Scènes de mer, Tome II
Que promet la table ou l'histoire,
pour ne pas avoir l'air d'attacher une trop grande importance scientifique à la remarque ingénieuse qu'il venait de faire.
Une petite passagère fort maigre, la seule que nous eussions le bonheur de posséder à bord, monta en ce moment sur le pont et demanda au capitaine, avec cette candeur de curiosité que savent avoir toutes les passagères:
—Capitaine, comment nomme-t-on cette autre petite île que l'on voit là à côté de la grosse?
—Mademoiselle, cette petite île se nomme Porto-Santo?
—Porto-Santo! s'écria la jeune personne; oh! le drôle de nom, Santo!
—Oui, Santo! grommela entre ses dents mon maître d'équipage, et de manière à n'être entendu que de moi; si on te sentait les os, à toi, on serait en vérité bigrement embarrassé de te sentir autre chose, madame Santo!
Cette saillie me prouva que le maître du bord était calembouriste, et je devinai dès lors qu'il ne me serait pas très-difficile de tirer parti de la gaîté naturelle de son esprit, pour les conversations que je me promettais d'entretenir avec cet original, pendant la traversée.
Il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer aux amateurs d'études philosophiques, que le sobriquet de madame Santo ou Sent-os resta pendant tout le voyage à la pauvre fluette passagère qui avait si indiscrètement demandé à notre capitaine le nom de la petite île voisine de Madère.
Le soir de notre première journée d'entrée en matière, les hommes de quart, étalés nonchalamment sur le gaillard d'avant, jouissaient, dans les postures les plus voluptueuses qu'ils pussent se donner en se couchant sur le guindeau ou les écoutilles, d'un calme enchanteur.
Les voiles, mollement arrondies par la brise de l'arrière, semblaient, en pesant à peine sur leurs vergues, nous renvoyer, comme pour nous rafraîchir à dessein, le vent léger et pur qui les avait enflées.
Le silence contemplatif qu'observaient depuis quelque temps les matelots, pour jouir plus intimement du repos charmant qu'ils savouraient, ne fut interrompu que par la grosse voix d'un ennuyé qui, après avoir bien contracté sa bouche pour mieux bâiller, se prit à crier:
—Sac..dié! que je donnerais bien mon quart de vin pour que queuqu'un nous contât un conte.
—Ah! tu aimes donc les contes, marquis! Excusez de la friandise: si tu avais dit ça avant dîner, on t'en aurait servi un pour ton dessert.
C'était, comme on s'en doute déjà, le maître d'équipage qui venait de faire cette réponse à l'amateur de contes.
—Ah ça, maître Révolté, reprit l'amateur, vous ne vous douteriez pas du pari que j'ai fait, il y a bien, ma foi! une semaine, avec l'équipage?
—Tu as fait un Paris, mon ami, il y a une semaine? Eh bien! je t'en fais mon compliment, car pour faire un Paris aussi vite, il faut que tu n'aies pas perdu ton temps à enfiler des perles au clair de la lune.
—Quand je dis, maître Révolté, que j'ai fait un pari, c'est que je ne sais pas ce que je dis.
—Je m'en étais douté, rien qu'à tes premiers mots, et toute ta vie je te pronostique qu'il en sera de même.
—Je voulais dire que vous ne vous douteriez pas de ce que j'ai gagé en pari, avec l'équipage.
—Je commencerai peut-être à m'en douter quand tu me l'auras dit; mais auparavant, si tu penses que je vais me sabouler le coco pour mettre la main dessus, tu t'es fichu dedans comme un arracheur de dents! (A part.) Mais est-il donc bête, ce baptisé-là! C'est la lune dans son plein avec une fente au milieu.
Le parieur reprend:
—Eh bien! pour tout vous dire, maître Révolté, j'ai gagé, sans être trop curieux, que maître Révolté n'était pas votre vrai nom!
—Non! Oui!
—Mais, sans vous offenser, est-ce oui-t-ou non?
—Tu as parlé de mon nom, n'est-ce pas? Eh bien! j'ai dit nom, pour faire écho; mais je n'ai pas dit non, c'est-à-dire no senhor, comme dit l'Anglais. C'est une double entente que tu n'entends pas.
—Mais, finalement, j'ai parié avec les autres que maître Révolté, c'était pas plus votre nom de famille que votre nom de baptême. Ai-je t'i gagné, ou bien ai-je t'i perdu, quoi?
—Tu as gagné ou tu as perdu, personne ne peut te refuser ça, à moins que tu n'aies ni perdu ni gagné, comme dans un pari d'une pareille nature. Mais pour que tu aies raison une fois dans ta bête de vie, je te dirai que tu n'as pas perdu.... C'est-à-dire que tu n'as pas perdu l'esprit, attendu que tu n'as pas ce qu'il faut pour ce genre de perdition.
—Ah! en ce cas-là, vous ne vous appelez pas devant la loi maître Révolté!
—Pas précisément.
—C'est donc comme qui dirait censément un sobriquet?
—Sot toi-même, entends-tu, mal appris!
Ah! mon Dieu du bon Dieu, est-ce-t-il malheureux de ne pas savoir bien parler le français! C'était pas pour vous offenser, maître Révolté, bien acertainement, que je disais un sobriquet. Je voulais dire que c'était, comme on dit, comment donc déjà? une espèce de nom de guerre qu'on vous avait donné en vous appelant....
—Oui, c'est cela! un nom de guerre en temps de paix, n'est-ce pas. Autre raison, autre bêtise! C'est comme défunt capitaine La Sottise, qui, pour ne pas échouer son navire, l'a fichu droit à la côte. Allons, paliaca de Moka, allons, va donc un peu de l'avant, si tu ne veux pas aller en dérive du côté du champ de navets, de l'autre bord de l'eau.
—Ma foi, maître Révolté, je ne sais plus quoi que vous dire, tant vous avez de l'esprit au-dessus de moi. J'ai parié, quoi, et j'aurai perdu faute d'avoir la langue aussi bien amarrée que la vôtre.
Pour venir un peu en aide au pauvre diable dont les questions avaient été si mal accueillies par le subtil et impérieux maître, je crus pouvoir m'interposer entre les interlocuteurs et renouer au profit même de ma curiosité le dialogue qui venait d'être interrompu. Je l'avouerai même, ce nom ou ce surnom de Révolté que portait le maître d'équipage semblait cacher quelque signification piquante, et au risque d'éprouver le sort qu'avait déjà subi le matelot investigateur, je dis à notre savant du gaillard d'avant:
—Maître, vous excuserez ma curiosité, sans doute; mais, je vous l'avouerai, j'ai été tenté plusieurs fois, comme ce matelot dont vous venez de blâmer l'indiscrétion, de vous demander d'où pouvait vous être venu ce nom de maître Révolté qui semble cacher le mot de quelque énigme, si c'est, comme tout me porte à le croire, un nom de guerre qui vous a été donné.
—Le mot d'une égnime, me répondit vivement le maître d'équipage; il n'y a pas plus de mot d'égnime là-dessous que de pommade à la rose sur le cataugan d'un tondu.
La nomination de Révolté m'est venue par rapport à une affaire que j'ai éprouvée dans mon vieux temps, et d'où j'ai été bien heureux de me retirer avec un sobriquet seulement et avec un petit coup de briquet, ainsi que vous pouvez le voir par la marque qui m'en est restée sous le menton. C'est un certificat de bonne conduite signé par un capitaine, et que je ne perdrai pas, tant ce gaillard-là aimait à se servir de bonne encre pour signer ses certificats.
—Diable! l'affaire dont vous nous parlez là doit être intéressante.
—Oui, surtout quand, comme votre serviteur très-humble, on en a payé les intérêts.
—Et y a-t-il long-temps que cet événement-là vous est arrivé?
—Quel événement, s'il vous plaît, si j'en étais capable?
—Mais celui dont vous venez de parler.
—Moi, je viens de parler d'un événement! Ah bien bigre! tant mieux! Dites plutôt, monsieur le passager, que vous voulez tout bonifacement me tirer une carotte du nez. Je vois votre truc, tout nuit qu'il fait dans le moment actuel, encore mieux que si la bougie était allumée. Mais c'est égal, puisque vous désirez savoir le pourquoi-t-est-ce de mon nom d'emprunt, je vais vous le raconter à la bonne franquette, pourvu toutefois et néanmoins, pendant la chose que je vais vous réciter, personne ne vienne me fiche malheur et me couper le fil de carret de mon histoire; car, voyez-vous, monsieur, quand je parle, moi, je n'aime pas qu'on s'avise de vouloir être plus savant que moi et de me couper le câble de mon discours pour me faire faire une épissure dedans.... Est-ce-t-il entendu, vous autres? cria le maître aux gens de quart qui l'écoutaient.
