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Scènes de mer, Tome II

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The Project Gutenberg eBook of Scènes de mer, Tome II

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Title: Scènes de mer, Tome II

Author: Edouard Corbière

Release date: May 1, 2006 [eBook #18296]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE MER, TOME II ***

SCÈNES DE MER.

CAPITAINE-NOIR.

—RENCONTRE—

Par Edouard Corbière.

2.

PARIS.
HIPPOLYTE SOUVERAIN, ÉDITEUR,
RUE DES BEAUX-ARTS, 3 BIS.
1835.


TABLE DU TOME DEUXIÈME.

Le Capitaine-Noir
Le Négrier le Revenant
Ronde de nuit des corsaires
Maître révolté
Aventure sur mer
L'Athlète de bord
Un voyage en pirogue
Légende maritime

Introduction à l'Histoire du Grand-Chasse-Fichtre
Origine de ce navire
Batterie de 300,548
Mâture de ce trois-mâts
Voilure
État-major.—Personnel
Figure du vaisseau et autres ornemens
Détails de bord.—Accidens de mer




IV.

Le Capitaine-Noir.

Un grand navire anglais, couvert de passagers abrités sous de larges tentes à demi usées par le soleil dévorant de la ligne, flottait immobile sur les mers inanimées de l'équateur. Depuis un mois et demi, ces calmes, qui sont le néant de la mer, ces calmes, cent fois plus redoutés des marins que les tempêtes, qui ne sont qu'un combat pour eux, enchaînaient au même lieu, au même point, le Mascarenhas.

Les vents légers qui l'avaient conduit jusque dans cette partie de l'Océan s'étaient dissipés aussitôt dans l'air torréfiant, une fois qu'ils semblèrent avoir attiré le rapide bâtiment dans ces parages comme dans un piége fatal. Les premiers jours de cette cruelle station au milieu des ondes, les jeunes passagers s'étaient amusés à jeter dans l'eau, que n'effleurait déjà plus la brise, quelques morceaux de papier ou de bois légers que devait bientôt emporter le sillage du bâtiment; mais depuis un mois ces tristes indices étaient restés le long du navire, à la place même où ils étaient tombés, et les passagers voyaient chaque matin avec effroi, en sortant de leurs chambres, ce signe effrayant de l'immobilité du navire qui les portait!

Pour comble de maux et d'épouvante, une maladie épidémique, engendrée par la privation d'eau et favorisée par le désespoir des marins et des voyageurs accumulés à bord, avait étendu ses ravages sur l'équipage. Le chirurgien du bord, en prodiguant ses soins aux malades placés sur le pont, avait déjà succombé à l'excès de ses fatigues; et son cadavre, lancé dans les flots, était devenu la pâture des requins, dont les gueules béantes paraissaient attendre et demander à la mort une proie nouvelle et d'autres victimes.

Le capitaine, livré à la plus profonde tristesse, avait en vain promis à ses passagers et à ses matelots abattus une brise favorable ou un changement de temps qui pût tempérer la chaleur insupportable qu'un ciel d'airain ne se lassait pas de faire descendre sur eux. Chaque matin au lever du soleil il leur répétait: Voilà à l'horizon des nuages qui nous annoncent de l'eau ou du vent. Et tous les yeux se ranimaient pour s'arrêter avec avidité sur les nuages dans le sein desquels le capitaine semblait avoir placé la dernière espérance de tant de malheureux. Mais chaque jour le soleil en se dégageant des vapeurs de l'horizon recommençait sa course brûlante au milieu de l'immuable azur qu'aucun nuage ne venait voiler, qu'aucun souffle de vent ne venait ranimer.

Les gémissemens seuls des malades troublaient le silence de cette scène d'horreur, que l'astre du jour paraissait éclairer comme pour augmenter l'épouvante et les souffrances des infortunés que la nature semblait avoir condamnés à périr au sein des flots et au milieu d'une solitude cent fois plus épouvantable que le cachot le plus affreux.

Le quarante-sixième jour de leur supplice, les matelots du Mascarenhas crurent enfin que la Providence avait pris pitié de leurs longs tourmens. Un navire parut à l'horizon.

—Victoire! victoire! s'écria le capitaine en apercevant le bâtiment; ce navire n'a pu nous approcher qu'au moyen d'une brise, et bientôt sans doute le vent qu'il a éprouvé enflera enfin nos voiles devenues depuis si long-temps inutiles.

En un instant toutes les peines furent oubliées. Les parens et les amis des victimes que la mort avait frappées et que l'onde venait d'engloutir ne versèrent plus que des larmes de joie. A la mer, espérer c'est ne plus souffrir, c'est même ne plus avoir souffert.

Mais cet espoir, accueilli avec tant d'enthousiasme, se dissipa bientôt comme celui que chaque matin le capitaine avait voulu faire renaître dans le cœur de ses gens, en regardant le soleil se lever! Le bâtiment en vue, séparé encore du Mascarenhas par une grande distance, s'arrêta avec le souffle de vent qui l'avait conduit jusqu'au point où il avait apparu aux hommes du trois-mâts anglais.

Il fallut se résigner à aller le chercher et à communiquer avec lui au moyen d'une embarcation.

—A bord de ce bâtiment, disait l'équipage, nous trouverons au moins quelques barriques d'eau pour suppléer à celle qui va nous manquer presque totalement. Peut-être même pourrons-nous obtenir quelques vivres plus frais que ceux que nous sommes réduits à dévorer. Si surtout c'est un navire de guerre, le commandant aura pitié de notre sort, et il nous donnera sans doute un médecin pour soigner un peu ceux de nos malades qui se meurent sous nos yeux faute des secours de l'art. Partons!

Les hommes les moins affaiblis et les plus courageux s'offrirent pour armer le canot qui devait transporter la petite expédition à bord du bâtiment aperçu. Mais il fallait mettre ce canot à la mer, et ce ne fut pas sans de grands efforts de la part des marins exténués, que l'on réussit à faire cette première opération.

Une fois l'embarcation à l'eau, six matelots et un officier de bonne volonté s'embarquent. Le capitaine donne à l'officier qui s'est présenté le premier les instructions qu'il croit nécessaires, et il le prévient que s'il n'est pas de retour avant la nuit, un fanal hissé au haut du grand mât lui indiquera la position du navire, qu'il aura soin du reste de relever de temps à autre à la boussole, pour connaître la direction que devra suivre son canot pour revenir à bord. Tout le monde fait pour l'embarcation qui va déborder, et qui n'a que quatre à cinq lieues à parcourir, les mêmes vœux que s'il s'agissait d'une expédition autour du globe. Les marins qui vont partir embrassent ceux de leurs camarades qui restent.

—Nous vous apporterons de l'eau et de bonnes nouvelles, leur disent-ils: prenez patience, notre misère est finie. C'est pour nous comme pour vous que nous allons travailler. Mais ne nous souhaitez pas tant bonne réussite: cela porte malheur, vous le savez bien. Au revoir seulement. Ils s'éloignent alors à grands coups d'avirons d'abord. La chaleur qu'ils éprouvent en ramant est accablante; mais l'espoir qui les anime leur fera aisément supporter une fatigue qui peut être au-dessus de leur force, mais non pas au-dessus de leur courage. Ils nagent avec vigueur pendant quelque temps; mais bientôt on croit remarquer à bord du navire que les canotiers ralentissent peu à peu le mouvement régulier de leurs rames. Ils se reposent pendant un instant, puis ils reprennent leurs avirons; mais cette fois leur nage est moins vive que lorsqu'ils ont quitté le bord, et après avoir ramé de nouveau, ils se reposent plus long-temps encore que la première fois.

Les malheureux, après avoir trop compté sur leur vigueur, épuisés qu'ils sont par leurs longues souffrances, cherchent encore, en prenant le peu de nourriture et en buvant le peu d'eau dont ils se sont munis, à se donner assez de forces, non plus pour rejoindre le navire sur lequel ils se dirigeaient, mais pour regagner celui qu'ils ont quitté et qui se trouve encore le plus rapproché d'eux. Vain projet! ils ne pourront plus renouveler les efforts qu'ils ont faits trop imprudemment pour s'éloigner avec vitesse. Allongés sur les bancs de leur canot, dans l'attitude du désespoir, ou la tête penchée le long du bord dans le plus morne abattement, ils périront victimes de leur zèle et de leur imprévoyance. Le délire s'empare d'eux quand ils voient l'impuissance de leurs tentatives: la force qu'ils n'ont pu retrouver quand leur raison ne les avait pas encore abandonnés, ils la puisent dans leur démence, dès que l'exaltation du délire s'allume dans leurs cerveaux troublés. L'un d'eux saisit avec une énergie qu'il n'avait pas une minute auparavant, la rame trop lourde pour sa faiblesse. Un autre prend aussi un aviron à l'exemple de son camarade; mais au lieu de nager tous les deux dans le même sens, ils rament dans un sens opposé, et l'embarcation recevant à la fois des directions différentes dans l'impulsion diverse qu'on lui imprime, tournoie sans avancer dans les flots qu'elle a troublés.

Un des hommes restés à bord du Mascarenhas n'a pas cessé d'observer depuis son départ les mouvemens du canot qui n'avance plus: cet homme, c'est le capitaine du navire. La longue-vue qu'il tient depuis une heure braquée sur le canot lui permet d'assister au commencement de la scène épouvantable dont cette faible embarcation est appelée à devenir le théâtre.

Les rameurs, livrés à toute l'exaltation du délire, après avoir nagé selon des directions opposées à la seule qu'ils devraient suivre, se sont dressés sur leurs bancs; le petit tendelet qui les ombrageait a disparu; l'attitude qu'ils ont prise en abandonnant leurs avirons est menaçante; les cris sauvages qu'ils poussent en se provoquant parviennent quelquefois aux oreilles du capitaine, palpitant de crainte et de terreur. Les rames qu'élèvent les mains égarées de ces malheureux retombent, mais non pour sillonner l'eau qu'ils devraient fendre: elles retombent pour frapper, pour se teindre du sang des misérables qui s'en sont fait non un instrument de salut, mais un instrument de carnage, une arme de désespoir et de fureur.

L'équipage du Mascarenhas, les yeux fixés sur le capitaine, devine à l'expression de sa physionomie tout ce que le spectacle qu'il aperçoit au large lui fait éprouver de terrible et de douloureux. C'est en vain que le malheureux chef voudrait cacher à ses matelots ce qui se passe de déchirant dans son âme: des gestes involontaires, des exclamations subites que lui arrache l'effroi, font connaître à ceux qui observent chacun de ses mouvemens, toute l'étendue des maux qu'ils ont encore à déplorer.

—Capitaine, s'écrient quelques-uns des marins qui se croient encore les plus valides, il se passe quelque chose d'extraordinaire à bord du canot que vous observez à la longue-vue. Nous ne sommes pas très-robustes, sans doute, mais si vous avez besoin de nous, il nous reste une pirogue que nous pouvons bien mettre à la mer; et avec de la bonne volonté nous réussirons peut-être à porter secours à ceux de nos camarades qui se sont dévoués pour nous.

—Non, mes amis, c'est assez déjà que d'avoir exposé ces sept hommes, trop faibles pour faire ce qu'ils ont tenté! je ne veux pas vous sacrifier comme eux: tout secours serait, je le crains bien, tout-à-fait inutile maintenant pour ces infortunés....

—C'est égal; il faut essayer: la pirogue est légère et facile à manier. D'ailleurs, quand vous nous perdriez, la perte ne serait pas grande: nous ne valons plus grand'chose pour vous.... Tandis, vous le savez bien, que c'est votre fils, votre seul enfant, que vous avez envoyé comme officier dans l'embarcation....

—Et malheureux! que me rappelez-vous! s'écrie le capitaine en se cachant le visage.... Il n'est déjà plus peut-être, mon pauvre fils, et c'est mon imprudence qui lui aura coûté la vie.

En ce moment les cris poussés par les hommes de l'embarcation s'élèvent au large avec tant de violence, que les marins de l'équipage, en les entendant, demeurent frappés de stupeur et d'effroi. Au sein de ce calme profond des eaux et de l'air, la voix humaine porte si loin, acquiert un développement si solennel, qu'à deux lieues de distance deux hommes pourraient quelquefois s'entendre dans les solitudes de l'Océan; vaste silence que le croassement d'un oiseau de mer suffit pour troubler, ou que le souffle d'une baleine interrompt d'un point de l'immensité à l'autre!

Les cris affreux qui ont retenti à leurs oreilles épouvantées décident les gens de l'équipage, qui, malgré la défense paternelle de leur capitaine, affalent à l'eau la pirogue dans laquelle ils veulent s'embarquer pour voler vers leurs infortunés camarades.

Mais vain espoir! inutile dévoûment! les bordages de la pirogue, si long-temps exposés à l'action brûlante du soleil, se sont disjoints, et l'étoupe, qui s'est séchée dans les coutures, tombe par l'effet des secousses qu'éprouve l'embarcation en descendant le long du navire. A peine parvenue à la mer, la pirogue coule, s'enfonce et disparaît presque sous les flots que sa quille vient d'entr'ouvrir.

On ne le voit que trop à bord du navire, il n'y a plus rien à espérer ni à tenter pour les canotiers de la première embarcation.... Il faut se résigner et attendre. Mais à chaque instant, de nouveaux cris, des cris de mort et de démence, se répandent dans l'air qu'ils ébranlent, pour venir porter dans l'âme des marins et des passagers, le trouble, l'horreur et la désolation.

Le capitaine, désespéré, se retire dans sa chambre, pour cacher du moins à ses matelots les larmes que lui arrache la douleur qui le déchire, et pour fuir le spectacle affreux qu'il n'a eu que trop long-temps sous les yeux.

Un marin s'empare, après la disparition du chef, de la longue-vue que celui-ci a abandonnée sur le pont.... Il dirige de ses mains tremblantes le fatal instrument sur le canot qui flotte encore sans direction au large.... Ses camarades rangés autour de lui attendent en silence ce qu'il va dire, les premiers mots qu'il va prononcer...—Ils ne sont plus que quatre dans le canot! s'écrie-t-il; et il n'a plus la force d'achever....

Tous les marins se séparent consternés, sans oser former une conjecture, sans oser se communiquer ce qu'ils pensent sur le sort des trois malheureux qui ont disparu de l'embarcation.

La nuit descend du haut des cieux toujours immobiles, sur la mer qui se confond à l'horizon avec la teinte pâle du firmament. Le soleil cette fois s'est couché au milieu de vapeurs moins éclatantes que les autres jours. Mais cet indice plus favorable est encore si vague pour des infortunés qui ont presque cessé d'espérer, qu'ils craignent de se livrer de nouveau à une vaine confiance que l'expérience a déjà si souvent trompée. N'est-ce pas ainsi que cinq à six fois l'astre du jour a déjà disparu à leurs yeux abattus, en leur faisant croire que le lendemain le temps leur permettrait de faire route? N'est-ce pas dans des nuages grisâtres, comme ceux qu'ils voient encore, que la veille le soleil s'est abaissé sur l'horizon?

Et quelle brise est venue, et quel changement s'est opéré dans leur situation? Quelle journée a succédé à la journée passée? La plus cruelle de toutes celles qu'ils aient encore comptées!... Jusque-là ils avaient souffert, ils avaient succombé sous les coups meurtriers d'une épidémie; mais jusque-là au moins ils ne s'étaient pas encore massacrés de leurs propres mains....

Le capitaine revient sur le pont: l'obscurité qui règne cachera du moins à son équipage, déjà trop affligé de ses propres maux, le désordre de ses traits, image trop fidèle du trouble qui l'agite. Il veut parler, donner un ordre; mais il craint qu'à l'émotion de sa voix, ses gens ne reconnaissent l'altération de son âme.

Mais ses hommes ont prévenu les désirs et l'ordre de leur chef. Un large fanal a été hissé au haut du grand mât. La lumière qu'il répand, immobile comme le navire qu'il éclaire, jette sur le pont une lueur qui reste attachée aux mêmes objets. Les pâles matelots, marchant à pas lents à la clarté fixe de ce funèbre flambeau, semblent des fantômes sortis du sein des flots pour errer sur la carcasse d'un navire abandonné.

