône et l'autel, selon la formule adoptée, se seraient mieux trouvés de serviteurs aussi naïfs.
Après la chasse, monsieur le Dauphin n'aimait rien autant que de jouer au soldat. On lui procurait ce délassement d'autant plus volontiers qu'il ne s'occupait guère que du matériel des troupes. Quand il avait fait manœuvrer quelques bataillons, repris sévèrement un faux mouvement, remarqué une erreur dans l'uniforme ou le port d'arme, il se faisait l'illusion d'être un grand militaire et rentrait enchanté de lui-même.
Madame la Dauphine avait compris beaucoup plus habilement le rôle qu'il aurait dû jouer. Il n'y avait pas un officier dont elle ne connût la figure et le nom. Elle savait leur position, leurs espérances, leurs rapports de famille, ne prenait point les notes de l'aumônier, malgré sa haute piété, et mettait en avant le nom de monsieur le Dauphin toutes les fois qu'elle obtenait une faveur qui, d'ordinaire, était un acte de justice. Pour les jeunes officiers de la garde, sa protection avait quelque chose de maternel. Elle s'occupait de leur procurer des plaisirs aussi bien que de l'avancement, et bien des fois elle a fait lever des arrêts qui nuisaient aux joies du carnaval.
Aussi était-elle adorée par cette jeunesse pour laquelle elle faisait trêve à la sévérité accoutumée de sa physionomie. Elle se montrait ainsi la patronne de la jeune armée; mais, en revanche, elle n'a jamais pu s'identifier avec les glorieux débris de la grande armée.
Monsieur le Dauphin y avait moins de répugnance et, sous ce rapport, reprenait l'avantage sur sa femme. Quant au Roi, l'émigré débordait en lui de toutes parts.
Louis XVIII ne manquait jamais de rappeler aux officiers de l'Empire les anniversaires des batailles où ils avaient figuré, déployant son incroyable mémoire dans le récit de marches et de manœuvres qu'eux-mêmes souvent avaient oubliées parmi les nombreux faits d'armes où ils avaient assisté, et arrivant à un souvenir flatteur et obligeant pour ceux à qui il s'adressait.
Charles X, au contraire, ne parlait jamais des guerres de l'Empire. Le maréchal Marmont, appelé souvent à faire sa partie de whist, s'amusait parfois à rappeler les anniversaires d'actions brillantes pour les armées françaises. Le Roi ne manquait pas alors de les disputer avec aigreur, les replaçant sous l'aspect présenté par les bulletins qu'il avait lus à l'étranger; et, lorsque le maréchal ou tout autre insistait pour rétablir les faits faussement placés dans son esprit, il témoignait beaucoup d'humeur et de mécontentement. Son partenaire s'en ressentait. Il était très mauvais joueur.
En montant sur le trône, il déclara que les reproches du Roi avaient trop d'importance pour être prodigués à l'occasion d'une carte et qu'il ne se fâcherait plus. Mais Charles X n'était pas de ces gens qui se contraignent. Il avait beaucoup d'entêtement parce qu'il était inéclairable, mais nulle force de caractère. Après s'être gêné pendant quelques semaines, le vieil homme prit le dessus et les colères firent explosion. Il en était fâché, même un peu honteux, et n'aimait pas que la galerie fût nombreuse.
Il faisait habituellement sa partie chez madame la Dauphine; il ne s'y trouvait guère que les hommes qui jouaient avec lui. Ceux-là n'étaient pas empressés de répéter les paroles désobligeantes qui échappaient au Roi dans ses vivacités parce qu'ils savaient que leur tour pouvait arriver le lendemain. Il y avait quelquefois pourtant des scènes si comiques qu'elles transpiraient au dehors. Je me rappelle, entre autres, qu'un soir le Roi, après mille injures, appela monsieur de Vérac une coquecigrue.
Monsieur de Vérac, rouge de colère, se leva tout droit et répondit très haut:
«Non, sire, je ne suis pas une coquecigrue.»
Le Roi, très en colère aussi, reprit en haussant la voix:
«Eh bien, monsieur, savez-vous ce que c'est qu'une coquecigrue?
—Non, sire, je ne sais pas ce que c'est qu'une coquecigrue.
—Eh bien, monsieur, ni moi non plus!»
Madame la Dauphine ne put retenir un éclat de rire auquel le Roi se joignit, et toute l'assemblée y prit part.
Monsieur le Dauphin jouait aux échecs et se retirait de très bonne heure dans la chambre de madame la Dauphine dont alors on fermait les portes.
La princesse restait à faire de la tapisserie. Elle invitait chaque jour deux ou trois dames de sa maison, ou de celle de son mari, pour cette soirée où on se rendait très parée. La faveur de ma belle-sœur l'y faisait appeler un peu plus souvent que les autres; les dames de service n'y assistaient pas de droit, il fallait qu'on le leur eût dit.
Madame la Dauphine n'était pas aimable pour ses dames et ne leur accordait aucune familiarité.
Madame la duchesse de Berry venait, de temps en temps, chez madame la Dauphine. Elle faisait la partie du Roi et n'était pas moins grondée que les autres. Cette espèce de Cour se tenait parfois chez elle et était alors un peu plus nombreuse. Pendant les absences de madame la Dauphine, le Roi faisait sa partie chez madame la duchesse de Berry.
À Saint-Cloud, on se réunissait dans le salon du Roi. Ce genre de vie a continué, sans que rien y apportât le moindre changement, jusqu'au 31 juillet 1830 inclusivement.
L'existence de madame la duchesse de Berry ne partageait pas la monotonie de celle des autres princes. Dès longtemps elle avait repoussé ses crêpes funèbres, et s'était jetée dans toutes les joies où elle pouvait atteindre.
Son deuil avait été un prétexte pour s'entourer d'une Cour à part. Elle avait eu soin de la choisir jeune et gaie. Le monument et la fondation pieuse qu'elle élevait à Rosny, pour recevoir le cœur de son mari, l'y avait attirée dans les premier temps de sa douleur. Les courses fréquentes devinrent des séjours. Elle y reçut plus de monde; elle se prêta à se laisser distraire et, bientôt, les voyages de Rosny se trouvèrent des fêtes où l'on s'amusait beaucoup. Rien n'était plus simple. Toutefois, je n'ai jamais pu me réconcilier au goût de la princesse pour la chasse au fusil.
Madame de La Rochejaquelein le lui avait inspiré. Ces dames tiraient des lapins, et, pour reconnaître ceux qu'elles avaient tués, elles leurs coupaient un morceau d'oreille avec un petit poignard qu'elles portaient à cet effet et mettaient ce bout dans la poitrine de leur veste. À la rentrée au château, on faisait le compte de ces trophées ensanglantés. Cela m'a toujours paru horrible.
Madame de La Rochejaquelein portait dans ces occasions un costume presque masculin. Madame la duchesse de Berry, enchantée de ce vêtement, fut arrêtée dans son zèle à l'imiter par la réponse sèche de sa dame d'atour, la comtesse Juste de Noailles, qu'elle chargeait de lui en faire faire un pareil:
«Madame fera mieux de s'adresser à un de ces messieurs; je n'entends rien aux pantalons.» Ni madame de Noailles, ni madame de Reggio n'étaient parmi les favorites de la princesse.
La malignité ne tarda guère à s'exercer sur la conduite de madame la duchesse de Berry; mais, comme elle désignait monsieur de Mesnard, qui avait trente ans de plus qu'elle et dont les assiduités étaient motivées par la place de chevalier d'honneur qu'il occupait auprès d'elle, le public, qui le tenait plutôt pour une espèce de mentor, ne voulut rien croire des propos qui remplissaient la Cour.
Quant à la famille royale, elle était persuadée de l'extrême légèreté de la conduite de la princesse. On a entendu fréquemment le Roi lui faire des scènes de la dernière violence. Elle les attribuait à l'influence de sa belle-sœur et leur mutuelle inimitié s'aggravait de plus en plus.
La discorde s'était aussi emparée de l'intérieur du pavillon de Marsan; madame de Gontaut et monsieur de Mesnard s'étaient disputé la faveur de la princesse; mais le dernier l'avait emporté, et il on résultait un refroidissement pour la gouvernante qui éloignait la mère des enfants. Madame la duchesse de Berry s'en occupait très peu et ne les voyait guère. Une rougeole assez grave de monsieur le duc de Bordeaux, qui donnait quelque souci, ne changea rien à un voyage de Rosny.
Le Roi et madame la Dauphine en ressentirent un mécontentement qu'ils exprimèrent hautement; et cependant, ils auraient été les premiers à trouver mauvais que la princesse fît valoir ses droits de mère, comme primant ceux que l'étiquette attribuait à la gouvernante. Chaque jour, celle-ci menait les enfants chez le Roi, à son réveil, et je ne pense pas que madame la duchesse de Berry fût extrêmement ménagée dans ces entrevues quotidiennes.
J'ai entendu raconter, dans le temps, que ses nombreuses inconvenances prêtaient fort à la critique; mais, en outre que cela est peu important, j'étais tout à fait en dehors du cercle où ce petit commérage royal faisait événement, et j'en serais historien très vulgaire.
J'ai toujours vu madame la duchesse de Berry également maussade et pensionnaire. Le malheur ne lui avait rien appris sous ce rapport.
Je me rappelle qu'au dernier concert où j'assistai chez elle nous rentrâmes dans son salon, une quarantaine de femmes restées après la musique. Elle nous laissa nous ranger en rond autour de la chambre, passa vingt minutes à chuchoter, rire et batifoler avec le comte de Mesnard; puis, le prenant sous le bras, rentra dans son intérieur sans avoir adressé un seul mot à aucune autre personne. On sortit un peu impatienté de la sotte figure qu'on venait de faire; mais, pour mon compte, j'étais persuadée que ce n'était que l'attitude d'une enfant gâtée et point élevée.
Avec ces façons, qui déplaisaient extrêmement aux personnes appelées de loin en loin à lui faire leur cour, madame la duchesse de Berry était pourtant aimée de ses habitués. On lui trouvait de la bonhomie, du naturel, de la gaieté et de l'esprit de trait.
Elle était bonne maîtresse et adorée à Rosny où elle faisait le bien avec intelligence. Elle jouissait d'une certaine popularité parmi la bourgeoisie de Paris. Son plus grand mérite consistait à différer du reste de sa famille. Elle aimait les arts; elle allait au spectacle; elle donnait des fêtes. Elle se promenait dans les rues; elle avait des fantaisies et se les passait; elle entrait dans les boutiques. Elle s'occupait de sa toilette, enfin elle mettait un peu de mouvement à la Cour, et cela suffisait pour lui attirer l'affection de la classe boutiquière. Celle des banquiers lui savait gré de paraître en public et d'assister à tous les petits spectacles, sans aucune étiquette. Elle aurait été moins disposée que madame la Dauphine à maintenir la distinction des rangs.
Les artistes, qu'elle faisait travailler et dont elle appréciait les ouvrages avec le tact intelligent d'une italienne, contribuaient aussi à ses succès et la rendaient en quelque sorte populaire.
Monsieur de Villèle s'appuya de l'influence de monsieur le Dauphin contre celle de la Congrégation dans une circonstance où le succès des intrigues, ourdies par elle, aurait probablement hâté de quelques années la catastrophe de 1830.
Elle voulait faire retrancher, dans le serment du sacre, les expressions de fidélité à maintenir la Charte, sous prétexte que ce pacte admettait la liberté des cultes.
Le Roi était fort disposé à faire cette restriction ostensiblement. Le parti congréganiste du conseil l'approuvait et le clergé, avec le nonce en tête, l'en conjurait. Monsieur de Villèle ne se faisait pas d'illusion sur les conséquences d'une telle conduite; il eut recours à monsieur le Dauphin. Celui-ci parvint à décider son père à renoncer à ce dangereux projet. Mais ce ne fut pas sans peine. Toute la nuit qui précéda la cérémonie se passa à faire et à discuter différentes rédactions du serment.
Monsieur de Villèle ne savait pas lui-même laquelle serait adoptée au dernier moment, tant la discussion avait été orageuse et la volonté du Roi vacillante. On vit sa physionomie se dérider lorsque les mots de fidélité à la Charte sortirent de la bouche royale.
Monsieur le Dauphin avait fait pencher la balance. Sa haute et constante piété lui donnait quelque crédit auprès du Roi dans les questions religieuses lorsque l'intrigue n'avait pas un temps prolongé pour le combattre, et l'entrevue du père et du fils avait précédé immédiatement la cérémonie; les conseillers jésuites avaient dû se contenter d'exiger la restriction mentale.
Si la satisfaction de monsieur de Villèle fut visible, le mécontentement du clergé et des hauts congréganistes ne fut pas dissimulé; et le nonce recevait et rendait des visites de condoléance avant la fin de la journée.
Suivant mes habitudes de paresse, je n'eus pas même la tentation d'aller à Reims. Si j'avais cru que c'était, comme il est très probable, la dernière apparition de la sainte Ampoule pour les Rois très chrétiens, peut-être cela aurait-il stimulé ma curiosité. Malgré la magnificence sous laquelle on avait cherché à masquer les mômeries, cléricales et féodales, de la cérémonie, elles excitèrent la critique.
Charles X, en chemise de satin blanc, couché par terre pour recevoir par sept ouvertures, ménagées dans ce vêtement, les attouchements de l'huile sainte, ne se releva pas, pour la multitude, sanctifié comme l'oint du Seigneur, mais bien un personnage ridiculisé par cette cérémonie et amoindri aux yeux de la foule.
Les oiseaux, lâchés dans la cathédrale en signe d'émancipation, ne furent que des volatiles incommodes; et personne ne pensa à crier: «Noël, Noël.»
En revanche, lorsque le Roi, splendidement revêtu du manteau royal, prononça le serment du haut du trône, que les portes du temple s'ouvrirent à grand fracas, que les hérauts annoncèrent au peuple que leur Roi était sacré, que les acclamations extérieures se joignirent aux acclamations intérieures pour répondre, à la voix de ces hérauts, par le cri universel de: Vive le Roi, l'impression fut très vive sur tous les assistants.
Il y a toujours, dans les vieilles cérémonies, des usages pour qui le temps a formé prescription, et d'autres qui répondent constamment aux impressions générales. Le tact consiste à les discerner et l'esprit à les choisir.
C'est ce que l'Empereur avait su distinguer. Son couronnement, très solennel et très religieux, n'avait pourtant été accompagné d'aucune de ces prostrations que les prétentions de l'Église réclament et que l'esprit du siècle repousse. Je sais bien que les princes, en s'y soumettant, pensent ne s'humilier que devant le Seigneur; mais le prêtre paraît trop en évidence pour pouvoir être complètement mis de côté dans des cérémonies où le sens mystique reste caché sous des formes toutes matérielles.
Le Roi fit, au retour de Reims, une très magnifique entrée dans Paris. Le cortège était superbe. Je le vis, par hasard, comme il revenait de Notre-Dame aux Tuileries. Le Roi, dans une voiture à sept glaces, était accompagné par son fils et les ducs d'Orléans et de Bourbon. Les princesses d'Orléans se trouvaient dans le carrossé de madame la Dauphine avec madame la duchesse de Berry. Les équipages de tous les princes suivaient. Ceux de monsieur le duc d'Orléans étaient aussi élégants que magnifiques.
Malgré cette pompe étalée par un temps superbe, nous remarquâmes que le Roi était reçu avec beaucoup de froideur. Nous étions déjà loin des acclamations de cœur qui l'avaient accueilli, quelques mois auparavant, sous les intempéries d'une pluie battante.
Les ministres, les ambassadeurs, la ville de Paris, donnèrent successivement des fêtes auxquelles la famille royale assista et qui, dit-on, furent fort belles et fort bien ordonnées. Je n'en vis aucune. J'étais établie à la campagne et peu disposée à me déranger pour un bal.
Le Roi eut assez de succès à l'Hôtel de Ville. Il sait merveilleusement allier la dignité à la bonhomie, et partout il est toujours parfaitement gracieux. Avec ces qualités, un souverain ne peut que réussir dans une fête de bourgeoisie.
CHAPITRE XIII
L'ambassadeur d'Autriche refuse de reconnaître les titres des maréchaux de l'Empire. — Cercles chez le Roi. — Indemnité des émigrés. — Influence du parti prêtre. — Naissance de Jeanne d'Osmond.
La Cour de Vienne n'avait jamais consenti à reconnaître les titres, allemands ou italiens, que l'empereur Napoléon avait distribués à ses généraux. Celle de France, de son côté, ne voulait pas leur imposer l'ordre de les quitter; et cette difficulté restait pendante entre les deux gouvernements, sans que les titulaires eussent à s'en mêler.
Depuis 1814, l'ambassadeur d'Autriche, baron de Vincent, avait dissimulé cette situation de manière à éviter toute tracasserie. Il était garçon et n'avait pas de soirées de réceptions; ses politesses se bornaient à des dîners. Il invitait de vive voix, monsieur le maréchal ou monsieur le duc, sans ajouter de nom au titre; et, lorsqu'il attendait quelque personnage de cette espèce, il avait le soin de se placer assez près de la porte pour que le valet de chambre ne se trouvât point dans le cas de l'annoncer. Cela se passait si naturellement que ce manège s'est renouvelé pendant de longues années sans que personne le remarquât.
Il en fut tout autrement à l'arrivée du comte Appony. Celui-ci voulait tenir une très grande maison et débuter avec éclat. Des billets d'invitation furent envoyés au maréchal Soult, au maréchal Oudinot, au maréchal Marmont, etc. On ne s'en formalisa pas. Tous y allèrent.
Mais leurs femmes, plus qu'eux-mêmes, avaient l'habitude de porter exclusivement le nom du titre. Il fallut bien finir par remarquer que, lorsque les domestiques avaient donné le nom de la duchesse de Dalmatie ou de Reggio, le valet de chambre proclamait la maréchale Soult ou la maréchale Oudinot. Cela devint encore plus marqué lorsque les belles filles, qui n'avaient jamais porté d'autre nom que celui du titre, se le virent refuser et que les duchesses de Massa et d'Istrie se virent annoncer comme mesdames Régnier et Bessières. Une explication devint nécessaire.
Il y eut un cri général de réprobation. Tout ce qui était militaire déserta en masse les salons de l'ambassade d'Autriche. Il faut rendre justice à qui de droit; des personnes très ultra se montrèrent vivement offensées de cette impertinence [faite] à nos nouvelles illustrations. Il aurait été facile d'éviter cet esclandre; mais le comte Appony n'était pas adroit et le baron de Damas, alors ministre des affaires étrangères, aussi borné qu'exclusivement émigré, ne comprenait pas que cela dût élever la moindre clameur.
Charles X ne s'en tenait nullement pour offensé; il exigea même que les courtisans, attachés à sa personne, ne s'éloignassent pas de l'ambassade. Louis XVIII aurait ressenti cet affront par politique. Aussi la Cour de Vienne ne fit-elle pas cette entreprise pendant son règne. Après qu'on eut bien crié, que la société se fut divisée et querellée, les beaux bals et les élégants déjeuners ramenèrent bien du monde chez la comtesse Appony. Toutefois, la position de l'ambassadeur resta gauche et gênée. Beaucoup de gens ne voulaient pas aller chez lui et savaient mauvais gré au Roi de ne témoigner aucun mécontentement.
On a beaucoup dit que la liste civile se trouvait fort obérée à la mort de Louis XVIII et que c'était en lui présentant l'espoir d'en combler le déficit que monsieur de Villèle était parvenu à rendre Charles X si zélé pour sa loi du trois pour cent et l'arrangement fait à ce sujet avec la maison Rothschild; mais ces propos étaient tenus par l'opposition; et, je ne saurais assez le répéter, rien n'est si mal informé que les oppositions. Il ne faut guère les écouter quand on veut conserver de l'impartialité: soit qu'elles entrent sincèrement dans la voie de l'erreur, soit qu'elles mentent avec connaissance de cause, on ne trouve presque jamais la vérité dans leurs rangs. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Charles X quêtait des voix pour la loi d'une manière si ostensible que, moi-même j'en ai été témoin au cercle des Tuileries.
Madame la Dauphine voulut animer la Cour, et, le deuil du feu Roi terminé, elle décida Charles X à donner des spectacles et des cercles. On annonça qu'il y en aurait chaque semaine. Cela ne dura guère. Bientôt le Roi et surtout monsieur le Dauphin s'en ennuyèrent.
Madame la duchesse de Berry, que cela gênait, n'y encourageait pas. Madame la Dauphine avait fait violence à ses goûts en cherchant à attirer plus de monde autour d'elle. Se voyant si peu secondée, elle y renonça, et, les dernières années, il n'y avait plus que deux ou trois cercles par hiver et point de spectacle, hormis pour les occasions telles que les visites de princes souverains.
Les cercles se tenaient dans les grands appartements, depuis le cabinet du Roi jusqu'au salon de la Paix. Toutes les personnes invitées devaient être réunies avant l'arrivée de la famille royale, car alors on fermait les portes et la sortie n'était pas plus permise que l'entrée. On n'admettait pas de distinction de pièces. Cependant les duchesses affectaient de prendre possession de la salle du trône. Les princes faisaient leur tournée, selon leur rang d'étiquette, parlant à tout le monde.
