Robert Burns. Vol. 2, Les Oeuvres
Chanson.
Je suis un fils de Mars, qui a été dans mainte guerre,
Je montre mes blessures et mes cicatrices partout où j'arrive;
Celle-ci fut reçue pour une garce; celle-là dans une tranchée,
En accueillant les Français au son du tambour.
Lal de daudle, etc.
Je fis mon apprentissage là où mon chef expira[400],
Lors du sanglant coup de dés, sur les hauteurs d'Abram;
Je complétai mon métier quand on joua une crâne partie,
Et que le Moro tomba au son du tambour[401].
Lal de daudle, etc.
Enfin, je fus avec Curtis, parmi les batteries flottantes[402],
Et j'y laissai en témoignage un bras et une jambe.
Pourtant, si mon pays me réclamait, avec Elliot pour chef,
Je partirais sur mes moignons, au son du tambour[403].
Lal de daudle, etc.
Maintenant, bien qu'il faille mendier, avec un bras et une jambe en bois,
Et des haillons déchirés pendant sur mon derrière,
Je suis aussi heureux, avec ma besace, ma bouteille, et ma gourgande,
Que quand je marchais, en écarlate, derrière un tambour.
Lal de daudle, etc.
La belle affaire parce qu'en cheveux gris, je dois résister aux chocs de l'hiver,
Sous les bois et les rochers, souvent pour toute maison;
Tant que j'aurai un sac à vendre et une bouteille à boire,
Je ferai face à une troupe d'enfer, au son du tambour.
Lal de daudle, etc.
Récitatif.
Il s'arrêta et les solives tremblèrent,
Au-dessus du refrain beuglé;
Tandis que les rats effrayés, regardant en arrière,
Cherchaient le plus profond de leur trou.
Un violoneux divin, de son coin
Piailla: «Encore!»
Mais la poulette du soldat se leva,
Et le grand tumulte se calma.
Chanson.
Je fus jadis pucelle, mais je ne sais plus quand,
Mon plaisir est encore en des jeunes gens convenables
Quelqu'un d'un escadron de dragons fut mon père,
Rien d'étonnant si j'aime un soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
Le premier de mes amoureux fut un crâne gaillard,
Battre le tambour tonnant était son métier;
Sa jambe était si bien prise, sa joue était si rouge,
Que je fus transportée de passion pour mon soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
Mais le bon vieux chapelain lui coupa l'herbe sous le pied;
J'abandonnai l'épée par amour de l'église;
Il risque l'âme, et moi je risquai le corps,
C'est alors que je fus fausse à mon soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
J'en eus bientôt assez de mon saint imbécile,
Et je pris pour époux le régiment en bloc;
De l'esponton doré, au fifre j'étais prête,
Je ne demandais rien, sauf que ce fût un soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
Mais la paix me réduisit à mendier dans le désespoir,
Tant qu'à la foie de Cunningham, je rencontrai mon vieux
Ses haillons d'uniforme flottaient si brillants,
Que mon cœur se réjouit de trouver un soldat.
Chantons: Lal de dal, etc.
Maintenant, j'ai vécu, je ne sais plus combien,
Je tiens encore ma place à boire ou à chanter;
Et tant que des deux mains je tiendrai ferme un verre,
À ta santé, mon héros! mon soldat!
Chantons: Lal de dal, etc.
Un pauvre paillasse, dans un coin,
Était assis à boire avec une chaudronnière;
Ils s'inquiétaient peu qui reprenait le refrain,
Tant ils étaient affairés pour eux-mêmes.
À la fin, soûl de boisson et d'amour,
Il se leva en trébuchant, tordit son visage,
Puis se retourna, mit un baiser sur sa Griselidis,
Et alors ajusta ses flûtes avec une grave grimace.
Chanson.
Messire le Grave est un sot quand il est gris;
Messire Gredin est un sot quand on le juge;
Mais ce ne sont là que des apprentis,
Moi, je suis un sot par profession.
Ma grand'mère m'acheta un livre,
Et je m'en allai à l'école;
J'ai peur de m'être mépris sur mes talents,
Mais que voulez-vous attendre d'un sot?
Pour boire, je risquerais mon cou,
Une catin est la moitié de mon travail;
Mais que voulez-vous attendre d'autre,
De quelqu'un qui fait métier d'être fou?
Une fois, je fus attaché comme un jeune bœuf[404],
Pour avoir juré poliment et avoir bu;
Une fois, je fus insulté dans l'église,
Pour avoir chiffonné une fille en riant.
Le pauvre Jocrisse qui fait des tours pour amuser,
Que personne ne le nomme en se moquant;
Il y a même à la Cour, m'a-t-on dit,
Un sauteur nommé le premier ministre.
Avez-vous observé ce très Révérend
Faire des grimaces pour amuser la foule;
Il se moque de notre escadron de charlatans;
Ce n'est qu'un peu de rivalité.
Et, maintenant, voici ma conclusion,
Car, ma foi, je suis bougrement à sec:
Le gars qui est sot pour son propre usage,
Sacrebleu! est diantrement plus bête que moi.
Après lui, parla une rude luronne,
Qui savait s'y prendre pour agripper l'argent,
Car elle avait décroché plus d'une bourse,
Et été plongée dans plus d'un puits[405].
Son amoureux avait été un gars des Hautes-Terres,
Mais maudit soit le triste nœud coulant!
Avec soupirs et sanglots, elle commença ainsi
À pleurer son beau John des Hautes-Terres:
Chanson.
Mon amour naquit gars des Hautes-Terres,
Il avait en mépris les lois des Basses-Terres;
Mais toujours il fut fidèle à son clan,
Mon brave et mon beau John des Hautes-Terres.
Refrain.—Chantez, hey, mon beau John des Hautes-Terres!
Chantez, ho, mon beau John des Hautes-Terres!
Il n'y a pas un gars dans tout le pays
Qui pût lutter avec mon John des Hautes-Terres.
Avec son philabeg, son plaid de tartan,
Et sa bonne claymore pendue à son flanc,
Il prenait les cœurs de toutes les dames,
Mon vaillant et beau John des Hautes-Terres.
Chantez, hey, etc.
Nous errions partout de la Tweed à la Spey,
Nous vivions gaîment comme lords et ladies;
Car il n'en craignait pas un des Basses-Terres,
Mon vaillant et beau John des Hautes-Terres.
Chantez, hey, etc.
Ils l'exilèrent par delà les mers,
Mais, avant que les bourgeons parussent aux arbres,
Le long de mes joues, les perles roulaient,
En embrassant mon John des Hautes-Terres.
Chantez, hey, etc.
Mais, oh! ils le saisirent enfin,
Et ils l'ont lié au fond d'un donjon;
Ma malédiction sur chacun d'eux,
Ils ont pendu mon beau John des Hautes-Terres!
Chantez, hey, etc.
Veuve maintenant, il me faut pleurer
Des plaisirs qui ne reviendront plus;
Je ne me console qu'avec un bon broc,
Quand je pense à mon John des Hautes-Terres.
Refrain.—Chantez, hey, mon beau John des Hautes-Terres!
Chantez, ho, mon beau John des Hautes-Terres!
Il n'y a pas un gars dans tout le pays
Qui pût lutter avec mon John des Hautes-Terres.
Récitatif.
Il y avait là un pigmée de violoneux qui, avec son violon,
Se trémoussait aux marchés et aux foires;
Cette jambe bien prise et cette taille superbe
(Il n'arrivait pas plus haut.)
Lui trouèrent son petit cœur comme une passoire,
Et l'avaient mis en feu.
La main sur la hanche, et l'œil en l'air,
Il roucoula sa gamme, un, deux, trois,
Puis, sur un ton arioso,
L'Apollon gringalet
Commença, avec un couplet allegretto,
Son solo en trémolo.
Chanson.
Laissez-moi me hausser pour essuyer cette larme,
Et venez avec moi et soyez ma chérie,
Alors tous vos soucis et vos craintes
Pourront siffler sur le reste.
Refrain.—Je suis violoneux par métier,
Et de tous les airs que j'ai jamais joués,
Le plus cher aux femmes et aux filles
Fut toujours: Sifflez sur le reste.
Aux soupers de moissons, aux noces, nous irons,
Et, oh! fameusement, nous vivrons!
Nous bambocherons partout, tant que Papa Souci
Chante: Sifflez sur le reste.
Je suis, etc.
Très gaiement nous rongerons les os,
Assis au soleil, au bord des fossés;
Et tout à notre aise, quand il nous plaira,
Nous pourrons siffler sur le reste.
Je suis, etc.
Accordez-moi seulement le ciel de vos charmes,
Et tant que je gratterai crins sur boyaux,
La faim, le froid et tous ces maux-là
Pourront siffler sur le reste.
Refrain.—Je suis violoneux par métier,
Et de tous les airs que j'ai jamais joués,
Le plus cher aux femmes et aux filles
Fut toujours: Sifflez sur le reste.
Récitatif.
Les charmes de la gaillarde avaient frappé un robuste rétameur,
Aussi bien que le pauvre gratteur de boyaux;
Il prend le violoneux par la barbe
Et tire une rapière rouillée.
Puis il jura, par tout ce qui vaut un juron,
De l'embrocher comme un pluvier,
À moins qu'à partir de ce moment-là
Il ne renonçât à elle pour toujours.
L'œil effaré, le pauvre Crincrin
S'affaissa sur ses jambons,
Et implora grâce d'un air tout piteux;
Et ainsi finit la querelle.
Mais, bien que son petit cœur souffrît,
Quand le rétameur la prit par la taille,
Il affecta de rire sous cape,
Quand le rude gars parla ainsi à la belle.
Chanson.
Ma jolie fille, je travaille dans le cuivre,
Chaudronnier, voilà mon métier;
J'ai voyagé partout sur le sol chrétien,
En suivant ma profession.
J'ai accepté la prime, je me suis enrôlé
Dans maint vaillant escadron;
Ils m'ont en vain cherché, quand je les ai plantés là,
Pour aller rétamer des chaudrons.
J'ai accepté la prime, etc.
Dédaigne cette crevette, ce nain racorni,
Avec son bruit et ses entrechats;
Et viens partager avec ceux qui portent
Le sac à outils et le tablier!
Et par ce flacon, ma foi et mon espoir.
Et par ce cher Kilbagie[406],
Si jamais tu manques, si tu rencontres le besoin,
Puissé-je ne jamais m'humecter la gorge.
Et par ce flacon, etc.
Le chaudronnier l'emporta; sans rougir, la belle
Sombra dans ses embrassements,
En partie vaincue si tristement par l'amour,
En partie parce qu'elle était soûle.
Messire Violino, avec un air
Qui montrait un homme de nerf,
Souhaita union au nouveau couple,
Et fit tinter la bouteille,
À leur santé, cette nuit-là.
Mais le gamin Cupidon décocha une flèche,
Qui joua à une autre dame un vilain tour;
Le violon la ratissa de prône en poupe,
Derrière la cage à poulets.
Son seigneur, un gars du métier d'Homère,
Quoique boitant d'un éparvin,
S'avança en clochant et en sautant follement
Et offrit de chanter: «Le joyeux Davie»,
Par dessus le marché cette nuit-là.
C'était un gaillard qui défiait le souci,
Autant que ceux qu'enrôla jamais Bacchus,
Bien que la Fortune eût durement pesé sur lui,
Elle n'avait jamais atteint son cœur.
Il n'avait pas de souhait,—sinon d'être gai,
Pas de besoin,—sinon la soif,
Il ne haïssait rien,—sinon d'être triste;
Et ainsi la Muse lui suggéra
Sa chanson, cette nuit-là.
Chanson.
Je suis un barde de peu de renom
Chez les honnêtes gens et tout ça;
Mais, comme Homère, la foule ébahie
De ville en ville, j'attire ça.
Refrain.—Malgré tout ça et tout ça,
Et deux fois autant que tout ça;
J'en ai perdu une, il m'en reste deux,
J'ai femme assez, malgré tout ça.
Je n'ai jamais bu à la mare des Muses,
Au ruisseau de Castalie et tout ça;
C'est ici qu'il coule et richement fume,
Mon Hélicon, comme j'appelle ça.
Malgré tout ça, etc.
J'ai pour les belles beaucoup d'amour,
Leur humble esclave et tout ça;
Leur volonté est ma loi, j'ai toujours estimé
Péché mortel de s'opposer à ça.
Malgré tout ça, etc.
En suaves extases, cette heure-ci, nous nous unissons
Avec un amour mutuel et tout ça;
Mais combien de temps, la mouche piquera?
Que l'inclination règle ça.
Malgré tout ça, etc.
Leurs tours et leur malice m'ont rendu fou,
Elles m'ont joué et tout ça;
Mais déblayez le pont! et voici au Sexe!
J'aime les garces malgré ça.
Refrain.—Malgré tout ça, malgré tout ça,
Et deux fois autant que tout ça;
Mon plus cher sang, pour leur faire plaisir,
Je le leur offre, malgré tout ça.
Récitatif.
Ainsi chanta le barde, et les murs de Nansie
Furent secoués d'un tonnerre d'applaudissements,
Répercutés de toutes les bouches;
Ils vidèrent leurs poches, engagèrent leurs guenilles,
En gardant à peine pour couvrir leurs derrières,
Afin d'étancher leur soif brûlante.
Puis, de nouveau, la bande joyeuse
Fit requête au poète
D'ouvrir son sac et de choisir une chanson,
Une ballade des meilleures.
Lui, se dressant, tout réjoui,
Entre ses deux Déboras,
Jette un regard autour de lui, et les trouve tous
Impatients de chanter en chœur.
Chœur.
Voyez le bol fumant devant nous,
Voyez notre gai cercle en haillons!
Tous en rond, reprenez le chœur,
Et avec transports chantons:
Refrain.—Une figue pour ceux protégés par la loi!
La liberté est un glorieux banquet!
Les tribunaux furent érigés pour les lâches,
Les églises bâties pour plaire aux prêtres.
Qu'est un titre et qu'est un trésor?
Qu'est le soin de sa renommée?
Si nous menons vie de plaisir,
Qu'importe et comment, et où?
Une figue, etc.
Avec un tour, un conte toujours prêts,
Nous errons çà et là, le jour;
Et la nuit, en étable ou grange,
Caressons nos femmes sur le foin.
Une figue, etc.
Le carrosse, suivi de laquais,
Va-t-il plus léger, à travers pays?
Le sobre lit du mariage
Voit-il de plus brillantes scènes d'amour?
Une figue, etc.
La vie est un tohu-bohu,
Nous ne regardons pas comment elle marche;
Que ceux-là parlent du décorum,
Qui ont une renommée à perdre.
Une figue, etc.
Voici aux sacs, bissacs, et besaces!
Voici à toute la bande errante!
À nos marmots, à nos femmes en loques!
