Réflexions ou sentences et maximes morales
Il est malaisé d'avoir un esprit de raillerie sans affecter d'être plaisant, ou sans aimer à se moquer; il faut une grande justesse pour railler longtemps sans tomber dans l'une ou l'autre de ces extrémités. La raillerie est un air de gaieté qui remplit l'imagination, et qui lui fait voir en ridicule les objets qui se présentent; l'humeur y mêle plus ou moins de douceur ou d'âpreté; il y a une manière de railler délicate et flatteuse qui touche seulement les défauts que les personnes dont on parle veulent bien avouer, qui sait déguiser les louanges qu'on leur donne sous des apparences de blâme, et qui découvre ce qu'elles ont d'aimable en feignant de le vouloir cacher.
Un esprit fin et un esprit de finesse sont très différents. Le premier plaît toujours; il est délié, il pense des choses délicates et voit les plus imperceptibles. Un esprit de finesse ne va jamais droit, il cherche des biais et des détours pour faire réussir ses desseins; cette conduite est bientôt découverte, elle se fait toujours craindre et ne mène presque jamais aux grandes choses.
Il y a quelque différence entre un esprit de feu et un esprit brillant. Un esprit de feu va plus loin et avec plus de rapidité; un esprit brillant a de la vivacité, de l'agrément et de la justesse.
La douceur de l'esprit, c'est un air facile et accommodant, qui plaît toujours quand il n'est point fade.
Un esprit de détail s'applique avec de l'ordre et de la règle à toutes les particularités des sujets qu'on lui présente. Cette application le renferme d'ordinaire à de petites choses; elle n'est pas néanmoins toujours incompatible avec de grandes vues, et quand ces deux qualités se trouvent ensemble dans un même esprit, elles l'élèvent infiniment au-dessus des autres.
On a abusé du terme de bel esprit, et bien que tout ce qu'on vient de dire des différentes qualités de l'esprit puisse convenir à un bel esprit, néanmoins, comme ce titre a été donné à un nombre infini de mauvais poètes et d'auteurs ennuyeux, on s'en sert plus souvent pour tourner les gens en ridicule que pour les louer.
Bien qu'il y ait plusieurs épithètes pour l'esprit qui paraissent une même chose, le ton et la manière de les prononcer y mettent de la différence; mais comme les tons et les manières ne se peuvent écrire, je n'entrerai point dans un détail qu'il serait impossible de bien expliquer. L'usage ordinaire le fait assez entendre, et en disant qu'un homme a de l'esprit, qu'il a bien de l'esprit, qu'il a beaucoup d'esprit, et qu'il a bon esprit, il n'y a que les tons et les manières qui puissent mettre de la différence entre ces expressions qui paraissent semblables sur le papier, et qui expriment néanmoins de très différentes sortes d'esprit.
On dit encore qu'un homme n'a que d'une sorte d'esprit, qu'il a de plusieurs sortes d'esprit, et qu'il a de toutes sortes d'esprit. On peut être sot avec beaucoup d'esprit, et on peut n'être pas sot avec peu d'esprit.
Avoir beaucoup d'esprit et un terme équivoque: il peut comprendre toutes les sortes d'esprit dont on vient de parler, mais il peut aussi n'en marquer aucune distinctement. On peut quelquefois faire paraître de l'esprit dans ce qu'on dit sans en avoir dans sa conduite, on peut avoir de l'esprit et l'avoir borné; un esprit peut être propre à de certaines choses et ne l'être pas à d'autres; on peut avoir beaucoup d'esprit et n'être propre à rien, et avec beaucoup d'esprit on est souvent fort incommode. Il semble néanmoins que le plus grand mérite de cette sorte d'esprit est de plaire quelquefois dans la conversation.
Bien que les productions d'esprit soient infinies, on peut, ce me semble, les distinguer de cette sorte: il y a des choses si belles que tout le monde est capable d'en voir et d'en sentir la beauté, il y en a qui ont de la beauté et qui ennuient, il y en a qui sont belles, que tout le monde sent et admire bien que tous n'en sachent pas la raison, il y en a qui sont si fines et si délicates que peu de gens sont capables d'en remarquer toutes les beautés, il y en a d'autres qui ne sont pas parfaites, mais qui sont dites avec tant d'art et qui sont soutenues et conduites avec tant de raison et tant de grâce qu'elles méritent d'être admirées.
XVII. De l'inconstance
Je ne prétends pas justifier ici l'inconstance en général, et moins encore celle qui vient de la seule légèreté; mais il n'est pas juste aussi de lui imputer tous les autres changements de l'amour. Il y a une première fleur d'agrément et de vivacité dans l'amour qui passe insensiblement, comme celle des fruits; ce n'est la faute de personne, c'est seulement la faute du temps. Dans les commencements, la figure est aimable, les sentiments ont du rapport, on cherche de la douceur et du plaisir, on veut plaire parce qu'on nous plaît, et on cherche à faire voir qu'on sait donner un prix infini à ce qu'on aime; mais dans la suite on ne sent plus ce qu'on croyait sentir toujours, le feu n'y est plus, le mérite de la nouveauté s'efface, la beauté, qui a tant de part à l'amour, ou diminue ou ne fait plus la même impression; le nom d'amour se conserve, mais on ne se retrouve plus les mêmes personnes, ni les mêmes sentiments; on suit encore ses engagements par honneur, par accoutumance et pour n'être pas assez assuré de son propre changement.
Quelles personnes auraient commencé de s'aimer, si elles s'étaient vues d'abord comme on se voit dans la suite des années? Mais quelles personnes aussi se pourraient séparer, si elles se revoyaient comme on s'est vu la première fois? L'orgueil, qui est presque toujours le maître de nos goûts, et qui ne se rassasie jamais, serait flatté sans cesse par quelque nouveau plaisir; la constance perdrait son mérite: elle n'aurait plus de part à une si agréable liaison, les faveurs présentes auraient la même grâce que les premières faveurs et le souvenir n'y mettrait point de différence; l'inconstance serait même inconnue, et on s'aimerait toujours avec le même plaisir parce qu'on aurait toujours les mêmes sujets de s'aimer. Les changements qui arrivent dans l'amitié ont à peu près des causes pareilles à ceux qui arrivent dans l'amour: leurs règles ont beaucoup de rapport. Si l'un a plus d'enjouement et de plaisir, l'autre doit être plus égale et plus sévère, elle ne pardonne rien; mais le temps, qui change l'humeur et les intérêts, les détruit presque également tous deux. Les hommes sont trop faibles et trop changeants pour soutenir longtemps le poids de l'amitié. L'antiquité en a fourni des exemples; mais dans le temps où nous vivons, on peut dire qu'il est encore moins impossible de trouver un véritable amour qu'une véritable amitié.
XVIII. De la retraite
Je m'engagerais à un trop long discours si je rapportais ici en particulier toutes les raisons naturelles qui portent les vieilles gens à se retirer du commerce du monde: le changement de leur humeur, de leur figure et l'affaiblissement des organes les conduisent insensiblement, comme la plupart des autres animaux, à s'éloigner de la fréquentation de leurs semblables. L'orgueil, qui est inséparable de l'amour-propre, leur tient alors lieu de raison: il ne peut plus être flatté de plusieurs choses qui flattent les autres, l'expérience leur a fait connaître le prix de ce que tous les hommes désirent dans la jeunesse et l'impossibilité d'en jouir plus longtemps; les diverses voies qui paraissent ouvertes aux jeunes gens pour parvenir aux grandeurs, aux plaisirs, à la réputation et à tout ce qui élève les hommes leur sont fermées, ou par la fortune, ou par leur conduite, ou par l'envie et l'injustice des autres; le chemin pour y rentrer est trop long et trop pénible quand on s'est une fois égaré; les difficultés leur en paraissent insurmontables, et l'âge ne leur permet plus d'y prétendre. Ils deviennent insensibles à l'amitié, non seulement parce qu'ils n'en ont peut-être jamais trouvé de véritable, mais parce qu'ils ont vu mourir un grand nombre de leurs amis qui n'avaient pas encore eu le temps ni les occasions de manquer à l'amitié et ils se persuadent aisément qu'ils auraient été plus fidèles que ceux qui leur restent. Ils n'ont plus de part aux premiers biens qui ont d'abord rempli leur imagination; ils n'ont même presque plus de part à la gloire: celle qu'ils ont acquise est déjà flétrie par le temps, et souvent les hommes en perdent plus en vieillissant qu'ils n'en acquièrent. Chaque jour leur ôte une portion d'eux-mêmes; ils n'ont plus assez de vie pour jouir de ce qu'ils ont, et bien moins encore pour arriver à ce qu'ils désirent; il ne voient plus devant eux que des chagrins, des maladies et de l'abaissement; tous est vu, et rien ne peut avoir pour eux la grâce de la nouveauté; le temps les éloigne imperceptiblement du point de vue d'où il leur convient de voir les objets, et d'où ils doivent être vus. Les plus heureux sont encore soufferts, les autres sont méprisés; le seul bon parti qu'il leur reste, c'est de cacher au monde ce qu'ils ne lui ont peut-être que trop montré. Leur goût, détrompé des désirs inutiles, se tourne alors vers des objets muets et insensibles; les bâtiments, l'agriculture, l'économie, l'étude, toutes ces choses sont soumises à leurs volontés; ils s'en approchent ou s'en éloignent comme il leur plaît; ils sont maîtres de leurs desseins et de leurs occupations; tout ce qu'ils désirent est en leur pouvoir, et, s'étant affranchis de la dépendance du monde, ils font tout dépendre d'eux. Les plus sages savent employer à leur salut le temps qu'il leur reste et, n'ayant qu'une si petite part à cette vie, ils se rendent dignes d'une meilleure. Les autres n'ont au moins qu'eux-mêmes pour témoins de leur misère; leurs propres infirmités les amusent; le moindre relâche leur tient lieu de bonheur; la nature, défaillante et plus sage qu'eux, leur ôte souvent la peine de désirer; enfin ils oublient le monde, qui est si disposé à les oublier; leur vanité même est consolée par leur retraite, et avec beaucoup d'ennuis, d'incertitudes et de faiblesses, tantôt par piété, tantôt par raison, et le plus souvent par accoutumance, ils soutiennent le poids d'une vie insipide et languissante.
XIX. Des événements de ce siècle
L'histoire, qui nous apprend ce qui arrive dans le monde, nous montre également les grands événements et les médiocres; cette confusion d'objets nous empêche souvent de discerner avec assez d'attention les choses extraordinaires qui sont renfermées dans les cours de chaque siècle. Celui où nous vivons en a produit, à mon sens, de plus singuliers que les précédents. J'ai voulu en écrire quelques-uns, pour les rendre plus remarquables aux personnes qui voudront y faire réflexion.
Marie de Médicis, reine de France, femme de Henri le Grand, fut mère du roi Louis XIII, de Gaston, fils de France, de la reine d'Espagne, de la duchesse de Savoie, et de la reine d'Angleterre; elle fut régente en France, et gouverna le roi son fils, et son royaume, plusieurs années. Elle éleva Armand de Richelieu à la dignité de cardinal; elle le fit premier ministre, maître de l'État et de l'esprit du Roi. Elle avait peu de vertus et peu de défauts qui la dussent faire craindre, et néanmoins, après tant d'éclat et de grandeurs, cette princesse, veuve de Henri IVe et mère de tant de rois, a été arrêtée prisonnière par le Roi son fils, et par la haine du cardinal de Richelieu qui lui devait sa fortune. Elle a été délaissée des autres rois ses enfants, qui n'ont osé même la recevoir dans leurs États, et elle est morte de misère, et presque de faim, à Cologne, après une persécution de dix années.
Ange de Joyeuse, duc et pair, maréchal de France et amiral, jeune, riche, galant et heureux, abandonna tant d'avantages pour se faire capucin. Après quelques années les besoins de l'État le rappelèrent au monde; le Pape le dispensa de ses voeux, et lui ordonna d'accepter le commandement des armées du Roi contre les huguenots; il demeura quatre ans dans cet emploi, et se laissa entraîner pendant ce temps aux mêmes passions qui l'avaient agité pendant sa jeunesse. La guerre étant finie, il renonça une seconde fois au monde, et reprit l'habit de capucin. Il vécut longtemps dans une vie sainte et religieuse; mais la vanité, dont il avait triomphé dans le milieu des grandeurs, triompha de lui dans le cloître; il fut élu gardien du couvent de Paris, et son élection étant contestée par quelques religieux, il s'exposa non seulement à aller à Rome dans un âge avancé, à pied et malgré les autres incommodités d'un si pénible voyage, mais la même opposition des religieux s'étant renouvelée à son retour, il partit une seconde fois pour retourner à Rome soutenir un intérêt si peu digne de lui, et il mourut en chemin de fatigue, de chagrin, et de vieillesse.
Trois hommes de qualité, Portugais, suivis de dix-sept de leurs amis, entreprirent la révolte de Portugal et des Indes qui en dépendent, sans concert avec les peuples ni avec les étrangers, et sans intelligence dans les places. Ce petit nombre de conjurés se rendit maître du palais de Lisbonne, en chassa la douairière de Mantoue, régente pour le roi d'Espagne, et fit soulever tout le royaume; il ne périt dans ce désordre que Vasconcellos, ministre d'Espagne, et deux de ses domestiques. Un si grand changement se fit en faveur du duc de Bragance, et sans participation: il fut déclaré roi contre sa propre volonté, et se trouva le seul homme de Portugal qui résistât à son élection; il a possédé ensuite cette couronne pendant quatorze années, n'ayant ni élévation, ni mérite; il est mort dans son lit, et a laissé son royaume paisible à ses enfants.
Le cardinal de Richelieu a été maître absolu du royaume de France pendant le règne d'un roi qui lui laissait le gouvernement de son État, lorsqu'il n'osait lui confier sa propre personne; le Cardinal avait aussi les mêmes défiances du Roi, et il évitait d'aller chez lui, craignant d'exposer sa vie ou sa liberté; le Roi néanmoins sacrifie Cinq-Mars, son favori, à la vengeance du Cardinal, et consent qu'il périsse sur un échafaud. Ensuite le Cardinal meurt dans son lit; il dispose par son testament des charges et des dignités de l'État, et oblige le Roi, dans le plus fort de ses soupçons et de sa haine, à suivre aussi aveuglement ses volontés après sa mort qu'il avait fait pendant sa vie.
On doit sans doute trouver extraordinaire que Anne-Marie-Louise d'Orléans, petite-fille de France, la plus riche sujette de l'Europe, destinée pour les plus grands rois, avare, rude et orgueilleuse, ait pu former le dessein, à quarante-cinq ans, d'épouser Puyguilhem, cadet de la maison de Lauzun, assez mal fait de sa personne, d'un esprit médiocre, et qui n'a, pour toute bonne qualité, que d'être hardi et insinuant. Mais on doit être encore plus surpris que Mademoiselle ait pris cette chimérique résolution par un esprit de servitude et parce que Puyguilhem était bien auprès du Roi; l'envie d'être femme d'un favori lui tint lieu de passion, elle oublia son âge et sa naissance, et, sans avoir d'amour, elle fit des avances à Puyguilhem qu'un amour véritable ferait à peine excuser dans une jeune personne et d'une moindre condition. Elle lui dit un jour qu'il n'y avait qu'un seul homme qu'elle pût choisir pour épouser. Il la pressa de lui apprendre son choix; mais n'ayant pas la force de prononcer son nom, elle voulut l'écrire avec un diamant sur les vitres d'une fenêtre. Puyguilhem jugea sans doute ce qu'elle allait faire, et espérant peut-être qu'elle lui donnerait cette déclaration par écrit, dont il pourrait faire quelque usage, il feignit une délicatesse de passion qui pût plaire à Mademoiselle, et il lui fit un scrupule d'écrire sur du verre un sentiment qui devait durer éternellement. Son dessein réussit comme il désirait, et Mademoiselle écrivit le soir dans du papier:
«C'est vous.» Elle le cachera elle-même; mais, comme cette aventure se passait un jeudi et que minuit sonna avant que Mademoiselle pût donner son billet à Puyguilhem, elle ne voulut pas paraître moins scrupuleuse que lui, et craignant que le vendredi ne fût un jour malheureux, elle lui fit promettre d'attendre au samedi à ouvrir le billet qui lui devait apprendre cette _grande nouvelle. L'excessive fortune que cette déclaration faisait envisager à Puyguilhem ne lui parut point au-dessus de son ambition. Il songea à profiter du caprice de Mademoiselle, et il eut la hardiesse d'en rendre compte au Roi. Personne n'ignore qu'avec si grandes et éclatantes qualités nul prince au monde n'a jamais eu plus de hauteur, ni plus de fierté. Cependant, au lieu de perdre Puyguilhem d'avoir osé lui découvrir ses espérances, il lui permit non seulement de les conserver, mais il consentit que quatre officiers de la couronne lui vinssent demander son approbation pour un mariage si surprenant, et sans que Monsieur ni Monsieur le Prince en eussent entendu parler. Cette nouvelle se répandit dans le monde, et le remplit d'étonnement et d'indignation. Le Roi ne sentit pas alors ce qu'il venait de faire contre sa gloire et contre sa dignité. Il trouva seulement qu'il était de sa grandeur d'élever en un jour Puyguilhem au-dessus des plus grands du royaume et, malgré tant de disproportion, il le jugea digne d'être son cousin germain, le premier pair de France et maître de cinq cent mille livres de rente; mais ce qui le flatta le plus encore, dans un si extraordinaire dessein, ce fut le plaisir secret de surprendre le monde, et de faire pour un homme qu'il aimait ce que personne n'avait encore imaginé. Il fut au pouvoir de Puyguilhem de profiter durant trois jours de tant de prodiges que la fortune avait faits en sa faveur, et d'épouser Mademoiselle; mais, par un prodige plus grand encore, sa vanité ne put être satisfaite s'il ne l'épousait avec les mêmes cérémonies que s'il eût été de sa qualité: il voulut que le Roi et la Reine fussent témoins de ses noces, et qu'elles eussent tout l'éclat que leur présence y pouvait donner. Cette présomption sans exemple lui fit employer à de vains préparatifs, et à passer son contrat, tout le temps qui pouvait assurer son bonheur. Mme de Montespan, qui le haïssait, avait suivi néanmoins le penchant du Roi et ne s'était point opposée à ce mariage. Mais le bruit du monde la réveilla; elle fit voir au Roi ce que lui seul ne voyait pas encore; elle lui fit écouter la voix publique; il connut l'étonnement des ambassadeurs, il reçut les plaintes et les remontrances respectueuses de Madame douairière et de toute la maison royale. Tant de raisons firent longtemps balancer le Roi, et ce fut avec un[e] extrême peine qu'il déclara à Puyguilhem qu'il ne pouvait consentir ouvertement à son mariage. Il l'assura néanmoins que ce changement en apparence ne changerait rien en effet; qu'il était forcé, malgré lui, de céder à l'opinion générale, et de lui défendre d'épouser Mademoiselle, mais qu'il ne prétendait pas que cette défense empêchât son bonheur. Il le pressa de se marier en secret, et il lui promit que la disgrâce qui devait suivre une telle faute ne durerait que huit jours. Quelque sentiment que ce discours pût donner à Puyguilhem, il dit au Roi qu'il renonçait avec joie à tout ce qui lui avait permis d'espérer, puisque sa gloire en pouvait être blessée, et qu'il n'y avait point de fortune qui le pût consoler d'être huit jours séparé de lui. Le Roi fut véritablement touché de cette soumission; il n'oublia rien pour obliger Puyguilhem à profiter de la faiblesse de Mademoiselle, et Puyguilhem n'oublia rien aussi, de son côté, pour faire voir au Roi qu'il lui sacrifiait toutes choses. Le désintéressement seul ne fit pas prendre néanmoins cette conduite à Puyguilhem: il crut qu'elle l'assurait pour toujours de l'esprit du Roi, et que rien ne pourrait à l'avenir diminuer sa faveur. Son caprice et sa vanité le portèrent même si loin que ce mariage si grand et si disproportionné lui parut insupportable parce qu'il ne lui était plus permis de le faire avec tout le faste et tout l'éclat qu'il s'était proposé. Mais ce qui le détermina le plus puissamment à le rompre, ce fut l'aversion insurmontable qu'il avait pour la personne de Mademoiselle, et le dégoût d'être son mari. Il espéra même de tirer des avantages solides de l'emportement de Mademoiselle, et que, sans l'épouser, elle lui donnerait la souveraineté de Dombes et le duché de Montpensier. Ce fut dans cette vue qu'il refusa d'abord toutes les grâces dont le Roi voulut le combler; mais l'humeur avare et inégale de Mademoiselle, et les difficultés qui se rencontrèrent à assurer de si grands biens à Puyguilhem, rendirent ce dessein inutile, et l'obligèrent à recevoir les bienfaits du Roi. Il lui donna le gouvernement de Berry et cinq cent mille livres. Des avantages si considérables ne répondirent pas toutefois aux espérances que Puyguilhem avait formées. Son chagrin fournit bientôt à ses ennemis, et particulièrement à Mme de Montespan, tous les prétextes qu'ils souhaitaient pour le ruiner. Il connut son état et sa décadence et, au lieu de se ménager auprès du Roi avec de la douceur, de la patience et de l'habileté, rien ne fut plus capable de retenir son esprit âpre et fier. Il fit enfin des reproches au Roi; il lui dit même des choses rudes et piquantes, jusqu'à casser son épée en sa présence en disant qu'il ne la tirerait plus pour son service; il lui parla avec mépris de Mme de Montespan, et s'emporta contre elle avec tant de violence qu'elle douta de sa sûreté et n'en trouva plus qu'à le perdre. Il fut arrêté bientôt après, et on le mena à Pignerol, où il éprouva par une longue et dure prison la douleur d'avoir perdu les bonnes grâces du Roi, et d'avoir laissé échapper par une fausse vanité tant de grandeurs et tant d'avantages que la condescendance de son maître et la bassesse de Mademoiselle lui avaient présentés.