Le Roi se plaçait ensuite au jeu dans le cabinet du conseil où il n'y avait d'autre meuble que la table, son fauteuil et les trois sièges nécessaires aux personnes faisant sa partie. C'était ordinairement une femme titrée, un ambassadeur et un maréchal.
Madame la Dauphine se mettait à une table de jeu dans le salon du trône, madame la duchesse de Berry dans le salon de la Paix, madame la duchesse d'Orléans dans le salon bleu. Ces princesses nommaient pour leurs parties qui n'étaient établies que pour la forme. Chacun suivait leur exemple et s'attablait souvent sans toucher aux cartes.
Le Roi lui-même ne jouait pas sérieusement. Hommes et femmes allaient faire le tour de sa table; cela s'appelait faire sa cour au Roi. On se plantait vis-à-vis de lui jusqu'à ce qu'il levât les yeux sur vous; on faisait alors une grande révérence et ordinairement il adressait quelques mots aux postulants. Les très zélés répétaient cette cérémonie à la table de toutes les princesses.
Je ne saurais dire ce que devenait monsieur le Dauphin; je crois qu'il s'en allait après la première tournée. Au bout d'une heure environ, le Roi donnait le signal; tout le monde se levait; il rentrait dans les salons. Les politesses alors étaient moins banales; elles ne s'adressaient plus qu'aux élus.
C'est dans cette circonstance que j'ai vu Charles X, allant de député en député, les encourager du geste et de la voix pour obtenir leur vote. Il faisait aussi des frais vis-à-vis des pairs, mais on voyait que c'était avec moins d'abandon et de confiance. Monsieur de Villèle lui avait inspiré une sorte de jalousie de la pairie qu'il regardait comme trop indépendante.
À dix heures du soir ces assemblées, qu'on désignait du nom d'appartement et où l'on assistait en costume de Cour, étaient finies.
On portait aussi l'habit de Cour pour les spectacles. Madame la Dauphine aurait voulu faire revivre l'usage de s'inscrire pour y être invité, mais cela ne put s'établir. Les capitaines des gardes envoyaient des billets, en avertissant de les rendre si on ne pouvait en profiter. Du reste, on pouvait leur en demander et même cela était bien vu, d'autant qu'il y avait rarement assez de femmes présentées pour remplir les grandes loges. Elles étaient principalement occupées par les personnes d'une piété assez affichée pour refuser d'aller au spectacle de la ville, quoique ce fussent les mêmes pièces jouées par les mêmes acteurs. Leurs directeurs faisaient exception pour le théâtre des Tuileries et les autorisaient à s'y aller divertir.
Les demoiselles, auxquelles on ne permettait pas Polyeucte aux Français, étaient menées, en sûreté de conscience, voir un vaudeville grivois dans les petites loges de la salle royale. Au surplus, le coup d'œil était fort brillant, et la Cour avait grand air dans ces occasions.
On distribuait abondamment des rafraîchissements, très bons, dans des verres de cabaret et des soucoupes de faïence portés sur des plateaux de tôle. Rien de ce qui tenait au matériel n'était soigné chez le Roi. Madame la Dauphine n'avait pas de maison. Chez madame la duchesse de Berry, ces détails étaient bien entendus et fort élégants.
Monsieur de Villèle, poussé jusque dans ses derniers retranchements, ne put résister plus longtemps aux clameurs de son monde qui demandait la loi sur l'indemnité des émigrés. Cette fois, elle fut séparée du projet de réduction sur les rentes. Cependant ce cachet de spoliation lui avait été précédemment imprimé et les intérêts révolutionnaires s'en trouvant lésés eurent bien soin qu'elle ne pût s'en laver.
Il aurait été possible de lui donner un caractère politique et national, mais ce n'était pas l'intention du parti qui la proposait. Il la voulait réactionnaire et privilégiée et repoussait, à grands cris, l'idée d'assimiler les pertes causées par la loi du maximum et par la suppression des dotations militaires de l'Empire à celles subies par les émigrés.
La discussion de cette loi d'indemnité mit le comble au dégoût. Les gazettes de l'opposition donnèrent la liste nominale des émigrés, ou fils d'émigrés, siégeant à la Chambre des députés. Le chiffre se trouva en rapport exact avec celui qui votait d'acclamation tous les articles, ou amendements, portant avantage pour eux.
Chaque séance était employée à soutirer quelques liards de plus, en évitant toutefois de laisser insérer aucune expression qui indiquât un compte final. On voulait, au contraire, laisser la porte ouverte à de nouvelles réclamations. Les acquéreurs de biens nationaux, couverts d'insultes par les orateurs de la majorité, étaient bien et dûment avertis que les émigrés ne se tiendraient pas pour satisfaits et comptaient encore sur de nouvelles chances en leur faveur. De sorte que ce milliard, destiné à combler le gouffre des révolutions, selon l'expression du gouvernement, ne fit que le creuser plus profondément.
Les haines personnelles et de parti s'envenimèrent; les acquéreurs ne furent point rassurés. Les terres n'en prirent pas une plus grande valeur. Malgré la défense de proclamer leur origine, les ventes ne cessèrent pas d'afficher les biens comme patrimoniaux toutes les fois qu'ils ne venaient pas de confiscations.
La noblesse acheva de se déconsidérer, et, enfin, les émigrés eux-mêmes se plaignirent avec raison, car les plus grosses sommes tombèrent entre les mains de gens que les places et les bienfaits de la Cour avaient déjà amplement dédommagés de pertes toujours présentées avec exagération.
Monsieur de Villèle ne démentit pas, dans cette circonstance, ses habitudes de finesse intrigante. Il fit assigner cent millions à une réserve, qu'il baptisa du nom de fonds commun, destinée à indemniser ceux des émigrés qui, à la fin de la liquidation, se trouveraient trop maltraités dans les catégories ordonnées par la loi. Ce fonds commun, qui devait être distribué à peu près arbitrairement, devint l'étoile polaire de tous les émigrés, de tous les députés, surtout de tous les courtisans, et le leurre par lequel monsieur de Villèle tenait tout ce monde enchaîné à sa fortune.
Dieu seul sait à combien de milliards s'élevèrent les châteaux en Espagne, bâtis sur les espérances de ces cent millions que monsieur de Villèle disait, à d'autres, avoir arraché à la rapacité des prétendants, avec l'intention de les employer à des objets d'utilité générale et spécialement aux routes restées, depuis l'invasion, dans un pitoyable état de dégradation.
La crainte de perdre une partie notable de leur revenu avait engagé presque tous les rentiers à mettre leurs fonds entre les mains de spéculateurs, pendant que le peu de confiance dans la solidité des gouvernements faisait répugner aux entreprises éloignées. Ces deux dispositions, qui se contredisaient entre elles, donnèrent un prix extravagant aux terrains dans Paris. Partout on commença des bâtisses; la plupart ne purent s'achever. Les acquéreurs se trouvèrent ruinés, et beaucoup de petits rentiers, dans la crainte de perdre un cinquième de leur revenu, virent leurs capitaux s'évanouir en entier.
Il ne manquait pas de gens pour accuser la noblesse et les classes privilégiées d'avoir entraîné ces catastrophes en grevant l'État d'un milliard d'indemnité qu'il avait fallu se procurer par la réduction du revenu des rentiers. Ce n'était pourtant là qu'une thèse déclamatoire, exploitée à profit par les ennemis du gouvernement auxquels les âpretés de la discussion avaient donné beau jeu.
Le fait était que monsieur de Villèle, circonvenu par quelques riches banquiers et tous les agents d'affaires qui comptaient en tirer un immense profit, s'était persuadé que son plan du trois pour cent était la plus belle conception de l'esprit humain et devait le présenter à la postérité comme le plus grand financier du monde civilisé. Une autre considération n'était pas sans poids auprès de lui. L'opération devait durer cinq années à se compléter, pendant lesquelles il se croyait sûr de conserver le ministère et d'asseoir son pouvoir de façon à le rendre inébranlable. La malveillance a ajouté qu'il espérait aussi gagner de l'argent pour son compte. Je le croîs assez chaste sous ce rapport et aussi modéré dans la cupidité qu'immodéré dans l'ambition.
Le trois pour cent était devenu son idée fixe, le faire monter à la Bourse sa pensée dominante. Quiconque voulait obtenir sa faveur n'avait qu'à en acheter, et bien des gens ont suivi ce chemin pour arriver à des places qu'ils auraient vainement sollicitées par un autre moyen.
La désastreuse affaire de l'indemnité de Saint-Domingue fut faite uniquement pour procurer quelques jours de hausse au trois pour cent. Malgré tous ces soins, il y eut bientôt une réaction. Les fonds tombèrent, les spéculations de terrains firent banqueroute, et il y eut une espèce de débâcle qui donna de vives inquiétudes.
Pendant ce temps, la Congrégation ne cessait pas de presser monsieur de Villèle d'accomplir ses promesses et le trouvait de plus en plus récalcitrant. La loi sur les communautés de femmes avait passé à grand'peine, dans la Chambre des pairs, et avec un amendement qui proscrivait formellement les communautés d'hommes.
Néanmoins, les maisons de jésuites se formaient partout; elles voulaient obtenir la garantie d'une loi, au lieu d'une protection de tolérance. L'établissement de Saint-Acheul, près d'Amiens, s'était créé avec une rapidité inouïe, et toutes les personnes qui voulaient se faire bienvenir aux Tuileries confiaient leurs fils aux jésuites de Saint-Acheul et leurs filles aux dames du Sacré-Cœur. Les chefs politiques de la Société de Jésus avaient élu domicile dans leur maison de Montrouge. C'était là que s'ourdissaient les intrigues et où ils étaient en rapport avec leurs affiliés de la Cour et de la ville. J'ai bien des fois rencontré les plus actifs sur la route de Montrouge.
On avait hâté le moment où monsieur le duc de Bordeaux devait passer aux hommes. Cela était d'autant plus remarquable que madame de Gontaut lui donnait la meilleure éducation qu'un enfant pût recevoir. Le jeune prince prospérait de toute façon entre ses mains; mais on voulait le marquis de Rivière établi aux Tuileries et ayant un accès encore plus facile auprès du Roi.
J'ai raconté, fort au long, comment l'un et l'autre s'étaient jetés dans les idées religieuses, dans le même temps et par la même voie, ainsi que l'espèce de sympathie établie entre eux par cette similitude.
Monsieur de Rivière, honnête et loyal mais aussi borné que peu éclairé, était complètement jésuite de robe courte, et obéissait implicitement à ses supérieurs dans l'ordre. Il entraînait le Roi à toutes les mesures les plus déplaisantes au pays, en croyant consciencieusement accomplir un devoir.
L'opinion publique était déjà fort exaspérée lorsque monsieur de Montlosier adressa, à la Chambre des pairs son Mémoire à consulter contre les jésuites. Cet ouvrage eut un succès de vogue, et la voix de ce vieux défenseur, du Roi et de la religion, venant dénoncer le parti prêtre, eut un prodigieux retentissement dans le pays. L'expression frappa d'une façon indélébile les intrigants de sacristie. L'appellation de parti prêtre remplaça souvent celle de Congrégation et rendit encore plus impopulaires ceux qui méritaient d'y être rangés.
La Révolution a laissé en France beaucoup de religion, mais peu de bienveillance pour ses ministres; et, dès qu'un ecclésiastique veut ajouter l'influence politique à l'influence religieuse, il perd toute considération. On ne le tolère qu'à l'église ou au lit du pauvre; mais, là, on le respecte et le révère. Je ne sais si c'est mieux ou plus mal, mais c'est ainsi que la Révolution nous a faits. Le Roi, le clergé et les émigrés ne voulaient pas plus se l'avouer que les autres faits accomplis en leur absence. Toutefois, le mémoire de monsieur de Montlosier, et l'effet qu'il produisit dans le public, arrêta un moment le vol des prétentions jésuitiques. Monsieur de Villèle, leur aurait volontiers coupé les ailes, s'il avait osé.
Nous eûmes à cette époque une grande joie de famille. La santé de ma belle-sœur, toujours très délicate, avait été encore affaiblie par trois fausses couches successives, et nous désespérions de lui voir des enfants lorsque, le premier janvier 1827, après neuf ans de mariage, elle accoucha d'une fille. Cet événement, si désiré et si longtemps attendu, nous causa une vive satisfaction, et je dois dire que le public sembla y prendre une part fort obligeante. Madame la Dauphine témoigna un très grand intérêt à ma belle-sœur; elle envoyait d'heure en heure demander de ses nouvelles, et un de ses valets de pied attendait la naissance de l'enfant pour aller la lui dire.
Je me rappelle avoir assisté, le surlendemain, à la grande réception de nouvel an au Palais-Royal et y avoir été assaillie des compliments, en apparence sincères, de tous les gens que je connaissais et même de beaucoup sur les figures desquelles j'avais peine à mettre un nom. Peut-être voulut-on, dans cette occasion, faire compensation à l'explosion de malveillance qui avait éclaté au sujet du mariage de mon frère. Aucun de nous ne pensa à faire reproche à Jeanne d'être une petite fille.
Deux ans et demi après (le 24 juin 1829), nos vœux furent comblés par la naissance de son frère, Rainulphe d'Osmond, à qui ces récits de la vieille tante sont destinés. S'il tient ce qu'il promet à huit ans, il y a espoir qu'il deviendra un homme distingué.
CHAPITRE XIV
Mort de l'empereur Alexandre. — Inquiétudes de ses dernières années. — Mission du duc de Raguse près de l'empereur Nicolas. — Illusions du duc de Raguse. — Mort de Talma. — Monsieur de Talleyrand est insulté et frappé par Maubreuil.
L'empereur Alexandre était mort à Taganrog d'une fièvre endémique, sur les bords de la mer d'Azow qu'il avait affrontée avec une grande imprudence. Ses dernières années avaient été empoisonnées par une humeur soupçonneuse, poussée jusqu'à la monomanie, qui combattait dans son cœur des sentiments naturellement généreux.
Madame de Narishkine avait été rappelée à Pétersbourg pour le mariage d'une fille qu'elle avait eue d'Alexandre et qu'il aimait passionnément. Cette jeune personne mourut peu de jours avant celui fixé pour la noce. L'Empereur en fut désespéré, et ce chagrin commun rétablit l'intimité entre les deux anciens amants.
Madame de Narishkine m'a raconté des détails inouïs de l'état où était tombé ce prince, naguère si confiant. Non seulement il craignait pour sa sûreté, mais, s'il entendait rire dans la rue ou surprenait un sourire parmi ses courtisans, il se persuadait qu'on se moquait de lui et venait supplier madame de Narishkine, au nom de son ancien attachement, de lui dire en quoi il appelait ainsi le ridicule qui le poursuivait de toute part.
Un soir où elle avait auprès d'elle une jeune parente polonaise, on servit du thé; l'Empereur s'empressa d'en arranger une tasse pour madame de Narishkine et ensuite une autre pour cette demoiselle. Madame de Narishkine se pencha vers sa cousine et lui dit:
«Quand vous rentrerez dans le château de votre père, vous vous vanterez, j'espère, de la qualité de votre échanson.
—Oh certainement», reprit l'autre.
L'Empereur, qui était sourd, n'entendit pas le colloque mais vit le sourire sur leur visage. Le sien se rembrunit aussitôt et, dès qu'il se trouva seul avec madame de Narishkine, il lui dit:
«Vous voyez bien que le ridicule m'atteint partout. Même vous, qui avez de l'affection pour moi, sur qui je compte, vous ne pouvez résister à vous en moquer. Dites-moi ce que j'ai fait pour provoquer votre risée.»
Elle eut toutes les peines du monde à calmer cette imagination malade.
L'Empereur n'avait foi qu'en monsieur de Metternich. Il entretenait avec lui une correspondance presque journalière. L'autrichien était bien plus avant dans sa confiance que ses propres ministres; il croyait absolument à ses avis et surtout à ses rapports de police.
Il portait constamment sur lui un petit agenda, envoyé par le prince de Metternich, où les noms de toutes les personnes politiquement suspectes dans l'Europe entière se trouvaient placés par ordre alphabétique, avec le motif et le degré de suspicion qui devait s'y rattacher. Lorsqu'on prononçait un nom nouveau devant l'Empereur, il avait sur-le-champ recours à ce livret et, s'il ne se trouvait par sur cette liste noire, il écoutait bénévolement ce qu'on voulait lui dire; mais si, par malheur, il y était placé, rien ne pouvait le ramener de ses préventions. Madame de Narishkine m'a dit l'avoir souvent vu consulter ces pages sibyllines.
Les dernières années de ce prince ont été empoisonnées par ces inquiétudes, fomentées peut-être par l'intrigue mais prenant leur source dans des dispositions héréditaires. Quoi qu'il en soit, sa mort fit sensation et chagrin à Paris. Il y avait été magnanime en 1814 et fort utile à la France en 1815.
Si nous avions pu croire à toutes les perfections dont la brillante imagination du duc de Raguse décorait son frère Nicolas, au retour du couronnement de Moscou, les regrets pour l'empereur Alexandre n'auraient pas dû se prolonger; mais la suite a prouvé qu'il se les était un peu exagérées.
Le duc de Raguse est toujours parfaitement véridique dans ce qu'il croit sur le moment, mais très sujet à se laisser enthousiasmer facilement par les hommes et par les choses. Il a cruellement porté la peine de cette disposition: tous les revers de sa carrière doivent y être rattachés. Nous avons vu comment les illusions patriotiques l'avaient entraîné à se séparer de l'empereur Napoléon. Depuis ce temps, les illusions d'un autre genre l'avaient ruiné.
Rentré en France en 1815, il s'était dit que la guerre n'était plus une carrière pour un maréchal de France; qu'un soldat de l'Empire ne pouvait pas être un courtisan des Tuileries et que, pourtant, il était dur à quarante ans de ne plus jouer aucun rôle dans son pays.
Ses habitudes lui rendaient nécessaire l'attitude de grand seigneur. Il se demanda comment s'étaient créées les grandes existences du moyen âge et trouva que c'était par la prépondérance exercée sur un grand nombre de dépendants. Le siècle ne permettait pas que ce fut sur des hommes d'armes; mais, si un guerrier distingué pouvait, par l'industrie, remettre dans sa clientèle un pays tout entier, non seulement il se ferait un revenu colossal, mais encore il aurait la seule position de grand seigneur que les temps modernes comportassent, la seule qui pût donner assez d'indépendance pour que la Cour dût compter avec vous.
C'est plein de ces idées, moitié vaniteuses, moitié généreuses, que le pauvre maréchal entreprit de changer une petite terre, qu'il possédait à Châtillon-sur-Seine, en un vaste atelier de toutes les industries réunies. Il se passionnait successivement pour chacune, l'amenait à frais immenses au point où elle aurait peut-être réussi, si une nouvelle idée, adoptée avec autant de zèle que la précédente, ne l'avait fait négliger et abandonner. Il était dans la pleine illusion que ses spéculations auraient le plus brillant résultat, mais il sentait un commencement de pénurie lorsqu'il sollicita la mission de Moscou. Avec son imprévoyance accoutumée, il y déploya un luxe tel que, loin que ce voyage lui fût utile, il ne fit qu'augmenter la somme de ses dettes. L'année suivante, le feu se mit dans ses affaires et il dut s'avouer à lui-même, ce que les autres savaient depuis longtemps, qu'il était complètement ruiné.
J'en fus d'autant moins surprise, pour ma part, que, pendant son séjour en Russie, je m'étais trouvée passer à Châtillon. J'avais visité cet encyclopédique établissement en détail, entre autres la bergerie à trois étages dont il était si fier. Tout l'hiver précédent, il nous avait entretenus de ses moutons vêtus qui devaient être une source de fortune incalculable. J'en parlai au régisseur qui me répondit par un soupir: «Hélas, madame, je vais vous les montrer; c'est la dernière fantaisie de monsieur le maréchal. Il m'écrit toutes les semaines des calculs sur le profit qui doit nécessairement en résulter, et je lui répète vainement à quel point c'est onéreux.»
Je trouvai de pauvres bêtes, cousues dans les peaux d'autres moutons déjà tombées en haillons, étouffant de chaleur et ayant la tournure la plus grotesque qu'on puisse imaginer. Le calcul du maréchal était que la redingote coûtait quatre francs et durait dix-huit mois. La toison devait se vendre six à sept francs de plus, et les animaux n'être plus sujets à aucune maladie. Les livres du régisseur prouvaient autre chose. La redingote coûtait sept francs, ne durait qu'un an malgré des rapiécetages qui la faisaient revenir à neuf francs. La toison ne se vendait que quarante sols de plus que celle des bêtes non vêtues, et les maladies étaient au moins aussi fréquentes et plus contagieuses.
Cet échantillon donnera l'idée des spéculations du maréchal; mais, si toutes ont été onéreuses pour lui, beaucoup ont été très profitables au pays; aussi, quoiqu'il ait été la cause de la ruine de quelques individus, ses serviteurs ou amis, il est resté fort regretté et très populaire à Châtillon.