Le calme épouvantable de cette scène de mort n'est interrompu de temps à autre que par des clameurs funestes auxquelles succède bientôt un lugubre silence: ce sont encore les cris lamentables des hommes de l'embarcation, et la nuit prêtant une forme nouvelle à leurs voix et une sonorité plus parfaite aux ondes de l'air, on entend du bord jusqu'aux mots que prononcent les canotiers expirant avec rage sous les coups qu'ils se portent dans leur homicide délire.

Les heures fatales de la nuit s'écoulent dans cette horrible anxiété. A bord, tout le monde veille, et tout le monde se tait. Les matelots n'osent s'adresser un seul mot; les passagers, dispersés sur le pont, sont absorbés dans leur douleur et leurs souffrances. Les malades, étendus sur les matelas qui les ont reçus depuis tant de jours, demandent en vain le sujet de la stupeur nouvelle de ceux de leurs amis qui les environnent.... Personne ne répond à leurs questions. Ils appellent le capitaine, ils l'implorent comme un dieu aux pieds duquel ils ont placé leur dernière espérance.... si toutefois il leur est permis d'espérer encore....

Le capitaine, assis à l'écart sur le couronnement, est plongé dans le plus profond accablement, et nul n'oserait, oubliant le respect que doit inspirer son désespoir, interrompre la funeste méditation à laquelle il s'abandonne.

Jamais encore, malgré les longues privations qu'ils ont éprouvées, malgré les inconcevables tortures qu'ils ont subies, les infortunés du Mascarenhas n'avaient été livrés à une consternation pareille à celle qui paraît les avoir frappés comme d'un coup de foudre lancé du haut de ce ciel qu'ils ont si vainement imploré.... Long-temps l'équipage reste comme anéanti, et la mort enfin semble avoir enveloppé pour la dernière fois d'un linceul éternel, le navire, les marins, et les voyageurs qui leur avaient confié leur vie et leur fortune! Les objets mêmes qui environnent ces malheureux semblent aussi partager leur sort et devenir inanimés ou inertes comme eux. Le fanal qui du haut du mât éclairait quelque temps auparavant le pont du bâtiment, s'éteint par degrés comme la lampe funèbre qui s'évanouit dans l'obscurité sur le cercueil d'un mort.... Elle ne jette que par intervalles sa lueur expirante sur les livides figures des acteurs de cette scène sépulcrale....

Mais au moment où la clarté du fanal va se dissiper pour toujours dans l'air sans vie comme lui, un souffle léger agite la lumière, qui pour cette fois a vacillé en jetant autour du navire sa mobile lueur.

La tête d'un homme absorbé jusque-là dans l'amertume de ses réflexions s'est relevée tout-à-coup, ses yeux se sont portés avec la rapidité de l'éclair sur le fanal que la brise a balancé au haut du grand mât.

C'est le capitaine, qui, en s'élançant du couronnement sur le gaillard d'arrière, a senti sur ses joues abattues l'impression de la fraîcheur de l'air.

Ce n'est pas de la joie qu'il éprouve encore, c'est du délire, et malgré l'espèce d'égarement qui s'est emparé de lui, il s'arrête palpitant, craignant encore d'être abusé par un fol espoir.... Mais non, ses gens ont senti comme lui la première bouffée de la brise qui se forme. Tous ils se sont levés, prêts à exécuter le commandement qu'ils attendent de leur capitaine. L'espérance à laquelle s'ouvrent leurs cœurs n'est plus une illusion; le vent, sorti de gros nuages qui se sont amoncelés à l'horizon, a frémi dans les cordages, a agité les tentes qui couvraient les gaillards du navire. La mer, recouvrant le long du bord le mouvement et la voix qu'elle avait perdus, s'est soulevée pour clapoter à la flottaison. Il n'y a plus à en douter: c'est du vent qui leur vient, c'est du vent qu'ils ont senti; c'est le bonheur, c'est la joie, c'est la vie que la brise leur apporte avec la pluie et l'orage qui les inonde délicieusement, et qui rend enfin à leur sein altéré la force qu'ils ne trouvaient plus et le courage qu'ils n'avaient même plus pour mourir!

Les voiles serrées pendant les cruels jours du long supplice de l'équipage peuvent être bientôt livrées au souffle bienfaisant qui les arrondit et qui les enfle. Les matelots recouvrent, à défaut de vigueur encore, un peu d'énergie, réussissent à déferler et à hisser les huniers, pendant que les passagers recueillent goutte à goutte et comme une rosée d'or l'eau qui tombe du gréement sur le pont. Les barriques se remplissent; les malades les moins affaiblis veulent concourir à ce travail pieux, dussent-ils ne jamais en recueillir les fruits, et expirer du mal qui les consume, avant d'avoir atteint le rivage vers lequel recommence à voguer le navire.

Tous ces gens-là enfin s'abandonnent à l'avenir qui leur sourit encore après tant de maux!

Mais une autre prévoyance que celle de la vie, un autre soin que celui de quitter ces parages funestes, occupent le capitaine, chef de cette colonie errante, pour ainsi dire proscrite sur les flots. C'est sur l'embarcation qu'il a expédiée au large la veille, qu'il fait diriger la route du bâtiment, au premier souffle de la brise. Lui-même s'est placé à la barre du gouvernail, car plus puissant que tous les autres par le courage moral qu'il a su conserver au milieu des malheurs qui pesaient le plus violemment sur sa tête, il se trouve encore le plus fort après le combat qu'il lui a fallu livrer à la soif, à la faim, à la maladie et à la douleur.

Le Mascarenhas courut pendant tout le reste de la nuit vers le point où la veille il avait laissé son canot. Forcé de revenir sur sa route après n'avoir que lentement avancé dans la direction qu'il avait prise, ce ne fut qu'aux premières clartés du jour qu'il put découvrir enfin l'embarcation qu'il avait inutilement cherchée pendant l'obscurité....

Mais quel spectacle funeste s'offrit aux yeux du capitaine quand il put découvrir et retrouver son embarcation! Le silence le plus effrayant régnait autour d'elle: aucun des canotiers ne se montrait à bord.... Peut-être, se disaient encore les hommes de l'équipage du navire, se seront-ils couchés sous les bancs, accablés qu'ils ont dû être par la fatigue.... Cette lueur d'espoir avait aussi abusé le capitaine.... Bientôt la plus affreuse réalité ne lui permit plus de douter de tout son malheur. En approchant le canot, les matelots montés dans les haubans se turent, et la désolation peinte dans leurs regards apprit assez au capitaine ce qu'il n'avait déjà que trop redouté....

De larges taches de sang furent les seuls indices que l'on put retrouver sur le plabord et les bancs du canot, autour duquel rôdaient encore d'épouvantables requins!...

Personne, dans ce moment si fatal, n'osa proposer de reprendre l'embarcation à bord: les forces de tout l'équipage y auraient à peine suffi. Et d'ailleurs, quel spectacle la vue de ce canot n'aurait-elle pas sans cesse présenté au père qui venait de perdre son fils d'une manière si funeste, et aux matelots qui pleuraient ceux de leurs camarades morts avec le jeune officier qui la veille s'était si généreusement immolé au salut commun!...

Lorsque l'âme est en proie à la plus grande des souffrances qu'elle puisse éprouver, les événemens extérieurs ne sont plus que bien peu de chose pour elle. Le bâtiment que la veille le Mascarenhas avait aperçu avec tant de joie, le bâtiment dans lequel il avait vu un compagnon de voyage et d'infortune que lui amenait le Providence, s'était approché sans que le capitaine eût remarqué la manœuvre qu'il avait faite. Ce ne fut que lorsque ce navire se trouva rendu presqu'à portée de voix, qu'on se disposa, à bord du bâtiment anglais, à répondre aux questions qu'on pourrait adresser, et que son compagnon de route paraissait avoir l'intention de lui faire.

Mais, contre l'attente générale des marins du Mascarenhas, le bâtiment qu'ils examinaient se contenta de régler sa vitesse sur celle de son voisin, et de courir la même bordée que lui pendant long-temps, sans qu'aucun homme à bord de ce bâtiment inconnu élevât la voix pour leur adresser un seul mot.

Certes, il ne fallait rien moins que l'apparence singulière de ce nouveau camarade de route pour arracher le capitaine anglais aux sombres réflexions dans lesquelles il se trouvait absorbé depuis quelques heures.

Jamais navire d'un aspect aussi sombre et aussi étrange ne s'était offert encore à ses regards, depuis le temps où pour la première fois il avait parcouru les mers.

Une voilure grisâtre tombait, dans de larges dimensions, de ses longues vergues supérieures pour aller se border à bloc sur les vergues basses, au bout desquelles pendillaient encore de légers grappins d'abordage fourbis avec autant de soin que la lame reluisante d'un sabre. La peinture noire qui recouvrait toute sa partie extérieure contrastait de la manière la plus prononcée avec la vivacité de la couche de vermillon de l'intérieur de sa batterie. Dix-huit caronades, élégamment retenues dans leurs larges sabords par de belles bragues de soyeux filain blanc, accidentaient le pont uni et blanc sur lequel elles se trouvaient uniformément placées et amarrées. Autour de la bôme, d'où partait une large et haute brigantine, une vingtaine de piques et autant de haches d'abordage avaient été rangées comme des faisceaux de verges autour de la hache d'un licteur. Sur la guibre allongée de ce grand brick de guerre, une figure blanche, dont la tête paraissait être recouverte d'un manteau, s'élevait à chaque coup de tangage au-dessus des flots comme pour en effleurer rapidement la surface sans la toucher. Lorsque par l'effet du mouvement des vagues le Mascarenhas, placé au vent de son voisin, venait à être exhaussé par la lame, dans le creux de laquelle tombait alors le brick, l'œil des curieux, plongeant dans le coffre de ce mystérieux compagnon de voyage, pouvait voir l'ordre admirable qui partout régnait avec l'élégance à bord d'un des plus jolis bâtimens qu'eussent encore supportés les flots.

Une circonstance, bien faite sans doute pour ajouter à la curiosité que la vue de ce noble bâtiment devait inspirer, avait été remarquée par les marins du Mascarenhas. Un seul homme, assis sur le dôme de la chambre, et le timonnier, placé à sa roue de gouvernail, s'étaient jusque-là montrés sur le pont, depuis la manœuvre qu'avait dû faire le brick inconnu pour ne pas dépasser le trois-mâts anglais.

Deux ou trois fois déjà, le capitaine anglais, caché derrière le bastingage de l'arrière, avait dirigé sa longue-vue sur l'homme assis sur le dôme, pour tâcher de le reconnaître ou de l'examiner sans pouvoir être accusé de manquer aux égards que se doivent les capitaines entre eux.

L'homme assis n'avait pas changé de position. Un large chapeau de paille noire couvrait à moitié sa figure maigre et brune, et permettait à peine de voir de temps à autre les deux yeux vifs et enfoncés qu'il daignait à peine tourner par intervalles sur le Mascarenhas. Une veste de drap noir ou brun dessinait les larges épaules et le dos un peu voûté qu'il avait tourné du côté du timonnier.

Ces deux hommes, les seuls que le capitaine anglais eût jusque alors vus sur le pont de son voisin, ne s'étaient pas encore adressé un seul mot depuis que les deux navires naviguaient bord à bord, et sans les mouvemens que le matelot posté à la roue était quelquefois obligé de faire pour modérer ou prévenir les lancs du bâtiment, on aurait dit de deux statues posées l'une sur le dôme et l'autre à la barre du gouvernail.

Alarmé ou inquiété de cette rencontre, autant que sa douleur pouvait lui permettre d'être encore alarmé de quelque chose, le capitaine du Mascarenhas avait essayé à plusieurs reprises de lire le nom qui peut-être pouvait se trouver écrit sur l'arrière du brick; mais la position relative des deux navires ne favorisait guère cette envie de recueillir un tel indice: comme le brick, placé sous le vent du trois-mâts, nous l'avons déjà dit, ne présentait à celui-ci que le profil de sa poupe, il n'y aurait eu que dans le cas où il aurait laissé arriver, que l'on eût pu voir son arrière à bord du Mascarenhas, et jusque-là il avait toujours paru chercher à éviter la moindre embardée susceptible d'offrir à son compagnon la satisfaction qu'il semblait vouloir se procurer, soit en se laissant culer, soit en venant au vent. A chaque mouvement du trois-mâts hors de la direction exacte de sa route accoutumée, l'inévitable brick gouvernait de façon à conserver sa position le long de son camarade de bordée.

Fatigué enfin de l'obstination que ce brick mystérieux paraissait mettre à le suivre ou à l'escorter, le capitaine anglais se décida à provoquer quelques explications sur une manœuvre aussi étrange et une intention aussi évidente.

Monté sur sa dunette, et le porte-voix à la main, il se dispose à interroger celui qu'il suppose être le capitaine du navire qui court si près de lui.

Les passagers les plus alertes et les matelots les moins abattus entourent leur chef dans le plus grand silence, et ils s'apprêtent à recueillir les mots qui vont être échangés dans cet entretien si intéressant pour eux.

Ship, oh! s'écrie enfin le capitaine anglais après avoir hésité quelque temps à prendre le premier la parole.

Tous les yeux se portent alors sur le commandant du brick, qui, toujours assis sur son dôme, paraît à peine avoir entendu ou avoir remarqué les mots qui viennent de lui être adressés.

Étonné de ce silence, le capitaine du Mascarenhas croit devoir répéter son appellation, et il crie de nouveau, et avec plus de force encore que la première fois:

Ship, oh!

Pour toute réponse, celui à qui il vient de parler se contente de prendre négligemment un petit porte-voix en argent, sans changer de place, et de lui faire entendre ces seuls mots:

—Parlez français. Je n'aime pas l'anglais!

Le ton dédaigneux d'une réponse aussi sèche et aussi laconique semble d'abord déconcerter un peu le capitaine anglais. Avant de se résoudre à adresser la parole en français au commandant du brick noir, il croit prudent de faire hisser à la corne de son bâtiment le pavillon de sa nation. Peut-être, pense-t-il en lui-même, qu'en me voyant arborer les couleurs anglaises, le brick jugera à propos de me faire connaître aussi le pays auquel il appartient.... Mais c'est en vain que le pavillon de l'Angleterre monte et se déploie, en se jouant, en haut du pic du Mascarenhas, le brick mystérieux n'arbore aucune couleur, ne laisse échapper aucun signe qui puisse faire supposer au trois-mâts que son signal ait été aperçu ou que l'on soit dans l'intention d'y répondre.

—A quel homme sommes-nous donc destinés à avoir affaire! dit tristement le capitaine anglais aux personnes qui l'environnent et qui paraissent vouloir lire sur sa physionomie chagrine les maux auxquels il faut peut-être se préparer encore.

—Mais peu importe! ajoute le capitaine; la résignation doit peu nous coûter maintenant, et l'avenir ne saurait nous réserver des malheurs plus terribles que ceux qui ont déjà éprouvé notre courage.... Cependant n'est-il pas cruel, au moment où nous commencions à espérer, de rencontrer.... C'est égal: soumettons-nous jusqu'au bout à la destinée ou plutôt à la Providence. Ce capitaine veut que je parle français.... Parlons-lui français, pour faire acte de soumission au sort que le ciel nous envoie.

Et le vieux marin reprend son porte-voix pour crier à son voisin:

—Oh! du brick, oh!

Un moment d'espérance et une lueur de satisfaction brillent sur les visages des passagers: ils ont vu le capitaine du brick relever la tête, et tourner pour cette fois ses regards vers eux. Il répondra, il va même répondre; mais que va-t-il dire? quel arrêt va rendre la gueule de ce porte-voix, tournée vers le Mascarenhas? Ce sont les oracles du destin qui vont retentir dans cet instrument sonore sur lequel tous les yeux et pour ainsi dire toutes les âmes sont fixés.... Silence! il va parler.