Alphonse, roi de Portugal, fils du duc de Bragance dont je viens de parler, s'est marié en France à la fille du duc de Nemours, jeune, sans biens et sans protection. Peu de temps après, cette princesse a formé le dessein de quitter le Roi son mari; elle l'a fait arrêter dans Lisbonne, et les mêmes troupes, qui un jour auparavant le gardaient comme leur roi, l'ont gardé le lendemain comme prisonnier; il a été confiné dans une île de ses propres États, et on lui a laissé la vie et le titre de roi. Le prince de Portugal, son frère, a épousé la Reine; elle conserve sa dignité, et elle a revêtu le prince son mari de toute l'autorité du gouvernement, sans lui donner le nom de roi; elle jouit tranquillement du succès d'une entreprise si extraordinaire, en paix avec les Espagnols, et sans guerre civile dans le royaume.
Un vendeur d'herbes, nommé Masaniel, fit soulever le menu peuple de Naples, et malgré la puissance des Espagnols il usurpa l'autorité royale; il disposa souverainement de la vie, de la liberté et des biens de tout ce qui lui fut suspect; il se rendit maître des douanes; il dépouilla les partisans de tout leur argent et de leurs meubles, et fit brûler publiquement toutes ces richesses immenses dans le milieu de la ville, sans qu'un seul de cette foule confuse de révoltés voulût profiter d'un bien qu'on croyait mal acquis. Ce prodige ne dura que quinze jours, et finit par un autre prodige: ce même Masaniel, qui achevait de si grandes choses avec tant de bonheur, de gloire, et de conduite, perdit subitement l'esprit, et mourut frénétique en vingt-quatre heures.
La reine de Suède, en paix dans ses États et avec ses voisins, aimée de ses sujets, respectée des étrangers, jeune et sans dévotion, a quitté volontairement son royaume, et s'est réduite à une vie privée. Le roi de Pologne, de la même maison que la reine de Suède, s'est démis aussi de la royauté, par la seule lassitude d'être roi.
Un lieutenant d'infanterie sans nom et sans crédit, a commencé, à l'âge de quarante-cinq ans, de se faire connaître dans les désordres d'Angleterre. Il a dépossédé son roi légitime, bon, juste, doux, vaillant et libéral; il lui a fait trancher la tête, par un arrêt de son parlement; il a changé la royauté en république; il a été dix ans maître de l'Angleterre, plus craint de ses voisins et plus absolu dans son pays que tous les rois qui y ont régné. Il est mort paisible, et en pleine possession de toute la puissance du royaume.
Les Hollandais ont secoué le joug de la domination d'Espagne; ils ont formé une puissante république, et ils ont soutenu cent ans la guerre contre leurs rois légitimes pour conserver leur liberté. Ils doivent tant de grandes choses à la conduite et à la valeur des princes d'Orange, dont ils ont néanmoins toujours redouté l'ambition et limité le pouvoir. Présentement cette république, si jalouse de sa puissance, accorde au prince d'Orange d'aujourd'hui, malgré son peu d'expérience et ses malheureux succès dans la guerre, ce qu'elle a refusé à ses pères: elle ne se contente pas de relever sa fortune abattue, elle le met en état de se faire souverain de Hollande, et elle a souffert qu'il ait fait déchirer par le peuple un homme qui maintenait seul la liberté publique.
Cette puissance d'Espagne, si étendue et si formidable à tous les rois du monde, trouve aujourd'hui son principal appui dans ses sujets rebelles, et se soutient par la protection des Hollandais.
Un empereur, jeune, faible, simple, gouverné par des ministres incapables, et pendant le plus grand abaissement de la maison d'Autriche, se trouve en un moment chef de tous les princes d'Allemagne, qui craignent son autorité et méprisent sa personne, et il est plus absolu que n'a jamais été Charles-Quint.
Le roi d'Angleterre, faible, paresseux, et plongé dans les plaisirs, oubliant les intérêts de son royaume et ses exemples domestiques, s'est exposé avec fermeté depuis six ans à la fureur de ses peuples et à la haine de son parlement pour conserver une liaison étroite avec le roi de France; au lieu d'arrêter les conquêtes de ce prince dans les Pays-Bas, il y a même contribué en lui fournissant des troupes. Cet attachement l'a empêché d'être maître absolu d'Angleterre et d'en étendre les frontières en Flandre et en Hollande par des places et par des ports, qu'il a toujours refusés; mais dans le temps qu'il reçoit des sommes considérables du Roi, et qu'il a le plus de besoin d'en être soutenu contre ses propres sujets il renonce, sans prétexte, à tant d'engagements, et il se déclare contre la France, précisément quand il lui est utile et honnête d'y être attaché; par une mauvaise politique précipitée, il perd, en un moment, le seul avantage qu'il pouvait retirer d'une mauvaise politique de six années, et ayant pu donner la paix comme médiateur, il est réduit à la demander comme suppliant, quand le Roi l'accorde à l'Espagne, à l'Allemagne et à la Hollande.
Les propositions qui avaient été faites au roi d'Angleterre de marier sa nièce, la princesse d'York, au prince d'Orange, ne lui étaient pas agréables; le duc d'York en paraissait aussi éloigné que le Roi son frère, et le prince d'Orange même, rebuté par les difficultés de ce dessein, ne pensait plus à le faire réussir. Le roi d'Angleterre, étroitement lié au roi de France, consentait à ses conquêtes, lorsque les intérêts du grand trésorier d'Angleterre et la crainte d'être attaqué par le Parlement lui ont fait chercher sa sûreté particulière, en disposant le Roi son maître à s'unir avec le prince d'Orange par le mariage de la princesse d'York, et à faire déclarer l'Angleterre contre la France pour la protection des Pays-Bas. Ce changement du roi d'Angleterre a été si prompt et si secret que le duc d'York l'ignorait encore deux jours devant le mariage de sa fille, et personne ne se pouvait persuader que le roi d'Angleterre, qui avait hasardé dix ans sa vie et sa couronne pour demeurer attaché à la France, pût renoncer en un moment à tout ce qu'il en espérait pour suivre le sentiment de son ministre. Le prince d'Orange, de son côté, qui avait tant d'intérêt de se faire un chemin pour être un jour roi d'Angleterre, négligeait ce mariage qui le rendait héritier présomptif du royaume; il bornait ses desseins à affermir son autorité en Hollande, malgré les mauvais succès de ses dernières campagnes, et il s'appliquait à se rendre aussi absolu dans les autres provinces de cet État qu'il le croyait être dans la Zélande; mais il s'aperçut bientôt qu'il devait prendre d'autres mesures, et une aventure ridicule lui fit mieux connaître l'état où il était dans son pays qu'il ne le voyait par ses propres lumières. Un crieur public vendait des meubles à un encan où beaucoup de monde s'assembla; il mit en vente un atlas, et voyant que personne ne l'enchérissait, il dit au peuple que ce livre était néanmoins plus rare qu'on ne pensait, et que les cartes en étaient si exactes que la rivière dont M. le prince d'Orange n'avait eu aucune connaissance lorsqu'il perdit la bataille de Cassel y était fidèlement marquée. Cette raillerie, qui fut reçue avec un applaudissement universel, a été un des plus puissants motifs qui ont obligé le prince d'Orange à rechercher de nouveau l'alliance d'Angleterre, pour contenir la Hollande, et pour joindre tant de puissances contre nous. Il semble néanmoins que ceux qui ont désiré ce mariage, et ceux qui y ont été contraires, n'ont pas connu leurs intérêts: le grand trésorier d'Angleterre a voulu adoucir le Parlement et se garantir d'en être attaqué, en portant le Roi son maître à donner sa nièce au prince d'Orange, et à se déclarer contre la France; le roi d'Angleterre a cru affermir son autorité dans son royaume par l'appui du prince d'Orange, et il a prétendu engager ses peuples à lui fournir de l'argent pour ses plaisirs, sous prétexte de faire la guerre au roi de France et de le contraindre à recevoir la paix; le prince d'Orange a eu dessein de soumettre la Hollande par la protection d'Angleterre; à la France a appréhendé qu'un mariage si opposé à ses intérêts n'emportât la balance en joignant l'Angleterre à tous nos ennemis. L'événement a fait voir, en six semaines, la fausseté de tant de raisonnements: ce mariage met une défiance éternelle entre l'Angleterre et la Hollande, et toutes deux le regardent comme un dessein d'opprimer leur liberté; le parlement d'Angleterre attaque les ministres du Roi, pour attaquer ensuite sa propre personne; les États de Hollande, lassés de la guerre et jaloux de leur liberté, se repentent d'avoir mis leur autorité entre les mains d'un jeune homme ambitieux, et héritier présomptif de la couronne d'Angleterre; le roi de France, qui a d'abord regardé ce mariage comme une nouvelle ligue qui se formait contre lui, a su s'en servir pour diviser ses ennemis, et pour se mettre en état de prendre la Flandre, s'il n'avait préféré la gloire de faire la paix à la gloire de faire de nouvelles conquêtes.
Si le siècle présent n'a pas moins produit d'événements extraordinaires que les siècles passés, on conviendra sans doute qu'il a le malheureux avantage de les surpasser dans l'excès des crimes. La France même, qui les a toujours détestés, qui y est opposée par l'humeur de la nation, par la religion, et qui est soutenue par les exemples du prince qui règne, se trouve néanmoins aujourd'hui le théâtre où l'on voit paraître tout ce que l'histoire et la fable nous ont dit des crimes de l'antiquité Les vices sont de tous les temps, les hommes sont nés avec de l'intérêt, de la cruauté et de la débauche; mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutions d'Héliogabale, de la foi des Grecs et des poisons et des parricides de Médée?
Appendice aux événements de ce siècle
1. Portrait de Mme de Montespan
Diane de Rochechouart est fille du duc de Mortemart et femme du marquis de Montespan. Sa beauté est surprenante; son esprit et sa conversation ont encore plus de charme que sa beauté. Elle fit dessein de plaire au Roi et de l'ôter à La Vallière dont il était amoureux. Il négligea longtemps cette conquête, et il en fit même des railleries. Deux ou trois années se passèrent sans qu'elle fît d'autres progrès que d'être dame du palais attachée particulièrement à la Reine, et dans une étroite familiarité avec le Roi et La Vallière. Elle ne se rebuta pas néanmoins, et se confiant à sa beauté, à son esprit, et aux offices de Mme de Montausier, dame d'honneur de la Reine, elle suivit son projet sans douter de l'événement. Elle ne s'y est pas trompée: ses charmes et le temps détachèrent le Roi de La Vallière, et elle se vit maîtresse déclarée. Le marquis de Montespan sentit son malheur avec toute la violence d'un homme jaloux. Il s'emporta contre sa femme; il reprocha publiquement à Mme de Montausier qu'elle l'avait entraînée dans la honte où elle était plongée. Sa douleur et son désespoir firent tant d'éclat qu'il fut contraint de sortir du royaume pour conserver sa liberté. Mme de Montespan eut alors toute la facilité qu'elle désirait, et son crédit n'eut plus de bornes. Elle eut un logement particulier dans toutes les maisons du Roi; les conseils secrets se tenaient chez elle. La Reine céda à sa faveur comme tout le reste de la cour, et non seulement il ne lui fut plus permis d'ignorer un amour si public, mais elle fut obligée d'en voir toutes les suites sans oser se plaindre, et elle dut à Mme de Montespan les marques d'amitié et de douceur qu'elle recevait du Roi. Mme de Montespan voulut encore que La Vallière fût témoin de son triomphe, qu'elle fût présente et auprès d'elle à tous les divertissements publics et particuliers; elle la fit entrer dans le secret de la naissance de ses enfants dans les temps où elle cachait son état à ses propres domestiques. Elle se lassa enfin de la présence de La Vallière malgré ses soumissions et ses souffrances, et cette fille simple et crédule fut réduite à prendre l'habit de carmélite, moins par dévotion que par faiblesse, et on peut dire qu'elle ne quitta le monde que pour faire sa cour.
2. Portrait du cardinal de Retz
Paul de Gondi, cardinal de Retz, a beaucoup d'élévation, d'étendue d'esprit, et plus d'ostentation que de vraie grandeur de courage. Il a une mémoire extraordinaire, plus de force que de politesse dans ses paroles, l'humeur facile, de la docilité et de la faiblesse à souffrir les plaintes et les reproches de ses amis, peu de piété, quelques apparences de religion. Il paraît ambitieux sans l'être; la vanité, et ceux qui l'ont conduit, lui ont fait entreprendre de grandes choses presque toutes opposées à sa profession; il a suscité les plus grands désordres de l'État sans avoir un dessein formé de s'en prévaloir, et bien loin de se déclarer ennemi du cardinal Mazarin pour occuper sa place, il n'a pensé qu'à lui paraître redoutable, et à se flatter de la fausse vanité de lui être opposé. Il a su profiter néanmoins avec habileté des malheurs publics pour se faire cardinal; il a souffert la prison avec fermeté, et n'a dû sa liberté qu'à sa hardiesse. La paresse l'a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l'obscurité d'une vie errante et cachée. Il a conservé l'archevêché de Paris contre la puissance du cardinal Mazarin; mais après la mort de ce ministre il s'en est démis sans connaître ce qu'il faisait, et sans prendre cette conjoncture pour ménager les intérêts de ses amis et les siens propres. Il est entré dans divers conclaves, et sa conduite a toujours augmenté sa réputation. Sa pente naturelle est l'oisiveté; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies. Il a une présence d'esprit, et il sait tellement tourner à son avantage les occasions que la fortune lui offre qu'il semble qu'il les ait prévues et désirées. Il aime à raconter; il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l'écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire. Il est faux dans la plupart de ses qualités, et ce qui a le plus contribué à sa réputation c'est de savoir donner un beau jour à ses défauts. Il est insensible à la haine et à l'amitié, quelque soin qu'il ait pris de paraître occupé de l'une ou de l'autre; il est incapable d'envie ni d'avarice, soit par vertu ou par inapplication. Il a plus emprunté de ses amis qu'un particulier ne devait espérer de leur pouvoir rendre; il a senti de la vanité à trouver tant de crédit, et à entreprendre de s'acquitter. Il n'a point de goût ni de délicatesse; il s'amuse à tout et ne se plaît à rien; il évite avec adresse de laisser pénétrer qu'il n'a qu'une légère connaissance de toutes choses. La retraite qu'il vient de faire est la plus éclatante et la plus fausse action de sa vie; c'est un sacrifice qu'il fait à son orgueil, sous prétexte de dévotion: il quitte la cour, où il ne peut s'attacher, et il s'éloigne du monde, qui s'éloigne de lui.
3. Remarques sur les commencements de la vie du cardinal de Richelieu
Monsieur de Luçon, qui depuis a été cardinal de Richelieu, s'étant attaché entièrement aux intérêts du maréchal d'Ancre, lui conseilla de faire la guerre; mais après lui avoir donné cette pensée et que la proposition en fut faite au Conseil, Monsieur de Luçon témoigna de la désapprouver et s'y opposa pour ce que M. de Nevers, qui croyait que la paix fût avantageuse pour ses desseins, lui avait fait offrir le prieuré de La Charité par le P. Joseph, pourvu qu'il la fît résoudre au Conseil. Ce changement d'opinion de Monsieur de Luçon surprit le maréchal d'Ancre, et l'obligea de lui dire avec quelque aigreur qu'il s'étonnait de le voir passer si promptement d'un sentiment à un autre tout contraire; à quoi Monsieur de Luçon répondit ces propres paroles, que les nouvelles rencontres demandent de nouveaux conseils. Mais jugeant bien par là qu'il avait déplu au maréchal, il résolut de chercher les moyens de le perdre; et un jour que Déageant l'était allé trouver pour lui faire signer quelques expéditions, il lui dit qu'il avait une affaire importante à communiquer à M. de Luynes, et qu'il souhaitait de l'entretenir. Le lendemain, M. de Luynes et lui se virent, où Monsieur de Luçon lui dit que le maréchal d'Ancre était résolu de le perdre, et que le seul moyen de se garantir d'être opprimé par un si puissant ennemi était de le prévenir. Ce discours surprit beaucoup M. de Luynes, qui avait déjà pris cette résolution, ne sachant si ce conseil, qui lui était donné par une créature du maréchal, n'était point un piège pour le surprendre et pour lui faire découvrir ses sentiments. Néanmoins Monsieur de Luçon lui fit paraître tant de zèle pour le service du Roi et un si grand attachement à la ruine du maréchal, qu'il disait être le plus grand ennemi de l'État, que M. de Luynes, persuadé de sa sincérité, fut sur le point de lui découvrir son dessein, et de lui communiquer le projet qu'il avait fait de tuer le maréchal; mais s'étant retenu alors de lui en parler, il dit à Déageant la conversation qu'ils avaient eue ensemble et l'envie qu'il avait de lui faire part de son secret; ce que Déageant désapprouva entièrement, et lui fit voir que ce serait donner un moyen infaillible à Monsieur de Luçon de se réconcilier à ses dépens avec le maréchal, et de se joindre plus étroitement que jamais avec lui, en lui découvrant une affaire de cette conséquence: de sorte que la chose s'exécuta, et le maréchal d'Ancre fut tué sans que Monsieur de Luçon en eût connaissance. Mais les conseils qu'il avait donnés à M. de Luynes, et l'animosité qu'il lui avait témoigné d'avoir contre le maréchal le conservèrent, et firent que le Roi lui commanda de continuer d'assister au Conseil, et d'exercer sa charge de secrétaire d'État comme il avait accoutumé: si bien qu'il demeura encore quelque temps à la cour, sans que la chute du maréchal qui l'avait avancé nuisît à sa fortune. Mais, comme il n'avait pas pris les mêmes précautions envers les vieux ministres qu'il avait fait auprès de M. de Luynes, M. de Villeroy et M. le président Jeannin, qui virent par quel biais il entrait dans les affaires, firent connaître à M. de Luynes qu'il ne devait pas attendre plus de fidélité de lui qu'il en avait témoigné pour le maréchal d'Ancre, et qu'il était nécessaire de l'éloigner comme une personne dangereuse et qui voulait s'établir par quelques voies que ce pût être: ce qui fit résoudre M. de Luynes à lui commander de se retirer à Avignon.
Cependant la Reine mère du Roi alla à Blois, et Monsieur de Luçon, qui ne pouvait souffrir de se voir privé de toutes ses espérances, essaya de renouer avec M. de Luynes et lui fit offrir que, s'il lui permettait de retourner auprès de la Reine, qu'il se servirait du pouvoir qu'il avait sur son esprit pour lui faire chasser tous ceux qui lui étaient désagréables et pour lui faire faire toutes les choses que M. de Luynes lui prescrirait. Cette proposition fut reçue, et Monsieur de Luçon, retournant, produisit l'affaire du Pont-de-Cé, en suite de quoi il fut fait cardinal, et commença d'établir les fondements de la grandeur où il est parvenu.
4. Le comte d'Harcourt
Le soin que la fortune a pris d'élever et d'abattre le mérite des hommes est connu dans tous les temps, et il y a mille exemples du droit qu'elle s'est donné de mettre le prix à leurs qualités, comme les souverains mettent le prix à la monnaie, pour faire voir que sa marque leur donne le cours qu'il lui plaît. Si elle s'est servie des talents extraordinaires de Monsieur le Prince et de M. de Turenne pour les faire admirer, il paraît qu'elle a respecté leur vertu et que, tout injuste qu'elle est, elle n'a pu se dispenser de leur faire justice. Mais on peut dire qu'elle veut montrer toute l'étendue de son pouvoir lorsqu'elle choisit des sujets médiocres pour les égaler aux plus grands hommes. Ceux qui ont connu le comte d'Harcourt conviendront de ce que je dis, et ils le regarderont comme un chef-d'oeuvre de la fortune, qui a voulu que la postérité le jugeât digne d'être comparé dans la gloire des armes aux plus célèbres capitaines. Ils lui verront exécuter heureusement les plus difficiles et les plus glorieuses entreprises. Les succès des îles Sainte-Marguerite, de Casal, le combat de la Route, le siège de Turin, les batailles gagnées en Catalogne, une si longue suite de victoires étonneront les siècles à venir. La gloire du comte d'Harcourt sera en balance avec celle de Monsieur le Prince et de M. de Turenne, malgré les distances que la nature a mises entre eux; elle aura un même rang dans l'histoire, et on n'osera refuser à son mérite ce que l'on sait présentement qui n'est dû qu'à sa seule fortune.