Il s'adressa au Roi pour obtenir que ses appointements, destinés à payer ceux de ses créanciers qui n'avaient pas d'hypothèques sur ses biens, fussent continués jusqu'à l'extinction de ses dettes, lors même qu'il viendrait à mourir avant de les avoir soldées. Le Roi mit beaucoup de bonté à accorder cette faveur. Il montra au maréchal une bienveillance qui le toucha fort et ne lui a pas permis d'agir comme il eut été plus utile peut-être même pour le monarque en 1830. Mais nous n'en sommes pas là.
Il me semble que c'est à cette même année que mourut Talma, à l'apogée de son talent. Il venait de créer plusieurs rôles, dans de médiocres pièces où il était sublime, Sylla, Léonidas, et enfin Charles VI où il avait réussi à se montrer constamment roi au milieu de toutes les misères de l'humanité. Je ne pense pas que l'art de l'acteur puisse aller au delà. Nos pères cependant nous assuraient Le Kain très supérieur à Talma. Nous n'avons pas eu jusqu'ici à le vanter à la génération nouvelle au mépris d'un autre, car personne ne s'est présenté pour recueillir sa succession.
Talma en France et mistress Siddons en Angleterre m'ont paru ce qu'il pouvait y avoir de plus parfait au théâtre, car ils se transformaient complètement dans le personnage qu'ils représentaient; et, de plus, l'un et l'autre étaient si beaux et si gracieux, leur voix était si harmonieuse, que chacune de leur pose composait un tableau aussi agréable à l'œil que leurs accents étaient flatteurs pour l'oreille. Une de mes prétentions (car qui n'en a pas une multitude?) est de n'être pas exclusive. Ainsi j'aurais grande joie à entendre un acteur ou une actrice qui me fissent autant de plaisir que Talma et mistress Siddons; mais je doute que cela se rencontre, de mon temps.
Le 21 janvier 1827, le général Pozzo et le duc de Raguse arrivèrent chez moi de très bonne heure. J'avais eu quelques commensaux à dîner; à peine le dernier fut-il sorti que l'ambassadeur, regardant le maréchal, lui dit: «Hé bien?»
Celui-ci cacha sa figure dans ses deux mains en répondant: «J'en suis encore horrifié.»
On comprend que ce début excita notre curiosité. Ils nous racontèrent qu'en sortant de la cérémonie expiatoire de Saint-Denis, le maréchal, qui suivait à quelques pas le prince de Talleyrand par une sortie privilégiée, avait vu un homme s'avancer sur lui, lui adresser quelques injures et simultanément lui appliquer sur la joue un coup si violent qu'il était tombé comme une masse. Le maréchal avait appelé la garde et fait arrêter l'homme, qui se trouva être ce misérable Maubreuil, pendant que lui s'occupait à ramasser monsieur de Talleyrand presque évanoui. Il aida à le transporter dans une salle d'attente où se trouvait Pozzo, et c'est de ce spectacle que l'un et l'autre avaient un égal besoin de s'entretenir.
Ils avaient craint un moment que le prince n'expirât entre leurs bras, tant il était suffoqué. Pozzo faisait une peinture, à sa façon pittoresque, de ce vieillard lui apparaissant dans ce désordre de vêtement, pâle, échevelé, les esprits égarés, venant achever une carrière si traversée de grandeur et de souillures sous la flétrissure de la main d'un hideux maniaque, dans le temple du Dieu qu'il avait abjuré, à l'heure consacrée au Roi qu'il avait trahi. Il y avait là une sorte de rétribution qui frappait l'imagination. Au reste, à peine monsieur de Talleyrand fut-il revenu à lui-même qu'il sentit le parti que la malveillance s'efforcerait de tirer de cette cruelle scène.
Avant de venir chez moi, ces messieurs s'étaient arrêtés à sa porte. Ils l'avaient, contre leur attente, trouvée toute grande ouverte. Le prince, entouré de monde, était couché sur un fauteuil dans son cabinet fort assombri et avait le front couvert d'un bandeau. Il racontait que Maubreuil avait voulu l'assassiner, qu'il l'avait frappé sur le haut de la tête et lui avait fait une plaie qu'il avait fallu panser. Avec son imperturbabilité accoutumée, il fit ce récit d'aplomb devant les témoins de la scène: «Il m'a assommé comme un bœuf», répétait-il à chaque instant en avançant son poing fermé et le plaçant à la hauteur du front; du reste de la figure, il n'en était pas question, quoique, à Saint-Denis, ses lèvres seules furent saignantes.
Les témoins oculaires de la scène comprirent que le prince aimait mieux avoir été assommé que frappé, et que le coup de poing lui répugnait moins que le coup de paume. Ils le secondèrent dans cette innocente supercherie qui cependant fut presque généralement soupçonnée. Toutefois, il y a une espèce de pudeur publique qui protège, jusqu'à un certain point, les hommes qui ont joué un grand rôle, et personne ne se sentait le courage de donner à l'acte de Maubreuil son véritable nom.
Monsieur de Talleyrand fut bien longtemps à se remettre de cette atteinte dont le gentilhomme, qu'il n'a jamais pu dépouiller, avait souffert jusque dans la moelle des os. Il affecta de recevoir tous ceux qui allaient chez lui. Dès qu'il fut présentable, il retourna à la Cour, un grand morceau de taffetas d'Angleterre sur le front, et répétant à toute occasion: «Il m'a assommé comme un bœuf.»
Mais, dès qu'il le put, sans avoir l'air de fuir, il quitta Paris et passa presque toutes les années suivantes à la campagne, chez madame de Dino. Il craignait aussi de retrouver Maubreuil sur son chemin. Celui-ci avait été condamné à quelques mois de détention; mais il annonçait le projet de renouveler son délit, qu'il qualifiait de l'expression catégorique, dès qu'il serait libéré. Je n'en ai plus entendu parler. Probablement monsieur de Talleyrand aura acheté son éloignement à prix d'argent.
CHAPITRE XV
Loi sur le droit d'aînesse. — Enterrement du duc de Liancourt. — La garde nationale licenciée. — Sosthène de La Rochefoucauld et monsieur de Villèle. — Le Roi au camp de Saint-Omer. — Sagesse de monsieur le Dauphin.
La fatalité, qui semblait pousser la maison de Bourbon à entreprendre tout ce qui pouvait aliéner le plus sûrement les masses, dicta le projet de loi sur le droit d'aînesse. J'avoue qu'il plaisait assez à mes idées anglaises et à mes goûts aristocratiques; mais je n'étais pas chargée de m'informer si le pays était disposé à le recevoir. Il échoua devant la sagesse de la Chambre des pairs en augmentant sa popularité qui, à cette époque, était au comble, ainsi que sa défaveur à la Cour. Le ressentiment qu'elle montra, à l'occasion de l'enterrement du duc de Liancourt, augmenta encore cette double impression.
Plusieurs enterrements, entre autres celui de monsieur Manuel, avaient été depuis quelque temps l'occasion de manifestations hostiles au gouvernement. En conséquence, on avait publié de nouvelles ordonnances relatives aux pompes funèbres: il était défendu de porter les cercueils à bras.
Le duc de Liancourt, protecteur d'une multitude d'établissements gratuits, avait une énorme clientèle dans la classe des ouvriers. Ils voulaient rendre à leur patron l'hommage de le porter en sortant de l'église. La police s'y opposa vivement. Une rixe s'engagea; l'esprit de parti l'envenima. Dans le tumulte, la pierre tomba et, dit-on, se brisa. Il y eut au moins beaucoup de scandale, et un spectacle aussi affligeant que blessant pour la famille.
Le corps entier de la pairie se tint pour offensé et demanda des explications. Cet incident contribua à augmenter l'alliance qui se formait entre le pays et la Chambre des pairs.
Ce mauvais génie, qui présidait au sort de la branche aînée, inspira, en appelant à son aide la colère et la précipitation, une résolution dont peu de personnes sentirent la portée, mais qui, plus que toute autre, a contribué à la chute du vieux trône, démoli en quelques heures trois années plus tard.
Au printemps de 1827, la bourgeoisie de Paris paraissait assez mal disposée contre le gouvernement pour qu'on dût hésiter à réunir la garde nationale et à la faire passer en revue par le Roi.
Après de longues délibérations on s'y décida: le Roi se rendit au champ de Mars. Il fut, en général, mieux accueilli qu'on ne l'espérait. Un garde national ayant crié: «À bas les ministres!» le Roi arrêta son cheval et dit, d'un ton calme et digne: «Je ne viens pas ici pour recevoir des conseils, mais des hommages. Faites sortir cet homme des rangs.» Cet acte de force eut grand succès, comme tout ce qui annonce de l'énergie et de la volonté dans les chefs des empires; les cris de «Vive le Roi» fendirent l'air.
En descendant de cheval aux Tuileries, Charles X était fort content de sa matinée. Il chargea le maréchal Oudinot de faire rédiger un ordre du jour où, en témoignant du mécontentement de quelques cris isolés qui s'étaient fait entendre sur son passage, on vanterait cependant la bonne tenue et l'excellente attitude de l'immense majorité de la garde nationale.
Le Roi répéta deux fois: «Dites que je suis très content». Monsieur le Dauphin tint le même langage. Toutes les personnes qui faisaient partie de l'état-major avaient reçu la même impression et la répandirent dans la ville. J'en vis plusieurs dans la soirée. Le propos, généralement répété, était que la revue avait été superbe et le Roi parfaitement accueilli.
Toutefois la calèche, où les princesses se trouvaient, avait été constamment suivie par un groupe de populace qui les avait assez mal traitées de propos et presque huées. Tous les partis se sont mutuellement accusés d'avoir préparé cette manifestation hostile.
Le soir, madame la duchesse de Berry s'en expliquait en termes très courroucés. Lorsque le Roi et Madame arrivèrent chez elle où se tenait la Cour, elle porta plainte à Charles X. Madame la Dauphine, interpellée à son tour, répondit avec sa sécheresse accoutumée que cela avait été assez mal, mais qu'elle craignait pire. Le Roi ne fit qu'un seul rubber de whist, et retourna chez lui où monsieur de Villèle l'attendait.
Dans la nuit, le maréchal Oudinot fut réveillé. Le Roi lui envoyait, au lieu de la rédaction de l'ordre du jour fait selon ses ordres et soumis à son approbation, l'ordonnance qui cassait la garde nationale. Au même instant, la garde royale s'emparait des corps de garde de la garde nationale, en expulsait les bourgeois qui s'y trouvaient et poussait la grossièreté jusqu'à jeter hors la porte les armes et fournitures des gardes nationaux absents dans le moment. Cette insulte sema dans le cœur de la population de Paris un germe de haine dont les fruits se trouvèrent mûrs en 1830.
Voici ce qui l'avait provoqué. Une des légions, en revenant du champ de Mars, s'était arrêtée devant l'hôtel des finances, avait crié: À bas Villèle! et brisé quelques vitres. Cette conduite, il faut le reconnaître, très coupable d'un corps sous les armes exaspéra d'autant plus le ministre qu'il apprenait, en même temps, que le Roi se tenait satisfait de sa propre réception.
Or, il ne lui convenait pas que leurs fortunes se trouvassent séparées. Il recueillit à la hâte et envenima tous les rapports qu'il put se procurer des propos tenus et des cris isolés jetés au champ de Mars, puis écrivit au Roi de ne point se prononcer avant de lui avoir donné audience.
Charles X se trouva préparé par les plaintes de madame la duchesse de Berry et le mécontentement de sa belle-sœur. En peu de minutes, monsieur de Villèle emporta la plus fatale mesure qui pût être adoptée.
Louis XVI avait perdu le trône dans son ardeur à se débarrasser de la pacifique opposition des anciens parlements. Charles X a renversé le sien en refusant toute barrière légale, oubliant la phrase si heureusement rédigée par monsieur de Talleyrand: On ne peut s'appuyer que sur ce qui résiste.
Au reste, je crois bien que le ministre, encore tout puissant à cette époque, n'avait pas calculé l'effet de son périlleux conseil.
La garde nationale était parvenue à cette inertie où elle tombe toujours dès que ses services ne sont plus nécessaires. Elle se montrait très peu empressée à peupler les corps de garde; mais cette insulte gratuite réveilla son zèle.
Je faisais travailler à Châtenay et j'avais donné rendez-vous à plusieurs ouvriers de Paris pour le lendemain de la revue; je partis, sans avoir lu le Moniteur et sous l'impression qu'elle s'était très bien passée. Les gens que j'attendais arrivèrent tard, sachant la nouvelle, et dans un état d'exaspération incroyable.
Tous appartenaient à la garde nationale, et tous étaient furibonds. À peine s'ils écoutaient les ordres que je donnais pour les travaux et, quand je leur parlais trumeaux, ils répondaient baïonnettes. Après avoir vainement cherché à les calmer par le souvenir de l'ennui que leur causait les gardes à monter, je renonçai à fixer leur attention et les laissai retourner dans leurs quartiers où ils allèrent rapporter leur fureur, après l'avoir fait partager à tout mon village. J'étais moi-même empressée de venir apprendre ce qui avait pu amener une si singulière péripétie.
Il n'y a jamais eu d'autres motifs ostensibles que ceux que j'ai déjà relatés. Cependant, j'ai peine à croire que monsieur de Villèle n'ait pas eu quelque arrière-pensée ignorée pour prendre une mesure si violente. Quoi qu'il en soit, à dater de cette époque, il devint la bête noire de la population parisienne et, bientôt, celle de toute la France.
Le duc de Doudeauville, ministre de la maison du Roi, comprit mieux que les autres la tendance de ce qui se faisait et donna sa démission à l'occasion de la dissolution de la garde nationale.
Je ne sais plus si c'est avant ou après cet événement qu'il faut placer une démarche de Sosthème de La Rochefoucauld que je tiens de lui-même et que je ne puis me refuser de répéter.
J'ai déjà dit le rôle qu'il avait joué entre monsieur de Villèle et madame du Cayla. Il est indubitable qu'il avait conduit monsieur de Villèle au pouvoir et qu'il l'y avait soutenu, par l'influence de la favorite, tant que Louis XVIII avait vécu. Depuis sa mort, monsieur de Villèle s'était émancipé d'une protection qui lui pesait. Cependant l'intimité avait été trop grande pour qu'il n'en restât pas des habitudes de familiarité.
Sosthène en profita pour arriver, un beau matin, dans le cabinet de monsieur de Villèle. Après quelques phrases d'affection, il lui rappela les sentiments patriotiques qu'il exprimait lorsqu'il cherchait le ministère, uniquement dans l'intérêt du pays, parce que l'opinion publique l'y appelait; et, partant de cette base, il l'avertit que l'opinion publique se déclarait fortement contre son administration. Mieux situé qu'un autre par ses relations avec toutes les classes de la société pour s'en apercevoir, il venait lui faire part de ses découvertes. Il lui était évident qu'il n'était plus au pouvoir de monsieur de Villèle de faire le bien, et, comme il ne l'avait placé où il était que dans l'intention d'être utile au Roi et au pays, il venait le sommer, au nom de l'amitié, de l'honneur, de la reconnaissance, de ne pas le compromettre plus longtemps en s'obstinant à conserver sa place.
On peut imaginer comment cette harangue fut reçue par monsieur de Villèle, alors tout-puissant. Il eut un moment d'inquiétude que monsieur de La Rochefoucauld ne fût l'organe du roi Charles X dont il était aide de camp et parfois bien traité. Mais la nature de la communication le rassura promptement.
Il traita Sosthène de façon à ce qu'ils se séparassent brouillés, ce qui lui était infiniment agréable et commode, puis courut raconter la scène au Roi. Celui-ci, qui ne se rappelait pas volontiers les intrigues ourdies pendant les dernières années du règne de son frère et dont Sosthème avait été l'agent, fut très empressé de rompre aussi les rapports auxquels il avait été forcé de l'admettre et de lui faire subir les honneurs de la disgrâce.
J'ai rapporté cette anecdote, dont je suis sûre, parce que, si ce personnage, semi-ridicule, semi-historique, de Sosthène figure jamais dans les Mémoires du temps, il est assez curieux de savoir comment, au travers d'une vie uniquement dévouée à l'intrigue, il avait conservé une sorte de loyauté chevaleresque poussé jusqu'à la niaiserie.
Madame du Cayla, moins candide dans ses démarches, ne se brouilla avec personne. Elle n'avait pu être duchesse, comme le feu Roi le souhaitait, parce que monsieur du Cayla avait obstinément refusé de se laisser faire duc. Charles X lui accorda les entrées de la salle du trône et une forte pension.
Madame la Dauphine, qui la traitait plus que froidement pendant sa faveur, était très gracieuse pour elle maintenant, en reconnaissance du service qu'elle avait rendu en faisant accomplir à Louis XVIII ses devoirs religieux au moment de la mort.
Les espérances du parti ultra avaient été encouragées par l'attitude et les paroles du prince de Metternich dans un voyage qu'il fit à Paris. La Cour le combla de distinctions. Il fut engagé à dîner avec la famille royale aux Tuileries, honneur qui n'a été partagé que par le duc de Wellington et des princes de familles régnantes. Dans les idées des rois de France, la faveur ne pouvait aller au delà, et eux-mêmes s'étonnaient de l'accorder.
La Congrégation essaya d'entrer dans la voie des miracles. Il y en eut plusieurs de constatés. Entre autres une croix lumineuse vue à Migné, en Poitou. On en fit imprimer et répandre des relations à profusion. Mais la Cour de Rome les défendit, et il fallut renoncer à ce genre de séduction qui prêtait trop au ridicule dans le dix-neuvième siècle. Le Roi lui-même ne voulut pas encore reconnaître là les ordres de la Providence. D'ailleurs, il était assez bien disposé, pour qu'il n'y eût pas occasion de stimuler son zèle personnel. Il n'était arrêté que par la crainte des obstacles qu'il rencontrerait.
La réception qui lui fut faite au camp de Saint-Omer, où les troupes l'accueillirent avec la satisfaction la plus marquée, ainsi que les hommages qu'il recueillit sur la route, même à Lille (ville notée pour mal penser), faisaient compensation au silence qui l'entourait à Paris; et il crut pouvoir réaliser ses propres espérances en accomplissant les promesses qu'il n'avait cessé de faire.
Monsieur de Villèle en retardait l'exécution depuis longtemps; mais son crédit était battu en brèche par des gens dont le pouvoir s'accroissait chaque jour des terreurs qu'on inspirait à Charles X pour son salut dans ce monde et dans l'autre.
Le Roi et ses amis réclamaient la restitution des biens du clergé et la reconnaissance des ordres monastiques. On les voulait dotés par l'État et propriétaires territoriaux. Monsieur de Villèle était loin d'admettre ces souhaits comme réalisables; mais il voulait s'assurer une longue vie ministérielle. Ces deux volontés excentriques tombèrent d'accord sur la nécessité d'une nouvelle législature. Les ultras, avec toutes les illusions qui distinguent ce parti, ne doutaient pas qu'elle ne fût nommée dans leur sens; et, de son côté, monsieur de Villèle comptait sur son habileté pour obtenir des députés à sa dévotion.
Il leur aurait, d'ailleurs, volontiers pardonné de se montrer récalcitrants aux prétentions des exaltés pour le trône et l'autel dont il était bien importuné mais qu'il osait d'autant moins brusquer qu'il se sentait miné dans l'esprit du Roi et que son crédit diminuait visiblement.
La Chambre des pairs offusquait, et le ministre tombait d'accord, avec les conseillers de la conscience du Roi, qu'une grande fournée de pairs était nécessaire pour y changer l'esprit de la majorité actuelle. En ajoutant cette mesure à de nouvelles élections, monsieur de Villèle comptait s'assurer un long bail ministériel.
Monsieur le Dauphin se tenait en dehors de ces intrigues. Respectueusement soumis aux ordres du Roi, il ne témoignait aucune hostilité à son ministre, mais encore bien moins de faveur. Il se bornait à faire de son mieux ce dont on le chargeait spécialement. Il était à la tête de l'administration des prisons et tenait quelquefois des assemblées où les intérêts de ces établissements étaient discutés devant lui. Il présidait avec beaucoup de convenance et de sagesse, et ne manquait pas une occasion d'exprimer des sentiments élevés et libéraux.
J'ai souvent vu des personnes, sortant de ces réunions, enchantées de monsieur le Dauphin. Je citerai entre autres monsieur Pasquier et monsieur Portal dont les suffrages valent bien la peine d'être comptés.
Dans le même temps, monsieur le Dauphin tenait un conseil militaire où il obtenait aussi d'honorables approbations. On lui reconnaissait des idées saines, accompagnées d'une grande modération et d'un esprit d'impartialité, fort recommandables dans un prince vivant d'une façon si isolée et d'une dévotion si éminente.
Quoiqu'elle n'aimât pas les prêtres, madame la Dauphine était plus sous l'influence de ses entours.