Chacun et tous, criez: «Amen!»
Refrain.—Une figue pour ceux protégés par la loi,
La Liberté est un glorieux banquet!
Les tribunaux furent érigés pour les lâches.
Les églises bâties pour plaire aux prêtres[407].
Telle est cette pièce, étonnante de couleur et de verve. C'est une chose assez curieuse qu'un certain nombre de critiques écossais hésitent devant elle. M. Shairp dit que «la matière en est si vile et le sentiment si grossier que, en dépit de sa puissance dramatique, ils rendent la pièce décidément répugnante[408]». Le jugement de Carlyle, plus large, n'est pas sans quelques réticences. «Peut-être pouvons-nous nous aventurer à dire que le plus poétique de tous ses poèmes est celui qui a été imprimé sous l'humble titre des Joyeux Mendiants. À la vérité, le sujet est parmi les plus bas que présente la nature, mais cela montre d'autant plus le don du poète qui a su relever dans le domaine de l'art. À notre esprit, cette pièce semble tout à fait compacte, fondue ensemble, achevée et déversée en un flot de vraie harmonie liquide. Elle est légère, aérienne, douce de mouvement, cependant aiguë et précise dans ses détails; chaque visage est un portrait... Outre la sympathie universelle pour l'homme, dont ceci est une nouvelle preuve chez Burns, une inspiration sincère et une habileté technique assez considérable s'y manifestent. Il serait étrange sans doute d'appeler ceci le meilleur des écrits de Burns, nous voulons seulement dire qu'il nous paraît le plus parfait de son genre, en tant que morceau de composition poétique, à proprement parler[409]». Il nous semble que Carlyle n'est pas assez frappé de la vigueur extraordinaire de cette pièce. À nos yeux c'est le plus haut effort de Burns et le plus surprenant témoignage des aptitudes et des énergies qu'il y avait en lui. Il n'y a rien de cette vitalité, de ce mouvement, rien d'aussi dru dans la littérature anglaise, depuis Shakspeare, rien qui approche de cette vigueur ramassée. Tout à l'heure, nous comparions Tam de Shanter à John Gilpin; il y a dans la poésie anglaise, deux œuvres qui font penser à celle-ci: le Beggar's Bush de Beaumont, le collaborateur de Fletcher[410], et le Beggar's Opera de Gay[411]. Mais quelle différence entre la poésie semi-pastorale et qui sent le masque et la représentation de cour du premier, entre les habiles refrains d'opéra-comique du second, et cette vie comprimée qui éclate et fume. «Dans le Beggar's Opera, dans le Beggar's Bush, dit Carlyle, il n'y a rien qui en réelle vigueur poétique égale cette cantate; rien qui, à ce que nous pensons, en approche même de très loin». Nous parlions des qualités dramatiques dont ce morceau est l'indice; nous ne voulons qu'en indiquer une autre, qu'il nous semble aussi révéler. Il se passe pour l'auteur dramatique un peu ce qui se passe chez l'homme de science qui a fait une hypothèse et qui, la suivant, est étonné de ce qu'elle contient, et conduit par elle vers la vérité. Quand un créateur de théâtre a perçu, d'un coup d'œil, en raccourci, parfois dans un geste, un personnage vivant et qu'il le reprend, le développe, le continue, il est surpris de ce qu'il a découvert et fait peu à peu connaissance avec lui. Il semble que le personnage ait à son tour une existence propre qui entraîne l'esprit du poète. Cette impression est ici très forte. Quand on lit cette cantate, on sent que la vie a passé de l'auteur à ses personnages, que ce sont eux qui l'ont pris par la main et l'emmènent. Il ne lui a manqué que de les suivre. En vérité, au delà d'une pièce pareille, il n'y a plus que le théâtre.
Burns y fut entraîné toute sa vie; c'eût été l'aboutissement naturel de sa carrière poétique, si elle avait été complète. Étant tout jeune, il avait commencé une tragédie:
«Dans mes jeunes années, je ne me contentais de rien moins que de courtiser la Muse tragique. J'avais, je crois, dix-huit ou dix-neuf ans, quand je traçai l'esquisse d'une Tragédie, rien de moins. Mais un nuage d'infortunes de famille, qui nous menaçait depuis quelque temps, étant venu à crever, m'empêcha d'aller plus loin. À cette époque, je n'écrivais jamais rien, aussi, sauf un discours ou deux, le reste s'est échappé de ma mémoire. Le suivant, que je me rappelle très distinctement, était une exclamation d'un haut personnage, grand, par instants, dans des exemples de générosité, et par moments, audacieux dans le crime[412].
C'était évidemment une conception romantique, et il est curieux de voir germer, dans la tête de ce jeune paysan, un type de héros byronien, qui fait penser, par ce mélange de magnanimité et d'audace dans le vice, aux Brigands de Schiller. Il y a, dans les quelques vers qui en ont été conservés, un souffle de révolte sociale, de haine contre les oppresseurs, de pitié pour les malheureux, et, en même temps, je ne sais quel aveu orgueilleux de forfaits, qui semble rattacher ce héros inconnu à la race maudite et indomptable des Manfred. Le morceau d'ailleurs ne manque pas de grandeur.
Tout criminel que je sois, misérable et maudit,
Pécheur entêté, endurci et inflexible,
Cependant mon cœur se fond devant la misère humaine,
Et, avec des soupirs sincères, mais inutiles,
Je contemple les tristes fils de la détresse;
Avec des larmes indignées, je vois l'oppresseur
Se réjouir de la destruction de l'honnête homme,
Dont le cœur fier est le seul crime.
Même vous, ô troupe infortunée, je vous plains,
Vous, que les faux vertueux regardent comme un péché de plaindre,
Vous, pauvres vagabonds, méprisés, abandonnés,
Que le vice, comme toujours, a livrés à la Ruine.
Oh! sans mes amis et l'aide du Ciel,
J'aurais été chassé comme vous, délaissé,
Le plus détesté, le plus indigne misérable parmi vous!
Ô Dieu, envers qui je fus injuste! Ta bonté m'a doué
De talents qui surpassent ceux de presque tous mes frères,
Et j'en ai abusé en proportion,
Surpassant d'autant les criminels vulgaires,
Que je les surpasse par les facultés que tu m'as données[413].
Après cette tentative, toute d'imagination comme on le voit, était venu le contact de la vie, et, avec lui, l'observation, la riche production de Mossgiel, dans laquelle la pièce des Joyeux Mendiants. Lorsqu'il eut quitté Édimbourg et qu'il voulut se remettre à produire, Burns songea de nouveau au théâtre. Il avait, nous pensons l'avoir assez prouvé, tout ce qu'il faut pour cette entreprise. Il lui manquait seulement la pratique, le maniement des scènes, l'habitude de la composition théâtrale. Il est probable que sa puissante intelligence aurait maîtrisé cette difficulté. Elle y aurait été aidée par son don de mouvement, et le besoin de clarté rapide qui était dans son esprit. Il pensa à étudier les maîtres du théâtre, avec qui il pourrait apprendre ce qui lui manquait encore. Au commencement de 1790, il écrivait à Peter Hill, son libraire à Édimbourg, pour lui demander de lui expédier tous les auteurs dramatiques sur lesquels il pourrait mettre la main à bon compte. Il ne faut pas oublier que, pour les finances de Burns, c'était là une lourde dépense, et qui se justifiait seulement par un besoin sérieux et pressant d'avoir ces ouvrages. La liste en est curieuse:
«Je désire également pour moi-même, selon que vous pourrez les trouver d'occasion ou à bon marché, des exemplaires des œuvres dramatiques d'Otway, de Ben Jonson, de Dryden, de Congreve, de Wycherley, de Vanbrugh, de Cibber, ou n'importe quelles œuvres dramatiques des plus modernes, Macklin, Garrick, Foote, Colman ou Sheridan. J'ai aussi grand besoin d'une bonne copie de Molière, en français. N'importe quels autres bons auteurs dramatiques français dans leur langage natif, j'en ai besoin: je veux dire les auteurs comiques principalement, bien que je désire Racine, Corneille, et aussi Voltaire[414].»
On voit que c'était une bibliothèque dramatique tout entière qu'il demandait et d'un seul coup. En même temps, ses amis l'encourageaient à entreprendre quelque chose pour le théâtre. Ils sentaient qu'il y avait de ce côté une issue pour sa puissance de création. Déjà, pendant le voyage des Hautes-Terres, Ramsay d'Ochtertyre, connu comme grand amateur de classiques, lui avait conseillé «d'écrire une pièce semblable au Noble Berger, qualem decet esse sororem[415]». On trouve dans une des lettres de Thomson un passage intéressant, parce qu'il fournit plus clairement encore la preuve de la conviction que la voie de Burns se trouvait dans cette direction. «En vérité, je suis parfaitement étonné et charmé par l'infinie variété de votre imagination. Laissez-moi ici vous demander si vous n'avez jamais sérieusement tourné vos pensées vers la production dramatique? C'est là un champ digne de votre génie, dans lequel il pourrait se montrer et briller dans toute sa splendeur. Une ou deux pièces, réussissant sur la scène de Londres, feraient votre fortune. Je crois que les recommandations et les intrigues sont souvent nécessaires pour faire jouer un drame. Cela peut être pour la tribu ridicule des écrivailleurs fleuris. Mais si vous vous adressiez à M. Sheridan lui-même, par lettre, en lui envoyant une pièce, je suis persuadé que, pour l'honneur du génie, il l'essayerait franchement et loyalement[416]». C'était un bon conseil et Thomson avait vu juste.
Burns avait, cela est clair, le désir secret de créer, en Écosse, un théâtre national. Il sentait, avec sa justesse d'esprit, qu'il est inutile d'aller chercher bien loin des sujets de drame ou de comédie, et que l'histoire ou les mœurs d'un pays en fournissent assez, pour l'une ou pour l'autre. Sauf la tragédie de Douglas, de Home, qui était toute récente puisqu'elle datait de 1756, et la pastorale du Noble Berger, d'Allan Ramsay, qui n'est pas très faite pour la scène, l'Écosse n'avait pas produit d'œuvres dramatiques. Burns voyait qu'il y avait pourtant, et dans l'histoire écossaise si pleine d'événements, et dans les manières si pittoresques et si marquées de son pays, les éléments d'un théâtre auquel n'auraient manqué ni la grandeur des péripéties, ni la variété des situations comiques. Avec une grande sagacité, il avait discerné ces deux sources d'inspiration. Une de ses pièces de vers est bien significative sur ce sujet. C'est un prologue, composé pour la représentation à bénéfice d'un acteur nommé Sutherland, directeur du théâtre de Dumfries que Burns fréquentait assidûment. Ces vers sont du commencement de 1790, vers la même époque que la lettre à Peter Hill. Ils montrent qu'il avait réfléchi à cette question, et ils laissent sentir l'ambition d'être le poète dont ils parlent.
À quoi bon tout ce bruit sur la ville de Londres,
Comment cette nouvelle pièce et cette nouvelle chanson vont nous arriver?
Pourquoi courtiser tellement ce qui vient du dehors?
La sottise s'améliore-t-elle, comme le cognac, quand elle est importée?
N'y a-t-il pas de poète qui, brûlant pour la renommée,
Essayera de nous donner des chansons et des pièces de chez nous?
Nous n'avons pas besoin de chercher la comédie au loin,
Un sot et un coquin sont des plantes de tous les sols;
Nous n'avons pas besoin d'explorer Rome et la Grèce,
Pour trouver la matière d'une pièce sérieuse;
Il y a assez de thèmes, dans l'histoire Calédonienne,
Qui montreraient la Muse tragique dans toute sa gloire.
N'y a-t-il pas de barde audacieux qui se lève et dise
Comment le glorieux Wallace résista, puis tomba malheureux?
Où sont réfugiées les Muses qui produiraient
Un drame digne du nom de Bruce?
Comment ici, ici même, il tira d'abord l'épée,
Contre la puissante Angleterre et son monarque coupable;
Et, après maint exploit sanglant, immortel,
Retira son cher pays de la mâchoire de la Ruine?
Oh! la scène d'un Shakspeare ou d'un Otway
Qui montrerait l'aimable, la malheureuse reine d'Écosse!
Vaine fut la toute puissance des charmes féminins
Contre les armes d'une Rébellion furieuse, impitoyable, insensée.
Elle tomba, mais tomba avec une âme vraiment romaine,
Pour satisfaire le plus cruel des ennemis, une femme irritée,
Une femme, (bien que la phrase puisse paraître rude)
Aussi profonde et aussi méchante que le démon!
Un des Douglas vit dans la page immortelle de Home[417],
Mais les Douglas ont été des héros à toutes les époques....
Si, comme vous l'avez fait généreusement, si toute la contrée
Prenait les serviteurs des Muses par la main,
Non-seulement les écoutait, mais les patronnait, les accueillait....
Si tout le pays faisait cela, je m'en porte caution,
Vous auriez bientôt des poètes de la patrie écossaise,
Qui feraient sonner à la Renommée sa trompette jusqu'à la craquer,
Et lutteraient contre le Temps et le mettraient sur le dos[418].