Portrait de La Rochefoucauld par lui-même
Portrait de M.R.D. fait par lui-même
Je suis d'une taille médiocre, libre et bien proportionnée. J'ai le teint brun mais assez uni, le front élevé et d'une raisonnable grandeur, les yeux noirs, petits et enfoncés, et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché à dire de quelle sorte j'ai le nez fait, car il n'est ni camus ni aquilin, ni gros ni pointu, au moins à ce que je crois. Tout ce que je sais, c'est qu'il est plutôt grand que petit, et qu'il descend un peu trop en bas. J'ai la bouche grande, et les lèvres assez rouges d'ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J'ai les dents blanches, et passablement bien rangées. On m'a dit autrefois que j'avais un peu trop de menton: je viens de me tâter et de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop bien qu'en juger. Pour le tour du visage, je l'ai ou carré ou en ovale; lequel des deux, il me serait fort difficile de le dire. J'ai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête. J'ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine; cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J'ai l'action fort aisée, et même un peu trop, et jusques à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au dehors, et l'on trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus n'est pas fort éloigné de ce qui en est. J'en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait; car je me suis assez étudié pour me bien connaître, et je ne manque ni d'assurance pour dire librement ce que je puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer franchement ce que j'ai de défauts. Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que depuis trois ou quatre ans à peine m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J'aurais pourtant, ce me semble, une mélancolie assez supportable et assez douce, si je n'en avais point d'autre que celle qui me vient de mon tempérament; mais il m'en vient tant d'ailleurs, et ce qui m'en vient me remplir de telle sorte l'imagination, et m'occupe si fort l'esprit, que la plupart du temps ou je rêve sans dire mot ou je n'ai presque point d'attache à ce que je dis. Je suis fort resserré avec ceux que je ne connais pas, et je ne suis pas même extrêmement ouvert avec la plupart de ceux que je connais. C'est un défaut, je le sais bien, et je ne négligerai rien pour m'en corriger; mais comme un certain air sombre que j'ai dans le visage contribue à me faire paraître encore plus réservé que je ne le suis, et qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous défaire d'un méchant air qui nous vient de la disposition naturelle des traits, je pense qu'après m'être corrigé au dedans, il ne laissera pas de me demeurer toujours de mauvaises marques au dehors. J'ai de l'esprit et je ne fais point difficulté de le dire; car à quoi bon façonner là-dessus? Tant biaiser et tant apporter d'adoucissement pour dire les avantages que l'on a, c'est, ce me semble, cacher un peu de vanité sous une modestie apparente et se servir d'une manière bien adroite pour faire croire de soi beaucoup plus de bien que l'on n'en dit. Pour moi, je suis content qu'on ne me croie ni plus beau que je me fais, ni de meilleure humeur que je me dépeins, ni plus spirituel et plus raisonnable que je dirai que je le suis. J'ai donc de l'esprit, encore une fois, mais un esprit que la mélancolie gâte; car, encore que je possède assez bien ma langue, que j'aie la mémoire heureuse, et que je ne pense pas les choses fort confusément, j'ai pourtant une si forte application à mon chagrin que souvent j'exprime assez mal ce que je veux dire. La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me touchent le plus. J'aime qu'elle soit sérieuse et que la morale en fasse la plus grande partie; cependant je sais la goûter aussi quand elle est enjouée, et si je n'y dis pas beaucoup de petites choses pour rire, ce n'est pas du moins que je ne connaisse bien ce que valent les bagatelles bien dites, et que je ne trouve fort divertissante cette manière de badiner où il y a certains esprits prompts et aisés qui réussissent si bien. J'écris bien en prose, je fais bien en vers, et si j'étais sensible à la gloire qui vient de ce côté-là, je pense qu'avec peu de travail je pourrais m'acquérir assez de réputation. J'aime la lecture en général; celle où il se trouve quelque chose qui peut façonner l'esprit et fortifier l'âme est celle que j'aime le plus. Surtout, j'ai une extrême satisfaction à lire avec une personne d'esprit; car de cette sorte on réfléchit à tous moments sur ce qu'on lit, et des réflexions que l'on fait il se forme une conversation la plus agréable du monde, et la plus utile. Je juge assez bien des ouvrages de vers et de prose que l'on me montre; mais j'en dis peut-être mon sentiment avec un peu trop de liberté. Ce qu'il y a encore de mal en moi, c'est que j'ai quelquefois une délicatesse trop scrupuleuse, et une critique trop sévère. Je ne hais pas à entendre disputer, et souvent aussi je me mêle assez volontiers dans la dispute: mais je soutiens d'ordinaire mon opinion avec trop de chaleur et lorsqu'on défend un parti injuste contre moi, quelquefois, à force de me passionner pour celui de la raison, je deviens moi-même fort peu raisonnable. J'ai les sentiments vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d'être tout à fait honnête homme que mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que de m'avertir sincèrement de mes défauts. Ceux qui me connaissent un peu particulièrement et qui ont eu la bonté de me donner quelquefois des avis là-dessus savent que je les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable, et toute la soumission d'esprit que l'on saurait désirer. J'ai toutes les passions assez douces et assez réglées: on ne m'a presque jamais vu en colère et je n'ai jamais eu de haine pour personne. Je ne suis pas pourtant incapable de me venger, si l'on m'avait offensé, et qu'il y allât de mon honneur à me ressentir de l'injure qu'on m'aurait faite. Au contraire je suis assuré que le devoir ferait si bien en moi l'office de la haine que je poursuivrais ma vengeance avec encore plus de vigueur qu'un autre. L'ambition ne me travaille point. Je ne crains guère de choses, et ne crains aucunement la mort. Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrais ne l'y être point du tout. Cependant il n'est rien que je ne fisse pour le soulagement d'une personne affligée, et je crois effectivement que l'on doit tout faire, jusques à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots que cela leur fait le plus grand bien du monde; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner, et se garder soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au-dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le coeur et qu'on doit laisser au peuple qui, n'exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses. J'aime mes amis, et je les aime d'une façon que je ne balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs; j'ai de la condescendance pour eux, je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs et j'en excuse facilement toutes choses; seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n'ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence. J'ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens. Je suis fort secret, et j'ai moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en confidence. Je suis extrêmement régulier à ma parole; je n'y manque jamais, de quelque conséquence que puisse être ce que j'ai promis et je m'en suis fait toute ma vie une loi indispensable. J'ai une civilité fort exacte parmi les femmes, et je ne crois pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la peine. Quand elles ont l'esprit bien fait, j'aime mieux leur conversation que celle des hommes: on y trouve une certaine douceur qui ne se rencontre point parmi nous, et il me semble outre cela qu'elles s'expliquent avec plus de netteté et qu'elles donnent un tour plus agréable aux choses qu'elles disent. Pour galant, je l'ai été un peu autrefois; présentement je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. J'ai renoncé aux fleurettes et je m'étonne seulement de ce qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui s'occupent à en débiter. J'approuve extrêmement les belles passions: elles marquent la grandeur de l'âme, et quoique dans les inquiétudes qu'elles donnent il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s'accommodent si bien d'ailleurs avec la plus austère vertu que je crois qu'on ne les saurait condamner avec justice. Moi qui connais tout ce qu'il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte; mais, de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j'ai me passe jamais de l'esprit au coeur.
Documents relatifs à la genèse des maximes
Avis au lecteur
Voici un portrait du coeur de l'homme que je donne au public, sous le nom de Réflexions ou Maximes morales. Il court fortune de ne plaire pas à tout le monde, parce qu'on trouvera peut-être qu'il ressemble trop, et qu'il ne flatte pas assez. Il y a apparence que l'intention du peintre n'a jamais été de faire paraître cet ouvrage, et qu'il serait encore renfermé dans son cabinet si une méchante copie qui en a couru, et qui a passé même depuis quelque temps en Hollande, n'avait obligé un de ses amis de m'en donner une autre, qu'il dit être tout à fait conforme à l'original; mais toute correcte qu'elle est, possible n'évitera-t-elle pas la censure de certaines personnes qui ne peuvent souffrir que l'on se mêle de pénétrer dans le fond de leur coeur, et qui croient être en droit d'empêcher que les autres les connaissent, parce qu'elles ne veulent pas se connaître elles-mêmes. Il est vrai que, comme ces Maximes sont remplies de ces sortes de vérités dont l'orgueil humain ne se peut accommoder, il est presque impossible qu'il ne se soulève contre elles, et qu'elles ne s'attirent des censeurs. Aussi est-ce pour eux que je mets ici une Lettre que l'on m'a donné, qui a été faite depuis que le manuscrit a paru, et dans le temps que chacun se mêlait d'en dire son avis. Elle m'a semblé assez propre pour répondre aux principales difficultés que l'on peut opposer aux Réflexions, et pour expliquer les sentiments de leur auteur. Elle suffit pour faire voir que ce qu'elles contiennent n'est autre chose que l'abrégé d'une morale conforme aux pensées de plusieurs Pères de l'Église, et que celui qui les a écrites a eu beaucoup de raison de croire qu'il ne pouvait s'égarer en suivant de si bons guides, et qu'il lui était permis de parler de l'homme comme les Pères en ont parlé. Mais si le respect qui leur est dû n'est pas capable de retenir le chagrin des critiques, s'ils ne font point de scrupule de condamner l'opinion de ces grands hommes en condamnant ce livre, je prie le lecteur de ne les pas imiter, de ne laisser point entraîner son esprit au premier mouvement de son coeur, et de donner ordre, s'il est possible, que l'amour-propre ne se mêle point dans le jugement qu'il en fera; car il le consulte, il ne faut pas s'attendre qu'il puisse être favorable à ces Maximes: comme elles traitent l'amour-propre de corrupteur de la raison, il ne manquera pas de prévenir l'esprit contre elles. Il faut donc prendre garde que cette prévention ne les justifie, et se persuader qu'il n'y a rien de plus propre à établir la vérité de ces Réflexions que la chaleur et la subtilité que l'on témoignera pour les combattre. En effet il sera difficile de faire croire à tout homme de bon sens que l'on les condamne par d'autre motif que par celui de l'intérêt caché, de l'orgueil et de l'amour-propre. En un mot, le meilleur parti que le lecteur ait à prendre est de se mettre d'abord dans l'esprit qu'il n'y a aucune de ces maximes qui le regarde en particulier, et qu'il en est seul excepté, bien qu'elles paraissent générales; après cela, je lui réponds qu'il sera le premier à y souscrire, et qu'il croira qu'elles font encore grâce au coeur humain. Voilà ce que j'avais à dire sur cet écrit en général. Pour ce qui est de la méthode que l'on y eût pu observer, je crois qu'il eût été à désirer que chaque maxime eût eu un titre du sujet qu'elle traite, et qu'elles eussent été mises dans un plus grand ordre; mais je ne l'ai pu faire sans renverser entièrement celui de la copie qu'on m'a donnée; et comme il y a plusieurs maximes sur une même matière, ceux à qui j'en ai demandé avis ont jugé qu'il était plus expédient de faire une table à laquelle on aura recours pour trouver celles qui traitent d'une même chose.
Discours sur les réflexions ou sentences et maximes morales
Monsieur,
Je ne saurais vous dire au vrai si les Réflexions morales sont de M.***, quoiqu'elles soient écrites d'une manière qui semble approcher de la sienne; mais en ces occasions-là je me défie presque toujours de l'opinion publique, et c'est assez qu'elle lui en ait fait un présent pour me donner une juste raison de n'en rien croire. Voilà de bonne foi tout ce que je vous puis répondre sur la première chose que vous me demandez. Et pour l'autre, si vous n'aviez bien du pouvoir sur moi, vous n'en auriez guère plus de contentement; car un homme prévenu, au point que je le suis, d'estime pour cet ouvrage n'a pas toute la liberté qu'il faut pour en bien juger. Néanmoins, puisque vous me l'ordonnez, je vous en dirai mon avis, sans vouloir m'ériger autrement en faiseur de dissertations, et sans y mêler en aucune façon l'intérêt de celui que l'on croit avoir fait cet écrit. Il est aisé de voir d'abord qu'il n'était pas destiné pour paraître au jour, mais seulement pour la satisfaction d'une personne qui, à mon avis, n'aspire pas à la gloire d'être auteur; et si par hasard c'était M.***, je puis vous dire que sa réputation est établie dans le monde par tant de meilleurs titres qu'il n'aurait pas moins de chagrin de savoir que ces Réflexions sont devenues publiques qu'il en eut lorsque les Mémoires qu'on lui attribue furent imprimés. Mais vous savez, Monsieur, l'empressement qu'il y a dans le siècle pour publier toutes les nouveautés, et s'il y a moyen de l'empêcher quand on le voudrait, surtout celles qui courent sous des noms qui les rendent recommandables. Il n'y a rien de plus vrai, Monsieur: les noms font valoir les choses auprès de ceux qui n'en sauraient connaître le véritable prix; celui des Réflexions est connu de peu de gens, quoique plusieurs se soient mêlés d'en dire leur avis. Pour moi, je ne me pique pas d'être assez délicat et assez habile pour en bien juger; je dis habile et délicat, parce que je tiens qu'il faut être pour cela l'un et l'autre; et quand je me pourrais flatter de l'être, je m'imagine que j'y trouverais peu de choses à changer. J'y rencontre partout de la force et de la pénétration, des pensées élevées et hardies, le tour de l'expression noble, et accompagné d'un certain air de qualité qui n'appartient pas à tous ceux qui se mêlent d'écrire. Je demeure d'accord qu'on n'y trouvera pas tout l'ordre ni tout l'art que l'on y pourrait souhaiter, et qu'un savant qui aurait un plus grand loisir y aurait pu mettre plus d'arrangement; mais un homme qui n'écrit que pour soi, et pour délasser son esprit, qui écrit les choses à mesure qu'elles lui viennent dans la pensée, n'affecte pas tant de suivre les règles que celui qui écrit de profession, qui s'en fait une affaire, et qui songe à s'en faire honneur. Ce désordre néanmoins a ses grâces, et des grâces que l'art ne peut imiter. Je ne sais pas si vous êtes de mon goût, mais quand les savants m'en devraient vouloir du mal, je ne puis m'empêcher de dire que je préférerai toute ma vie la manière d'écrire négligée d'un courtisan qui a de l'esprit à la régularité gênée d'un docteur qui n'a jamais rien vu que ses livres. Plus ce qu'il dit et ce qu'il écrit paraît aisé, et dans un certain air d'un homme qui se néglige, plus cette négligence, qui cache l'art sous une expression simple et naturelle, lui donne d'agrément. C'est de Tacite que je tiens ceci, je vous mets à la marge le passage latin, que vous lirez si vous en avez envie; et j'en userai de même de tous ceux dont je me souviendrai, n'étant pas assuré si vous aimez cette langue qui n'entre guère dans le commerce du grand monde, quoique je sache que vous l'entendez parfaitement. N'est-il pas vrai, Monsieur, que cette justesse recherchée avec trop d'étude a toujours un je ne sais quoi de contraint qui donne du dégoût, et qu'on ne trouve jamais dans les ouvrages de ces gens esclaves des règles ces beautés où l'art se déguise sous les apparences du naturel, ce don d'écrire facilement et noblement, enfin ce que le Tasse a dit du palais d'Armide:
Stimi (si misto il culto è col negletto), Sol naturali gli ornamenti e i siti. Di natura arte par, che per diletto L'imitatrice sua scherzando imiti.
Voilà comme un poète français l'a pensé après lui.
L'artifice n'a point de part
Dans cette admirable structure;
La nature, en formant tous les traits au hasard,
Sait si bien imiter la justesse de l'art
Que l'oeil, trompé d'une douce imposture,
Croit que c'est l'art qui suit l'ordre de la nature.
Voilà ce que je pense de l'ouvrage en général; mais je vois bien que ce n'est pas assez pour vous satisfaire, et que vous voulez que je réponde plus précisément aux difficultés que vous me dites que l'on vous a faites. Il me semble que la première est celle-ci: que les Réflexions détruisent toutes les vertus. On peut dire à cela que l'intention de celui qui les a écrites paraît fort éloignée de les vouloir détruire; il prétend seulement faire voir qu'il n'y en a presque point de pures dans le monde, et que dans la plupart de nos actions il y a un mélange d'erreur et de vérité, de perfection et d'imperfection, de vice et de vertu; il regarde le coeur de l'homme corrompu, attaqué de l'orgueil et de l'amour-propre, et environné de mauvais exemples comme le commandant d'une ville assiégée à qui l'argent a manqué: il fait de la monnaie de cuir, et de carton; cette monnaie a la figure de la bonne, on la débite pour le même prix, mais ce n'est que la misère et le besoin qui lui donnent cours parmi les assiégés. De même la plupart des actions des hommes que le monde prend pour des vertus n'en ont bien souvent que l'image et la ressemblance. Elles ne laissent pas néanmoins d'avoir leur mérite et d'être dignes en quelque sorte de notre estime, étant très difficile d'en avoir humainement de meilleures. Mais quand il serait vrai qu'il croirait qu'il n'y en aurait aucune de véritable dans l'homme, en le considérant dans un état purement naturel, il ne serait pas le premier qui aurait eu cette opinion. Si je ne craignais pas de m'ériger trop en docteur, je vous citerais bien des auteurs, et même des Pères de l'Église, et de grands saints, qui ont pensé que l'amour-propre et l'orgueil étaient l'âme des plus belles actions des païens. Je vous ferais voir que quelques-uns d'entre eux n'ont pas même pardonné à la chasteté de Lucrèce, que tout le monde avait crue vertueuse jusqu'à ce qu'ils eussent découvert la fausseté de cette vertu, qui avait produit la liberté de Rome, et qui s'était attiré l'admiration de tant de siècles. Pensez-vous, Monsieur, que Sénèque, qui faisait aller son sage de pair avec les dieux, fût véritablement sage lui-même, et qu'il fût bien persuadé de ce qu'il voulait persuader aux autres? Son orgueil n'a pu l'empêcher de dire quelquefois qu'on n'avait point vu dans le monde d'exemple de l'idée qu'il proposait, qu'il était impossible de trouver une vertu si achevée parmi les hommes, et que le plus parfait d'entre eux était celui qui avait le moins de défauts. Il demeure d'accord que l'on peut reprocher à Socrate d'avoir eu quelques amitiés suspectes; à Platon et Aristote, d'avoir été avares; à Épicure, prodigue et voluptueux; mais il s'écrie en même temps que nous serions trop heureux d'être parvenus à savoir imiter leurs vices. Ce philosophe aurait eu raison d'en dire autant des siens, car on ne serait pas trop malheureux de pouvoir jouir comme il a fait de toute sorte de biens, d'honneurs et de plaisirs, en affectant de les mépriser; de se voir le maître de l'empire, et de l'empereur, et l'amant de l'impératrice en même temps; d'avoir de superbes palais, des jardins délicieux, et de prêcher, aussi à son aise qu'il faisait, la modération, et la pauvreté, au milieu de l'abondance, et des richesses. Pensez-vous, Monsieur, que ce stoïcien qui contrefaisait si bien le maître de ses passions eut d'autres vertus que celle de bien cacher ses vices, et qu'en se faisant couper les veines il ne se repentit pas plus d'une fois d'avoir laissé à son disciple le pouvoir de le faire mourir? Regardez un peu de près ce faux brave: vous verrez qu'en faisant de beaux raisonnements sur l'immortalité de l'âme, il cherche à s'étourdir sur la crainte de la mort; il ramasse toutes ses forces pour faire bonne mine; il se mord la langue de peur de dire que la douleur est un mal; il prétend que la raison peut rendre l'homme impassible, et au lieu d'abaisser son orgueil il le relève au-dessus de la divinité. Il nous aurait bien plus obligés de nous avouer franchement les faiblesses et la corruption du coeur humain, que de prendre tant de peine à nous tromper. L'auteur des Réflexions n'en fait pas de même: il expose au jour toutes les misères de l'homme. Mais c'est de l'homme abandonné à sa conduite qu'il parle, et non pas du chrétien. Il fait voir que, malgré tous les efforts de sa raison, l'orgueil et l'amour-propre ne laissent pas de se cacher dans les replis de son coeur, d'y vivre et d'y conserver assez de forces pour répandre leur venin sans qu'il s'en aperçoive dans la plupart de ses mouvements.
La seconde difficulté que l'on vous a faite, et qui a beaucoup de rapport à la première, est que les Réflexions passent dans le monde pour des subtilités d'un censeur qui prend en mauvaise part les actions les plus indifférentes, plutôt que pour des vérités solides. Vous me dites que quelques-uns de vos amis vont ont assuré de bonne foi qu'ils savaient, par leur propre expérience, que l'on fait quelquefois le bien sans avoir d'autre vue que celle du bien, et souvent même sans en avoir aucune, ni pour le bien, ni pour le mal, mais par une droiture naturelle du coeur, qui le porte sans y penser vers ce qui est bon. Je voudrais qu'il me fût permis de croire ces gens-là sur leur parole, et qu'il fût vrai que la nature humaine n'eût que des mouvements raisonnables, et que toutes nos actions fussent naturellement vertueuses; mais, Monsieur, comment accorderons-nous le témoignage de vos amis avec les sentiments des mêmes Pères de l'Église, qui ont assuré que toutes nos vertus, sans le secours de la foi, n'étaient que des imperfections; que notre volonté était née aveugle; que ses désirs étaient aveugles, sa conduite encore plus aveugle, et qu'il ne fallait pas s'étonner si, parmi tant d'aveuglement, l'homme était dans un égarement continuel? Il en ont parlé encore plus fortement, car ils ont dit qu'en cet état la prudence de l'homme ne pénétrait dans l'avenir et n'ordonnait rien que par rapport à l'orgueil; que sa tempérance ne modérait aucun excès que celui que l'orgueil avait condamné; que sa constance ne se soutenait dans les malheurs qu'autant qu'elle était soutenue par l'orgueil; et enfin que toutes ses vertus, avec cet éclat extérieur de mérite qui les faisait admirer, n'avaient pour but que cette admiration, l'amour d'une vaine gloire, et l'intérêt de l'orgueil. On trouverait un nombre presque infini d'autorités sur cette opinion; mais si je m'engageais à vous les citer régulièrement, j'en aurais un peu plus de peine, et vous n'en auriez pas plus de plaisir. Je pense donc que le meilleur, pour vous et pour moi, sera de vous en faire voir l'abrégé dans six vers d'un excellent poète de notre temps:
Si le jour de la foi n'éclaire la raison,
Notre goût dépravé tourne tout en poison;
Toujours de notre orgueil la subtile imposture
Au bien qu'il semble aimer fait changer de nature;
Et dans le propre amour dont l'homme est revêtu,
Il se rend criminel même par sa vertu.