Madame la duchesse de Berry en voulait à monsieur de Villèle de ce qu'il ne faisait, ni assez vite, ni assez violemment, toutes les extravagances qu'elle et sa petite coterie ultra nobiliaire rêvaient; mais elle était trop légère et trop occupée de ses plaisirs pour travailler sérieusement contre lui; elle se bornait à des sarcasmes qui commençaient à amener un sourire sur les lèvres du Roi, au lieu de la réprimande qu'elle aurait subie quelques mois plus tôt.
CHAPITRE XVI
Bataille de Navarin. — Élections de 1827. — Société aide-toi Dieu t'aidera. — Intrigues du parti ultra. — Chute de monsieur de Villèle. — Séjour de dom Miguel à Paris. — Le ministère Martignac. — Désappointement de monsieur de Chateaubriand. — Il accepte l'ambassade de Rome. — Nouvelle intrigue de monsieur de Polignac. — Jeu bizarre de la nature.
Je n'ai point parlé de l'affaire grecque sous le rapport historique parce que je ne m'élève pas jusque-là, mais je ne puis la passer sous silence dans ses effets de salon. Il s'était établi que tout ce qui faisait opposition à la Cour était philhellène et que le gouvernement, quoique protégeant ostensiblement les grecs, leur était contraire. La Congrégation aimait mille fois mieux les turcs que ces hérétiques de grecs car, du moins, les premiers prêchaient l'absolutisme.
Le gain de la bataille de Navarin ne fit donc pas grand plaisir aux Tuileries, quoiqu'on n'osât pas l'accueillir tout à fait aussi mal qu'à Londres.
Je ne puis m'empêcher de signaler, à ce sujet, jusqu'où l'instinct patriotique est poussé en Angleterre. On y croyait l'émancipation des colonies espagnoles utile aux intérêts du commerce britannique, et on craignait que celle des grecs ne fût un accroissement d'importance pour la Russie. Les feuilles publiques, les réunions, les bancs des deux Chambres retentissaient des cruautés, des vexations, des intolérances exercées contre les américains espagnols, que tout le monde sait avoir été les colonies les plus paternellement traitées qui aient jamais existé.
Mais, en revanche, par cette espèce de franc-maçonnerie qui conduit toujours les anglais lorsqu'il s'agit des intérêts spéciaux de la vieille Angleterre, les massacres de Parga, d'Hydra, de Chio, toutes ces dames chrétiennes enlevées à leur famille et vendues sur les marchés de Smyrne n'arrachaient pas un cri à un seul organe de la presse. Pas un soupir n'a été poussé d'aucun banc de l'opposition; et, malgré la vanité nationale si facilement exaltée par les succès maritimes, le ministère dans le discours de la Couronne se crut obligé de qualifier d'inopportune (untoward) la victoire de Navarin.
Chez nous, l'impression était bien différente; et, puisqu'enfin cette victoire inopportune comblait de joie une grande partie du pays, monsieur de Villèle voulut profiter de la popularité qui en rejaillirait sur le gouvernement pour exécuter le parti arrêté de la dissolution de la Chambre des députés. Elle fut annoncée et les élections fixées à l'époque la plus rapprochée possible. Il espérait, par là, éviter les manœuvres des personnes qui lui étaient hostiles dans les deux oppositions. Car, il faut lui rendre justice, lui aussi était déjà juste milieu et avait pour ennemis actifs tous les exagérés du parti ultra.
La censure tombait de droit devant les élections. Je ne me souviens plus à quelle époque elle avait été rétablie. Elle était tellement impopulaire que les personnes, honorables d'ailleurs, auxquelles on avait imposé le métier de censeur se trouvèrent honnies de tout le monde. De plus, on n'y gagnait pas grand'chose; jamais l'axiome italien fatta la legge trovato l'inganno ne fut plus complètement justifié.
Une société de gens de lettres politiques, à la tête de laquelle figurait monsieur de Chateaubriand, trouvait le moyen de faire publier et circuler des brochures suffisamment volumineuses et assez irrégulièrement distribuées pour échapper à la censure établie contre les journaux et les écrits périodiques. Il en pleuvait autour de nous et on se les arrachait.
Monsieur de Salvady se distingua dans cette guerre de plume, et monsieur Guizot y tint une place importante, mais c'est plus particulièrement dans l'organisation des manœuvres électorales qu'il prit la première.
La précaution, si évidente, de presser les élections excita une grande animadversion. Quand le gouvernement veut attraper les masses, il faut que ce soit assez délicatement pour que tout le monde ne s'en aperçoive pas à la fois et que l'impression des uns soit usée avant que les autres se trouvent avertis; mais, quand le piège est assez grossier pour être vu de tous en même temps, on peut être assuré de créer, à l'instant même, une énorme difficulté.
Comme par un mouvement électrique, il se forma, dans chaque arrondissement, une réunion protectrice des droits électoraux. Les fraudes, employées aux dernières élections par l'administration de monsieur de Villèle et sur le renouvellement desquelles il comptait bien, devinrent impraticables.
Les associations, composées de grands propriétaires, de gens de lettres, d'avocats, d'hommes politiques, déployèrent la plus grande et la plus intelligente activité. En restant toujours dans une complète légalité, elles se formèrent en comités correspondant entre eux et surtout avec le comité central siégeant à Paris, d'où monsieur Guizot dirigeait toute cette organisation.
C'est là le berceau de cette société: Aide-toi, Dieu t'aidera qui n'a pas laissé de jouer un rôle dans la chute de la monarchie et a fini par devenir un repaire de factieux. C'est le sort des instruments fondés par les oppositions qu'ils échappent promptement aux mains qui les ont créés pour tomber dans de plus dangereuses.
Pendant que les esprits s'échauffaient au foyer électoral, on livrait au parti prêtre la nomination de soixante seize pairs. Ils furent choisis, presque exclusivement, parmi les congréganistes les plus zélés.
Tout le monde a vu la liste faite chez monsieur de Rivière, colportée par monsieur de Rougé, corrigée par les affidés et imposée à monsieur de Villèle qui l'aurait voulue autrement composée mais adoptait l'idée d'une nomination assez nombreuse pour dénaturer l'esprit de la majorité dans la Chambre haute.
Or, c'était là ce qui révoltait le pays; car la sagesse de la pairie venait de le protéger contre les invasions du despotisme clérical; et, dans ce moment même, il profitait de la clause habilement introduite dans la loi du jury sur la rectification des listes électorales pour échapper aux fraudes commises en 1824.
Cette Chambre était donc fort populaire, et la violence qu'on lui faisait exaspéra l'opinion publique qui s'était accoutumée à y chercher protection bien au delà de ce que monsieur de Villèle avait prévu.
Je me rappelle à ce sujet un dialogue qui me fut répété à l'instant même par un témoin auriculaire. Le président du conseil, descendant l'escalier du ministère de la marine, rencontra le sous-préfet de Saint-Denis qui le montait:
«Eh bien, monsieur le sous-préfet, vous répondez de votre élection.
—Non, monseigneur.
—Comment, vous aviez dit à monsieur de Corbière que vous en étiez sûr.
—Oui, monseigneur, mais c'était avant la nomination des pairs.
—Allons donc, mon ami, vous vous moquez de moi, qu'est-ce qu'une création de pairs peut faire à vos marchands de gadoue? Ayez une bonne élection. C'est toujours la faute de l'administration quand elles sont mauvaises, souvenez-vous-en!»
Le sous-préfet haussa les épaules, quand le ministre se fut éloigné, et acheva lentement de monter le degré, comme un homme très peu persuadé par l'éloquence élégante de son principal.
Beaucoup d'électeurs partagèrent les préventions de ceux de Saint-Denis et, stimulés, excités par le zèle des comités que j'ai signalés, nommèrent un assez grand nombre de députés hostiles au ministère pour que la majorité fût au moins douteuse.
Dans la disposition assez naturelle de rejeter sur d'autres le tort des actions qui tournent à mal, monsieur de Villèle ne put se retenir d'accuser la Congrégation et d'en témoigner beaucoup d'humeur contre elle. Il chercha à se rallier le petit noyau d'ultras aristocratiques qui était resté en dehors de la ligue jésuitique, mais il fut repoussé.
Il se retourna alors vers les royalistes constitutionnels qui, depuis trois ans, dirigeaient la conduite de la Chambre des pairs, mais ils étaient trop irrités par la mesure qui venait de frapper cette assemblée pour se rallier à celui qui l'avait signée.
Ces démarches du président du conseil ne purent être assez secrètes pour que la Congrégation n'en eût pas connaissance, et sa perte fut jurée. On fit venir monsieur de Polignac d'Angleterre, et le duc de Rivière acheva de décider le Roi au renvoi de monsieur de Villèle. Ces messieurs ne doutaient pas que le moment de leur triomphe ne fût arrivé.
Toutefois, monsieur de Villèle qui redoutait le crédit de Jules de Polignac, l'avait, à l'aide de ses propres dépêches et de la conduite qu'il tenait dans toutes les affaires, tellement discrédité dans l'esprit du Roi, tellement montré inepte, incapable, niais, que le monarque hésita et enfin recula devant l'idée de former un ministère portant cette couleur.
Malgré la profession de foi constitutionnelle que monsieur de Polignac vint faire à la tribune de la Chambre des pairs où, dans le discours le plus ridicule, il prévint la France que ses enfants apprenaient à lire dans la Charte, malgré les soins qu'il se donna pour se rapprocher des hommes que j'appellerai de la patrie parce que c'est à eux qu'elle a eu recours dans toutes les crises, il échoua et la chute de la monarchie fut ajournée.
Le ministère Martignac fut nommé sous le patronage de monsieur le Dauphin. Monsieur de Polignac retourna furieux à son poste de Londres, sans renoncer aux intrigues ourdies par la coterie dévote. Le pauvre duc de Rivière, plus loyal et déjà malade, fut tellement affecté du mauvais succès de ses efforts et d'avoir efficacement travaillé à un résultat qui lui paraissait l'abomination de la désolation que son mal s'aggrava. Il mourut, peu de semaines après, en se reprochant amèrement la part qu'il avait prise à la chute de monsieur de Villèle.
C'est au plus fort de cette tourmente ministérielle que dom Miguel, déjà connu pour ses violences envers sa famille, repassa par Paris en quittant Vienne pour aller à Lisbonne gouverner au nom de sa fiancée, la petite reine doña Maria.
Réconcilié avec dom Pedro et reconnu par les puissances européennes comme mari de la reine du Portugal, il fut accueilli à notre Cour avec les honneurs qu'on lui avait refusés à son premier passage où il n'avait laissé d'autre souvenir que celui d'une scène faite à l'ambassadeur du Roi son père, le marquis de Marialva, pour en obtenir de l'argent. Elle avait été accompagnée de formes si menaçantes que le pauvre marquis avait dû fuir et appeler au secours contre le forcené qui le poursuivait le couteau à la main. Déjà valétudinaire, il ne s'était pas relevé d'une si chaude alarme. Quoique ce genre d'illustration fût peu attrayant, il m'avait inspiré la curiosité de voir dom Miguel qu'on prétendait réformé par les bonnes inspirations de monsieur de Metternich.
On donna un spectacle aux Tuileries à son occasion et j'en profitai avec empressement.
Au lieu du tyran, à physionomie sombre, que je m'attendais à trouver, je vis arriver, avec notre famille royale, un jeune homme d'une figure charmante, ayant l'air noble, distingué, le sourire doux, le regard calme et brillant, le geste gracieux. Placé entre madame la Dauphine et madame la duchesse de Berry, il s'entretint avec elles d'un air d'aisance intelligente. En un mot, il ne ressemblait, en aucune façon, à la bête farouche que j'allais chercher à ce spectacle.
Le dimanche suivant, il y eut assemblée chez madame la duchesse de Berry; j'y fus invitée. Dom Miguel s'y montra également prince gracieux et homme de bonne compagnie. Il parlait à presque toutes les femmes. La curiosité nous amenait autour de lui, et nous faisions cercle dans un moment où un de ses aides de camp lui nomma un portugais, je crois, qui demandait à lui être présenté. Il tourna sur lui-même, comme sur un pivot, lança en s'éloignant un regard qui nous fit toutes reculer. Le tigre était retrouvé. Je ne puis exprimer comment, dans l'espace de moins d'une seconde, les beaux traits de son visage s'étaient subitement déformés et avaient produit un aspect hideux. Il fut quelque temps à reprendre sa beauté. L'aide de camp resta comme transfixé à la place où il avait prononcé des paroles si mal accueillies.
Voilà tous mes rapports avec ce prince; mais le coup d'œil que j'ai surpris en cette occasion m'a rendu probables les récits de ces folles cruautés: certainement il y avait de l'aliénation dans ce regard.
Ces remarques sur la physionomie me reportent à l'état où je trouvai monsieur de Chateaubriand le lendemain du jour où les noms des nouveaux ministres parurent dans le Moniteur.
Il avait activement travaillé à renverser monsieur de Villèle et il croyait, en satisfaisant sa haine, paver simultanément le chemin qui le ramènerait à cet hôtel des affaires étrangères dont il avait été si brutalement expulsé et où il prétendait rentrer par droit de conquête.
Il pensait être indispensable à la formation d'un ministère constitutionnel. Dans les pourparlers qui avaient précédé la nomination, il s'était toujours placé comme président du conseil et ne discutait que les noms de ses collègues. Il avait choisi monsieur Royer-Collard pour l'intérieur. Cela pouvait être assez habile sous le point de vue parlementaire.
Monsieur Royer-Collard était aussi libéral que le pouvait être un royaliste. Il était de bonne foi dans ces deux sentiments, et cela lui avait valu une énorme majorité de suffrages dans sept collèges électoraux; mais, sous le rapport gouvernemental, tout ce qui avait fréquenté monsieur Royer-Collard savait combien peu il était homme pratique et quels obstacles il apporterait dans un conseil. Charles X avait donc bien quelque raison de s'opposer à un choix qui cependant aurait été populaire.
Monsieur de Chateaubriand ayant dit que monsieur Royer-Collard lui paraissait indispensable, on feignit de comprendre qu'il n'entrerait pas sans lui dans une combinaison ministérielle. Pendant ce temps, on entourait monsieur de La Ferronnays pour lui faire accepter les affaires étrangères. Il consentit; et, tandis que messieurs de Chateaubriand et Royer-Collard, se tenant pour indispensables, attendaient, enveloppés dans leur suffisance, qu'on vînt solliciter leurs concours, ils lurent dans le Moniteur la formation de ce ministère jugé impossible et composé des gens qu'eux-mêmes désignaient comme de leur parti.
Je ne sais quel fut l'effet sur monsieur Royer-Collard; mais, pour monsieur de Chateaubriand, il fut si furieux qu'il en pensa étouffer; il fallut lui mettre un collier de sangsues, et, cela ne suffisant pas, on lui en posa d'autres aux tempes. Le lendemain, la bile était passée dans le sang; il était vert comme un lézard. Cependant, l'agitation où il était ne lui permettant pas de rester chez lui, je le rencontrai dans une maison où il était venu promener son inquiétude. Les stigmates, laissés par les sangsues, lui permettaient d'attribuer son changement à la maladie.
Je n'ai guère vu de spectacle plus triste que celui de cet homme, à qui on ne peut refuser une capacité peu ordinaire et auquel sa profonde indifférence pour tout ce qui ne blesse pas son amour-propre donne l'air d'une habituelle bonhomie, bouleversé et accablé à ce point par un revers d'ambition. S'il avait pu attaquer le nouveau ministère avec le même acharnement que le dernier, son chagrin aurait été moins poignant; mais il comprenait bien que toutes ses armes offensives se trouvaient, sinon brisées, au moins bien émoussées, et il se sentait complètement joué.
Hyde de Neuville, que lui-même avait désigné et qui lui devait toute son importance, avait été mandé par lui et traité du haut en bas pour avoir consenti à être nommé ministre de la marine. Il n'avait trouvé grâce qu'en promettant d'entraver les affaires, de manière à rendre promptement nécessaire un remaniement qui ramènerait monsieur de Chateaubriand sur la scène où son ambition l'appelait.
Quelque chagrin qu'eût le Roi des choix que la nécessité lui imposait, il fut un peu consolé par la pensée que, du moins, monsieur de Chateaubriand se trouvait exclu. Quoique monsieur de La Ferronnays ne lui fût nullement agréable, il le préférait encore.
De tous les ministres, celui des affaires étrangères se trouve le plus directement en contact avec le souverain. Ses attributions renferment les tracasseries qui font le sujet des conversations intimes et du commérage royal. Il faut une personne qui entende, comprenne et puisse entrer dans leurs plus petites susceptibilités, leurs préférences et leurs répugnances.
Sous ce rapport, monsieur de La Ferronnays était très bien choisi; mais les princes n'avaient jamais pu lui pardonner sa rupture avec monsieur le duc de Berry, et il en était résulté un levain de mécontentement qui fermentait à chaque occasion.
Monsieur le Dauphin l'éprouvait si vivement que, dès l'instant où monsieur de La Ferronnays dut en faire partie, la faveur qu'il accordait au ministère nouveau subit une sensible altération.
Chacun sentait le besoin de neutraliser monsieur de Chateaubriand. Sans le vouloir pour collègue, on le redoutait comme ennemi, et le Roi ne trouvait aucun prix trop cher pour l'éloigner de ses conseils et de sa présence. On commença, sous prétexte de je ne sais quelle restitution, par lui donner une grosse somme d'argent pour payer ses dettes que, Dieu merci, il a toujours en permanence. Puis, à force de supplications, on obtint de lui de désigner l'ambassade de Rome comme à sa convenance. Elle était occupée par le duc de Laval que monsieur de Chateaubriand professait aimer beaucoup, mais cela ne l'arrêta pas un instant. Monsieur de Laval fut rappelé immédiatement, à sa grande désolation, et nommé à l'ambassade de Vienne où il remplaça le duc de Caraman.
Celui-ci avait été mandé par un courrier qui n'expliquait pas le motif de cet ordre soudain. Il se crut destiné au ministère, se jeta dans une chaise de poste et arriva avec une célérité incroyable. Grande fut sa déconvenue quand il fut averti que toute cette hâte n'avait servi qu'à l'éloigner d'un poste où il se plaisait infiniment.
Monsieur de Chateaubriand se résigna à aller passer quelques mois à Rome, en laissant ses intérêts entre les mains de partisans qu'il croyait disposés à les bien exploiter.
À peine débarrassé de cet incommode candidat, monsieur de La Ferronnays eut à en subir un autre. Monsieur de Polignac revint de Londres et se prit à intriguer autour du Roi. Monsieur de La Ferronnays m'a raconté la façon dont il s'en était expliqué avec lui. Il avait placé son portefeuille sur une table, entre eux, et lui avait dit:
«Le veux-tu? Prends-le franchement, je n'y tiens pas, et je vais de ce pas le dire au Roi; mais, si je dois rester ministre, je ne puis ni ne veux souffrir ta présence ici et les intrigues auxquelles elle donne lieu.»
Monsieur de Polignac balbutia quelques méchantes excuses.
«Eh bien, en ce cas-là, reprit monsieur de La Ferronnays, si tu ne prétends pas rester pour être ministre, pars tout de suite pour Londres.»
Jules fut obligé de prendre ce parti, car il n'aurait pu s'arranger avec les collègues de monsieur de La Ferronnays, et le Roi était encore assez sous les impressions que monsieur de Villèle lui avait inculquées de l'incapacité de monsieur de Polignac pour n'oser suivre son goût en le mettant à la tête du conseil.
Par une fausse idée de générosité, monsieur de La Ferronnays, après cette explication, s'appliqua à les détruire, et, sous ce point de vue, il est un peu coupable de la catastrophe dont Jules a été le principal instrument.
Le premier soin du nouveau ministère fut de renvoyer messieurs Franchet et Lavau, directeur de la police générale et préfet de police de Paris, tous deux congréganistes de la plus stricte observance. Le Roi se soumettait à ces mesures indispensables, mais comme un blessé se soumet à l'amputation.
Messieurs de Villèle et de Peyronnet, nommés pairs, se présentèrent fièrement à la Chambre haute à la tête de la phalange qu'ils y avaient fait entrer. Ils s'aperçurent bientôt qu'elle ne leur serait pas longtemps fidèle. Les nouveaux pairs furent promptement modifiés par l'influence de leurs collègues.
On n'entend pas impunément parler raison autour de soi plusieurs heures par semaines, et c'est un des motifs pour lesquels les directeurs congréganistes défendaient à leurs adeptes la fréquentation des personnes qui n'étaient pas dans le giron de la société.
Monsieur de Villèle s'aperçut, assez vite, qu'il n'avait point chance de succès dans ce moment pour n'essayer d'aucune intrigue. Il resta dans une opposition froide, et bientôt s'éloigna tout à fait de Paris. Je ne prétends pas qu'il eût renoncé à tout projet d'ambition, mais il ne croyait pas le terrain favorablement disposé, pour établir ses batteries, et monsieur de Villèle sait attendre.
Je ne veux pas oublier de noter une singularité à laquelle je suis forcé de croire parce que je l'ai vue. En 1828, ou peut-être 27, on m'amena une petite fille de deux ans dont les yeux brillants, d'un bleu azuré, ne présentaient rien de remarquable au premier aperçu; mais, en l'examinant, avec plus de soin, on voyait que la prunelle était composée de petits filaments, formant des lettres blanches, sur un fond bleu, placées en exergue autour de la pupille. On y lisait: Napoléon Empereur.