Entre les deux directions, l'une tragique, l'autre comique, qu'il indique dans ce prologue, Burns paraît avoir hésité. Il fut quelque temps attiré vers le drame national et historique. Il avait, du premier coup, choisi quelques-uns des plus beaux sujets que l'histoire puisse fournir. Il y a un drame héroïque dans la vie de William Wallace, depuis le moment où sa femme est mise à mort par les Anglais pour l'avoir fait évader, depuis ses premières tentatives de vengeance et de lutte, jusqu'à sa fameuse victoire du pont de Stirling; sa défaite, sa disparition mystérieuse, son retour, sa capture, son voyage à Londres à travers un grand concours de peuple, son jugement, et la sentence horrible portant qu'il aurait les entrailles arrachées et que sa tête serait fichée sur le pont de Londres et ses membres dispersés entre quatre villes[419]. Quel drame historique plus riche en événements et en scènes de tous genres que la vie de Robert Bruce?[420] De sang royal, retenu à la cour d'Édouard Ier qui le craint, il reçoit un jour une bourse d'argent et une paire d'éperons. Il comprend l'avertissement; il s'éloigne le même soir, après avoir ferré ses chevaux à l'envers pour dépister ses ennemis. Arrivé en Écosse, il a une entrevue dans un cloître avec son compétiteur Comyns, lui offre de défendre ensemble la liberté du pays, et, sur son refus, le tue d'un coup de dague. Il est couronné roi d'Écosse. Mais c'est un roi sans royaume. Alors commence une vie de périls, de fuites, de combats, d'embûches, où sa force prodigieuse et son sang-froid le sauvent à chaque instant. Déguisé en montagnard, traqué par des dogues, errant dans les montagnes et sur les bords des lacs, couchant dans les rochers, vivant de pêches et de chasses, il accomplit des exploits qui tiennent de la légende. D'ailleurs, toujours de belle humeur, plein de plaisanteries dans le péril, courtois envers les femmes, et, dans les cavernes sauvages, distrayant ses compagnons par des récits de romans chevaleresques. Enfin le succès cède à cette indomptable énergie. C'est le siège de Stirling. C'est la bataille de Bannockburn, dont le nom fait encore tressaillir les cœurs écossais. Le pays est délivré, la guerre transportée chez l'ennemi. C'est une existence de grand roi qui se termine dans la gloire. Quel contraste avec le sort de Wallace dont Bruce est pourtant le continuateur! Et quels épisodes à grouper autour de cette histoire! D'admirables héroïsmes de femmes: c'était l'office du clan Macduff de placer la couronne sur la tête du roi; le chef de la maison ne put venir au sacre de Bruce; sa sœur, qui avait épousé le comte de Buchan, un des partisans du roi Édouard, part à cheval, traverse le pays et arrive à temps pour accomplir ce rite mystique. Édouard l'ayant saisie fit construire une cage qui fut suspendue à une des tours de Berwick, et y fit enfermer la vaillante femme, de façon à ce que les passants pussent la voir. Plus tard, c'est la femme de Bruce qui le suit dans sa vie d'outlaw et en partage tous les périls. Et quelle figure grandiose que celle du roi Édouard, le vieux et terrible conquérant! Il fait jurer à son fils que, s'il meurt, son corps continuera à accompagner l'armée et ne sera pas enseveli avant la soumission de l'Écosse. Il meurt, en effet, au moment d'y pénétrer; il ordonne que la chair soit détachée de ses os, et que son squelette soit porté en tête de l'armée, comme un étendard. Les siens n'osèrent pas exécuter ce dernier vœu[421]. Mais cette farouche puissance de haine est presque sublime. On comprend que ce sujet ait attiré Burns, et la preuve existe qu'il y avait particulièrement songé. «Nous nous mîmes à causer, écrivait Ramsay d'Ochtertyre, et nous fûmes bientôt lancés sur la mare magnum de la poésie. Il me dit qu'il avait trouvé une histoire pour un drame qu'il appellerait L'alène de Rab Macquechan, et qui était emprunté à une histoire populaire de Robert Bruce. Ayant été défait près du lac de Caern, et sentant que le talon de sa botte s'était détaché dans sa fuite, il demanda à Robert Macquechan de le fixer. Celui-ci, pour être plus sûr, enfonça son alène de neuf pouces dans le talon du roi[422]». C'était évidemment une aventure empruntée à la vie pourchassée de Robert Bruce qui aurait fait le fond de ce drame. Quant à Marie Stuart, quelle plus touchante légende de beauté, d'aventures, d'infortunes et de fautes peut-on rencontrer? Elle semble faite à souhait pour éveiller toutes les émotions et, depuis tant d'années, elle n'a lassé l'intérêt ni du roman, ni du drame, ni de l'histoire. De nos jours encore, deux des plus grands poètes de l'Angleterre, Tennyson et Swinburne, ont repris le sujet qui avait tenté Burns. Peut-être peut-on rapporter la romance qu'il a composée sur les plaintes de Marie Stuart au drame qu'il entrevoyait.
C'étaient là de beaux sujets et une grande ambition. C'était en même temps une tentative qui aurait probablement été au-dessus de ses forces. C'est qu'il n'y a pas pour le génie humain de plus haute entreprise qu'un drame historique, nous voulons dire un drame véritablement historique. Un auteur peut mettre dans la bouche de personnages illustres ses propres sentiments, et les leur faire déclamer avec éloquence. C'est faire un drame politique ou social, c'est faire œuvre d'apôtre ou de réformateur, comme Alfieri ou Schiller; cela est loin du drame historique. Ou bien il peut rencontrer dans les faits de l'histoire une situation dramatique, s'en emparer, et y faire mouvoir, sous des figures célèbres, des passions humaines. C'est faire un drame psychologique, où il n'y a d'historique que les décors et les costumes. Le drame historique est autre chose. Il est plus complexe et plus profond. Il faut que les personnages, outre leurs sentiments particuliers, dont le choc constitue le drame, y agissent réellement en personnages historiques, et que leurs actions soient liées à des mouvements plus vastes, sans quoi on n'aura qu'une pièce découpée dans l'histoire, et non pas une pièce historique. Il faut qu'ils soient emportés par des événements politiques, ou qu'ils les déterminent; qu'ils en soient, les uns les jouets, les autres les instruments; et qu'on perçoive le rapport entre cette mêlée de passions humaines, sans lesquelles il n'y a pas de théâtre, et des faits plus vastes. Le drame humain, qui reste au premier plan, sert d'expression à un second drame plus grandiose qui gronde au loin. Celui-ci est comme un écho puissant, dont le bruit rapetisse la voix qui l'a éveillé, et, du même coup, en élargit la portée. Comme cela augmente les proportions du drame, qu'il faut ainsi hausser à la dignité d'un fait historique! Et quelle difficulté pour créer des personnages réels! S'il s'agit des grands, il faut comprendre des êtres que leur condition rend inaccessibles aux observateurs ordinaires, formés par une éducation spéciale, et gouvernés par des intérêts sans analogues. S'il s'agit d'hommes d'État, il faut atteindre des âmes qui, par leur hauteur, ont dominé les autres, et vis-à-vis desquelles il faut, en plus que la sympathie des passions, une intelligence capable de comprendre et de reconstituer la leur. Si ce sont des héros, il faut ressentir ce que des âmes choisies ont éprouvé dans des moments sublimes où elles-mêmes n'ont peut-être séjourné que quelques instants. Il faut qu'au-dessus de l'intérêt inspiré par ces caractères, le poète place un intérêt général, supérieur, qui est comme l'intérêt de l'histoire, et la part qu'elle ajoute au drame. Il faut, selon la phrase d'un historien de Shakspeare, que «derrière les personnages dont il trace le portrait, grands seigneurs ou rois, il nous montre au fond du tableau, le peuple qui attend son bonheur ou son malheur des actions de ceux qui le gouvernent[423]». Il faut, avec les passions, les calculs, les actions de ces figures historiques, qui doivent constituer un drame par elles-mêmes, former un ensemble et comme un chœur, qui exprime quelque chose de plus grand encore. Il faut que la pièce tout entière, qui d'ordinaire est sa propre fin, devienne un symbole. Il faut hausser le drame d'un degré, et avoir des bras assez puissants pour le prendre d'un bloc et le placer comme sur un autel, afin qu'il soit un exemple, une offrande ou un avertissement mémorables. Il n'y a pas de plus gigantesque entreprise. De tous les nobles poètes qui l'ont osée, peut-être n'en est-il que deux qui y aient réussi: Eschyle et Shakspeare.
Il est clair que Burns n'était pas désigné pour ces suprêmes créations. On peut seulement se demander jusqu'où il serait allé vers elles, si la vie lui avait permis de marcher plus longtemps. C'est peut-être une question inutile. Mais où est celui qui peut lire les projets d'André Chénier sans se demander ce qu'aurait été l'Hermès, sans se dire que, pour être juste envers ces génies anéantis si jeunes, il faut aussi tenir compte de leurs rêves? La destinée, en empêchant Burns de tenter un drame, lui a-t-elle été très cruelle? À parler franchement, il ne semble pas qu'il fût né, ni préparé, pour une semblable entreprise. Son esprit, très exact et très fidèle à la réalité moyenne, n'avait pas ce quelque chose d'épique et de grandiose que réclament ces puissants sujets. Il n'avait ni l'envergure, ni l'élévation nécessaires pour atteindre ces sommets. L'expérience des hommes et des choses lui manquait de ce côté. Le voisinage de la cour et la fréquentation des grands avaient fourni à Shakspeare les éléments de ses personnages. Il vivait dans une époque de grand souffle historique, qui lui avait permis de comprendre l'histoire, et il avait vu de grandes infortunes qui lui avaient permis de la juger. Burns n'avait connu, en dehors de ses paysans, que quelques professeurs et quelques avocats; il avait vécu dans un temps prosaïque et bourgeois. Le seul événement historique dont il fût assez proche pour en saisir la réalité et l'émotion était l'aventure romanesque de Charles Édouard. Mais c'était un sujet impossible à traiter alors. D'un autre côté, les lectures historiques, qui peuvent peut-être remplacer la vue des événements, lui faisaient aussi défaut. L'histoire, qui commençait avec Hume et Robertson, était abstraite et froide. Les correspondances, les mémoires, les confidences des gens de jadis n'étaient pas publiés. Il ne faut pas oublier que Walter Scott a découvert lui-même les matériaux de ses fictions et que, chez lui, l'archéologue a dû préparer le romancier. Le passé dormait profondément. Enfin, Burns était trop captif de la vie, elle le possédait trop; il ne pouvait s'en isoler sur une de ces hauteurs d'où l'on embrasse les perspectives des événements, et d'où l'on voit se ramasser et s'ordonner le mélange confus des affaires humaines. Pour s'emparer de ces spectacles imposants et les soumettre à un contrôle et à une sanction, il faut avoir la vision de la Némésis qui plane au-dessus des destinées royales, et connaître que toutes ces grandeurs ne sont que des tourbillons de poussière qui s'élèvent et parcourent seulement un peu de chemin. C'est à ce prix qu'on peut juger ces pourpres, devant lesquelles les hommes sont interdits, et maîtriser ces vastes apparences assez pour les construire en drames et en tirer des leçons. Qu'il provienne d'un sentiment que la vie humaine est vaine, ou de la pensée qu'on la contemple d'une éminence inaccessible, ce détachement, qui n'est pas sans dédain, est nécessaire. Lui seul fait qu'on apprécie ces grandeurs dans un langage qui les dépasse. C'est lui qui, caché chez le poète et éclatant chez l'orateur, a fait que Shakspeare et Bossuet ont parlé des majestés et des puissances, avec une autorité et d'une façon dignes d'elles.
Sa véritable voie était ailleurs. Elle était du côté de l'observation directe des manières de son temps et de son milieu, du côté de la comédie familière et populaire. Il l'avait compris et avait songé à faire un drame rustique, qui aurait admirablement convenu à son génie, et aurait été une chose unique en littérature. Il écrivait à Lady Glencairn, vers la fin de 1789: «J'ai tourné mes pensées vers le drame. Je ne veux pas dire le cothurne majestueux de la muse tragique. Ne pensez-vous pas, Madame, qu'un théâtre d'Édimbourg s'amuserait plus des affectations, des folies et des caprices de production écossaise, que de manières que la plus grande partie de l'auditoire ne peut connaître que de seconde main![424]». Cette lettre prouve son indécision, car le projet de drame sur Bruce durait encore dans le courant de 1790. Il songeait à mettre à profit les opportunités que lui fournissait son service dans l'Excise, pour étendre son observation et trouver des caractères: «Si j'étais dans le service, écrivait-il à Graham de Fintry, cela favoriserait mes desseins poétiques. Je pense à quelque chose dans le genre d'un drame rustique. L'originalité des caractères est, je le pense, la principale beauté dans ce genre de composition; mes voyages pour mon métier m'aideraient beaucoup à recueillir des traits originaux de la nature humaine[425].» Il était cette fois sur son vrai terrain et il voyait juste. Il avait, à un haut degré, toutes les qualités pour une création de ce genre. Il avait le sens du pittoresque plutôt que du beau, du pittoresque trivial et grotesque qu'ont les peintres hollandais et flamands. Il avait l'observation familière des manières, des gestes; il avait un don extraordinaire de mouvement, non pas ample et harmonieux, mais court, rapide, imprévu, leste, dégagé, comme il convient à des façons populaires où la réserve est moindre et l'impulsion du moment plus spontanée. Il avait, pour donner du sel à tout cela, l'humour que nous avons vu. Il avait aussi ce qu'il faut de pathétique et de tendre pour rendre, avec justesse, les souffrances des cœurs les plus humbles. Son don de vie se serait exercé à franches coudées et se serait animé encore par le plaisir du mouvement.
Autour de lui s'offrait un riche champ d'observation. Les Écossais sont très originaux; la race a une personnalité très âpre, très dure à entamer. Les circonstances l'avaient conservée intacte. La perte de la cour, à la suite du départ de Jacques I pour le trône d'Angleterre, les préserva de l'uniformité de la mode. Ils n'eurent pas l'occasion d'obéir à un goût unique, qui part d'en haut et gagne tout le pays. Ils avaient gardé, dans la façon de penser comme de se vêtir, une sorte d'indépendance. Même à Édimbourg, où la convention régnait davantage par suite de l'abondance de professeurs, d'hommes de loi et d'église, la société était encore, vers la fin du dernier siècle, d'une étonnante originalité. Les individualités les plus bizarres de costume ou d'habitudes s'y rencontraient de toutes parts. Il faut en voir l'amusant tableau dans les pages de Lord Cockburn et de Robert Chambers, ou dans la série des portraits de Kay. Lord Cockburn a bien marqué cette singularité de manières, lorsqu'il parlait des vieilles ladies écossaises: «Elles étaient indifférentes aux modes et aux habitudes du monde moderne, et attachées à leurs propres habitudes, de façon à saillir comme des rocs primitifs, au-dessus de la société ordinaire[426].» Et il ajoute: «Leurs remarquables qualités de bon sens, d'humour, d'affection et d'énergie, se manifestaient dans de curieux dehors, car elles s'habillaient, parlaient et agissaient toutes, exactement comme il leur semblait bon; leur langage, comme leurs habitudes, était entièrement écossais, mais sans autre vulgarité que ce qu'un naturel parfait fait parfois prendre à tort pour de la vulgarité[426]». Ces vieilles dames avaient été les jeunes femmes d'Édimbourg, au temps de Burns. Lord Cockburn voyait disparaître en elles les derniers représentants de l'originalité écossaise. Si les caractères avaient ce relief dans la société polie et jusque dans les salons d'Édimbourg, ils étaient plus accentués dans les classes moyennes et dans le peuple. Les personnalités étaient intéressantes jusqu'au fond de la nation. Par suite de leur éducation, de leur habitude de lire et de discuter, les paysans écossais n'étaient nullement ces animaux farouches et stupides, qui, dans d'autres pays, cultivaient le sol. Ils étaient plus instruits que la plupart des bourgeois ne l'étaient ailleurs. Les moindres villages contenaient ainsi des hommes qui avaient poussé dans toute leur originalité native, et qui étaient assez cultivés pour qu'elle se manifestât par l'esprit. Il n'y a peut-être pas de littérature où les gens du peuple, paysans, bergers, artisans aient fourni autant de types aux romans que la littérature écossaise, depuis les mendiants de Walter Scott jusqu'aux rudes interlocuteurs des Noctes Ambrosianæ de John Wilson, et au tailleur de Mansie Wauch. Dans Burns, combien n'aperçoit-on pas de ces caractères qui ne demandent qu'à venir au premier plan, à agir et à parler? le fermier Rankine, le maître d'école Davie, le vieux Lapraik, William Simpson, autre maître d'école, le marchand Goudie, James Smith, et tant d'autres. En même temps, tout le pittoresque des grand'routes subsistait encore. Mendiants, joueurs de cornemuses, colporteurs, gypsies, chanteurs de ballades, toutes ces hordes vagabondes couvraient encore les chemins. Des scènes comme celle des Joyeux Mendiants étaient encore possibles. C'était un moment précieux. Cette originalité du pays n'allait pas tarder à s'affaiblir.
