← Retour

Réflexions ou sentences et maximes morales

16px
100%

À Verneuil, le 17 d'août.

6. Lettre de La Rouchefoucauld à Jacques Esprit. 9 septembre 1662.

Vous allez voir que vous vous fussiez bien passé de me demander des nouvelles de ma femme; car sans cela je manquais de prétextes de vous accabler encore de sentences. Je vous dirai donc que ma femme a toujours la fièvre, et que je crains qu'elle ne se tourne en quarte. Le reste des malades se porte mieux; mais, pour retourner à nos moutons, il ne serait pas juste que vous fussiez paix et aise à Paris avec Platon, pendant que je suis à la merci des sentences que vous avez suscitées pour troubler mon repos. Voici ce que vous aurez par le courrier:

«Il faut avouer que la vertu, par qui nous nous vantons de faire tout ce que nous faisons de bien, n'aurait pas toujours la force de nous retenir dans les règles de notre devoir, si la paresse, la timidité ou la honte ne nous faisaient voir les inconvénients qu'il y a d'en sortir.»

«L'amour de la justice n'est que la crainte de souffrir l'injustice.»

«Il n'y a pas moins d'éloquence dans le ton de la voix que dans le choix des paroles.»

«On ne donne des louanges que pour en profiter.»

«La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix de chaque chose.»

«Si on était assez habile, on ne ferait jamais de finesses ni de trahisons.»

«Il n'y a que Dieu qui sache si un procédé net, sincère et honnête, est plutôt un effet de probité que d'habileté.»

«La plupart des hommes s'exposent assez à la guerre pour sauver leur honneur, mais peu se veulent toujours exposer autant qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel on s'expose.» Je ne sais si vous l'entendrez mieux ainsi; mais je veux dire qu'il est assez ordinaire de hasarder sa vie pour s'empêcher d'être déshonoré; mais, quand cela est fait, on en est assez content pour ne se mettre pas d'ordinaire fort en peine du succès de la chose que l'on veut faire réussir, et il est certain que ceux qui s'exposent tout autant qu'il est nécessaire pour prendre une place que l'on attaque, ou pour conquérir une province, ont plus de mérite, sont meilleurs officiers, et ont de plus grandes et de plus utiles vues que ceux qui s'exposent seulement pour mettre leur honneur à couvert; et il est fort commun de trouver des gens de la dernière espèce que je viens de dire, et fort rare d'en trouver de l'autre. Mandez-moi si c'est ici de la glose d'Orléans. Si vous avez encore la dernière lettre que je vous ai écrite, je vous prie de mettre sur le ton de sentences ce que vous ai mandé de ce mouchoir et des tricotets; sinon, renvoyez-la-moi pour voir ce que j'en pourrai faire; mais faites-le vous-même, je vous en conjure, si vous le pouvez. Je vous prie de savoir de Mme de Sablé si c'est un des effets de l'amitié tendre, de ne faire jamais réponse aux gens qu'elle aime, et qui écrivent dix fois de suite.

Je me dédis de tout ce que je vous mande contre Mme de Sablé; car je viens de recevoir ce que je lui avais demandé, avec la lettre la plus tendre et la meilleure du monde. Depuis vous avoir écrit tantôt, la fièvre a pris à ma femme, et elle l'a double quarte. Je souhaite que Madame votre femme et vous soyez en meilleure santé.

Le 9 de septembre

7. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Fin 1662, ou 1663.

«CE qui fait tout le mécompte que nous voyons dans la reconnaissance des hommes, c'est que l'orgueil de celui qui donne et l'orgueil de celui qui reçoit ne peuvent convenir du prix du bienfait.»

«La vanité et la honte et surtout le tempérament font la valeur des hommes et la chasteté des femmes, dont on mène tant de bruit.»

«Il y a des gens dont tout le mérite consiste à dire et à faire des sottises utilement, et qui gâteraient tout s'ils changeaient de conduite.»

«On se console souvent d'être malheureux en effet par un certain plaisir qu'on trouve à le paraître.»

«On admire tout ce qui éblouit, et l'art de savoir bien mettre en oeuvre de médiocres qualités dérobe l'estime, et donne souvent plus de réputation que le véritable mérite.»

«L'imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu'elles sont naturelles.»

«Peu de gens connaissent la mort; on la souffre non par la résolution, mais par la stupidité et par la coutume, et la plupart des hommes meurent parce qu'on meurt.»

«Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie: ils les font valoir ce qu'ils veulent, et on est forcé de les recevoir selon leur cours et non pas selon leur véritable prix.»

Voilà tout ce que j'ai de maximes que vous n'ayez point. Mais comme on ne fait rien pour rien, je vous demande un potage aux carottes, un ragoût de mouton et un de boeuf, comme ceux que nous eûmes lorsque M. le commandeur de Souvré dîna chez vous, de la sauce verte, et un autre plat, soit un chapon aux pruneaux, ou telle autre chose que vous jugerez digne de votre choix. Si je pouvais espérer deux assiettes de ces confitures dont je ne méritais pas de manger d'autrefois, je croirais vous être redevable toute ma vie. J'envoie donc savoir ce que je puis espérer pour lundi à midi; on apportera tout cela ici dans mon carrosse, et je vous rendrai compte du succès de vos bienfaits.

Je vous supplie très humblement de me renvoyer les quatre maximes que nous fîmes dernièrement, et de vous souvenir que vous m'avez promis le Traité de l'amitié et ce que vous avez ajouté à l'Éducation des enfants.

Ce vendredi au soir.

«Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit.»

8. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Même époque.

C'est ce que vous m'avez envoyé qui me rend capable d'être gouverneur de Monsieur le Dauphin depuis l'avoir lu, et non pas ces sentences que j'ai faites. Je n'ai en ma vie rien vu de si beau ni de si judicieusement écrit. Si cet ouvrage-là était publié, je crois que chacun serait obligé en conscience de le lire, car rien au monde ne serait si utile; il est vrai que ce serait faire le procès à bien des gouverneurs que je connais. Tout ce que j'apprends de cette morte dont vous me parlez me donne une curiosité extrême de vous en entretenir: vous savez bien que je ne crois que vous sur de certains chapitres, et surtout sur les replis du coeur. Ce n'est pas que je ne croie tout ce que l'on dit là-dessus; mais enfin je croirai l'avoir vu quand vous me l'aurez dit vous-même. J'ai envoyé des sentences à M. Esprit pour vous les montrer, mais il ne m'a point encore fait réponse, et il me semble que c'est mauvais signe pour les sentences. Je vous baise très humblement les mains, et je vous assure, Madame, que personne du monde n'a tant de respect pour vous que moi.

La Rochefoucauld

9. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Même époque.

«L'honneur acquis est caution de celui que l'on doit acquérir.»

«La vertu est un fantôme produit par nos passions, du nom duquel on se sert pour faire impunément tout ce qu'on veut.»

«On se mécompte toujours quand les actions sont plus grandes que les desseins.»

«L'intérêt, à qui on reproche d'aveugler les uns, est ce qui fait toute la lumière des autres.»

10. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Avant avril 1663.

Je vous envoie un placet que je vous supplie très humblement de vouloir recommander à M. de Marillac, si vous avez du crédit vers lui, ou de faire que Mme la comtesse de Maure le donne avec une recommandation digne d'elle. Je n'ai pu refuser cet office à une personne à qui je dois bien plus que cela, et, afin que vous n'ayez point de scrupule, cette personne est Mme de Linières. J'aurai l'honneur de vous voir dès que je serai de retour d'un voyage de cinq ou six jours que je vais faire en Normandie. Je n'ai pas vu de maximes il y a longtemps: je crois pourtant qu'en voici une.

«Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands défauts»

11. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. 1663.

Je viens de lire les grandes maximes. Les miennes y sont si bien déguisées par l'agencement des paroles que je les puis louer comme si elles ne venaient pas de moi. Celle de la paresse est représentée par votre esprit et par vos sentiments d'une sorte qu'il semble qu'elle passe toutes les autres en pénétration. Je ne sais pourtant si c'est parce qu'elle est la dernière, car à mesure que je les ai lues, je les ai toujours trouvées plus belles. Il y en a deux qui ne me semblent pas vraies, celle de l'orgueil, et la fin du mal est un bien, je ne l'entends pas assez. En vérité vous êtes le plus habile homme du monde et cela ne se comprend pas que sans étude vous sachiez si parfaitement toutes choses. Tout de bon, et de l'abondance de mon coeur, cette dernière passe tout ce qu'on peut jamais penser. Il faut renoncer à toutes les morales et ne voir plus que la vôtre. Je ne vous puis rien dire encore des autres, car j'ai toujours été accablée d'affaires et de gens qui m'ont empêchée de les lire, parce que je veux que ce soit avec liberté, pour y avoir toute l'attention. Si j'ai l'honneur de vous voir, je vous marquerai ce que je trouverai le plus à mon goût.

12. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé 1663.

«De plusieurs actions diverses que la fortune arrange comme il lui plaît, il s'en fait plusieurs vertus.»

«Le désir de vivre ou de mourir sont des goûts de l'amour-propre, dont il ne faut non plus disputer que des goûts de la langue ou du choix des couleurs.»

«Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien.»

«Ce qui fait tant disputer contre les maximes qui découvrent le coeur de l'homme, c'est que l'on craint d'y être découvert.»

«Dieu a permis, pour punir l'homme du péché originel, qu'il se fît un dieu de son amour-propre, pour en être tourmenté dans toutes les actions de sa vie.»