Le mot Napoléon était également distinct dans les deux yeux. Les premières lettres de celui Empereur étaient brouillées dans un des yeux et les dernières dans l'autre. La petite était fort jolie et sa vue paraissait bonne.
Sa mère, paysanne de Lorraine, racontait, avec une grande simplicité, le motif auquel elle attribuait ce bizarre jeu de la nature. Un frère, qu'elle aimait tendrement, était tombé à la conscription. En partant, il lui avait donné une pièce neuve de vingt sols, en lui recommandant de la garder pour l'amour de lui. Peu de temps après, elle apprit que son régiment devait passer à trois lieues de son village; elle y courut pour le voir quelques instants. Au retour, harassée de fatigue et de soif, elle s'arrêta dans un cabaret, à moitié chemin, pour boire un verre de bière. Lorsqu'il fallut payer son écot, elle s'aperçut qu'ayant donné à son frère tout ce qu'elle avait emporté d'argent il ne lui restait que la précieuse pièce de vingt sols qu'elle portait toujours sur elle. Elle voulut obtenir crédit, mais l'hôte fut impitoyable; elle sacrifia son pauvre trésor, en gémissant, et revint chez elle désolée. Ses larmes ne tarissaient pas. Son mari, le dimanche suivant, alla à la recherche de cette pièce qu'il parvint à se faire rendre. Lorsqu'il la lui rapporta sa joie fut si vive que l'enfant, qu'elle portait dans son sein, tressaillit et elle se sentit pâmer. Je me sers de son expression.
La petite fille portait dans ses yeux la fidèle empreinte de la pièce de vingt sols. Je ne prétends pas faire un traité de physiologie pour rechercher comment une telle chose a pu arriver; j'affirme seulement que je l'ai vue et que toute fraude était impossible. Le médecin d'un bourg voisin avait entrepris de montrer l'enfant, pour de l'argent, et la mère l'accompagnait. Le gouvernement s'opposa à toute publicité. On ne permit aucune annonce et on abrégea le séjour à Paris.
Je n'en ai plus entendu parler. Si pareil accident était arrivé sous le règne de l'Empereur, les cent bouches de la renommée n'auraient pas suffi à le raconter.
CHAPITRE XVII
Changement survenu dans les dispositions de monsieur le Dauphin. — Nomination du baron de Damas comme gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux. — Ordonnances de juin 1828 contre les jésuites. — Voyage du Roi en Alsace. — Quadrilles chez madame la duchesse de Berry. — La petite Mademoiselle. — Son éducation.
J'arrive à des circonstances d'une haute importance par leur résultat: je ne puis les expliquer car je ne les comprends pas, quoiqu'elles se soient passées sous mes yeux. Peut-être quelqu'un révèlera-t-il un jour des motifs plus occultes aux faits que je vais rapporter: je dirai ceux que j'ai pu deviner.
On a vu combien monsieur le Dauphin avait été sage pendant le ministère de monsieur de Villèle. On a vu la confiance qu'il accordait aux personnes de la couleur du nouveau ministère, notamment à monsieur de Martignac qui l'avait précédemment accompagné pendant la campagne d'Espagne. Pourtant, à peine cette nouvelle administration, formée sous ses auspices, fut-elle nommée qu'il sembla lui retirer son soutien et s'éloigna sensiblement de ses conseillers habituels.
Monsieur Pasquier et surtout monsieur Portal, appelés jusqu'alors fréquemment à des conférences intimes avec le prince, cessèrent tout à coup d'être mandés, et les notes qu'il réclamait sans cesse de leur zèle pour éclairer ses opinions ne leur furent plus demandées. Cela se comprendrait s'il avait accordé sa confiance au nouveau cabinet, mais il ne l'obtint pas.
Monsieur le Dauphin avait fait la faute de vouloir être nommé lui-même ministre à portefeuille. Au lieu de conserver simplement du crédit au ministère de la guerre où il faisait tout ce qu'il voulait, il avait désiré être ostensiblement chargé du personnel, avoir des bureaux et un travail à porter au conseil.
La jalousie d'attributions s'empara de lui, et bientôt il eut contre «ses collègues» des petites passions de rivalité, soigneusement entretenues par les agents subalternes de son ministère.
D'un autre côté, tous les officiers qui n'obtenaient pas immédiatement ce qu'ils désiraient, au lieu de pouvoir crier contre le ministre en se réclamant des bontés du prince, devaient s'en prendre directement à monsieur le Dauphin, et il perdait la popularité qu'il avait acquise dans l'armée.
Ces résultats avaient été prévus par les anciens conseillers de monsieur le Dauphin. Ils avaient cherché à le dissuader de cette fantaisie administrative, et probablement son refroidissement à leur égard tenait à cette circonstance. J'ai déjà dit avec quelle répugnance il vit entrer monsieur de La Ferronnays au conseil où il siégeait. Je tiens de celui-ci que, pendant tout le temps de son ministère, il ne lui adressa pas une seule fois la parole, mais ils eurent souvent des prises au conseil: la plus vive fut au sujet du duc de Wellington.
Monsieur le Dauphin voulait qu'on adoptât une mesure recommandée par le duc et que monsieur de La Ferronnays désapprouvait parce que, disait le prince, «le duc de Wellington est attaché à notre famille, il nous aime et ne peut vouloir que ce qui nous est utile».
Monsieur de La Ferronnays, justement irrité de ce que semblaient indiquer ces paroles, répondit chaudement que le duc de Wellington était ministre anglais, qu'il ne devait voir les affaires que sous le point de vue anglais, et que c'est au conseil du roi de France, composé de français, de peser les propositions et de décider si elles étaient dans l'intérêt de la France, sans s'arrêter aux affections personnelles qui, certainement, n'influençaient en rien le cabinet britannique. Il pulvérisa les arguments du duc dont monsieur de Polignac s'était rendu l'organe, ramena le Roi à son opinion et emporta la question malgré monsieur le Dauphin.
Cette discussion eut lieu à la fin de l'année. Mais d'autres circonstances avaient déjà aigri l'esprit du prince. Une des premières fut ce qui se passa pour le remplacement du duc de Rivière. Le Roi voulait que la place de gouverneur fût uniquement à sa nomination. Le conseil demanda à être consulté. La prétention du Roi fut appuyée par les ultras, celle des ministres par le pays tout entier.
Monsieur le Dauphin prit vivement parti pour son père. Il n'admettait pas qu'il ne pût exercer, dans le choix du gouverneur de son petit-fils, l'indépendance acquise de droit à tout chef de famille. Avec son peu de grâce accoutumée, il dit qu'on ne pouvait la lui refuser sans insolence.
Les ministres insistèrent cependant, et le Roi s'engagea à ne faire aucun choix sans qu'ils en fussent informés. Ils se mirent en quête de trouver une personne convenable. Le duc de Mortemart fut tâté. Mais, tandis qu'on négociait avec lui, le Roi fit prévenir ses ministres individuellement, à dix heures du soir, que la nomination du baron de Damas paraîtrait le lendemain au Moniteur.
C'était là ce qu'il appelait ne point faire un choix sans les en informer. Ils avaient compris différemment ses paroles, car, le bruit de cette nomination ayant circulé dans la camarilla, je sais que monsieur de Martignac en avait été averti par monsieur de Glandevès et qu'il lui avait répondu que cela était impossible parce que le conseil n'y consentirait jamais.
La niche du Roi eut un plein succès. Les ministres, n'ayant ni le temps de se réunir, ni celui de se concerter et d'adresser au Roi leurs remontrances en commun, aucun d'eux n'osa prendre sur lui d'arrêter la presse du Moniteur et la nomination y fut insérée. Le cabinet protesta; mais son crédit reçut, dès lors, une atteinte dont il ne se releva plus.
Monsieur de Damas représentait la Congrégation incarnée. Il fut évident, pour tous, qu'il y avait au château une faction dont le crédit l'emportait sur celui des ministres et qui possédait la confiance du Roi. Monsieur le Dauphin détestait la Congrégation; il faisait peu d'état de la personne de monsieur de Damas et aurait dû être contraire à sa nomination; mais il s'était mis dans la tête que le choix du gouvernement de monsieur le duc de Bordeaux appartenait exclusivement au Roi et qu'en le lui refusant on le dépouillait du droit civil appartenant même à un particulier.
Un de ses aides de camp s'étant un jour, à déjeuner chez lui, aventuré à dire que l'éducation d'un enfant, dont la naissance avait été un événement national, devait être considérée comme une question gouvernementale, le prince entra dans une fureur dont lui-même fut promptement honteux, au point d'en faire excuse. Toutefois, il sentit plus tard combien ce choix de monsieur de Damas faisait un mauvais effet dans le pays et cela l'engagea à prêter les mains aux ordonnances qu'on fulmina contre les Jésuites et les petits séminaires.
Je n'entrerai pas dans le détail de ces grands événements. Quand j'entrevois l'histoire, ce n'est jamais que par le côté du commérage et de son rapport avec les individus que j'ai connus; mais, comme j'aurai probablement à revenir sur ces ordonnances, dites de Juin, il m'a fallu les noter, ainsi que la part sincère que monsieur le Dauphin avait prise à leur rédaction.
Le Roi les garda quinze jours avant de les signer; elles furent soumises à l'inspection de ses directeurs spirituels. Les chefs des jésuites les consentirent; ils comprirent qu'en voulant résister dans ce moment ils seraient brisés, et ils crurent plus habile de plier, sûrs de trouver l'assistance du Roi quand les circonstances leur paraîtraient propices à se redresser.
Le Roi signa donc, en sûreté de conscience et nanti de toutes les autorisations de ses conseillers occultes, mais avec un chagrin profond dont nous retrouverons souvent les traces.
Quant à monsieur le Dauphin, ce fut son dernier acte de sagesse. Depuis ce moment, il ne cessa de s'éloigner de plus en plus des idées qu'il avait professées jusque-là. L'élection du général Clausel, comme député, acheva de le jeter dans les rangs des ultras. Il n'avait pu pardonner à cet officier l'expulsion de madame la duchesse d'Angoulême de Bordeaux, pendant les Cent-Jours, et il conçut de sa nomination un excès de déplaisance qui tenait de la monomanie.
Depuis cette époque, on ne retrouva plus en lui une seule lueur de ce bon sens sur lequel la France avait fondé des espérances pendant plusieurs années. Ce changement, qui bientôt fut connu de tout le monde, et l'éducation qu'on donnait à monsieur le duc de Bordeaux ameutèrent les passions contre la branche aînée et préparèrent la chute qui s'effectua en trois jours parce que toutes les racines étaient sapées, une à une, depuis plusieurs mois.
J'ai réuni ce que je sais des motifs qui ont agi sur l'esprit de monsieur le Dauphin. Peut-être y en a-t-il que j'ignore. Quelques personnes ont cru que Nompère de Champagny, un de ses aides de camp, jeune homme distingué et congréganiste zélé qui sembla suivre les impressions de son prince, les avait influencées.
Peut-être aussi, les exigences toujours croissantes du parti libéral lui firent-elles croire qu'il renfermait un élément démagogique qu'il fallait prendre la peine d'exterminer pour n'en être pas victime, et parvint-on à lui persuader que le système des concessions ne servait qu'à le renforcer. J'ignore le fond de ses pensées, mais les résultats ne furent que trop évidents.
Le conseil militaire que monsieur le Dauphin présidait avait repris ses séances et, chaque jour, le maréchal Marmont nous répétait à quel point il y soutenait des thèses surannées et des prétentions insensées. Je me rappelais les éloges des années précédentes et j'avoue que j'accusais la mobilité du maréchal de ce changement de langage; mais malheureusement, il ne fut pas seul à faire des remarques si fatales à notre tranquillité, et tous les rapports militaient à montrer monsieur le Dauphin enrôlé parmi les plus violents réactionnaires.
J'insiste sur cette circonstance, dont peut-être l'histoire fera peu d'état, parce qu'à mon sens c'est ce qui a éloigné toutes les espérances, exaspéré les esprits et poussé aux excès de part et d'autre.
Le Roi fit un voyage en Alsace dans l'été de 1828. Il y fut reçu merveilleusement, ce qui le charma. Tous les discours qui lui furent adressés vantaient surtout les ordonnances contre l'établissement des jésuites. Monsieur de Martignac prit la peine de le faire remarquer à chaque fois. Le Roi en conçut un peu plus de dégoût pour son ministre et n'attribua qu'à l'amour porté à sa personne les démonstrations des habitants du pays qu'il traversait en triomphe.
Quelques petits souverains allemands vinrent lui faire leur cour à Strasbourg; il se crut pour le moins Louis XIV.
Le ministère se traînait péniblement: il avait à combattre l'opposition de gauche et l'opposition de droite, composée des ultras, des congréganistes, des courtisans et, au fond, du Roi. Peut-être se serait-il soutenu, malgré ces obstacles, si tout ce qui désirait l'ordre, la tranquillité et le maintien des institutions s'était franchement appliqué à lui donner appui; mais chacun voulait un peu plus ou un peu moins, blâmait, attaquait.
Le parti constitutionnel est essentiellement ergoteur. Il est composé d'individualités plus occupées à prouver leur capacité personnelle qu'à appuyer leurs chefs et, moyennant cela, on ne saurait moins gouvernementales. De sorte qu'en dernier résultat, le ministère n'étant complètement soutenu par aucun parti, peut-être faut-il s'étonner qu'il ait pu durer aussi longtemps. À la vérité, personne n'avait compris que sa chute entraînerait celle de la monarchie, car je crois que cette pensée aurait rallié bien du monde autour de lui.
Il était pourtant évident, pour les gens sages, que le ministère Martignac était de la couleur des ministères Richelieu, les seuls qui pussent faire vivre la Restauration qu'il déplaisait mortellement au Roi et que, pour le soutenir contre l'influence de la couronne, ce n'était pas trop de toutes celles des Chambres.
Si tous les députés qui désiraient son maintien l'avaient hautement supporté, peut-être aurait-il pu retirer le vaisseau de l'État des écueils où monsieur de Villèle l'avait laissé engager. Mais ces regrets sont loin de nous. Seulement faut-il constater que nul n'est exempt de reproches, et que tout le monde a péché en contribuant à une catastrophe que bien peu appelaient de leurs vœux.
Pendant qu'on jouait ainsi la couronne à pair ou non, les plaisirs de la capitale n'en étaient pas moins vifs, et le carnaval de 1829 fut très brillant.
Les jeunes princes d'Orléans grandissaient et le Palais-Royal s'égayait. Aux concerts et aux dîners, avaient succédé des spectacles, des bals et des quadrilles. Madame la duchesse de Berry en profitait pour sa part et donnait, à son tour, de très belles fêtes. Les plus brillantes et les plus agréables se passaient dans l'appartement de ses enfants, sous le nom de la duchesse de Gontaut, ce qui dispensait des invitations d'étiquette et permettait de faire un choix parmi ce qu'il y avait de plus à la mode. Il y eut des bals déguisés où la magnificence de quelques costumes éblouissait les yeux, mais qui pourtant en masse n'offraient pas un joli spectacle. Madame la duchesse de Berry pensa qu'en laissant la liberté de se costumer, sans en imposer la nécessité, elle réussirait mieux et elle eut un plein succès.
Le goût du moyen âge commençait à se développer. Elle conçut l'idée de représenter la cour de François II. Tout ce qui était jeune, élégant ou très courtisan, put s'enrôler dans cette troupe pour laquelle on composa des marches, des évolutions et des danses; le reste des invités, en costumes ordinaires, servait de spectateurs. Monsieur le duc de Chartres, représentant François II, attirait tous les regards.
C'était son premier début; on admirait sa charmante figure et sa bonne grâce. Les personnes, admises aux répétitions, vantaient également ses manières polies et la finesse du tact qui dirigeait toutes ses actions. Le maître de ballet avait fait préparer un trône où il devait s'asseoir au-dessus de la reine, représentée par madame la duchesse de Berry. Monsieur le duc de Chartres refusa de l'occuper et y plaça madame de Podenas qui faisait le rôle de Catherine de Médicis. Cette petite circonstance eut un succès inouï aux Tuileries. Madame la Dauphine la racontait complaisamment comme une chose de très bon goût de la part de Chartres.
Y avait-il déjà un instinct qui annonçait que ce trône des Tuileries serait mis à sa portée? Pour cette fois, il ne paraît pas disposé au bon goût d'y renoncer.
On nous raconta que madame la Dauphine avait fort blâmé le choix du rôle de Marie Stuart dont madame la duchesse de Berry s'était chargée. Peut-être n'était-il pas tout à fait convenable de représenter une reine décapitée dans le palais de Marie-Antoinette, mais madame la duchesse de Berry n'y voyait pas si loin: le Roi ne défendit pas le quadrille, et la princesse, selon son usage, ne tint nul compte de la désapprobation de sa belle-sœur.
Celle-ci avait assisté, en costume et couverte de pierreries, au bal déguisé, mais ne parut pas à celui du quadrille, sans faire valoir aucun prétexte de santé. Cependant, elle avait prêté ses diamants à la dame qui représentait la reine Marguerite d'Écosse qu'on avait supposée à la cour de sa fille pour ouvrir les rangs du quadrille à quelques dames anglaises qui désiraient en faire partie.
En général, les femmes étaient bien mises et fort à leur avantage. Les hommes, à très peu d'exception près, avaient l'air de masques du boulevard. Monsieur le duc de Chartres portait merveilleusement un magnifique costume, et le petit duc de Richelieu était mieux que je ne l'ai jamais vu avant ni depuis.
Quant à la reine de la fête, madame la duchesse de Berry, elle était abominable. Elle s'était fait arranger les cheveux d'un ébouriffage, peut-être très classique, mais horriblement mal seyant, et s'était affublée d'une longue veste d'hermine, avec le poil en dessus, qui lui donnait l'air d'un chien noyé. La chaleur de ce costume lui avait rougi la figure, le col et les épaules, qui ordinairement étaient très blancs, et jamais on n'a pris des soins plus heureusement réussis pour se rendre effroyable.
La petite Mademoiselle assistait à cette fête et s'en allait, de banquette en banquette, recueillant des suffrages d'admiration pour monsieur le duc de Chartres. La sienne paraissait très exaltée, et elle affichait pour lui une passion que ses dix années, point encore achevées, rendaient gracieuse. Cette jeune princesse promettait d'être fort accomplie, plutôt que jolie. Je n'ai pas eu l'honneur de l'approcher familièrement; mais je la voyais quelquefois chez madame de Gontaut, et elle me paraissait très gentille. Elle comblait madame la duchesse d'Orléans de caresses et répétait souvent: «J'aime bien ma tante; elle est bien bonne et puis elle est la mère de mon cousin Chartres.» Elle ne manquait jamais d'offrir ce cousin pour modèle à monsieur le duc de Bordeaux qu'elle régentait avec toute la supériorité de l'âge et de l'esprit.
Toute petite, elle s'intéressait déjà aux événements publics et savait très bien faire des politesses marquées à un homme politique, sans en être spécialement avertie. Madame de Gontaut, ayant compris que l'enfance d'une princesse ne doit pas être soumise à la même nullité d'impression que celle d'une particulière, encourageait à causer de toutes choses devant Mademoiselle qui n'avait pas tardé à y prendre intérêt. Il fallait d'ailleurs occuper une imagination très active, et surtout éclairer une disposition orgueilleuse qui n'était plus propre au temps où nous vivons.
Madame de Gontaut m'a raconté que, le lendemain du jour où monsieur le duc de Bordeaux fut séparé de sa sœur pour passer à l'éducation des hommes, elle conduisit, selon son usage quotidien, la petite princesse chez le Roi. Lorsqu'elles traversèrent la salle des gardes du corps, ils ne prirent pas les armes. Mademoiselle s'arrêtat tout court, avec étonnement et l'air fort mécontent. Lorsqu'elle sortit, plus tard dans la matinée, sa voiture se trouva sans escorte.
Le lendemain, la sentinelle qui ne savait pas encore la consigne appela aux armes en la voyant arriver; elle s'arrêta, lui fit la révérence, et lui dit: «Je vous remercie, mais vous vous trompez, ce n'est que moi.» Elle refusa de faire sa promenade accoutumée.
Madame de Gontaut vit bien que c'était pour ne pas sortir sans escorte. Elle l'examinait attentivement, ne disait rien. Mademoiselle commençait à s'ennuyer de sa réclusion; elle demanda à sa gouvernante s'il ne serait pas possible de sortir avec son frère, ajoutant qu'il serait bien plus amusant d'aller à Bagatelle avec lui que de se promener de son côté.
Madame de Gontaut lui répondit froidement: «Consultez-vous pendant une demi-heure, et, si, au bout de ce temps, vous venez me dire que c'est pour vous amuser à Bagatelle que vous désirez y aller avec monsieur le duc de Bordeaux, je me charge d'arranger la promenade.» Peu de minutes après, la jeune princesse, en larmes, vint avouer à Amie chérie, comme elle l'appelait, l'orgueilleuse faiblesse de son jeune cœur et le désespoir où elle était d'avoir tout à coup découvert que Bordeaux était tout et qu'elle n'était rien.