—Oui, maître Révolté, nous avons bien entendu; vous pouvez parler, et le premier qui dira quelque chose sur votre parole sera mis à l'amende.
—Et à quelle amende encore?
—A l'amende que vous voudrez, maître.
—Eh bien! à l'amende d'un revers de main et d'une convulsion de pied au derrière. C'est convenu et entendu. Attention, je parle, et qu'on ne se mouche plus! Les toussemens et les crachemens sont suspendus pendant toute la séance.
L'orateur, ou plutôt l'historien, prit alors la parole de l'air le plus grave, et au milieu du silence le plus profond il s'exprima ainsi:
«Une fois et quantes, j'étais embarqué dans ma jeunesse et du temps de la guerre passée, à bord d'un corsaire de Bordeaux qui avait un nom qui ne se trouve pas dans l'almanach des saints du paradis. Ce particulier de corsaire, gréé en trois-mâts, et on peut dire aux œufs et aux champignons, s'appelait, ni plus ni moins, le Mange-Tout.
«Il avait en batterie seize caronades de dix-huit et deux canons de huit; car vous savez assez qu'en course, sans qu'il soit besoin de vous le récidiver, c'est avec du fer qu'on a des piastres, et avec une autre poudre que la poudre à friser qu'on peut attraper de la poudre d'or plein son sac.
«Nous étions à bord du Mange-Tout environ cent trente à cent quarante poulets de ma façon, c'est-à-dire pas trop avariés par l'eau de mer, et un peu trop durs pour être mis à la broche ou en fricassée.
«Notre capitaine était un petit homme de cinq pieds à cinq pieds un pouce de hauteur, et un peu plus large que long. Il avait nom Doublemin. Je ne sais pas bien encore si ses mains étaient doubles, comme le portait sa nominaison, mais ce que je sais très-bien, c'est que chacune de ses pattes en valait bien deux comme celles des meilleurs lapins du bord. A lui seul, quand il n'était pas content de la force de l'équipage, il se mettait à hisser le grand hunier, en nous disant que nous étions des carognes. C'était le seul compliment qu'il nous faisait quand il était d'humeur à nous dire quelque chose d'amicable.
«Pendant tout le temps que nous restâmes mouillés avec le corsaire au bas de la rivière de Bordeaux, en attendant une bonne nuaison de vents pour mettre à la mer, la joie et la gaîté ne désemparaient pas à bord du Mange-Tout. Les équipages des autres navires disaient que notre trois-mâts était le bâtiment le bien-nommé, car on mangeait tout et même l'on buvait tout à bord.
«Il y avait toujours une touque d'eau-de-vie crochée au pied du mât d'artimon, et quand la touque était vide, il n'en coûtait pas plus que d'aller la remplir à la cambuse.
«L'ouvrage n'allait pas guère, mais les vivres allaient rondement. C'était un vrai paradis, affourché sur ses deux ancres, pour les cagnes (les paresseux) et les ivrognes. C'est l'Anglais qui paiera tout ça, que je nous disions. Oui, l'Anglais, pas mal! c'était nous, comme finalement vous allez l'apprendre par la suite.
«Le vent devint bon au bout de trois semaines de ribottes au mouillage du Verdon. Le corsaire appareilla; et en descendant de dessus l'empointure du grand hunier, où j'étais monté pour affaler les cargues, je m'aperçus du coin de l'œil que l'on avait décroché la touque d'eau-de-vie du pied du mât d'artimon, pendant que j'étions en train de faciliter la manœuvre.
«Effectivement, une fois en dehors des passes, le capitaine Doublemin avait changé de barre et avait dit à ses officiers et au cambusier que c'était assez causé comme ça entre l'équipage et la touque de spiritueux. La sobriété, qu'il avait proclamé, est l'âme du matelot une fois au large.
«Il disait là une parole bien sage, le capitaine Doublemin; c'est aussi mon opinion à moi, que la sobriété. Alors je ne pensais pas encore de cette façon. Mais depuis j'ai appris à gouverner droit et à mettre le cap sur une autre aire de vent.»
Parvenu à ce point de son histoire, notre conteur s'interrompit un instant pour adresser les mots suivans à un jeune novice de quart, qui l'écoutait avec la plus vive curiosité depuis le commencement de sa narration:
—Dis donc, Piloneau, si, au lieu de m'écouter là, la bouche ouverte et les yeux sans bouger, tu allais me chercher une bouteille de Rochelle qui est de service depuis ce matin à la tête de ma cabane!
—Oui, tout de suite, maître, répondit le novice Piloneau en se laissant glisser par le capot du logement de l'équipage.
Pendant la courte absence de Piloneau, maître Révolté eut soin de nous dire:
Quand je me laisse descendre du gosier une marée de paroles un peu trop conséquente, la gorge me reste à sec, et les mots que je veux pousser ne flottent plus dans la passe. Hum! hum! mon coup de Rochelle va m'arriver bien à propos pour me permettre de reprendre la bordée de mon discours.
Après avoir avalé la moitié de l'eau-de-vie qui restait dans la bouteille que venait de lui remettre le novice, notre historien reprit:
«Je vous disais donc, avant de prendre un peu de rafraîchissement dans le fond de cette bouteille, que la sobriété est le plus beau devoir de l'officier et du matelot à la mer.
«Les gens du Mange-Tout, et moi tout le premier, coquin que j'étais alors, ne pensèrent pas de cette manière. En voyant que la touque de schnick n'était plus à son poste de combat, ils se dirent les uns aux autres: Tout va aller mal à bord du corsaire. Il n'y a plus rien pour nous soutenir, et le capitaine est un véritable traître.
«Qui dit matelot, voyez-vous, dit un homme bigrement difficile à contenter. Donnez deux jours de suite du gigot rôti à un équipage, et le troisième jour de gigot, l'équipage se révoltera pour avoir de la viande salée. C'est physique cette chose-là, et moi je suis juste; j'ai été matelot tout comme un autre, et je sais bien que le huitième péché capital, c'est de faire du bien à un matelot et de caresser un chat. Ingrat une fois, ingrat deux fois, et ingrat trois fois, voilà le proverbe. Je ne sors pas de là. Tant pis pour ceux qui ne seront pas contens: il iront se coucher, s'ils ne sont pas de quart.
«Les plus farauds du corsaire firent d'abord des cabales. Allons trouver le capitaine, qu'ils se dirent, pour lui réclamer notre contingent d'eau-de-vie. Allons, répondirent les autres. Mais une fois qu'il fallut en dégoiser et s'escrimer pour aller parler au capitaine Doublemin, personne n'avait plus de jambes ni de langue à son service.
«Deux grands turbuleux néanmoins, ou nez-en-plus comme vous voudrez, prirent un peu de cœur à la bouche, et les voilà partis en députation pour parler au capitaine au nom de tout l'équipage réuni en comité de cabale.
«Une fois en face de notre gare-la-bûche, qui se promenait comme un ours du Canada tout seul sur le gaillard d'arrière, les deux ambassadeurs du gaillard d'avant ne surent faire autre chose que de mettre leur bonnet à la main.
—«Que voulez-vous? leur demanda Doublemin pour commencer la conversation.
—«Rien pour le moment, répondirent les deux lofias, bien embêtés de la commission qu'ils avaient prise.
—«Eh bien! en ce cas, allez-vous-en et fichez-moi la paix.
—«Mais c'est que, capitaine, dit le plus hardi en revenant sur ses pas, la touque d'eau-de-vie n'est plus crochée au mât d'artimon.
—«C'est qu'on l'aura décrochée, voilà tout.
—«Oui, mais c'est que nous vous demanderions à la revoir au pied du mât.
—«Oui! se met à crier Doublemin avec une voix qui avait l'air d'avoir passé par le gosier du diable, quand tu la verras recrochée au pied du mât, cette touque, c'est qu'auparavant vous m'aurez croché moi-même par le dormant du cou au bout de cette vergue. Allez vous coucher, tas de pochards: deux quarts de vin et un boujaron d'eau-de-vie, voilà ce qui vous revient, et c'est, trois fois par jour, plus que vous ne valez tous ensemble.
—«Vous voulez donc en ce cas, capitaine, répondit le cabaleur un peu désorienté, nous traiter comme des matelots du service ou comme des pauvres rafalés de marins du marchand?
«Doublemin, en entendant ces paroles, ne fit seulement pas semblant d'y faire attention, et il se mit à commander de suite une manœuvre par manière d'acquit et à seule fin de couper la conversation par le bout.
«L'équipage devint de plus en plus mécontent, et il ne cessait de répéter: Il veut traiter des hommes comme nous comme des marins du service; c'est notre malheur qu'il ambitionne en nous rognant d'une manière aussi féroce les vivres de l'armement. Si encore, tout en nous faisant jeûner d'eau-de-vie, il nous faisait faire des prises, on se contenterait de la rafale de la cambuse, par la palpaison de l'argent; mais avec lui, pas plus de prises que de fioles de tafia à vider.