S'il faut néanmoins demeurer d'accord que vos amis ont le don de cette foi vive qui redresse toutes les mauvaises inclinations de l'amour-propre, si Dieu leur fait des grâces extraordinaires, s'il les sanctifie dès ce monde, je souscris de bon coeur à leur canonisation, et je leur déclare que les Réflexions morales ne les regardent point. Il n'y a pas d'apparence que celui qui les a écrites en veuille à la vertu des saints; il ne s'adresse, comme je vous ai dit, qu'à l'homme corrompu, il soutient qu'il fait presque toujours du mal quand son amour-propre le flatte qu'il fait le bien, et qu'il se trompe souvent lorsqu'il veut juger de lui-même, parce que la nature ne se déclare pas en lui sincèrement des motifs qui le font agir. Dans cet état malheureux où l'orgueil est l'âme de tous ses mouvements, les saints mêmes sont les premiers à lui déclarer la guerre, et le traitent plus mal sans comparaison que ne fait l'auteur des Réflexions. S'il vous prend quelque jour envie de voir les passages que j'ai trouvés dans leurs écrits sur ce sujet, vous serez aussi persuadé que je le suis de cette vérité; mais je vous supplie de vous contenter à présent de ces vers, qui vous expliqueront une partie de ce qu'ils ont pensé:
Le désir des honneurs, des biens, et des délices,
Produit seul ses vertus, comme il produit ses vices,
Et l'aveugle intérêt qui règne dans son coeur,
Va d'objet en objet, et d'erreur en erreur;
Le nombre de ses maux s'accroît par leur remède;
Au mal qui se guérit un autre mal succède;
Au gré de ce tyran dont l'empire est caché,
Un péché se détruit par un autre péché.
Montaigne, que j'ai quelque scrupule de vous citer après des Pères de l'Église, dit assez heureusement sur ce même sujet que son âme a deux visages différents, qu'elle a beau se replier sur elle-même, elle n'aperçoit jamais que celui que l'amour-propre a déguisé, pendant que l'autre se découvre par ceux qui n'ont point de part à ce déguisement. Si j'osais enchérir sur une métaphore si hardie, je dirais que l'homme corrompu est fait comme ces médailles qui représentent la figure d'un saint et celle d'un démon dans une seule face et par les mêmes traits. Il n'y a que la diverse situation de ceux qui la regardent qui change l'objet; l'un voit le saint, et l'autre voit le démon. Ces comparaisons nous font assez comprendre que, quand l'amour-propre a séduit le coeur, l'orgueil aveugle tellement la raison, et répand tant d'obscurité dans toutes ses connaissances, qu'elle ne peut juger du moindre de nos mouvements, ni former d'elle-même aucun discours assuré pour notre conduite. Les hommes, dit Horace, sont sur la terre comme une troupe de voyageurs, que la nuit a surpris en passant dans une forêt: ils marchent sur la foi d'un guide qui les égare aussitôt, ou par malice, ou par ignorance, chacun d'eux se met en peine de retrouver le chemin; ils prennent tous diverses routes, et chacun croit suivre la bonne; plus il le croit, et plus il s'en écarte. Mais quoique leurs égarements soient différents, ils n'ont pourtant qu'une même cause: c'est le guide qui les a trompés, et l'obscurité de la nuit qui les empêche de se redresser. Peut-on mieux dépeindre l'aveuglement et les inquiétudes de l'homme abandonné à sa propre conduite, qui n'écoute que les conseils de son orgueil, qui croit aller naturellement droit au bien, et qui s'imagine toujours que le dernier qu'il recherche est le meilleur? N'est-il pas vrai que, dans le temps qu'il se flatte de faire des actions vertueuses, c'est alors que l'égarement de son coeur est plus dangereux? Il y a un si grand nombre de roues qui composent le mouvement de cette horloge, et le principe en est si caché, qu'encore que nous voyions ce que marque la montre, nous ne savons pas quel est le ressort qui conduit l'aiguille sur toutes les heures du cadran.
La troisième difficulté que j'ai à résoudre est que beaucoup de personnes trouvent de l'obscurité dans le sens et dans l'expression de ces réflexions. L'obscurité, comme vous savez, Monsieur, ne vient pas toujours de la faute de celui qui écrit. Les Réflexions, ou si vous voulez les Maximes et les Sentences, comme le monde a nommé celles-ci, doivent être écrites dans un style serré, qui ne permet pas de donner aux choses toute la clarté qui serait à désirer. Ce sont les premiers traits du tableau: les yeux habiles y remarquent bien toute la finesse de l'art et la beauté de la pensée du peintre; mais cette beauté n'est pas faite pour tout le monde, et quoique ces traits ne soient point remplis de couleurs, ils n'en sont pas moins des coups de maître. Il faut donc se donner le loisir de pénétrer le sens et la force des paroles, il faut que l'esprit parcoure toute l'étendue de leur signification avant que de se reposer pour en former le jugement.
La quatrième difficulté est, ce me semble, que les Maximes sont presque partout trop générales. On vous a dit qu'il est injuste d'étendre sur tout le genre humain des défauts qui ne se trouvent qu'en quelques hommes. Je sais, outre ce que vous me mandez des différents sentiments que vous en avez entendus, ce que l'on oppose d'ordinaire à ceux qui découvrent et qui condamnent les vices: on appelle leur censure le portrait du peintre; on dit qu'ils sont comme les malades de la jaunisse, qu'ils voient tout jaune parce qu'ils le sont eux-mêmes. Mais s'il était vrai que, pour censurer la corruption du coeur en général, il fallût la ressentir en particulier plus qu'un autre, il faudrait aussi demeurer d'accord que ces philosophes, dont Diogène de Laërce nous rapporte les sentences, étaient les hommes les plus corrompus de leur siècle, il faudrait faire le procès à la mémoire de Caton, et croire que c'était le plus méchant homme de la république, parce qu'il censurait les vices de Rome. Si cela est, Monsieur, je ne pense pas que l'auteur des Réflexions, quel qu'il puisse être, trouve rien à redire au chagrin de ceux qui le condamneront, quand, à la religion près, on ne le croira pas plus homme de bien, ni plus sage que Caton. Je dirai encore, pour ce qui regarde les termes que l'on trouve trop généraux, qu'il est difficile de les restreindre dans les sentences sans leur ôter tout le sel et toute la force; il me semble, outre cela, que l'usage nous fait voir que sous des expressions générales l'esprit ne laisse pas de sous-entendre de lui-même des restrictions. Par exemple, quand on dit: Tout Paris fut au-devant du Roi, toute la cour est dans la joie, ces façons de parler ne signifient néanmoins que la plus grande partie. Si vous croyez que ces raisons ne suffisent pas pour fermer la bouche aux critiques, ajoutons-y que quand on se scandalise si aisément des termes d'une censure générale, c'est à cause qu'elle nous pique trop vivement dans l'endroit le plus sensible du coeur.
Néanmoins il est certain que nous connaissons, vous et moi, bien des gens qui ne se scandalisent pas de celle des Réflexions, j'entends de ceux qui ont l'hypocrisie en aversion, et qui avouent de bonne foi ce qu'ils sentent en eux-mêmes et ce qu'ils remarquent dans les autres. Mais peu de gens sont capables d'y penser, ou s'en veulent donner la peine, et si par hasard ils y pensent, ce n'est jamais sans se flatter. Souvenez-vous, s'il vous plaît, de la manière dont notre ami Guarini traite ces gens-là:
Huomo sono, e mi preggio d'esser humano:
E teco, che sei huomo. E ch'altro esser non puoi, Come huomo parlo di cosa humana. E se di cotal nome forse ti sdegni, Guarda, garzon superbo, Che, nel dishumanarti, Non divenghi una fiera, anzi ch'un dio.
Voilà, Monsieur, comme il faut parler de l'orgueil de la nature humaine; et au lieu de se fâcher contre le miroir qui nous fait voir nos défauts, au lieu de savoir mauvais gré à ceux qui nous les découvrent, ne vaudrait-il pas mieux nous servir des lumières qu'ils nous donnent pour connaître l'amour-propre et l'orgueil, et pour nous garantir des surprises continuelles qu'ils font à notre raison? Peut-on jamais donner assez d'aversion pour ces deux vices, qui furent les causes funestes de la révolte de notre premier père, ni trop décrier ces sources malheureuses de toutes nos misères?
Que les autres prennent donc comme ils voudront les Réflexions morales. Pour moi je les considère comme peinture ingénieuse de toutes les singeries du faux sage; il me semble que, dans chaque trait, l'amour de la vérité lui ôte le masque, et le montre tel qu'il est. Je les regarde comme des leçons d'un maître qui entend parfaitement l'art de connaître les hommes, qui démêle admirablement bien tous les rôles qu'ils jouent dans le monde, et qui non seulement nous fait prendre garde aux différents caractères des personnages du théâtre, mais encore qui nous fait voir, en levant un coin du rideau, que cet amant et ce roi de la comédie sont les mêmes acteurs qui font le docteur et le bouffon dans la farce. Je vous avoue que je n'ai rien lu de notre temps qui m'ait donné plus de mépris pour l'homme, et plus de honte à ma propre vanité. Je pense toujours trouver à l'ouverture du livre quelque ressemblance aux mouvements secrets de mon coeur; je me tâte moi-même pour examiner s'il dit vrai, et je trouve qu'il le dit presque toujours, et de moi et des autres, plus qu'on ne voudrait. D'abord j'en ai quelque dépit, je rougis quelquefois de voir qu'il ait deviné, mais je sens bien, à force de le lire, que si je n'apprends à devenir plus sage, j'apprends au moins à connaître que je ne le suis pas; j'apprends enfin, par l'opinion qu'il me donne de moi-même, à ne me répandre pas sottement dans l'admiration de toutes ces vertus dont l'éclat nous saute aux yeux. Les hypocrites passent mal leur temps à la lecture d'un livre comme celui-là. Défiez-vous donc, Monsieur, de ceux qui vous en diront du mal, et soyez assuré qu'ils n'en disent que parce qu'ils sont au désespoir de voir révéler des mystères qu'ils voudraient pouvoir cacher toute leur vie aux autres et à eux-mêmes.
En ne voulant vous faire qu'une lettre, je me suis engagé insensiblement à vous écrire un grand discours; appelez-le comme vous voudrez, ou discours ou lettre, il ne m'importe, pourvu que vous en soyez content, et que vous me fassiez l'honneur de me croire,
MONSIEUR,
Votre, etc.
Réflexions morales
I
L'amour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses pour soi; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens; il ne se repose jamais hors de soi et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n'est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants, il y fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir, un grand nombre d'affections et de haines; il en forme de si monstrueuses que, lorsqu'il les a mises au jour, il les méconnaît ou il ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu'il a de lui-même, de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet; de là vient qu'il croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont qu'endormis, qu'il s'imagine n'avoir plus envie de courir dès qu'il se repose et qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a rassasiés. Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même, n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet dans ses plus grands intérêts, et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout; de sorte qu'on est tenté de croire que chacune de ses passions a une espèce de magie qui lui est propre. Rien n'est si intime et si fort que ses attachements, qu'il essaye de rompe inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Cependant il fait quelquefois en peu de temps, et sans aucun effort, ce qu'il n'a pu faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de plusieurs années; d'où l'on pourrait conclure assez vraisemblablement que c'est par lui-même que ses désirs sont allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets; que son goût est le prix qui les relève et le fard qui les embellit; que c'est après lui-même qu'il court, et qu'il suit son gré, lorsqu'il suit les choses qui sont à son gré. Il est tous les contraires, il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux. Il a de différentes inclinations selon la diversité des tempéraments qui le tournent et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, et tantôt aux plaisirs; il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences; mais il lui est indifférent d'en avoir plusieurs ou de n'en avoir qu'une, parce qu'il se partage en plusieurs et se ramasse en une quand il le faut, et comme il lui plaît. Il est inconstant, et outre les changements qui viennent des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui et de son propre fonds; il est inconstant d'inconstance, de légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût; il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement, et avec des travaux incroyables, à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu'il poursuit parce qu'il les veut. Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie, et dans toutes les conditions; il vit partout, et il vit de tout, il vit de rien; il s'accommode des choses, et de leur privation; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins; et ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine. Enfin il ne se soucie que d'être, et pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc pas s'étonner s'il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre; quand on pense qu'il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre, ou le changer, et lors même qu'il est vaincu et qu'on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l'amour-propre, dont toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation; la mer en est une image sensible, et l'amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées, et de ses éternels mouvements.
II
L'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.
III
Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'amour-propre, il reste bien encore des terres inconnues.
IV
L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde.
V
La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie.
VI
La passion fait souvent du plus habile homme un fol, et rend quasi toujours les plus sots habiles.
VII
Les grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands intérêts, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avaient de se rendre maîtres du monde, était un effet de jalousie.
VIII
Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles; et l'homme le plus simple que la passion fait parler persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence.
IX
Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu'il est dangereux de les suivre, lors même qu'elles paraissent les plus raisonnables.
X
Il y a dans le coeur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l'une est toujours l'établissement d'une autre.
XI
Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. L'avarice produit quelquefois la libéralité, et la libéralité l'avarice; on est souvent ferme de faiblesse, et l'audace naît de la timidité.
XII
Quelque industrie que l'on ait à cacher ses passions sous le voile de la piété, et de l'honneur, il y en a toujours quelque endroit qui se montre.
XIII
Toutes les passions ne sont autre chose que les divers degrés de la chaleur, et de la froideur, du sang.
XIV
Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre également le souvenir des bienfaits, et des injures, mais ils haïssent ceux qui les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages. L'application à récompenser le bien, et à se venger du mal, leur paraît une servitude à laquelle ils ont peine à se soumettre.
XV
La clémence des princes est souvent une politique dont ils se servent pour gagner l'affection des peuples.
XVI
La clémence, dont nous faisons une vertu, se pratique tantôt pour la gloire, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble.
XVII
La modération, dans la plupart des hommes, n'a garde de combattre et de soumettre l'ambition, puisqu'elles ne se peuvent trouver ensemble, la modération n'étant d'ordinaire qu'une paresse, une langueur, et un manque de courage: de manière qu'on peut justement dire à leur égard que la modération est une bassesse de l'âme, comme l'ambition en est l'élévation.
XVIII
La modération dans la bonne fortune n'est que l'appréhension de la honte qui suit l'emportement, ou la peur de perdre ce que l'on a.
XIX
La modération des personnes heureuses est le calme de leur humeur, adoucie par la possession du bien.
XX
La modération est une crainte de l'envie, et du mépris, qui suivent ceux qui s'enivrent de leur bonheur; c'est une vaine ostentation de la force de notre esprit; et enfin, pour la bien définir, la modération des hommes dans leurs plus hautes élévations est une ambition de paraître plus grands que les choses qui les élèvent.
XXI
La modération est comme la sobriété, on voudrait bien manger davantage, mais on craint de se faire mal.
XXII
Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui.
XXIII
La constance des sages n'est qu'un art, avec lequel ils savent enfermer leur agitation dans leur coeur.
XXIV
Ceux qu'on fait mourir affectent quelquefois des constances, de froideurs, et des mépris de la mort, pour ne pas penser à elle, de sorte qu'on peut dire que ces froideurs et ces mépris font à leur esprit ce que le bandeau fait à leurs yeux.
XXV
La philosophie triomphe aisément de maux passés, et de ceux qui ne sont pas prêts d'arriver. Mais les maux présents triomphent d'elle.
XXVI
Peu de gens connaissent la mort. On ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume, et la plupart des hommes meurent parce qu'on meurt.
XXVII
Les grands hommes s'abattent et se démontent à la fin par la longueur de leurs infortunes; cela fait bien voir qu'ils n'étaient pas forts quand ils les supportaient, mais seulement qu'ils se donnaient la gêne pour le paraître, et qu'ils soutenaient leurs malheurs par la force de leur ambition, et non pas par celle de leur âme, enfin, à une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes.
XXVIII
Il faut de plus grandes vertus, et en plus grand nombre, pour soutenir la bonne fortune que la mauvaise.
XXIX
Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.
XXX
Quoique toutes les passions se dussent cacher, elles ne craignent pas néanmoins le jour; la seule envie est une passion timide et honteuse d'elle-même, qui n'ose se laisser voir.
XXXI
La jalousie est raisonnable, et juste en quelque manière, puisqu'elle ne cherche qu'à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir; au lieu que l'envie est une fureur qui nous fait toujours souhaiter la ruine du bien des autres.
XXXII
Le mal que nous faisons ne nous attire point tant de persécution et de haine que les bonnes qualités que nous avons.
XXXIII
Tout le monde trouve à redire en autrui ce qu'on trouve à redire en lui.
XXXIV
Si nous n'avions point de défauts, nous ne serions pas si aises d'en remarquer aux autres.
XXXV
La jalousie ne subsiste que dans les doutes, l'incertitude est sa matière; c'est une passion qui cherche tous les jours de nouveaux sujets d'inquiétude, et de nouveaux tourments; on cesse d'être jaloux dès qu'on est éclairci de ce qui causait la jalousie.
XXXVI
L'orgueil se dédommage toujours, et il ne perd rien lors même qu'il renonce à la vanité.
XXXVII
L'orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses différentes métamorphoses, après avoir joué tout seul tous les personnages de la comédie humaine, se montre avec un visage naturel, et se découvre par la fierté; de sorte qu'à proprement parler la fierté est l'éclat et la déclaration de l'orgueil.
XXXVIII
Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.
XXXIX
L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour.
XL
La nature, qui a si sagement pourvu à la vie de l'homme par la disposition admirable des organes du corps, lui a sans doute donné l'orgueil pour lui épargner la douleur de connaître ses imperfections et ses misères.
XLI
L'orgueil a bien plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes; et nous les reprenons bien moins pour les en corriger que pour les persuader que nous en sommes exempts.
XLII
Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.
XLIII
L'intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, et même celui de désintéressé.
XLIV
L'intérêt, à qui on reproche d'aveugler les uns, est tout ce qui fait la lumière des autres.
XLV
Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes.
XLVI
Nous n'avons pas assez de force pour suivre toute notre raison.
XLVII
L'homme est conduit, lorsqu'il croit se conduire, et pendant que par son esprit il vise à un endroit, son coeur l'achemine insensiblement à un autre.
XLVIII
Nous ne nous apercevons que des emportements, et des mouvements extraordinaires de nos humeurs, et de notre tempérament, comme de la violence de la colère, mais personne quasi ne s'aperçoit que ces humeurs ont un cours ordinaire et réglé, qui meut et tourne imperceptiblement notre volonté à des actions différentes, elles roulent ensemble, s'il faut ainsi dire, et exercent successivement un empire secret en nous-mêmes; de sorte qu'elles ont une part considérable en toutes nos actions, sans que nous le puissions reconnaître.
XLIX
La force et la faiblesse de l'esprit sont mal nommées: elles ne sont en effet que la bonne ou la mauvaise disposition des organes du corps.
L
Le caprice de notre humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune.
LI
La complexion qui fait le talent pour les petites choses est contraire à celle qu'il faut pour le talent des grandes.
LII
L'attachement ou l'indifférence pour la vie sont des goûts de l'amour-propre, dont on ne doit non plus disputer que de ceux de la langue ou du choix des couleurs.
LIII
C'est une espèce de bonheur de connaître jusques à quel point on doit être malheureux.
LIV
La félicité est dans le goût et non pas dans les choses; et c'est par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non pas par avoir ce que les autres trouvent aimable.
LV
Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs.
LVI
On n'est jamais si heureux ni si malheureux que l'on pense.
LVII
Ceux qui se sentent du mérite se piquent toujours d'être malheureux, pour persuader aux autres, et à eux-mêmes, qu'ils sont au-dessus de leurs malheurs, et qu'ils sont dignes d'être en butte à la fortune.
LVIII
Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de nous-mêmes, que de voir que nous avons été contents dans l'état, et dans les sentiments, que nous désapprouvons à cette heure.
LIX
On n'est jamais si malheureux qu'on croit, ni si heureux qu'on avait espéré.
LX
On se console souvent d'être malheureux par un certain plaisir qu'on trouve à le paraître.
LXI
Quelque différence qu'il y ait entre les fortunes, il y a pourtant une certaine proportion de biens et de maux qui les rend égales.
LXII
Quelques grands avantages que la nature donne, ce n'est pas elle, mais la fortune qui fait les héros.
LXIII
Le mépris des richesses dans les philosophes était un désir caché de venger leur mérite de l'injustice de la fortune par le mépris des mêmes biens dont elle les privait; c'était un secret qu'ils avaient trouvé pour se dédommager de l'avilissement de la pauvreté; c'était enfin un chemin détourné pour aller à la considération qu'ils ne pouvaient avoir par les richesses.
LXIV
La haine qu'on a pour les favoris n'est autre chose que l'amour de la faveur. Le dépit de ne la pas posséder se console et s'adoucit un peu par le mépris de ceux qui la possèdent; c'est enfin une secrète envie de la détruire, qui fait que nous leur ôtons nos propres hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout le monde.
LXV
Pour s'établir dans le monde on fait tout ce que l'on peut pour y paraître établi.
LXVI
Quoique la grandeur des ministres se flatte de celle de leurs actions, elles sont bien plus souvent les effets du hasard ou de quelque petit dessein.
LXVII
Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses, aussi bien que nous, d'où dépend une grande partie de la louange et du blâme qu'on leur donne.
LXVIII
Il n'y a point d'accidents si malheureux dont les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice.