—Holà! a répondu enfin le capitaine inconnu, mais sans changer de place.

—D'où vient le brick? lui demande alors le capitaine anglais un peu enhardi.

—De la mer! Et vous, depuis quand avez-vous quitté Londres?

—Hélas! capitaine, depuis cent jours, avec soixante passagers et vingt-six hommes d'équipage.

Mais comment, se disent les passagers et les marins du trois-mâts, sait-il que nous venons de Londres?... Silence! dit le capitaine, il va encore nous parler.

Effectivement, le capitaine étranger a élevé de nouveau son porte-voix:

—Depuis quand le Mascarenhas a-t-il éprouvé des calmes?

—Depuis quarante-et-un jours, capitaine.

—Avez-vous assez de vivres?

—Nous avons épuisé tous ceux que nous avions.

—Et de l'eau?

—Nous en avons recueilli quelques barriques hier pendant la pluie.

—Et vos malades?

—Nous en avons perdu quelques-uns.

—Pourquoi avez-vous abandonné le canot que vous aviez mis hier à la mer?

—Les malheureux qui le montaient se sont massacrés.... Mon fils commandait ce canot, qu'il croyait pouvoir conduire jusqu'à bord de votre navire.

Un moment de silence succéda à ces derniers mots.... Des larmes étouffaient la voix du malheureux qui venait de les prononcer avec effort.

Le commandant du brick reprit:....

—De quoi avez-vous le plus besoin?

—D'un chirurgien, capitaine; le nôtre a succombé.

—Je n'en ai qu'un à bord, et je le garde.

—S'il pouvait venir pour quelques instans seulement à notre bord, et qu'il voulût visiter nos malades, il nous rendrait le service le plus signalé que la Providence pût nous accorder.

—Oui, la Providence!... Quelle est la maladie qui s'est manifestée chez vous?

—Je l'ignore; c'est une fièvre, je crois; mais vous n'avez pas besoin d'avoir peur, elle ne se communique pas.

—Peur! reprend vivement et en souriant avec dédain le capitaine, peur! et en répétant ce dernier mot il fait un signe à son timonnier, qui pousse la barre un peu au vent.

Par l'effet de ce petit mouvement le brick arrive, et laisse voir sur la poupe, qu'il présente dans cette manœuvre au Mascarenhas, ce mot, ce mot unique écrit sur son tableau en longues lettres blanches:

LE FANTOME!

C'était la réponse, la seule réponse que le capitaine avait jugé à propos de faire à l'Anglais qui venait de lui dire qu'il ne devait pas avoir peur.

A la vue de ce nom si connu, de ce mot qui à lui seul était une révélation pour tous les marins, les matelots du Mascarenhas s'écrièrent: C'est le Capitaine-Noir! c'est le Capitaine-Noir! Et les regards des passagers, remplis d'une avide curiosité, s'attachent pour ne plus la quitter sur la mâle figure du commandant du Fantôme.

Dès que le brick, après la légère arrivée qu'il venait de faire, eut repris la route qu'il tenait auparavant à côté du Mascarenhas, le capitaine anglais, remis un peu du trouble que lui avait causé l'apparition du Fantôme et de son redoutable commandant, renoua en ces termes et avec un reste d'émotion la conversation qu'il avait commencée quelques minutes auparavant:

—Commandant, je vous demande pardon d'avoir employé une expression qui a paru vous déplaire; mais je ne savais pas....

Le commandant du Fantôme, à ces mots, se contenta de faire un signe de tête négatif qui signifiait que l'expression du capitaine n'avait pu l'offenser.

L'Anglais reprit, toujours avec la même altération de voix:

—Mais je ne savais pas avoir l'honneur de parler au Capitaine-Noir. Je me félicite, au surplus, d'avoir rencontré, à la suite de tous mes malheurs, un homme aussi renommé par l'intrépidité de son caractère que par l'humanité de son cœur.

—Finissons-en. De quoi avez-vous le plus besoin?

—D'un chirurgien, commandant, et de quelques vivres un peu frais pour nos pauvres malades.

—Mon chirurgien ne peut passer qu'une heure à votre bord: des vivres, vous allez en avoir.

Un geste impérieux du Capitaine-Noir fit sortir comme par magie de l'entrepont, où se trouvaient rangés en silence ses matelots et ses officiers, neuf hommes qui, paraissant avoir deviné l'intention de leur chef, s'empressèrent de placer quelques barils et beaucoup de provisions dans un canot suspendu, le long du gaillard d'arrière, sur d'élégans montans en fer.

A un autre signe du Capitaine-Noir, le navire se trouva mis en panne, et les neuf hommes laissèrent glisser, sans dire un seul mot, l'embarcation à la mer.

Jamais les marins du Mascarenhas n'avaient encore vu une manœuvre exécutée avec autant de promptitude, de précision et de silence. C'était, comme disaient les matelots, des ombres de canotiers qui paraissaient avoir mis à la mer une ombre d'embarcation. Jamais, selon eux, navire n'avait été mieux nommé que celui-là: LE FANTOME!!!

Le Mascarenhas, en voyant la manœuvre faite par son voisin, mit comme lui en panne aussi bien et aussi vivement qu'il le put; mais quelle différence! c'était un lourd éléphant voulant imiter la légèreté de l'oiseau qui plane et se joue dans les airs.

Le canot rapide du Fantôme élonge le grand navire; les huit matelots qui le montent relèvent d'un seul mouvement les huit avirons, avec lesquels semblent se jouer leurs vigoureuses mains; les provisions et les barils qu'ils ont l'ordre de livrer au capitaine anglais sont déposés sur le pont du bâtiment, sans que les marins qui les transportent osent franchir le plabord. Un seul homme monte à bord du Mascarenhas, c'est le chirurgien du Fantôme, qui a tenu la barre du gouvernail du canot pendant le court trajet qu'il a fallu faire pour se rendre de l'un à l'autre navire.

A l'aspect de ce jeune et grave officier, la figure des malades s'épanouit, et une lueur d'espoir se laisse voir à travers la douleur qui contracte leurs traits décomposés. Les passagers et les matelots entourent l'étranger. C'est un dieu réparateur qui leur apporte un baume pour leurs plaies, une consolation pour toutes leurs souffrances. Il interroge, il examine, il ordonne. On l'écoute comme un oracle; on recueille ses moindres paroles comme des arrêts célestes; on devine chacun de ses gestes; on exécute chacun de ses ordres. La confiance renaît à sa voix, et l'oubli de tous les maux passés coule de ses lèvres dans les cœurs des malheureux qu'il ranime par la persuasion et par le besoin même qu'ils ont de croire à un avenir de bonheur, après toutes les angoisses qu'ils ont éprouvées, tous les supplices qu'ils ont subis....

Le capitaine anglais seul est inconsolable. Le médecin a déclaré en vain que l'épidémie ne présentait plus de danger pour la plupart des malades, et qu'avec les soins qu'il a prescrits leur rétablissement serait assuré, le malheureux capitaine sent trop, pour partager la joie commune, que le mal qui le dévore est sans remède. Le médecin, qui soupçonne et qui apprend le sujet de sa douleur profonde, ne peut lui offrir aucune consolation; mais il cherche du moins à lui témoigner une bienveillance affectueuse: c'est le seul moyen d'adoucir l'amertume des maux que rien ne peut guérir.

—Capitaine, lui dit-il, il ne me reste qu'un devoir à remplir, après m'être acquitté à votre bord de la mission dont mon commandant m'a chargé: c'est de vous demander le service que je pourrais encore vous rendre.

—Pour moi personnellement, monsieur, je n'ai plus rien à réclamer de votre humanité. Le seul devoir qui me reste à remplir envers mes passagers et mon équipage sera bientôt accompli, si Dieu veut nous permettre de nous rendre à Buenos-Ayres. La tâche que je me suis imposée est la seule chose qui m'attache encore à la vie. J'ai navigué pendant quarante ans, et un malheur inouï vient de m'apprendre que ma pénible carrière était finie, et que l'homme à qui la Providence a refusé ses secours, n'est plus fait pour répondre de l'existence de ceux qui lui confiaient leur fortune, leur famille et leur vie.... Mais puisque vous êtes encore assez généreux pour me proposer un service après celui que votre capitaine a bien voulu me rendre, j'oserai vous adresser une prière.

—Parlez, capitaine, je suis encore à vos ordres.

—Une femme, la plus intéressante de toutes celles qui ont droit à nos respects et à nos égards, se meurt à mon bord, frappée par l'épidémie, qui à peine a épargné son mari.

Ces deux époux, que l'attachement le plus vif semble avoir enchaînés à une même destinée, sont riches, considérés, et résignés aux plus grands sacrifices. La femme, avec les secours de l'art, peut échapper à la mort, et elle périra, j'en suis sûr, pour peu que notre traversée se prolonge, sans que nous puissions lui offrir autre chose que des soins ordinaires et le plus souvent mal dirigés.... Votre bâtiment marche mieux que le mien; vous verrez la terre bien avant moi, sans doute, si jamais je la revois; à votre bord, vous pouvez prodiguer à vos malades, à chaque heure, à chaque instant, les secours si puissans que nous ignorons.... Si le Capitaine-Noir, cet homme si extraordinaire, que l'on dit brave et généreux jusqu'au fanatisme, consentait à recevoir à son bord la jeune malade et son malheureux époux, je croirais n'avoir plus aucun vœu à adresser au ciel dans ce monde qui va me devenir bientôt si indifférent.

Le docteur, à ces mots, baissa la tête et parut réfléchir long-temps avant de trouver ce qu'il avait à répondre au capitaine du Mascarenhas.

Celui-ci, désespérant d'obtenir ce qu'il avait demandé, se préparait déjà à éprouver un refus.

Le docteur, cependant, prit la parole après quelques momens d'hésitation.

—Capitaine, lui dit-il, je voudrais pouvoir vous promettre d'obtenir la faveur que vous sollicitez, et s'il ne dépendait que de moi de vous l'accorder, vous n'auriez déjà plus rien à désirer; mais je ne dois pas vous dissimuler, malgré tout le zèle que je pourrai mettre à seconder votre intention, la difficulté de réussir. A notre bord, nous ne savons qu'obéir aveuglément aux ordres de notre commandant, et jamais personne ne s'est hasardé à rien lui demander. Sa sollicitude pour nous, au reste, est si ingénieuse, qu'elle sait prévenir tous nos besoins, et qu'elle peut se passer de nos objections. Cet homme, que l'on connaît si mal partout où l'on parle de lui, a fait notre fortune; au milieu des dangers que nous allons chercher avec lui, il a toujours réussi jusqu'ici à nous arracher à la vengeance des ennemis qui avaient juré notre perte. Notre dévoûment pour lui va maintenant, je pourrais le dire, jusqu'à la superstition. A bord, ce n'est pas de l'obéissance que nous avons pour ses volontés, c'est un culte que nous avons voué à son étonnante supériorité.... Et puis, si vous saviez combien il est bon, noble et généreux!.. et combien il a souffert dans sa vie!.. On ne le connaît guère, sur ces mers qu'il a remplies de son nom, que par la gloire sanglante qu'il s'est acquise en écrasant les Espagnols; mais si l'on savait que de bienfaits il a répandus sur les infortunés même qui redoutent le plus sa terrible réputation, au lieu de le craindre comme un exterminateur, on l'aimerait comme un des hommes les plus magnanimes, et on le plaindrait comme un des êtres les plus malheureux qui soient au monde!...

—Comment! le Capitaine-Noir?...

—Oui. Cette révélation-là vous étonne, n'est-ce pas? mais rien n'est cependant plus vrai: vous ne connaissez que son nom, et moi je suis depuis long-temps son ami.

—Et vous pensez qu'il ne consentira pas?...

—Je ne pense rien encore. Aujourd'hui notre commandant paraît être dans un de ses bons jours, c'est-à-dire qu'il semble moins sombre et moins souffrant qu'à l'ordinaire.... Je me risquerai peut-être bien en arrivant à bord à lui parler; car, malgré l'amitié que j'ai pour lui et celle qu'il a pour moi, je ne lui parle pas, au moins, tous les jours. Depuis le dernier combat, dans lequel nous avons coulé une corvette espagnole, je ne lui ai adressé qu'une fois la parole pour lui rendre compte de l'état de nos blessés.

—Vous vous êtes donc battus depuis que vous avez quitté Buenos-Ayres?

—Trois combats et deux abordages.

—Et cependant je n'ai vu dans le corps du bâtiment ni dans votre gréement aucune trace de boulets!...

—Je le crois bien! Cinq à six heures après chaque action, l'œil du plus fin marin ne découvrirait à bord de notre brick aucune marque de boulet. Il ferait beau! Avec une vingtaine de charpentiers et les plus vaillans matelots du monde, nous aurions le temps en vingt-quatre heures de refaire, je crois, un autre brick. Mais pardon! j'ai cru voir le commandant baisser la tête en se promenant sur le pont: c'est mauvais signe; il trouve peut-être un peu longue la visite qu'il m'a ordonné de vous faire, et je vais maintenant retourner à mon bord.

—De grâce, monsieur, quand vous serez rendu, n'oubliez pas la prière que je viens de vous adresser; les deux passagers dont je vous ai parlé sont riches, fort riches, je vous le répète, et ils n'épargneront rien pour récompenser le Capitaine-Noir du service inappréciable qu'il peut leur rendre.

—Ah bien oui! Je serais bien venu, je vous assure, de parler d'argent au commandant! Ce serait le plus sûr moyen de n'obtenir rien que sa colère ou son mépris; et je n'y suis nullement disposé, je vous prie de le croire.

—Mais au moins vous intercéderez pour moi, n'est-ce pas, et pour mes deux infortunés passagers?

—Je ne vous promets rien encore; mais si j'entrevois un seul petit instant favorable, soyez sûr que j'en profiterai. Adieu, capitaine, ou peut-être à revoir.

—A revoir, généreux jeune homme; car j'espère, je ne sais pourquoi, vous revoir bientôt.

—Alors ce sera bon signe; car si vous me voyez déborder du Fantôme dans mon canot pour revenir à votre bord, cela indiquera que....

—Que le Capitaine-Noir est, comme vous me l'avez dit, le plus humain et le plus terrible des hommes; car je ne puis le regarder sans espérer en lui, et cependant sans en avoir un peu peur. A revoir, docteur.

—Adieu, capitaine.

La légère embarcation qui avait transporté à bord du Mascarenhas le docteur et ses huit hommes ne fut pas plutôt rendue le long du Fantôme que les hommes qui la montaient s'empressèrent de la hisser à bord et de la suspendre sur les montans qu'elle n'avait quittés que pour si peu de temps.

Puis, après avoir procédé à cette opération, les matelots et le docteur disparurent de dessus le pont pour aller, sans doute, reprendre la place qu'ils occupaient avant d'être appelés à remplir la corvée dont un geste seul de leur commandant les avait chargé.

Les deux navires, qui s'étaient tenus en panne pendant la visite du docteur à bord du Mascarenhas, éventèrent leur grand hunier et reprirent parallèlement leur route, toujours côte à côte, toujours à une demi-portée de pistolet l'un de l'autre.

La promptitude avec laquelle le capitaine anglais avait vu rehisser le canot à son arrivée le long du Fantôme ne lui fit augurer rien de bien favorable de la mission dont il avait chargé le docteur.

Si le médecin du Fantôme, se disait-il, avait cru pouvoir obtenir quelque chose de son commandant, il lui aurait adressé une demande avant de laisser remettre son embarcation sur les palans.... Il faut, je ne suis que trop fondé à le supposer, que le moment d'aborder le Capitaine-Noir ne lui ait pas paru opportun, et je crains bien de voir le Fantôme forcer de voiles et disparaître à nos yeux pour ne plus revenir.... Pauvre milady! dans quelques heures, peut-être, elle ne sera plus, et son malheureux époux ne tardera pas à la suivre au sein de ces flots qui vont devenir son tombeau.... Ah! pourquoi ce médecin n'a-t-il pu rester avec nous, ou pourquoi plutôt ai-je été le plus malheureux de tous les hommes qui ont confié leur existence à cet Océan infernal qui a englouti déjà tout ce que j'avais de plus cher au monde!