13. Lettre de La Rochefoucauld à Mlle de Scudéry, 3 décembre 1663 (?).

Je suis encore trop ébloui de tout ce que je viens de recevoir de votre part pour entreprendre de vous en rendre les très humbles remerciements que je vous dois. On n'a jamais fait un si beau présent de si bonne grâce, et la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire passe encore tout ce que vous m'avez envoyé. Je suis très affligé, par l'intérêt public et par le mien particulier, de ne pouvoir plus espérer de voir la suite de ce qui était si bien commencé, je ne sais néanmoins si on voudra soutenir jusqu'au bout ce qu'on vient de faire là-dessus, si la liberté est rétablie, j'oserai vous demander la continuation de vos bienfaits. Je crois, Mademoiselle, que M. de Corbinelli vous a témoigné combien j'ai pris de part à ceux que vous avez reçus du Roi; le remerciement que vous lui avez fait est bien digne de lui et de vous; il me semble qu'il sied toujours bien d'écrire ainsi quand on le peut faire et qu'il ne sied pas toujours bien d'écrire de belles lettres: c'est un grand art que de le savoir si bien déguiser. Au reste, Mademoiselle, vous avez tellement embelli quelques-unes de mes dernières maximes qu'elles vous appartiennent bien plus qu'à moi. Je souhaiterais passionnément que vous voulussiez faire la même grâce aux autres. Faites-moi, s'il vous plaît, celle de croire, Mademoiselle, que rien ne me sera jamais si cher que la part que vous m'aviez fait l'honneur de me promettre dans votre amitié et que personne ne l'estime ni ne la désire si véritablement que votre très humble et très obéissant serviteur.

La Rochefoucauld

Le 3 de décembre.

14. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 10 décembre 1663.

Ce n'est pas assez pour moi d'apprendre de vos nouvelles par ce qu'on a accoutumé de m'en mander; je vous supplie de me permettre de vous en demander de temps en temps à vous-même, et de souffrir, puisque je n'ai pu vous envoyer des truffes, que je vous présente au moins des maximes qui ne les valent pas; mais, comme on ne fait rien pour rien en ce siècle-ci, je vous supplie de me donner en récompense le mémoire pour faire le potage de carottes, l'eau de noix et celle de mille-fleurs; si vous avez quelque autre potage, je vous le demande encore.

«Il semble que plusieurs de nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses aussi bien que nous, d'où dépend une grande partie de la louange ou du blâme qu'on leur donne.»

«Il n'y a d'amour que d'une sorte, mais il y en a mille différentes copies.»

«L'espérance et la crainte sont inséparables.»

«L'amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu'il cesse d'espérer ou de craindre.»

«Il est de l'amour comme de l'apparition des esprits tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.»

«L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu'on lui attribue, où il n'a souvent guère plus de part que le Doge en a à ce qui se fait à Venise.»

«Si nous n'avions point de défauts, nous ne serions pas si aises d'en remarquer aux autres.»

«Je ne sais si on peut dire de l'agrément, séparé de la beauté, que c'est une symétrie dont on ne sait point les règles, et un rapport secret des traits ensemble, et des traits avec les couleurs et l'air de la personne.»

«La promptitude avec laquelle nous croyons le mal sans l'avoir assez examiné est souvent un effet de paresse qui se joint à l'orgueil, on veut trouver des coupables, et on ne veut pas se donner la peine d'examiner les crimes.»

«Ce qui fait croire si aisément que les autres ont des défauts, c'est la facilité que l'on a de croire ce qu'on souhaite.»

«Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur nous est presque toujours plus grand que celui que nous y avons nous-même.»

«Le goût change mais l'inclination ne change point.»

«Les défauts de l'âme sont comme les blessures du corps; quelque soin qu'on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours, et elles se peuvent toujours rouvrir.»

Ne croyez pas que je prétende mériter par là le potage de carottes je sais que toutes les maximes du monde ne peuvent pas entrer en comparaison avec lui; mais je vous donne ce que j'ai, et j'attends tout de votre générosité. Mandez-moi, s'il vous plaît, si on les doit mettre au rang des autres, et ce qu'il y a à y changer. S'il vous en est venu quelqu'une, je vous supplie de m'en faire part et de me continuer l'honneur de vos bonnes grâces.

Le 10 de décembre.

En voici une qui est venue en fermant ma lettre, qui me déplaira peut-être dès que le courrier sera parti:

«La nature, qui a pourvu à la vie de l'homme par la disposition des organes du corps, lui a sans doute encore donné l'orgueil pour lui épargner la douleur de connaître ses imperfection et ses misères.»

15. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Fin 1663, ou début 1664.

À Vincennes, ce mardi matin.

«Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur nous est presque toujours plus grand que celui que nous y avons nous-même.»

«L'intérêt est l'âme de l'amour-propre, de sorte que, comme le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment, sans mouvement, de même l'amour-propre, séparé, s'il le faut dire ainsi, de son intérêt, ne voit, n'entend, ne sent et ne se remue plus. De là vient qu'un même homme qui court la terre et les mers pour son intérêt devient soudainement paralytique pour l'intérêt des autres; de là vient le soudain assoupissement et cette mort que nous causons à tous ceux à qui nous contons nos affaires; de là vient leur prompte résurrection, lorsque dans notre narration nous y mêlons quelque chose qui les regarde, de sorte que nous voyons dans nos conversations et dans nos traités que, dans un même moment, un homme perd connaissance et revient à soi, selon que son propre intérêt s'approche de lui ou qu'il s'en retire.»

En voilà deux que je vous envoie pour vous reprocher votre ingratitude de me laisser partir sans m'avoir donné les vôtres. Je m'en vais […] d'être […]

En voici encore une:

«En vieillissant, on devient plus fou et plus sage»

16. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.

C'est à moi, à cette heure, à faire des façons pour mes maximes, et après avoir vu les vôtres, n'en espérez plus de moi. Je vous jure sur mon honneur que je ne les ai point fait copier, quoique je fusse fort en droit de le faire, et je vous assure de plus que je l'aurais fait si je n'espérais que vous consentirez à me les donner. Je vous mènerai, quand il vous plaira, M. de Corbinelli, qui meurt d'envie de vous montrer quelque chose. Vous nous avez fait un cruel tour à M. l'abbé de la Victoire et à moi: vous le réparerez quand il vous plaira.

Je pensais vous rendre moi-même hier vos maximes.

17. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.

Je vous envoie un billet que Mme de Puisieux m'écrit, où vous verrez que j'ai obéi à vos ordres, et qu'elle voudrait bien avoir de la poudre de vipère Si vous avez la bonté de lui en envoyer, vous l'obligerez extrêmement. Souvenez-vous, s'il vous plaît, de faire copier vos maximes, et de me les donner à mon retour. Je vous baise très humblement les mains, et je prends encore une fois congé de vous.

18. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.

Je vous envoie ce que j'ai pris chez vous en partie. Je vous supplie très humblement de me mander si je ne l'ai point gâté, et si vous trouvez le reste à votre gré. Souvenez-vous, s'il vous plaît, de la poudre de vipère et de la manière d'en user.

19. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.

Je sais qu'on dîne chez vous sans moi, et que vous faites voir des sentences que je n'ai pas faites, dont on ne me veut rien dire; tout cela est assez désobligeant pour vous demander permission de vous en aller faire mes plaintes demain. Tout de bon, que la honte de m'avoir tant offensé ne vous empêche pas de souffrir ma présence, car ce serait encore augmenter mon juste ressentiment. Prenez donc, s'il vous plaît, le parti de le faire finir, car je vous assure que je suis fort disposé à oublier le passé, pour peu que vous vouliez le réparer.

Ce lundi au soir

20. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.

Je pensais avoir l'honneur de vous voir aujourd'hui, et vous présenter moi-même mes ouvrages, comme tout auteur doit faire; mais j'ai mille affaires qui m'en empêchent; je vous envoie donc ce que vous m'avez ordonné de vous faire voir, et je vous supplie très humblement que personne ne le voie que vous. Je n'ose vous demander à dîner devant que d'aller à Liancourt, car je sais bien qu'il ne vous faut pas engager de si loin; mais j'espère pourtant que vous me manderez, vendredi au matin, que je puis aller dîner chez vous; j'y mènerai M. Esprit, si vous voulez. Enfin j'apporterai de mon côté toutes les facilités pour vous y faire consentir.

21. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.

Voilà encore une maxime que je vous envoie pour joindre aux autres. Je vous supplie de me mander votre sentiment des dernières que je vous ai envoyées. Vous ne les pouvez pas désapprouver toutes, car il y en a beaucoup de vous. Je ne partirai que lundi; j'essaierai d'aller prendre congé de vous.

Ce jeudi au soir.

22. Lettre de La Rochefoucauld à Mme Sablé. Date inconnue.

Vous ne pouvez faire une plus belle charité que de permettre que le porteur de ce billet puisse entrer dans les mystères de la marmelade et de vos véritables confitures, et je vous supplie très humblement de faire en sa faveur tout ce que vous pourrez. Je passerai après dîner chez vous pour avoir l'honneur de vous voir, si vous me le voulez permettre. Il me semble que nous avons bien de choses à dire. Songez, s'il vous plaît, à me donner vos maximes, car je m'en vais dans quatre jours.

Ce mardi matin.

23. Lettre de La Rochefoucauld à Mme Sablé. Date inconnue.

Je suis au désespoir de m'en retourner à Liancourt sans avoir l'honneur de vous voir et de vous rendre compte de nos prospérités; car enfin vous savez bien, Madame, que, quelque agréables qu'elles me puissent être d'elles-mêmes, elles me le sont encore davantage par le plaisir que j'ai de vous en entretenir. Je ferai tout ce que je pourrai pour aller prendre congé de vous, à Auteuil, avant que de commencer mon grand voyage. Cependant, s'il y a quelque sentence nouvelle, je vous supplie très humblement de me l'envoyer M. Esprit a admiré celle de la jalousie.

Ce mercredi au soir

24. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.