LXIX
La fortune ne laisse rien perdre pour les hommes heureux.
LXX
Il faudrait pouvoir répondre de sa fortune, pour pouvoir répondre de ce que l'on fera.
LXXI
La sincérité est une naturelle ouverture de coeur. On la trouve en fort peu de gens; et celle qui se pratique d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation pour arriver à la confiance des autres.
LXXII
L'aversion du mensonge est une imperceptible ambition de rendre nos témoignages considérables, et d'attirer à nos paroles un respect de religion.
LXXIII
La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que les apparences de la vérité font de mal.
LXXIV
Comment peut-on répondre de ce qu'on voudra à l'avenir, puisque l'on ne sait pas précisément ce que l'on veut dans le temps présent?
LXXV
On élève la prudence jusqu'au ciel, et il n'est sorte d'éloge qu'on ne lui donne elle est la règle de nos actions et de notre conduite, elle est la maîtresse de la fortune, elle fait le destin des empires, sans elle on a tous les maux, avec elle on a tous les biens, et comme disait autrefois un poète, quand nous avons la prudence, il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous trouvons dans la prudence tout le secours que nous demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que travaillant sur une matière aussi changeante et aussi inconnue qu'est l'homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets: d'où il faut conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre prudence ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s'applaudit en toutes choses, et en toutes rencontres.
LXXVI
Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts et les conduire chacun dans son ordre. Notre avidité le trouble souvent en nous faisant courir à tant de choses à la fois que, pour désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons pas assez servir à obtenir les plus considérables.
LXXVII
L'amour est à l'âme de celui qui aime ce que l'âme est au corps qu'elle anime.
LXXVIII
Il est malaisé de définir l'amour; tout ce qu'on peut dire est que dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits c'est une sympathie, et dans le corps ce n'est qu'une envie cachée et délicate de jouir de ce que l'on aime après beaucoup de mystères.
LXXIX
Il n'y a point d'amour pur et exempt de mélange de nos autres passions que celui qui est caché au fond du coeur, et que nous ignorons nous-mêmes.
LXXX
Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l'amour où il est, ni le feindre où il n'est pas.
LXXXI
Comme on n'est jamais en liberté d'aimer, ou de cesser d'aimer, l'amant ne peut se plaindre avec justice de l'inconstance de sa maîtresse, ni elle de la légèreté de son amant.
LXXXII
Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié.
LXXXIII
On peut trouver des femmes qui n'ont jamais fait de galanterie; mais il est rare d'en trouver qui n'en aient jamais fait qu'une.
LXXXIV
Il n'y a que d'une sorte d'amour; mais il y en a mille différentes copies.
LXXXV
L'amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu'il cesse d'espérer ou de craindre.
LXXXVI
Il est de l'amour comme de l'apparition des esprits: tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.
LXXXVII
L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu'on lui attribue, où il n'a non plus de part que le Doge en a à ce qui se fait à Venise.
LXXXVIII
La justice n'est qu'une vive appréhension qu'on ne nous ôte ce qui nous appartient; de là vient cette considération et ce respect pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse application à ne lui faire aucun préjudice; cette crainte retient l'homme dans les bornes des biens que la naissance, ou la fortune, lui ont donnés, et sans cette crainte il ferait des courses continuelles sur les autres.
LXXXIX
La justice, dans les juges qui sont modérés, n'est que l'amour de leur élévation.
XC
On blâme l'injustice, non pas par l'aversion que l'on a pour elle, mais pour le préjudice que l'on en reçoit.
XCI
L'amour de la justice n'est que la crainte de souffrir l'injustice.
XCII
Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même.
XCIII
Ce qui rend nos inclinations si légères, et si changeantes, c'est qu'il est aisé de connaître les qualités de l'esprit, et difficile de connaître celles de l'âme.
XCIV
L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un trafic où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.
XCV
La réconciliation avec nos ennemis, qui se fait au nom de la sincérité, de la douceur et de la tendresse, n'est qu'un désir de rendre sa condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais événement.
XCVI
Quand nous sommes las d'aimer, nous sommes bien aises que l'on devienne infidèle, pour nous dégager de notre fidélité.
XCVII
Le premier mouvement de joie que nous avons du bonheur de nos amis ne vient ni de la bonté de notre naturel, ni de l'amitié que nous avons pour eux; c'est un effet de l'amour-propre qui nous flatte de l'espérance d'être heureux à notre tour ou de retirer quelque utilité de leur bonne fortune.
XCVIII
Nous nous persuadons souvent mal à propos d'aimer les gens plus puissants que nous; l'intérêt seul produit notre amitié, et nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir.
XCIX
Dans l'adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas.
C
Comment prétendons-nous qu'un autre garde notre secret si nous n'avons pas pu le garder nous-mêmes?
CI
Comme si ce n'était pas assez à l'amour-propre d'avoir la vertu de se transformer lui-même, il a encore celle de transformer les objets, ce qu'il fait d'une manière fort étonnante; car non seulement il les déguise si bien qu'il y est lui-même trompé, mais il change aussi l'état et la nature des choses. En effet, lorsqu'une personne nous est contraire, et qu'elle tourne sa haine et sa persécution contre nous, c'est avec toute la sévérité de la justice que l'amour-propre juge de ses actions; il donne à ses défauts une étendue qui les rend énormes, et il met ses bonnes qualités dans un jour si désavantageux qu'elles deviennent plus dégoûtantes que ses défauts. Cependant, dès que cette même personne nous devient favorable ou que quelqu'un de nos intérêts la réconcilie avec nous, notre seule satisfaction rend aussitôt à son mérite le lustre que notre aversion venait de lui ôter; les mauvaises qualités s'effacent et les bonnes parassent avec plus d'avantage qu'auparavant; nous rappelons même toute notre indulgence pour la forcer à justifier la guerre qu'elle nous a faite. Quoique toutes les passions montrent cette vérité, l'amour la fait voir plus clairement que les autres; car nous voyons un amoureux, agité de la rage où l'a mis l'oubli ou l'infidélité de ce qu'il aime, méditer pour sa vengeance tout ce que cette passion inspire de plus violent; néanmoins, aussitôt que sa vue a calmé la fureur de ses mouvements, son ravissement rend cette beauté innocente, il n'accuse plus que lui-même, il condamne ses condamnations, et par cette vertu miraculeuse de l'amour-propre il ôte la noirceur aux mauvaises actions de sa maîtresse et en sépare le crime pour s'en charger lui-même.
CII
L'aveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur orgueil: il sert à le nourrir et à l'augmenter, et nous ôte la connaissance des remèdes qui pourraient soulager nos misères et nous guérir de nos défauts.
CIII
On n'a plus de raison, quand on n'espère plus d'en trouver aux autres.
CIV
On a autant de sujet de se plaindre de ceux qui nous apprennent à nous connaître nous-mêmes, qu'en eut ce fou d'Athènes de se plaindre du médecin qui l'avait guéri de l'opinion d'être riche.
CV
Les philosophes, et Sénèque surtout, n'ont point ôté les crimes par leurs préceptes: ils n'ont fait que les employer au bâtiment de l'orgueil.
CVI
Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples.
CVII
Le jugement n'est autre chose que la grandeur de la lumière de l'esprit; son étendue est la mesure de sa lumière; sa profondeur est celle qui pénètre le fond des choses; son discernement les compare et les distingue; sa justesse ne voit que ce qu'il faut voir; sa droiture les prend toujours par le bon biais; sa délicatesse aperçoit celles qui paraissent imperceptibles, et le jugement décide ce que les choses sont. Si on l'examine bien, on trouvera que toutes ces qualités ne sont autre chose que la grandeur de l'esprit, lequel, voyant tout, rencontre dans la plénitude de ses lumières tous les avantages dont nous venons de parler.
CVIII
Chacun dit du bien de son coeur, et personne n'en ose dire de son esprit.
CIX
La politesse de l'esprit est un tour par lequel il pense toujours des choses honnêtes et délicates.
CX
La galanterie de l'esprit est un tour de l'esprit par lequel il entre dans les choses les plus flatteuses, c'est-à-dire celles qui sont le plus capables de plaire aux autres.
CXI
Il y a de jolies choses que l'esprit ne cherche point, et qu'il trouve toutes achevées en lui-même; il semble qu'elles y soient cachés, comme l'or et les diamants dans le sein de la terre.
CXII
L'esprit est toujours la dupe du coeur.
CXIII
Bien des gens connaissent leur esprit, qui ne connaissent pas leur coeur.
CXIV
Toutes les grandes choses ont leur point de perspective, comme les statues; il y en a qu'il faut voir de près pour en bien juger, et il y en a d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné.
CXV
Celui-là n'est pas raisonnable à qui le hasard fait trouver la raison, mais celui qui la connaît, qui la discerne, et qui la goûte.
CXVI
Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites.
CXVII
Il n'y a point de plaisir qu'on fasse plus volontiers à un ami que celui de lui donner conseil.
CXVIII
Rien n'est plus divertissant que de voir deux hommes assemblés, l'un pour demander conseil, et l'autre pour le donner: l'un paraît avec une déférence respectueuse, et dit qu'il vient recevoir des instructions pour sa conduite; et son dessein, le plus souvent, est de faire approuver ses sentiments, et de rendre celui qu'il vient consulter garant de l'affaire qu'il lui propose. Celui qui conseille paye d'abord la confiance de son ami des marques d'un zèle ardent et désintéressé, et il cherche en même temps, dans ses propres intérêts, des règles de conseiller; de sorte que son conseil lui est bien plus propre qu'à celui qui le reçoit.
CXIX
On est au désespoir d'être trompé par ses ennemis, et trahi par ses amis; et on est souvent satisfait de l'être par soi-même.
CXX
Il est aussi aisé de se tromper soi-même sans s'en apercevoir qu'il est difficile de tromper les autres sans qu'ils s'en aperçoivent.
CXXI
La plus déliée de toutes les finesses est de savoir bien faire semblant de tomber dans les pièges que l'on nous tend; on n'est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres.
CXXII
L'intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent trompés.
CXXIII
La coutume que nous avons de nous déguiser aux autres, pour acquérir leur estime, fait qu'enfin nous nous déguisons à nous-mêmes.
CXXIV
L'on fait plus souvent des trahisons par faiblesse que par un dessein formé de trahir.
CXXV
On fait souvent du bien pour pouvoir faire du mal impunément.
CXXVI
Les plus habiles affectent toute leur vie d'éviter les finesses pour s'en servir en quelque grande occasion et pour quelque grand intérêt.
CXXVII
L'usage ordinaire de la finesse est l'effet d'un petit esprit, et il arrive quasi toujours que celui qui s'en sert pour se couvrir en un endroit se découvre en un autre.
CXXVIII
Si on était toujours assez habile, on ne ferait jamais de finesses ni de trahisons.
CXXIX
On est fort sujet à être trompé quand on croit être plus fin que les autres.
CXXX
La subtilité est une fausse délicatesse, et la délicatesse est une solide subtilité.
CXXXI
C'est quelquefois assez d'être grossier pour n'être pas trompé par un habile homme.
CXXXII
Les plus sages le sont dans les choses indifférentes, mais ils ne le sont presque jamais dans leurs plus sérieuses affaires.
CXXXIII
Il est plus aisé d'être sage pour les autres que de l'être assez pour soi-même.
CXXXIV
La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse.
CXXXV
La sobriété est l'amour de la santé, ou l'impuissance de manger beaucoup.
CXXXVI
On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que par celles que l'on affecte d'avoir.
CXXXVII
Chaque homme se trouve quelquefois aussi différent de lui-même qu'il l'est des autres.
CXXXVIII
Chaque talent dans les hommes, de même que chaque arbre, a ses propriétés et ses effets qui lui sont tous particuliers.
CXXXIX
Quand la vanité ne fait point parler, on n'a pas envie de dire grand'chose.
CXL
On aime mieux dire du mal de soi que de n'en point parler.
CXLI
Une des choses qui fait que l'on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c'est qu'il n'y a quasi personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut dire qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit, et que les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, au même temps que l'on voit dans leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu'on leur dit, et une précipitation pour retourner à ce qu'ils veulent dire; au lieu de considérer que c'est un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu'on puisse avoir dans la conversation.
CXLII
Un homme d'esprit serait souvent bien embarrassé sans la compagnie des sots.
CXLIII
On se vante souvent mal à propos de ne se point ennuyer, et l'homme est si glorieux qu'il ne veut pas se trouver de mauvaise compagnie.
CXLIV
On n'oublie jamais mieux les choses que quand on s'est lassé d'en parler.
CXLV
Comme c'est le caractère des grands esprits de faire entendre avec peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits en revanche ont le don de beaucoup parler, et de ne dire rien.
CXLVI
C'est plutôt par l'estime de nos propres sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des autres, que par leur mérite; et nous nous louons en effet, lorsqu'il semble que nous leur donnons des louanges.
CXLVII
La modestie, qui semble refuser les louanges, n'est en effet qu'un désir d'en avoir de plus délicates.
CXLVIII
On n'aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée, et délicate, qui satisfait différemment celui qui la donne, et celui qui la reçoit. L'un la prend comme une récompense de son mérite; l'autre la donne pour faire remarquer son équité et son discernement.
CXLIX
Ier état—Nous choisissons souvent des louanges empoisonnées qui font voir par contrecoup en ceux que nous louons des défauts que nous n'osons découvrir autrement.
2e état—Même texte, augmenté de la phrase suivante: Nous élevons la gloire des uns pour abaisser par là celle des autres, et on louerait moins Monsieur le Prince et Monsieur de Turenne si on ne les voulait point blâmer tous deux.
CL
On ne loue que pour être loué.
CLI
On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt.
CLII
Peu de gens sont assez sages pour aimer mieux le blâme qui leur sert que la louange qui les trahit.
CLIII
Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent.
CLIV
Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois.
CLV
La louange qu'on nous donne sert au moins à nous fixer dans la pratique des vertus.
CLVI
L'approbation que l'on donne à l'esprit, à la beauté et à la valeur, les augmente, les perfectionne, et leur fait faire de plus grands effets qu'ils n'auraient été capables de faire d'eux-mêmes.
CLVII
L'amour-propre empêche bien que celui qui nous flatte ne soit jamais celui qui nous flatte le plus.
CLVIII
Si nous ne nous flattions point nous-mêmes, la flatterie des autres ne nous ferait jamais de mal.
CLIX
On ne fait point de distinction dans les espèces de colères, bien qu'il y en ait une légère et quasi innocente, qui vient de l'ardeur de la complexion, et une autre très criminelle, qui est à proprement parler la fureur de l'orgueil.
CLX
La nature fait le mérite, et la fortune le met en oeuvre.
CLXI
Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertu que les âmes communes, mais celles seulement qui ont de plus grands desseins.
CLXII
Ier état—Comme il y a de bonnes viandes qui affadissent le coeur, il y a un mérite fade, et des personnes qui dégoûtent avec des qualités bonnes et inestimables.
2e état—Idem, sauf le dernier mot: estimables.
CLXIII
Il y a des gens dont le mérite consiste à dire et à faire des sottises utilement, et qui gâteraient tout s'ils changeaient de conduite.
CLXIV
L'art de savoir bien mettre en oeuvre de médiocres qualités donne souvent plus de réputation que le véritable mérite.
CLXV
Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie; ils les font valoir ce qu'ils veulent, et l'on est forcé de les recevoir selon leur cours, et non pas selon leur véritable prix.
CLXVI
Ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités, il en faut avoir l'économie.
CLXVII
On se mécompte toujours dans le jugement que l'on fait de nos actions, quand elles sont plus grandes que nos desseins.
CLXVIII
Il faut une certaine proportion entre les actions et les desseins si on en veut tirer tous les effets qu'elles peuvent produire.
CLXIX
La gloire des grands hommes se doit mesurer aux moyens qu'ils ont eus pour l'acquérir.
CLXX
Il y a une infinité de conduites qui ont un ridicule apparent, et qui sont, dans leurs raisons cachées, très sages et très solides.
CLXXI
Il est plus aisé de paraître digne des emplois qu'on n'a pas que de ceux qu'on exerce.
CLXXII
Notre mérite nous attire l'estime des honnêtes gens, et notre étoile celle du public.
CLXXIII
Le monde récompense plus souvent les apparences du mérite que le mérite même.
CLXXIV
La férocité naturelle fait moins de cruels que l'amour-propre.
CLXXV
L'espérance, toute trompeuse qu'elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable.
CLXXVI
On peut dire de toutes nos vertus ce qu'un poète italien a dit de l'honnêteté des femmes, que ce n'est souvent autre chose qu'un art de paraître honnête.
CLXXVII
Pendant que la paresse et la timidité ont seules le mérite de nous tenir dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l'honneur.
CLXXVIII
Il n'y a personne qui sache si un procédé net, sincère et honnête, est plutôt un effet de probité que d'habileté.
CLXXIX
Ce que le monde nomme vertu n'est d'ordinaire qu'un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête, pour faire impunément ce qu'on veut.
CLXXX
Toutes les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer.
CLXXXI
Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur que ce que nous prenons souvent pour des vertus n'est en effet qu'un nombre de vices qui leur ressemblent, et que l'orgueil et l'amour-propre nous ont déguisés.
CLXXXII
La curiosité n'est pas comme l'on croit un simple amour de la nouveauté; il y en a une d'intérêt, qui fait que nous voulons savoir les choses pour nous en prévaloir; il y en a une autre d'orgueil, qui nous donne envie d'être au-dessus de ceux qui ignorent les choses, et de n'être pas au-dessous de ceux qui les savent.
CLXXXIII
Il vaut mieux employer son esprit à supporter les infortunes qui arrivent qu'à pénétrer celles qui peuvent arriver.
CLXXXIV
La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre coeur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une, tantôt à l'autre; de sorte que cette constance n'est qu'une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet.
CLXXXV
Il y a deux sortes de constance en amour: l'une vient de ce que l'on trouve sans cesse dans la personne que l'on aime (comme dans une source inépuisable) de nouveaux sujets d'aimer, et l'autre vient de ce qu'on se fait un honneur de tenir sa parole.
CLXXXVI
La persévérance n'est digne ni de blâme ni de louange, parce qu'elle n'est que la durée des goûts et des sentiments qu'on ne s'ôte et qu'on ne se donne point.
CLXXXVII
Ce qui nous fait aimer les connaissances nouvelles n'est pas tant la lassitude que nous avons des vieilles ou le plaisir de changer, que le dégoût que nous avons de n'être pas assez admirés de ceux qui nous connaissent trop, et l'espérance que nous avons de l'être davantage de ceux qui ne nous connaissent guère.
CLXXXVIII
Nous nous plaignons quelquefois légèrement de nos amis pour justifier par avance notre légèreté.
CLXXXIX
Notre repentir n'est pas une douleur du mal que nous avons fait; c'est une crainte de celui qui nous en peut arriver.
CXC
Il y a une inconstance qui vient de la légèreté de l'esprit, qui change à tout moment d'opinion, ou de sa faiblesse, qui lui fait recevoir toutes les opinions d'autrui; il y en a une autre qui est plus excusable, qui vient de la fin du goût des choses.
CXCI
Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes de la médecine. La prudence les assemble et les tempère, et elle s'en sert utilement contre les maux de la vie.
CXCII
Il y a des crimes qui deviennent innocents et même glorieux par leur éclat, leur nombre et leur excès. De là vient que les voleries publiques sont des habiletés, et que prendre des provinces injustement s'appelle faire des conquêtes.
CXCIII
Nous avouons nos défauts, afin qu'en donnant bonne opinion de la justice de notre esprit, nous réparions le tort qu'ils nous ont fait dans l'esprit des autres.
CXCIV
Il y a des héros en mal comme en bien.
CXCV
On peut haïr et mépriser les vices, sans haïr ni mépriser les vicieux; mais on a toujours du mépris pour ceux qui manquent de vertu.
CXCVI
Le nom de la vertu sert à l'intérêt aussi utilement que les vices.
CXCVII
La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du corps; et quoique l'on paraisse éloigné des passions, on n'y est pas moins exposé qu'à tomber malade quand on se porte bien.
CXCVIII
Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands défauts.
CXCIX
La nature a prescrit à chaque homme dès sa naissance des bornes pour les vertus et pour les vices.
CC
Nous n'avouons jamais nos défauts que par vanité.
CCI
On ne trouve point dans l'homme le bien ni le mal dans l'excès.
CCII
On pourrait dire que les vices nous attendent dans le cours de la vie comme des hôtes chez lesquels il faut successivement loger; et je doute que l'expérience nous les fît éviter s'il nous était permis de faire deux fois le même chemin.
CCIII
Quand les vices nous quittent, nous voulons nous flatter que c'est nous qui les quittons.
CCIV
Il y a des rechutes dans les maladies de l'âme comme dans celles du corps. Ce que nous prenons pour notre guérison n'est le plus souvent qu'un relâche ou un changement de mal.
CCV
Les défauts de l'âme sont comme les blessures du corps: quelque soin qu'on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours, et elles sont à tout moment en danger de se rouvrir.
CCVI
Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs.
CCVII
Quand il n'y a que nous qui savons nos crimes, ils sont bientôt oubliés.
CCVIII
Ceux qui sont incapables de commettre de grands crimes n'en soupçonnent pas facilement les autres.
CCIX
Il y a des gens de qui l'on peut ne jamais croire de mal sans l'avoir vu; mais il n'y en a point en qui il nous doive surprendre en le voyant.
CCX
Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir.
CCXI
La vertu n'irait pas loin si la vanité ne lui tenait pas compagnie.
CCXII
Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de tout le monde se trompe fort; mais celui qui croit qu'on ne peut se passer de lui se trompe encore davantage.