«Voilà bientôt un mois que nous balandons à la mer, bordaillant bord sur bord, et nous n'avons seulement pas rencontré ce qui s'appelle une barque à piment. Il faut en finir, il n'y a pas d'autre moyen!
«Les plus obstinés criaient en entendant ces paroles qu'il fallait en finir en jetant le capitaine à la mer; que c'était le meilleur moyen de faire quelque chose de bien à bord.
«Je ne suis pas bien certainement ici pour blâmer la conduite des chefs. Qui ne sait pas obéir ne sait pas commander, et qui doit commander doit savoir obéir: c'est connu dans la marine. Mais je me permettrai de dire nonobstant que si le capitaine du Mange-Tout avait mis un peu plus de douceur dans sa réponse aux gens de l'équipage, il aurait pu nous faire avaler tout bonnement la chose de ne rien nous donner à boire. La douceur dans le commandement est ce qu'il y a de plus beau, selon ma petite manière de voir.
«Supposez que vous soyez médecin pour un instant, et que vous vous mettiez dans la boule de faire avaler à un malade une boisson à lui faire rendre l'âme par le haut. Eh bien! que mettrez-vous pour que la boisson passe dans la cale du malade? Vous y mettrez un peu de sucre, n'est-ce pas? afin de masquer le mauvais goût de la drogaille, et à l'abri de la sucraison, la tisane fera son petit bonhomme de chemin.
«Le commandement n'est pas une chose plus maline que ça. C'est un peu de sucre qu'il faut y mettre, pour qu'il soit avalé sans faire faire trop la grimace à vos inférieurs. Voilà comme moi j'entends le service. La douceur et la sévérité, c'est ma consigne, et je ne sors pas de là.»
L'occasion de joindre l'exemple au précepte sembla s'offrir en ce moment même à la philosophie pratique de maître Révolté.
Pendant qu'il prononçait emphatiquement la dernière phrase qu'on vient de lire, un jeune novice du bord s'avisa de jeter sous le vent une seille qu'il voulait remplir d'eau de mer. Mais négligeant la précaution prescrite en pareil cas, le pauvre petit matelot avait oublié d'amarrer le bout de la bosse du seau qu'il venait de jeter à la mer et qu'il exposait à être enlevé par la rapidité du courant que la vitesse du navire formait le long du bord.
Le maître d'équipage, s'apercevant de l'imprudence que venait de commettre le novice inexpérimenté, interrompit tout-à-coup sa narration et se leva brusquement en nous disant: Laissez-moi aller dire une calotte ou deux à l'oreille de ce failli gars qui envoie un seau par-dessus les bastingages, sans amarrer le bout de la bosse à bord.
Le maître s'avança alors vers le délinquant, et après lui avoir reproché son imprévoyance et lui avoir donné deux ou trois bonnes tapes sur les oreilles, il revint reprendre sa place et continuer la narration que cet acte de sévérité avait un instant interrompue.
«Je vous disais donc tout à l'heure, reprit-il, que la douceur dans les chefs était ma consigne. C'est toujours comme ça que j'ai pensé et agi. Mais revenons à ce qui se passait à bord du Mange-Tout.
«Je crois déjà vous avoir récité que nous n'avions rien trouvé à gratter sur mer, depuis notre départ du bas de la rivière de Bordeaux. Cependant, au bout de quinze à vingt jours ou un mois, plus ou moins, de croisière d'embêtement, voilà qu'on aperçoit à bord, du côté de l'île de Madère, ma foi! dans les parages où nous nous trouvons à peu près actuellement, un navire ou deux; car on ne savait pas trop bien encore si c'était un seul bâtiment, ou s'il y en avait plus d'un. La vigie du grand mât cria d'abord:
—«Voilà que je vois quatre mâts sous le vent à nous.
—«C'est deux bricks bout à bout, dit le capitaine.
—«Oui, répondit la vigie, ça m'a l'air de deux bricks; mais les quatre mâts de ces deux bricks ne sont pas séparés deux à deux. C'est quasiment comme si c'étaient quatre mâts sur le même navire.
«Le capitaine et les officiers se pommoyèrent sur les barres pour y voir mieux avec leurs longues-vues.
«Les quatre mâts étaient toujours plantés à égale distance avec leurs voiles orientées au plus près, et courant la même bordée.
—«Tiens, se mirent à crier quelques-uns des malins du gaillard d'avant, car il y a toujours des plus malins que les autres à bord de tous les navires, si c'était le corsaire le Quatre-Mâts qui est appareillé quelques jours avant nous de la rivière[1]?
—«Quatre-Mâts ou non, fit notre capitaine, je veux en avoir le cœur net.
«Et il ordonne de laisser arriver sur les quatre bouts de bois et de faire faire à notre bord le branle-bas général de combat.
«Le Mange-Tout, quand il était poussé de bonne brise et qu'il avait de la toile sur le casaquin, n'avait pas l'habitude de rester en route de crainte d'user ses escarpins. Au bout d'une heure de chasse grand largue et les bonnettes du vent amurées, nous commencions à tomber assez rondement sur le navire ou les navires en vue. Mais tant plus nous en approchions et tant plus on ne pouvait pas encore dire si c'était une farce que nous avions vue ou si c'était une vérité.
«Figurez-vous une longue batterie jaune sur l'eau, et sur cette batterie quatre mâts plantés, à peu près de même hauteur et avec le même entre-deux. Il n'y avait qu'une brigantine sur le mât de l'arrière, un pavillon anglais au bout de cette brigantine, et on ne voyait qu'un seul beaupré avec ses focs sur l'avant de tout cet embrouillamini.
«Si c'était deux bricks naviguant bout à bout, disaient les plus savans, on verrait leurs deux brigantines et les deux boute-hors de beaupré, et le mât de l'arrière du dernier serait plus haut que son mât d'avant. Mais ces coquins de mâts paraissent tout taillés et coupés comme ceux du Quatre-Mâts de Bordeaux, et il n'y a pas moyen de soutenir que c'est ça ou que ce n'est pas ça.
«Tout en débitant des contes sur cette affaire qui n'était pas tout-à-fait aussi claire qu'une chandelle allumée, nous approchions pas moins du phénomène qui nous taquinait l'esprit depuis plus de deux heures de temps. Il ne restait guère plus que deux portées de canon entre le susdit phénomène à quatre mâts et nous, lorsque nous vîmes enfin ces quatre grands imposteurs de mâts se séparer à la douce, et faire deux beaux bricks de guerre anglais, dédoublés un peu proprement l'un de l'autre par une manœuvre analogue à la circonstance.
«Pour lors, nous commençâmes à voir deux pavillons, deux beauprés, deux grands mâts plus hauts que les mâts de misaine. Celui qui ne se trompe jamais n'est pas fait pour être marin. Il est trop savant, et les trop savans se font toujours mettre dans le sac dix ans avant les autres.
«Voyant qu'il s'était mystifié lui-même, le capitaine Doublemin ne voulut pas perdre de temps; c'était bien assez d'avoir perdu la vue.
«Il prit chasse en un coup de temps devant les deux deux mâts. Notre corsaire, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de vous le certifier, ne laissait pas moisir sa quille en route. Nous nous mettons à courir, et plus vite que la petite poste, sur la côte d'Afrique. Les deux bricks escarpinent tant qu'ils peuvent, et il y avait d'un côté comme de l'autre un peu plus de toile au vent qu'il n'y en a dans la poche où je mets usagément mon mouchoir.
«La première nuit vient, et les deux bricks sont toujours dans nos eaux. Le jour suivant même histoire; la seconde nuit la brise fraîchit et des grains nous tombent à bord. C'était l'inclination du Mange-Tout, qui ne se patinait jamais si bien que de fort temps.
«Finalement, après soixante heures de chasse, pas plus de bricks anglais en vue que de doublons ou de quadruples en or dans la besace en chair humaine de la femme d'un Hottentot.
«Le danger était passé; mais la farce revint. Quoi, braillaient les anciens faiseurs de complots contre le capitaine, il prend deux bricks de guerre pour un? C'est donc des prises à quatre-mâts qu'il veut amariner pour nous faire faire notre fortune! Oh! il faut que ça change, soit de la tête ou de la queue. A l'eau le canard! notre capitaine n'est qu'un dindonneau!
«Soi-disant, en courant comme nous le faisions sur la côte d'Afrique, nous devions rencontrer dans ces parages, de gros bâtimens anglais, de Londres ou de Liverpool, bondés de poudre d'or, de dents d'éléphant ou d'hippopotame, et d'huile de palme; il y en a qu'appellent cela de l'huile de palmier, mais le nom ne fait rien à la chose. Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler du commerce que font les Anglais avec les nègres sauvages, qu'il leur est facile de mettre dedans. Faire le commerce et embêter son monde, c'est syllonyme, c'est-à-dire la même chose.