On imagine ce que le génie de Burns pouvait faire avec une semblable matière. On aurait eu une suite de comédies rustiques, avec des scènes comme la Veillée de la Toussaint, comme la Foire-Sainte. Sur la foule bigarrée et grouillante, sur des fonds de foires, de marchés, d'assemblées, de funérailles, de mariages, rendus avec tous les détails précis et exacts, des scènes vivantes, agiles, pressées, pleines d'entrain, de rire; des personnages hardis, pittoresques, goguenards, campés de main de maître. Les amoureux n'y auraient pas manqué. Des chansons auraient ajouté, comme chez les Dramaturges du règne d'Élisabeth, un élément lyrique; et on peut affirmer que, depuis Shakspeare, jamais la poésie, la moquerie ou la joie populaires n'auraient été si bien exprimées. Elles auraient été la grâce légère et le charme de ces pièces. C'était un drame vulgaire d'une sincérité et d'une vie étonnantes, quelque chose comme les suites villageoises de Téniers, quelque chose d'unique, non-seulement dans la littérature anglaise, mais dans la littérature de tous les pays.
C'est à cela que tendait tout le génie du pauvre Burns. C'est bien l'opinion de ceux qui l'ont étudié de près. Walter Scott a dit très justement: «L'occupation d'écrire une série de chansons pour de grands recueils musicaux a dégénéré en un travail servile qu'aucun talent ne pouvait soutenir, a produit de la négligence et, surtout, a détourné le poète de son grand dessein de composition dramatique. Produire une œuvre de ce genre, qui n'eût été peut-être ni une tragédie régulière ni une comédie régulière, mais quelque chose qui eût partagé de la nature des deux, semble avoir été le vœu longtemps chéri de Burns... Aucun poète, depuis Shakspeare, n'a jamais possédé le pouvoir d'exciter les émotions les plus variées et les plus opposées par de si rapides transitions... Nous devons donc regretter profondément ces occupations qui ont détourné une imagination si diverse et si vigoureuse, unie à un langage et à une force d'expression capables de suivre tous ses changements, de laisser un monument plus substantiel, pour sa gloire et pour l'honneur de son pays[427]». Et Lockhart écrit avec non moins de conviction: «La cantate des Joyeux Mendiants ne peut être prisée à sa valeur sans augmenter notre regret que Burns n'ait pas vécu pour exécuter le drame qu'il méditait. Cette extraordinaire esquisse, rapprochée des pièces lyriques d'un ton plus élevé, fruit de ses dernières années, suffit à montrer que nous avions en lui un maître capable de placer le drame musical à la hauteur de nos formes classiques les plus élevées... Sans manquer de respect au nom de Shakspeare, on peut dire que son génie même aurait à peine pu, avec de tels matériaux, construire une pièce dans laquelle l'imagination aurait plus splendidement recouvert l'aspect extérieur des choses, dans laquelle la puissance de la poésie à éveiller la sympathie se serait plus triomphalement déployée au milieu de circonstances de la plus grande difficulté[428]». Telle est aussi la pensée de Shairp[429]. Les duretés de la destinée et ses propres fautes ont empêché le poète d'aller aussi loin, de recueillir tout ce qu'il y avait de semé pour lui. Cette fête rustique que les paysans écossais célébraient quand la dernière gerbe de la moisson était entrée dans la grange et qu'ils appelaient Kirn, ne devait pas avoir lieu pour lui. Son génie est un champ à moitié récolté. C'est en perdant ces comédies populaires qu'il a perdu la meilleure partie de sa gloire.
L'Écosse, de son côté, y a peut-être perdu l'unique occasion qu'elle ait eue d'avoir un théâtre national. C'est un genre littéraire où elle est d'un dénûment absolu. Ce n'est pas que le génie écossais manque de qualités dramatiques; il y en a assurément dans Walter Scott, dans Wilson, et aussi dans Carlyle. Ce sont les événements politiques qui ont empêché le drame de prendre racine. L'Écosse était tombée, dès la Réformation, entre les dures mains du puritanisme. En 1563, quand le règne d'Élisabeth ne comptait encore que cinq ans et commençait à peine sa carrière de luxe et de prodigalités, d'élégance éblouissante et de poésie, le lugubre John Knox était le maître d'Édimbourg et grognait contre la danse. Il admonestait les filles d'honneur de la reine, «les Maries» de la reine, comme on les appelait, en leur disant que les vers hideux travailleraient sur cette chair si belle et si tendre. La tristesse puritaine pesait déjà sur cette contrée. Il s'en fallait d'un quart de siècle que la première pièce de Shakspeare fût représentée. C'était un an avant la naissance de Shakspeare, et dix ans avant celle de Ben Johnson. Si l'Angleterre avait été arrêtée au même moment, elle en serait restée à Gordobuc en fait de drame, et à Ralph Roister Doister en fait de comédie. La passion ni la poésie ne pouvaient naître dans cet air morose. En 1599, l'année où furent probablement composées les Joyeuses Commères de Windsor, une troupe anglaise étant venue à Édimbourg, la Kirk Session de la cité passa un acte qui menaçait de censure tous ceux qui encourageraient la Comédie, et le fit lire dans toutes les églises. Les chaires retentirent de déclamations contre la «vie déréglée et immodeste des joueurs de pièces[430]». En fait de haine contre les choses de l'esprit, les presbytériens écossais avaient un demi siècle d'avance sur les sombres et stupides fanatiques qui tuèrent le théâtre anglais, en 1642. La réaction de la Restauration ne pénétra pas en Écosse. Les tentatives dramatiques de Dryden, les comédies de Congreve, de Vanbrugh et de Farquhar n'osèrent pas s'y montrer. L'auteur d'une pièce publiée à Édimbourg en 1668 comparait, dans sa préface, le drame en Écosse à «un rodomont entrant dans une église de campagne[431]». La première apparition, toute timide, d'une troupe de comédiens date de 1715. Le presbytère d'Édimbourg s'en émut: «Étant informé, dit-il, que quelques comédiens sont récemment arrivés dans les limites de ce presbytère et jouent dans l'enceinte de l'Abbaye, au grand scandale de beaucoup, en empiétant sur la morale et sur ces règles de modestie et de chasteté que notre sainte religion oblige tous ses fidèles à observer strictement, le presbytère recommande à tous ses membres d'employer toutes les méthodes convenables et prudentes pour décourager les comédiens[432]». La première troupe théâtrale qui s'établit à Édimbourg vint en 1725, sous la direction d'un nommé Anthony Aston, pour lequel Allan Ramsay eut le courage d'écrire un prologue. On y trouve une image amusante parce qu'elle prouve que l'Écosse était, pour l'art dramatique, une terre inconnue et lointaine.
L'expérience me dit d'espérer, bien qu'au sud de la Tweed
Les peureux aient dit: «Il ne réussira pas.
Quoi! Quel bien allez-vous chercher dans ce pays
Qui n'aime ni le théâtre, ni le porc, ni le pudding».
Ainsi le grand Colomb par un équipage imbécile
Fut raillé tout d'abord, sur ses justes vues[433].
Ce comédien comparait son arrivée à un voyage de découverte. Encore, en Écosse, cela ne se fit pas sans difficulté. Le conseil municipal d'Édimbourg défendit à la troupe de jouer; le presbytère lui envoya une députation pour le féliciter de sa fermeté[434]. Il fallut plaider pour pouvoir passer outre[435]. «À partir de ce moment, Édimbourg, tous les deux ou trois ans, était visité par des troupes itinérantes, qui louaient occasionnellement le Tailors Hall dans la Cowgate, ainsi nommé parce qu'il appartenait à la corporation des Tailleurs.[436]» Allan Ramsay continua à combattre courageusement pour l'établissement d'un théâtre à Édimbourg[437]. En 1736, il fit même construire à ses frais une salle de spectacle. Mais à peine était-elle ouverte qu'on passa un acte qui, sous prétexte d'expliquer un acte de la reine Anne sur les malfaiteurs et les vagabonds, interdisait à toute personne de jouer des pièces de théâtre pour de l'argent, sans licence par lettres-patentes du roi ou du Lord Chambellan. C'était tuer l'entreprise. La salle fut fermée. Non seulement Allan Ramsay faillit être ruiné, il fut poursuivi jusque dans sa réputation par la haine des fanatiques. On publia contre lui des pamphlets, entre autres, un intitulé: La fuite de la Piété religieuse, hors d'Écosse, à cause des livres licencieux d'Allan Ramsay et des comédiens venus d'Enfer, qui débauchent toutes les facultés de l'âme de notre génération grandissante[438]. En 1746, seulement, un théâtre fut construit dans la Canongate, et les représentations étaient irrégulières[439]. Il n'est pas étonnant qu'avec ces entraves le théâtre ne se soit pas développé en Écosse, et que le Noble Berger soit resté pendant des années la seule œuvre dramatique due à une plume écossaise.
En 1756, John Home, qui était ministre de l'Église Établie, donna à Édimbourg, sa célèbre tragédie de Douglas. Ce fut, dans la partie libérale de la population, un étonnement et une joie. Toute la ville était «dans un tumulte d'enthousiasme qu'un Écossais eût écrit une tragédie de premier ordre»[440]. Mais le clergé et les gens rigides estimèrent que c'était un péché pour un clergyman d'écrire une pièce de théâtre, aussi morale qu'en fût la tendance. Il faut voir dans l'Autobiographie du Dr Carlyle, l'ami intime de John Home, quel scandale cet événement produisit. Le Presbytère d'Édimbourg fit lire, dans toutes les églises, une admonestation solennelle qui se lamentait sur l'irréligion du siècle et prémunissait les fidèles contre le danger de fréquenter les théâtres. John Home fut obligé de donner sa démission, de se retirer de l'Église. Un clergyman qui avait assisté à une des représentations de Douglas fut suspendu pendant six semaines de ses fonctions par le Presbytère de Glasgow. Carlyle lui-même fut traduit devant l'Assemblée générale du clergé. Il fut habilement défendu par Robertson, l'historien, et acquitté. Mais, le lendemain, l'assemblée passa un acte interdisant au clergé d'encourager le théâtre[441]. Voilà où en était l'art dramatique en Écosse, en 1756. C'était le dernier effort de la sévérité puritaine. Les mœurs se corrompaient rapidement. En 1769, on construisit dans la nouvelle ville un théâtre royal[442]. Il avait l'air d'une grange avec un portique classique; il portait, sur la pointe du toit, une statue de Shakspeare entre la Muse tragique et la Muse comique[443]. La dépravation augmenta si rapidement qu'en 1784, lorsque la grande actrice Mrs Siddons parut pour la première fois à Édimbourg, pendant la session de l'Assemblée générale du clergé, toutes les affaires importantes durent être fixées aux jours où il n'y avait pas de représentation, parce que les membres les plus jeunes de l'Assemblée, aussi bien ceux qui appartenaient au clergé que les laïques, allaient prendre leur place au théâtre à trois heures après-midi. Cependant les anciens comme Robertson, l'historien, et Blair, le professeur de rhétorique, bien qu'ils fissent visite à Mrs Siddons, n'osèrent pas aller au théâtre admirer son talent, tant le préjugé persistait encore[444]. Mais la bataille était, après tout, gagnée.
La fin du dernier siècle était donc un moment favorable et peut-être unique pour doter l'Écosse d'un théâtre national. Plus tôt, une pareille entreprise était impossible. Allan Ramsay ne l'avait même pas rêvée, et tous ses efforts avaient seulement tendu à introduire des représentations dramatiques. Le goût pour la scène était nouveau et ardent; Édimbourg était encore une capitale intellectuelle; la vieille Écosse conservait intactes ses mœurs et ses coutumes. Un peu plus tard et peu après le commencement de ce siècle-ci, ces conditions s'altérèrent. L'uniformité, qui a recouvert tant d'habitudes locales, s'est étendue de Londres vers le Nord et a franchi la Tweed. Bien que la vie populaire écossaise soit demeurée assez originale pour donner de la saveur aux romans qui la représentent, cette originalité n'est plus assez intense pour les peintures plus ramassées de la scène. Walter Scott lui-même a plutôt recueilli l'écho d'usages qui venaient de disparaître qu'il ne les a observés directement. Enfin, il faut tenir compte de la position et du génie de Burns qui le destinaient également à cette œuvre. Il a été l'homme unique d'un moment unique. L'Écosse peut encore produire un grand poète dramatique. Elle n'aura pas de théâtre écossais.[Lien vers la Table des matières.]
IV.
LES ASPECTS NOBLES DE LA VIE. — L'ÉCHO DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. —
BURNS POÈTE DE LA LIBERTÉ ET DE L'ÉGALITÉ. — LA POÉSIE DES HUMBLES.
On pourrait croire que le côté comique et le don d'observation familière, presque terre à terre, ont à peu près exclusivement constitué le génie de Burns. Ce serait une erreur. Il avait également, quoique à un degré moindre, le don de voir la noblesse des choses, les parties de beauté qu'offre la vie. Il pouvait dégager les éléments délicats et les moments plus purs, qui sont épars dans l'ordinaire et le laid. Il était sensible à l'aspect artistique du monde, et, à côté du puissant caricaturiste, il y avait un peintre charmant. Il importe, pour être juste, d'en marquer le mérite, et, pour ne pas être excessif, d'en marquer les limites.