Il ne fut pas très difficile à une femme d'esprit comme madame de Gontaut de faire comprendre à une enfant d'une rare intelligence la petitesse de ce genre de prétention, et, peu de temps après, Mademoiselle tenait à récompense d'aller à pied, donnant le bras à madame de Gontaut et suivie à distance d'un valet de pied en habit gris, se promener, seule avec elle, dans les rues de Paris.
J'ai cité cette circonstance pour montrer combien le sang princier parle de bonne heure, et comme il est naturel qu'en vieillissant l'étiquette lui paraisse nécessaire à son existence.
Au reste, madame de Gontaut s'était vantée en affirmant qu'elle arrangerait la promenade à Bagatelle. Le baron de Damas, dans sa sapience, avait décidé de séparer les deux enfants. Il craignait pour monsieur le duc de Bordeaux l'habitude de vivre avec les femmes, et, dans son bigotisme, à mon sens bien immoralement indécent, avait commencé par défendre au jeune prince de huit ans d'embrasser sa sœur qui en avait neuf.
Tout le reste de l'éducation était également éclairé, et, hormis les exercices de gymnastique qu'il lui faisait faire comme s'il était destiné à débuter chez Franconi, le pauvre petit prince était élevé comme un moine et s'ennuyait à périr. La connaissance que le public acquérait de la culture qu'on donnait au souverain futur achevait de l'aliéner de celui qui régnait.
CHAPITRE XVIII
Difficultés suscitées de toute part au cabinet Martignac. — Réponse du Roi au duc de Mortemart. — Campagne des russes contre les turcs. — Le Roi se déclare pour l'empereur Nicolas. — Intrigues dans la Chambre des députés. — Mort de l'évêque de Beauvais. — Progrès du parti prêtre. — Langage différent tenu par le Roi à messieurs de Martignac et de La Ferronnays. — Erreur des prévisions.
La santé de monsieur de La Ferronnays, fort ébranlée depuis longtemps, devint si mauvaise qu'il fut obligé de quitter les affaires étrangères. On eut recours à plusieurs personnes pour le remplacer, entre autres à monsieur Pasquier. Il refusa de nouveau, persuadé que le roi Charles X avait contre lui des préventions qui l'empêcheraient de lui accorder une sincère confiance. Elles dataient de loin. Lorsqu'en 1814, Monsieur, précédant Louis XVIII en France, s'était trouvé gouverner quelques semaines en sa qualité de Lieutenant général, monsieur Pasquier lui avait parlé de l'état du pays, de la force respective des partis et même des importances individuelles avec une franchise que le prince émigré n'avait pas su apprécier et que ses entours avaient qualifiée de haine pour la Restauration.
Rien n'était moins fondé. Monsieur Pasquier s'était rattaché de cœur au nouvel ordre de choses, devenu nécessaire au salut de la patrie; seulement il aurait voulu qu'elle en profitât. Accoutumé, d'autre part, à servir sous l'Empereur, il suivait les mêmes errements.
Or, Napoléon non seulement trouvait bon mais exigeait qu'on lui dit la vérité tout entière et même qu'on insistât pour faire prévaloir son opinion vis-à-vis de lui. Il admettait la discussion jusqu'à la contradiction. À la vérité, il n'agissait que d'après sa propre volonté, mais jamais il ne savait mauvais gré qu'elle eût été combattue au conseil ou dans le cabinet.
Monsieur n'entendait rien à cette manière d'agir, et quiconque lui opposait une difficulté, même puisée dans son propre intérêt, lui apparaissait en ennemi. Monsieur Pasquier fut assez longtemps à découvrir cette disposition pour permettre à son zèle d'aggraver sa situation et, lorsqu'il s'en fut aperçu, il ne continua pas moins à remplir ce qu'il considérait comme un devoir.
Devenu ministre de Louis XVIII, il lui fallut fréquemment heurter le parti ultra et conséquemment déplaire à Monsieur. Ces précédents ne lui permettaient pas d'entrer au conseil de Charles X, et il répétait aux ministres qui désiraient l'avoir pour collègue qu'il ne leur apporterait aucune force en siégeant avec eux et leur était plus utile dans la Chambre des pairs.
Il ne partageait pas le mécontentement que la plupart des gens de notre opinion exprimaient contre la faiblesse du cabinet Martignac. Il disait hautement qu'il était insensé de lui demander ce qu'il lui était impossible d'obtenir des répugnances du Roi. Ce n'est pas la faute de monsieur Pasquier si ce ministère est tombé, car il le soutenait bien franchement et de tous ses moyens.
Après avoir cherché pendant quelque temps, un successeur à monsieur de La Ferronnays, on se décida à s'en passer. Les dettes que le dernier titulaire avait laissé à payer servirent de prétexte à ne le point remplacer. Monsieur Portalis prit le portefeuille par intérim.
Deux hommes avaient principalement agi pour obtenir ce résultat, le Roi qui voulait faire écrouler le ministère en le minant et monsieur Hyde de Neuville qui voulait dégager sa parole en y forçant l'entrée de monsieur de Chateaubriand. Cette double intrigue réussit à écarter tous les candidats et, entre autres, le duc de Mortemart fort désiré par monsieur de Martignac. Je tiens du duc lui-même que monsieur de Martignac lui demanda comment il pouvait résister aux vives instances du Roi. Il répondit que le Roi ne lui avait jamais témoigné le moindre désir de le voir entrer au conseil.
«C'est étonnant, mais, s'il ne vous a pas encore parlé, il vous en parlera.»
En effet, le Roi fit appeler monsieur de Mortemart: «Eh bien! lui dit-il, vous ne voulez donc pas entrer avec eux?»
Monsieur de Mortemart déclina ses raisons, toutes personnelles. Le Roi les combattit très faiblement, comme on débite une leçon, puis il ajouta:
«Au fond, je n'en suis pas fâché, vous avez raison. Il vaut mieux ne pas vous associer avec ces gens-là.»
Voilà quelles furent les instances irrésistibles du Roi. Monsieur de Mortemart, éminemment loyal, chercha à éclairer monsieur de Martignac sur sa situation; mais il ne put lui persuader qu'il ne jouissait pas de la confiance entière du monarque.
Le duc de Mortemart, que les événements ont appelé à jouer un rôle politique qu'il n'a pas cherché et qu'il n'avait pas l'étoffe nécessaire pour soutenir dans des circonstances aussi perplexes, est un homme parfaitement loyal, honnête, indépendant, français de cœur, ne manquant ni d'esprit ni de raison. À la Cour de Charles X, il était un véritable phénix; et le pays qui, au fond, ne demandait qu'à s'accommoder avec la Restauration, s'attacha sincèrement à un grand seigneur qui ne le répudiait pas. Monsieur de Mortemart, flatté de sa popularité, voulut la justifier et se montra de plus en plus éloigné des extravagances où sa position sociale l'appelait à prendre part. Il renonça même à la vie de chasseur qu'il avait exclusivement menée depuis dix ans, et se montra plus souvent à la Chambre des pairs.
Nommé ambassadeur en Russie, il accompagna l'empereur Nicolas dans la première campagne de Turquie. Il y acquit plus d'estime personnelle qu'il n'en rapportait pour le talent et les goûts militaires de son impérial hôte. Celui-ci lui apparut comme se trouvant plus à l'aise sur une esplanade de revue que sur un champ de bataille, et l'absence qu'il fit pour aller voir l'Impératrice à Odessa, pendant le plus chaud du siège de Varna, ne fit que [peu] d'honneur à son audace.
Lorsqu'il était bien en confiance, monsieur de Mortemart attribuait les revers de la campagne à la présence de l'Empereur au camp et à son absence des combats qu'il ne se souciait jamais de laisser engager de bien près. Probablement Nicolas lui-même sentit qu'il nuisait au succès de ses troupes, car il se laissa assez facilement persuader de renoncer à faire la campagne suivante dont le résultat fut en effet plus favorable à ses armes.
La situation de la Russie était assez précaire à ce moment; l'Autriche et l'Angleterre n'auraient pas mieux demandé que d'en profiter pour ébranler le colosse dont le poids les oppresse et leur apparaît en forme de cauchemar. Peut-être cela aurait-il été dans un intérêt européen bien entendu, mais nous n'avions, à vrai dire, pas de cabinet, et Pozzo eut l'habileté de faire entrer le roi Charles X personnellement dans la question russe.
Il établit une correspondance autographe entre les deux souverains, et le roi de France, flatté de protéger à son tour le czar de Russie, s'engagea vivement et utilement dans les négociations en faveur du jeune autocrate. C'est de cette circonstance que sont nés les sentiments affectueux que Nicolas a professés pour Charles X depuis sa chute, arrivée si promptement après la signature du traité d'Andrinople.
Si la France était entrée dans les voies de l'Angleterre et de l'Autriche, la seconde campagne était impossible. Les troupes russes n'auraient pas même essayé de franchir les Balkans. L'Empereur en était si persuadé qu'il avait sollicité la médiation de la Prusse. Des négociateurs avaient été expédiés, avec des instructions fort peu exigeantes de la part de la Russie; mais elles furent changées à l'arrivée d'un courrier de Paris. On fit courir après les envoyés. La seconde campagne et la paix d'Andrinople en furent les conséquences. Les événements ultérieurs décideront si Charles X, en facilitant les succès de l'Empereur, a rendu un service au monde civilisé, comme on le lui persuadait à cette époque.
J'aurais dû mettre en tête de tous les candidats au portefeuille des affaires étrangères celui toujours présenté par le Roi, monsieur de Polignac. Il vint faire une apparition à Paris, immédiatement après l'accident survenu à monsieur de La Ferronnays; mais le monarque jugea lui-même le moment encore inopportun; on prétexta une affaire de famille; il ne resta que peu de jours sans faire de démarche ostensible. Il n'en fut pas de même au printemps.
Monsieur de La Ferronnays était positivement dehors. Sa place était vacante, et on dit que lui-même, dans la pensée d'acquérir la faveur du Roi, avait désigné Jules de Polignac pour son successeur. Quoi qu'il en soit, Charles X crut le moment arrivé et monsieur de Polignac fut mandé. Le public accusa monsieur Portalis d'être entré dans cette intrigue. Des gens mieux informés m'ont assuré depuis que c'était injustement.
Monsieur de Polignac chercha assez publiquement à former un ministère. Il s'adressa à des gens de diverses nuances d'opinions, et trouva partout une telle résistance qu'il dut renoncer à ses projets. Il convint avec le Roi de les ajourner jusqu'après la session et retourna à Londres.
Si la couronne était en conspiration contre la législature, la législature ne se montrait pas plus confiante envers la couronne. Après la sotte taquinerie exercée pour une somme de trente mille francs dépensée par monsieur de Peyronnet pour l'embellissement de l'hôtel de la chancellerie et qui fut refusée par la Chambre, elle montra la même malveillance, dans une question d'ordre, pour la présentation de lois fort importantes sur l'administration départementale et communale.
Le ministère avait eu grand'peine à les faire adopter au Roi qui ne dissimula pas sa joie, lorsque le mauvais vouloir des députés lui fournit prétexte à les faire retirer. À dater de ce moment, il reprit son rôle d'opposition ouverte à son propre cabinet; les députés, plus particulièrement attachés au Roi et caressés par lui, se mirent ostensiblement dans l'opposition au ministère.
La Chambre, dans sa discussion du budget, avait tenu un langage offensant pour l'armée et adopté des mesures qui froissaient ses intérêts. Il en était résulté la haine des militaires contre elle. Tout ce qui portait un sabre disait, assez volontiers, qu'il était temps d'en finir avec les gouvernements de partage, qu'il fallait imposer silence aux avocats et renverser l'adage: Cedant arma togæ.
Cette disposition des militaires était soigneusement entretenue par le parti ultra et n'a pas laissé que d'encourager aux folies qui se préparaient; mais cette velléité d'absolutisme ne résista pas à l'accession du ministère Polignac. À dater de cette époque, le cœur du citoyen se retrouva battre sous le revers de l'uniforme.
Vers la même époque, monsieur de Chateaubriand avait inventé d'adresser au conclave un discours plein d'idées libérales et philosophiques qui avait singulièrement scandalisé le Sacré Collège et rendu sa position à Rome assez gauche. Le nouveau pape [Pie VIII, successeur de] Léon XII, écrivit à Paris pour s'en plaindre; et monsieur de Chateaubriand, sous prétexte de santé, revint en France.
Il avait toujours un vif désir de rentrer dans l'hôtel, alors vacant, des affaires étrangères; mais le Roi le conservait pour un autre, et, hormis monsieur Hyde de Neuville, personne ne se souciait d'un collègue aussi absorbant que monsieur de Chateaubriand. Ne voyant aucun jour à réussir pour le moment, il se rendit aux eaux dans les Pyrénées.
Les jésuites, habiles à ces manœuvres temporisantes, avaient replié leurs voiles depuis les ordonnances de Juin rendues contre eux et qu'ils avaient consenties. Ils se cachaient dans l'ombre, mais n'en travaillaient pas moins activement. L'évêque de Beauvais (Feutrier), prélat vertueux et habile, signataire de ces ordonnances, leur avait inspiré une de ces haines claustrales qui ne pardonnent jamais, devant laquelle il a perdu successivement sa place et la vie.
On a beaucoup répété qu'il avait été empoisonné, mais je crois que cette expression doit se prendre au figuré: c'est en lui suscitant des tracasseries de toute espèce que sa vie a été tellement empoisonnée qu'il a succombé. Il est certain que, jeune et jouissant d'une santé florissante en 1829, il est mort dans le marasme au commencement de 1830. Le parti congréganiste ne s'est pas fait faute de proclamer que c'était un jugement de Dieu contre celui qui avait touché à l'arche sainte des jésuites. Je crois que le roi Charles X s'est exprimé dans ce sens; du moins, cela a passé pour constant. Le pauvre prince s'enfonçait de plus en plus dans la bigoterie. On a prétendu qu'il disait la messe blanche; je crois que c'est une fable.
Cependant, les jésuites ont quelquefois permis à leurs adeptes de s'amuser à dire la messe en réformant les paroles de la consécration, et il ne serait pas impossible que le Roi eût eu cette fantaisie. Le vulgaire en était persuadé. Ce qui paraît à peu près positif, c'est qu'il s'était fait affilier à la société de Jésus et reconnaissait des directeurs spirituels auxquels il obéissait dans les affaires temporelles. Je tiens de monsieur de Martignac un fait assez singulier.
Dans les derniers jours de la session de 1829, monsieur de Villefranche, pair congréganiste, fit un discours fort violent mais assez bien fait et dont évidemment il n'était pas l'auteur où il attaqua fortement le ministère du Roi et toute sa conduite et particulièrement sur les ordonnances dites de Juin. Monsieur de Martignac répondit avec son talent accoutumé et fit un morceau plein d'éloquence et de sagesse au sujet des ordonnances.
Le soir, il alla chez le Roi, en fut très bien accueilli; le monarque lui fit compliment sur ses succès à la Chambre des pairs. Le lendemain, il y eut péripétie. Monsieur de Martignac vint travailler avec le Roi qui le reçut on ne peut plus mal; le ministre ne pouvait deviner en quoi il avait offensé. Enfin, le travail fini, il fut interpellé en ces termes:
«Que diable aviez-vous besoin de parler hier?
—Comment! Sire! était-il possible de laisser passer la diatribe de monsieur de Villefranche sans lui répondre?
—Ah! bah, la session va finir, cela n'en valait pas la peine.
—C'est précisément parce que la session finit que le gouvernement du Roi ne pouvait pas rester sous le poids de toutes ces calomnies.»
Le Roi se prit à marcher vivement dans la chambre:
«Vous pouviez bien, au moins, vous dispenser de parler de ces ordonnances?
—Monsieur de Villefranche avait pris l'initiative, Sire, et j'étais bien forcé d'expliquer une mesure qui est l'œuvre de Votre Majesté aussi bien que du conseil.
—Expliquer!... Expliquer!... D'abord, voyez-vous, monsieur de Martignac, ils ne vous le pardonneront jamais, tenez cela pour certain.
—Quoi! Sire.
—Oh! je m'entends ... Bonjour, Martignac.»
Et le ministre ainsi congédié fut obligé de se retirer, sans vouloir comprendre que sa perte était jurée. Il ne fut pas longtemps à attendre son sort.
Pour faire contre-partie à cette anecdote que je tiens de monsieur de Martignac, voici ce qui m'a été raconté par monsieur de La Ferronnays. J'anticipe un peu sur les événements pour les mettre en regard.
Lorsque, sous le ministère Polignac, monsieur de La Ferronnays remplaça monsieur de Chateaubriand à Rome, il dit au Roi qu'il ne pouvait accepter cette ambassade si le projet était de rappeler les ordonnances de Juin. Elles avaient été faites sous son administration, discutées au conseil où il siégeait, elles portaient sa signature, et il ne pouvait se charger d'en annoncer le changement.
Le Roi entra dans une grande colère, demanda quel motif il avait de le croire capable d'une telle palinodie, affirma que les ordonnances de Juin étaient son ouvrage autant que celui du ministère, rappela qu'il les avait gardées trois semaines chez lui avant de les signer et sembla très indigné qu'on le pût soupçonner d'une pareille faiblesse. Voilà ce que monsieur de La Ferronnays m'a raconté dans le temps même. Comment faire cadrer ce récit avec celui de monsieur de Martignac? Je ne m'en charge pas; je cite textuellement les paroles et livre mes auteurs.
Je me souviens, dans le courant de cet été, m'être trouvée à la campagne avec mesdames de Nansouty, de Jumilhac et le duc de Raguse. Nous nous amusions à passer en revue les événements de l'Empire, nous racontant, les uns aux autres, l'aspect sous lequel nous les envisagions de nos divers points de vue, le maréchal à l'armée, madame de Nansouty à la Cour impériale, madame de Jumillac dans l'opposition royaliste absolutiste, et moi dans celle des royalistes constitutionnels. Nous nous disions: «Quoi, vous avez cru cela!... Vous avez espéré ceci?... mais c'était absurde!... D'accord...»
Nous prîmes tellement goût à cet examen de conscience politique que deux heures du matin nous trouvaient encore en pleine discussion et que nous n'étions avertis de nos longues veillées que par les lampes dont la lumière s'affaiblissait tout à coup. Nous nous disions:
«La morale à tirer de notre conversation c'est que les révolutions sont finies. Quand les personnes de tous les partis se réunissent ainsi pour se rire ensemble de leurs propres travers, quoi qu'il arrive, il ne peut plus y avoir de divisions politiques dans la société. L'esprit de parti est mort. Les haines de personnes usées.»
Hélas! quels malhabiles prophètes nous nous montrions! Je ne m'attendais guère que l'animosité des discordes les plus vives était prête à renaître autour de moi, briserait jusqu'aux liens de l'amitié et diviserait les familles.
CHAPITRE XIX
Chute du ministère Martignac. — Réprobation générale contre le ministère Polignac. — Refus de l'amiral de Rigny. — Démission de monsieur de Chateaubriand. — Projet de mariage pour la princesse Louise d'Orléans. — Maladie de madame la duchesse d'Orléans. — Ovations à monsieur de Lafayette en Dauphiné. — Le Roi croit pouvoir justifier monsieur de Bourmont. — Le maréchal Marmont fait décider l'expédition d'Alger. — Il est complètement joué par monsieur de Bourmont. — Fureur du maréchal.
La session touchait à sa fin. Le Roi s'occupa d'accomplir sa fatale destinée. Monsieur Royer-Collard, dans son style semi-énigmatique, avait dit un jour au Roi que monsieur de La Bourdonnaye était le seul député resté entier à la Chambre.
Charles X avait fait son profit de cette rédaction et avait gardé, dans son cœur royal, la pensée de confier ses affaires à cet homme resté entier devant la Chambre. Il aurait désiré ajouter monsieur Ravez; mais celui-ci, plus avisé, après avoir poussé de toutes ses forces à la chute du ministère Martignac, refusa d'entrer dans la combinaison Polignac. Peut-être se ménageait-il pour arriver d'une façon un peu moins impopulaire, car, à cette époque de 1829, le pauvre Roi semblait avoir pris à tâche de chercher les noms les plus hostiles au pays pour en composer son gouvernement. Celui de monsieur de Bourmont comblait la mesure: il était également en horreur aux camps et aux cités.
Avouons tout de suite que, malgré l'aveuglement habituel de monsieur de Polignac, il fut renversé lorsqu'en arrivant de Londres il trouva les collègues que le Roi lui avait préparés; mais il était bien engagé et, d'ailleurs, il désirait trop le ministère pour avoir la pensée de reculer.
Un billet de monsieur Pasquier m'apprit, le 7 août, que tous ces formidables noms paraîtraient le lendemain dans le Moniteur.