—Capitaine, capitaine, s'écria doucement et avec un air de mystère un des passagers qui avait entendu la conversation du docteur et de l'Anglais, voilà le chirurgien qui parle au Capitaine-Noir.

L'attention du capitaine du Mascarenhas, sollicitée par cet avertissement, se porta toute sur le docteur et le commandant du Fantôme.

Le médecin, en effet, la casquette à la main, s'était approché de son chef, et il paraissait occupé à répondre timidement à quelques questions.

Pendant que le docteur parlait, le Capitaine-Noir continuait à se promener à grands pas, la tête baissée et les mains dans les poches de côté de son large pantalon....

—Il baisse la tête, dit le capitaine anglais: le docteur m'a dit que c'était un mauvais signe.... Il n'y a rien à espérer pour milady ni pour sir Walace.... Cependant il paraît écouter le docteur, et le docteur parle encore.... Mais non, le voilà qui descend dans l'entre-pont, et le Capitaine-Noir ne lui a rien dit, rien ordonné....

Au bout de quelques minutes cependant, le capitaine anglais croit remarquer un mouvement à bord du Fantôme.... Au geste du commandant du brick, quelques hommes paraissent sur le pont, et bientôt le Fantôme masque son grand hunier pour se remettre en panne.... Sans rien dire au Mascarenhas, le Capitaine-Noir trouve le moyen de se faire entendre de lui: il lui fait un signe de la main, et ce signe équivaut à un commandement impérieux... Le Mascarenhas met aussi en panne, et l'embarcation du Fantôme, qui déjà est venue à bord avec le docteur, est de nouveau affalée à la mer. Les mêmes hommes la montent: le médecin s'est placé à la barre, sans paraître avoir reçu les ordres de son commandant. Mais cependant il a tout compris. Il s'éloigne en silence pour accoster une seconde fois le navire anglais.

—Eh bien! docteur, lui demande le capitaine du Mascarenhas, je vous l'avais bien dit que nous nous reverrions avant peu! Vous venez sans doute m'apporter de bonnes nouvelles?

—Oui, capitaine; j'ai tout obtenu de lui. Vous pouvez me confier vos deux passagers. Il a même permis que la femme à laquelle vous vous intéressez si vivement fût placée à notre bord. Faites vos dispositions pour qu'on puisse l'embarquer dans le canot sans risquer de lui faire éprouver des secousses qui pourraient nuire à l'état de cette pauvre malade. La mer est belle, le navire n'a que peu de mouvement, et il ne sera pas difficile de placer doucement cette dame dans l'embarcation, sur un bon matelas ou dans un cadre.

Toutes les dispositions nécessaires indiquées par le docteur furent prises, et la malade, accompagnée de son époux qui dirigeait ces apprêts avec la plus tendre sollicitude, fut reçue dans le canot du Fantôme par les matelots du Capitaine-Noir.

Le mari de la dame mourante embrassa avec effusion de cœur le capitaine du Mascarenhas. Le docteur en fit autant en recevant de ce brave marin l'expression de la vive reconnaissance que lui inspirait le service qu'il venait de rendre aux deux infortunés qu'il confiait à son humanité.

Le canot du Fantôme s'éloigna alors silencieusement du bâtiment anglais pour retourner à son bord.

Les matelots et les passagers du Mascarenhas, les yeux attachés sur cette embarcation qui emportait deux de leurs compagnons d'infortune, ne purent s'empêcher de remarquer avec étonnement et curiosité les précautions qu'avaient prises le docteur pour cacher à tous les yeux la figure de la malade. Un pavillon, posé sur deux cerceaux au-dessus de sa tête, avait été soigneusement étendu jusqu'au pied de son cadre, non pas seulement pour la garantir des rayons du soleil ou du souffle de la brise, mais ce pavillon paraissait avoir été placé de manière à empêcher tous les regards de se porter sur la personne qu'il recouvrait si soigneusement.

Dans quel but, se demandait-on, prendre un soin aussi scrupuleux? Est-ce pour épargner aux marins du Fantôme l'impression pénible que peut causer la vue d'une femme expirante? Mais sur de pareilles gens quel effet redoutable pourrait produire un tel spectacle, quelque douloureux qu'il soit?... Cet intrépide équipage du Capitaine-Noir est-il habitué à trembler de peur à l'aspect d'une femme souffrante? Si d'un autre coté le docteur n'a voulu que procurer un peu d'abri à l'agonisante, pourquoi, non content d'avoir étendu sur elle un épais pavillon, se place-t-il encore dans son canot de manière à empêcher le Capitaine-Noir d'apercevoir la jeune passagère qu'il a bien voulu par son humanité recevoir à son bord?...

Tout le monde à bord du Mascarenhas se perd en conjectures sur les minutieuses précautions prises par le docteur à l'égard de la malade.

Mais l'étonnement redouble encore, lorsque le canot se trouve rendu le long du Fantôme.... Personne ne paraît sur le pont: les hommes seuls de l'embarcation se disposent à embarquer la passagère au commandement du docteur. Le Capitaine-Noir, au lieu de témoigner quelque curiosité et de jeter au moins les yeux sur les nouveaux venus que son canot lui amène, semble au contraire éviter de les regarder. Il se promène toujours comme absorbé dans ses réflexions, et cette fois, au lieu de se tenir du côté du vent, il a passé du bord opposé, comme s'il craignait d'être témoin de la triste et silencieuse scène dont son bâtiment est devenu le théâtre....

La malade cependant venait d'être élevée dans son cadre jusque sur le plabord du Fantôme; mais alors, au lieu de démasquer son visage, le docteur a fait élever une toile au pied du grand mât, comme pour cacher, plus soigneusement encore qu'il ne l'a fait déjà, la passagère aux regards du timonnier et du capitaine, qui seuls se trouvent sur l'arrière. Le lugubre cortége se dirige du pied du grand mât jusque vers un panneau élégant situé en avant du milieu du navire, et le cadre de la malade, suivi par le mari de l'infortunée, disparaît, transporté avec soin par quatre matelots.

Les marins anglais ne savent que penser de l'étrangeté de cette scène muette et mystérieuse.

Le Fantôme rehisse à son bord le canot que pour un instant il a mis à la mer. Les hommes qui ont nagé dans cette embarcation servent eux-mêmes à la replacer sur ses palans, et puis, après avoir exécuté avec promptitude et précision cette opération, ils se portent, toujours sans se dire un seul mot, sur les bras du grand hunier. Le Fantôme, poussé alors par le vent qu'il reçoit dans ses voiles orientées au plus près, quitte la panne qu'il avait tenue jusque-là le long du Mascarenhas, et en quelques minutes il a dépassé son compagnon de route, qui reste derrière lui comme un navire à l'ancre, tant la vitesse prodigieuse du brick est supérieure à celle du trois-mâts anglais.

Au moment de leur séparation, le capitaine du Mascarenhas a voulu faire ses adieux au commandant du brick. Trois fois le pavillon anglais a été hissé et amené au bout de la corne du trois-mâts, en signe de salut. Mais le Capitaine-Noir n'a pas jugé à propos de répondre à cette politesse. Il s'est éloigné sans paraître même avoir remarqué qu'on le saluât.

Vers l'approche du soir, quand le soleil, disparaissant dans l'ouest, sembla abandonner à la nuit qui s'avançait l'empire de ces vastes mers que la solitude rend quelquefois si affreuses, l'équipage du navire anglais, rassemblé sur le gaillard d'avant, voulut encore repaître pour la dernière fois ses avides regards de la vue du brick redoutable qu'il croyait à peine avoir contemplé pendant plusieurs heures. Est-ce bien la vérité que nous avons vue, se disaient les matelots, ou un songe que nous avons fait? Avons-nous bien passé une demi-journée bord à bord avec ce fameux Capitaine-Noir dont on nous parlait comme d'un être invisible? Lorsque, rendus à terre, nous dirons que nous l'avons vu, que notre capitaine a causé avec lui, que son navire et le nôtre ont communiqué, personne ne voudra nous croire, et cependant c'est bien lui que nous avons rencontré et qui a pris à son bord nos deux passagers.... Mais avez-vous remarqué les matelots qui montaient le canot du Fantôme? Ils n'avaient pas le même air que les autres marins. Ils n'ont répondu à aucune des questions que nous leur avons adressées. Ils paraissaient même ne pas nous entendre.... Mais ce sont peut-être aussi, comme leur capitaine, des êtres surnaturels ou des malheureux qui ont signé un pacte avec le diable.

La nuit avait déjà descendu sur la surface de la mer, et à l'horizon, vers le point sur lequel les matelots n'avaient pas cessé de tenir leurs regards attachés, on vit sautiller un petit feu rouge qui indiqua que c'était là qu'était encore le Fantôme. Les marins du Mascarenhas, s'abandonnant à leurs idées superstitieuses, continuèrent leur conversation en observant au sein de l'obscurité la lueur que jetait par intervalles ce feu que l'éloignement allait bientôt leur dérober pour toujours.

—C'est la clarté de l'habitacle du Fantôme que vous voyez là, disaient-ils avec une sorte d'effroi aux passagers qui écoutaient en palpitant leurs récits fabuleux sur le brick mystérieux.... C'est, dit-on, dans une tête de mort que la lumière nécessaire à la boussole est placée pendant la nuit. Le jour, quand le Fantôme combat, il ne hisse qu'un grand pavillon noir au milieu duquel se trouve encore une tête de mort. Le nom même du bâtiment, que vous avez lu sur l'arrière, tracé en grandes lettres blanches, a été formé avec les os des officiers espagnols que le Capitaine-Noir a tués de sa propre main à l'abordage.

—Comment, répondaient les passagers aux crédules matelots, pouvez-vous ajouter foi à de telles exagérations, bonnes tout au plus pour effrayer de jeunes enfans?

—Comment nous pouvons ajouter foi à cela! Mais, messieurs, vous ne connaissez donc pas la complainte faite à Buenos-Ayres sur le Capitaine-Noir?

—Jamais nous n'en avons entendu parler.

—Dis donc, Herry, chante donc un peu, si tu n'as pas perdu tout-à-fait la voix, la complainte du Capitaine-Noir à ces messieurs, pour leur faire savoir si c'est des contes, ce que nous leur contons.

—Je veux bien si je peux, répond Herry à l'invitation de ses camarades; mais ma voix n'a pas pris beaucoup de force pendant nos quarante derniers jours de calme.... C'est égal, j'essaierai pour vous faire plaisir.... Approchez-vous de moi, si vous voulez m'entendre, car je ne crois pas pouvoir chanter comme je le faisais il y a seulement deux mois.

Tout le monde, réuni sur le gaillard d'avant autour du chanteur Herry, prêta une oreille attentive à la complainte du Capitaine-Noir.

L'orateur commença ainsi, d'une voix basse et rauque comme les flots qui murmuraient autour du navire:

Voyez à l'horizon
Filer comme un fantôme
Ce brick sans pavillon,
Avec sa longue baume.
Veille bien au bossoir,
Car la nuit sera sombre,
Et l'on a vu dans l'ombre
Le Capitaine-Noir.
Largue la toile,
Forçons de voile,
Car il court l'enfer,
Ce roi de la mer.
Malheur à qui s'endort
Et tombe sous sa coupe;
Une tête de mort,
C'est son fanal de poupe.
De l'arrière au bossoir,
Comme un drap mortuaire
Est peint l'affreux corsaire
Du Capitaine-Noir.
Largue la toile,
Forçons, etc.
Le jour, au fond des eaux
Comme un plomb il se coule,
Pour guetter les vaisseaux
Que balance la houle.
Et lorsqu'avec le soir
Au loin la foudre gronde,
On voit sortir de l'onde
Le Capitaine-Noir.
Largue la toile,
Forçons, etc.
Des grappins teints de sang
A ses vergues se brassent,
Pour déchirer le flanc
Des vaisseaux qui le chassent.
Et quand il fait pleuvoir
Son monde à l'abordage,
Nul n'échappe à la rage
Du Capitaine-Noir.
Largue la toile,
Forçons, etc.
Partout portant l'effroi,
Partout faisant sa ronde,
Près des vaisseaux du roi,
Lui seul est roi sur l'onde.
Ah! tremblons de le voir!
Peut-être il nous observe....
Mais que Dieu nous préserve
Du Capitaine-Noir.
Largue la toile,
Forçons de voile,
Car il court l'enfer,
Ce roi de la mer.

La complainte de Herry sur le Capitaine-Noir n'était pas finie, que déjà le feu du Fantôme avait disparu à l'horizon. Mais fidèles à leurs superstitions, les matelots anglais répétaient aux passagers qu'il ne fallait pas pour cela s'imaginer que le Capitaine-Noir les eût quittés pour ne plus revenir. Cet homme, ou plutôt ce diable, car c'est sans doute un démon, n'a pas pour habitude de lâcher comme il l'a fait la proie qui lui tombe sous la griffe. Aussi, à minuit, vous pouvez vous attendre à le voir revenir le long de notre bord et jeter ses redoutables grappins sur le pauvre Mascarenhas. Minuit, c'est son heure, et avec lui il n'est pas de tempête qui puisse mettre un bâtiment à l'abri de ses coups de patte. Quand la mer est furieuse pour les autres, elle est unie comme une glace pour le Fantôme, qui jamais, même dans un ouragan, n'a pris de ris dans ses huniers, et n'a amené ses perroquets pour un grain. Le Capitaine-Noir est si certain du succès quand il approche un bâtiment marchand ou un bâtiment de guerre, que quelquefois il ne se donne pas la peine de monter sur le pont pour commander l'abordage. Ce sont ses lieutenans qui ordonnent pour lui et qui font la plupart des prises dont s'engraisse l'équipage du Fantôme, car jamais le Capitaine-Noir ne partage avec ses gens; il leur donne tout: il ne prend pour son propre compte que la gloire, et afin que son nom seul soit connu, ses hommes ne sont désignés entre eux à son bord que par des numéros. En mettant le pied sur le plabord du corsaire, chaque nouvel arrivé perd son nom et prend un nombre d'ordre. Le second du navire est le nº 1, le premier lieutenant le nº 2, le second lieutenant le nº 3, ainsi de suite jusqu'au dernier mousse.

Les passagers, souriant avec l'air de l'incrédulité à tous les contes des matelots, allèrent se reposer, et le pont du Mascarenhas resta livré aux hommes de quart, encore tout préoccupés des idées qu'avait fait naître en eux l'apparition du Fantôme et du Capitaine-Noir.

Mais pendant le temps où les marins s'entretenaient ainsi du fameux capitaine et de son merveilleux bâtiment, que se passait-il à bord du Fantôme? Nous allons le voir.

Quelques heures après avoir perdu de vue le Mascarenhas, le docteur, chargé du soin de la malade que lui avait confiée le capitaine anglais, s'empressa de prodiguer tous les secours de son art à cette infortunée. Le mari de la mourante paraissait absorbé dans une douleur qui lui permettait à peine de répondre aux questions qu'on lui adressait. Il ne semblait trouver d'expressions que pour demander en espagnol au médecin: Croyez-vous qu'elle puisse en réchapper? et puis il ajoutait avec désespoir: Je donnerais toute ma fortune et toute ma vie pour conserver un seul de ses jours!

La tête penchée au pied du lit qu'on avait préparé à son épouse, l'infortuné mari n'avait pas voulu changer de position, et cependant les instances du médecin avaient été vives, car, prévoyant le moment où la malade pourrait cesser de vivre, il avait voulu éloigner son époux du fatal spectacle qui se préparait pour lui dans ce funèbre entre-pont du Fantôme, éclairé seulement par la lampe allumée au chevet de la couche de l'agonisante.