CCXIII
La pompe des enterrements regarde plus la vanité des vivants que l'honneur des morts.
CCXIV
Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent la corruption de leur coeur aux autres et à eux-mêmes. Les vrais honnêtes gens sont ceux qui la connaissent parfaitement et la confessent aux autres.
CCXV
Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien.
CCXVI
La sévérité des femmes est un ajustement et un fard qu'elles ajoutent à leur beauté. C'est un attrait fin et délicat, et une douceur déguisée.
CCXVII
L'honnêteté des femmes est l'amour de leur réputation et de leur repos.
CCXVIII
C'est être véritablement honnête homme que de vouloir être toujours exposé à la vue des honnêtes gens.
CCXIX
La folie nous suit dans tous les temps de la vie Si quelqu'un paraît sage, c'est seulement parce que ses folies sont proportionnées à son âge et à sa fortune.
CCXX
Il y a des gens niais qui se connaissent, et qui emploient habilement leur niaiserie.
CCXXI
Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit.
CCXXII
En vieillissant on devient plus fou, et plus sage.
CCXXIII
Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles que tout le monde chante un certain temps, quelque fades et dégoûtants qu'ils soient.
CCXXIV
La plupart des gens ne voient dans les hommes que la vogue qu'ils ont, ou bien le mérite de leur fortune.
CCXXV
Quelque incertitude et quelque variété qui paraisse dans le monde, on y remarque néanmoins un certain enchaînement secret, et un ordre réglé de tout temps par la Providence, qui fait que chaque chose marche en son rang, et suit le cours de sa destinée.
CCXXVI
L'amour de la gloire et plus encore la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l'envie d'abaisser les autres, font naître cette valeur qui est si célèbre parmi les hommes.
CCXXVII
La valeur dans les simples soldats est un métier périlleux qu'ils ont pris pour gagner leur vie.
CCXXVIII
Ier état (et le deuxième, pour chaque variante, entre parenthèses). La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont des (deux) extrémités où on en arrive rarement. L'espace qui est entre le deux (entre-deux) est vaste, et contient toutes les autres espèces de courage: il n'y a pas moins de différence entre eux (elles) qu'il y en a entre les visages et les humeurs; cependant ils (elles) conviennent en beaucoup de choses. Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au commencement d'une action, et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée. Il y en a qui sont assez contents quand ils ont satisfait à l'honneur du monde, et qui font fort peu de choses au-delà. On en voit qui ne sont pas (pas toujours) également maîtres de leur peur. D'autres se laissent quelquefois entraîner à des épouvantes générales. D'autres vont à la charge pour n'oser demeurer dans leurs postes; enfin il s'en trouve à qui l'habitude des moindres périls affermit le courage et les prépare à s'exposer à de plus grands. (Ici, une phrase ajoutée dans le 2e état: Il y en a encore qui sont braves à coups d'épée, qui ne peuvent souffrir les coups de mousquets; et d'autres y sont assurés, qui craignent de se battre à coups d'épée.) Outre cela il y a un rapport général que l'on remarque entre tous les courages de différentes espèces dont nous venons de parler, qui est que la nuit, augmentant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, leur donne la liberté de se ménager. Il y a encore un autre ménagement plus général qui, à parler absolument, s'étend sur toutes sortes d'hommes: c'est qu'il n'y en a point qui fassent tout ce qu'ils seraient capables de faire dans une occasion (action) s'ils avaient une certitude d'en revenir. De sorte (De sorte qu'il est visible) que la crainte de la mort ôte quelque chose à leur valeur et diminue son effet.
CCXXIX
La pure valeur (s'il y en avait) serait de faire sans témoins ce qu'on est capable de faire devant le monde.
CCXXX
L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme par laquelle elle empêche les troubles, les désordres et les émotions que la vue des grands périls a accoutumé d'élever en elle; par cette force les héros se maintiennent en un état paisible, et conservent l'usage libre de toutes leurs fonctions dans les accidents les plus terribles et les plus surprenants.
CCXXXI
L'intrépidité doit soutenir le coeur dans les conjurations, au lieu que la seule valeur lui fournit toute la fermeté qui lui est nécessaire dans les périls de la guerre.
CCXXXII
Ceux qui voudraient définir la victoire par sa naissance seraient tentés comme les poètes de l'appeler la fille du Ciel, puisqu'on ne trouve point son origine sur la terre. En effet, elle est produite par une infinité d'actions qui, au lieu de l'avoir pour but, regardent seulement les intérêts particuliers de ceux qui les font, puisque tous ceux qui composent une armée, allant à leur propre gloire et à leur élévation, procurent un bien si grand et si général.
CCXXXIII
La plupart des hommes s'exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur. Mais peu se veulent toujours exposer autant qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils s'exposent.
CCXXXIV
La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font la valeur des hommes.
CCXXXV
On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la gloire; de là vient que les braves ont plus d'adresse et d'esprit pour éviter la mort que les gens de chicane pour conserver leur bien.
CCXXXVI
On ne peut répondre de son courage quand on n'a jamais été dans le péril.
CCXXXVII
Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi de marchands: elle soutient le commerce; et nous ne payons pas pour la justice qu'il y a de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prêtent.
CCXXXVIII
Tous ceux qui s'acquittent des devoirs de la reconnaissance ne peuvent pas pour cela se flatter d'être reconnaissants.
CCXXXIX
Ce qui fait tout le mécompte dans la reconnaissance qu'on attend des grâces qu'on a faites, c'est que l'orgueil de celui qui donne, et l'orgueil de celui qui reçoit, ne peuvent convenir du prix du bienfait.
CCXL
Le trop grand empressement qu'on a de s'acquitter d'une obligation est une espèce d'ingratitude.
CCXLI
On donne plus souvent des bornes à sa reconnaissance qu'à ses désirs et à ses espérances.
CCXLII
L'orgueil ne veut pas devoir, et l'amour-propre ne veut pas payer.
CCXLIII
Le bien qu'on nous a fait veut que nous respections le mal que l'on nous a fait après.
CCXLIV
Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons jamais de grands biens ni de grands maux qui ne produisent infailliblement leurs pareils. Nous imitons les bonnes actions par l'émulation, et les mauvaises par la malignité de notre nature qui étant retenue en prison par la honte est mise en liberté par l'exemple.
CCXLV
L'imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu'elles sont naturelles.
CCXLVI
Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions, ce n'est que l'intérêt et la vanité qui les causent.
CCXLVII
Il y a une espèce d'hypocrisie dans les afflictions, car sous prétexte de pleurer la perte d'une personne qui nous est chère nous nous pleurons nous-mêmes; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération, en la personne que nous pleurons. De cette manière les morts ont l'honneur des larmes qui ne coulent que pour ceux qui les versent. J'ai dit que c'était une espèce d'hypocrisie, parce que, par elle, l'homme se trompe seulement soi-même. Il y en a une autre qui n'est pas si innocente, et qui impose à tout le monde: c'est l'affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d'une belle et immortelle douleur, car le temps, qui consume tout, l'ayant consumée, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes, et leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader par toutes leurs actions qu'elles égaleront la durée de tous leurs déplaisirs à leur propre vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d'ordinaire dans les femmes ambitieuses, parce que, leur sexe leur fermant tous les chemins qui mènent à la gloire, elles se jettent dans celui-ci, et s'efforcent à se rendre célèbres par la montre d'une inconsolable douleur. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n'ont que de petites sources, qui coulent facilement et qui s'écoulent aussitôt: on pleure pour avoir la réputation d'être tendre, on pleure pour être plaint, ou pour être pleuré, et on pleure quelquefois de honte de ne pleurer pas.
CCXLVIII
Nous ne regrettons pas la perte de nos amis selon leur mérite, mais selon nos besoins et selon l'opinion que nous croyons leur avoir donnée de ce que nous valons.
CCXLIX
Nous ne sommes pas difficiles à consoler des disgrâces de nos amis lorsqu'elles servent à signaler la tendresse que nous avons pour eux.
CCL
Qui considérera superficiellement tous les effets de la bonté qui nous fait sortir hors de nous-mêmes, et qui nous immole continuellement à l'avantage de tout le monde, sera tenté de croire que lorsqu'elle agit, l'amour-propre s'oublie et s'abandonne lui-même, ou se laisse dépouiller et appauvrir sans s'en apercevoir, de sorte qu'il semble que l'amour-propre soit la dupe de la bonté. Cependant c'est le plus utile de tous les moyens dont l'amour-propre se sert pour arriver à ses fins; c'est un chemin dérobé, par où il revient à lui-même, plus riche et plus abondant; c'est un désintéressement qu'il met à un furieuse usure; c'est enfin un ressort délicat avec lequel il réunit, il dispose et tourne tous les hommes en sa faveur.
CCLI
Nul ne mérite d'être loué de bonté s'il n'a la force, et la hardiesse, d'être méchant toute autre bonté n'est le plus souvent qu'une paresse ou une impuissance de la mauvaise volonté.
CCLII
Il est bien malaisé de distinguer la bonté générale, et répandue sur tout le monde, de la grande habileté.
CCLIII
Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien.
CCLIV
Pour pouvoir être toujours bon, il faut que les autres croient qu'ils ne peuvent jamais nous être impunément méchants.
CCLV
Rien ne nous plaît tant que la confiance des grands, et des personnes considérables par leurs emplois, par leurs esprits, ou par leur mérite; elle nous fait sentir un plaisir exquis et élève merveilleusement notre orgueil parce que nous le regardons comme un effet de notre fidélité; cependant, nous serions remplis de confusion si nous considérions l'imperfection et la bassesse de sa naissance, car elle vient de la vanité, de l'envie de parler, et de l'impuissance de retenir le secret: de sorte qu'on peut dire que la confiance est comme un relâchement de l'âme causé par le nombre et par le poids des choses dont elle est pleine.
CCLVI
La confiance de plaire est souvent un moyen de déplaire infailliblement.
CCLVII
Nous ne croyons pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous voyons.
CCLVIII
La confiance que l'on a en soi fait naître la plus grande partie de celle que l'on a aux autres.
CCLIX
Ier état—La sobriété est l'amour de la santé, ou l'impuissance de manger beaucoup.
2e état—Il y a une révolution générale qui change le goût des esprits, aussi bien que les fortunes du monde.
CCLX
La vérité est le fondement et la raison de la perfection, et de la beauté; une chose, de quelque nature qu'elle soit, ne saurait être belle, et parfaite, si elle n'est véritablement tout ce qu'elle doit être, et si elle n'a tout ce qu'elle doit avoir.
CCLXI
On peut dire de l'agrément séparé de la beauté que c'est une symétrie dont on ne sait point les règles, et un rapport secret des traits ensemble, et des traits avec les couleurs et avec l'air de la personne.
CCLXII
Il y a de belles choses qui ont plus d'éclat quand elles demeurent imparfaites que quand elles sont trop achevées.
CCLXIII
Ier état—La coquetterie est le fonds de l'humeur de toutes les femmes; mais toutes ne coquettent pas, parce que la coquetterie de quelques-unes est retenue par leur tempérament et par leur raison.
2e état—La coquetterie est le fonds et l'humeur de toutes les femmes; mais toutes ne la mettent pas en pratique, parce que la coquetterie de quelques-unes est retenue par leur tempérament et par leur raison.
CCLXIV
On incommode toujours les autres quand on croit ne les pouvoir jamais incommoder.
CCLXV
Il y a peu de choses impossibles d'elles-mêmes; et l'application pour les faire réussir nous manque bien plus que les moyens.
CCLXVI
La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix de chaque chose.
CCLXVII
Le plus grand art d'un habile homme est celui de savoir cacher son habileté.
CCLXVIII
La générosité est un industrieux emploi du désintéressement pour aller plus tôt à un plus grand intérêt.
CCLXIX
La fidélité est une invention rare de l'amour-propre, par laquelle l'homme, s'érigeant en dépositaire des choses précieuses, se rend lui-même infiniment précieux; de tous les trafics de l'amour-propre, c'est celui où il fait le moins d'avances et de plus grands profits; c'est un raffinement de sa politique, avec lequel il engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur liberté, et par leur vie, qu'ils sont forcés de confier en quelques occasions, à élever l'homme fidèle au-dessus de tout le monde.
CCLXX
La magnanimité méprise tout pour avoir tout.
CCLXXI
La magnanimité est un noble effort de l'orgueil par lequel il rend l'homme maître de lui-même pour le rendre maître de toutes choses.
CCLXXII
Ier état—Il y a peu de choses impossibles d'elles-mêmes, et l'on trouve plus de voies que l'on ne pense pour y arriver. Et si nous avions assez d'application et de volonté, nous aurions toujours assez de moyens.
2e état—Il n'y a pas moins d'éloquence dans le ton de la voix que dans le choix des paroles.
CCLXXIII
La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu'il faut et à ne dire que ce qu'il faut.
CCLXXIV
Il y a une éloquence dans les yeux et dans l'air de la personne qui ne persuade pas moins que celle de la parole.
CCLXXV
Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts qu'il est rare de voir changer les inclinations.
CCLXXVI
L'intérêt donne toutes sortes de vertus et de vices.
CCLXXVII
L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission que nous employons pour soumettre effectivement tout le monde; c'est un mouvement de l'orgueil, par lequel il s'abaisse devant les hommes pour s'élever sur eux; c'est un déguisement, et son premier stratagème; mais quoique ces changements soient presque infinis, et qu'il soit admirable sous toutes sortes de figures, il faut avouer néanmoins qu'il n'est jamais si rare ni si extraordinaire que lorsqu'il se cache sous la forme et sous l'habit de l'humilité; car alors on le voir les yeux baissés, dans une contenance modeste et reposée; toutes ses paroles sont douces et respectueuses, pleines d'estime pour les autres et de dédain pour lui-même; si on l'en veut croire, il est indigne de tous les honneurs, il n'est capable d'aucun emploi, il ne reçoit les charges où on l'élève que comme un effet de la bonté des hommes, et de la faveur aveugle de la fortune. C'est l'orgueil qui joue tous ces personnages que l'on prend pour l'humilité.
CCLXXVIII
Tous les sentiments ont chacun un ton de voix, un geste et des mines qui leur sont propres; ce rapport bon, ou mauvais, fait les bons, ou les mauvais, comédiens, et c'est ce qui fait aussi que les personnes plaisent ou déplaisent.
CCLXXIX
Dans toutes les professions, et dans tous les arts, chacun se fait une mine et un extérieur qu'il met en la place de la chose dont il veut avoir le mérite, de sorte que tout le monde n'est composé que de mines, et c'est inutilement que nous travaillons à y trouver rien de réel.
CCLXXX
La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l'esprit.
CCLXXXI
Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien, et d'autres qui sont disgraciées avec leurs bonnes qualités.
CCLXXXII
Le luxe et la trop grande politesse dans les États sont le présage assuré de leur décadence parce que, tous les particuliers s'attachant à leurs intérêts propres, ils se détournent du bien public.
CCLXXXIII
La civilité est une envie d'en recevoir; c'est aussi un désir d'être estimé poli.
CCLXXXIV
Ier état—L'éducation que l'on donne aux princes est un second amour-propre qu'on leur inspire.
2e état—L'éducation que l'on donne d'ordinaire aux jeunes gens est un second orgueil qu'on leur inspire.
CCLXXXV
Ier état—Rien ne prouve tant que les philosophes ne sont pas si persuadés qu'ils disent que la mort n'est pas un mal, que le tourment qu'ils se donnent pour établir l'immortalité de leur nom par la perte de la vie.
2e état—Il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne si puissamment que dans l'amour; et on est toujours plus disposé de sacrifier tout le repos de ce qu'on aime que de perdre la moindre partie du sien.
CCLXXXVI
Il n'y a point de libéralité; ce n'est que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons.
CCLXXXVII
La pitié est un sentiment de nos propres maux dans un sujet étranger, c'est une prévoyance habile des malheurs où nous pouvons tomber, qui nous fait donner du secours aux autres pour les engager à nous le rendre dans de semblables occasions, de sorte que les services que nous rendons à ceux qui en ont besoin sont à proprement parler des biens anticipés que nous nous faisons à nous-mêmes.
CCLXXXVIII
La petitesse de l'esprit fait souvent l'opiniâtreté; et nous ne croyons pas aisément ce qui est au delà de ce que nous voyons.
CCLXXXIX
On s'est trompé quand on a cru qu'il n'y avait que les violentes passions, comme l'ambition et l'amour, qui pussent triompher des autres. La paresse, toute languissante qu'elle est, ne laisse pas d'en être souvent la maîtresse; elle usurpe sur tous les desseins et sur toutes les actions de la vie; elle y détruit et y consomme insensiblement toutes les passions et toutes les vertus.
CCXC
De toutes les passions celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c'est la paresse; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages qu'elle cause soient très cachés; si nous considérons attentivement son pouvoir, nous verrons qu'elle se rend en toutes rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos plaisirs; c'est la rémore qui a la force d'arrêter les plus grands vaisseaux, c'est une bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes, le repos de la paresse est un charme secret de l'âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions; pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l'âme, qui la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens.
CCXCI
La promptitude avec laquelle nous croyons le mal sans l'avoir assez examiné est un effet de la paresse et de l'orgueil. On veut trouver des coupables, et on ne veut pas se donner la peine d'examiner les crimes.
CCXCII
Nous récusons tous les jours des juges pour les plus petits intérêts; et nous faisons dépendre notre gloire et notre réputation, qui sont les plus grands biens du monde, du jugement des hommes, qui nous sont tous contraires, ou par leur jalousie, ou par leur malignité, ou par leur préoccupation, ou par leur sottise; et c'est pour obtenir d'eux un arrêt en notre faveur que nous exposons notre repos et notre vie en cent manières, et que nous la condamnons à une infinité de soucis, de peines et de travaux.
CCXCIII
De plusieurs actions différentes que la Fortune arrange comme il lui plaît, il s'en fait plusieurs vertus.
CCXIV
L'honneur acquis est caution de celui qu'on doit acquérir.
CCXCV
La jeunesse est une ivresse continuelle; c'est la fièvre de la santé, c'est la folie de la raison.
CCXCVI
On aime bien à deviner les autres; mais l'on n'aime pas être deviné.
CCXCVII
Il y a des gens qu'on approuve dans le monde, qui n'ont pour tout mérite que les vices qui servent au commerce de la vie.
CCXCVIII
C'est une ennuyeuse maladie que de conserver sa santé par un trop grand régime.
CCXCIX
Le bon naturel, qui se vante d'être toujours sensible, est dans la moindre occasion étouffé par l'intérêt.
CCC
Ier état—Il est moins impossible de prendre de l'amour quand on n'en a pas, que de s'en défaire quand on en a.
2e état—Il est plus facile de prendre de l'amour quand on n'en a pas, que de s'en défaire quand on en a.
CCCI
Ier état—La plupart des femmes se rendent plutôt par faiblesse que par passion; de là vient que pour l'ordinaire les femmes entreprenantes réussissent mieux que les autres, quoiqu'elles ne soient pas plus aimables.
2e état—La plupart des femmes se rendent plutôt par faiblesse que par passion; de là vient que pour l'ordinaire les hommes entreprenants réussissent mieux que les autres, quoiqu'ils ne soient pas plus aimables.
CCCII
N'aimer guère en amour est un moyen assuré pour être aimé.
CCCII [bis]
L'absence diminue les médiocres passions, et augmente les grandes, comme le vent éteint les bougies et allume le feu.
CCCIII
La sincérité que se demandent les amants et les maîtresses, pour savoir l'un et l'autre quand ils cesseront de s'aimer, est biens moins pour vouloir être avertis quand on ne les aimera plus que pour être mieux assurés qu'on les aime, lorsqu'on ne dit point le contraire.
CCCIV
Les femmes croient souvent aimer quoiqu'elles n'aiment pas. L'occupation d'une intrigue, l'émotion d'esprit que donne la galanterie, la pente naturelle au plaisir d'être aimées, et la peine de refuser, leur persuadent qu'elles ont de la passion lorsqu'elles n'ont tout au plus que de la coquetterie.
CCCV
La plus juste comparaison qu'on puisse faire de l'amour, c'est celle de la fièvre; nous n'avons non plus de pouvoir sur l'un que sur l'autre, soit pour sa violence ou pour sa durée.
CCCVI
Ce qui fait que l'on est souvent mécontent de ceux qui négocient, est qu'ils abandonnent quasi toujours l'intérêt de leurs amis pour l'intérêt du fond de la négociation, qui devient le leur par la gloire d'avoir réussi à ce qu'ils avaient entrepris.
CCCVII
Le plus souvent, quand nous exagérons la tendresse que nos amis ont pour nous, c'est moins par reconnaissance que par un désir habile de faire juger de notre mérite.
CCCVIII
L'approbation que l'on donne à ceux qui entrent dans le monde est bien souvent une envie secrète que l'on a contre ceux qui y sont établis.
CCCIX
La plus grande habileté des moins habiles est de se savoir soumettre à la bonne conduite d'autrui.
CCCX
Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité que ce serait mal juger que de ne s'y pas laisser tromper.
CCCXI
Il n'y a quelquefois pas moins d'habileté à savoir profiter d'un bon conseil qu'on nous donne, qu'à se bien conseiller soi-même.
CCCXII
Il y a de méchants hommes qui seraient moins dangereux s'ils n'avaient aucune bonté.
CCCXIII
La magnanimité est assez définie par son nom; on pourrait dire toutefois que c'est le bon sens de l'orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir des louanges.
CCCXIV
Il est impossible d'aimer une seconde fois ce qu'on a véritablement cessé d'aimer.