C'est le don et l'application de certains poètes de dégager, de leur mélange avec le vulgaire, les traits et les instants de beauté, de les représenter comme si ces traits seuls composaient les êtres, et ces instants toute la vie. C'est le privilège de certains esprits de vivre ainsi dans une sorte de luxe et de somptuosité intérieurs. Ils produisent un monde où tout est délicat et merveilleux, où rien n'habite que la Beauté. Les œuvres de poètes comme Spenser ou Keats, par exemple, ne sont qu'un déroulement de fresques magnifiques; celle d'un poète comme Tennyson n'est qu'une collection de visions délicates et élevées. Le défaut de ces nobles artistes est qu'en épurant trop la vie, ils lui enlèvent beaucoup de sa réalité et de son action. Il y en a d'autres, moins exclusivement consacrés à ce culte et plus humains, comme Shakspeare ou Browning, chez lesquels se trouvent cependant des passages d'artistes, suspendus çà et là comme de riches tableaux. Burns est loin des uns et des autres. Pour être semblable aux premiers, il avait trop le sens de la réalité; sa gloire n'a pas à le regretter. Pour prendre rang parmi les seconds, il lui manquait non-seulement le commerce des œuvres d'art, qui est devenu un élément si important dans la composition des poètes, mais même la lecture de l'antiquité qui reste la révélatrice et l'inspiratrice du beau. La Renaissance elle-même, avec ses profusions d'éclat et son goût moins pur, lui était ignorée. Il n'était guère familier qu'avec la littérature du XVIIIe siècle, abstraite, terne, personne sage qui faisait de grandes économies de couleur, que la littérature de ce siècle-ci, comme une fille prodigue, a dépensées d'un coup. Ce n'est qu'à la fin de son séjour à Édimbourg qu'il connut Spenser[445], le plus grand peintre des Anglais, et, en Angleterre, le véritable représentant du mouvement artistique de la Renaissance. C'est surtout à dater de ce moment que paraît en lui une certaine recherche du brillant et du coloris, comme dans ses jolies pièces à Miss Cruikshank. Le milieu protestant où il vécut, n'était pas fait non plus pour développer sa faculté du pittoresque. Son sens artistique est resté replié, ou tout au moins, n'a pas atteint son plein épanouissement, par manque d'un milieu favorable.
Cependant il avait une nature trop heureusement douée pour que cette aptitude à saisir dans les choses ce qu'elles contiennent de beau ne se trahît pas, en dépit de tout. Il avait, peut-être à cause de ses origines celtes, l'instinct de la couleur, du détail brillant, le goût, bien celte aussi, de la grâce dans le mouvement et des sons harmonieux. Cela passe rapidement, en simples traits, ou en courts tableaux, glisse à travers un morceau, au moment où l'on s'y attend le moins, comme on voit fuir dans l'eau «les truites tachetées d'une grêle cramoisie.[446]»
«Vous légères, joyeuses, délicates demoiselles,
Qui, sur les bords des ruisselets de Castalie,
Sautez, chantez, et lavez vos jolis petits corps.[447]»
Sa susceptibilité musicale se retrouve, brièvement aussi, dans des strophes comme celle-ci:
Chèrement acheté est le trésor caché
Que des sentiments délicats nous donnent;
Les cordes qui vibrent le plus suavement au plaisir,
Frémissent des plus profondes notes d'angoisse[448].
ou encore:
Puisse dans ton cœur aucun sentiment grossier,
Discordant, ne troubler les cordes de ton sein;
Mais que la Paix accorde et calme ton âme suave,
Ou que l'Amour, extasié, y chante son chant séraphique.[449]
Assez naturellement, ce goût pour la Beauté se portait vers la Beauté féminine. Bien que ses poésies d'amour forment un chapitre spécial, nous pouvons cependant y choisir quelques passages où apparaît surtout le sens de la grâce extérieure. C'est certainement un artiste d'un talent très coloré, très net et très sobre, que celui qui a tracé ces jolies miniatures féminines. La première est toute en touches noires et roses:
Ses cheveux ruisselants, noirs comme l'aile du corbeau,
Pendent sur son cou et sa gorge.
Quelle douceur de se presser sur cette poitrine,
De mettre ses bras autour de ce cou.
Ses lèvres sont des roses humides de rosée,
Oh! quel festin est sa jolie bouche!
Ses joues ont une teinte plus céleste,
Un cramoisi encore plus divin[450].
La seconde est dans des tons plus clairs, rien que de l'or et des blancheurs auxquelles se mêle un peu de rose:
Ses cheveux étaient comme des anneaux d'or,
Ses dents étaient comme l'ivoire,
Ses joues comme des lis trempés dans le vin,
À la fillette qui a fait mon lit.
Sa gorge était de la neige chassée,
Deux tas de neige si beaux à voir,
Ses membres étaient de marbre poli,
À la fillette qui a fait mon lit[451].
On sent aussi et on a vu de reste dans sa biographie qu'il percevait la perfection de la stature et, plus encore peut-être, la grâce de la démarche et l'harmonie des mouvements. On se rappelle ces vers:
Ses boucles étaient comme le lin,
Ses sourcils, d'une teinte plus sombre,
Malicieusement surmontaient
Deux yeux rieurs d'un joli bleu.
Sa démarche est une harmonie,
Sa jolie cheville est un traître
Qui dénonce de belles proportions
Qui feraient qu'un saint oublierait le ciel[452].
Il trouve, pour rendre cet aspect de la beauté, des comparaisons charmantes où il marie inconsciemment le rythme et les ondulations de l'allure à la musique, donnant ainsi la formule de la danse:
Aussi doucement se meuvent ses jolis membres
Que les notes de musique dans des hymnes d'amoureux;
Les diamants de la rosée sont dans ses yeux si bleus,
Où l'amour rieur nage folâtrement[453].
Mon amour est comme une rouge, rouge rose,
Qui est nouvellement éclose en juin;
Mon amour est comme la mélodie
Qui est doucement jouée en mesure[454].
Peut-être le tableau le plus purement artistique qu'il ait donné est-il le suivant? On y trouve comme un reflet de l'élégance presque classique d'Allan Ramsay, dont nous avons vu des exemples. Cela est toujours sobre et bref; on n'a, pour saisir le contraste, qu'à comparer cette rapide vision de beauté aux luxuriantes descriptions de Keats quand il rencontre un sujet analogue[455].
Sur un talus en fleurs, par un jour d'été,
Et pour l'été légèrement vêtue,
La jeune Nelly, dans sa fleur, était couchée,
Accablée par l'amour et le sommeil.
Ses yeux clos, comme des armes remises au fourreau,
Étaient enfermés dans un doux repos;
Ses lèvres, tandis qu'elle respirait son haleine embaumée,
Coloraient d'un reflet plus riche les roses;
Les lis jaillissants, doucement pressés,
Follement, gaiement, baisaient sa gorge, leur rivale....
Sa robe, ondulant un peu dans la brise,
Embrassait ses membres délicats,
Sa forme adorable, son aisance native,
Toute harmonie et grâce[456].
Le plus souvent, ces indices sont perdus dans ses pièces ordinaires. Dans la seconde période de sa vie, il lui est toutefois arrivé de détacher complètement une scène et de s'y complaire.
Celle-ci n'a-t-elle pas l'air d'un fin tableau hollandais, familier de dessin, mais baigné d'une demi-teinte de pourpre riche, et harmonisé par la lumière?
Ô mon cher, mon cher rouet,
Ma chère quenouille et mon dévidoir;
De la tête aux pieds, il m'habille
Et m'enveloppe doucement et chaudement le soir.
Je m'assieds et je chante et je file,
Tandis que, bien bas, le soleil d'été descend,
Heureuse de mon contentement, de mon lait et de ma farine,
Ô! mon cher, mon cher rouet!
De chaque côté, les ruisseaux trottinent,
Et se rencontrent au-dessous de ma chaumière;
Le bouleau odorant et l'aubépine blanche
Unissent leurs bras par-dessus le bassin,
Pour abriter le nid des petits oiseaux,
Et le refuge plus frais des petits poissons;
Le soleil jette un bon regard dans la chambre
Où, joyeuse, je tourne mon rouet.
Sur les hauts chênes, les ramiers gémissent,
L'écho apprend par cœur leur triste histoire;
Les linots, dans les noisetiers des berges,
Heureux, rivalisent dans leurs chants.
Le râle de genêt dans la luzerne,
La perdrix bruyante dans la jachère,
L'hirondelle voletant autour de mon abri,
M'amusent, assise à mon rouet.
Avec peu à vendre et moins à acheter,
Au-dessus du besoin, au-dessous de l'envie,
Oh! qui voudrait quitter cet humble état
Pour tout l'orgueil de tous les grands?
Parmi leurs brillants et vains jouets,
Parmi leurs joies bruyantes et gênantes,
Peuvent-ils ressentir la paix et le plaisir
De Bessy à son rouet?[457]
Cette petite fileuse, joyeuse de son sort, qui chante en tournant son rouet, tandis que les oiseaux s'aiment, les ruisseaux s'unissent, les branches se marient, au dehors, et que le soleil regarde avec bonté dans la chambre, n'est-elle pas charmante? La moelleuse caresse de la lumière enveloppe toutes ces caresses. N'est-ce pas, surtout avec cette riche demi-teinte de pourpre, un intérieur d'un Peter de Hooch villageois?
Lorsque la réalité, généralement assez laide, le laissait échapper, Burns se trouvait plus à l'aise pour laisser jouer sa faculté d'embellir les choses et de les rendre plus légères. Quelques-unes de ses plus délicates peintures ont pour sujet des êtres fantastiques, des fées, des elfes, des esprits. Nous ne reviendrons pas sur l'apparition de la Muse, dans la Vision. Tout le commencement est plein de grâce; et la fin est d'une vraie beauté simple. Voici une jolie et lumineuse cavalcade de fées et de lutins, qui bondissent follement dans des rayons de lune, et qui font penser au cortège de Titania. C'eût été un sujet de tableau pour Sir Noël Paton[458].
Pendant la nuit dans laquelle les fées légères
Dansent sur les dunes de Cassilis,
Ou, par les champs, dans une lumière splendide,
Caracolent sur de vifs coursiers,
Ou bien prennent le chemin de Colean,
Sous les pâles rayons de la lune,
Pour y errer et courir dans la caverne,
Parmi les rocs et les ruisselets
Et y folâtrer cette nuit-là[459].
De même, dans les Deux Ponts d'Ayr, on voit arriver sur la rivière toute couverte de glace une troupe d'esprits.
Une troupe féerique apparut en ordre brillant,
Sur la rivière scintillante; ils dansaient dextrement,
Leur pied touchait si légèrement le cristal de l'eau
Que la jeune glace pliait à peine sous leurs pas[460].
Ce cortège qui avance ainsi ne manque pas de beauté. Il fait penser à quelques-unes des processions de Spenser, bien qu'il y ait ici, cela est entendu, beaucoup moins de la pompe, de la splendeur de robes et d'armures, du déploiement d'étoffes, de la richesse d'attributs, de la majesté de défilé, de la magnificence, qui font ressembler les allégories de la Reine des Fées à des tapisseries peintes par Rubens.
Le Génie de la Rivière apparaît le premier,
Chef vénérable avancé en années;
Sa tête chenue est couronnée de nénuphars,
Sa jambe virile porte la jarretière nouée.
Puis, venait le couple le plus beau du cortège,
La douce Beauté Féminine, la main dans la main du Printemps;
Puis, couronnée de foin fleuri, venait la Joie Rurale,
Et l'Été, avec ses yeux ardents et rayonnants;
L'Abondance réjouissante, tenant sa corne débordante,
Menait le jaune Automne, coiffé d'épis mouvants;
Puis, les cheveux gris et blancs de l'Hiver se montraient,
Près de l'Hospitalité au front serein.
Ensuite, suivait le Courage d'un pas martial...
Enfin, la Paix, en robe blanche, couronnée d'une guirlande de noisetier,
Passait à la rustique Agriculture,
Tout brisés, les instruments de fer de la mort[461].
Mais ce ne sont là que des indices d'une faculté qui n'a jamais trouvé sa large issue et ne s'est pas déployée dans son jeu complet. Elle ne s'est manifestée librement que dans les pièces d'amour où nous la retrouverons. Il nous suffit de montrer maintenant qu'elle existait, qu'il ne lui manquait que des occasions pour prendre tout à fait conscience d'elle-même. Ce que nous en rencontrerons encore mélangé à d'autres sujets, en venant se réunir à l'indication que nous en donnons ici, complétera l'idée qu'il est juste que nous en ayions.
C'est d'un tout autre côté qu'il faut chercher la partie noble de la poésie de Burns. C'est dans une région pour ainsi dire plus abstraite, où sont les idées morales, les sentiments généreux, les hautes aspirations. Ce poète d'une si grande puissance graphique dans la réalité ordinaire, ce peintre si pittoresque dans le comique, perd en partie ces qualités quand il s'élève. Il les remplace par une poésie fière, par des traits énergiques et une ardeur condensée de passion. L'éloquence se substitue à la représentation artistique des choses, les idées générales, les plaidoyers aux tableaux particuliers; les considérations sur la vie à la vie elle-même. C'est surtout aux idées sociales, aux sentiments humanitaires que s'attache l'esprit de Burns. Il a célébré ou réclamé la liberté, l'égalité parmi les peuples, et le secours fraternel que les hommes se doivent entre eux. Il a pris sa place dans le chœur puissant des poètes anglais qui, à la fin du dernier siècle, ont salué d'accents immortels la Révolution et ses promesses. C'est un mouvement commun qu'il faut reconstituer dans son ensemble pour comprendre la place qu'y occupe Burns et la note particulière que sa voix a donnée dans cette admirable acclamation. C'est un des plus beaux chapitres de la poésie anglaise qu'il nous faut entreprendre de retracer[462].
Cette tendance humanitaire et libérale s'était manifestée d'abord dans Cowper. Cette âme timide, que la tendresse pour les malheureux rendait audacieuse, avait attaqué tous les maux que les hommes imposent aux hommes. Il avait réprouvé l'injustice sous toutes ses formes; maudit l'esclavage, l'oppression et la guerre. Son indignation lui a donné des paroles éloquentes et fortes, qui dépassent le charme familier et moyen de ses pages ordinaires. On se rappelle le passage dans lequel il souhaite une retraite dans quelque vaste solitude, sous quelque immense suite d'ombrages, où les rumeurs de l'oppression et de la fraude ne puissent l'atteindre[463]. Son cœur souffre du récit des outrages dont la terre est remplie. Avec douleur il se lamente de ce que le lien de la fraternité humaine est détruit, comme le lin qui se coupe touché par le feu. Hélas! l'homme enchaîne l'homme, l'écrase de travail, exige sa sueur, avec des coups que la Pitié pleure de voir infliger à une bête. Et il s'écrie, avec la simplicité sincère et l'accent personnel dont son éloquence est faite:
Je ne voudrais pas avoir un esclave pour bêcher ma terre, Pour me porter, pour m'éventer quand je dors, Et trembler quand je me réveille, pour toute la richesse Que les muscles achetés et vendus ont jamais gagnée! Non, toute chère que m'est la liberté, et bien que mon cœur, En une juste estimation, la prise au-dessus de tout prix, J'aimerais beaucoup mieux être moi-même l'esclave Et porter les chaînes, que de les attacher sur lui[464].