Dans la nuit, le docteur, pour faire diversion au sentiment funeste que cette scène douloureuse avait jeté dans son cœur, vint respirer sur le pont l'air frais qui enflait les voiles du navire. Le Capitaine-Noir était, contre son ordinaire, descendu dans sa chambre, car presque toujours il se promenait seul jusqu'à minuit ou une heure du matin sur le gaillard d'arrière.

Le docteur trouva le second du Fantôme parcourant tout seul l'espace compris entre le grand mât et le mât de misaine. Bien rarement les officiers du bord, même quand le Capitaine-Noir s'était retiré dans sa chambre, s'exposaient à se montrer sur le gaillard d'arrière, à moins que ce ne fut pour surveiller de temps à autre la manière dont gouvernait l'homme placé à la barre.

Maître Arnold, second du bâtiment, était un rude marin français, fort peu familiarisé avec le sentiment, et très-expert en fait de chose expéditive, soit sur terre, soit sur mer. Dans son temps, comme il disait, la bamboche avait été sa passion. Mais voulant terminer honorablement une carrière orageuse, il s'était fait corsaire sous les ordres du Capitaine-Noir. Le docteur du bord et lui étaient au mieux, quoique leurs manières et leur humeur fussent tout-à-fait différentes.

—Eh bien! docteur, s'écria maître Arnold en voyant monter sur le pont son ami tout préoccupé, comment va la malade et monsieur son époux?

—Mais fort mal à mon avis, mon cher lieutenant. Vous me voyez tout bouleversé de la scène déchirante qui vient de se passer dans l'entrepont entre ces deux infortunés.

—Allons donc, docteur, je vous croyais plus de moral que cela; un homme qui tue par état être vent-dessus vent-dedans pour une femme qui va avaler naturellement sa gaffe!

—Que voulez-vous? ce sont là des contradictions qu'on ne s'explique pas, mais qui existent dans notre pauvre cœur humain.... A propos, est-ce que le capitaine s'est déjà couché?

—Ah! mon Dieu, oui! Aujourd'hui il paraissait être plus triste encore que de coutume. Cependant il a fallu qu'il ne fût pas de très-mauvais poil pour vous accorder la permission de prendre à bord cette femme malade et son pleurnicheur de mari.

—C'est vrai; je ne reviens pas moi-même de l'audace que j'ai eue de lui demander de faire venir une femme à bord du Fantôme, et je conçois encore moins l'indulgence qu'il lui a fallu pour ne pas m'envoyer promener avec ma demande.

—Écoutez-donc, docteur, notre capitaine veut peut-être se rapatrier avec le beau sexe; qui sait!

—J'en doute.

—Et moi donc. Quand celui-là aimera une femme, moi j'irai à confesse au premier calotin venu. Avez-vous vu la grimace qu'il faisait quand dernièrement, dans notre relache à la Guayra, je voulais amener ces deux mulâtresses à bord? C'était cependant de bien belle marchandise; mais notre capitaine m'a fait bientôt refouler le sentiment en dedans. Quelle paire d'yeux il m'a faite! Une autre fois je vous assure qu'on ne m'y reprendra plus. Plus d'amour, Lisette, à bord du Fantôme.

—Et vous aurez raison. Je connais notre capitaine depuis plus long-temps que vous, et je vous jure que ce serait un mauvais moyen pour se mettre bien avec lui que de renouveler la petite scène qui a déjà eu lieu à la Guayra.

—Cependant on m'a dit, docteur, que, tel que vous le voyez, le capitaine n'avait pas toujours craché sur la beauté!

—Bah! on vous a peut-être débité des contes comme on en fait tant sur le Capitaine-Noir.

—Ecoutez, je ne vous donne tout cela qu'au prix où on me l'a donné à moi-même. On m'a dit entre autres choses, que c'était parce qu'il s'était trouvé trop échaudé par une particulière qu'il avait aimée trop dur, qu'il ne voulait plus remettre la patte dans le sentiment.

—Qui a pu vous débiter de telles balivernes? Il y a dix ans que je connais notre commandant et que je le suis sur toutes les mers, et jamais rien n'a pu, je vous assure, me donner à penser qu'il eût été trompé par une femme.

—Ecoutez donc, docteur, ce sont là de ces choses qu'un individu aussi fin que lui n'aime pas à faire savoir à propos de botte. Mais croyez bien que dans ce que je vous dis là, il y a quelque chose de vrai.

—Ne vous a-t-on pas raconté aussi que cette femme qui l'avait trompé était son épouse, et que le dépit d'avoir perdu celle qu'il aimait l'avait conduit à courir les mers?

—Sans doute que l'on m'a raconté tout cela.

—Eh bien! rien n'est plus faux. Ce sont toujours les mêmes bagatelles que l'on débite sur son compte. Ah! parbleu! si l'on voulait écouter les mille et un romans que l'on a faits sur notre pauvre capitaine, on en composerait plus d'un volume....

—A l'usage des maisons d'éducation, n'est-ce pas, docteur?

—Mais je ne vois pas ce qu'il pourrait y avoir de si immoral dans tout cela? Le Capitaine-Noir, ancien officier dans la marine française, s'est attaché au sort de la république de Buenos-Ayres. Il a rendu le plus de services qu'il a pu à sa nouvelle patrie; le tort qu'il a fait aux ennemis n'a servi qu'à augmenter légitimement sa gloire.... Et nous que ses succès ont enrichis, qu'avons-nous à lui reprocher?...

—Oh! rien sans doute, docteur, bien au contraire....

—Son avarice?

—Lui avare! il nous donne tout, bien loin de là, et ne garde rien pour lui, ce brave homme!

—Son inhumanité?

—Lui! ah bien oui! c'est le meilleur des hommes quand il veut!

—Son défaut de courage?

—Son défaut de courage, dites-vous, docteur? Mais c'est un lion, et le premier qui viendrait me dire.... Jamais la mer ne peut se flatter d'avoir porté un marin aussi intrépide que ce poulet-là.

—Eh bien! qu'avons-nous donc à lui reprocher? le silence qu'il garde avec nous? Mais si c'est là un moyen d'obtenir ce qu'il est en droit d'attendre de notre obéissance, pourquoi le forcerait-on à nous parler pour nous dire des choses inutiles?

—Vous avez raison, docteur, vous avez mille fois raison, et n'en parlons plus. Notre commandant est ce qu'il nous faut, et, voyez-vous, je ne le changerais pas pour un roi.... Mais causons, si vous le voulez bien, d'autre chose, car il pourrait nous avoir entendus jaser ensemble, lui qui voit tout ce qu'on fait à bord et qui sait tout ce qu'on s'imagine lui cacher.

—Oui, parlons d'autre chose, je le veux bien. Vous ne vous douteriez guère, j'en suis sûr, du motif qui m'a fait monter sur le pont? J'y venais avec l'espoir d'y rencontrer encore le commandant.

—Et qu'auriez-vous fait si vous l'y aviez trouvé?

—Je lui aurais demandé une faveur.

—Et quelle faveur?

—Une faveur qu'il ne m'accordera pas sans doute, mais qui au reste n'est pas pour moi.

—Et pour qui donc est-elle?

—Pour cette dame malade. Imaginez-vous qu'elle m'a d'abord demandé comment se nommait le capitaine du navire et quelle espèce d'homme c'était.

—Et vous lui avez répondu....

—La première chose venue. Dans la crainte de l'effrayer dans l'état où elle se trouve, je me suis bien gardé, comme vous le pensez bien, de prononcer le nom du commandant, et je lui ai dit, ma foi! qu'il se nommait.... Antonio.

—Antonio, c'est, ma foi! un nom tout comme un autre.

—Et quand elle a voulu savoir quel homme c'était, je lui ai dit que c'était un capitaine très-distingué et en grande réputation.

—Fort bien, et après?...

—Après elle m'a prié en grâce de l'inviter à se rendre auprès d'elle, parce qu'elle désirait lui confier avant de mourir ses dernières volontés.

—Ah bien oui! je serai bien curieux de voir pour la rareté du fait le Capitaine-Noir faisant auprès d'une femme le service d'un confesseur.... Il ne manquerait plus que cela pour me faire crever de rire, moi qui depuis si long-temps n'ai fait une once de bon sang.... Et que diable veut-elle, cette brave dame, avec sa confession et ses dernières volontés? Est-ce que son grand bat-la-lame de mari n'est pas là au poste pour un coup?

—Par une singularité que je n'attribue qu'au désordre des idées causé par la maladie chez cette pauvre femme, elle paraît depuis quelques heures ne supporter qu'avec répugnance la présence de son mari au chevet de son lit.

—Voilà bien les femmes, docteur! en maladie comme en santé, toujours le caprice en avant jusqu'au moment de faire l'éternuement final et définitif. En v'là une qui au lit de la mort ne veut plus de son seigneur et maître. Ah! notre commandant a peut-être bien raison de ne pas taper plus qu'il ne le fait sur le féminin.... Mais encore, docteur, comment allez-vous débrouiller vos lignes pour tirer au capitaine la carotte sentimentale dont la moribonde vous a chargé?

—Je ne sais; mais j'irai, ma foi! tout droit pour remplir un devoir de conscience.

—Ah! c'est vrai, vous avez de la conscience, vous. Mais voyez-vous bien, si j'étais à votre place, moi, savez-vous ce que je ferais?

—Que feriez-vous?

—D'abord je me dirais: Aller parler au commandant pour lui faire avaler les récits des vieux péchés d'une concitoyenne, c'est comme si je chantais femme sensible. Ainsi donc, pas de démarche inutile. Mais d'un autre côté, pour empêcher la mourante de crier après le capitaine, je dirais au second du navire, qui est un bon pèlerin, et c'est moi: Arnold, faites-moi le plaisir, mon ami, de remplir la corvée pour le commandant et d'écouter le chapelet que ma malade veut filer par le bout avant d'appareiller pour l'autre monde. Alors, comprenez-vous bien, Arnold descendrait dans l'entre-pont en se donnant un air bonhomme, et il écouterait tout ce que la chrétienne aurait à restituer à la vérité. Par ce petit moyen-là vous auriez rempli votre consigne, et votre malade défilerait en paix la parade, contente comme une sainte du paradis.

—Y pensez-vous bien, lieutenant! Ce serait tromper les dernières volontés d'un mourant, et je me reprocherais cela toute ma vie.

—Eh bien! vous vous le reprocheriez; mais la chose tout de même serait faite!

—Non, j'aime beaucoup mieux m'exposer à un refus de la part du commandant, et m'acquitter scrupuleusement de mon devoir, que de me débarrasser de ma mission en abusant de la confiance d'une malheureuse qui n'a peut-être plus qu'une minute à vivre.

—Voilà, par exemple, ce que je n'ai jamais compris, moi! Il y a des gens qui sont assez heureux pour avoir réussi à se faire une provision de scrupules. Ça les rend tranquilles, à ce qu'ils disent. Moi, j'ai voulu aussi me scrupuliser un peu; eh bien! jamais je n'ai pu y arriver. Mais cependant tout cela ne m'empêche pas de dormir, de boire bien et de manger de même, comme à l'ordinaire; et je défie le plus honnête homme d'être plus tranquille d'esprit que je ne le suis. Il paraît que pour certains individus, c'est trop difficile que de s'installer une conscience un peu propre. Mais écoutez, au bout du compte, si c'est une chose qui ne se donne pas que la conscience, quand la nature ne vous a pas bâti pour en avoir une, on serait bien bête de chercher à contrarier le vœu de la nature; n'est-ce pas, docteur?

En ce moment les deux interlocuteurs virent, malgré l'obscurité qui les environnait, l'ombre de quelque chose sortir du dôme de l'arrière. Comme le capitaine du Fantôme avait seul le privilége de monter à cette heure par l'escalier de la chambre, ils se dirent l'un à l'autre: Voilà le commandant qui vient sur le pont. Attention! Séparons-nous.

—Oui, répondit le docteur au second, séparons-nous; vous, pour veiller à votre quart, et moi pour aller faire ma demande au commandant.

—Votre demande! répliqua le second.... Il faut que vous ayez joliment du courage, docteur; et franchement, j'aime mieux que ce soit vous que moi qui ayez quelque chose à lui demander à l'heure qu'il est.... Allons, poussez de l'avant, et bonne chance que je vous souhaite.

Le Capitaine-Noir jeta d'abord les yeux sur la boussole pour s'assurer si le timonnier gouvernait bien en route. Ce pauvre timonnier, sentant à ses côtés son commandant, se tenait droit comme un piquet, les yeux fixés sur son compas, et osant à peine exhaler son souffle, tant il avait peur si près de son terrible chef. Après avoir stationné quelques minutes auprès de l'habitacle, le capitaine se mit à parcourir à pas lents, comme à son ordinaire, le gaillard d'arrière du navire. Pendant une heure il ne fit pas autre chose.

Quant au chirurgien, qui guettait le moment le moins défavorable pour aborder son chef, il s'était assis au pied du grand mât. Deux ou trois fois déjà il s'était levé avec la ferme résolution d'adresser la parole au capitaine, et deux ou trois fois il avait repris sa première position, sentant ses jarrets trembler sous lui au moment d'ouvrir la bouche.

Le second du bâtiment, maître Arnold, tout satisfait de trouver dans le médecin un homme qui avait aussi peur que lui de son capitaine, harcelait tant qu'il pouvait le malheureux docteur pour l'engager à se lancer. A chaque tour qu'il faisait entre le mât de misaine et le grand mât, il ne manquait pas de coudoyer son ami en lui répétant: Eh bien! docteur, qu'attendez-vous pour parler au commandant? L'occasion est belle, le voilà qui bâille à se démonter la mâchoire. Allez donc, docteur, et plus vite que cela.

Le docteur n'osait.

Le Capitaine-Noir, au bout de son heure de promenade sur le gaillard d'arrière, alla enfin s'asseoir sur le couronnement du navire. Dans la position qu'il avait prise, la lueur de la lampe d'habitacle jetait par intervalle sur sa sévère physionomie une clarté que faisait vaciller de temps à autre le roulis du bâtiment. Dans un de ces momens où les accidens de la lumière permettaient au docteur de voir la figure du commandant, le médecin crut remarquer sur les traits de son chef une expression moins austère que celle qu'ils avaient ordinairement. Pour cette fois notre médecin jugea le moment opportun. Il quitte le pied du grand mât, il se dresse sur ses jambes, et le voilà, poussé par le second, faisant quatre pas et en reculant deux, en train de s'avancer, le chapeau bas, vers son capitaine.

Dès qu'il se sentit en face de son redoutable chef, la résolution lui vint avec la nécessité de parler clairement.

—Commandant, lui dit-il, j'ai une grâce à vous demander!

—Une grâce, docteur? Mais il me semble que c'est aujourd'hui le jour!

—Effectivement, commandant; vous m'avez déjà accordé une grande faveur en permettant à cette dame malade de passer à votre bord; mais j'ai plus que cela encore à réclamer de votre bonté.

—Plus que cela? Vous m'effrayez. De quoi s'agit-il?

—D'accomplir les dernières volontés d'une femme qui se meurt.

—D'une femme qui se meurt! Et quels rapports peut-il y avoir entre une femme qui se meurt et moi?

—Cette malheureuse, à qui vous avez accordé si généreusement l'hospitalité à bord du Fantôme, voudrait confier à vous, mais à vous seul, un secret qui va s'exhaler avec son dernier soupir.

—Et pourquoi à moi plutôt qu'à vous?

—Parce que vous êtes le capitaine du navire.

—Et n'a-t-elle pas son mari à côté d'elle pour recueillir ses suprêmes volontés?

—Elle ne veut absolument se confier qu'à vous.

—Plaisante idée! C'est bien cela, au reste.... Nommez-moi à cette mourante, et l'envie de me prendre pour dépositaire du secret qui lui pèse se passera peut-être.

—Je vous ai nommé, commandant.

—Et qu'a-t-elle dit?

—Elle a persisté dans sa résolution.

—C'est donc une femme bien extraordinaire!... Au surplus, il en faut comme ça.... Et prévoyez-vous ce qu'elle peut avoir à me dire?