«C'était bien l'idée du capitaine de faire, s'il le pouvait, une raffle de bâtimens richement chargés dans ces parages. Mais le pauvre cher homme était tombé dans une si grande rafale de respect et d'estime aux yeux de son monde, qu'on pensait beaucoup plus à bord à se priver de sa douce présence, qu'à écouter ses ordres pour le bien du service et l'honneur de la croisière du Mange-Tout.
«J'avais oublié, tout en vous contant mon conte, qu'il y avait à bord de nous un petit mauvais pas grand'chose qui avait été embarqué sur le corsaire pour apprendre le métier de la course: c'était le frère du capitaine, qui servait en gros et en détail comme mousse; le plus vilain et le plus traître des enfans perdus que j'ai connus dans la navigation. Pour en revenir à ce bout d'engeance de Lucifer, je vous dirai que quand le carcaillon entendit parler de la révolte préparée par les plus déterminés, il se mit à crier plus fort que tous les autres ensemble que le capitaine était un brigand dénaturé, et qu'en sa qualité de frère de Doublemin, il demandait qu'on envoyât son pauvre aîné par dessus le bord, pour lui apprendre une autre fois à être plus juste envers l'équipage. Les mal intentionnés, dont j'étais du nombre, en voyant la bonne volonté du coquin de mousse à l'égard de son frère, dirent que c'était un bon petit bigre. Ce n'était néanmoins qu'une vile et jeune canaille, ainsi que je me ferai un plaisir de vous le prouver dans la suite.
«Le mousse en question s'appelait Chéri, de son nom de baptême. Une nuit que j'étais de quart, je lui dis: Ecoute, Chéri, si tu veux rendre un vrai service à tout l'équipage en général, il faut que tu nous préviennes quand il sera à propos d'envoyer monsieur ton frère de l'autre bord du bastingage sous le vent.
—«Je ne demande pas mieux, me répondit l'enfant avec la franchise de l'âge; mais c'est qu'il est malin comme un chat, mon gredin de frère, et qu'il serait un peu lourd à décapeler de cette façon, attendu qu'il est fort comme toute une escouade d'abordage, et que je crois qu'il a toujours sur lui un poignard de longueur, avec accompagnement de pistolets de poche.
—«Quel moyen amical y aurait-il donc de finir bientôt la conversation avec le particulier?
«Le petit Chéri me répondit pour lors:
—«Si j'avais seulement un bon paquet de vert-de-gris, d'arsenic, ou une ration suffisante de mort-aux-rats, je répondrais bien de l'affaire, parce qu'en mêlant l'empoisonnement en question dans la bouteille d'eau-de-vie du pacha mon frère, je serais sûr de lui faire gober la pilule de santé.
—«Ah! le gueux! il boit donc de l'eau-de-vie à discrétion, lui? que je ripostai tout en colère.
—«Une bouteille toutes les nuits, quand la mer est belle, et quelquefois deux fioles, quand il se réveille pour le mauvais temps.
—«Non, que je dis au petit Chéri après le moment de la réflexion. On peut bien avoir du vert-de-gris à bord où il y a du cuivre; mais le vert-de-gris, c'est du poison, et le poison n'est pas une arme brave et loyale pour un équipage qui veut se révolter avec honneur et sans reproches. Pour ne pas qu'il soit redit que nous avons pris notre capitaine en traître, il vaut mieux le jeter coûte qui coûte à la mer, au profit des requins ou autres carnivores de cette espèce, que de l'empoisonner comme un insecte malfaisant.
«Chéri, l'infernal scélérat de mousse, me quitta en disant: Vous êtes un brave homme, je vous respecte; mais mon frère n'en est pas moins une carcaille. Et le mousse alla se coucher tout naturellement comme à l'ordinaire.
«Pendant tout ce bataclan, nous n'en faisions pas moins route sur la côte d'Afrique, où nous devions rencontrer, comme plus haut, à ce que nous promettait l'état-major du navire, ces gros bâtimens anglais en question, chargés de poudre d'or, de dents d'éléphant, autrement dit morphil, et d'huile de palme ou de palmier.
«Oui, beaux bâtimens chargés de tout cela, que nous devions rencontrer, comme vous allez le voir!
«Quand donc, nous demandions-nous les uns aux autres, jetterons-nous définitivement notre capitaine à la mer? Demain, gourgonnaient les moins pressés. Aujourd'hui, à la nuit tombante, disaient les plus déterminés. Oui, mais quand il fallait faire le coup, les plus pressés remettaient encore l'affaire au lendemain. La révolte, voyez-vous, est quasiment une pièce de canon de malheur! On trouve cent hommes pour la charger, et personne pour y mettre le feu.
«Finalement, un beau matin avec le jour, on aperçut terre devant nous. Le capitaine ordonna de laisser courir comme pour aller au mouillage. Nous ne tardâmes pas à nous voir entre des petites îles désertes, habitées par des sauvages qui ne paraissaient pas avoir reçu beaucoup d'éducation. Autant qu'on pouvait le remarquer, même du bord, ces individus étaient nègres de la tête aux pieds, et c'était d'autant plus facile à deviner qu'ils n'avaient rien pour se couvrir le casaquin. Le seul habillement de quelques-uns, c'étaient des flèches et des gros bâtons.
«Si c'est comme ça que nous faisons la course, se mit à crier l'équipage en examinant la physionomie de ces naturels, le capitaine nous la fiche bonne! Croit-il donc que nous allons amariner une de ces îles avec les habitans à bord, pour la térir sur les côtes de France? Belles parts de prises que nous aurons là! Un rocher au lieu d'un navire anglais, et des sauvages nègres, au lieu de balles de coton ou de boucauts de sucre!
«Nous ne fûmes pas plutôt mouillés entre ces îlots abandonnés, que le capitaine Doublemin ordonna à quarante hommes de bonne volonté d'embarquer dans nos trois plus grandes embarcations pour aller faire de l'eau à terre. Ce qui fut commandé fut exécuté. On mit des barriques vides dans les embarcations. Les officiers qui commandaient la corvée demandèrent quelques fusils pour leurs gens afin de pouvoir se défendre à l'occasion contre les sauvages, et les trois canots débordèrent du bord pour aller nous chercher de l'eau fraîche dont nous avions besoin dans le fait, car depuis que l'on avait retranché l'eau-de-vie à discrétion à l'équipage, il s'était jeté à corps perdu sur l'eau, pour avoir à boire quelque chose.
«Vous pensez bien, sans qu'il soit nécessaire de vous le faire sentir apparemment, qu'en demandant des hommes de bonne volonté pour aller en corvée à terre, le chien de Doublemin avait son plan. Presque tous les plus mutins du bord, à seule fin de s'entendre ensemble pour mieux manigancer l'infâme complot, avaient demandé à être de la partie. Moi seul et quelques autres parmi les cabaleurs, nous étions restés à bord pour ne pas laisser le navire tout-à-fait sans mauvais sujets.
«Ah! il est bon de vous dire peut-être que le chef du coup monté depuis si long-temps était aussi resté avec nous autres. A lui seul il criait du soir au matin qu'il se chargerait, une fois le beau moment venu, de nous délivrer de Doublemin, quand bien même personne ne voudrait l'assister dans sa bonne action.
«Une fois nos embarcations parties pour aller aborder la première île venue, nous les vîmes accoster la terre, et les sauvages se retirer dans les bois, par politesse et sans doute, à ce que nous pensions, pour faire honneur aux nouveaux venus. Des politesses et des honneurs comme ça, on vous en donnera tant que vous voudrez et treize à la douzaine encore!
«La première chose que firent nos hommes de corvée en mettant le pied à terre, ce ne fut pas d'aller chercher de l'eau, comme le portait leur consigne; mais ils se mirent à courir comme dans la canicule après les sauvagesses de l'endroit, et je dis comme dans la canicule, car il fait rudement chaud au moins sur la côte d'Afrique. C'est le pays de la sueur et des désirs indécens, la nature y marchant toute nue sans les vêtemens qui distinguent nos climats et nos habitudes.
«Le capitaine n'eut pas plutôt vu la manœuvre des mal-poussés qui quittaient les embarcations pour courir après la négraille fugitive dans les bois, qu'il se dit ou qu'il eut l'air de se dire en lui-même: Bon! c'est ça! Je n'en attendais pas moins de cette vermine!
«Et aussitôt le voilà qui descend dans sa chambre et qu'un instant après il remonte sur le pont. Mais excusez, dans l'intervalle de sa descente en bas et de sa remontée sur le gaillard d'arrière, il vous avait changé de costume de la tête aux pieds.
«En allant dans sa chambre, il était habillé comme de coutume, veste bleue, casquette de cuir et cravate noire.