J'allai faire une visite à Lormoy, chez la duchesse de Maillé. J'y racontai tristement ma nouvelle; monsieur de Maillé se mit à rire; rien n'avait moins de fondement: il arrivait ce matin-là même de Saint-Cloud; il avait vu monsieur de Martignac la veille en pleine sécurité et faisant des projets pour la session prochaine (et cela était vrai); le Roi l'avait traité à merveille. D'ailleurs, le duc de Maillé connaissait bien la figure préoccupée, triste, agitée du monarque lorsqu'il s'agissait d'une seule personne à changer dans son ministère, et jamais il ne lui avait trouvé l'aspect plus serein, l'esprit plus libre que la veille. Il avait fait sa partie de whist pendant laquelle il n'avait cessé de faire des plaisanteries, etc.... Ma nouvelle n'avait pas le sens commun.
Au reste, je lui dois la justice que, s'il y avait cru, il en aurait été fort effrayé, et le portrait qu'il me fit de l'ambitieuse et intrigante nullité de Jules prouvait qu'il l'appréciait bien.
En revenant à Châtenay, je trouvai le duc de Mouchy qui venait me demander à dîner. Quoiqu'il arrivât de Paris, il ignorait le nouveau ministère; mais il n'en accueillit pas la nouvelle avec la gaie incrédulité du duc de Maillé. Lui aussi cependant avait lieu de croire à la pleine sécurité de monsieur de Martignac.
Il m'exprima une profonde tristesse, puis ajouta: «Peut-être, au reste, ce serait-il pour le mieux. Le Roi ne se tiendra jamais pour satisfait qu'il n'ait fait l'épreuve de cet impraticable ministère. C'est son rêve depuis dix ans; il s'en passera inévitablement la fantaisie. Il vaut mieux plus tôt que plus tard. Quand il sera lui-même convaincu de son impossibilité, il entrera plus franchement dans une autre combinaison; et certainement un ministère, formé des noms que vous me dites, tombera devant la première Chambre qui s'assemblera.»
Je lui représentai que Jules était aussi téméraire qu'imprudent et pourrait bien vouloir lutter avec elle. «Ah! ne craignez pas cela, je connais bien le Roi; jamais on n'obtiendra de lui de résister aux Chambres ou à la cote de la Bourse. Monsieur de Villèle a fait son éducation sur ces deux points, et elle est complète.»
Je rapporte ces impressions de deux courtisans intimes, l'un premier gentilhomme de la chambre et l'autre capitaine des gardes, pour montrer que, même autour du Roi, tout ce qui n'était pas dans l'intrigue Polignac ne voyait pas arriver ce ministère sans une inquiétude plus ou moins vive.
Le Moniteur proclama le lendemain les noms qu'on avait annoncés, plus ceux de messieurs de Courvoisier et de Rigny. L'un et l'autre étonnèrent leurs amis. Je connaissais le vainqueur de Navarin, et je ne comprenais pas son association avec les autres. J'eus bientôt la satisfaction d'apprendre qu'il s'y était refusé. Il résista, avec une fermeté qui lui coûta beaucoup, aux sollicitations personnelles et aux séductions du Roi.
Il lui fallait une grande conviction pour avoir ce courage, car l'autorité de la couronne exerçait encore beaucoup d'empire sur les esprits; et Charles X savait trouver les paroles les plus entraînantes quand il voulait réussir, mêlant habilement les apparences de la bonhomie, de la franchise à une dignité qui imposait.
La résistance respectueuse que monsieur de Rigny lui opposa avait donc un mérite réel. On avait mis son nom dans le Moniteur, espérant l'engager malgré lui. Il persista à refuser un poste où il ne croyait ni pouvoir faire le bien, ni pouvoir empêcher le mal, ce sont ses propres expressions en m'en parlant. L'estime que je conçus de sa conduite, en cette circonstance, devint le fondement d'une amitié qui s'est resserrée de plus en plus. La mort vient naguère de l'arracher à ses amis et à la patrie à laquelle il a rendu des services si essentiels et que l'histoire appréciera un jour.
Les cris de joie jetés par les libéraux sur le refus de l'amiral de Rigny furent le texte dont on se servit pour obtenir le consentement de monsieur de Courvoisier. Il se tenait pour être personnellement l'obligé du Roi à l'occasion de grâces accordées à son père, et il n'osa ajouter sa réprobation à celle qu'on faisait sonner si haut. Il accepta donc, fort tristement, le dangereux honneur qu'on lui conférait, en ayant soin, pourtant, de spécifier qu'il ne mettrait son nom à aucune mesure inconstitutionnelle. On lui affirma que la Charte était le catéchisme de tout le conseil.
Peu de temps après, il disait à un de ses amis qui lui avait prédit les coups d'État comme inévitables: «Vous aviez raison, ces gens-là m'ont trompé; je vois maintenant leurs intentions. Tant que je siégerai avec eux, ils ne les accompliront pas; mais, si vous me voyez m'en aller, vous pourrez être sûr que j'ai reconnu l'impossibilité d'arrêter leur folle imprudence. Hélas! ils ne sont pas même en état de voir le précipice, bien moins encore d'en juger la profondeur.»
Aussi, lorsque monsieur de Courvoisier donna sa démission, au mois de mai 1830, la personne à laquelle il avait annoncé ses intentions lui dit à son tour: «Les coups d'État sont donc imminents, puisque vous vous retirez?» L'ex-ministre se borna à lui serrer la main sans répondre.
Monsieur de Chateaubriand arriva à tire-d'aile des Pyrénées, où il se trouvait, pour apporter sa démission de l'ambassade de Rome. Il sollicita vainement la faveur de la remettre lui-même au Roi, et ne put obtenir une audience. En revanche, j'ai la certitude que nulle séduction ne lui fut épargnée. On lui offrit le titre de duc, une grosse somme d'argent pour payer ses dettes, un accroissement d'émoluments, une place à la Cour pour sa femme, enfin tout ce qui pouvait tenter les goûts aristocratiques et dispendieux du ménage. Mais il se montra également sourd à ces propositions.
Ce fut seulement après les refus multipliés de monsieur de Chateaubriand que monsieur de La Ferronnays fut nommé à l'ambassade de Rome, et eut avec le Roi la conversation que j'ai déjà rapportée. Je crois que monsieur de La Ferronnays partageait l'opinion de monsieur de Mouchy qu'il était inévitable que le Roi se passât la fantaisie d'un ministère selon son cœur, afin d'en reconnaître lui-même l'impossibilité. Cette fantaisie lui a coûté la couronne.
Le duc de Laval, ambassadeur à Vienne, fut nommé à Londres à la place de monsieur de Polignac. Il ne fit que traverser la France, et je me rappelle être venue de Pontchartrain pour le voir à Paris. Nous ne pûmes nous rejoindre que dans la cour de la maison de sa mère; il monta dans ma voiture et il y resta une heure.
Madame Récamier, qui s'y trouvait en tiers, m'a souvent rappelé que je lui avais prédit tout ce qui lui est arrivé depuis. Ce n'est pas que je me prétende plus habile prophète qu'un autre, mais je vivais avec des gens en dehors des illusions qui aveuglaient le duc de Laval et son parti. Tout citoyen français, assez libre avec lui pour ne pas craindre de l'offenser, lui aurait tenu le même langage.
Jamais catastrophe n'a été plus annoncée que celle à laquelle travaillait, avec tant de zèle le parti qui devait y succomber. Ce qu'il y a d'ineffable, c'est que, depuis la chute, c'est nous qui criions gare de toutes nos forces qu'il accuse de l'avoir poussé dans le précipice. C'est ainsi que se manifeste la justice des hommes! C'est de cette conversation que date le refroidissement du duc de Laval pour moi. Le parti ultra est celui qui tolère le moins l'expression de la vérité.
Il était question du mariage de la princesse Louise d'Orléans avec le prince héréditaire de Naples. Les Orléans le désiraient vivement. Madame la Dauphine et madame la duchesse de Berry étaient entrées dans cette pensée, et le Roi n'en paraissait pas éloigné. Toutefois, au Palais-Royal, on accusait le duc de Blacas, alors ambassadeur à Naples, de ne pas mettre beaucoup de zèle à faire réussir cette négociation.
Les souverains napolitains, en conduisant eux-mêmes leur fille Christine, reine d'Espagne, à son époux Ferdinand VII, traversèrent le midi de la France. Madame la duchesse de Berry alla rejoindre son père, et la famille d'Orléans suivit son exemple.
Le Roi et la Reine témoignaient un grand désir de voir accomplir l'alliance souhaitée chez nous, mais ils dirent que le prince héréditaire s'y refusait. Il se rendait justice; il ne méritait pas notre charmante princesse. Ce fut un coup très sensible pour madame la duchesse d'Orléans qui avait dès lors une grande passion de marier ses filles.
Elle venait d'être très dangereusement malade, et la crainte de ne les point établir pendant sa vie s'était emparée d'elle. Qui n'a pas vu la désolation de tout le Palais-Royal pendant le danger de madame la duchesse d'Orléans ne peut s'en faire idée: mari, sœur, enfants, amis, serviteurs, valets, personne ne désemparait; on osait à peine se regarder.
Monsieur le duc d'Orléans, si maître de lui ordinairement, avait complètement perdu la tête. Il ne pouvait dissimuler sa douleur, même au lit de sa femme, et venait pourtant toutes les cinq minutes faire explosion dans la salle attenante, adressant à tout le monde les questions qu'il faisait à chaque instant aux médecins et plus propres à les troubler qu'à les éclairer. Je n'ai jamais vu personne dans un état plus dissemblable de ses propres habitudes.
Madame la duchesse d'Orléans s'en apercevait, et n'était occupée qu'à le rassurer et à le calmer. Elle me disait, lors de sa convalescence: «Je priais bien le bon Dieu de me conserver pour ce cher ami; mais je le remerciais aussi de me donner une occasion de voir combien je lui étais chère.» Elle aurait pu ajouter: et utile. Elle est, bien assurément, l'ange tutélaire de la maison d'Orléans.
Pendant que nos princes parcouraient le midi, réunis à leur famille napolitaine, dont la tournure et les équipages excitaient l'étonnement même de nos provinciaux les moins civilisés, un autre voyageur occupait bien davantage les cent bouches de la renommée, ou, pour parler moins poétiquement, les cent presses des journaux. Monsieur de Lafayette avait été voir sa petite-fille établie à Vizille, chez son beau-père, monsieur Augustin Périer.
L'opinion publique était tellement à la recherche de tout ce qui pouvait témoigner son mécontentement que cette visite, toute naturelle, devint un événement politique. Le vétéran de la Révolution fut fêté à Vizille, puis à Grenoble, puis à Valence, puis à Lyon, puis enfin sur toute la route, et il fut reconduit à Paris d'ovation en ovation.
Monsieur de Lafayette n'était pas homme à faire défaut à cette gloire, lors même qu'elle aurait été plus populacière; mais, il faut l'avouer, l'opposition, en ce moment, était recrutée de tout ce qu'il y avait de plus capable et de plus honorable dans le pays, et on saisissait avidement les occasions de le témoigner.
Naguère, la mort du général Foy, éloquent député de l'opposition, avait donné l'idée d'une souscription nationale en faveur de ses enfants, restés sans fortune. Monsieur Casimir Périer s'était inscrit le premier et la semaine n'était pas écoulée que le million projeté était rempli. Ce succès avait fait naître la pensée d'une autre souscription destinée à dédommager les personnes qui refuseraient de payer l'impôt illégalement établi. On prévoyait les coups d'État; on ignorait de quelle nature ils seraient, et on se préparait à la résistance.
Soyons justes et convenons que, par là, on les provoquait, car je ne prétends pas défendre ces démonstrations. Elles étaient coupables; il n'est pas permis de présumer que le pouvoir doit lui-même sortir de la ligne légale pour s'autoriser par avance à se soustraire aux lois; mais, si jamais cela a été excusable, c'est dans cette circonstance. Les précédents des personnes investies de l'autorité du Roi donnaient le droit de soupçonner leurs intentions, et le langage de leurs organes, avoués et reconnus, prouvaient qu'ils n'en avaient pas changé.
Les congréganistes et les ultras entonnaient partout l'hymne de triomphe; mais ils n'étaient pas complètement d'accord entr'eux sur la manière d'agir. Bientôt, les premiers l'emportèrent, et on trouva que monsieur de La Bourdonnaye n'entrait pas suffisamment dans les vues du parti prêtre. Lui-même fut effrayé des folies qu'on méditait, et l'élévation de Jules de Polignac à la présidence du conseil lui servit de prétexte pour solliciter une retraite qu'on était fort disposé à lui accorder.
Enfin, pour achever la série des noms odieux au pays et compléter sa colère, ce fut monsieur de Peyronnet qui le remplaça au ministère de l'intérieur.
Une femme, très liée avec monsieur de La Bourdonnaye, lui ayant reproché d'avoir abandonné les affaires pour la puérile susceptibilité du nouveau titre donné à Jules dans un moment si critique, il lui répondit que cette inculpation était tout à fait erronée, que, si le conseil avait marché dans ses vues, il y serait resté quelqu'eût été son président: «Mais, voyez-vous, avait-il ajouté, quand on joue sa tête il faut tenir les cartes.»
Ce propos, dont je suis bien sûre, confirme les révélations de monsieur Courvoisier. Il montre à quel point les ordonnances étaient préméditées, et combien leur résultat probable était prévu pour tous ceux que Dieu, dans sa colère, n'avait pas frappé d'une irrémédiable cécité.
Il me faut donner une nouvelle preuve de cet aveuglement royal auquel les personnes qui n'auront pas vécu dans notre temps auront peine à croire et qui n'en est pas moins d'une scrupuleuse exactitude.
Monsieur de Bourmont, après s'être battu bravement dans la Vendée, avait fait sa paix particulière avec l'Empereur, abandonné, d'autres disent livré, ses camarades, et pris du service dans l'armée Impériale si promptement qu'il n'en était guère estimé.
En 1814, il s'était trouvé des plus empressés à saluer le drapeau blanc. En 1815, il avait accompagné le maréchal Ney à Dijon, avait obtenu de l'Empereur le commandement d'une brigade, puis avait déserté la veille de la bataille de Waterloo et porté à l'ennemi les états de l'armée. Lors du trop fameux procès du maréchal Ney, monsieur de Bourmont témoigna contre lui en Cour des pairs, et le maréchal, à son tour, l'accusa d'avoir aidé à la rédaction de la proclamation qu'il dénonçait aujourd'hui.
Toutes ces circonstances, vraies ou fausses mais généralement admises, avaient fait décerner à monsieur de Bourmont l'épithète de traître que personne ne lui contestait et que la presse exploitait à profit chaque matin.
Un jour de cette année 1829, le Roi dit au conseil assemblé: «Ah cela, messieurs, il est temps de faire finir toutes ces clabauderies contre Bourmont; personne ne sait mieux que moi combien elles sont injustes, et je vous autorise à publier que, dans tout ce qu'on lui reproche, il n'a jamais agi que sur mes ordres secrets et mon exprès commandement.» Monsieur de Bourmont frissonna de la tête aux pieds. Tous les assistants baissèrent les yeux à cette singulière réhabilitation. Quant au Roi, il croyait très consciencieusement qu'aucune action ne pouvait sembler déshonorante lorsqu'il l'avait commandée, et que son ordre justifiait toute démarche. Le sang de Louis XIV parlait encore assez haut pour qu'il n'éprouvât pas même un sentiment de mépris pour des gens qui se seraient prêtés à certaines injonctions. Obéir était le premier devoir.
En sortant du conseil, monsieur de La Bourdonnaye raconta ce qui venait de s'y passer à quelqu'un qui me le répéta le jour même. Cela fut su, dans le temps, de toutes les personnes au courant des affaires. Monsieur de Bourmont obtint probablement que le Roi renonçât à lui accorder ce genre de protection, car il n'en parla plus.
Cependant le général sentait toutes les difficultés de sa position et désirait vivement une occasion de se relever dans l'opinion publique. Il se savait brave et se croyait bon militaire. Un petit bout de guerre lui durait bien convenu, mais il ne voyait où la placer. Alger s'offrit à sa pensée, et il en hasarda quelques mots. Il fut repoussé par tout le conseil et il se tut sans y renoncer.
Vers la fin de décembre, le maréchal Marmont, que le dérangement de ses affaires pécuniaires retenait à la campagne depuis plusieurs mois, vint passer quelques jours à Paris. Bourmont lui conte, bien légèrement, les velléités qu'il avait eues pour Alger, les difficultés qu'il avait rencontrées, et lui laisse entrevoir qu'il avait jeté les yeux sur lui pour commander l'expédition.
Aussitôt le maréchal s'enflamme; il se voit déjà Marmont l'africain et se promet de surmonter tous les obstacles. Il rentre chez lui, s'entoure de livres, de cartes, de listes, d'états, de documents de toute espèce et, bien plein de son sujet, va attaquer le Roi.
Il ne le trouve pas fort récalcitrant, quoiqu'il n'adopte pas tous ses plans. Monsieur de Polignac les repousse avec sa douceur accoutumée; monsieur le Dauphin s'y oppose avec véhémence, et la marine déclare l'expédition impossible à moins de préparatifs qui prendraient au moins une année. Tout autre se serait tenu pour battu; mais le maréchal n'en mit que plus de zèle à vaincre les oppositions. Il prit pour auxiliaire l'amiral de Mackau. Ils travaillèrent ensemble et produisirent un mémoire qui prouvait que les impossibilités de mer pouvaient se discuter et que les difficultés de terre n'existaient pas. Monsieur de Bourmont avait suscité ces dernières pour ne pas effaroucher monsieur le Dauphin, mais ne demandait pas mieux que d'aider à les lever.
L'affaire sembla prendre couleur; le maréchal, avec la candeur qui le caractérise, alla franchement s'expliquer avec le ministre de la guerre. Il lui dit que, s'il pensait à commander l'expédition lui-même, ce qui lui semblerait très simple, il renonçait à toute prétention et n'en continuerait pas moins à employer ses soins pour qu'elle eût lieu, mais que, si, lui, Bourmont, ne comptait pas y aller, il demandait à en être chargé.
Le ministre se récria fort sur la prétention qu'on lui supposait, protesta qu'en tout cas il serait trop heureux de servir sous les ordres de l'illustre maréchal, démontra combien la personne du ministre de la guerre était indispensable au centre des affaires pendant le temps de l'expédition et conclut que, malgré la gloire qui devait s'acquérir en Afrique, ses engagements politiques lui faisaient un devoir de la sacrifier à la conservation de son portefeuille. Faisant ensuite passer en revue tous les rivaux qui auraient pu disputer le commandement au maréchal, il trouva tant d'inconvénients à chacun que le choix du général en chef ne pouvait laisser aucun doute, si toutefois on parvenait à vaincre les répugnances de monsieur le Dauphin pour l'expédition.
Le maréchal se promit bien de n'y rien épargner. Bourmont avait l'air de se laisser traîner à la remorque, mais fournissait au maréchal tous les arguments. Celui-ci était on ne saurait plus reconnaissant de cet empressement à le faire valoir. Il nous racontait chaque jour ses succès, et s'étonnait un peu de mon incrédulité.
J'avais su que monsieur le Dauphin, importuné de ses démarches, avait dit, en le voyant sortir: «Va, agite-toi; si cela réussit, au moins ce ne sera pas pour toi.» Je ne pouvais rapporter ce propos, tenu dans l'intimité, au maréchal; mais je cherchais à l'inquiéter sur le résultat probable des soins qu'il se donnait.
Tantôt il nous racontait que telle dame de madame la Dauphine lui demandait d'emmener son fils, que tel aide de camp du Roi voulait faire la campagne avec lui, etc. Enfin son succès lui paraissait assuré, l'expédition était décidée, son état-major tout composé; il ne manquait plus que l'insertion au Moniteur du nom du chef; mais cette insertion n'arrivait pas.
Je me rappelle, un samedi soir, lui avoir dit: «Prenez garde, monsieur le maréchal, ne vous avancez pas trop, vous pourriez bien être joué par monsieur de Bourmont.»
Il m'accusa de prévention contre un homme calomnié, plein de loyauté au fond. Il en prenait à témoin sa conduite envers lui. Je souris avec incrédulité.
«Eh bien! que direz-vous, si je suis nommé demain, et que le Roi l'annonce au sortir de la messe?
—Je dirai que je suis enchantée de m'être trompée, mais je ne l'espère pas.
—Eh bien! si je vous apporte la lettre de commandement, serez-vous plus incrédule que saint Thomas?»
Le Roi ne dit rien ni le dimanche, ni le lundi, ni le mardi; ces mêmes jours se passèrent sans que la lettre arrivât. Monsieur de Bourmont caressait toujours le maréchal, mais monsieur de Polignac, un peu moins faux, commençait à s'en éloigner. Il se décida enfin à aller trouver le ministre de la guerre et à lui représenter que la nomination du chef de l'expédition devenait urgente à son succès.
Le général en convint, puis il balbutia quelques paroles et finit par dire au maréchal combien il était désolé que monsieur le Dauphin exigeât absolument que ce fût lui, Bourmont, qui la commandât, son consentement étant à ce prix.