—De tels secrets ou peut-être de tels remords ne se devinent pas. C'est une étrangère, et je la connais depuis quelques heures seulement.

—Des remords! Elles en ont donc aussi quelquefois les femmes!... Oui, mais au moment de mourir, au moment où ces remords sont inutiles!... Je verrai votre malade.... mais il faudra qu'elle parle vite.... Aujourd'hui, vous voyez que je vous accorde tout, et pour une femme encore!... Dites-lui qu'elle se prépare à me recevoir....

Le médecin, étonné de la facilité avec laquelle il a obtenu de son capitaine la faveur qu'il a sollicitée pour la malade, passe comme un trait auprès du second, qui, le voyant se diriger pour descendre dans l'entrepont, lui demande:

—Et bien, docteur, y a-t-il de bonnes nouvelles?

—Il a consenti, lui répond le médecin.

—Consenti! s'écrie maître Arnold.... Quand je vous disais qu'il voulait se rapatrier avec le sexe.... Ah! par la sambleu! je serais bien curieux de savoir la grimace qu'il va faire en accostant le lit de la moribonde!

Et aussitôt maître Arnold se dispose, en se plaçant au coin du grand panneau, à épier le moment où le Capitaine-Noir se rendra auprès de la dame mourante; mais il se poste de manière à tout voir sans que son chef puisse soupçonner le motif qui le fait agir, car le second tremblerait de laisser apercevoir à son commandant le moindre indice de curiosité....

Le docteur, en revenant auprès de la dame anglaise, lui annonce que bientôt elle va recevoir la visite du capitaine, et que celui-ci s'est montré disposé à entendre ce qu'elle paraît avoir eu intention de lui communiquer. A ces mots, l'infortunée paraît recouvrer un peu de force, et relevant sa belle tête sur son oreiller, elle semble vouloir se recueillir un moment et réunir quelques idées.... Sa main défaillante a fait signe à son époux de s'écarter un moment.... L'époux en pleurs a obéi avec une soumission qui laisse voir combien il fait d'efforts sur lui-même pour s'écarter en cet instant douloureux de celle qu'il chérit.... Mais les yeux de la mourante ne versent pas une larme.... Sa bouche brûlante exhale à peine un soupir, et ses regards ne daignent pas même suivre dans l'obscurité son malheureux mari qui s'éloigne en sanglotant....

Le docteur, armé d'un flambeau, attend dans l'attitude du respect la visite du commandant.... Des pas solennels se sont fait entendre sur l'escalier qui conduit du pont dans l'entrepont.... Tout est calme à bord: les matelots de quart, comme à l'ordinaire, se sont retirés devant, prêts à paraître au premier commandement de l'officier, mais n'osant se montrer sans qu'on leur en ait donné l'ordre. Un seul homme se promène sur les passavans.... C'est maître Arnold, qui en marchant bien fort veut faire croire à son capitaine qu'il a à peine remarqué le mouvement qu'il a fait pour se rendre auprès du docteur....

Le Capitaine-Noir paraît enfin dans l'entrepont. Il saisit d'une main ferme la lumière qu'il voit briller dans les mains du docteur. Il s'avance vers la chambre de la malade.... Le docteur se retire avec humilité, et va rejoindre le second du navire, qui de son côté guette tant qu'il peut chacun des gestes de son capitaine.

Un rideau de soie enveloppe la couche de la mourante, qui s'est efforcée de tourner la tête vers le côté où il lui semble avoir entendu les pas du commandant.... Le Capitaine-Noir, en s'avançant près du lit de mort de la passagère, approche le flambeau qu'il tient de la main gauche, et de son autre main il écarte avec lenteur le rideau sous lequel lui apparaît la figure pâle et livide d'une femme mourante....

A l'aspect de ce flambeau et de l'homme qui le porte, les yeux presque éteints de l'infortunée s'élèvent sur le Capitaine-Noir.... Un cri horrible s'échappe de ses lèvres contractées.... Le flambeau tombe.... Le Capitaine-Noir remonte avec la vivacité de l'éclair sur le pont, où le docteur et le second le voient passer comme un spectre irrité.... Ils ont entendu le cri perçant et terrible parti de l'entrepont. Une idée épouvantable les a frappés comme d'un coup de foudre.... Le médecin se précipite vers le lit de la malade: il gagne, malgré l'obscurité qui règne sur ses pas, la chambre que vient d'abandonner le commandant, et sur cette couche qu'il cherche de ses mains tremblantes, il retrouve un cadavre.... C'est la femme qui vient d'expirer.... Des fanaux arrivent; à leur fatale clarté il aperçoit l'époux de la victime, qui, tout palpitant d'effroi, vient fixer ses regards épouvantés sur le corps inanimé de son épouse.... C'en est fait, la mort a étendu son voile lugubre sur l'infortunée, qui, dans son dernier soupir, a jeté un cri de terreur et de désespoir dont le médecin lui-même tremble encore....

Ses traits, horriblement convulsionnés, offrent dans leur ensemble affreux l'expression des sentimens qu'elle a éprouvés en expirant; son front glacé porte l'empreinte de l'épouvante qui vient de causer son trépas....

—Quel funeste mystère a accompagné ses derniers momens? demande l'époux désespéré au docteur.... Répondez, monsieur.... Votre capitaine pourra l'expliquer.... Il était là; lui seul a recueilli de la bouche de la victime.... Je veux savoir....

—Gardez-vous bien, répond le médecin, d'interroger le commandant!... Si le secret qui lui a été confié lui fait un devoir de se taire, n'espérez pas....

—Je puis tout braver, maintenant que j'ai tout perdu.... Peu m'importe le vain respect dont vous entourez un homme à qui j'ai droit de demander par quelle fatalité cette infortunée a succombé au moment même où il a paru près d'elle.... Est-il donc invisible pour qui veut parler à son honneur, ce capitaine si terrible....

—Non, répond une voix lugubre à ces derniers mots du malheureux époux, il n'est pas invisible, cet homme à l'honneur duquel vous voulez parler.... Le voilà!...

Et devant l'imprudent qui n'a pas craint d'exhaler ainsi sa douleur, se présente, les bras croisés et l'œil en feu, le redoutable Capitaine-Noir!...

Un silence affreux suit ces paroles sinistres; le docteur ose à peine lever les yeux sur la figure de son commandant.... Le malheureux époux, à l'aspect de l'homme qui lui est apparu, sent sa résolution s'évanouir, et la peur succède à son exaltation. C'est au Capitaine-Noir seul de parler dans cet instant solennel.... Il parlera sans qu'aucune bouche ait l'audace de s'ouvrir pour l'interrompre....

—Faites enlever ce cadavre, dit-il en s'adressant au docteur et en accompagnant cet ordre d'un de ces gestes qui ne permettent ni la désobéissance ni même la plus légère hésitation....

Puis appliquant sa redoutable main sur le bras de celui qui un instant auparavant voulait l'interroger, il entraîne ce malheureux dans la chambre de l'arrière, dans cette chambre où lui seul avait le droit de pénétrer....

Maître Arnold, resté sur le pont, a saisi quelques-uns des incidens étranges de cette scène nocturne. Il brûle d'interroger le docteur.... Il a vu le commandant rentrer dans sa chambre avec le passager.... Que s'est-il donc passé? demande-t-il impatiemment au médecin en le voyant revenir sur le pont, après le départ du capitaine. Est-ce une comédie infernale qu'il veut jouer aujourd'hui? Le médecin consterné ne répond rien: il semble même ne pas entendre les questions que lui adresse son ami....

Celui-ci, livré à la plus vive curiosité, redouble d'instances pour obtenir quelques mots au moins du docteur, et après l'avoir arraché à sa stupeur, en le secouant comme un homme qui dort, il parvient à en tirer ces mots:

—La femme est morte, et le mari ne sortira pas vivant de la chambre du commandant.

Alarmé à son tour de cette lugubre prédiction, maître Arnold s'écrie avec effroi:

—Et si ce passager désespéré osait, seul avec notre commandant....

—N'ayez pas peur pour le commandant, répond le docteur.... Oh! si vous aviez vu le regard qu'il a lancé sur ce malheureux....

—Mais encore une fois, docteur, avançons-nous, croyez-moi, vers le dôme de la chambre du commandant.... Ce que vous me dites-là et votre air d'enterrement me présagent quelque malheur.... Approchons.... Je serai plus tranquille quand je me sentirai plus près de....

A l'instant même où maître Arnold prononçait ces derniers mots, en entraînant presque malgré lui le docteur sur l'arrière du navire, le bruit soudain d'une arme à feu les arrête....

Les deux amis et le timonnier placé à la barre se précipitent à la fois à l'entrée du dôme pour se jeter dans la chambre du commandant....

—Grand Dieu! s'écrie Arnold tremblant, c'est lui qu'on a tué!

—Non, lui répond en se montrant à ses côtés le Capitaine-Noir, ce n'est pas lui.... Faites monter à l'instant tout l'équipage sur le pont!...

Cet ordre était inutile: à la détonation de l'arme à feu, tous les hommes du Fantôme, oubliant, à l'idée du danger de leur chef, la règle sévère qui ne leur permettait de se montrer que lorsqu'ils étaient appelés en haut, s'étaient élancés de leurs hamacs sur le gaillard d'avant.

Le premier objet que leurs yeux hagards cherchent dans l'obscurité, c'est leur capitaine, et en l'apercevant derrière, entre le docteur et le second, ils se sentent rassurés....

L'ordre de rester sur le pont leur est cependant donné par maître Arnold.... Tous se pressent en silence, le bonnet à la main, pour entendre ce qu'il plaira à leur commandant d'ordonner....

Un homme monte seul sur le bastingage du vent: c'est le Capitaine-Noir. Il va parler.

Tous ses gens palpitent d'impatience; et de peur de perdre un seul mot, ils retiennent leur souffle dans leurs poitrines haletantes....

—Enfans! s'écrie leur terrible chef, la carrière de votre capitaine est finie.... Une misérable femme l'avait trompé, un lâche avait flétri son honneur.... Ma vue a donné la mort à la misérable, et cette main vient de venger l'honneur de votre capitaine sur le lâche qui l'avait flétri.... Je meurs digne de vous; vivez dignes de moi....

A ces mots, qui portent un effroi subit dans tous les cœurs, l'équipage se précipite d'un seul bond sur son capitaine.... Il n'était plus temps: l'arme qu'il tenait dans sa main venait de le renverser mort le long du navire....

—Mettons en travers, mettons en travers, crient à la fois tous les matelots; et trois embarcations, dans lesquelles se jettent les plus alertes, sont amenées en même temps en vrac à la mer. Ceux qui n'ont pu s'élancer assez tôt dans les canots se précipitent dans les flots pour chercher, en plongeant autour du navire, le corps de leur bien-aimé capitaine.... Les cris de rage des uns, les gémissemens des autres, donnent à cette scène nocturne l'appareil le plus étrange et le plus lugubre....

—Eh bien! demandent à chaque instant les officiers avec anxiété, l'avez-vous trouvé, mes amis?...

Et tous les matelots consternés répondent:

—Non, pas encore.... Ils cherchent de nouveau, ils nagent toujours: on dirait qu'ils ont fait le serment de retirer des flots un trésor auquel leur fortune et leur vie sont attachées....

Le ciel, qui jusque-là avait été doux et serein, s'est voilé de nuages; la mer s'est soulevée tout-à-coup à la lueur de la foudre qui commence à gronder.... Le vent gémit dans les cordages et les voiles du Fantôme. Mais ni la mer qui se gonfle, ni le vent qui mugit, ni la foudre qui gronde, ne peuvent arracher les matelots à l'endroit où ils croient retrouver les précieux restes de leur brave commandant....

La tempête, cependant, restera la plus forte.... Maître Arnold a répété vingt fois l'ordre de revenir à bord, et vingt fois ses gens lui ont désobéi....

Cependant à la voix brève de leur chef, qui s'unit à celle de l'ouragan, au fracas du tonnerre et au mugissement des flots, les matelots rallient le corsaire, en lançant vers le ciel, qui hurle sur leurs têtes, toutes les imprécations de l'impuissance et du désespoir....

En rentrant à bord, l'équipage furieux cherche encore à assouvir sa rage sur quelque chose qu'il demande vaguement....

Il lui reste deux cadavres.... Il les cherche.... Il les trouve.... Le corps d'une femme est resté dans l'entrepont.... Le corps d'un homme doit être étendu dans la chambre du capitaine.... Ces restes épouvantables sont amenés sur le pont à la lueur des torches funèbres que les officiers ont allumées....

—Voilà la misérable qui l'a trompé, s'écrient les matelots.

—Voilà le lâche qui a flétri son honneur, répondent d'autres matelots à leurs camarades....

—Envoyons-les ensemble par-dessus le bord; non, plutôt par-dessus la poulaine, disent-ils tous....

—Non! envoyons-les à l'eau tout nus, sans un lambeau de toile, et avec un baril vide amarré aux pieds, ajoutent-ils, pour qu'ils flottent long-temps, et pour que les oiseaux de mer dévorent leurs exécrables cadavres.... C'est l'enterrement des lâches, et c'est encore trop bon pour eux.

Et cette sentence cruelle de la vengeance est exécutée à l'instant même.... En voyant disparaître les corps des deux victimes, ignominieusement lancés à la mer, les matelots, irrités de ne pouvoir exhaler leur rage que contre des restes inanimés, unissent du moins leurs blasphèmes et leurs malédictions, en appelant la colère du ciel sur les deux êtres à qui ils attribuent la mort de leur capitaine....

C'est avec peine que le docteur est parvenu à les empêcher de lacérer les deux cadavres, sur lesquels, à défaut d'autre chose, ils voulaient assouvir leur fureur.

—Est-ce ainsi, répètent-ils en pleurant leur commandant, que devait finir le Capitaine-Noir....

—Un si vaillant homme mourir pour une coquine de femme....

Puis ils s'écrient en s'adressant à maître Arnold:

—Vous qui êtes devenu maintenant notre capitaine, conduisez-nous à terre le plus tôt possible....

—Nous ne voulons plus naviguer désormais....

—Plus de Capitaine-Noir, plus de Fantôme....

—Lui seul était digne de commander notre corsaire....

—Menez-nous à la première terre venue....

—Notre course, sans lui, est à jamais finie....

Le dégoût qui s'était emparé de tout l'équipage après la mort du Capitaine-Noir ne permettait plus aux officiers du corsaire de tenir plus long-temps la mer avec des hommes pour qui la discipline, qu'ils avaient observée jusqu'alors comme une sorte de culte, n'était devenue qu'un vain mot. A peine les matelots retrouvaient-ils assez de courage et de bonne volonté pour manœuvrer le navire et pour obéir aux ordres de leur nouveau commandant.

Les officiers tinrent entre eux un long conseil à la suite duquel il fut résolu qu'on poursuivrait la route qu'on avait déjà prise pour attérir à Buenos-Ayres.

Au bout de trois jours on découvrit enfin la terre.... C'étaient les côtes de l'embouchure de la Plata.... C'était là que si souvent le Fantôme, couvert de gloire et chargé des riches dépouilles de l'ennemi, était revenu après ses rapides courses et ses nombreux combats.... A peine les matelots eurent-ils reconnu cet attérage, qu'ils supplièrent leurs chefs de seconder le projet qu'ils avaient conçu....

—Quelle est donc votre dernière intention? leur demanda le second....

—De brûler le navire, répondirent-ils tous, et de nous en aller à terre dans nos embarcations, pour qu'il ne soit pas dit que le Fantôme puisse naviguer encore sans le Capitaine-Noir.

Cette volonté étrange était exprimée avec tant d'unanimité et de résolution, qu'il fallut bien que l'état-major du brick se rendît au vœu du grand nombre....

L'ordre de brûler le navire est donné.... Les embarcations, chargées de monde, sont prêtes à l'exécuter. C'est un hommage expiatoire, un sacrifice pieux que l'équipage veut offrir à la mémoire de son capitaine....