«Pour revenir sur le pont, il s'était mis plus à la légère: un mouchoir sur la tête, plus de veste, mais les manches de chemise retroussées jusqu'à l'épaule, un poignard large comme la main à la place de sa montre, et une paire de pistolets longs comme une cuillère à pot, sous le bras gauche.
«Il va y avoir du nouveau à coup sûr, que je dis aux autres en voyant le physique inhumain du capitaine. Personne dans le moment ne répondit à ce mot d'avertissement.
«J'avais bien deviné qu'il sortirait avant peu des paroles indécrottables de la bouche du lapin. Rien n'est si aisé pour les gens qui ont navigué que de lire les malheurs qui doivent arriver, sur la physionomie des chefs.
«Je vous ordonne de faire filer le câble par le bout, cria Doublemin d'une vois féroce à son second; et le second passa devant avec les officiers du bord, pour faire exécuter le commandement.
«La brise venait de terre: quand le corsaire eut filé son câble, le voilà qu'il va en dérive au large, en laissant, comme vous entendez bien, à terre les trois embarcations qui étaient à nous chercher de l'eau.
«On n'avait seulement même pas ordonné de faire hisser le petit foc à bord: le navire, avec toutes ses voiles serrées, s'en allait tranquillement en dérive, ne bougeant pas plus que s'il avait continué à être mouillé.
«La preuve que je ne m'étais pas trompé en pensant qu'il allait y avoir du nouveau à bord, c'est que pendant que nous étions tous les bras croisés à attendre ce qui allait cuire pour notre service, le capitaine se promenait seul sur le pont, comme un crâne qui veut chercher dispute à un particulier quelconque.
«Au bout d'un quart d'heure de promenade, le v'là tout-à-coup qui s'arrête. Il va en dégoiser: tout le monde se tait; respect aux chefs, obéissance à la loi.
«Un complot abominable, dit-il en s'adressant à nous autres tous indistinctement, a été manigancé à bord. Je connais les chefs de la révolte, et les misérables vont recevoir le châtiment qu'ils ont mérité.
«Anténor, avance ici; j'ai depuis long-temps un mot à te dire. Le moment de régler nos comptes est arrivé. Approche, infâme!
«Anténor était le premier cabaleur parmi les autres. Il s'avance à la rencontre du capitaine, l'air assez délibéré, les mains dans les poches de son pantalon et la casquette sur la tête.
«Le capitaine, en se voyant accoster de cette façon, lui arrache primo sa casquette de dessus l'oreille, et après l'avoir jetée par-dessus le bord, il se met à lui crier:
«Cette dernière insolence vient encore confirmer ton crime, scélérat que tu es. Depuis quand une mateluche de ton espèce accoste-t-elle son capitaine la tête couverte?
—«Depuis que les mateluches comme moi se sont mis dans le toupet de vivre en liberté! répond Anténor.
—«Et c'est aussi, il y a toute apparence, pour vivre en liberté, que tu avais formé le plan, avec quelques brigands de ton numéro, de m'envoyez par-dessus le bord?
—«Je ne sais pas seulement de quoi vous voulez me parler, dit Anténor en regardant Doublemin.
—Eh bien! moi, je vais te l'apprendre. Une révolte s'était organisée à bord, et c'est toi qui étais le chef du complot. Tu devais me jeter à la mer pour t'emparer du navire. Un des comploteurs m'a tout appris; à chaque heure, à chaque minute, j'étais instruit de votre lâche et abominable dessein.
—«Ah! se mit à crier pour lors Anténor, c'est votre petit gredin de frère qui est là, qui nous a vendus, la vermine!
—«Par Dieu, dit sur le moment le petit Chéri, vous aviez cru, manière de cornichons que vous êtes, que je serais assez insensible pour vous laisser tuer mon frère! Ils sont encore bons là ces gréeurs de conspirations pourries. Avale ça, Las Cazas!
«Le capitaine, après avoir fait taire la bouche à l'enfant, qui était dans le fond un bon frère, mais une méchante petite frapouille, reprit, en parlant toujours à Anténor:
—«Connais-tu bien, exécrable criminel, comment les lois punissent la révolte à bord d'un navire?
—«J'ignore; mais je serai plus savant peut-être quand une fois vous me l'aurez appris.
—«Eh bien! ces lois punissent la révolte de mort!
—«Oui, quand il y a des juges apparemment.
—«Ton juge, c'est moi; la loi, la voilà. Le coupable, c'est toi.
—«Et la condamnation?
—«Elle est sur ton infernale figure, et l'exécution du jugement au bout de ma main. A terre, il y a vingt-quatre heures pour exécuter le coupable; ici, il n'y a plus pour toi qu'une minute, et la minute vient de sonner.
«Et en vous prononçant cette parole, voilà mon capitaine qui vous empoigne la crinière d'Anténor de la main gauche, et qui vous lui envoie à bout portant, de la main droite, un coup de pistolet d'arçon dans la physionomie.
«Le corps du pauvre Anténor tomba sur le pont baigné dans son sang: tout le haut de sa tête était resté dans la main gauche de Doublemin[2].
«Le commencement de la justice est fait, cria alors le capitaine. La loi vient de parler. Avancez quatre hommes et envoyez-moi le cadavre du criminel par-dessus le bord.
«Ma foi! dans un moment comme celui-là et avec un Sarrasin de ce calibre, il n'y a pas guère moyen de désobéir. Je fus un des quatre hommes de bonne volonté qui débarquèrent défunt Anténor de l'autre côté du bastingage.
«Il y avait lieu de penser vraisemblablement après ce coup de temps que tout était fini à bord. Personne ne soufflait plus un mot plus haut l'un que l'autre. On aurait entendu une moustique voler sur le pont. L'équipage enfin en avait assez de cet exemple, pour son compte. Mais Doublemin, lui, n'était pas encore plus content qu'il ne fallait.
«Cependant, comme je l'ai lu anciennement dans un livre: coupez la tête d'un complot, et le complot n'aura plus de jambes.
«Quant à moi, sans me vanter, je n'avais plus ni bras ni jambes. C'est que, écoutez donc, on aime bien se mêler un peu des affaires où tout le monde met son nez; mais on n'aime pas, comme de juste et de raison, à payer les pots cassés pour tout le monde. Vous entendez bien cette parole, n'est-ce pas, vous autres jeunes gens qui m'écoutez à l'heure qu'il est?»
—Oui, sans doute, maître Révolté; nous serions bien fâchés de perdre un seul mot de votre conte, répondirent les jeunes matelots composant l'auditoire du maître.
—A la bonne heure, reprit gravement celui-ci. Les fautes des anciens, voyez-vous, c'est à peu près comme les roches à fleur d'eau et les bas-fonds qu'il faut éviter. Je vous dis mes fautes, à seule fin qu'en naviguant, vous ne tombiez pas dessus en grand, comme des badernes qui ne savent pas gouverner leur barque. Danger connu est à moitié paré.
Après avoir débité d'un ton très-imposant et très-grave cet avertissement tout paternel, notre narrateur reprit ainsi le fil de son histoire:
«Ainsi que je l'ai annoncé, Doublemin n'était pas trop content.
«Il n'y avait pas un demi-quart d'heure qu'il venait de faire l'affaire à ce pauvre Anténor, qu'il se mit à crier d'une voix qui semblait sortir du fond de la cale d'un trois-ponts:
«Je sais qu'il y a encore de mauvais bandits à mon bord. Je les connais tous un à un, et si, dans cinq minutes d'horloge, à partir du moment actuel, ils ne viennent pas tous, les uns après les autres, se dénoncer eux-mêmes de bonne volonté et me demander leur pardon, il y aura du grabuge encore sur le pont du Mange-Tout, après les cinq minutes de grâce.
«Une minute se passe, deux minutes sont déjà passées; personne encore ne prend la route du pardon général.
«Doublemin voyant le retard, se met à dire, pour nous engager à prendre notre parti en braves:
«Si vous attendez que je vous nomme, je vous nommerai tous individuellement ou ensemble; mais à chaque nom qui sortira de ma bouche, je vous préviens qu'il y aura un homme de moins à l'appel.
«Et sans plus de façon que ça, le pèlerin vous dégaîne de sa ceinture son poignard qui était bien large comme une feuille de bananier.
«Ah! il ne s'agit pas ici de faire les bégueules, dit un de nos camarades qui n'avait pas trop la conscience blanche. Je me dénonce moi-même. Capitaine, j'ai eu tort et me v'là à vos ordres.
«Quand un homme bat en retraite, il ne manque jamais de compagnons de route, comme on dit.
«Après le premier révolté qui venait de fouiner, arrive un autre, et puis un autre, et puis moi après le troisième. Si bien que nous formions une rangée de dix à douze renégats repentans sur le pont.