J'envoie savoir de vos nouvelles, et si vous vous êtes souvenue de ce que vous m'aviez promis. Je vous ai cherché un écrivain qui fera mieux que l'autre. Je vous renvoie l'écrit de M Esprit que j'emportai dernièrement avec ce que vous m'avez donné, et je vous envoie aussi ce qui est ajouté aux sentences que vous n'avez point vues. Comme c'est tout ce que j'ai, je vous supplie très humblement qu'il ne se perde pas, et de mander quand je pourrai avoir l'honneur de vous voir pour prendre congé de vous.

25. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. Date inconnue

Si vous eussiez demandé à venir ici une heure plus tôt, je vous eusse dit non. Il y a quelques jours que j'avais tellement perdu l'appétit que je croyais que c'en était fait de mon foie et de mon estomac; mais, Dieu merci, j'ai mangé deux vives aujourd'hui; c'est pourquoi, encore que j'aie renoncé à voir tous les gens faits comme vous, je ne saurais résister à la tentation, et vous serez le très bien venu. Pour les maximes, ne m'en parlez plus, elles sont supprimées. M. de Sens a mis les vôtres au-dessus de cent piques, et ainsi de me parler d'avoir les miennes, c'est me parler de mon déshonneur.

26. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. Date inconnue.

Cette sentence n'est que pour faire une sentence, car je suis assurée qu'elle n'a pas son effet en ce sujet ici; mais vous jugerez aisément que la maladie que vous m'avez donnée des sentences ne peut manquer de jouer son jeu en toute rencontre. Encore que je comprenne fort bien que vous avez beaucoup d'affaires, je ne laisse pas à être surprise que vous puissiez aller à Liancourt sans me voir, et en quelque façon ce pourrait être une marque de la vérité de la sentence, puisque vous n'avez pas autant de plaisir de me parler de vos joies que vous en aviez de me parler de vos désirs et de vos inquiétudes. Néanmoins je vous pardonne sincèrement, jugeant bien les terribles embarras que vous avez. Vous pouvez penser par beaucoup de raisons la part que je prends à votre satisfaction, quand il n'y aurait que l'amour-propre de voir que j'ai si bien deviné ce qui est si ponctuellement arrivé.

II. Jugements recueillis par Mme de Sablé

27. Lettre de Mme de Maure à Mme de Sablé. 3 mars 1661.

Il me semble, m'amour, que M. de La Rochefoucauld n'y est pas assez loué pour le lui envoyer, et du moins il y faudrait remettre quelque chose que j'ai oublié avant que de dire «Mais je trouve qu'il fait à l'homme une âme trop laide». Renvoyez-le moi, s'il vous plaît, m'amour, pour voir si je pourrai le rendre aussi propre pour lui qu'il peut l'être pour M Esprit Depuis que ceci fut écrit, M. le M[arquis] d'Antin étant ici avec M. le Comte de Maure, je leur montrai ce que vous et M. Esprit avez écrit; et en disant que j'avais bien de la peine à croire que vous vous fussiez méprise, parce que cela ne vous arrivait jamais, ils furent tous deux d'une même opinion, et je dis au philosophe d'écrire la sienne:

«Défense de Mme la M[arquise] de Sablé par M. le Marquis d'Antin, jadis M. l'abbé d'Antin.—Il y a un plus grand mécompte dans le mécompte prétendu parce qu'il est assuré que la possibilité suffit pour le fondement de la beauté, et principalement Mme la M[arquise] ayant restreint ce qui pouvait même convenir aux beautés en général à la beauté des productions de l'esprit, puisque les tragédies, et les romans, qui sont de ce nombre et d'une manière assez illustre et assez à la mode en tous les temps, n'ont pour l'ordinaire et peuvent même selon Aristote n'avoir que la possibilité et la vraisemblance pour fondement de leur beauté.»

28. Lettre de Mme de Maure à Mme de Sablé. Même époque.

Votre sentence, m'amour, est admirable et de ce tour court que j'aime aux sentences, et pour celle de M. Esprit, encore qu'il me semble qu'il y a de la témérité de croire qu'il puisse faillir, je ne saurais concevoir que, quand les passions font tant que de parler équitablement et raisonnablement, elles puissent offenser, si ce n'est Dieu qui voit les coeurs et qui voit par conséquent le principe de toutes les actions.

Je ne trouve pas non plus qu'il soit vrai que la charité ait le privilège de dire tout ce qui lui plaît; et j'eus une grande joie de ce que vous y ayez fait mettre le quasi que j'y ai trouvé; il faudrait, ce me semble, pour rendre cela véritable, que l'on vît le coeur aussi bien sur ce point-là que sur l'autre, car alors sans doute, comme on verrait que c'est la charité toute seule qui parle, toutes les personnes raisonnables recevraient bien les choses mêmes qui seraient les plus contraires à leurs sentiments; mais parce que le coeur ne se voit pas, nous voyons tous les jours que quand la repréhension est rude, elle blesse, encore qu'elle parte de la charité, et quand même elle est douce, elle ne laisse pas quelquefois de blesser, parce qu'il faut être merveilleusement raisonnable pour n'être pas blessée de tout ce qui donne de la confusion.

Je vous engage, ma chère m'amour, par la fidélité que nous avons l'une pour l'autre, de ne faire voir ceci qu'à Mlle de Chalais, car pour M. Esprit il n'y faut pas seulement songer. Je vous demande cela, m'amour, au pied de la lettre, c'est-à-dire qu'il ne sache jamais que je vous aie montré d'y trouver rien à redire. Je lui dis seulement quelque chose qui signifiait qu'il y fallait le quasi que vous y avez mis; mais vous, m'amour, vous m'apprendrez, s'il vous plaît, si je ne me suis point trompée dans le reste[…]

29. Lettre de Mlle de Vertus à Mme de Sablé. Printemps 1663.

[…] Que me dites-vous de ces maximes qu'on a montrées à M. le comte de Saint-Paul? Je ne sais ce que c'est, mais il me semble qu'il ne faudrait point trop le laisser entretenir par ce M. de Neuré; car c'est une personne qui apparemment n'est pas contente de Mme de Longueville, et qui a bien envie, à ce qu'on m'a dit, de rentrer dans cette maison. Si vous disiez à M. le comte de Saint-Paul qu'il ne faut pas qu'il s'amuse à les lire? Il a une grande déférence pour vous, et ainsi cela lui deviendrait suspect […]

30. Lettre de Mme de Schonberg à Mme de Sablé. 1663.

Je crus hier, tout le jour, vous pouvoir renvoyer vos maximes; mais il me fut impossible d'en trouver le temps. Je voulais vous écrire et m'étendre sur leur sujet. Je ne puis pas vous en dire mon sentiment en détail, tout ce qu'il m'en paraît, en général, c'est qu'il y a en cet ouvrage beaucoup d'esprit, peu de bonté, et forces vérités que j'aurais ignorées toute ma vie si l'on ne m'en avait fait apercevoir. Je ne suis pas encore parvenue à cette habileté d'esprit où l'on ne connaît dans le monde ni honneur ni bonté ni probité; je croyais qu'il y en pouvait avoir. Cependant, après la lecture de cet écrit, l'on demeure persuadé qu'il n'y a ni vice ni vertu à rien, et que l'on fait nécessairement toutes les actions de la vie. S'il est ainsi que nous ne nous puissions empêcher de faire tout ce que nous désirons, nous sommes excusables, et vous jugez de là combien ces maximes sont dangereuses. Je trouve encore que cela n'est pas bien écrit en français, c'est-à-dire que ce sont des phrases et des manières de parler qui sont plutôt d'un homme de la cour que d'un auteur. Cela ne me déplaît pas, et ce que je vous en puis dire de plus vrai est que je les entends toutes comme si je les avais faites, quoique bien des gens y trouvent de l'obscurité en certains endroits. Il y en a qui me charment, comme: «L'esprit est toujours la dupe du coeur». Je ne sais si vous l'entendez comme moi; mais je l'entends, ce me semble, bien joliment, et voici comment: c'est que l'esprit croit toujours, par son habileté et par ses raisonnements, faire faire au coeur ce qu'il veut, mais il se trompe, il en est la dupe, c'est toujours le coeur qui fait agir l'esprit; l'on suit tous ses mouvements, malgré que l'on en ait, et l'on les suit même sans croire les suivre. Cela se connaît mieux en galanterie qu'aux autres actions, et je me souviens de certains vers sur ce sujet qui ne seront pas mal à propos:

La raison sans cesse raisonne
Et jamais n'a guéri personne,
Et le dépit le plus souvent
Rend plus amoureux que devant.

Il y en a encore une qui me paraît bien véritable, et à quoi le monde ne pense pas, parce qu'on ne voit autre chose que des gens qui blâment le goût des autres, c'est celle qui dit que «la félicité est dans le goût, et non pas dans les choses; c'est pour avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non pas ce que les autres trouvent aimable». Mais ce qui m'a été tout nouveau et que j'admire est que «la paresse, toute languissante qu'elle est, détruit toutes les passions». Il est vrai—et l'on a bien fouillé dans l'âme pour y trouver un sentiment si caché, mais si véritable—que je crois que nulle de ces maximes ne l'est davantage, et je suis ravie de savoir que c'est à la paresse à qui l'on a l'obligation de la destruction de toutes les passions. Je pense qu'à présent on doit l'estimer comme la seule vertu qu'il y a dans le monde, puisque c'est elle qui déracine tous les vices; comme j'ai toujours eu beaucoup de respect pour elle, je suis fort aise qu'elle ait un si grand mérite.

Que dites-vous aussi, Madame, de ce que «chacun se fait un extérieur et une mine qu'il met en la place de ce qu'on veut paraître, au lieu de ce que l'on est»? Il y a longtemps que je l'ai pensé, et que j'ai dit que tout le monde était en mascarade et mieux déguisé que l'on ne l'est à celle du Louvre, car l'on n'y reconnaît personne. Enfin que tout soit à se disposer honnête, et non pas l'être, cela est pourtant bien étrange.