Bien que ces vers aient précédé de cinq ans les premiers efforts de Wilberforce[465], l'infâmie de l'esclavage était trop flagrante pour qu'on s'étonne qu'un cœur chrétien en ait été révolté. Mais Cowper alla plus loin. Il avait un sens plus précis des injustices, qui déshonorent la terre sous des formes plus acceptées. Dès 1783, il avait écrit le passage célèbre où il souhaitait et prévoyait la chute de la Bastille. Ce sont des vers importants dans l'histoire de la littérature anglaise. Ils marquent le commencement de cette poésie politique qui s'est développée, en devenant de plus en plus républicaine, à travers les œuvres de Wordsworth, de Coleridge et de Shelley, et se continue aujourd'hui, avec un caractère démocratique et socialiste, dans les œuvres de Swinburne.
Une honte pour l'humanité, et un opprobre plus grand
Pour la France que toutes ses pertes et ses défaites,
Anciennes ou de date récente, sur terre ou sur mer,
Est sa maison d'esclavage, pire que celle pour laquelle jadis
Dieu châtia Pharaon,—la Bastille!
Horribles tours, demeure de cœurs brisés,
Donjons, et vous, cages de désespoir,
Que les rois ont remplis, de siècle en siècle,
D'une musique qui plaît à leurs oreilles royales,
Des soupirs et des gémissements d'hommes malheureux,
Il n'y a pas un cœur anglais qui ne bondisse de joie
D'apprendre que vous êtes enfin tombés; de savoir
Que même nos ennemis, si souvent occupés
À nous forger des chaînes, sont eux-mêmes libres.
Car celui qui aime la liberté ne restreint pas
Son zèle pour son triomphe, en deçà
De limites étroites; il soutient sa cause
Partout où on la plaide. C'est la cause de l'Homme[466].
Nobles accents et prophétiques! Curieux aussi pour nous, parce qu'ils nous révèlent combien, même à l'étranger, la sombre forteresse était considérée comme le symbole du despotisme. Lorsqu'on entend le doux poète s'écrier: «Il n'y a pas un cœur anglais qui ne bondisse de joie d'apprendre que vous êtes enfin tombés», et mettre dans ces mots un ton de haine, lui qui était si incapable de haïr, on se rend mieux compte du mouvement d'enthousiasme qui a salué chez nous l'écroulement de ces murs exécrés.
Cowper a été plus loin encore. Il a compris l'unité de la race humaine, la fraternité des hommes, le sentiment qu'un même sang coule dans nos veines et nous fait de la même famille. C'était là un thème nouveau en poésie. Il devait grandir et fournir à des poètes, dont les âmes se formaient alors, et que peut-être ces accents nouveaux formèrent pour leur part, d'amples et splendides motifs de poésie. Mais ni dans Wordsworth, ni dans Shelley, cette idée ne devait prendre une forme plus pressante, plus anxieuse de convaincre. Ce sont parmi les plus tendres vers de Cowper. Il y passe un reflet de sa tendresse pour sa mère; et son amour pour les hommes en prend un air de fraternité émue. Il faut lire les vers qu'il adressait au portrait de cette mère, cinquante-trois ans après qu'elle fut morte, et savoir combien son souvenir était resté profond dans son cœur[467], pour comprendre quelle chose sainte et sacrée pour lui c'était de dire qu'il avait puisé la charité dans le lait dont il avait été nourri.
Que nous est le monde?
Beaucoup. Je suis né d'une femme et j'ai tiré un lait
Doux comme la charité, à des mamelles humaines.
Je pense, j'articule, je ris et pleure,
Je remplis toutes les fonctions de l'homme.
Comment donc pourrions-nous, moi et n'importe quel homme vivant,
Être étrangers l'un à l'autre? Percez ma veine,
Prenez au flot cramoisi qui y suit ses méandres,
Et interrogez-le. Appliquez votre loupe,
Examinez-le, et montrez que ce n'est pas un sang
Semblable au vôtre, et s'il est tel,
Quelle lame de subtilité peux-tu supposer
Assez affilée, tout savant et habile que tu sois,
Pour couper le lien de fraternité par lequel
Un créateur commun m'a lié à l'espèce?[468]
Toutes les grandes lignes de la poésie sociale moderne se trouvaient donc indiquées dans Cowper. Il ne faut ménager ni le respect, ni l'admiration pour celui qui, à force de sincérité et de tendresse, a découvert des accents nouveaux, et préludé à la puissante poésie qui, en Angleterre, a acclamé notre siècle.
Mais il est permis de remarquer que, pour l'inspiration humaine, Cowper n'est pas encore un poète moderne. Son inspiration est toute religieuse; il parle en croyant plutôt qu'en homme; c'est plutôt un fidèle d'une Église qu'un citoyen du monde. C'est à travers Dieu et en Dieu qu'il aime les hommes. On pourrait prendre, comme l'exposé fidèle de sa doctrine de charité, le passage où la prose de Bourdaloue touche à la poésie. «Je puis et je dois considérer ce vaste univers comme la maison de Dieu, et tout ce qu'il y a d'hommes dans le monde comme une grande famille dont Dieu est le père. Nous sommes tous ses enfants, tous ses héritiers, tous frères et tous, pour ainsi parler, rassemblés sous ses ailes et entre ses bras. D'où il est aisé de juger quelle union il doit y avoir entre nous, et combien nous devenons coupables quand il nous arrive de nous tourner les uns contre les autres jusque dans le sein de notre Père céleste[469]». Il y a une grande différence entre cette façon d'aimer les hommes à cause de Dieu, et les aimer pour eux-mêmes. Nous ne touchons pas encore au sentiment de la solidarité humaine, qui est le fondement le plus solide, et peut-être le seul, de la morale de notre siècle. Les accents se ressemblent, car la bonté est un sommet, où l'on se rencontre de quelque côté qu'on y parvienne. La route qui y a conduit Cowper était sur un autre versant que celui qui donne sur notre société actuelle.
À un autre égard, la différence de point de vue est plus importante. Cowper appartenait à une secte fervente, mais sombre et dure. Il avait vécu sous la direction de John Newton dont le tempérament absolu et violent en exagérait encore l'esprit. La menace puritaine obscurcit toute sa vie, et le fit mourir, lui qui avait été la douceur et l'innocence mêmes, dans l'angoisse, dans une inexprimable épouvante de la damnation. À ses yeux, la nature humaine et ce monde étaient irrémissiblement corrompus. Tout était flétri et écrasé par la colère divine; l'univers entier roulait dans la malédiction. Les efforts de l'homme pour altérer sa condition étaient inutiles et méprisables. Cette vue décourageante devait fermer à Cowper certains aspects de la vie. Elle l'empêchait en premier lieu de s'intéresser aux mouvements politiques. Qu'est la vaine poussière des agitations humaines devant l'inexorable problème de la mort éternelle? Bien qu'il ait vécu jusqu'en 1800, le tonnerre de la Révolution française n'a pas eu d'écho dans son œuvre. C'était un mouvement trop purement humain, trop rationaliste, pour qu'il le comprît.
C'est une autre conséquence de la même préoccupation surnaturelle, qu'il n'a pas compté parmi les croyants au progrès, parmi ceux qui voient des lueurs dans l'avenir. Il était plutôt porté à considérer le monde comme caduc et condamné. Le terme de ce globe ne lui semblait pas éloigné, et les cataclysmes terrestres qui ont marqué la fin du dernier siècle n'étaient que les avertissements de la destruction suprême[470].
... Un monde qui semble
Tinter le glas de sa propre mort,
Et, par la voix de tous ses éléments,
Prêcher la destruction générale[471]. Quand les vents
Furent-ils lâchés avec une telle mission de détruire?
Quand les vagues ont-elles si hautainement franchi
Leurs anciennes barrières, pour inonder la terre ferme?
Des feux au-dessus de nous, des météores sur nos têtes,
Effrayants, sans exemple, inexpliqués,
Ont allumé des signes dans les cieux, et la vieille,
La caduque Terre a eu ses accès de tremblement
Plus fréquents, et a perdu son repos accoutumé.
Est-ce l'instant de lutter quand les supports
Et les piliers de notre planète semblent manquer;
Et la Nature, avec un œil voilé et morne,
Attendre la fin de tout?[472]
Il était, on le voit, loin de l'idée moderne d'un progrès infini, sans cesse réalisé par le constant effort de l'Humanité qui subjugue la Nature et s'améliore elle-même.
Il avait bien prédit, il est vrai, qu'un repos viendrait pour ce globe si longtemps travaillé par le mal, le sabbath promis à la Terre[473]. La harpe des prophéties l'annonçait. Dieu descendrait dans son chariot, sur un chemin d'amour. La malédiction du chardon serait rappelée. La terre, de nouveau, serait riante de sa première abondance. Les animaux vivraient dans la concorde du Paradis Terrestre. Le globe éclaterait d'harmonie, et toutes choses remonteraient à leur perfection originelle. Ce n'est là qu'une vision religieuse et un rêve de l'Apocalypse. Cela n'a aucun rapport avec l'idée du progrès sortant de l'humanité. Les critiques qui revendiquent pour Cowper l'honneur d'avoir le premier exprimé cette idée n'ont pas assez remarqué qu'elle était incompatible avec sa doctrine. Il y avait en lui lutte entre les aspirations de son généreux esprit et sa théologie. Celle-ci l'a tenu à l'écart de la conception moderne de la vie, et l'a empêché d'être un des interprètes de la forme de vérité ou tout au moins d'espérance sur laquelle vit l'humanité présente. Dans l'étude de l'homme comme dans celle de la nature, il n'a été moderne que sur le terrain de l'observation particulière et personnelle, parce que là son âme seule agissait. Dès qu'il a tenté de généraliser, il a été retenu dans un système vieilli et étroit.
Mais, pendant que Cowper se débattait dans les entraves d'une théologie dure, des âmes plus libres et plus ouvertes arrivaient. Au moment où la Task fut publiée, en 1785, Wordsworth avait quinze ans; Walter Scott, quatorze; Coleridge, treize; Southey, onze; Walter Savage Landor en avait dix. Cette génération reprit le mouvement de Cowper, là où celui-ci l'avait abandonné. Ces jeunes âmes étaient hantées de visions merveilleuses et confuses. Elles souhaitaient le Progrès infini, la Liberté, la chute du Despotisme, l'abolition des souffrances dont la source est humaine. Elles portaient en elles l'attente d'un âge meilleur, d'un âge d'or. Ce n'était plus l'arrivée d'une apparition divine, c'était l'œuvre de l'humanité, le triomphe de la justice par la Raison, du progrès accompli par l'effort de tous. Cette espérance était comme un malaise, elle faisait souffrir comme un rêve dont les contours flottants rendent la beauté douloureuse.
La Révolution française éclata. Jamais une aurore n'a transformé plus soudainement des vapeurs indécises en étendards de pourpre, n'a changé plus vite un crépuscule en triomphe. Toutes ces aspirations, ces désirs, ces souhaits, qui flottaient dans ces jeunes vies, prirent une forme, une couleur et une beauté. Cette jeunesse éprise d'un idéal indéterminé sentit le jour se faire en elle, et les pressentiments qu'elle portait s'éclairer, se former en éclatants espoirs. Les âmes s'emplissaient de lumière et devenaient radieuses. Rien ne peut rendre l'impression magnifique, le frisson grandiose qui passa dans les cœurs les plus généreux du pays. Ce qu'ils avaient rêve était là! L'aurore était là! L'aurore de la Justice et de la Paix! Ce fut un cri d'admiration et de foi, un transport d'enthousiasme. Tous les poètes éclatèrent en un chœur de triomphe:
L'Europe en ce moment frémissait de joie,
La France était debout sur la cime d'heures dorées,
Et la Nature humaine semblait naître à nouveau[474].
Ce fut un moment unique et superbe. Ceux qui y vécurent n'en purent jamais parler sans émotion, sans un retour de l'ancienne ivresse. Wordsworth s'écriait plus tard:
Ô plaisant exercice d'espérance et de joie!
C'était un bonheur de vivre dans cette aurore,
Et être jeune alors, c'était le ciel même!...
Ce n'étaient pas seulement les lieux favorisés, mais la Terre entière
Qui portait la beauté de la promesse, la beauté qui met
La rose entre-éclose au-dessus de la rose pleine-éclose.
Quel tempérament à cette vue ne s'éveilla pas
À un bonheur inattendu? Les inertes
Furent excités; les natures vives, transportées[475].
C'est dans Wordsworth, le suprême poète de cette époque, qu'il faut retrouver les mouvements dont les cœurs furent remués. Je ne connais pas de plus admirable poésie, de plus élevée, de plus virile, de plus humaine, que toute la partie du Prélude où Wordsworth raconte ses sentiments pour la Révolution Française. Ce sont de superbes pages d'histoire, palpitantes du souffle de ces temps, d'une ampleur épique, les plus belles, les seules qu'on ait écrites à la taille de cette puissante tragédie. Quelques pages du Roman de Quatre-Vingt-Treize donnent l'idée de ces âmes haussées au-dessus d'elles-mêmes et grandissant avec l'orage; mais c'est avec quelque chose de théâtral. Il y a plus de simplicité, de vérité dans Wordsworth. C'est une lecture inoubliable.
Il était naturellement républicain et lui-même en a donné les raisons. Il avait été élevé dans une région pauvre, où tout le monde vivait dans une simplicité et dans une égalité antiques. Son séjour à l'Université, où les distinctions sont ouvertes à tous, où les règles académiques ont quelque chose de républicain, avait laissé grandir ces premières impressions. L'influence puissante de la Nature, sa vaste égalité, la liberté de ses montagnes, les avaient encore fortifiées[476]. À son premier voyage en France, il débarqua à Calais, la veille du grand jour de la Fédération[477]. Avec un ami, le bâton à la main, il poursuivit sa route à travers des hameaux et des villes, ornés des restes de cette fête, de fleurs qu'on laissait se faner aux arcs triomphaux ou aux guirlandes des fenêtres. Partout il trouva la bienveillance et la joie se répandant, comme un parfum quand «le printemps n'a pas laissé un coin du pays sans le toucher». Il vit, sous l'étoile du soir, les danses de la liberté. Il but avec les délégués qui revenaient de «ces grandes fiançailles nouvellement célébrées, dans leur capitale, à la face du ciel» et son cœur s'écria:
Honneur au zèle du patriote!
Gloire et Espoir à la Liberté qui vient de naître!
Salut aux puissants projets du siècle!
Glaive infaillible que la Justice manie,
Va et prospère, et vous, feux vengeurs,
Élevez-vous jusqu'aux plus hautes tours de l'Orgueil,
Animés par le souffle de la Providence irritée![478]
Quand il revint, il entendit le fifre de la guerre qui remuait joyeusement toutes les âmes, «comme le sifflet du merle, dans un bois qui éclate en bourgeons», et il vit les armées du Brabant, en route vers la bataille, pour la cause de la Liberté[479]. Ces premières émotions si pures et si radieuses couronnèrent ses dispositions républicaines. Il fut gagné à la Révolution Française.