«Une fois que Doublemin nous vit alignés, la figure un peu renversée du mauvais côté, il nous dit, pour nous faire compliment sur notre soumission:
«Vous êtes tous des crapules qui mériteriez les galères, si j'étais aussi méchant que je devrais être juste. Mais je viens d'en expédier un, et ça ne m'amuserait pas de recommencer la même cérémonie pour chacun de vous. Cependant, sans être aussi criminels que le chef du complot, vous êtes coupables, et vous ne devez pas porter celle-là en paradis; et afin de signer avec de bonne encre un certificat de mauvaise conduite à chacun de vous, je vais vous mettre ma signature dans un endroit où vous ne pourrez pas la cacher aussi facilement qu'au fond de votre sac.
«Après nous avoir adressé ce petit discours, ne voilà-t-il pas que ce diable de Doublemin vient à chacun de nous face à face, et qu'il nous fait en particulier une petite entaille sur le menton avec le bout de son poignard!
«La chose, me direz-vous, peut être légère: d'accord; mais il n'en est pas moins bigrement gênant d'être marqué à la partie la plus vulière du visage pour le restant de sa vie, et pour une affaire aussi désagréable qu'une révolte à bord.
«S'il ne faisait pas nuit, vous pourriez voir encore sur mon physique la signature de Doublemin. Je ne m'en cache pas, je ne l'avais pas volé, et qui convient de ses fautes est plus méritant que celui qui dit qu'il n'a jamais péché. La vie de l'homme, sans comparaison, est un grand câble de vaisseau, et avant qu'un grand câble soit filé jusqu'au bout, il peut se faire joliment des coques depuis l'étalingure jusqu'à la bitture.
«Ceux-là qui sont matelots et qui m'écoutent entendront assez ce que je veux dire; les autres chercheront le motus de l'égnime que j'ai voulu faire en passant.
«Dès le moment où tout se trouva arrangé à l'amiable à bord du corsaire, le capitaine, voyant l'équipage content et satisfait, nous commanda d'aller larguer les voiles; car vous vous rappelez bien que pendant la petite affaire qui venait de se passer à bord, le navire avait été laissé en dérive, poussé au large par la brise de terre.
«L'appareillage, je vous en donne mon billet, ne fut pas long à faire. Nous courions tous du pont sur les vergues pour larguer la toile, comme de vrais écureuils. Jamais nous n'avions été aussi lestes du jarret et aussi vifs de la patte. Il y a des instans où une solide correction retrempe furieusement la bonne volonté d'un équipage, et une fois que les chefs ont réglé leur décompte avec leurs matelots, on se remet à travailler pour une autre campagne.
«C'était pas encore le tout que d'avoir mis de la toile au vent à bord du Mange-Tout, il nous restait ensuite à louvoyer contre le vent pour regagner le chemin que nous avions perdu en dérivant, et pour rattraper le bout de notre câble que nous avions filé sur une bouée deux heures auparavant. Avec cela, vous vous souvenez bien, sans le moindre doute, des trois embarcations que nous avions envoyées sur la petite île déserte des sauvages, pour y faire de l'eau. Le capitaine avait bien voulu, vous entendez, punir la révolte; mais il ne voulait pas abandonner les gens qu'il avait expédiés à terre pour le bien du service en général, et pour recevoir en même temps une bonne frottée en particulier.
«Ainsi donc nous voilà à louvoyer bord sur bord, amures sur écoutes, avec notre gueux de corsaire qui pinçait le vent comme la plus fine couturière pince un ourlé avec son aiguille. En moins d'une heure on peut dire que nous avions déjà regagné une bonne partie du chemin perdu, lorsque nous entendons un bruit de coups de fusil sur la petite île où nous avions laissé nos gens de corvée.
«A ce carillon de coups de feu, le capitaine se mit à dire: Est-ce que ces gaillards-là s'aviseraient de déchirer de la toile avec les naturels du pays?...
«Et puis il prend sa longue-vue, et après avoir regardé à terre du côté d'où venait le tintamarre de la fusillade, il nous redit: Oui, ce sont nos gens qui saluent avec du plomb de calibre les antropophages qui leur font une conduite de politesse.
«Quelle conduite de politesse! que nous pensâmes en entendant le capitaine. Si la politesse dure encore une demi-heure, il n'y aura plus personne à conduire par ces abominables gueusaillons de sauvages.
«Nous arrivions toujours, à bord du corsaire, à l'endroit de notre premier mouillage, et les coups de fusil que nous avions entendus continuaient à pétailler, mais plus en douceur qu'à l'instant où nous avions commencé à distinguer le roulement de la mousqueterie.
«Qu'est-ce que ça peut annoncer? que nous nous demandions à bord. Que nos gens ont fait la paix avec les antropophages de l'île, ou qu'ils sont plutôt bûchés à ne pouvoir plus jouer du mousqueton?
«Nous ne fûmes pas long-temps heureusement à apprendre ce qui venait de se passer sur ce rivage cruel et barbare où nous avions cru trouver de l'eau, et où il n'y avait à ramasser que des coups à discrétion, et même plus qu'à discrétion.
«Le jour, au moment dont je vous parle, commençait à tomber; mais il faisait encore assez clair au loin cependant pour nous permettre de voir que nos trois embarcations venaient de déborder de l'île des sauvages. En une minute, comme elles avaient vent arrière pour venir sur nous, elles larguèrent leurs voiles, et nous autres, pour aller à leur rencontre, nous élongeâmes sous terre la dernière bordée que nous avions à courir au plus près.
«Je parierais bien, n'importe quoi au monde, qu'aucun de vous ici n'est fichu pour se figurer ce que nous vîmes à bord du corsaire, quand une fois nos embarcations furent rendues à portée de vue de nous? Non, jamais, au grand jamais, sous la voute immensurable du firmament que v'là au-dessus des girouettes de notre mâture, on ne verra deux spectacles de cette manière. Une vraie comédie en action, une véritable mascarade de côte d'Afrique.
«Imaginez-vous qu'aussitôt que nous pûmes bien apercevoir et compter un à un nos gens dans les embarcations, nous vîmes les uns avec une flèche dans le derrière, les autres avec une zagaie plantée raide dans le dos, et les moins avariés enfin avec des coups de massue de sauvages, en travers sur la mine. Nous avions peine à reconnaître nos camarades, tant ces accidens-là les avaient changés de ce qu'ils étaient auparavant. C'était, à vous dire le vrai, un spectacle à rire d'un côté et à pleurer de l'autre, une farce et une pitié tout ensemble, finalement.
«Quand la première des trois embarcations de cette expédition de malheur fut accostée à bord, notre capitaine commença par demander à l'officier qui commandait la corvée:
—«Eh bien! monsieur, que vous est-il donc arrivé à terre?
—Capitaine, répondit l'officier, il nous est arrivé des coups comme s'il en pleuvait.
—«Parbleu, je ne le vois que de reste, lui dit le capitaine. Mais comment cette affaire entre les sauvages et vous a-t-elle eu lieu, et par la faute de qui a-t-elle commencé?
—«Capitaine, que répondit encore l'officier, personne n'a commencé l'affaire: elle est venue toute seule et tout le monde ensuite s'en est mêlé. Mais puisque vous paraissez souhaiter avoir des détails là-dessus, je vais vous faire mon procès-verbal aussi bien que je pourrai.
«Imaginez-vous, capitaine, qu'une fois à terre, je dis aux hommes de mon canot et des deux autres embarcations: Mes garçons, débarquons en double nos pièces à eau, et allons les mettre sous cette cascade d'eau fraîche qui coule là-bas. Mes hommes me répondirent: Oui, nous allons faire ce que vous nous dites. Mais au lieu de suivre mes ordres, les gredins ayant vu des femmes sauvages qui étaient là avec leurs maris à nous regarder, se mirent à faire des grimaces pour entamer la conversation avec ces négresses. Les habitans et habitantes commencèrent par rire, et mes gens, encouragés par les figures riantes des noirs du pays, voulurent tâter de trop près les appas ou plutôt les apparences qui étaient devant eux. Mais les maris sauvages voyant cela ne firent ni une ni deux. Ils se mirent à battre en retraite avec leurs épouses qui paraissaient ne s'en aller qu'avec un air qui disait qu'elles auraient autant aimé rester sur la place, afin d'être insultées par nos gens. Malheureusement mes hommes, ne devinant pas la malice, eurent l'indiscrétion de donner en grand dans l'écoutille. Les voilà à poursuivre la bande des nègres et négresses faisant route vers le milieu des bois; j'avais beau crier à mes matelots: Restez ici, je ne veux pas que vous vous engagiez plus loin! Bah! c'était comme si j'avais chanté femme sensible avec accompagnement de tambour de basque! Mes gredins de canotiers chassèrent toujours les polissonnes de sauvagesses qui s'enfonçaient toujours dans les taillis. Vous savez bien, capitaine, que vous nous aviez fait prendre à chacun un mousqueton, en disant que ça pourrait nous servir. Ça a servi effectivement à faire casser les reins à une bonne partie de nos enragés, car lorsqu'ils se sont vus un peu engagés avec les carnibales, ils ont voulu leur envoyer des coups de fusil pour leur faire peur par manière d'acquit; mais au lieu d'avoir peur, les imbécilles de sauvages n'ont-ils pas commencé à nous poivrer à grands coups de flèches, de bâtons pointus et d'anspects en bois de fer! Vous voyez mes gens, capitaine, ils sont presque tous à moitié éreintés, et si le docteur veut de l'ouvrage, il en aura plus qu'il ne pourra peut-être en faire.