Je ne sais si cela réussira imprimé comme en manuscrit; mais si j'étais du conseil de l'auteur, je ne mettrais point au jours ces mystères qui ôteront à tout jamais la confiance qu'on pourrait prendre en lui il en sait tant là-dessus, et il paraît si fin, qu'il ne peut plus mettre en usage cette souveraine habileté qui est de ne paraître point en avoir. Je vous dis à bâton rompu tout ce qui me reste dans l'esprit de cette lecture; je ne pense qu'à vous obéir ponctuellement, et en le faisant je crois ne pouvoir faillir, quelque sottise que je puisse dire. Je n'ai point pris de copie, je vous en donne ma parole, ni n'en ai parlé à personne.

31. Lettre, d'auteur inconnu, à Mme de Schonberg, transmise par elle à Mme de Sablé. 1663.

À considérer superficiellement l'écrit que vous m'avez envoyé, il semble tout à fait malin, et il ressemble fort à la production d'un esprit fier, orgueilleux, satirique, dédaigneux, ennemi déclaré du bien, sous quelque visage qu'il paraisse, partisan très passionné du mal, auquel il attribue tout, qui querelle et qui choque toutes les vertus, et qui doit enfin passer pour le destructeur de la morale et pour l'empoisonneur de toutes les bonnes actions, qu'il veut absolument qui passent pour autant de vices déguisés. Mais quand on le lit avec un peu de cet esprit pénétrant qui va bientôt jusqu'au fond des choses pour y trouver le fin, le délicat et le solide, on est contraint d'avouer ce que je vous déclare, qu'il n'y a rien de plus fort, de plus véritable, de plus philosophe, ni même de plus chrétien, parce que dans la vérité c'est une morale très délicate qui exprime d'une manière peu connue aux anciens philosophes et aux nouveaux pédants la nature des passions qui se travestissent dans nous si souvent en vertus. C'est la découverte du faible de la sagesse humaine et de la raison, et de ce qu'on appelle force d'esprit; c'est une satire très forte et très ingénieuse de la corruption de la nature par le péché originel, de l'amour-propre et de l'orgueil, et de la malignité de l'esprit humain qui corrompt tout quand il agit de soi-même sans l'esprit de Dieu. C'est un agréable description de ce qui se fait par les plus honnêtes gens quand ils n'ont point d'autre conduite que celle de la lumière naturelle et de la raison sans la grâce. C'est une école de l'humilité chrétienne, où nous pouvons apprendre les défauts de ce que l'on appelle si mal à propos nos vertus; c'est un parfaitement beau commentaire du texte de saint Augustin qui dit que toutes les vertus des infidèles sont des vices, c'est un anti-Sénèque, qui abat l'orgueil du faux sage que ce superbe philosophe élève à l'égal de Jupiter; c'est un soleil qui fait fondre la neige qui couvre la laideur de ces rochers infructueux de la seule vertu morale; c'est un fonds très fertile d'une infinité de belles vérités qu'on a le plaisir de découvrir en fouissant un peu par la méditation. Enfin, pour dire nettement mon sentiment, quoiqu'il y ait partout des paradoxes, ces paradoxes sont pourtant très véritables, pourvu qu'on demeure toujours dans les termes de la vertu morale et de la raison naturelle, sans la grâce. Il n'y en a point que je ne soutienne, et il en a même plusieurs qui s'accordent parfaitement avec les sentences de l'Ecclésiastique, qui contient la morale du Saint-Esprit. Enfin, je n'y trouve rien à reprendre que ce qu'il dit qu'on ne loue jamais que pour être loué, car je vous jure que je ne prétends nulles louanges de celles que je suis obligé de lui donner, et dans l'humeur où je suis je lui en donnerais bien d'autres Mais il y a là-bas un fort honnête homme qui m'attend dans son carrosse pour me mener faire l'essai de notre chocolate. Vous y avez quelque intérêt, et moi aussi, parce que vous êtes de moitié avec Mme la princesse de Guymené pour m'en faire ma provision.

32. Lettre de Mme de Guymené à Mme de Sablé. 1663.

Je vous allais écrire quand j'ai reçu votre lettre pour vous supplier de m'envoyer votre carrosse aussitôt que vous aurez dîné. Je n'ai encore vu que les premières maximes, à cause que j'avais hier mal à la tête; mais ce que j'en ai vu me paraît plus fondé sur l'humeur de l'auteur que sur la vérité, car il ne croit point de libéralité sans intérêt, ni de pitié; c'est qu'il juge tout le monde par lui-même. Pour le plus grand nombre, il a raison; mais assurément il y a des gens qui ne désirent autre chose que de faire du bien.

Je crois vous avoir déjà mandé que je n'ai jamais souhaité d'Altesse de vous. Je n'ai garde d'en vouloir en sérieux, et en dérision elle me choquerait. J'aurai l'honneur de vous voir après dîner si vous m'envoyez votre carrosse.

33. Lettre de Mme de Liancourt à Mme de Sablé. 1663.

Je n'avais qu'une partie d'un petit cahier des maximes que vous savez, quand j'eus l'honneur de vous voir, et il débutait si cruellement contre les vertus qu'il me scandalisa, aussi bien que beaucoup d'autres; mais depuis j'ai tout lu, et je fais amende honorable à votre jugement, car je vois bien qu'il y a dans cet écrit de fort jolies choses, et même, je crois, de bonnes, pourvu qu'on ôte l'équivoque qui fait confondre les vraies vertus avec les fausses. Un de mes amis a changé quelques mots en plusieurs articles, qui raccommodent, je crois, ce qu'il y avait de mal; je vous les irai lire un de ces jours, si vous avez loisir de me donner audience.

34. Lettre, d'auteur inconnu, à Mme de Sablé. 1663.

Je vous ai beaucoup d'obligation d'avoir fait un jugement de moi si avantageux que de croire que j'étais capable de dire mon sentiment de l'écrit que vous m'avez envoyé. Je vous proteste, Madame, avec toute la sincérité de mon coeur, quoique l'auteur de l'écrit n'en croie point de véritable que j'en suis incapable et que je n'entends rien en ces choses si subtiles et si délicates; mais puisque vous commandez, il faut obéir. Je vous dirai donc, Madame, après avoir bien considéré cet écrit que ce n'est qu'une collection de plusieurs livres d'où l'on a choisi les sentences, les pointes et les choses qui avaient plus de rapport au dessein de celui qui a prétendu en faire un ouvrage considérable. J'ai l'esprit si rempli des idées de maçonneries que je m'imagine que tout ce que je vois en a la ressemblance et que cet ouvrage s'y peut comparer. Je sais bien que vous direz que je ne suis qu'un maçon ou un charpentier en cette matière, mais vous m'avouerez aussi qu'il est composé de différents matériaux, on y remarque de belles pierres, j'en demeure d'accord; mais on ne saurait disconvenir qu'il ne s'y trouve aussi du moellon et beaucoup de plâtras, qui sont si mal joints ensemble qu'il est impossible qu'ils puissent faire corps ni liaison, et par conséquent que l'ouvrage puisse subsister. Après la raillerie il est bon d'entrer un peu dans le sérieux, et de vous dire que les auteurs des livres desquels on a colligé ces sentences, ces pointes et ces périodes les avaient mieux placées; car si l'on voyait ce qui était devant et après, assurément on en serait plus édifié ou moins scandalisé. Il y a beaucoup de simples dont le suc est poison, qui ne sont point dangereux lorsqu'on n'en a rien extrait et que la plante est en son entier. Ce n'est pas que cet écrit ne soit bon en de bonnes mains, comme les vôtres, qui savent tirer le bien du mal même; mais aussi on peut dire qu'entre les mains de personnes libertines ou qui auraient de la pente aux opinions nouvelles, que cet écrit les pourrait confirmer dans leur erreur, et leur faire croire qu'il n'y a point du tout de vertu, et que c'est folie de prétendre de devenir vertueux, et jeter ainsi le monde dans l'indifférence et dans l'oisiveté, qui est la mère de tous les vices. J'en parlai hier à un homme de mes amis, qui me dit qu'il avait vu cet écrit, et qu'à son avis il découvrait les parties honteuses de la vie civile et de la société humaine, sur lesquelles il fallait tirer le rideau; ce que je fais, de peur que cela fasse mal aux yeux délicats, comme les vôtres, qui ne sauraient rien souffrir d'impur et de déshonnête.

35. Lettre d'auteur inconnu, à Mme de Sablé. 1663.

Je vous suis infiniment obligé, Madame, de m'avoir donné la pièce que je vous renvoie, et encore que je n'aie eu que le loisir de la parcourir dans le peu de temps que vous m'avez prescrit pour la lire, je n'ai pas laissé d'en retirer beaucoup de plaisir et de profit, et une estime si particulière pour l'auteur et pour son ouvrage qu'en vérité je ne suis pas capable de vous la bien exprimer.

L'on voit bien que ce faiseur de maximes n'est pas un homme nourri dans la province, ni dans l'Université; c'est un homme de qualité qui connaît parfaitement la cour et le monde, qui en a goûté autrefois toutes les douceurs, qui en a aussi senti souvent les amertumes, et qui s'est donné le loisir d'en étudier et d'en pénétrer tous les détours et toutes les finesses. Mais outre cela, comme la nature lui a donné cette étendue d'esprit, cette profondeur et ce discernement, joint à la droiture, à la délicatesse et à ce beau tour dont il parle en quelques endroits de cet écrit, il ne faut pas s'étonner s'il a prononcé si judicieusement sur des matières qu'il avait si parfaitement connues.