Le maréchal enfin vit à quel point il avait été mystifié. Monsieur de Bourmont s'était habilement servi de son activité et de ses connaissances militaires pour lever tous les obstacles qui s'opposaient à ses propres désirs et vaincre, sans lui déplaire, les répugnances de monsieur le Dauphin. Elles tenaient, je pense, à sa jalousie du crédit qu'il se croyait sur le soldat. Il reconnaissait ne pouvoir faire campagne sur la rive africaine et craignait les succès d'un autre général, car, je l'ai déjà dit, monsieur le Dauphin s'était persuadé qu'il avait des talents militaires.
Le maréchal Marmont avait reçu et accepté les compliments de toute la Cour et de toute l'armée. Les engagements d'obligeance qu'il avait pris ne semblaient plus que des ridicules. Il avait préparé des équipages, enfin il apparaissait à tous les yeux comme ayant été attrapé. En outre, monsieur le Dauphin ne lui épargna pas le sarcasme.
Pour qui connaît le caractère du duc de Raguse, il est facile de comprendre sa fureur. Il voyait détruire de la façon la plus outrageante les rêves de gloire dont il vivait depuis plusieurs semaines, et il ne pouvait se dissimuler que lui seul avait décidé cette expédition, avait levé les obstacles, aplani les difficultés et ramené tous les esprits récalcitrants à la désirer, ou du moins à n'oser s'y refuser. Son bon sens l'avait toujours empêché d'être aucunement partisan de la politique du ministère Polignac, mais, depuis cette aventure, le mécontentement personnel s'était joint à ses autres répugnances; il ne cacha pas son ressentiment.
Toutefois, ses obligations personnelles au Roi ne lui permettaient pas de se retirer, mais il ne parut plus à la Cour que lorsque son service l'y forçait, et se tint dans la réserve la plus absolue avec les ministres. Tel était le prédicament où il se trouvait lorsque les événements du mois de juillet lui firent un devoir de se sacrifier pour des principes qu'il détestait et des gens qu'il n'aimait guère.
La connaissance que j'avais de cette situation me fit trouver d'autant plus cruelle la fatalité qui le poursuivait, et, comme il se mêle apparemment toujours un peu d'enthousiasme dans les actions des femmes même de celles qui s'en croient le plus exemptes, je me pris à vouloir combattre le sort, et, pendant bien des mois, je pourrais dire des années, j'ai mis une véritable passion à ramener l'opinion à plus de justice envers le maréchal.
J'étais assistée dans cette œuvre par quelques amis sincères. Peut-être aurions-nous réussi; mais lui-même, comme tous les gens à imagination, a trop de mobilité dans le caractère pour conserver longuement l'attitude austère et persévérante qui convient à un homme calomnié. Je ne le connaissais que sous des rapports de société assez intimes, mais où l'esprit joue le plus grand rôle, et il en a beaucoup. Il faut y ajouter un grand fond de bonhomie et même, je crois l'avoir déjà dit, de candeur qui le rend fort attachant; mais il est incapable de la conduite suivie qui peut faire tomber les attaques et prouver leur injustice en les repoussant avec cette froide dignité, seule défense d'un grand caractère.
J'ai été contrainte de m'avouer que le maréchal apportait lui-même plus d'obstacle à ma chevaleresque entreprise que qui que ce soit, et, comme au fond il faut servir ses amis ainsi qu'ils veulent l'être, en conservant une très tendre amitié pour lui, je me suis résignée à lui laisser gaspiller un reste d'existence que j'aurais désiré voir rendre utile à notre pays.
Je reviens à 1830.
CHAPITRE XX
Le premier jour de l'année 1830. — Séance royale au Louvre. — Le Roi laisse tomber son chapeau; monsieur le duc d'Orléans le ramasse. — Testament de monsieur le duc de Bourbon. — Expédition d'Afrique. — Un mot de monsieur de Bourmont. — Le Roi et l'amiral Duperré. — Voyage de monsieur le Dauphin à Toulon. — Messieurs de Chantelauze et Capelle entrent dans le ministère.
Le premier jour de l'année fut remarquable par le discours du Nonce au Roi où il sembla lui donner des conseils d'une politique ultramontaine fort bien accueillis dans la réponse de Sa Majesté. Cette circonstance fit renouveler le bruit qui circulait tout bas que ce nonce, Lambruschini, assisté du cardinal de Latil, avait, avec l'autorisation du Pape, relevé Charles X des serments prononcés à son sacre. Je n'affirme pas que cette cérémonie ait eu lieu; des gens fort instruits des affaires l'ont cru.
Ce même premier janvier, la cour royale, ayant en tête son président, monsieur Séguier, se présenta chez madame la Dauphine. Monsieur Séguier se disposait à lui adresser les félicitations d'usage lorsqu'elle lui coupa la parole en disant de la façon la plus hautaine: «Passez, messieurs, passez.» Ces deux circonstances firent grande sensation et donnèrent fort à commenter. Repousser si durement la magistrature du pays tandis qu'on recevait bénévolement les conseils antinationaux, c'étaient deux fautes graves; mais le temps était arrivé où elles se succédaient rapidement.
La saison était fort rigoureuse et les souffrances du peuple en proportion. La charité publique cherchait à les égaler. On imagina pour la première fois de donner un bal à l'Opéra, à un louis par billet, appelant ainsi le luxe au service de la misère.
Les dames de la Cour et de la ville s'occupèrent également de cette bonne œuvre qui réussit parfaitement et rapporta une somme très considérable. Les habitants des Tuileries y avaient les premiers contribué, mais personne ne parut dans la loge réservée pour eux. Celle du Palais-Royal, au contraire, était occupée par toute la famille d'Orléans.
Monsieur le duc d'Orléans et son fils descendirent dans le bal. Monsieur le duc de Chartres y dansa plusieurs contre-danses. Cette condescendance eut grand succès et rendit plus remarquable la solitude de la loge royale qui restait la seule vide dans toute la salle. C'est avec toutes ces petites circonstances que les Orléans conquéraient la popularité que les autres repoussaient tout en la souhaitant.
J'ai, en général, peu de curiosité à voir les cérémonies où la foule se porte, mais les circonstances avaient rendu l'ouverture de la session si importante que je voulus assister à la séance royale. Elle se tenait au Louvre et les détails de cette matinée me sont restés dans la mémoire.
La duchesse de Duras, dont j'ai si souvent parlé, avait succombé à un état de souffrance qui l'avait longtemps fait qualifier de malade imaginaire et lassé surtout la patience de son mari. Il venait d'épouser en secondes noces une espèce de suisso-anglo-portugaise, sortant de je ne sais où, qui avait acheté le titre de duchesse et le nom de Duras d'une assez grande fortune. Elle fournissait à son mari l'occasion de s'écrier naïvement, quelques semaines après son mariage: «Ah! mon ami, tu ne peux pas comprendre le bonheur d'avoir plus d'esprit que sa femme!» Il est certain que la première madame de Duras ne l'avait pas accoutumé à cette jouissance.
Je me trouvais placée à côté de cette nouvelle épousée le jour où Charles X parlait en public pour la dernière fois. Je ne pus retenir un mouvement d'effroi lorsqu'il prononça les mots menaçants dont j'oublie le texte mais qui annonçaient la volonté de soutenir son ministère malgré les Chambres.
Madame de Duras me demanda ce que j'avais: «Hélas! madame, n'entendez-vous pas le Roi déclarer la guerre au pays, et ce n'est pas pour le pays que je crains.»
Cinq minutes après, comme nous nous disposions à sortir, elle me dit: «Vous aurez mal compris; le duc (elle appelait ainsi bourgeoisement son mari), le duc m'a dit ce matin qu'il avait lu le discours du Roi, qu'il était à merveille, allait terminer toutes les difficultés et faire taire tous les gens qui criaient contre le gouvernement.
—Tant mieux, madame.»
Je ne rapporte pas ce dialogue pour l'importance des paroles personnelles de mon interlocutrice, mais pour montrer quel était l'esprit de l'intérieur des Tuileries. Monsieur de Duras se trouvait en ce moment premier gentilhomme de la chambre de service, et sa femme habitait le palais avec lui. La confiance y était complète autant qu'aveugle.
Le roi Charles X était parfaitement gracieux dans un salon et tenait noblement sa Cour, mais il n'avait aucune dignité à la représentation publique. Son frère, Louis XVIII, malgré son étrange tournure, y réussissait mieux que lui.
Charles X avait une voix criarde et peu sonore, ne prononçait pas clairement et lisait mal ses discours. Sa grâce accoutumée l'abandonnait dans ces occasions. Des circonstances fortuites contribuaient aussi à le gêner; sa vue étant baissée, on écrivait les paroles qu'il devait prononcer en très gros caractères et il en résultait la nécessité de tourner constamment des feuillets, ce qui nuisait à son maintien.
Lorsque, ce jour-là, il en vint à la phrase menaçante, il voulut lever la tête d'une façon plus imposante, en même temps qu'il retournait sa page. Dans ce petit travail, son chapeau mal affermi s'ébranla, et les diamants dont il était orné le firent tomber bruyamment, aux pieds de monsieur le duc d'Orléans. Celui-ci le ramassa et le tint jusqu'à la fin du discours. Bien des gens firent attention à cette circonstance.
J'allai le soir au Palais-Royal où j'en parlai. Madame la duchesse d'Orléans me saisit le bras: «Oh! ma chère, taisez-vous; est-ce qu'on l'a remarqué?... Madame la Dauphine l'a bien vu, elle aussi. Je n'ai pas osé la regarder; mais je suis sûre qu'elle a été fâchée.... J'espère qu'on n'en parlera pas.»
Mademoiselle ajouta: «Pourvu que les gazettes ne s'en emparent pas pour faire leurs sots commentaires!»
On était d'autant plus ému de ce petit incident au Palais-Royal que, précisément le 6 janvier de cette année où tous les princes, selon l'usage, s'étaient réunis pour tirer le gâteau chez le Roi, la fève était tombée à monsieur le duc d'Orléans, et madame la Dauphine en avait témoigné assez d'humeur.
Il surnageait ainsi une sorte de pressentiment partagé par le pays tout entier; car les gens les plus éloignés de souhaiter le renversement de la branche aînée, en voyant les déplorables embarras où elle se plongeait de gaieté de cœur, ne pouvaient s'empêcher de s'écrier: «Mais ces gens-là ne voient donc pas qu'ils pavent le chemin du trône aux d'Orléans?»
Il est juste de dire cependant que, si les anciennes répugnances de madame la Dauphine se retrouvaient de temps en temps, la sincère amitié qu'elle portait à madame la duchesse d'Orléans dirigeait fréquemment sa conduite. Elle en avait donné naguère un témoignage éclatant.
Monsieur le duc de Bourbon continuait à vivre dans les tristes désordres qui ont signalé toute sa vie. Devenu vieux, il était tombé sous la domination d'une créature qu'il avait ramenée d'Angleterre et mariée à un officier de sa maison qui, dit-on, avait cru épouser la fille naturelle du prince au lieu de sa maîtresse. Quoi qu'il en soit, madame de Feuchères devint souveraine absolue à Chantilly et au Palais-Bourbon. Elle en expulsa la comtesse de Reuilly, fille de monsieur le duc de Bourbon, et exerça sur tout ce qui l'entourait l'empire le plus despotique.
L'immense fortune du prince était à sa disposition. Messieurs de Rohan Guéméné, ses cousins germains, se trouvaient les héritiers les plus proches. Les Orléans ne venaient qu'après. On souhaita que les biens de la branche de Condé se réunissent tous sur la même tête, en restant dans la maison de Bourbon, et que, pour cela, monsieur le duc de Bourbon adoptât un des enfants du duc d'Orléans dont il était parrain en lui donnant son nom et sa fortune.
Le Palais-Royal attachait le plus grand prix à obtenir ce résultat. Charles X le désirait ainsi que toute la famille royale, mais il n'y avait pas d'autre moyen pour y réussir que l'influence de madame de Feuchères. Elle seule disposait du vieux prince et elle mit pour première condition à ses bons offices qu'elle serait reçue à la Cour.
Cela parut impossible à obtenir de la sévérité connue de madame la Dauphine; mais, dès le premier mot que madame la duchesse d'Orléans hasarda à ce sujet, elle dit: «Certainement, ma cousine; je suis fâchée pour le duc de Bourbon que ce soit là le moyen de le décider à une chose juste, convenable pour lui autant que pour vous, mais, puisqu'il en est malheureusement ainsi, il n'y a pas à hésiter, je me charge d'en parler au Roi.»
Madame de Feuchères fut présentée; madame la Dauphine la traita bien, et le testament fut signé. Je crois bien qu'il convenait aux idées de madame la Dauphine que Chantilly restât entre les mains d'un Bourbon et que ce titre de Condé se perpétuât dans sa famille. Mais il n'est pas moins vrai que, dans cette circonstance, elle se montra très bonne et très aimable pour les princes d'Orléans.
L'adresse de la Chambre ne fut pas conçue dans un esprit plus conciliant que le discours du trône. Le Roi s'en tint pour offensé et prorogea la session, en protestant de nouveau de la volonté immuable dont il soutiendrait ses actions. Les députés retournèrent dans leur province se préparer à de nouvelles élections qu'on prévoyait inévitables.
Il faut rendre justice au gouvernement et surtout à l'administration. Une fois l'expédition d'Alger consentie, les préparatifs en furent faits avec un zèle et une activité si extraordinaires qu'elle fut prête en six semaines, au lieu de demander une année comme on l'avait prétendu. Le succès a prouvé qu'il n'y manquait rien.
Cette campagne africaine était devenue le point d'espérance des hommes les plus animés du parti ultra. Le général Bertier de Sauvigny disait, en montant en voiture: «Nous allons escarmoucher contre le Dey; mais la vraie et bonne guerre sera au retour.» Il est positif qu'on espérait ramener une armée assez dévouée pour être disposée à soutenir l'absolutisme.
On a dit que, si monsieur de Bourmont avait été en France, il aurait empêché les ordonnances de Juillet. Je crois bien qu'il les aurait voulues mieux préparées et mieux soutenues, mais je doute qu'il les eût blâmées. J'ai par devers moi une anecdote qui ne me laisse guère d'hésitation à ce sujet.
Quoique peu favorable au ministère Polignac, monsieur de Glandevès, gouverneur des Tuileries, était dans des relations familières avec monsieur de Bourmont. Il se trouva chez lui la veille de son départ:
«N'êtes-vous pas inquiet, lui dit-il, de la situation où vous laissez ce pays-ci et de ce qu'on pourra faire en votre absence?
—Oui, je suis inquiet parce que je n'ai pas assez confiance dans la fermeté de notre cabinet. Il n'a pas grande habileté, peu d'unité, encore moins de volonté; car, voyez-vous, mon cher Glandevès, pour mettre la machine à flot, sans secousse et sans danger, il ne faudrait que faire usage d'un seul petit mot de quatre lettres: oser. Voilà toute la politique du moment.
—Je suis loin d'être partisan de votre doctrine et fort effrayé de vous la voir professer, reprit Glandevès.»
Monsieur de Bourmont ne répondit que par un sourire de confiance. Je pense que c'est la dernière fois que monsieur de Glandevès l'ait envisagé.
On avait proposé le commandement de l'escadre à l'amiral Roussin qui le refusa. Un peu de répugnance à lier sa fortune à celle de monsieur de Bourmont et la persuasion que les préparatifs ne pouvaient être achevés à temps pour arriver sur la côte avant le moment des tempêtes dictèrent ce refus.
L'amiral Duperré ne consentit à se charger de la responsabilité de cette entreprise qu'après une longue hésitation. Tous les renseignements de la marine la représentaient comme excessivement hasardeuse, et l'histoire ne rassurait pas sur les chances d'un heureux résultat.
La veille de son départ, l'amiral Duperré obtint une audience du Roi. Après avoir établi toutes les difficultés du débarquement, tous les obstacles que présentaient cette côte et la mer qui la baigne pour communiquer des vaisseaux à une partie de l'armée mise à terre, la possibilité qu'il se passât beaucoup de jours dans une séparation complète qui compromît le salut des troupes débarquées et privées de munitions, etc., enfin tout ce qui rendait cette tentative inquiétante, l'amiral ajouta:
«Sire, en me chargeant de cette périlleuse commission, j'ai obéi aux ordres de Votre Majesté; j'y emploierai mes soins, mes veilles, ma vie, j'ose dire que je ferai tout ce qui sera humainement possible pour réussir. Mais je prends acte ici, devant le Roi, que je ne garantis pas le succès, et je ne voudrais pas être considéré comme ayant conseillé une entreprise qui me paraît bien hasardée.
—Partez tranquille, amiral, vous ferez de votre mieux, et, si le succès ne répond pas à nos espérances, je ne vous en tiendrai pas pour responsable. Au reste, nous ne vous abandonnerons pas, et, dès que vous serez embarqué, Polignac et moi, nous ferons dire chaque jour des messes à votre intention.»
Duperré, vieux loup de mer, qui aurait mieux aimé un air de vent poussant au large que toutes les cérémonies de l'Église de Rome, resta confondu du secours qu'on lui offrait, s'inclina profondément, sortit du cabinet du Roi et alla conter son dialogue à la personne de qui je le tiens.
Pendant ce temps-là, mon pauvre ami Rigny se morfondait au fond de la Méditerranée. Il est convenu depuis avec moi que l'expédition d'Alger lui avait fait regretter vivement, pendant quelques semaines, la probité politique qui l'avait conduit à refuser le portefeuille de la marine quand il avait vu surtout que la possession de celui de la guerre n'empêchait pas de se confier le commandement de l'armée.
Rigny était le plus jeune et le plus aventureux de nos amiraux. Il joignait à une ambition personnelle, que je ne prétends pas nier, une passion pour la gloire du pays qui le stimulait encore à toutes les entreprises brillantes. Je lui ai entendu dire bien souvent qu'il ne mourrait pas tranquille sans avoir vu le pavillon français à Mahon et à Porto-Ferrajo.
Hélas! il ne flotte sur aucun de ces remparts, et l'erreur d'un médecin l'a conduit au tombeau avant qu'il eût atteint sa cinquantième année.
Monsieur le Dauphin se rendit à Toulon pour assister au départ de l'armée. Il était très certainement contrarié de «la grandeur qui l'attache au rivage»; mais il le témoigna par un redoublement de désobligeance et de maussaderie. Il ne resta que fort peu de temps à Toulon et déplut généralement.
Au surplus, son voyage avait encore un autre but; il s'agissait de faire la conquête de monsieur de Chantelauze; et le prince prit sa route par Grenoble pour travailler à ce grand œuvre.
Je ne sais ce qui avait inspiré une si grande confiance pour ce monsieur de Chantelauze, homme complètement ignoré du public, mais on lui avait déjà offert vainement le portefeuille de la justice. Monsieur le Dauphin parvint à le lui faire accepter.
Le Roi consentit alors à recevoir la démission que monsieur de Courvoisier cherchait à donner depuis quelque temps mais qu'il insista pour faire recevoir lorsque la dissolution de la Chambre fut décidée. Trois jours après l'ordonnance qui parut à cet effet, le cabinet fut en partie renouvelé. Monsieur de Courvoisier et monsieur de Chabrol, les plus modérés du conseil, furent remplacés par monsieur de Chantelauze, qui n'était pas assez connu, comme l'avait été récemment monsieur de La Bourdonnaye par monsieur de Peyronnet qui l'était trop.
Si le Roi avait soigneusement cherché dans toute la France l'homme et le nom qui pouvaient faire le plus de tort à la Couronne et le plus exaspérer contre elle, il n'aurait pas mieux trouvé qu'en choisissant monsieur de Peyronnet. Mais les choses en étaient venues à ce degré d'inimitié entre le monarque et le pays que les gens les plus hostiles à l'un devenaient les favoris de l'autre.
Quand les partis sont en présence à ce point, il ne reste plus qu'à trouver le jour de la bataille. Il n'est que trop tôt arrivé, hélas! Il était inévitable. Selon mon jugement, le trône à cette époque avait tous les torts. Mais, pendant le ministère Martignac, les Chambres et le pays avaient eu les leurs. Tout le monde a été puni en proportion de ses fautes; et ceux à qui le trône est échu portent la peine d'avoir peut-être trop laissé former autour d'eux d'ambitieuses espérances.
On adjoignit au ministère un monsieur Capelle, connu par son esprit d'intrigue. Il avait gouverné la princesse Élisa, autrement dit madame Bacciochi, lorsqu'elle régnait en Toscane, et, depuis la Restauration, s'était trouvé mêlé à tous les tripotages du pavillon de Marsan.
Monsieur l'avait employé dans le travail des élections pour le parti ultra, et c'est parce qu'il passait pour habile en ce genre d'entreprise qu'il fut appelé en cette occurrence où les élections se trouvaient d'une si grande importance. Mais l'habileté intrigante n'y pouvait plus rien.
Le pays avait été trop froissé, trop irrité, trop exaspéré comme à plaisir; et les députés, ayant voté l'adresse hostile au ministère Polignac, n'avaient qu'à se présenter aux électeurs pour être choisis par acclamation. Je suis bien persuadée qu'électeurs et députés, personne ne pensait à renverser le trône mais, oui bien, le ministère.