CCCXV
Ce n'est pas la fertilité de l'esprit qui fait trouver plusieurs expédients sur une même affaire; c'est plutôt le défaut de lumière qui nous fait arrêter à tout ce qui se présente à l'imagination, et qui nous empêche de discerner d'abord ce qui nous est propre.
CCCXVI
Il est des affaires et des maladies que les remèdes aigrissent, et on peut dire que la grande habileté consiste à savoir connaître les temps où il est dangereux d'en faire.
Après avoir parlé de la fausseté des vertus, il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort. J'entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l'espérance d'une meilleure vie. Il y a différence entre souffrir la mort constamment, et la mépriser. Le premier sentiment est assez ordinaire; mais je crois que l'autre n'est jamais sincère. On a écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort n'est point un mal; et les plus faibles hommes aussi bien que les héros ont donné mille célèbres exemples pour établir cette opinion. Cependant je doute que personne de bon sens en ait jamais été véritablement persuadé, et toute la peine qu'on se donne pour en venir à bout fait assez paraître que cette entreprise n'est pas aisée. On a mille sujets de mépriser la vie, mais on n'en peut avoir de mépriser la mort; ceux mêmes qui se la donnent volontairement ne la comptent pas pour si peu de chose, et ils la rejettent et s'en étonnent comme les autres, lorsqu'elle vient à eux par une autre voie que celle qu'ils ont choisie. L'inégalité que l'on remarque dans le courage d'un nombre infini de vaillants hommes vient de ce que la mort se découvre à leur imagination et y paraît plus présente en un temps qu'en un autre. Et ainsi il arrive qu'après avoir méprisé ce qu'ils ne connaissaient pas, ils craignent enfin ce qu'ils connaissent. Il faut éviter de la voir avec toutes ses circonstances, si on ne veut pas croire qu'elle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s'empêcher de la considérer. Mais tout homme qui la sait voir telle qu'elle est, trouve que la cessation d'être comprend tout ce qu'il y a d'épouvantable. La nécessité inévitable de mourir fait toute la constance des philosophes: ils croient qu'il faut aller de bonne grâce où l'on ne se peut empêcher d'aller; et, ne pouvant éterniser leur vie, il n'y a rien qu'ils ne fassent pour éterniser leur gloire, et pour sauver ainsi du naufrage ce qui en peut être garanti. Contentons-nous pour faire bonne mine de ne nous pas dire à nous-mêmes tout ce que nous en pensons, et espérons plus de notre tempérament que des faibles raisonnements à l'abri desquels nous croyons pouvoir approcher de la mort avec indifférence. La gloire de mourir avec fermeté, la satisfaction d'être regretté de ses amis et de laisser une belle réputation, l'espérance de ne plus souffrir de douleurs, et d'être à couvert des autres misères de la vie et des caprices de la fortune, sont des remèdes qu'on ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu'ils soient infaillibles. Ils font pour nous assurer ce qu'une simple haie fait souvent à la guerre, pour couvrir ceux qui doivent approcher d'un lieu d'où l'on tire. Quand on en est éloigné, on croit qu'elle peut être d'un grand secours; mais quand on en est proche, on voit que tout la peut percer. Nous nous flattons de croire que la mort nous paraisse de près ce que nous en avons jugé de loin, et que nos sentiments, qui ne sont que faiblesse, que variété et que confusion, soient d'une trempe assez forte pour ne point souffrir d'altération par la plus rude de toutes les épreuves. C'est mal connaître les effets de l'amour-propre, que de croire qu'il puisse nous aider à compter pour rien ce qui le doit nécessairement détruire, et la raison, dans laquelle on croit trouver tant de ressources, n'est que trop faible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous voulons. C'est elle qui nous trahit le plus souvent et, au lieu de nous inspirer le mépris de la mort, elle sert à nous découvrir ce qu'elle a d'affreux et de terrible. Tout ce qu'elle peut faire pour nous est de nous conseiller d'en détourner les yeux de les arrêter sur d'autres objets. Caton et Brutus en choisissent d'illustres et d'éclatants; un laquais se contenta dernièrement de danser les tricotets sur l'échafaud où il devait être roué. Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils produisent souvent les mêmes effets. De sorte qu'il est vrai de dire que, quelque disproportion qu'il y ait entre les grands hommes et les gens du commun, les uns et les autres ont mille fois reçu la mort d'un même visage; mais ç'a toujours été avec cette différence que c'est l'amour de la gloire qui ôte aux grands hommes la vue de la mort dans le mépris qu'ils font paraître quelquefois pour elle, et dans les gens du commun ce n'est qu'un effet de leur peu de lumière qui, les empêchant de connaître toute la grandeur de leur mal, leur laisse la liberté de songer à autre chose.
Manuscrit de Liancourt
[1] L'enfance nous suit dans tous les temps de la vie; si quelqu'un paraît sage, c'est seulement parce que ses folies sont proportionnées à son âge et à sa fortune (max. 207, I 219).
[2] L'orgueil a bien plus de part que la charité aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes, et nous les en reprenons bien moins pour les en corriger que pour persuader que nous en sommes exempts (max. 37, I 41).
[3] Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur que ce que nous prenons le plus souvent pour des vertus ne sont en effet que des vices qui leur ressemblent et que l'orgueil et l'amour-propre nous ont déguisés (épigraphe de 1678, I 181).
[4] Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes (max. 38. I 42).
[5] Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui (max. 19, I 22).
[6] Ce qui rend nos amitiés si légères et si changeantes, c'est qu'il est aisé de connaître les qualités de l'esprit, et difficile de connaître celles de l'âme (max. 80, I 93).
[7] Nous nous persuadons souvent d'aimer les gens plus puissants que nous; l'intérêt seul produit notre amitié, et nous ne leur promettons pas selon ce que nous leur voulons donner, mais selon ce que nous voulons qu'ils nous donnent (max 85, I 98).
[8] Les Français ne sont pas seulement sujets, comme la plupart des hommes, à perdre également le souvenir des bienfaits et des injures, mais ils haïssent ceux qui les ont obligés; l'orgueil et l'intérêt produit partout l'ingratitude; l'application à récompenser le bien et à se venger du mal leur paraît une servitude à laquelle ils ont peine de s'assujettir (max. 14, I 14).
[9] Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent la corruption de leur coeur aux autres et à eux-mêmes; les vrais honnêtes gens sont ceux qui la connaissent parfaitement et la confessent aux autres (max. 202, I 214).
[10] On est au désespoir d'être trompé par ses ennemis et trahi par ses amis, et on est toujours satisfait de l'être par soi-même (max. 114, I 119).
[11] Les plus sages le sont dans les choses indifférentes, mais ils ne le sont presque jamais dans leurs plus sérieuses affaires (MS 22, I 132).
[12] L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde (max. 4, I 4).
[13] Il est aussi aisé de se tromper soi-même sans s'en apercevoir qu'il est difficile de tromper les autres sans qu'ils s'en aperçoivent (max. 115, I 120).
[14] Rien n'est impossible de soi; il y a des voies qui conduisent à toutes choses, et si nous avions assez de volonté, nous aurions toujours assez de moyens (max. 243, I 265 et 272 1er état).
[15] L'intérêt fait jouer toute sorte de personnages, et même celui de désintéressé (max. 39, I 43).
[16] La constance des sages n'est qu'un art avec lequel ils savent enfermer dans leur coeur leur agitation (max. 20, I 23).
[17] Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions, ce n'est que l'intérêt et la vanité qui les causent (max. 232, I 246).
[18] C'est plutôt par l'estime de nos sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des autres que par leur mérite, et nous nous louons en effet lorsqu'il semble que nous leur donnons des louanges (max. 143, I 146).
[19] L'homme est conduit lorsqu'il croit se conduire, et pendant que par son esprit il vise à un endroit, son coeur l'achemine insensiblement à un autre (max. 43, I 47).
[20] La modestie, qui semble refuser les louanges, n'est en effet qu'un désir d'en avoir de plus délicates (MS 27, I 147).
[21] L'orgueil se dédommage toujours, et il ne perd rien lors même qu'il renonce à la vanité (max. 33, I 36).
[22] L'amitié la plus sainte et la plus sacrée n'est qu'un trafic où nous croyons toujours gagner quelque chose (max. 83, I 94).
[23] La félicité est dans le goût, et non pas dans les choses, et c'est par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non pas par avoir ce que les autres trouvent aimable (max. 48, I 54).
[24] Quand on ne trouve point son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs (MS 61, I 55).
[25] On ne fait point de distinction dans la colère, bien qu'il y en ait une légère et quasi innocente, qui vient de l'ardeur de la complexion, et une autre très criminelle, qui est à proprement parler la fureur de l'orgueil et de l'amour-propre (MS 30, I 159).
[26] Quoique toutes les passions se dussent cacher, elles ne craignent pas néanmoins le jour; la seule envie est une passion timide et honteuse qu'on ne peut jamais avouer (max. 27, I 30).
[27] La jalousie est raisonnable en quelque manière puisqu'elle ne cherche qu'à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous devoir appartenir, au lieu que l'envie est une fureur qui nous fait toujours souhaiter la ruine du bien des autres (max. 28, I 31).
[28] Quelque différence qu'il y ait entre les fortunes, il y a pourtant une certaine proportion de biens et de maux qui les rend égales (max. 52, I 61).
[29] On n'aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans intérêt; la louange est une flatterie habile, cachée et délicate qui satisfait différemment celui qui la donne et celui qui la reçoit. L'un la prend comme la récompense de son mérite, l'autre la donne pour faire remarquer son équité et son discernement Nous choisissons souvent des louanges empoisonnées qui découvrent par contre-coup des défauts en nos amis, que nous n'osons divulguer. Nous élevons même la gloire des uns pour abaisser par là celle des autres, et on louerait moins Monsieur le Prince et Monsieur de Turenne si on ne voulait pas les blâmer tous les deux (max. 144, 145 et 198, I 148 et 149, 2e état).
[30] Il est malaisé de définir l'amour, et tout ce qu'on en peut dire c'est que dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits c'est une sympathie, et dans le corps ce n'est qu'une envie cachée et délicate de jouir de ce que l'on aime après beaucoup de mystères (max. 68, I 78).
[31] Quelques grands avantages que la nature donne, ce n'est pas elle, mais la fortune, qui fait les héros (max. 53, I 62).
[32] Il n'y a point de libéralité et ce n'est que la vanité de donner que nous aimons mieux que ce que nous donnons (max. 263, I 286).
[33] L'amour de la gloire et plus encore la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable et l'envie d'abaisser les autres font cette valeur qui est si célèbre parmi les hommes (max. 213. I 226).
[34] On pourrait dire qu'il n'y a point d'heureux ni de malheureux accidents parce que les habiles gens savent profiter des mauvais, et que les imprudents tournent bien souvent les plus avantageux à leur préjudice (max. 59. I 68).
[35] On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la gloire; de là vient que, quelque chicane qu'on remarque dans la justice, elle n'est point égale à la chicane des braves (max. 221, I 235).
[36] La valeur dans les simples soldats est un métier périlleux qu'ils ont pris pour gagner leur vie (max. 214, I 227).
[37] Les crimes deviennent innocents et même glorieux par leur nombre et par leur excès; de là vient que les voleries publiques sont des habiletés, et que les massacres des provinces entières sont des conquêtes (MS 68, I 192).
[38] Comme la plus heureuse personne du monde est celle à qui peu de choses suffit, les grands et les ambitieux sont en ce point les plus misérables qu'il leur faut l'assemblage d'une infinité de biens pour les rendre heureux (MP I).
[39] Le vrai honnête homme c'est celui qui ne se pique de rien (max. 203, I 215).
[40] La générosité c'est un désir de briller par des actions extraordinaires, c'est un habile et industrieux emploi du désintéressement, de la fermeté en amitié, et de la magnanimité, pour aller promptement à une grande réputation (max. 246, I 268).
[41] Le jugement n'est autre chose que la grandeur de la lumière de l'esprit, on peut dire la même chose de son étendue, de sa profondeur, de son discernement, de sa justesse, de sa droiture, et de sa délicatesse.
L'étendue de l'esprit est la mesure de sa lumière.
La profondeur est celle qui découvre le fond des choses
Le discernement les compare et les distingue.
La justesse ne voit que ce qu'il faut voir.
La droiture prend toujours le bon biais des choses.
La délicatesse aperçoit les imperceptibles.
Et le jugement prononce ce qu'elles sont.
Si on l'examine bien, on trouvera que toutes ces qualités ne sont autres chose que la grandeur de l'esprit, lequel, voyant tout, rencontre dans la plénitude de ses lumières tous les avantages dont nous venons de parler (max. 97, I 107).
[42] Quand la vanité ne fait point parler, on n'a pas envie de dire grand'chose (max. 137, I 139).
[43] La sincérité c'est une naturelle ouverture de coeur; on la trouve en fort peu de gens et celle qui se pratique d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation pour arriver à la confiance des autres (max. 62, I 71).
[44] La finesse n'est qu'une pauvre habileté (MP 2).
[45] Dieu seul fait les gens de bien et on peut dire de toutes nos vertus ce qu'un poète a dit de l'honnêteté des femmes. L'essere honesta non é se non un arte de parer honesta (MS 33, I 176).
[46] Nous récusons tous les jours des juges pour les plus petits intérêts, et nous commettons notre gloire et notre réputation, qui est la plus importante affaire de notre vie, aux hommes qui nous sont tous contraires, ou par leur jalousie, ou par leur malignité, ou par leur préoccupation, ou par leur sottise, ou par leur injustice, et c'est pour obtenir d'eux un arrêt en notre faveur que nous exposons notre vie et que nous la condamnons à une infinité de soucis, de peines et de travaux (max. 268, I 292).
[47] Rien n'est si dangereux que l'usage des finesses que tant de gens d'esprit emploient communément; les plus habiles affectent de les éviter toute leur vie pour s'en servir en quelque grande occasion et pour quelque grand intérêt (max. 124, I 126).
[48] Comme la finesse est l'effet d'un petit esprit, il arrive quasi toujours que celui qui s'en sert pour se couvrir en un endroit se découvre en un autre (max. 125, I 127).
[49] Rien ne nous plaît tant que la confiance des grands et des personnes considérables par leurs emplois, par leur esprit ou par leur mérite; elle nous fait sentir un plaisir exquis et élève merveilleusement notre orgueil parce que nous la regardons comme un effet de notre fidélité; cependant nous serons remplis de confusion si nous considérons l'imperfection et la bassesse de sa naissance, car elle vient de la vanité, de l'envie de parler et de l'impuissance de retenir les secrets, de sorte qu'on peut dire que la confiance est comme un relâchement de l'âme causé par le nombre et par le poids des choses dont elle est pleine (max. 239, I 255).
[50] Nous ne nous apercevons que des emportements et des mouvements extraordinaires de nos humeurs, comme de la violence, de la colère, etc., mais personne quasi ne s'aperçoit que ces humeurs ont un cours ordinaire et réglé qui meut et tourne doucement et imperceptiblement notre volonté à des actions différentes; elles roulent ensemble, s'il faut ainsi dire, et exercent successivement leur empire, de sorte qu'elles ont une part considérable à toutes nos actions, dont nous croyons être les seuls auteurs (max. 297, I 48).
[51] La pitié est un sentiment de nos propre maux dans un sujet étranger; c'est une prévoyance habile des malheurs où nous pouvons tomber, qui nous fait donner des secours aux autres pour les engager à nous les rendre dans de semblables occasions, de sorte que les services que nous rendons à ceux qui sont accueillis de quelque infortune sont à proprement parler des biens anticipés que nous nous faisons (max. 264, I 287).
[52] Qui considérera superficiellement tous les effets de la bonté qui nous fait sortir de nous-mêmes, et qui nous immole continuellement à l'avantage de tout le monde, sera tenté de croire que, lorsqu'elle agit, l'amour-propre s'oublie et s'abandonne lui-même, et même qu'il se laisse dépouiller et appauvrir sans s'en apercevoir, en sorte qu'il semble que la bonté soit la niaiserie et l'innocence de l'amour-propre. Cependant la bonté est en effet le plus prompt de tous les moyens don't l'amour-propre se sert pour arriver à ses fins; c'est un chemin dérobé par où il revient à lui-même plus riche et plus abondant; c'est un désintéressement qu'il met à une furieuse usure, c'est enfin un ressort délicat avec lequel il remue, il dispose et tourne tous les hommes en sa faveur (max. 236, I 250).
[53] L'humilité est une feinte soumission que nous employons pour soumettre effectivement tout le monde; c'est un mouvement de l'orgueil par lequel il s'abaisse devant les hommes pour s'élever sur eux; c'est son plus grand déguisement, et son premier stratagème; certes, comme il est sans doute que le Protée des fables n'a jamais été, il est un véritable dans la nature, car il prend toutes les formes comme il lui plaît; mais, quoiqu'il soit merveilleux et agréable à voir sur toutes ses figures et dans toutes ses industries, il faut pourtant avouer qu'il n'est jamais si rare ni si plaisant que lorsqu'on le voit sous la forme et sous l'habit de l'humilité; car alors on le voit les yeux baissés, sa contenance est modeste et reposée, ses paroles douces et respectueuses, pleines de l'estime des autres et de dédain pour lui-même; il est indigne de tous les honneurs, il est incapable d'aucun emploi, et ne reçoit les charges où on l'élève que comme un effet de la bonté des hommes et de la faveur aveugle de la fortune (max. 254, I 277).
[54] La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont des extrémités où on arrive rarement; l'espace qui est entre deux est vaste, et contient toutes les autres espèces de courages, il n'y a pas moins de différence entre eux qu'il y en a entre les visages et les humeurs; cependant ils conviennent en beaucoup de choses. Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au commencement d'une action, et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée; il y en a qui sont assez contents quand ils ont satisfait à l'honneur du monde et qui font fort peu de choses au delà. On en voit qui ne sont pas toujours également maîtres d'eux-mêmes. D'autres se laissent quelquefois entraîner à des épouvantes générales. D'autres vont à la charge pour n'oser demeurer dans leurs postes Enfin il s'en trouve à qui l'habitude des moindres périls affermit le courage, et les prépare à s'exposer à de plus grands. Outre cela, il y a un rapport général que l'on remarque entre tous les courages des différentes espèces dont nous venons de parler, qui est que la nuit, augmentant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, leur donne la liberté de se ménager. Il y a encore un autre ménage plus général qui, à parler absolument, s'étend sur toute sorte d'hommes: c'est qu'il n'y en a point qui fassent tout ce qu'ils seraient capables de faire dans une occasion s'ils avaient une certitude d'en revenir; de sorte qu'il est visible que la crainte de la mort ôte quelque chose à leur valeur et diminue son effet (max. 215, I 228).
[55] On élève la prudence jusqu'au ciel et il n'est sorte d'éloge qu'on ne lui donne; elle est la règle de nos actions et de nos conduites, elle est la maîtresse de la fortune, elle fait le destin des empires; sans elle on a tous les maux, avec elle on a tous les biens; et, comme disait autrefois un poète, quand nous avons la prudence, il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous trouvons dans la prudence tous les secours que nous demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que, travaillant sur une matière aussi changeante et inconnue qu'est l'homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets; Dieu seul, qui tient tous les coeurs des hommes entre ses mains, et qui, quand il lui plaît, en accorde les mouvement, fait aussi réussir les choses qui en dépendent; d'où il faut conclure que toutes les louanges dont notre ignorance et notre vanité flatte notre prudence sont autant d'injures que nous faisons à sa providence (max. 65, I 75).
[56] Rien n'est plus divertissant que de voir deux hommes assemblés, l'un pour demander conseil, et l'autre pour le donner; l'un paraît avec une déférence respectueuse et dit qu'il vient recevoir les conduites et soumettre ses sentiments, et son dessein le plus souvent est de faire passer les siens et de rendre celui qu'il fait maître de son avis garant de l'affaire qu'il lui propose. Quant à celui qui conseille, il paye d'abord la sincérité de son ami d'un zèle ardent et désintéressé qu'il lui montre, et cherche en même temps dans ses propres intérêts des règles de conseiller, de sorte que son conseil lui est bien plus propre qu'à celui qui le reçoit (max. 116, I 118).
[57] Il y a une espèce d'hypocrisie dans les afflictions, car, sous prétexte de pleurer une personne qui nous est chère, nous pleurons les nôtres, c'est-à-dire la diminution de notre bien, de notre plaisir ou de notre considération. De cette manière les morts ont l'honneur des larmes qui coulent pour les vivants. J'ai dit que c'est une espèce d'hypocrisie parce que par elle l'homme se trompe seulement lui-même. Il y en a une autre qui n'est pas si innocente et qui impose à tout le monde: c'est l'affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d'une belle et immortelle douleur; car le temps, qui consomme tout, l'ayant consommée, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes et leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre et travaillent à persuader par toutes leurs actions qu'elles égaleront la durée de leur déplaisir à leur propre vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve pour l'ordinaire dans les femmes ambitieuses, parce que, leur sexe leur fermant tous les chemins à la gloire, elles se jettent dans celui-ci, et s'efforcent à se rendre célèbres par la montre d'une inconsolable douleur (cf. la maxime suivante).
[58] Outre ce que nous avons dit, il y encore quelques autres espèces de larmes qui coulent de certaines petites sources et qui par conséquent s'écoulent incontinent; on pleure pour avoir la réputation d'être tendre, on pleure pour être pleuré, et on pleure enfin de honte de ne pas pleurer (pour cette maxime et la précédente. max. 233, I 247).
[59] Les philosophes, et Sénèque surtout, n'ont point ôté les crimes par leurs préceptes, ils n'ont fait que les employer au bâtiment de l'orgueil (MS 21, I 105).