Pour ce qui est de l'ouvrage, c'est à mon sens la plus belle et la plus utile philosophie qui se fit jamais; c'est l'abrégé de tout ce qu'il y a de sage et de bon dans toutes les anciennes et nouvelles sectes des philosophes, et quiconque saura bien cet écrit n'a plus besoin de lire Sénèque, ni Épictète, ni Montaigne, ni Charron, ni tout ce qu'on a ramassé depuis peu de la morale des sceptiques et des épicuriens. On apprend véritablement à se connaître dans ces livres, mais c'est pour en devenir plus superbe et plus amateur de soi-même; celui-ci nous fait connaître, mais c'est pour nous mépriser et pour nous humilier; c'est pour nous donner de la défiance et nous mettre sur nos gardes contre nous-mêmes et contre toutes les choses qui nous touchent et nous environnent; c'est pour nous donner du dégoût de toutes les choses du monde et nous en détacher, nous tourner du côté de Dieu, qui seul est bon, juste, immuable et digne d'être aimé, honoré, et servi. On pourrait dire que le chrétien commence où votre philosophe finit, et l'on ne pourrait faire une instruction plus propre à un catéchumène, pour convertir à Dieu son esprit et sa volonté; et cela me fait souvenir d'une excellente comparaison, que j'ai autrefois lue dans une épître de Sénèque: C'est une chose bien étrange, dit-il, de considérer un enfant, pendant les neuf mois qu'il demeure dans le ventre de sa mère, avant que de venir au monde; il a des yeux, et ne voit point; il a des oreilles, et il n'entend point; il ne sait ce qu'il doit devenir; il n'a aucune connaissance de la vie en laquelle il doit entrer. Que si cet enfant pouvait raisonner, n'est-il pas vrai qu'il jugerait bien que toutes ces facultés et tous ces organes ne lui sont pas donnés en vain par la nature? que puisqu'il a une bouche il ne doit pas prendre la nourriture comme une plante? que puisqu'il a des pieds, des mains et des bras, il n'est pas dans l'existence des choses pour être toujours en la forme d'une boule, parmi des ordures, dans une prison étroite et ténébreuse? et, de ces réflexions, il viendrait assurément à la connaissance de la vie qu'il doit mener sur la terre. Il en est de même, dit Sénèque, de l'état des hommes qui sont en cette vie présente, à l'égard de la future: ils ressemblent, pour la plupart, à ces enfants faibles et impuissants dont nous venons de parler; ils vivent sans réflexion; ils se laissent conduire à la coutume; ils s'abandonnent à leurs passions; mais s'ils prenaient garde qu'ils ont une âme vaste et noble qui s'élève au-dessus de la matière, qu'ils ont des puissance qui ne peuvent être remplies ni rassasiées par la possession d'aucune créature, qu'ils ont des désirs qui ne peuvent être limités ni par les lieux, ni par les temps, et qu'enfin ils ne ressentent ici que des misères au lieu de la félicité à laquelle ils aspirent naturellement, ils concluraient sans doute qu'il y doit avoir un autre monde que celui-ci, et que Dieu ne les a mis sur la terre que pour y mériter le ciel.

Mais je n'ai jamais mieux vu la force de ces raisonnements qu'après la lecture de l'écrit de votre ami, et il me semble que j'étais non seulement changé, mais encore transfiguré, pour me servir du terme de ce philosophe romain. Je n'aurais rien à souhaiter en cet écrit sinon qu'après avoir si bien découvert l'inutilité et la fausseté des vertus humaines et philosophiques, i reconnût qu'il n'y en a point de véritables que les chrétiennes et les surnaturelles. Non pas que je veuille dire qu'il n'y a point de fausses vertus parmi les chrétiens, ou que ceux qui en ont de véritables les aient parfaites et sans mélange de vanité ou d'intérêt; je ne sais que trop par expérience la malignité et les ruses de la nature corrompue; je sais que son venin se répand partout, et qu'encore qu'elle ne règne et ne domine pas dans les âmes solidement dévotes, elle ne laisse pas d'y vivre, d'y demeurer, et se remuer et se débattre souvent, pour se remettre au-dessus de la raison et de la grâce. Mais il faut demeurer d'accord qu'un homme vivant selon les règles de l'Évangile peut être dit véritablement vertueux, parce qu'il ne vit pas selon les maximes de cette nature dépravée et qu'il n'est point esclave de sa cupidité, mais qu'il vit selon les lois de l'esprit et de la raison, et que s'il commet quelquefois des fautes, en faisant même le bien, comme il ne se peut faire autrement, il en tire des motifs et des occasions continuelles de mépris de soi-même, d'humilité, et de soumission à la justice et à la providence de Dieu; et c'est ce qui fait voir la nécessité de la pénitence chrétienne, qui a été une vertu inconnue à la philosophie.

Mais peut-être que votre ami, Madame, a des raisons de ne point passer les bornes de la sagesse humaine, et comme il a l'esprit fort délicat, il pourra même croire qu'il y a de l'orgueil ou de l'intérêt secret en mon avis, et quelque protestation que je lui puisse faire du contraire, il n'est pas obligé de me croire. Il vaut donc mieux, Madame, que vous ne lui en parliez point du tout, s'il vous plaît, et que vous lui disiez seulement que, quand il n'y aurait que son écrit au monde avec Évangile, je voudrais être chrétien. L'un m'apprendrait à connaître mes misères, et l'autre à implorer mon libérateur; ce sont les deux premiers degrés de la vie spirituelle et quand on les franchit comme il faut, on n'en demeure pas là ordinairement; les bonnes oeuvres suivent et l'on fait profit de tout, des péchés même et des fautes qu'on a commises, qu'on commet, et des ignorances, erreurs et faiblesses naturelles et involontaires, auxquelles sont sujet tous les hommes de ce monde et même ceux qui sont les plus établis dans les vertus essentielles.

Que si cette pièce ne s'imprime pas, je vous prie très humblement,
Madame, de m'en faire avoir une copie.

36. Lettre, d'auteur inconnu, à Mme de Sablé, 1663.

J'appellerais volontiers l'auteur de ces maximes un orateur éloquent et un philosophe plus critique que savant; aussi n'a-t-il autre principe de ses sentiments que la fécondité de son imagination. Il affecte dans ses divisions et dans ses définitions, subtilement mais sans fondement inventées, de passer pour un Sénèque, ne prenant pas garde néanmoins que celui-ci, dans sa morale, tout païen qu'il était, ne s'est jamais jeté dans cette extrémité que de confondre toutes les vertus des sages de son temps, ni de les faire passer pour des vices; il a cru qu'il y en avait de tempérants et de dissolus, de bons et de mauvais, d'humbles et de superbes, et il n'a jamais dit qu'on pût, sous une véritable humilité, cacher une superbe insolente: elles sont trop antipathiques pour pouvoir habiter la même demeure. Je lui donnerais néanmoins cette louange que de savoir puissamment invectiver, et d'avoir parfaitement bien rencontré où il s'est agi de mériter le titre de satirique. C'est à contrecoeur que je loue de la sorte son ouvrage tout à fait spirituel, et peut-être pourra-t-on dire que je tombe dans le même défaut dont je l'accuse; mais certes, considérant que par ces maximes il n'y a aucune vertu chrétienne, si solide qu'elle soit, qui ne puisse être censurée, content du désavantage d'en être dépourvu, j'aime mieux ne passer pas pour complaisant en approuvant sa doctrine, que d'être dans un perpétuel danger de déclamer contre les belles qualités, ni médire des plus vertueux.

37. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.

Ce jeudi au soir.

Voilà un billet que je vous supplie de vouloir lire, il vous instruira de ce que l'on demande de vous. Je n'ai rien à y ajouter, sinon que l'homme qu'il l'écrit [sic] est un des hommes du monde que j'aime autant, et qu'ainsi c'est une des plus grandes obligations que je vous puisse avoir, que de lui accorder ce qu'il souhaite pour son ami. Je viens d'arriver de Fresnes, où j'ai été deux jours en solitude avec Madame du Plessis; en ces deux jours-là nous avons parlé de vous deux ou trois mille fois; il est inutile de vous dire comment nous en avons parlé, vous le devinez aisément. Nous y avons lu les maximes de M. de La Rochefoucauld. Ha, Madame! quelle corruption il faut avoir dans l'esprit et dans le coeur pour être capable d'imaginer tout cela! J'en suis si épouvantée que je vous assure que, si les plaisanteries étaient des choses sérieuses, de telles maximes gâteraient plus ses affaires que tous les potages qu'il mangea l'autre jour chez vous.

38. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.

Vous me donneriez le plus grand chagrin du monde, si vous ne me montriez pas vos maximes. Mme du Plessis m'a donné une curiosité étrange de les voir, et c'est justement parce qu'elles sont honnêtes et raisonnables que j'en ai envie, et qu'elles me persuaderont que toutes les personnes de bon sens ne sont pas si persuadées de la corruption générale que l'est M. de La Rochefoucauld. Je vous rends mille et mille grâces de ce que vous avez fait pour ce gentilhomme. Je vous en irai encore remercier moi-même, et je me servirai toujours avec plaisir des prétextes que je trouverai pour avoir l'honneur de vous voir; et si vous trouviez autant de plaisir avec moi que j'en trouve avec vous, je troublerais souvent votre solitude.

III. Lettres concernant la publication de la Ière édition des maximes.

39. Lettre de La Rochefoucauld au Père Thomas Esprit. 6 février 1664.

6 février.