«Il n'y a pas de cœur anglais qui ne bondisse de joie, en apprenant que vous êtes tombées», avait dit Cowper aux murailles de la Bastille. La Bastille s'écroula. Voici comment Wordsworth salua ce que son prédécesseur avait prédit. C'est une magnifique explosion de lyrisme contenu. La traduction ne saurait rendre le mouvement croissant, la ferveur profonde de ce morceau, et cependant, il est, à travers tout, vivant; il palpite d'une allégresse que rien ne peut entièrement effacer. L'élan d'espérance qui sortit de cette chute est admirable, et éclate en un des hymnes les plus puissants que la poésie ait jamais chantés.
Tout à coup, la terrible Bastille,
Avec toutes les chambres de ses tours horribles,
Tomba à terre, renversée par la violence
De l'indignation; et avec des cris qui étouffèrent
Le fracas qu'elle fit en tombant! De ses débris
S'éleva ou sembla s'élever un palais d'or,
Le siège assigné de la loi équitable,
D'une autorité douce et paternelle. Ce choc puissant
Je le ressentis; cette transformation je la perçus
Et la saisis, aussi merveilleusement que, au moment
Où sortant d'un brouillard aveuglant, j'ai vu,
Comme une gloire au-dessus de toutes les gloires jamais vues,
Le ciel et la terre se mélanger jusqu'à l'infini,
Éblouissant mon âme. Cependant des harpes prophétiques
Résonnaient de toutes parts: «La Guerre cessera,
N'avez-vous pas entendu que la conquête est abjurée?
Apportez des guirlandes, apportez, apportez des fleurs choisies, pour orner
L'arbre de la Liberté!» Mon âme bondissait,
Ma voix mélancolique se mêlait au chœur:
«Soyez joyeuses, toutes les nations; dans toutes les terres,
Vous qui êtes capables de joie, soyez joyeux!
Désormais tout ce qui nous manque à nous-mêmes
Nous le trouverons chez les autres; et tous,
Enrichis d'une richesse mutuelle et partagée,
Honoreront d'un seul cœur leur parenté commune[480].»
Et Coleridge rappelait des souvenirs semblables, presque dans des termes semblables:
Bientôt, disais-je, la Sagesse enseignera son savoir,
Dans les humbles huttes de ceux qui peinent et gémissent!
Et, par son seul bonheur victorieux,
La France contraindra les nations à être libres
Jusqu'à ce que l'Amour et la Joie, regardant autour d'eux, réclament la Terre comme leur bien[481].
Toute la jeunesse anglaise acclamait la Révolution.
Il fallait que cette admiration de la Révolution française fût profondément ancrée dans les cœurs, pour qu'elle y fût plus forte que l'amour même de la Patrie. C'étaient pourtant des cœurs bien anglais que ceux de Wordsworth et de Coleridge. L'homme qui a écrit le sonnet à Milton a donné une des plus hautes expressions du patriotisme. Et celui-là a produit une des plus belles invocations à la terre natale qui lui a parlé ainsi:
Ô Bretagne natale, ô Île maternelle!
Comment peux-tu m'être autre chose que chère et sacrée,
À moi qui, de tes lacs, de tes collines,
De tes nuages, tes vallées paisibles, tes rocs et tes mers,
Ai puisé partout ma vie intellectuelle,
Toutes les douces sensations, les pensées anoblissantes,
Toute l'adoration du Dieu qui est dans la nature,
Toutes les choses aimables et honorables,
Tout ce qui fait ressentir à notre esprit mortel
La joie et la grandeur de son être futur.
Il ne vit ni une forme, ni un sentiment dans mon âme
Qui ne soit emprunté à ma patrie. Ô divine
Et admirable Île! tu as été mon seul
Et très magnifique temple, dans lequel
Je marche avec respect et chante mes chants austères,
Aimant le Dieu qui m'a fait![482]
L'Angleterre n'avait pas reçu un tel hommage de ses fils depuis le salut que Shakspeare lui avait adressé dans Richard II[483]. Et cependant, ces deux hommes, quand l'Angleterre prit les armes contre le peuple qui était à leurs yeux le champion de la liberté, eurent le courage de se séparer d'elle. «Si je savais quelque chose qui fût utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime», avait dit Montesquieu. Mais ces choix déchirent le cœur, et c'est cette souffrance qui les rend magnanimes. Elle fut cruelle chez ces poètes qui tenaient si profondément au sol natal que leur poésie tout entière est puisée en lui.
Il n'existe rien de plus émouvant que les pages dans lesquelles Wordsworth a retracé ces heures de doute et de douleur où il se crut obligé de prendre parti contre sa patrie.
«Quelles furent mes émotions, quand, en armes,
L'Angleterre alla mettre sa force, née de la liberté, en ligne,
Oh! pitié et honte! avec ces Puissances confédérées[484].
Il faut l'entendre quand, avec sa façon grave et profonde d'analyser ses sentiments, il explique que jusque-là sa nature morale n'avait pas encore reçu de choc. Il ne connaissait encore ni chute, ni rupture de sentiment, rien qui pût être appelé une révolution en lui-même. Il croyait pouvoir accorder son amour de la Justice avec celui de son Pays, et il dit gracieusement:
Comme une légère
Et pliante campanule, qui se balance dans la brise,
Sur un rocher gris, son lieu natal, ainsi avais-je
Joué, enraciné sûrement sur la tour antique
De ma contrée bien-aimée, ne souhaitant pas
Une plus heureuse fortune que de me faner là[484].
Et maintenant, il était arraché de cette place d'affection et emporté dans le tourbillon. Il se réjouissait, oui! il exultait, quand des Anglais par milliers étaient vaincus, laissés sans gloire sur le champ de bataille, ou chassés dans une fuite honteuse. C'est alors qu'il raconte comment il entrait parfois dans une église de village, où toute la congrégation offrait des prières ou des louanges pour les victoires du pays, et, semblable à un hôte qu'on n'a pas invité et que personne ne reconnaît, il restait assis, silencieux. À peine ose-t-il avouer qu'il se nourrissait du jour de la vengeance à venir. Et c'est là qu'il raconte aussi comment il regardait la flotte qui porte le pavillon à la croix rouge se préparer pour cet indigne service, et comment, chaque soir, quand l'orbe du soleil descendait dans la tranquillité de la nature et que le canon se faisait entendre, son esprit était assombri de noires imaginations, du sens de malheurs à venir et de souffrances pour le genre humain[485]. Et dans ces souvenirs, aperçus pourtant de la hauteur sereine où plus tard il avait atteint, passent les angoisses et les enthousiasmes de cette époque.
Coleridge, avec moins de précision et sans cette émotion concentrée, rendait exactement les mêmes idées. Ses sentiments, au lieu de prendre la forme d'un récit, qui parfois devient épique dans Wordsworth, s'échappaient en strophes d'un lyrisme tumultueux, auxquelles l'éloquence ne manque pas non plus. Écoutons retentir, dans une âme d'une sonorité différente, les mêmes impressions.
Quand la France en courroux souleva ses membres géants,
Et, avec un serment qui émut l'air, la terre et la mer,
Frappa de son pied puissant et jura qu'elle voulait être libre,
Soyez témoins combien j'ai espéré et craint!
Avec quelle joie, ma haute acclamation
je la chantai, sans peur, parmi une troupe d'esclaves;
Et quand, pour accabler la nation libérée,
Comme des démons réunis par le bâton d'un sorcier,
Les monarques marchèrent en un jour maudit,
Et que l'Angleterre se joignit à leur troupe cruelle,
Bien que ses rivages et l'Océan qui l'entoure me fussent chers,
Bien que maintes amitiés et maints jeunes amours
Aient gonflé en moi l'émotion patriotique,
Et jeté une lumière magique sur nos collines et sur nos bois,
Cependant, ma voix, sans trembler, chanta, prédit la défaite
À tout ce qui bravait la lance dompteuse-des-tyrans,
Prédit un déshonneur trop longtemps différé et une retraite inutile.
Car jamais, ô Liberté! dans un but partiel
N'ai-je obscurci ta lumière, ni affaibli ta sainte flamme;
Mais j'ai béni les pœans de la France délivrée,
Et j'ai penché la tête et j'ai pleuré sur le nom de l'Angleterre[486].
Ces déclamations oratoires sont loin de la réalité poignante du récit de Wordsworth. À côté des vers du Prélude, ceux-ci sont une écume emportée par le vent. Mais ce vent était puissant. Si la conviction fut moins arrêtée et moins stable dans Coleridge que dans Wordsworth, ce qui dépendait de la nature de leurs esprits, on sent qu'elle était aussi ardente. Et il serait vain de penser qu'ils fussent les seuls à ressentir ces émotions, car Wordsworth a écrit:
«Je trouvai, non pas en moi-même seulement,
Mais dans les esprits de toute la jeunesse désintéressée,
Le changement et la subversion à partir de cette heure[487].»
Telle était leur foi que la Terreur elle-même ne l'ébranla pas. La colonne de lumière s'était changée en une colonne de feu et de fumée d'un rouge sinistre et sombre. C'est qu'elle dévorait les obstacles sur lesquels elle passait! La faute n'en était pas à elle, mais à toutes les choses mauvaises qu'elle rencontrait. C'était un incendie où se consumaient toutes les hontes, les fautes, les infamies, accumulées pendant des siècles. Elle dévastait pour frayer la route: elle continuait son chemin, elle n'en conduisait pas moins vers la Terre Promise où fleurissaient la Vigne de l'Amour Humain et l'Olivier de la Paix éternelle. Oui, c'étaient les derniers débris du passé qui brûlaient, d'un passé encore coupable et odieux d'obscurcir le présent! Coleridge s'écriait avec ses images oratoires:
Qu'importait si le cri aigre du blasphème
Luttait avec cette douce musique de la délivrance!
Si les passions sauvages et ivres tissaient
Une danse plus furibonde que les rêves d'un fou!
Ô orages assemblés autour de l'est où gémissait l'aurore,
Le soleil se levait, quoique vous cachiez son éclat[488].
Et Wordsworth se disait, avec sa manière plus profonde et plus précise où chaque mot va si bien trouver la réalité des choses, que la cause de ces malheurs n'étaient ni le gouvernement populaire, ni l'égalité, ni les folles croyances greffées sur ces noms par une fausse philosophie.
«Mais un terrible réservoir de crime
Et d'ignominie, rempli de siècle en siècle,
Qui ne pouvait plus garder son hideux contenu,
Mais avait crevé et avait épandu son déluge à travers la contrée[489].»
Cependant ils souffrirent. Leurs âmes étaient trop purement idéalistes pour n'être pas navrées de ces accidents affreux, où des esprits scientifiques peuvent ne voir que des écrasements inséparables des transformations sociales. Ce fut comme un cauchemar. Pour Wordsworth, cela est vrai, à la lettre. Ses nuits en étaient troublées; son sommeil, pendant des mois et des années, longtemps après les derniers battements de ces atrocités, en demeura rempli de visions funèbres, d'instruments de mort, et de plaidoyers qu'il prononçait devant des tribunaux sanglants.
Ô aussi.
Ce fut un temps lamentable pour l'homme,
Qu'il ait eu une espérance ou non;
Un temps douloureux pour ceux dont les espérances survivaient
Au choc; très douloureux pour les rares qui encore
Se flattaient et avaient confiance dans le genre humain;
Ceux-là eurent le plus profond sentiment de douleur[489].
Malgré tout, ils croyaient encore. Leur confiance s'attrista sans se décourager. Leur espérance s'était voilée de deuil, mais elle attendait sous ses voiles.
Bonaparte accomplit ce que n'avaient pu faire ni Marat, ni Robespierre. Les nobles esprits qui avaient accompagné si loin la France l'abandonnèrent, quand elle commença à obéir à son «cavalier corse».
«Maintenant, devenus oppresseurs à leur tour,
Les Français avaient changé une guerre de défense
Pour une de conquête, perdant de vue tout
Ce pour quoi ils avaient lutté[490].»
Et Coleridge, s'adressant à la France, dont il avait salué avec tant d'enthousiasme les succès contre sa propre patrie, lui disait:
«Ô France qui te railles du Ciel, fausse, aveugle,
Patriotique seulement pour des labeurs pernicieux,
Est-ce là ton orgueil, champion du Genre humain?
Te rapprocher des rois dans le vil désir du pouvoir,
Hurler dans la chasse, partager la proie meurtrière,
Outrager l'autel de la Liberté avec des dépouilles
Arrachées à des hommes libres, tenter et trahir?[491]
Ce fut la rupture et un coup plus terrible que tous les autres. Coleridge, avec sa versatilité d'esprit et ses enthousiasmes successifs, se tourna vers d'autres sujets, et promena partout, un peu au hasard, sa féconde intelligence et le flot merveilleux de son improvisation. Pour Wordsworth, dont la nature était plus contenue et plus sérieuse, ce fut une crise terrible. Tout s'effondra en lui. Le rêve lumineux qui avait guidé son âme s'éteignit; elle fut saisie par les ténèbres. Ce fut le doute, l'abandon désespéré de toute foi, des perplexités infinies et, en dernier lieu, le découragement. C'est une angoisse pareille qui tortura Jouffroy à la suite de cette soirée de décembre où le voile qui lui dérobait à lui-même sa propre incrédulité fut déchiré et où il s'aperçut qu'au fond de lui il n'y avait plus rien qui fût debout. L'âme de Wordsworth fut meurtrie d'une semblable chute. Il ne fut tiré de cet abattement que par la douce influence de sa sœur qui le ramena doucement vers la nature dont il devait être le grand poète, où il devait puiser une foi nouvelle et plus sereine dans le progrès, un amour nouveau et plus large de la liberté et de la fraternité humaine. Mais sa guérison demanda plusieurs années de convalescence, tant le dévouement à la Révolution était enraciné en lui, et tant la déception avait été douloureuse[492].
L'abandon de leur rêve de liberté universelle ramena Wordsworth et Coleridge vers l'idée nationale un instant sacrifiée à un idéal plus vaste. Ils redevinrent Anglais. Les guerres contre Napoléon les renfermèrent encore davantage dans leur patriotisme britannique. Pendant quelque temps, la poésie humanitaire, commencée par Cowper, sembla disparaître. Mais un peu plus tard, après Napoléon et la tragique conclusion de Waterloo, Byron et Shelley reprirent les chants de leurs aînés. Byron fut surtout frappé par le côté épique de la légende napoléonienne; Shelley attiré par les aspirations républicaines et socialistes. La poésie anglaise reprit avec eux son large courant d'inspiration libérale qui se continue aujourd'hui, avec un flot plus trouble et plus violent, dans les œuvres de poètes contemporains.