—«Quels sont les hommes que vous avez perdus dans cet engagement et qui sont restés sur place?
—«Capitaine, ce sont ceux-là qui étaient les plus galans et les plus emportés sur l'article du sexe; car, vous entendez bien, comme ils voulaient faire la cour à brûle-pourpoint aux épouses des sauvages, ils se sont engagés naturellement le plus avant dans le bois, où ils ont été caressés les premiers si impolitiquement.
—«Tant mieux! répondit sur ce mot-là le capitaine Doublemin. Ce sont les plus mauvais sujets du bord et les faiseurs de complots dont les sauvages m'ont débarrassé. Je ne demandais pas mieux. A présent nous allons naviguer tranquillement comme de petites demoiselles. Faites embarquer et hisser à bord les blessés, que le chirurgien va panser aussi bien qu'il le pourra. Nous allons maintenant courir au large et continuer notre croisière, comme si de rien n'était.
«Quand les hommes revenus de terre apprirent ce que le capitaine avait fait à bord pendant qu'ils étaient sur l'île déserte, ils se dirent tous à la fois: Le capitaine est un fameux lapin, et Anténor était un cabaleur; c'est bien fait pour lui et pour nous; ce qui vient de lui arriver n'était que le décompte qui lui revenait depuis long-temps.
«Voilà bien sur quel gabarit sont construits tous les hommes! C'est le battu qui a toujours tort, et le plus fort qui a toujours raison.
«Mais afin d'en finir une bonne fois pour toutes avec mon histoire, je vous dirai, mes amis, que toutes ces aventures nous portèrent bonheur. Trois ou quatre jours après l'époque, en cinglant au large de la côte d'Afrique, nous fûmes assez chanceux pour mettre le cap sur un grand coquin de trois-mâts anglais qui revenait de l'Inde, chargé d'indigo, de riz, de salpêtre, et autres comestibles de même nature. La prise fut amarinée, comme de raison, et expédiée pour France. Deux jours après, un autre navire venant des mêmes parages tomba de la même manière sous notre grande écoute, et l'amarinage eut lieu tout aussi bien; il n'y avait quasiment qu'à se baisser pour en prendre, comme on dit. La moitié de notre équipage fut envoyée à bord des prises qui venaient se faire gober comme des moutons par le Mange-Tout, et c'est pour lors que nous vîmes clair comme le jour que le corsaire avait été bien baptisé de son nom. Bref, quand nous eûmes bien écumé les mers où nous croisions, nous revînmes tranquillement comme Baptiste au port de Bordeaux, d'où nous étions partis. Les bâtimens anglais que nous avions capturés en tout bien tout honneur avaient eu le sort d'attérir sains et saufs, et chacun des gens de l'équipage, une fois les parts de prises comptées au bureau, eut sa fortune faite pour le restant de ses jours, excepté moi qui trouvai moyen de manger tout mon argent en trois mois avec des amis et des filles publiques. L'économie est une belle chose; mais la bamboche est la perte du matelot.
«Vous m'aviez demandé la raison pourquoi on m'avait donné le nom de maître Révolté. Je viens de vous la dire; c'est parce que j'avais eu le malheur de faire partie d'une révolte à bord du corsaire le Mange-Tout. Les beaux noms de guerre ne tiennent pas long-temps: les mauvais sobriquets ou faux-briquets restent toujours. Sur le rôle d'équipage que le capitaine a dans sa chambre, je suis inscrit sous le nom de Frédéric-Stanislas Labous, qui est mon vrai nom de famille; mais ça n'a pas empêché que depuis vingt ans on continue à m'appeler partout, en toute occasion, maître Révolté, en punition sans doute de mon ancienne faute, que le diable confonde, si jamais il en était capable!
«Ceci doit vous apprendre, jeunes gens qui êtes là la bouche ouverte comme des dorades qui attendent les poissons-volans, que jamais il ne faut faire un pas de travers dans la route du service, si on veut toujours aller droit son chemin. Mon exemple est un avertissement que je vous donne, et un avertissement vaut mieux que si je vous avais mis à chacun une piastre dans la poche pour aller lécher du tafia dans le premier cabaret venu.»
Ainsi finit la longue et philosophique histoire de maître Révolté, et, après l'avoir écouté attentivement près d'une heure, et avoir observé, autant que me le permettait le clair de lune, les mouvemens de sa physionomie pendant sa narration, je restai édifié de la franchise avec laquelle ce brave homme nous avait avoué une des fautes de sa jeunesse et exprimé le repentir sincère dont ce moment d'égarement contre la discipline avait été suivi. Ce n'est pas lui, me disais-je, qui retombera dans la même faiblesse! Il a trop bien appris à obéir et éprouvé trop cruellement ce qu'il en coûte pour avoir enfreint les lois de la subordination! La sévérité du capitaine Doublemin lui a donné une leçon qui lui servira toute sa vie!
J'éprouvais tant d'estime en ce moment pour la rude naïveté de notre maître d'équipage, que je me disposais déjà à le féliciter sur la sincérité des aveux honorables qu'il nous avait faits avec tant de bonhomie dans sa biographie, lorsque le capitaine de notre Oiseau-bleu monta sur le pont et regarda le temps qu'il faisait. Maître Révolté, en voyant le capitaine s'informer du nombre de nœuds que filait le navire, et en l'entendant, une minute après, ordonner de gréer les bonnettes de perroquet, ne put s'empêcher de s'écrier presque assez haut pour être entendu de tout le monde:
—Le tonnerre de Dieu t'enlève, ivrogne patenté et breveté! Le voilà qui vient de s'étourdir la tête d'eau-de-vie, et qui va nous éreinter à nous faire manœuvrer toute la nuit! J'aimerais cent mille fois mieux naviguer à bord du diable, qu'avec des rossignols de ce régiment-là!
Il aurait suffi que notre capitaine, qui n'était pas très-patient, eût entendu un seul des propos que tenait maître Révolté, pour que notre pacifique navire devînt, comme autrefois le corsaire le Mange-Tout, le théâtre d'une rébellion en mer.
Belle perspective!
En passant sur le gaillard d'arrière et en pensant à la manière dont maître Révolté mettait en pratique les maximes de subordination qu'il nous avait débitées dans son histoire, je ne pus m'empêcher de me rappeler cet antique proverbe que j'avais souvent entendu répéter, dans mes voyages nautiques, par les philosophes goudronnés du gaillard d'avant:
«Le vieux matelot meurt dans le péché de sa jeunesse, comme le dur requin dans sa première peau.»
VIII.
Aventure sur mer.
Un bâtiment sarde, destiné pour Gênes, avait perdu à la Havane son capitaine, le seul homme du bord qui pouvait reconduire le navire en Europe. Le capitaine du brick la Céladine, de Bordeaux, avait sous ses ordres un lieutenant à qui il désirait procurer les avantages dont sa capacité et sa bonne conduite l'avaient rendu digne. Il lui proposa la place qui s'offrait à bord du navire sarde. Le lieutenant accepta avec joie, et il se disposa à partir pour Gênes, en qualité de capitaine provisoire du navire étranger.
Ce jeune marin avait fait, dans le cours de plusieurs voyages à la Havane, la connaissance d'une Française à qui il avait réussi à inspirer l'attachement le plus vif. En apprenant le départ prochain de son amant et en prévoyant l'isolement dans lequel il allait se trouver au milieu d'un équipage d'étrangers, Mathilde n'hésita pas à sacrifier sa position et son avenir à l'homme qu'elle aimait plus que sa famille et que sa vie.
Le bâtiment sarde appareille, emportant avec lui le jeune officier de la Céladine et sa jolie maîtresse, heureuse d'avoir tout sacrifié à son amour, et fière de s'associer aux dangers que son dévoûment pouvait lui faire courir auprès de celui à qui elle avait voué son existence.
Cet acte d'abnégation et de courage édifia les jeunes camarades de l'heureux lieutenant. Mathilde fut citée comme le plus rare exemple de fidélité par tous les Français qui la connaissaient. On parla beaucoup des deux amans dans les premiers jours qui suivirent leur départ, et on les oublia ensuite, pour s'occuper du choléra qui régnait alors avec beaucoup d'intensité à la Havane.