Vous me permettrez de vous dire que l'on fait un peu plus de bruit de ces maximes qu'on ne devrait et qu'elles ne méritent. Je ne sais si on y a ajouté ou changé quelque chose comme on a accoutumé de faire. Mais si elles sont comme je les ai vues, je crois qu'on les pourrait soutenir sans grand péril, au moins si on peut être bien fondé à soutenir un ramas de diverses pensées à qui on n'a point encore donné d'ordre, ni de commencement ni de fin. Il peut y avoir même quelques expressions trop générales que l'on aurait adoucies si on avait cru que ce qui devait demeurer secret entre un de vos parents et un de vos amis eût été rendu public. Mais comme le dessein de l'un et de l'autre a été de prouver que la vertu des anciens philosophes païens, dont ils ont fait tant de bruit, a été établie sur de faux fondements, et que l'homme, tout persuadé qu'il est de son mérite, n'a en soi que des apparences trompeuses de vertu dont il éblouit les autres et dont souvent il se trompe lui-même lorsque la foi ne s'en mêle point, il me semble, dis-je, que l'on n'a pu trop exagérer les misères et les contrariétés du coeur humain pour humilier l'orgueil ridicule dont il est rempli, et lui faire voir le besoin qu'il a en toutes choses d'être soutenu et redressé par le christianisme. Il me semble que les maximes dont est question tendent assez à cela et qu'elles ne sont pas criminelles, puisque leur but est d'attaquer l'orgueil, qui, à ce que j'ai oui dire, n'est pas nécessaire à salut. Je demeure donc d'accord que c'est un malheur qu'elles aient paru sans être achevées et sans l'ordre qu'elles devaient avoir. Mais on aurait trop d'affaires sur les bras à la fois, de se plaindre de ceux qui ont tort là-dessus. Nous discuterons à la première vue s'il est vrai ou non que les vices entrent souvent dans la composition de quelques vertus, comme les poisons entrent dans la composition des plus grands remèdes de la médecine. Quand je dis nous, j'entends parler de l'homme qui croit ne devoir qu'à lui seul ce qu'il a de bon, comme faisaient les grands hommes de l'antiquité, et comme cela je crois qu'il y avait de l'orgueil, de l'injustice et mille autres ingrédients dans la magnanimité et la libéralité d'Alexandre et de beaucoup d'autres; que dans la vertu de Caton il y avait de la rudesse, et beaucoup d'envie et de haine contre César; que dans la clémence d'Auguste pour Cinna il y eut un désir d'éprouver un remède nouveau, une lassitude de répandre inutilement tant de sang, et une crainte des événements à quoi on a plutôt fait de donner le nom de vertu que de faire l'anatomie de tous les replis du coeur. Je ne prétends pas de vous en dire davantage, ni faire ici un manifeste. Vous en direz ce que vous jugerez à propos à Mme de Liancourt et à Mme du Plessis. Si vous voulez aussi que M Bernard fasse voir ce que je vous mande à M. de la Chapelle, qui demeure chez M. le Premier Président, vous m'épargnerez la peine de le récrire pour lui envoyer. Je vous donne le bonsoir et suis entièrement à vous. Je n'écrirai pas Mme de Liancourt pour ne la tourmenter pas de cette affaire.

40. Lettre de La Rochefoucauld au Père René Rapin. 12 juillet 1664.

Ce n'est pas assez pour moi de tout ce que nous dîmes hier, il me vient à tous moments des scrupules et on ne saurait jamais avoir trop de délicatesse pour un ami du prix de Mr. de la Chapelle. C'est pourquoi, mon Très Révérend Père, je vous supplie très humblement de vous mettre précisément en ma place et de vouloir être mon directeur pour tout ce que je dois à notre ami avec autant d'exactitude que vous en avez pour les consciences. N'ayez, s'il vous plaît, aucun égard à l'intérêt des maximes et ne songez qu'à ne me laisser manquer à rien vers l'homme du monde à qui je veux le moins manquer. Je vous demande pardon de la liberté que je prends, mais Mr. de la Chapelle en est cause en toutes manières et il m'a tellement assuré que j'ai quelque part en l'honneur de vos bonnes grâces que j'espère que vous m'accorderez celle que je viens de vous demander et de me croire à vous avec toute l'estime et le respect imaginables.

La Rochefoucauld

À Paris, le 12 de juillet.

Je ne veux pas même écrire à M. de La Chapelle afin que ce soit vous seul qui me répondiez de ses sentiments.

Encore une fois, mon Très Révérend Père, comptez, s'il vous plaît, les maximes pour rien, et croyez que j'aime mille fois mieux qu'elles ne parussent jamais que de faire la moindre peine à ceux qui en ont pris la protection.

41. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 1664.

Je vous envoie cette manière de préface pour les maximes; mais comme je la dois rendre dans deux heures, je vous supplie très humblement, Madame, de me la renvoyer par le même laquais qui vous porte ce billet. Je vous demande aussi de me dire ce que vous en trouvez.

Ce samedi.

42. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. 18 février 1665.

Je vous envoie ce que j'ai pu tirer de ma tête pour mettre dans le Journal. J'y ai mis cet endroit qui vous est si sensible, afin que cela vous fasse surmonter la mauvaise honte qui vous fit donner au public la préface sans y rien retrancher, et je n'ai pas craint de le mettre, parce que je suis assurée que vous ne le ferez pas imprimer quand même le reste vous plairait. Je vous assure aussi que je vous serai plus obligée si vous en usez comme d'une chose qui serait à vous, en le corrigeant ou en le jetant au feu, que si vous lui faisiez un honneur qu'il ne mérite pas. Nous autres grands auteurs sommes trop riches pour craindre de perdre de nos productions. Mandez-moi ce qu'il vous semble de ce dictum.

Le 18e février 1665.

«C'est un traité des mouvements du coeur de l'homme, qu'on peut dire lui avoir été comme inconnus jusques à cette heure. Un seigneur, aussi grand en esprit qu'en naissance, en est l'auteur; mais ni sa grandeur ni son esprit n'ont pu empêcher qu'on n'en ait fait des jugements bien différents.

Les uns croient que c'est outrager les hommes que d'en faire une si terrible peinture, et que l'auteur n'en a pu prendre l'original qu'en lui-même; ils disent qu'il est dangereux de mettre de telles pensées au jour, et qu'ayant si bien montré qu'on ne fait jamais de bonnes actions que par de mauvais principes, on ne se mettra plus en peine de chercher la vertu, puisqu'il est impossible de l'avoir, si ce n'est en idée.

Les autres au contraire trouvent ce traité fort utile parce qu'il découvre les fausses idées que les hommes ont d'eux-mêmes, et leur fait voir que sans la religion ils sont incapables de faire aucun bien; qu'il est bon de se connaître tel qu'on est, quand même il n'y aurait que cet avantage de n'être point trompé dans la connaissance qu'on peut avoir de soi-même.

Quoi qu'il en soit, il y a tant d'esprit dans cet ouvrage, et une si grande pénétration pour connaître le véritable état de l'homme, à ne regarder que sa nature, que toutes les personnes de bon sens y trouveront une infinité de choses qu'ils auraient peut-être ignorées toute leur vie si cet auteur ne les avait tirées du chaos du coeur de l'homme pour les mettre dans un jour où quasi tout le monde peut les voir et les comprendre sans peine.»

IV. Lettres concernant la rédaction des maximes (3e, 4e et 5e éditions)

43. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé, 1667.

«Les passions ne sont que les divers goûts de l'amour-propre.»

«La fortune nous corrige plus souvent que la raison.»

«L'extrême ennui sert à nous désennuyer.»

«On loue et on blâme la plupart des choses parce que c'est la mode de les louer ou de les blâmer.»

«Ce n'est d'ordinaire que dans de petits intérêts où nous consentons de ne point croire aux apparences.»

«Quelque bien qu'on nous dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau.»

44. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Rohan, abbesse de Malnoue. Période 1671-1674.

19 L'accent du pays, où l'on est né demeure dans l'esprit et dans le coeur, comme dans le langage. (Max. 342.)

Pour être grand'homme, il faut savoir profiter de toute sa fortune. (Max. 343, var.)

20 La plupart des hommes ont, comme les plantes, des propriétés cachées, que le hasard fait découvrir. (Max. 344.)

30 Les occasions nous font connaître aux autres, et encore plus à nous-mêmes. (Max. 345.)

Il ne peut y avoir de règle dans l'esprit, ni dans le coeur, des femmes, si le tempérament n'en est d'accord. (Max. 346.)

31 Nous ne trouvons guère de gens de bon sens que ceux qui sont de notre avis. (Max. 347.)

Quand on aime, on doute souvent de ce qu'on croit le plus. (Max. 348.)

Le plus grand miracle de l'amour, c'est de guérir de la coquetterie. (Max. 349.)

Ce qui nous donne tant d'aigreur contre ceux qui nous font des finesses, c'est qu'ils croient être plus habiles que nous. (Max. 350.)

On a bien de la peine à rompre quand on ne s'aime plus. (Max. 351.)

37 On s'ennuie presque toujours avec les gens avec qui il n'est pas permis de s'ennuyer. (Max. 352.)

Un honnête homme peut être amoureux comme un fou, mais non pas comme un sot. (Max. 353.)

35 Il y a de certains défauts qui, bien mis en oeuvre, brillent plus que la vertu même. (Max. 354.)

On perd quelquefois des personnes qu'on regrette plus qu'on n'en est affligé, et d'autres dont on est affligé quelque temps et qu'on ne regrette guère. (Max. 355, var.)

32 On ne loue, d'ordinaire, de bon coeur que ceux qui nous admirent. (Max. 356, var.)

34 Les petits esprits sont trop blessés des petites choses; les grands esprits les voient toutes, et n'en sont pas blessés. (Max. 357.)

L'humilité est la véritable preuve des vertus chrétiennes; sans elle nous conservons tous nos défauts, et ils sont généralement couverts par l'orgueil, qui les cache aux autres, et souvent à nous-mêmes. (Max. 358, var.)

26 Les infidélités devraient éteindre l'amour, et il ne faudrait point être jaloux de ce qui donne sujet de l'être. Il n'y a que les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes qu'on en ait pour elles. (Max. 359, var.)

On se décrie beaucoup plus auprès de nous par les moindres infidélités qu'on nous fait que par les plus grandes qu'on fait aux autres. (Max. 360.)

27 La jalousie naît toujours avec l'amour, mais elle ne meurt pas toujours avec lui. (Max. 361.)

22 La plupart des femmes ne pleurent pas tant la mort de leurs amants pour les avoir aimés que pour paraître plus dignes d'être aimées. (Max. 362.)