[60] Les affaires et les actions des grands hommes ont comme les statues leur point de perspective il y en a qu'il faut voir de près pour en discerner toutes les circonstances, et il y en a d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné (max 104, I 114)
[61] Comment prétendons-nous qu'un autre garde notre secret si nous n'avons pu le garder nous-même? (MS 64, I 100.)
[62] Les philosophes ne condamnent les richesse que par le mauvais usage que nous en faisons; il dépend de nous de les acquérir et de nous en servir sans crime et, au lieu qu'elles nourrissent et accroissent les vices comme le bois entretient et augmente le feu, nous pouvons les consacrer à toutes les vertus, et les rendre même par là plus agréables et plus éclatantes (MP 3)
[63] Celui-là n'est pas raisonnable qui trouve la raison, mais celui qui la connaît, qui la goûte et qui la discerne (max. 105, I 115).
[64] La plus déliée de toutes les finesses est de savoir bien faire semblant de tomber dans les pièges que l'on nous tend; on n'est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres (max. 117, I 121).
[65] La pure valeur (s'il y en avait) serait de faire sans témoins ce qu'on est capable de faire devant le monde (max. 216, I 229).
[66] L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme par laquelle elle empêche les troubles, les désordres et les émotions que la vue des grands périls a accoutumé d'élever en elle, par cette force les héros se maintiennent dans un état paisible et conservent l'usage libre de toutes leurs fonctions dans les accidents les plus terribles et les plus surprenants. Cette intrépidité doit soutenir le coeur dans les conjurations, au lieu que la seule valeur lui fournit toute la fermeté qui lui est nécessaire dans les périls de la guerre (max. 217 et MS 40, I 230 et 231).
[67] Enfin l'orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses métamorphoses, après avoir joué tout seul les personnages de la comédie humaine, se montre avec son visage naturel et se découvre par la fierté, de sorte qu'à proprement parler la fierté est l'éclat et la déclaration de l'orgueil (MS 6, I 37).
[68] La politesse de l'esprit est un tout de l'esprit par lequel il pense toujours des choses agréables, honnêtes et délicates (max 99. I 109).
[69] La galanterie de l'esprit est un tour de l'esprit par lequel il pénètre et conçoit les choses les plus flatteuses, c'est-à-dire celles qui sont le plus capables de plaire aux autres (max 100. I 110).
[70] Qui ne rirait de la modération, et de l'opinion qu'on a conçue d'elle? Elle n'a garde (ainsi qu'on croit) de combattre et de soumettre l'ambition, puisque jamais elles ne se peuvent trouver ensemble, la modération n'étant véritablement qu'une paresse, une langueur et un manque de courage, de manière qu'on peut justement dire que la modération est la bassesse de l'âme comme l'ambition en est l'élévation (max. 293. I 17)
[71] La modération dans la bonne fortune n'est que la crainte de la honte qui suit l'emportement, ou la peur de perdre ce que l'on a (MS 3. I 18).
[72] La politesse des États est le commencement de leur décadence, parce qu'elle applique tous les particuliers à leurs intérêts propres et les détourne du bien public (MS 52. I 282).
[73] La faiblesse de l'esprit est mal nommée; c'est en effet la faiblesse du coeur, qui n'est autre chose qu'une impuissance d'agir et un manque de principe de vie (max. 44. I 49).
[74] La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l'esprit (max. 257. I 280).
[75] La sévérité des femmes c'est un ajustement et un fard qu'elles ajoutent à leur beauté, c'est comme un prix dont elles augmentent le leur, c'est enfin un attrait fin et délicat et une douceur déguisée (max. 204, I 216).
[76] Ceux qui voudraient définir la victoire par sa naissance seraient tentés, comme les poètes, de l'appeler la fille du Ciel puisqu'on ne trouve point son origine sur la terre; en effet elle est produite par une infinité d'actions qui, au lieu de l'avoir pour but, regardent seulement les intérêts particuliers de ceux qui les font, puisque tous ceux qui composent une armée, allant à leur propre gloire et à leur élévation, procurent un bien si grand et si général (MS. 41. I 232).
[77] La modération dans la bonne fortune est le calme de notre humeur adoucie par la satisfaction de l'esprit; c'est aussi la crainte du blâme et du mépris qui suivent ceux qui s'enivrent de leur bonheur, c'est une vaine ostentation de la force de notre esprit, et enfin, pour la définir intimement, la modération des hommes dans leurs plus hautes élévations est une ambition de paraître plus grands que les choses qui les élèvent (max. 17 et 18, I 19 et 20).
[78] La persévérance n'est digne de blâme ni de louange parce qu'elle n'est que la durée des goûts et des sentiments qu'on ne s'ôte ni qu'on ne se donne (max. 177, I 186)
[79] La nature fait le mérite, et la fortune le met en oeuvre (max. 153, I 160).
[80] La civilité est une envie d'en recevoir; c'est aussi un désir d'être estimé poli (max. 260, I 283).
[81] La vérité qui fait les gens véritables est une imperceptible ambition qu'ils ont de rendre leur témoignage considérable et d'attirer à leurs paroles un respect de religion (max. 63, I 72).
[82] Nous avouons nos défauts pour réparer le préjudice qu'ils nous font dans l'esprit des autres par l'impression que nous leur donnons de la justice du nôtre (max. 184, I 193).
[83] La clémence des princes est une politique dont ils se servent pour gagner l'affection des peuples (max. 15, I 15).
[84] On s'est trompé quand on a cru, après tant de grands exemples, que l'ambition et l'amour triomphaient toujours des autres passions; c'est la paresse, toute languissante qu'elle est, qui en est le plus souvent la maîtresse: elle usurpe insensiblement sur tous les desseins et sur toutes les actions de la vie, et enfin elle émousse et éteint toutes les passions et toutes les vertus (max. 266, I 289).
[85] Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses peuvent difficilement s'appliquer assez aux grandes, parce qu'ils consomment toute leur application pour les petites, et même, en la plupart des hommes, c'est une marque qu'ils n'ont aucun talent pour les grandes (max. 41 et MS 7, I 45 et 51).
[86] Il y a deux sortes d'inconstances: l'une qui vient de la légèreté de l'esprit qui à tout moment change d'opinion, ou plutôt de la pauvreté de l'esprit qui reçoit toutes les opinions des autres; l'autre qui est plus excusable, vient de la [fin] du goût des choses que l'on aimait (max. 181, I 190).
[87] La sobriété est l'amour de la santé ou l'impuissance de manger beaucoup (MS 24, I 135).
[88] La chasteté des femmes est l'amour de leur réputation et de leur repos (max. 205, I 217).
[89] Le mépris des richesses, dans les philosophes, était un désir caché de venger leur mérite de l'injustice de la fortune par le mépris des mêmes biens dont elle les privait; c'était un secret qu'ils avaient trouvé pour se dédommager de l'avilissement de la pauvreté; c'était enfin un chemin détourné pour aller à la considération que les richesses donnent (max. 54, I 63).
[90] La fidélité est une invention rare de l'amour-propre par laquelle l'homme, s'érigeant en dépositaire des choses précieuses, se rend à lui-même infiniment précieux; de tous les trafics de l'amour-propre c'est celui où il fait moins d'avances et de plus grands profits; c'est un raffinement de sa politique, car il engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur liberté et par leur vie qu'ils sont forcés de confier en quelques occasions, à élever l'homme fidèle au-dessus de tout le monde (max. 247, I 269).
[91] L'éducation qu'on donne aux princes est un second amour-propre qu'on leur inspire (max. 261, I 284, Ier état).
[92] Notre repentir ne vient point de nos actions, mais du dommage qu'elles nous causent (max. 180, I 189).
[93] Il y a des héros en mal comme en bien (max. 185, I 194).
[94] L'amour-propre est l'amour de soi-même et de toutes choses pour soi; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en ouvrait les moyens; il ne repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n'est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles de la métamorphose, et ses raffinements ceux de la chimie.
On ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes; là il est à couvert des yeux les plus pénétrants, il y fait mille insensibles tours et retours; là il est souvent invisible à lui-même, et il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir, un grand nombre d'affections et de haines; il en forme même quelquefois de si monstrueuses que, lorsqu'il les a mises au jour, il les méconnaît ou il ne peut se résoudre à les avouer.
De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu'il a de lui-même; de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet; de là vient qu'il croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont qu'endormis, qu'il s'imagine n'avoir plus d'envie de courir quand il se repose, et qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a rassasiés.
Mais cette obscurité épaisse qui le cache à lui-même n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux qui découvrent tout et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet dans ses plus grands intérêts et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout; de sorte qu'on est tenté de croire que chacune de ses passions a une magie qui lui est propre.
Rien n'est si intime et si fort que ses attachements, qu'il essaie de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent; cependant il fait quelquefois en peu de temps et sans aucun effort ce qu'il n'a pu faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de plusieurs années: d'où l'on pourrait conclure assez vraisemblablement que c'est par lui-même que ses désirs sont allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets, que son goût est le prix qui les relève et le fard qui les embellit, que c'est après lui-même qu'il court, et qu'il suit son gré lorsqu'il suit les choses qui sont à son gré.
Il est tous les contraires; il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux, etc.
Il a de différentes inclinations selon la diversité des tempéraments, qui les tournent et le dévouent pour l'ordinaire à la gloire ou aux richesses ou aux plaisirs; il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences; mais il lui est indifférent d'en avoir plusieurs ou de n'en avoir qu'une, parce qu'il se partage en plusieurs et se ramasse en une quand il le faut et comme il lui plaît. Il est inconstant et, outre les changements qui lui viennent des causes étrangères, il en a une infinité qui naissent de lui et de son propre fonds, car il est naturellement inconstant de toutes manières; il est inconstant d'inconstance, de légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût.
Il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec la dernière application, et avec des travaux incroyables, à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses et qui même lui sont nuisibles, et qu'il poursuit seulement parce qu'il les veut.
Il est bizarre et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles; il trouve tout son plaisir dans les plus fades et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables.
Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions; il vit partout, il vit de tout, et il vit de rien; il s'accommode des choses et de leur privation; il passe même dans le parti des gens de piété qui lui font la guerre; il entre dans leurs desseins et, ce qui est admirable il se hait lui-même, avec eux il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine; enfin il ne se soucie que d'être, et, pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi.
Il ne faut donc pas s'étonner s'il se joint à la plus sévère piété, et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre; quand on pense qu'il quitte son plaisir, il le change seulement en satisfaction; et lors même qu'il est vaincu et qu'on croit en être défait, on le retrouve dans le triomphe de sa défaite.
Voilà la peinture de l'amour-propre, dont toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation; la mer en est une image sensible, et l'amour-propre trouve dans la violence de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées et de ses éternels mouvements (MS I, I I).
[95] L'intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent trompés. (max. 118, I 122)
[96] On aime mieux dire du mal de soi que de n'en point parler (max. 138, I 140).
[97] La ruine du prochain plaît aux amis et aux ennemis (MP 4).
[98] La haine qu'on a pour les favoris n'est autre chose que l'amour de la faveur; c'est aussi la rage de n'avoir point la faveur, qui se console et s'adoucit un peu par le mépris des favoris; c'est enfin une secrète envie de les détruire qui fait que nous leur ôtons nos propres hommages, ne pouvant pas leur ôter [ce] qui leur attire ceux de tout le monde (max. 55, I 64).
[99] Chaque homme n'est pas plus différent des autres hommes qu'il l'est souvent de lui-même (max. 135, I 137).
[100] Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi des marchands: elle soutient le commerce, et nous ne payons pas pour la justice de payer, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prêtent (max. 223, I 237).
[101] La coutume que nous avons de nous déguiser aux autres pour acquérir leur estime fait qu'enfin nous nous déguisons à nous-mêmes (max. 119, I 123).
[102] Les biens et les maux sont plus grands dans notre imagination qu'ils ne le sont en effet, et on n'est jamais si heureux ni si malheureux que l'on pense (max. 49, I 56).
[103] Il y a des personnes à qui leurs défauts siéent bien et d'autres qui sont disgraciées de leurs bonnes qualités (max. 251, I 281).
[104] La réconciliation avec nos ennemis, qui se fait au nom de la sincérité, de la douceur, et de la tendresse, n'est qu'un désir de rendre sa condition meilleure, une lassitude de la guerre et une crainte de quelque mauvais événement (max. 82. I 95).
[105] Le mal que nous faisons aux autres ne nous attire point tant la persécution et leur haine que les bonnes qualités que nous avons (max. 29, I 32).
[106] Une des choses qui fait que l'on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c'est qu'il n'y a quasi personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut dire qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit, et que les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive au même temps que l'on voit, dans leurs yeux et dans leur esprit, un égarement et une précipitation de retourner à ce qu'ils veulent dire, au lieu de considérer que c'est un mauvais moyen de plaire ou de persuader les autres de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu'on puisse avoir (max. 139, I 141).
[107] Comme si ce n'était pas assez à l'amour-propre d'avoir la vertu de se transformer lui-même, il a encore celle de transformer ses objets; ce qu'il fait d'une manière fort étonnante, car non seulement il les déguise si bien qu'il y est lui-même abusé, mais aussi, comme si ses actions étaient des miracles, il change l'état et la nature des choses soudainement. En effet, lorsqu'une personne nous est contraire, et qu'elle tourne sa haine et sa persécution contre nous, c'est avec toute la sévérité de la justice que notre amour-propre juge ses actions, il donne même une étendue à ses défauts qui les rend énormes, et met ses bonnes qualités dans un jour si désavantageux qu'elles deviennent plus dégoûtantes que ses défauts. Cependant, dès que cette même personne nous devient favorable ou que quelqu'un de nos intérêts l'a réconciliée avec nous, notre seule satisfaction rend aussitôt à son mérite le lustre que notre aversion venait d'effacer. Tous ses avantages en reçoivent un fort grand des biais dont nous les regardons; toutes ses mauvaises qualités disparaissent, et nous appelons même toute notre indulgence pour la forcer à justifier la guerre qu'elles nous ont faite (cf. la maxime suivante).
[108] Quoique toutes les passions montrent cette vérité, l'amour la fait voir plus clairement que les autres, car nous voyons un amoureux, agité de la rage où l'a mis un visible oubli ou infidélité découverte, conjure[r] le ciel et les enfers contre sa maîtresse et néanmoins, aussitôt qu'elle s'est présentée et que sa vue a calmé la fureur de ses mouvements, son ravissement rend cette beauté innocente, il n'accuse plus que lui-même, il condamne ses condamnations et par cette vertu miraculeuse de l'amour-propre il ôte la noirceur aux actions mauvaises de sa maîtresse et en sépare le crime pour en charger ses soupçons (pour cette maxime et la précédente: max. 88, I 101).
[109] La justice n'est qu'une vive appréhension qu'on nous ôte ce qui nous appartient; de là vient cette considération et ce respect pour tous les intérêts du prochain et cette scrupuleuse application à ne lui faire aucun préjudice. Sans cette crainte qui retient l'homme dans les bornes des biens que la naissance ou la fortune lui a donnés, pressé par la violente passion de se conserver, comme par une faim enragée, il ferait des courses continuellement sur les autres (MS 14, I. 88).
[110] La justice, dans les bons juges qui sont modérés n'est que l'amour de l'approbation; dans les ambitieux c'est l'amour de leur élévation (MS 15, I 89).
[111] Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons jamais de grands biens ni de grands maux qui ne produisent infailliblement leurs pareils. L'imitation des biens vient de l'émulation et celle des maux de l'excès de la malignité naturelle qui, étant comme tenue en prison par la honte, est mise en liberté par l'exemple (max. 230, I 244).
[112] Nul ne mérite d'être loué de bonté s'il n'a la force et la hardiesse de pouvoir être méchant: toute autre bonté n'est en effet qu'une privation de vice ou plutôt la timidité des vices et leur endormissement (max. 237, I 251).
[113] Chacun pense être plus fin que les autres (MP 5).
[114] L'aveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur orgueil; il sert encore à le nourrir et à l'augmenter, et c'est pour manquer de lumières que nous ignorons toutes nos misères et tous nos défauts (MS 19, I 102).
[115] La constance en amour est une inconstance perpétuelle qui fait que notre coeur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une, tantôt à l'autre, de sorte que cette constance n'est que notre inconstance arrêtée et renfermée dans un sujet (max. 175. I 184).
[116] Nous ne regrettons pas la perte de nos amis selon leur mérite, mais selon nos besoins et l'opinion que nous croyons leur avoir donnée de ce que nous valons (MS 70, I 248).
[117] Il n'y a point d'amour pure et exempte du mélange de nos autres passions, que celle qui est cachée au fond du coeur et que nous ignorons nous-mêmes (max. 69, I 79).
[118] On hait souvent les vices, mais on méprise toujours le manque de vertu (max. 186, I 195).
[119] La passion fait souvent du plus habile homme un sot et rend quasi toujours les plus sots habiles (max. 6, I 6).
[120] Il y a des gens niais qui se connaissent niais et qui emploient habilement leur niaiserie (max. 208, I 220).
[121] Tout le monde est plein de pelles qui se moquent des fourgons (MS 5. I 33).
[122] On ne saurait compter toutes les espèces de vanité (MP 6).
[123] Pour savoir, il faut savoir le détail des choses, et comme il est presque infini, de là vient que si peu de gens sont savants et que nos connaissances sont superficielles et imparfaites, et qu'on décrit les choses au lieu de les définir. En effet on ne les connaît et on ne les fait connaître qu'en gros et par des marques communes, de même que si quelqu'un disait que le corps humain est droit et composé de différentes parties, sans dire le nombre, la situation, les fonctions, les rapports et les différences de ces parties (max. 106, I 116).
[124] Il est bien malaisé de distinguer la bonté répandue et générale pour tout le monde de la grande habileté (MS 44, I 252).
[125] On incommode toujours les autres quand on est persuadé de ne les pouvoir jamais incommoder (max. 242, I 264).
[126] Les grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux des hommes sont représentées par les politiques comme les effets des grands intérêts, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions; ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avaient de se rendre maîtres du monde, était un effet de la jalousie (max. 7, I 7).
[127] Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours; elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles et l'homme le plus simple, qui sent, persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence (max. 8, I 8).
[128] La vraie éloquence consiste à dire tout ce qu'il faut et à ne dire que ce qu'il faut (max. 250, I 273).
[129] Ceux qui se sentent du mérite se piquent toujours d'être malheureux pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu'ils sont de véritables héros, puisque la mauvaise fortune ne s'opiniâtre jamais à persécuter que les personnes qui ont des qualités extraordinaires (max. 50, I 57).
[130] La coquetterie est le fond de l'humeur de toutes les femmes, mais toutes n'en ont pas l'exercice parce que la coquetterie de quelques-unes est arrêtée et enfermée par leur tempérament et par leur raison (max. 241, I 263).
[131] Un homme d'esprit serait souvent embarrassé sans la compagnie des sots (max. 140, I 142).
[132] Les pensées et les sentiments ont chacun un ton de voix, une action et un air de visage qui leur sont propres; c'est ce qui fait les bons et les mauvais comédiens, et c'est ce qui fait aussi que les personnes plaisent ou déplaisent (max. 255, I 278).
[133] Il y a de jolies choses que l'esprit ne cherche point et qu'il trouve toutes achevées en lui-même, de sorte qu'il semble qu'elles y soient cachées comme l'or et les diamants dans le sein de la terre (max. 101, I 111).
[134] La confiance de plaire est souvent le moyen de plaire infailliblement (MS 46, I 256).
[135] La faiblesse fait commettre plus de trahisons que le véritable dessein de trahir (max. 120, I 124).
[136] L'approbation que l'on donne à l'esprit, à la beauté et à la valeur les augmente et les perfectionne et leur fait faire de plus grands effets qu'ils n'auraient été capables de faire d'eux-mêmes (max. 150, I 156).
[137] Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de nous-mêmes, que de voir que nous avons été dans des états et dans des sentiments que nous désapprouvons à cette heure (max. 51, I 58).
[138] Nous n'avons pas assez de force pour suivre toute notre raison (max. 42, I 46).
[139] Ce qui nous fait aimer les connaissances nouvelles n'est pas tant la lassitude que l'on a des vieilles, ni le plaisir de changer, que le dégoût que nous avons de n'être pas assez admirés de ceux qui nous connaissent trop et l'espérance de l'être davantage de ceux qui ne nous connaissent guère (max. 178, I 187).
[140] Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertu que les âmes communes, mais celles qui ont seulement de plus grandes vues (MS 31, I 161).
[141] On n'est jamais si malheureux qu'on craint ni si heureux qu'on espère (MS 9, I 59).
[142] On se vante souvent mal à propos de ne se point ennuyer et l'homme est si glorieux qu'il ne veut pas se trouver de mauvaise compagnie (max. 141, I 143).
[143] Ce qui nous empêche souvent de bien juger des sentences qui prouvent la fausseté des vertus, c'est que nous croyons trop aisément qu'elles sont véritables en nous (MP 7).
[144] La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du corps, et quelque éloignés que nous paraissions être des passions que nous n'avons point encore ressenties, il faut croire toutefois que l'on n'y est pas moins exposé qu'on l'est à tomber malade quand on se porte bien (max. 188, I 197).
[145] On blâme l'injustice, non pas par la haine qu'on a pour elle, mais par le préjudice qu'on en reçoit (MS 16, I 90).
[146] Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts et les conduire chacun dans son ordre; notre avidité le trouble souvent en nous faisant courir à tant de choses à la fois; de là vient que pour désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons pas assez servir à obtenir les plus considérables (max. 66, I 76).
[147] Le caprice de l'humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune (max. 45, I 50).