Les voiles du Fantôme viennent d'être déployées....

Les grappins d'abordage ont été hissés, comme s'il s'était encore agi de combattre....

Les caronades ont été chargées... le pavillon noir arboré à la poupe.... C'est à ce signal que les bâtimens ennemis reconnaissaient qu'il n'y avait plus de quartier pour eux.... Une fois ces dispositions prises, les torches dont les officiers et les matelots sont munis mettent le feu au navire mouillé sur ses deux ancres, et en quelques minutes l'incendie dévore, en hurlant dans le gréement et la voilure, ces cordages si fins, ces voiles si gracieuses, chefs-d'œuvre des habiles marins qu'avait choisis l'intrépide capitaine.... Bientôt le feu gagne la coque; il craque en pénétrant dans la cale, qui lance vers le ciel, par les panneaux et le dôme de la chambre, de noirs tourbillons de fumée: les pièces chargées sur le pont partent et tonnent.... Les hommes, groupés, debout et le chapeau bas, dans les embarcations, attendent dans le silence et le recueillement le moment fatal.... Les poudres vont sauter.... Une explosion effroyable, dont la terre et la mer sont frappées au loin, a retenti comme si les entrailles d'un volcan s'étaient déchirées.... Long-temps après ce fracas épouvantable, l'onde reste couverte d'un nuage de soufre que l'œil ne peut percer, et que la brise ne parvient qu'avec peine à chasser vers l'horizon, que la secousse semble avoir aussi ébranlé.... Mais quand le vent a enfin passé sur les flots, et que la clarté du jour s'est de nouveau étendue sur leur surface, les regards des matelots cherchent la place où était le Fantôme.... Ils ne le retrouvent plus.... Le brick n'a laissé après lui aucune trace, et la mer a tout englouti pour jamais dans son abîme....

A l'aspect de ce néant, les voix de tous les marins du corsaire qui n'est plus s'élèvent pour la dernière fois, et l'on entend partir de toutes les embarcations ce cri lamentable:

Plus de Capitaine-Noir! plus de Fantôme!!!


V.

Le Négrier le Revenant,

SCÈNE DE MER DE LA CÔTE D'AFRIQUE.

Une petite flotte de négriers français, espagnols et portugais, encombrait l'ouverture du vaste fleuve de Boni, attendant avec anxiété l'occasion favorable d'échapper à la croisière anglaise qui la bloquait étroitement depuis deux ou trois mois dans les parages où chacun des navires de cette escadrille de marchands d'esclaves avait réussi à achever sa traite.

La corvette le Soho, commandée par un officier aussi intrépide qu'entreprenant, était venue pendant une nuit sombre et orageuse mouiller entre les bancs de Boni, pour essayer de surprendre, au jour, les négriers qu'elle avait cru pouvoir approcher à la faveur de la nuit et du temps épouvantable qu'elle avait choisi comme le plus propre à cacher sa périlleuse manœuvre et son projet hardi.

Il faudrait avoir vu éclater un orage sur les côtes d'Afrique, pour se faire une idée de la scène imposante qui se passait à bord de la corvette anglaise pendant cette nuit solennelle.

Jamais encore le tonnerre, qui semble habiter ces climats de feu, n'avait retenti avec plus de fracas dans les mornes sonores de ces sombres rivages. Jamais encore les éclairs n'avaient embrasé avec autant d'ardeur le ciel convulsionné qui vomissait sur les flots soulevés par une houle sourde, des torrens de pluie, de soufre et de chaude fumée; et le vent, qui si souvent hurle par tornades dans l'atmosphère étouffante de ces contrées désolées, s'était éteint sur les ondes gonflées, comme pour abandonner un moment à toute la fureur des élémens les lieux funèbres dont s'étaient emparées les ténèbres de la nuit.

Le silence que l'on gardait à bord de la corvette anglaise dans l'intervalle des coups de foudre n'était interrompu que par la voix retentissante du capitaine, qui, de temps à autre, gémissait dans un porte-voix pour faire entendre ces mots à son équipage attentif:

Babord la barre! Pare à mouiller! Mouille! File du câble encore! Monte en double serrer les voiles!

Dès que tous ces ordres furent exécutés avec promptitude et ponctualité, et que la corvette se trouva tranquillement mouillée, le second du bord ordonna à ceux des hommes qui n'étaient pas de quart d'aller prendre quelque repos avant l'heure où leur présence deviendrait nécessaire sur le pont. Puis il se rendit auprès de son capitaine, qui lui dit:

—Recommandez-leur bien de dormir s'ils le peuvent, car demain, selon toute apparence, la journée sera chaude et fatigante pour eux et pour nous!

Le commandant et les officiers passèrent le reste de la nuit à se promener sur le gaillard d'arrière, mais sans causer ensemble comme ils en avaient l'habitude dans les circonstances ordinaires du service. La pluie tombait en nappe sur eux; le tonnerre continuait à gronder sur leurs têtes; mais aucun d'eux ne pensait ni à la pluie qui les inondait, ni à la foudre qui venait éblouir leurs yeux distraits.

Ils attendaient le jour.

Le soleil, à travers les masses de nuages rougeâtres dont l'horizon se trouvait encore surchargé dans l'est, se leva enfin, vif, étincelant comme après les nuits délirantes d'orage, et à la faveur de ses premiers rayons, projetés sous la voûte du ciel encore convulsionné du choc atmosphérique de la veille, les gabiers, perchés en vigie sur les barres de cacatois, aperçurent au-dessus des bancs de sable en dehors desquels était mouillée la corvette, l'extrémité de la mâture d'un bâtiment à l'ancre....

Les officiers, après avoir observé à la longue-vue le navire nouvellement découvert par les gabiers, vinrent prévenir le commandant qu'on ne voyait encore personne sur le pont de ce trois-mâts; car c'était un trois-mâts, et un fort négrier sans doute....

La résolution du capitaine du Soho fut bientôt prise et son plan d'attaque bientôt arrêté.

—Comme il nous serait impossible, dit-il à ses officiers, d'approcher ce vendeur de nègres, avec notre corvette, sans nous exposer à échouer sur les récifs qui nous séparent de lui, nous irons le chercher dans son refuge avec nos embarcations. Chacun de vous, messieurs, commandera un des canots de l'expédition, et l'abordage nous fera justice de l'impassibilité insultante de ce misérable.

En quelques minutes les cinq embarcations de la corvette sont mises à la mer, et armées des meilleurs marins de l'équipage. L'ardeur des matelots qui les montent est au moins égale au zèle des officiers qui les commandent: elles partent; elles nagent vers le négrier qu'elles vont atteindre en quelques coups de rames; et, malgré le danger qui le menace de si près, le négrier, toujours paisiblement mouillé sur ses deux ancres, ne fait aucun mouvement, ne laisse apercevoir aucun préparatif de combat!... Aucun homme même n'a paru sur son pont.... C'est probablement un navire abandonné....

Pendant le petit trajet que devaient effectuer les péniches anglaises pour aborder ce navire mystérieux, le capitaine du Soho était monté lui-même sur les barres de grand perroquet de sa corvette, pour suivre les mouvemens de son escadrille de canots, et être plus à portée, s'il le fallait, de donner encore des ordres à ses officiers....

Un hourra épouvantable, poussé jusqu'aux cieux par tous les vaillans Anglais qui montent les canots assaillans, lui indiqua bientôt le moment de l'abordage, et le capitaine remarqua avec joie qu'aucun homme ne s'était encore présenté sur le pont du navire que ses gens devaient enlever sans que lui, leur ami et leur chef, pût partager les périls qu'il avait eu à leur faire courir.

Mais au moment où les péniches entourent, abordent, élongent le trois-mâts, la scène change subitement d'aspect. Des masses de matelots armés, lancés comme par un volcan des écoutilles du négrier, se précipitent avec rage sur les premiers assaillans, qu'ils repoussent, qu'ils massacrent, et qu'ils hachent sans pousser un cri, sans proférer une parole; et au bout d'un quart d'heure de carnage, les Anglais, accablés par l'impétuosité du choc inattendu qu'ils viennent d'éprouver, sont réduits à s'éloigner du redoutable trois-mâts qui voit fuir leurs embarcations à moitié coulées par la mitraille et jonchées des cadavres de ceux qui ont voulu franchir ses formidables bastingages.

Cet échec si inconcevable, si imprévu, loin de décourager les officiers des péniches, ne sert au contraire qu'à ranimer leur ardeur.

Ils reviennent à la charge dès qu'ils ont pu rétablir un peu l'ordre que leur défaite a un instant troublé.

Cette seconde attaque, plus terrible, plus acharnée encore que la première, fut repoussée aussi par le négrier avec encore plus de fureur que le premier choc.

Ce nouveau massacre dura une demi-heure, et les péniches anglaises, privées presque toutes de leurs chefs et de leurs plus vaillans matelots, se virent forcées d'abandonner pour la dernière fois le champ de bataille qu'elles venaient de couvrir si vainement de sang et de fumée.

Quelle ne fut pas la douleur du commandant anglais, lorsqu'en voyant revenir à bord le reste de la plus forte partie de son équipage, il aperçut les groupes de matelots du négrier victorieux rentrer dans leur cale et quitter le pont de leur navire, comme ils l'auraient fait après avoir exécuté une manœuvre ordinaire dans la circonstance la plus paisible!

Quel pouvait donc être ce bâtiment infernal, armé de tant d'hommes et résigné à une résistance si opiniâtre et si meurtrière!

A la suite de cette expédition trop fatale, la corvette anglaise, réduite à s'éloigner avec le peu de monde que lui avait laissé le feu de l'ennemi, ne songea plus qu'à quitter le mouillage qu'elle ne pouvait plus garder avec sécurité, et où l'arrivée possible de quelques autres négriers bien armés aurait suffi pour la placer dans la position la plus passive et la plus humiliante.... Il fallut se résoudre à appareiller! Mais dans quelle situation et avec quelles ressources.... Vingt ou trente matelots, les seuls qui pussent encore agir, allèrent larguer ses huniers et ses basses voiles, ces voiles serrées, la veille encore, par un équipage de deux cents hommes si alertes et si dévoués!

Le malheureux commandant, livré à la tristesse trop naturelle de ses idées et au dépit cruel d'avoir échoué si complètement dans une tentative qui ne lui avait d'abord paru que trop facile, trouva à peine en lui assez de force et de calme pour commander la manœuvre qu'il lui fallait ordonner pour fuir.... A l'abattement qu'il éprouvait déjà vint se joindre encore un sentiment d'effroi....

Le négrier, le redoutable négrier, qui jusque-là avait semblé vouloir rester à l'ancre et garder la position qu'il avait si bien défendue, se dispose aussi à appareiller.... Il s'est même hâlé à pic sur ses ancres: ses huniers paraissent s'élever le long de leurs mâts, sous ses capelages, et quelques-uns de ses matelots ont sauté sur les vergues.

Plus de doute, il va appareiller....

Un large pavillon, un pavillon couleur de sang se hisse sur sa poupe, au bout de sa corne d'artimon; et au milieu de cette fatale bannière se laisse voir une tête de mort dessinée en blanc.... Ce signal funeste n'indique que trop bien le projet du forban: il va venir attaquer le Soho, le Soho dépourvu de monde, le Soho découragé, accablé par la double défaite qu'ont essuyée ses embarcations.

Le fatal, l'inévitable négrier, poussé par la brise qui frémit dans les airs, déploie toutes ses voiles, comme un vautour étend ses ailes funèbres pour fondre sur un ennemi sans défense.... Il contourne les bancs qui le séparent de la corvette: sa proue élancée fend, avec la rapidité du vent qui l'entraîne, la mer sur laquelle il bondit; il court; il approche; il va tomber sur le Soho.

—Oh! pour le coup, c'en est trop, s'écrie le commandant anglais en s'adressant à ses compagnons consternés. C'est notre mort ou notre déshonneur que veut ce pirate. Il sait que la corvette ne peut plus combattre; mais apprenons lui, mes malheureux amis, qu'un bâtiment de sa majesté peut sauter pour échapper à l'infamie de tomber entre les mains d'un corsaire.

—Oui, oui, commandant, répondent tous les marins anglais à leur chef désespéré. Faisons-nous sauter avec la corvette, plutôt que d'amener le pavillon du roi pour cet infernal pirate.

Et un jeune officier, blessé dans le deuxième abordage livré au négrier, s'arme d'une mèche allumée, et se traînant péniblement vers la soute aux poudres, il n'attend plus que l'ordre de son commandant pour faire sauter la corvette.

Plus tranquille après avoir trouvé dans son équipage la ferme résolution dont il est lui-même animé, le commandant du Soho attend avec résignation l'approche du négrier, certain qu'il est, désormais, de trouver contre la honte qu'il redoutait un refuge dans la mort qu'il s'est assurée.

Une portée de pistolet sépare à peine les deux bâtimens qui vont se mesurer bord à bord.... Mais quelle différence dans leur attitude et dans l'aspect qu'ils présentent! L'un bondé de monde, les voiles hautes et son artillerie prête à faire feu: l'autre se traînant avec effort sous les deux huniers et la misaine qu'il est parvenu à larguer, et ne montrant à l'ennemi que quelques pièces dégarnies de leurs canonniers et un pont aussi désert que sa longue batterie!

Un coup de sifflet de silence s'est fait entendre à bord du négrier, qui s'est mis en panne par la hanche de la corvette, sans que celle-ci ait pu manœuvrer pour échapper au danger de cette position.

Un homme monté sur le couronnement du négrier a posé sur sa bouche un long porte-voix: c'est le capitaine forban qui va parler!

—Comment se nomme ta barque en dérive? demande ironiquement d'une voix de Stentor le commandant du corsaire.

—Quel est ton nom, écumeur de mer? lui répond le capitaine anglais. Je te ferai savoir le mien après.

—Mon nom? hurle alors le forban. Attends un peu, tu vas le savoir, si tu sais lire!

Et au moment où le capitaine négrier achève de prononcer ce mot, une épouvantable bordée lancée par son trois-mâts va percer le flanc ébranlé et couvrir de flamme et de fumée le pont et la batterie de la malheureuse corvette, qui ne riposte à la volée de son orgueilleux ennemi qu'en lui envoyant un à un quelques coups de canon tirés en désordre; et en s'éloignant dédaigneusement du Soho, le fier négrier laisse lire au capitaine anglais ce nom sinistre écrit en grandes lettres blanches sur sa poupe toute noire: le Revenant!!!

Trois heures après cette terrible entrevue des deux navires, le Revenant disparut comme une ombre fantastique, au bord de l'horizon lointain, sous les éclats de la foudre qui recommençait à gronder, et sous la masse du grain furieux dont le ciel s'était obscurci, comme la veille, aux approches lugubres de la nuit!


VI.

Ronde de nuit des Corsaires.

Un grand lougre noir, long, élancé, ras sur l'eau, à l'air forban, aux voiles hautes et tannées, était venu mouiller, pour quelques heures seulement, à Bréhat, afin de vomir sur le rivage de cette île une centaine de ses fauves marins qui avaient demandé à leur capitaine la permission de se retremper dans les orgies de la terre, avant de reprendre une croisière déjà longue et pénible pour eux.

Après avoir saccagé tous les cabarets de l'île, battu les filles, assommé une partie de la garnison et mis le feu à deux ou trois granges, qu'ils avaient eu la délicatesse de payer d'avance, les superbes corsaires du lougre l'Invisible étaient revenus à leur bord, frais et dispos, vaillans et satisfaits, comme s'ils eussent passé un mois dans une des champêtres maisons de santé des îles d'Hyères ou de Nice. Rien ne rafraîchit mieux le sang impétueux des marins que la vive débauche et les brûlantes orgies. C'est l'hygiène des hommes de mer, et les capitaines connaissent tous le tempérament de leurs matelots.

L'Invisible appareilla dans la nuit avec tous ses joyeux bandits, pour couper, poussé par un joli frais du sud-ouest, sur la côte d'Angleterre, vers le bill de Portland....