38 Les violences qu'on nous fait nous font souvent moins de peine que celles que nous nous faisons à nous-mêmes. (Max. 363.)

29 On sait assez qu'il ne faut guère parler de sa femme; mais on ne sait pas assez qu'on devrait encore moins parler de soi. (Max. 364.)

Il y a de bonnes qualités qui dégénèrent en défauts quand elles sont naturelles, et d'autres qui ne sont jamais parfaites quand elles sont acquises. La raison doit nous rendre ménagers de notre bien, et difficiles à tromper, et il faut que la nature nous fasse naître vaillants, et sincères. (Max. 365, var.)

Quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous parlent, nous croyons toujours qu'ils nous disent plus vrai qu'aux autres. (Max. 366.)

39 Il n'est jamais plus difficile de bien parler que lorsqu'on ne parle que de peur de se taire.

23 Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier. (Max. 367.)

21 La plupart des honnêtes femmes sont des trésors cachés, qui ne sont en sûreté que parce qu'on ne les cherche pas. (Max. 368.)

Les violences qu'on se fait pour s'empêcher d'aimer sont souvent plus cruelles que les rigueurs de ce qu'on aime. (Max. 369.)

Il n'y a guère de poltrons qui connaissent toujours toute leur peur. (Max. 370.)

28 C'est presque toujours la faute de celui qui aime, de ne pas connaître quand on cesse de l'aimer. (Max. 371.)

On craint toujours de voir ce qu'on aime quand on vient de faire des coquetteries ailleurs. (MS 73, n 372 de la 4e éd.)

Il y a de certaines larmes qui nous trompent souvent nous-mêmes, après avoir trompé les autres. (Max. 373.)

24 Si on croit aimer sa maîtresse pour l'amour d'elle, on est bien trompé. (Max. 374.)

40 On doit se consoler de ses fautes, quand on a la force de les avouer. (MS 74, n 375 de la 4e éd.)

L'envie est détruite par la véritable amitié, et la coquetterie par le véritable amour. (Max. 376.)

41 Le plus grand défaut de la pénétration n'est pas de n'aller point jusqu'au bout, c'est de le passer. (Max. 377.)

42 On donne des conseils, mais on n'inspire point de conduite (Max. 378.)

43 Quand notre mérite baisse, notre goût baisse aussi. (Max. 379.)

44 La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paraître les objets. (Max. 380.)

25 La violence qu'on se fait pour demeurer fidèle à ce qu'on aime ne vaut guère mieux qu'une infidélité. (Max. 381.)

45 Nos actions sont comme les bouts-rimés, que chacun fait rapporter à ce qu'il lui plaît. (Max. 382.)

L'envie de parler de nous, et de faire voir nos défauts du côté que nous les voulons bien montrer, fait une grande partie de notre sincérité. (Max. 383, var.)

On ne devrait s'étonner que de pouvoir encore s'étonner. (Max. 384.)

On est presque également difficile à contenter quand on a beaucoup d'amour, et quand on n'en a plus guère. (Max. 385.)

45. Réponse de Mme de Rohan à l'envoi précédent.

Je vous renvoie vos maximes, Monsieur, en vous rendant mille et mille grâces très humbles. Je ne les louerai point comme elles méritent d'être louées, parce que je les trouve trop au-dessus de mes louanges. Elles ont un sens si juste et si délicat, quoiqu'il soit quelquefois un peu détourné, qu'il ne faudrait pas moins de délicatesse pour vous dire ce qu'on en pense qu'il vous en a fallu pour les faire. Vous avez une lumière si vive pour pénétrer le coeur de tous les hommes qu'il semble qu'il n'appartienne qu'à vous de donner un jugement équitable sur le mérite ou le démérite de tous ses mouvements, avec cette différence pourtant qu'il me semble, Monsieur, que vous avez encore mieux pénétré celui des hommes que celui des femmes; car je ne puis, malgré la déférence que j'ai pour vos lumières, m'empêcher de m'opposer un peu à ce que vous dites, que leur tempérament fait toute leur vertu, puisqu'il faudrait conclure de là que leur raison leur serait entièrement inutile. Et quand même il serait vrai qu'elles eussent quelquefois les passions plus vives que les hommes, l'expérience fait assez voir qu'elles savent les surmonter contre leur tempérament, de sorte que, quand nous consentirons que vous mettiez de l'égalité entre les deux sexes, nous ne vous ferons pas d'injustice pour nous faire grâce. Il est même bien plus ordinaire aux femmes de s'opposer à leur tempérament qu'aux hommes, lorsqu'elles l'ont mauvais, parce que la bienséance et la honte les y forceraient quand même leur vertu et leur raison ne les y obligeraient pas. Voici les trois de vos maximes que j'aime le mieux et qui m'ont le plus charmée:

1. Il ne faudrait point être jaloux quand on nous donne sujet de l'être il n'y a que les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes qu'on en ait pour elles.

2. La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paraître les objets.

3. La violence qu'on se fait pour demeurer fidèle à ce qu'on aime ne vaut guère mieux qu'une infidélité.

Je vous avoue, Monsieur, que, quoique vos maximes soient très belles, ces trois-là me paraissent incomparables et qu'on ne sait à qui donner le prix, ou au sens ou à l'expression. Mais comme vous m'avez engagée à vous parler franchement, trouvez bon que je vous dise que je n'entends pas bien votre première maxime où vous dites: «L'accent du pays où on est né demeure dans l'esprit, et dans le coeur, comme dans le langage.» Je crois que cela est fort bien et fort juste; mais je ne connais point ces accents qui demeurent dans l'esprit et dans le coeur. Je crois que c'est ma faute de ne les entendre ni de ne les pas sentir, et cette maxime me fait connaître ce que vous dites dans la quatrième, que les occasions nous font connaître aux autres et à nous-mêmes.

Cette autre maxime où vous dites que l'on perd quelquefois des personnes qu'on regrette plus qu'on n'en est affligé, et d'autres dont on est affligé quelque temps et qu'on ne regrette guère, n'est pas à mon usage; car la mesure de ma douleur serait toujours la mesure de mon regret, et j'ai grand peine à comprendre que je puisse séparer ces deux choses, parce que ce qui aurait mérité mon attachement mériterait également et mon regret et mes larmes et ma douleur.

La maxime sur l'humilité me paraît encore parfaitement belle, mais j'ai été bien surprise de trouver là l'humilité. Je vous avoue que je l'y attendais si peu qu'encore qu'elle soit si fort de ma connaissance depuis longtemps, j'ai eu toutes les peines du monde à la reconnaître au milieu de tout ce qui la précède et qui la suit. C'est assurément pour faire pratiquer cette vertu aux personnes de notre sexe que vous faites des maximes où leur amour-propre est si peu flatté. J'en serais bien humiliée en mon particulier, si je ne me disais à moi-même ce que je vous ai déjà dit dans ce billet, que vous jugez encore mieux du coeur des hommes que de celui des dames, et que peut-être vous ne savez pas vous-même le véritable motif qui vous les fait moins estimer. Si vous en aviez toujours rencontré dont le tempérament eût été soumis à la vertu, et les sens moins forts que la raison, vous penseriez mieux que vous ne faites d'un certain nombre qui se distingue toujours de la multitude, et il me semble que Mme de La Fayette et moi méritons bien que vous ayez un peu meilleure opinion du sexe en général. Vous ne ferez que nous rendre ce que nous faisons en votre faveur, puisque malgré les défauts d'un million d'hommes nous rendons justice à votre mérite particulier, et que vous seul nous faites croire tout ce qu'on peut dire de plus avantageux pour votre sexe. Etc.

46. Réponse de La Rochefoucauld à la lettre précédente

Quelque déférence que j'aie à tout ce qui vient de vous, je vous assure, Madame, que je ne crois pas que les maximes méritent l'honneur que vous leur faites. Je me défie beaucoup de celles que vous n'entendez pas, et c'est signe que je ne les ai pas entendues moi-même. J'aurai l'honneur de vous en dire ce que j'en ai pensé, dans un jour ou deux, et de vous assurer que personne du monde, sans exception, ne vous estime et ne vous respecte tant que moi. Etc.

47. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé 2 août 1675.

Je vous envoie, Madame, les maximes que vous voulez avoir. Je n'en ai pas assez bonne opinion pour croire que vous les demandiez par une autre raison que par cette politesse qu'on ne trouve plus que chez vous. Je sais bien que le bon sens et le bon esprit convient à tous les âges, mais les goûts n'y conviennent pas toujours et ce qui sied bien en un temps ne sied pas bien en un autre. C'est ce qui me fait croire que peu de gens savent être vieux. Je vous supplie très humblement de me mander ce qu'il faut changer à ce que je vous envoie. Mme de Fontevrault m'a promis de m'avertir quand elle irait chez vous. Je me suis tellement paré devant elle de l'honneur que vous me faites de m'aimer qu'elle en a bonne opinion de moi. Ne détruisez pas votre ouvrage, et laissez-lui croire là-dessus tout ce qui flatte le plus ma vanité.

Ce 2e d'août.

1. La confiance fournit plus à la conversation que l'esprit. (Max. 421.)

2. L'amour nous fait faire des fautes comme les autres passions, mais il nous en fait faire de plus ridicules. (Max. 422. var.)

3. Peu de gens savent être vieux. (Max. 423.)

4. La pénétration a un air de prophétie qui flatte plus notre vanité que toutes les autres qualités de l'esprit. (Max. 425, var.)