Si nous avons exposé dans le détail la tendance humanitaire de la poésie anglaise et les échos que la Révolution française éveilla en elle, c'est qu'il nous aurait été impossible autrement de comprendre en quoi Burns a partagé les aspirations et les émotions de ses contemporains, sur quels points il s'est distingué ou séparé d'eux. N'oublions pas que Burns, selon la remarque du professeur Masson, est un des maîtres esprits de la seconde moitié du XVIIIe siècle, peut-être supérieur à Wordsworth et même à Coleridge, égal à Burke; un de ceux qui dominent leur temps[493]. C'est sur ces hautes intelligences qu'on voit passer le souffle d'une époque. Ce sont les cimes de la forêt humaine; elles frémissent plus tôt et plus fort que les autres; elles pressentent l'orage ou l'aurore, et elles en restent plus longtemps agitées. Il ne saurait être indifférent de savoir quels effets les grandes idées qui ont passé par les âmes que nous venons d'étudier ont produit dans celle de Burns.
Comme les autres poètes, Burns a marché du côté de la Liberté. Sa nature irrégulière, impatiente de toute discipline; la forme démocratique de l'Église écossaise; les vagues traditions d'indépendance nationale; les souvenirs récents des derniers efforts tentés pour la reconquérir; une habitude précocement prise de ne juger les hommes qu'en les dépouillant de leurs titres et de leur rang, tout cela faisait un mélange un peu confus qui le disposait à saluer la Liberté sous quelque forme qu'elle s'offrît à lui. Ce sentiment très réel resta assez longtemps en suspens. Il s'exprimait d'une façon assez vigoureuse, mais sans prendre pied dans la réalité, un peu à la façon des déclamations classiques sur la Liberté. C'était comme une aspiration qui ne savait où se fixer, incapable de saisir des faits et s'exerçant sur des prétextes. Tantôt, c'était le discours de Robert Bruce à ses soldats, une ode vigoureuse et martiale; tantôt, une ode en l'honneur de Washington. Mais, quelque admiration qu'il eût pour l'ancienne indépendance nationale ou la révolte américaine, c'étaient des choses du passé. Il était plus près de la réalité quand il s'engageait dans le mouvement libéral qui s'étendait en Angleterre comme un remous de la Révolution française. Nous avons vu qu'il y entra assez hardiment pour s'y compromettre. Toutefois cette agitation ne pouvait pas donner un corps aux vœux de liberté épars dans les esprits. Aucune question ne se posait autour de laquelle on pût lutter, celles qu'on apercevait étaient trop lointaines. Les révolutionnaires anglais auraient été embarrassés de formuler leurs revendications. Aussi cet aspect de la liberté ne produisit-il rien de bien solide dans l'œuvre de Burns. Qu'on relise le poème qu'il lui a inspiré et qu'on a vu dans sa biographie:
Comme j'étais debout, près de cette tour sans toiture,
Où la giroflée parfume l'air plein de rosée,
Où la hulotte gémit dans sa chambre de lierre,
Et dit à la lune de minuit son souci.
Les vents étaient tombés et l'air était paisible,
Des étoiles filantes traversaient le ciel;
Le renard glapissait sur la colline,
Et les échos des gorges lointaines répondaient.
Le ruisseau, dans son sentier de noisetiers,
Courait au pied des murs en ruines,
Pour rejoindre là-bas la rivière
Dont le bruit distant monte et retombe.
Du Nord froid et bleuâtre, ruisselaient
Des lueurs avec un bruit sifflant, étrange;
À travers le firmament elles jaillissaient et passaient,
Comme les faveurs de la Fortune, perdues aussitôt que gagnées.
Par hasard, je tournai insouciamment mes yeux,
Et, dans le rayon de lune, je tremblai en voyant
Se lever un spectre austère et puissant,
Vêtu comme jadis l'étaient les ménestrels.
Eussé-je été une statue de pierre,
Son aspect m'aurait fait frissonner;
Et sur son bonnet était gravée clairement
La devise sacrée: «Liberté!»
Et de sa harpe coulaient des chants
Qui auraient réveillé les morts endormis;
Et, oh! c'était une histoire de détresse
Comme jamais une oreille anglaise n'en connut de plus grande.
Il chantait avec joie ses jours d'autrefois,
Avec des pleurs, il gémissait sur les temps présents,
Mais ce qu'il disait, ce n'était pas un jeu,
Je ne le risquerai pas dans mes rimes[494].
Bien que les derniers vers aient un accent de brusquerie, la pièce, jolie poétiquement, est vague et faible comme expression de sentiments publics. Elle consiste presque entièrement en une description de nature qui servirait aussi bien à une pièce d'amour. On sent qu'elle ne porte sur rien. Ce n'était pas en Angleterre, mais en France, que le combat décisif était engagé. C'était sous la figure de la Révolution que la Liberté s'offrait alors aux hommes. C'était la Révolution française qui était l'expression de l'attente générale et le fait réel de l'époque. C'était à la condition de se passionner pour ou contre elle qu'on était de son temps, à quelque pays qu'on appartînt.
Cependant la vague met quelque temps à arriver jusqu'à lui. Il ne semble pas s'être inquiété d'abord de la commotion qui se préparait en France. Il était trop accaparé par ses passions et les nécessités de chaque jour pour sortir beaucoup de sa propre vie. Il était trop peu instruit pour s'intéresser au développement historique d'une époque; ses lectures ne lui permettant pas de coordonner les événements, ils restaient pour lui particuliers, et ne le touchaient que s'ils se mêlaient à sa vie. La vue de nobles perspectives historiques ne le transportait pas, comme Wordsworth ou Coleridge. Enfin son esprit était, par constitution, trop précis, trop personnel, pour s'éprendre d'un rêve humanitaire. Il ne vivait pas parmi les abstractions. La Justice et la Bonté l'attiraient, mais dans des faits particuliers, et non sous une forme générale. Il était donc moins disposé que des hommes instruits et méditatifs à s'enthousiasmer pour une Réforme lointaine et abstraite. Il est assez curieux de remarquer que, tant que la Révolution resta générale et conserva un aspect philosophique et doctrinaire, tant qu'elle demeura telle que la rêvaient Wordsworth et Coleridge, elle paraît lui avoir été indifférente. Il n'y a pas un vers de lui qui s'y rapporte.
C'est seulement quand elle devint violente, tragique, et vraiment populaire, quand elle perdit son aspect de Réforme humanitaire, pour prendre celui d'un drame, et qu'elle fut, non plus un exposé de principes, mais un conflit de passions; en un mot, quand elle devint quelque chose de concret, qu'elle commença à l'attirer. Il s'éprit d'elle au moment où les esprits généraux et à principes commençaient à s'en détacher. Aussi de quel ton différent il en parle! Les autres sont des philosophes historiques et des rêveurs, qui contemplent les choses de hauteurs sereines. Lui, a l'air d'un révolutionnaire engagé dans la lutte. L'idée générale disparaît, la passion du moment éclate, avec quelque chose de la colère et des fureurs de la rue. Et aussitôt la forme change. Ce n'est plus celle de la méditation, les belles et larges narrations de Wordsworth; ce n'est plus celle de l'enthousiasme intellectuel, l'ode philosophique de Coleridge. C'est la forme courte, pressée, ardente, la chanson populaire faite pour être chantée par la foule, et rythmer une marche de révolte. Il est impossible de lire, même dans une traduction, sa pièce sur l'Arbre de la Liberté, sans sentir ce qu'elle contient d'âpreté.
Avez-vous entendu parler de l'arbre de France?
Je ne sais pas quel en est le nom;
Autour de lui, tous les patriotes dansent,
L'Europe connaît sa renommée.
Il se dresse où jadis se dressait la Bastille,
Une prison bâtie pour les rois, homme,
Quand la lignée infernale de la Superstition
Tenait la France en lisières, homme!
Sur cet arbre pousse un tel fruit
Que chacun peut en dire les vertus, homme;
Il élève l'homme au-dessus de la brute,
Et fait qu'il se connaît lui-même, homme.
Si jamais le paysan en goûte une bouchée,
Il devient plus grand qu'un lord, homme,
Et avec le mendiant il partage un morceau
De tout ce qu'il possède, homme!
Ce fruit vaut toute la richesse d'Afrique,
Il fut envoyé pour nous consoler, homme;
Pour donner la douce rougeur de la santé,
Et nous rendre tous heureux, homme.
Il éclaircit le regard, il égaie le cœur,
Il rend les grands et les pauvres bons amis, homme;
Et celui qui joue le rôle de traître,
Il l'envoie à la perdition, homme!
Ma bénédiction suit toujours le gars
Qui eut pitié des esclaves de la Gaule, homme,
Et, en dépit du diable, rapporta un rameau,
D'au delà des vagues de l'Ouest, homme.
La noble Vertu l'arrosa avec soin,
Et maintenant elle voit avec orgueil, homme,
Combien il bourgeonne et fleurit,
Ses branches s'étendent au loin, homme![495]
On sent déjà dans ces strophes quelque chose d'autrement âpre que chez les autres poètes. Celle qui suit est plus farouche encore. Elle est brutale, à la fois narquoise et cruelle, comme un refrain de sans-culotte. Elle a comme un écho du «ça ira». Elle aurait pu être chantée par la foule qui s'en retournait de voir l'exécution de Louis XVI.
Mais les gens vicieux haïssent de voir
Les ouvrages de la vertu prospérer, homme;
La vermine de la cour maudit l'arbre,
Et pleura de le voir fleurir, homme.
Le roi Louis pensa le couper,
Quand il était encore un arbuste, homme,
Pour cela le guetteur lui fracassa sa couronne,
Lui coupa la tête et tout, homme![496]
Puis viennent des strophes qui rappellent la lutte de la Révolution contre les rois coalisés et qui font penser au beau passage de Coleridge sur le même sujet. C'est toujours le cri d'enthousiasme arraché par les victoires républicaines. Il y a ici quelque chose de plus martial.
Puis, un jour, une bande mauvaise
Fit un serment solennel, homme,
Qu'il ne grandirait pas, qu'il ne fleurirait pas,
Et ils y engagèrent leur foi, homme.
Les voilà partis, avec une parade dérisoire,
Comme des chiens chassant le gibier, homme,
Mais ils en eurent bientôt assez du métier,
Et ne demandèrent qu'à être chez eux, homme!
Car la Liberté, debout près de l'arbre,
Appela ses fils à haute voix, homme;
Elle chanta un chant d'indépendance
Qui les enchanta tous, homme!
Par elle inspirée, la race nouvellement née
Tira bientôt l'acier vengeur, homme!
Les mercenaires s'enfuirent—elle chassa ses ennemis
Et rossa bien les despotes, homme[496].
La pièce se continue par un retour sur l'Angleterre, où se trouve une de ces allusions qui auraient rendu dangereuse pour Burns la publication de ces vers.
Que l'Angleterre se vante de son chêne robuste,
De son peuplier, de son sapin, homme;
La vieille Angleterre jadis pouvait rire,
Et briller plus que ses voisins, homme.
Mais cherchez et cherchez dans la forêt,
Et vous conviendrez bientôt, homme
Qu'un pareil arbre ne se trouve pas
Entre Londres et la Tweed, homme![496]
La fin est un aperçu humanitaire. C'est le tableau de ce que pourrait devenir la vie humaine, si les arbres de la Liberté croissaient partout. On y voit paraître l'idée, rare et fugitive chez Burns, de la concorde et du bonheur universels. Nous avons vu qu'il goûtait peu ces idées générales. Au lieu des belles rêveries philanthropiques, où se plaisait Wordsworth et qui étaient le véritable domaine de son âme, il y a ici quelque chose de plus près de terre. C'est plutôt l'expression d'un sentiment personnel, et il s'y glisse en même temps de la colère et de la rancune.
Sans cet arbre, hélas, cette vie
N'est qu'une vallée de chagrin, homme,
Une scène de douleur mêlée de labeur;
Les vraies joies nous sont inconnues, homme,
Nous peinons tôt, nous peinons tard,
Pour nourrir un gredin libre, homme,
Et tout le bonheur que nous aurons jamais
Est celui au-delà de la tombe, homme!
Avec beaucoup de ces arbres, je crois,
Le monde vivrait en paix, homme;
L'épée servirait à faire une charrue,
Le bruit de la guerre cesserait, homme;
Comme des frères en une cause commune,
Nous serions souriants l'un pour l'autre, homme,
Et des droits égaux et des lois égales
Réjouiraient toutes les îles, homme!
Malheur au vaurien qui ne voudrait pas manger
Cette nourriture délicate et saine, homme;
Je donnerais mes souliers de mes pieds
Pour goûter ce fruit, je le jure, homme.
Prions donc que la vieille Angleterre puisse
Planter ferme cet arbre fameux, homme,
Et joyeusement nous chanterons et saluerons le jour
Qui nous donne la liberté, homme![497]
Il est inutile de faire remarquer que tous les sentiments que nous avons tracés dans Wordsworth et dans Coleridge sont représentés ici. C'était encore un cœur anglais qui tressaillait à la chute de la Bastille et la prédiction de Cowper se réalisait une fois de plus. Mais de quelle joie différente! Ceci est vraiment une chanson révolutionnaire. Par pure sympathie populaire, Burns rendait de bien plus près l'accent de la populace, lancée effrénement dans le soupçon, la cruauté et l'audace. Une sorte d'instinct lui avait fourni, du premier coup, ce ton fait de vulgarité énergique, de défi héroïque, et de cynisme goguenard. Cette pièce a effrayé plusieurs des éditeurs de Burns. Quelques-uns ont essayé de nier qu'il en fût l'auteur, malgré l'existence du manuscrit. Ils ont invoqué je ne sais quelle évidence intérieure qui suffirait, au contraire, à faire attribuer ces vers à Burns. Lui seul était capable de l'écrire. On y reconnaît la façon qui lui était familière de dresser une idée abstraite dans une image, et de la développer en suivant tous les détails de l'image. C'est le procédé qu'il emploie dans presque toutes ses satires. C'est bien aussi son tour de main robuste et simple, sa manière de bousculer l'idée et de la faire marcher vivement. D'autres éditeurs forcés de reconnaître son authenticité ne la donnent pas sans quelques mots de regret[498].
Il y a lieu de croire que bon nombre de pièces politiques de Burns ont disparu. De son vivant, un de ses ennemis seul aurait pu les révéler; ses amis devaient les cacher et peut-être le blâmer de les avoir écrites. Même après sa mort, l'intérêt de ses enfants réclamait qu'on ne froissât aucune jalousie politique[499]. Mais on connaît assez de sa vie pour savoir qu'il a toujours, comme les autres poètes, mis ses vœux du côté de la France. Il suffit de rappeler le fait des canons envoyés au gouvernement français. Il existe de lui une courte chanson, improvisée à la nouvelle de la défection de Dumourier, et qui, sans avoir de valeur littéraire, sert à indiquer où étaient ses sympathies.