Cent cinquante renégats en chemise rouge, en bonnet noir et en grosses et larges bottes de Terreneuviers, couvraient le pont du corsaire, et présentaient, dans leur sauvage agglomération, l'abrégé informe de toutes les nations maritimes du globe, avec leurs jargons différens, leur physionomie caractéristique, leurs passions diverses et leur humeur originelle. Il y avait dans ce singulier et terrible assemblage, des Génois confondus avec des Malais, des Américains pêle-mêle avec des Danois; des Africains mangeaient à la gamelle avec des Français, mais de ces Français qui sont de toutes les nations, qui font la course en temps de guerre et quelquefois même en temps de paix.

Un intrépide jeune homme de Saint-Malo commandait despotiquement à toute cette écume maritime, que d'un souffle de sa voix il envoyait à l'abordage, et qu'un seul de ses gestes impérieux suffisait pour faire rentrer dans l'ordre le plus passif et dans le calme le plus absolu.

Deux heures après avoir quitté Bréhat, la moitié de l'équipage s'était endormie profondément, et l'autre moitié était restée sur le pont, pour veiller au large, manœuvrer le navire et sauter au besoin à bord du premier bâtiment marchand qu'on aurait pu rencontrer barbe à barbe au milieu de l'obscurité presque impénétrable de la nuit.

Le jeune capitaine, assis sur son banc de quart près du timonier, qu'il faisait gouverner, cherchait depuis long-temps dans sa tête rêveuse l'endroit où il pourrait lui être favorable d'établir sa croisière. Les gens de quart, en se disant à l'oreille: Le capitaine est sur le pont, n'auraient eu garde d'interrompre par le bruit de leurs grossiers entretiens les méditations de leur chef. Quand on parle trop haut, s'étaient-ils répété, ça lui donne la fièvre, et quand il a la fièvre, le b.... n'est pas bon!

Le maître d'équipage cependant, malgré la prudente réserve que lui prescrivait la règle silenciaire du bord, s'était hasardé à conter, assez timidement d'abord, des histoires de sa vie aux hommes du gaillard d'avant; et l'éloquent narrateur, en remarquant du coin de l'œil que le capitaine s'était avancé sur le passavant de tribord pour recueillir quelques-unes de ses paroles, s'était mis en tête de fleurir son discours et d'élever son style à la hauteur de l'élite de son auditoire.

«Il y a, disait-il, auprès de Portland, une jolie petite coquine de ville que les Anglais appellent Weymouth dans leur jargon, où ce que les plus comme il faut du pays vont se baigner comme des canards riches; de façon qu'une fois, ayant déserté des pontons de Portsmouth, en compagnie de deux chenapans comme moi, je nous trouvions le soir sans pain et sans embarcation sur la côte, le long d'une case avec de beaux rideaux éclairés par de la chandelle en cire. Une crâne Anglaise, taillée pour l'amour comme un balaou pour la marche, se dégréait pour à seule fin d'aller s'élonger, la paresseuse qu'elle était, dans son hamac. Voilà que je dis par manière d'acquit à mes deux acoulites:

«—Il y a gras, les enfans, dans la turne, selon l'apparence du temps. Et comme la porte était fermée et condamnée au cadenas, je me pommoie le long du mur par la fenêtre, et j'entre, quoi!

«La particulière, en me distinguant, a peur de mon physique. J'avais cinq ans de pontons sur le casaquin, qui ne vous refont pas le cadavre d'un homme. Je dis poliment cependant à l'hôtesse: Ce n'est pas pour ça que j'entre sans façon par la fenêtre de chez vous: c'est du métal qu'il me faut pour le moment; et je croche dans tout....»

«Après quoi je referme la porte de la cassine en dedans, en envoyant la clé par-dessus le bord.

«J'amarre avec deux tours-morts et une demi-clé la belle Anglaise sur sa table, un mouchoir de batiste sur sa bouche, et une bouche un peu bien garnie, allez; et en avant les pierres à fusil! que j'me dis. Me v'là descendu en double parmi mes deux matelots de route, ma cale pleine et mes panneaux condamnés.

«Avec de l'argent il n'y a rien d'impossible pour les mortels. Un smogleur anglais, sentant à la bonne odeur que j'avais le gousset fourré comme un premier hauban au portage de la ralingue, nous fit l'amitié d'une embarcation à clins de dix-huit pieds neuf pouces de tête en tête, pour nous remettre sur les côtes chéries de notre belle patrie: et ce qui fut dit fut fait.»

Le conteur eut à peine achevé son récit, qu'une voix impérieuse et brève s'éleva pour lui demander, au milieu du silence qui avait succédé à la péroraison:

—Reconnaîtrais-tu bien la maison que tu as pillée?

—Capitaine, comme si j'avais encore l'honneur d'y être; le smogleur dont que je l'ai corrompu m'ayant signifié que je m'étais adressé à la première famille de lords du royaume.

—Combien s'est-il écoulé de temps depuis ton aventure?

—Trois mois et un jour, capitaine; d'autant plus que voilà la première fois, depuis mon exeat des pontons, que j'ai repris la course avec vous, Dieu merci!

—C'est bon; va te coucher pour te préparer à passer toute la nuit prochaine; demain je te ferai casser la figure, ou tu me ramèneras à bord toute ta riche famille de lords.

—Vous êtes vraiment trop bon, mon capitaine, pour l'article de mon sommeil dont je vous suis obligé. J'ai la maison dans la tête tout aussi horizontalement que je vous l'ai dit il n'y a pas seulement une heure.

Dès les premières ombres de la nuit suivante, le lougre l'Invisible avait débarqué dans sa légère chaloupe, près du cap St-Alban, cinq de ses plus vaillans officiers, qui, conduits à Weymouth par le maître d'équipage, étaient parvenus à s'établir mystérieusement sous les murs du château que le forban avait escaladé, pour la première fois, trois mois auparavant.

Le lougre corsaire, pendant cette petite expédition nocturne, louvoyait au large, enveloppé des ténèbres qui favorisaient sa hasardeuse exploration, et attendait avec anxiété le retour de la chaloupe qu'il venait d'aventurer sur la côte ennemie.

Quelques heures se passèrent sans qu'aucun indice pût révéler au capitaine le sort de ses audacieux maraudeurs.... Mais avec les premiers rayons du jour, on aperçut, à bord de l'Invisible, un petit point noir qui se détachait légèrement de la côte de St-Alban pour venir vers le corsaire.... C'était la chaloupe chargée d'un nombre d'individus plus considérable que celui avec lequel elle avait été expédiée à terre.

Du plus loin que le maître d'équipage put se faire entendre, perché à la barre de la chaloupe, il cria au capitaine attentif: Mon capitaine, nous vous apportons du fameux! le père, le mari et la belle Anglaise! tous des lords pour le moins: il y aura gras! le père-lord seul en pèse au moins deux comme vous!

Les trois infortunés captifs furent embarqués plus morts que vifs à bord du fatal corsaire.

Le second de l'Invisible, après avoir présidé à cette petite opération de détail, s'approcha du capitaine pour lui dire:

—Savez-vous bien, capitaine, que cette Anglaise est joliment tapée?...—Qu'importe! avec l'argent que nous tirerons d'elle, nous en aurons de cent fois plus belles encore, en les payant. Que dit le jeune mari de ce coup de temps?—Mais, pas grand'chose de nouveau: il demande seulement à vous parler.

—Faites-le venir et qu'il s'explique vite et rondement: le temps file et la timidité m'ennuie.

Le mari de la jeune lady s'avança. C'était le seul des trois prisonniers qui pût encore retrouver assez de force et de résolution pour oser s'adresser au terrible chef des corsaires.

—Monsieur, demanda-t-il au capitaine en se remettant un peu de son émotion, après l'attentat dont nous venons d'être victimes, que pouvons-nous espérer de vous?

—La vie sauve, et rien de plus. Mais je vais vous parler sans phrases, car je n'ai pas le temps d'en faire. Voici le fait. Vous avez, dit-on, beaucoup d'argent, et nous en cherchons. J'ai mis la patte sur vous, votre beau-père et votre femme, et pour les ravoir il vous faudra financer. C'est tout et c'est juste. Combien me donnerez-vous de prime pour votre liberté?—Combien exigez-vous pour notre délivrance?—Puisque c'est à moi de parler le premier, j'entre en matière sans cérémonie. Vous me donnerez six mille guinées, et il n'en sera plus question.

—Six mille guinées? Vous les aurez, pour peu que vous me procuriez les moyens d'aller vous chercher cette somme à Weymouth.

—Cela ne sera pas difficile; mais entendons-nous bien d'abord, pour ne pas embrouiller nos lignes. Le vent porte en côte, et avec ce petit canot que voilà, et deux hommes dont vous me répondrez, je vais vous faire mettre à terre. Votre femme et le papa beau-père resteront à mon bord pendant le temps qu'il vous faudra pour rassembler vos espèces en bloc. Demain, vers le milieu de la nuit, je courrai un gentil petit bord sous le cap St-Alban, où vous viendrez me rejoindre dans une barque de pêche et mon petit canot, si vous êtes un brave homme. Mais si, au cas contraire, pendant l'arrangement de notre affaire, j'aperçois quelque croiseur qui ait l'apparence de vouloir me chicaner, je prendrai chasse, et, pour mieux marcher, je vous préviens que j'enverrai par-dessus le bastingage tout ce qui pourra me gêner à bord et qui me paraîtra charger inutilement le pont, la cale ou la chambre de mon navire....

A ces mots épouvantables, le pauvre Anglais ne put s'empêcher de frémir. Le capitaine s'aperçut de l'effroi qu'il venait de jeter dans le cœur de son prisonnier, et aussitôt il continua afin de profiter de l'émotion qu'il avait eu l'intention de produire sur lui:

—Ces conditions sont dures à avaler, je le sais; mais je suis le maître et vous êtes pour le moment l'esclave de ma volonté. Vous m'avez entendu; je ne répète jamais la même chose.

L'affaire vous chausse-t-elle?

—Je souscris à tout: permettez-moi d'embrasser ma femme et son père, et faites-moi débarquer sur le rivage: demain, je vous donne ma parole d'honneur que vous serez satisfait.

Les choses se passèrent comme il avait été convenu. L'Invisible, après avoir couru un bord au large toute la journée, remit dans la soirée le cap à terre, et vers le milieu de la nuit il se trouva au lieu du rendez-vous, sous la pointe de St-Alban. Un bateau de pêche, à l'heure dite et à l'endroit indiqué, s'approcha remorquant un petit canot.

C'était la barque parlementaire dans laquelle devait se trouver l'Anglais avec ses six mille guinées. Bientôt en effet le pauvre mari se jeta tout palpitant d'espoir dans les bras de son beau-père et de son épouse éplorée.

—Eh bien! dit le capitaine en le revoyant, la rançon est-elle à son poste?

—Oui, monsieur; je vous avais donné ma parole, et voilà vos six mille guinées.

—Eh bien! en ce cas, reprends ta femme, mon garçon, et le beau-père par-dessus le marché! Je fais toujours noblement les choses.

—Puis-je au moins compter, monsieur, que pendant mon absence mon épouse aura été respectée de vous et de vos compagnons?

—Tiens, morbleu! il est bon là le gentleman! Est-ce que, s'il en avait été autrement, tu aurais voulu la reprendre au prix coté? Apprends donc, mon amour, que les corsaires ont toujours de bonnes mœurs.... quand il y a de l'or au bout....

Mais pas de sentiment, si ça ne te gêne pas. Le temps est beau, la brise est ronde et la nuit sombre. Tu as ta femme au complet et moi mes piastres bien comptées. La barque de pêche t'attend, et nous n'avons ni l'un ni l'autre une minute à perdre. Embarquez-vous en double, heureuse famille, à moins que vous ne vouliez cependant siffler un verre de Cognac avec moi; et après, filez-moi votre câble plus vite que ça. Adieu donc, bon voyage, les amis; et si le cœur vous en dit, n'oubliez pas, mylord, que nous en sommes encore là pour un coup!

Le lendemain de son heureuse expédition, le lougre l'Invisible flottait majestueusement sur la rade de Solidor, après avoir fait une prise, en se rendant tranquillement du cap St-Alban à St-Malo.

Il y a beaucoup de gens, j'en suis sûr, qui, pour l'honneur de la galanterie française, voudraient bien que cette aventure ne fût pas historique. Mais j'en suis très-fâché: l'histoire des corsaires ne peut s'écrire à l'encre rose, sur papier lilas vaporisé d'essence de jasmin!


VII.

Maître révolté;

DIALOGUES DU GAILLARD D'AVANT.

Un joli brick du commerce, nommé l'Oiseau-Bleu, nous transportait, moi et quelques autres joyeux passagers, de Bordeaux à Maragnan. Depuis quelques jours nous avions fait beaucoup de route avec un vent assez fort et un temps fort brumeux, sans que des rapports de familiarité se fussent encore établis entre les personnes de la chambre et les gens de l'équipage. Les matelots qui, pour la première fois, naviguaient à bord du navire, se connaissaient trop peu pour qu'il régnât entre eux cette intimité qui donne un air de famille si piquant à tout le personnel d'un bâtiment marchand, et quant à nous, hôtes éphémères du bord, retenus par le froid ou la peur de la mer dans le fond de nos chaudes cabines, nous n'avions pas encore songé à communiquer assez directement avec les gens chargés de nous mener à notre destination, pour pouvoir nous flatter d'avoir mérité leur confiance.

Les marins, sans être ce qu'on appelle défians, sont en général peu communicatifs avec les individus étrangers à leur profession.

Il faut presque toujours que l'occasion de lier connaissance avec eux arrive naturellement et à propos, pour qu'ils accueillent favorablement les avances qui ont pour but de capter leur attention ou leur bienveillance.

Ce ne fut guère que lorsque nous nous trouvâmes dans les délicieux parages de l'île de Madère, que l'on commença à jaser un peu à bord de l'Oiseau-Bleu. Les voyageurs qui ont éprouvé la douce influence de l'air des tropiques, savent l'effet que la température vivifiante de ces climats produit presque toujours sur les équipages qui viennent de quitter la frigide et sombre monotonie de nos contrées septentrionales. Il semble que le premier souffle des brises alisées ait l'heureux privilége d'épanouir toutes les idées, de dilater tous les cœurs. Les marins qui sortent, dans l'hiver surtout, d'un de nos ports d'Europe, pour aller chercher le ciel du midi, ne se ressemblent pas plus au bout de quelques jours de mer, que si c'étaient des hommes de deux espèces différentes.

Sur nos côtes (qu'on me permette de me servir de cette comparaison triviale pour exprimer vulgairement mon idée), ce sont des ours, des bêtes féroces ou tout ce qu'on voudra. Sous des latitudes plus méridionales, ce sont des colibris, des oiseaux-mouches, tout ce qu'il y a de plus vif, de plus mignon et de plus sémillant au monde.

Les colibris un peu goudronnés de l'Oiseau-Bleu commencèrent, donc à caqueter, comme je l'ai déjà raconté, à la vue de Madère.

Le maître d'équipage, en apercevant cette île si célèbre par la qualité de ses vins, n'eut garde de laisser passer une occasion aussi belle de faire de la topographie de gaillard d'avant.

—L'île de Madère, s'écria-t-il sentencieusement, ressemble à la vraie croix sur le plabord de laquelle est mort notre seigneur Jésus-Christ.

—Et comment cela? me hasardai-je à demander à notre faiseur de parallèle.

—La raison du comment? me répondit-il avec un air qui me fit deviner la satisfaction qu'il éprouvait d'avoir provoqué la question à laquelle il s'attendait, c'est que si on rassemblait tous les morceaux de bois de la vraie croix, il y aurait de quoi à en faire cent vaisseaux de ligne, comme de même que si on faisait l'appel général de tout le vin qui passe pour du Madère, il y aurait de quoi à soumerger toute cette île que voilà sous sa propre produisance.

Je fis semblant de rire beaucoup de l'observation statistique du maître d'équipage, et il se mit à fredonner:

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