5. La plupart des amis dégoûtent de l'amitié, et la plupart des dévots dégoûtent de la dévotion. (Max. 427.)

6. Il y a plus de vieux fous que de jeunes. (Max. 444, var.)

7. Il est plus aisé de connaître tous les hommes en général que de connaître un homme en particulier. (Max. 436, var.)

8. On ne doit pas juger du mérite d'un homme par ses grandes qualités, mais par l'usage qu'il en sait faire. (Max. 437.)

9. Ce qui fait que la plupart des femmes sont peu touchées de l'amitié, c'est qu'elle est fade quand on a senti de l'amour. (Max. 440.)

10. Les femmes qui aiment pardonnent plus aisément les grandes indiscrétions que les petites infidélités. (Max. 429.)

11. Ce qui nous empêche d'être naturels, c'est l'envie de le paraître. (Max. 431. var)

12. C'est en quelque sorte se donner part aux belles actions que de les louer de bon coeur. (Max. 432.)

13. La plus véritable marque d'être né avec de grandes qualités, c'est d'être né sans envie. (Max. 433.)

14. La faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice. (Max. 445.)

15. Ce qui fait que la honte et la jalousie sont les plus grands de tous les maux, c'est que la vanité ne nous aide pas à les supporter. (Max. 446. var.)

48. Réponse de Mme de Sablé à la lettre précédente

C'est votre complaisance, plutôt que la mienne, qui vous oblige à me faire part de vos maximes, parce que je n'en suis pas digne. Je vous dirai pourtant, Monsieur, comme si je ne disais rien, qu'il me semble que dans la Ière maxime, il faudrait expliquer quelle sorte de confiance, parce que celle qui n'est fondée que sur la bonne opinion que l'on a de soi-même est différente de la sûreté que l'on prend avec les personnes à qui l'on parle;

la 4e est merveilleuse, et il n'y a rien de mieux pénétré;

sur la 8e, il n'y a point de vraies grandes qualités si on ne les met en usage;

sur la 10e, il n'y a rien de mieux trouvé;

la IIe est bien vraie, car le naturel ne se trouve point où il y a de l'affectation;

la 12e, il n'y a rien de si beau ni de si vrai;

la 13e est très belle;

la 14e est bien vraie, car le vice se peut corriger par l'étude de la vertu et la faiblesse est du tempérament, qui ne se peut quasi jamais changer;

sur la cinquième, quand les amitiés ne sont point fondées sur la vertu, il y a tant de choses qui les détruisent que l'on a quasi toujours des sujets de s'en lasser.

V. Lettre relatant un entretien de la Rochefoucauld avec le chevalier de Méré.

49. Lettre du chevalier de Méré à Madame la duchesse de***. Date inconnue.

Vous voulez que je vous écrive, Madame; et vous me l'avez commandé de si bonne grâce et si galamment que je n'ai pu vous le refuser. Mais ce qui m'a engagé à vous le promettre me devrait empêcher de vous le tenir. Car je vois par là que vous êtes si délicate en agrément qu'il faut qu'une chose, pour être à votre goût, soit excellente et d'un prix bien rare. Aussi, Madame, je ne vous écris pas tant par l'espérance de vous plaire que par la crainte de vous désobéir. Et peut-être qu'il serait encore de plus mauvais air de vous manquer de parole que de ne vous rien dire d'agréable. Quoi qu'il en soit, vous me donnez le moyen de me sauver de l'un et de l'autre, en m'ordonnant de vous rapporter la conversation que j'eus avant-hier avec M. de La Rochefoucauld; car il parla presque toujours, et vous savez comme il s'en acquitte. Nous étions dans un coin de chambre tête à tête à nous entretenir sincèrement de tout ce qui nous venait dans l'esprit. Nous lisions de temps en temps quelques rondeaux, où l'adresse et la délicatesse s'étaient épuisées. «Mon Dieu! me dit-il, que le monde juge mal de ces sortes de beautés! Et ne m'avouerez-vous pas que nous sommes dans un temps où l'on ne se doit pas trop mêler d'écrire?» Je lui répondis que j'en demeurais d'accord, et que je ne voyais point d'autre raison de cette injustice, si ce n'est que la plupart de ces juges n'ont ni goût ni esprit. «Ce n'est pas tant cela, ce me semble, reprit-il, que je ne sais quoi d'envieux et de malin qui fait mal prendre ce qu'on écrit de meilleur.—Ne vous l'imaginez pas, je vous prie, lui répartis-je, et soyez assuré qu'il est impossible de connaître le prix d'une chose excellente sans l'aimer, ni sans être favorable à celui qui l'a faite. Et comment peut-on mieux témoigner qu'on est stupide et sans goût que d'être insensible aux charmes de l'esprit?—J'ai remarqué, reprit-il, les défauts de l'esprit et du coeur de la plupart du monde, et ceux qui ne me connaissent que par là pensent que j'ai tous ces défauts, comme si j'avais fait mon portrait. C'est une chose étrange que mes actions et mon procédé ne les en désabusent pas. —Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet admirable génie qui laissa tant de beaux ouvrages, tant de chefs-d'oeuvre d'esprit et d'invention, comme une vive lumière dont les uns furent éclairés et la plupart éblouis. Mais parce qu'il était persuadé qu'on n'est heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la douleur, ce qui me semble, à le bien examiner, plus clair que le jour, on l'a regardé comme l'auteur de la plus infâme et de la plus honteuse débauche, si bien que la pureté de ses moeurs ne le put exempter de cette horrible calomnie.—Je serais assez de son avis, me dit-il, et je crois qu'on pourrait faire une maxime que la vertu mal entendue n'est guère moins incommode que le vice bien ménagé. —Ha Monsieur! m'écriai-je, il s'en faut bien garder, ces termes sont si scandaleux qu'ils feraient condamner la chose du monde la plus honnête et la plus sainte.—Aussi n'usé-je de ces mots, me dit-il, que pour m'accommoder au langage de certaines gens qui donnent souvent le nom de vice à la vertu, et celui de vertu au vice; et parce que tout le monde veut être heureux, et que c'est le but où tendent toutes les actions de la vie, j'admire que ce qu'ils appellent vice soit ordinairement doux et commode, et que la vertu mal entendue soit âpre et pesante. Je ne m'étonne pas que ce grand homme ait eu tant d'ennemis; la véritable vertu se confie en elle-même; elle se montre sans artifice et d'un air simple et naturel, comme celle de Socrate. Mais les faux honnêtes gens aussi bien que les faux dévots ne cherchent que l'apparence, et je crois que dans la morale Sénèque était un hypocrite et qu'Épicure était un saint. Je ne vois rien de si beau que la noblesse du coeur et la hauteur de l'esprit; c'est de là que procède la parfaite honnêteté, que je mets au-dessus de tout, et qui me semble à préférer pour l'heur de la vie à la possession d'un royaume. Ainsi j'aime la vraie vertu comme je hais le vrai vice. Mais selon mon sens, pour être effectivement vertueux, au moins pour l'être de bonne grâce, il faut savoir pratiquer les bienséances, juger sainement de tout et donner l'avantage aux excellentes choses par-dessus celles qui ne sont que médiocres. La règle à mon gré la plus certaine pour ne pas douter si une chose est en perfection, c'est d'observer si elle sied bien à toutes sortes d'égards; et rien ne me paraît de si mauvaise grâce que d'être un sot ou une sotte, et de se laisser empiéter aux préventions. Nous devons quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons pour ne pas choquer la révérence publique quoique ces coutumes soient mauvaises; mais nous ne leur devons que de l'apparence il faut les en payer, et se bien garder de les approuver dans son coeur de peur d'offenser la raison universelle qui les condamne. Et puis, comme une vérité ne va jamais seule, il arrive aussi qu'une erreur en attire beaucoup d'autres. Sur ce principe qu'on doit souhaiter d'être heureux, les honneurs, la beauté, la valeur, l'esprit, les richesses et la vertu même, tout cela n'est à désirer que pour se rendre la vie agréable. Il est à remarquer qu'on ne voit rien de pur ni de sincère, qu'il y a du bien et du mal en toutes les choses de la vie, qu'il faut les prendre et les dispenser à notre usage, que le bonheur de l'un serait souvent le malheur de l'autre, et que la vertu fuit l'excès comme le défaut. Peut-être qu'Aristide l'Athénien et Socrate n'étaient que trop vertueux, et qu'Alcibiade et Phédon ne l'étaient pas assez; mais je ne sais si pour vivre content, et comme un honnête homme du monde, il ne vaudrait pas mieux être Alcibiade et Phédon qu'Aristide ou Socrate. Quantité de choses sont nécessaires pour être heureux, mais une seule suffit pour être à plaindre; et ce sont les plaisirs de l'esprit et du corps qui rendent la vie douce et plaisante, comme les douleurs de l'un et de l'autre la font trouver dure et fâcheuse. Le plus heureux homme du monde n'a jamais tous ces plaisirs à souhait. Les plus grands de l'esprit, autant que j'en puis juger, c'est la véritable gloire et les belles connaissances; et je prends garde que ces gens-là ne les ont que bien peu, qui s'attachent beaucoup aux plaisirs du corps. Je trouve aussi que ces plaisirs sensuels sont grossiers, sujets au dégoût et pas trop à rechercher, à moins que ceux de l'esprit ne s'y mêlent. Le plus sensible est celui de l'amour, mais il passe bien vite si l'esprit n'est de la partie. Et comme les plaisirs de l'esprit surpassent de bien loin ceux du corps, il me semble aussi que les extrêmes douleurs corporelles sont beaucoup plus insupportables que celles de l'esprit. Je vois de plus que ce qui sert d'un côté nuit d'un autre; que le plaisir fait souvent naître la douleur comme la douleur cause le plaisir, et que notre félicité dépend assez de la fortune et plus encore de notre conduite.» Je l'écoutais doucement quand on vint nous interrompre, et j'étais presque d'accord de tout ce qu'il disait. Si vous me voulez croire, Madame, vous goûterez les raisons d'un si parfaitement honnête homme, et vous ne serez pas dupe de la fausse honnêteté.

Chargement de la publicité...