Un brick du Havre, la Milise, commandé par le capitaine Noël, avait fait voile peu de temps après le bâtiment sarde que l'on croyait déjà bien loin, et que les marins du brick havrais ne s'attendaient guère à gagner. Cependant, au bout de quelques journées de mer, le capitaine Noël aperçut, au nombre des bâtimens qu'il rencontrait dans les débouquemens, un navire qu'il crut reconnaître pour celui que conduisait l'ancien lieutenant de la Céladine. En s'approchant de ce brick, ses doutes se confirmèrent. C'était le bâtiment sarde parti avant lui, et qui poursuivait sa route, mais avec une apparence de défiance et d'hésitation que les marins savent reconnaître aussi bien qui si les navires avaient, comme les individus, une démarche et une physionomie.
Curieux de connaître la cause qui avait pu retarder ainsi dans les débouquemens un navire monté par l'un de ses amis, le capitaine de la Milise fit gouverner de manière à parler à son nouveau compagnon de route. Rendu à peu de distance du brick sarde, il le hèle au porte-voix et demande des nouvelles du lieutenant français.... Un des hommes de l'équipage lui répond que le malheureux est tombé dangereusement malade, et que cet événement les a jetés dans un tel embarras, qu'ils ne savent plus quelle route suivre pour se rendre à leur destination ou pour regagner la Havane. Une jeune femme paraît bientôt sur le pont: c'est la pauvre Mathilde, qui confirme douloureusement la vérité de ce triste rapport. L'équipage sarde, presque abandonné à la merci des vents et des flots, sur un navire qu'il ne sait ni manœuvrer ni conduire, implore la pitié et le secours du brick français. Le capitaine Noël met en panne, et se rend à bord du bâtiment étranger.
Il trouve le jeune Lag... étendu presque mourant dans sa cabane et luttant avec un courage, hélas! trop inutile, contre un mal terrible qui paraît offrir tous les symptômes du choléra. A côté du malade veille depuis plusieurs jours, sans vouloir prendre un seul instant de repos, l'infortunée Mathilde. C'est elle qui, seule jusque-là, a soigné son amant, et c'est de sa main qu'il a reçu tout ce que son ingénieuse tendresse a cru lui préparer de salutaire. La contagion, que redoutent les gens de l'équipage, elle l'a bravée pour devenir la garde et l'infirmière de celui qu'elle aime, et la crainte de cette contagion lui a laissé du moins le privilége d'approcher seule du lit du moribond. A la vue du capitaine Noël, le malade semble oublier ses souffrances pour ne s'occuper que de sa maîtresse; il supplie le capitaine français d'engager Mathilde à passer à bord de la Milise; il veut sauver à cette infortunée le spectacle de la mort qui ne peut tarder à le frapper. Mathilde a compris l'intention de son amant. Elle prévient par un seul mot les instances que le capitaine Noël croit devoir faire auprès d'elle pour remplir la volonté du mourant. Je l'ai suivi, lui dit-elle, jusqu'ici, et j'aime mieux mourir à côté de lui, que de l'abandonner pour ne plus le revoir.
Le capitaine de la Milise, convaincu bientôt de l'inutilité des efforts qu'il ferait auprès de cette pauvre fille pour l'engager à quitter son amant, et privé de tous les moyens de secourir le malade, voulut du moins contribuer autant qu'il le pouvait à sauver l'équipage sarde, en lui donnant un officier qui fût en état de le conduire. Il laissa à bord du bâtiment étranger son lieutenant, M. Bérez, pour remplacer le malheureux Lag....
Les deux bricks, après avoir navigué quelque temps ensemble dans les débouquemens, se séparèrent, l'un pour venir au Havre, l'autre pour se rendre à Gênes.
En acceptant le commandement du bâtiment sarde, le lieutenant de la Milise avait senti qu'il lui serait nécessaire de réunir tout son courage pour supporter le spectacle des scènes déchirantes qui allaient avoir lieu à bord. Le pauvre jeune homme auquel il venait de succéder ne pouvait résister long-temps aux douleurs qui à chaque instant lui arrachaient les cris les plus aigus. Sa maîtresse, exténuée par les veilles qu'elle avait prodiguées au moribond, prévoyait avec une terreur que redoublait encore sa faiblesse le moment où elle perdrait l'homme qui seul l'attachait à la vie. Au bout de quelques jours de fatigues, de larmes et d'angoisses, elle-même se sentit atteinte de la maladie qui dévorait Lag.... Ce ne fut qu'après des efforts inouïs qu'on parvint à l'éloigner du lit du mourant, pour la placer dans une petite chambre où ses yeux n'auraient pas du moins à supporter la vue de la mort prochaine de celui que son dévoûment n'avait pu arracher au trépas.
Dès ce moment fatal, la sollicitude du nouveau capitaine se partagea entre les deux malades. Tous les momens qu'il pouvait dérober aux soins qu'exigeait la conduite du bâtiment, il les passait au chevet des deux amans. Rien n'était plus touchant et plus pénible, rapporte cet officier, que d'entendre à chaque instant ces infortunés demander des nouvelles l'un de l'autre. Il semblait que chacun d'entre eux ne souffrît que dans la personne de l'autre malade. Quand Lag... voyait son compatriote s'approcher de lui en revenant d'auprès de Mathilde, il n'entr'ouvrait ses lèvres éteintes que pour répéter: Et Mathilde, est-elle mieux? En reviendra-t-elle?.. Oh! si elle pouvait en revenir! Puis un moment après c'était Mathilde qui disait au capitaine: Et ce pauvre Lag...? Oh! s'il pouvait vivre, je mourrais contente! Dites-lui que je l'aimerai jusqu'au tombeau!»
Les vœux de la malheureuse ne furent pas exaucés: son amant succomba enfin à ses souffrances. On lui cacha d'abord ce trépas funeste; mais au bout de quelques jours elle pénétra l'horrible mystère.... Il lui semblait, disait-elle, quoiqu'elle n'eût pas vu Lag... depuis le jour où elle était tombée malade, qu'il lui manquait quelque chose de plus qu'auparavant. L'instinct de son cœur lui avait tout appris, tout révélé, jusqu'à l'heure même où son amant avait cessé de vivre.
Dès cet instant elle parut entrevoir avec moins de terreur le moment de sa mort prochaine. Rien ne l'attachait plus à la vie, disait-elle.... Elle se prépara à mourir avec un calme qu'elle venait de retrouver dans l'excès même de son malheur.
Le capitaine s'efforçait de lui inspirer un espoir qu'il n'avait plus pour elle, mais c'était en vain.
Elle expira, l'infortunée!... Un cadavre, recouvert d'une toile à voile, fut monté de la chambre sur le pont. Les hommes chargés de ce sinistre fardeau pleuraient en le portant. Les autres matelots, les mains jointes et la tête découverte, virent en sanglotant passer le cadavre devant eux, et long-temps encore après que les flots l'eurent enseveli pour toujours, les yeux du capitaine et de l'équipage restèrent fixés, pleins de pleurs, sur l'endroit où le corps de Mathilde avait disparu... disparu pour l'éternité!
Oh! si dans les mystérieuses profondeurs de l'Océan, les deux cadavres, jetés à la mer à si peu d'intervalle l'un de l'autre, venaient à se rencontrer, à se heurter! Mais là, plus rien... rien.... Des ossemens horribles, des cœurs en lambeaux que la gueule affreuse des requins aura déjà rongés... et ces deux cœurs se froissant sans tressaillir, eux qui furent remplis de tant d'amour l'un pour l'autre! N'y a-t-il donc rien autre chose dans autant d'amour, que le néant et l'éternité?
IX.
L'Athlète de bord,
CONTE HISTORIQUE.
Quelque capacité, du courage, de l'intelligence, et beaucoup de bonheur surtout, avaient fait d'un ancien maître pilote un contre-amiral de l'empire. La révolution tout entière avait passé sur cette existence de marin, et la révolution, comme on sait, avait le talent de faire vite des choses extraordinaires.
L'officier qui se trouvait avoir été traité si libéralement par elle possédait, entre autres qualités, une force athlétique. Souvent, avant son élévation militaire, son humeur taquine lui avait, dit-on, fourni plus d'une occasion d'exercer sa puissance musculaire, dans le cours d'une jeunesse orageuse.
Avec des passions vives, il est bon, dans la marine surtout, d'avoir de bons bras, et ce qu'on appelle vulgairement à bord une bonne pogne.
Le héros de notre petite histoire, une fois devenu enseigne ou même lieutenant de vaisseau, sentit qu'il ne lui serait plus permis de faire usage de cette force physique qui, jusque-là, lui avait acquis une certaine réputation parmi ses égaux. L'épaulette venait de lui imposer une contrainte qu'il devait supporter impatiemment, car ses longues habitudes gymnastiques lui faisaient éprouver chaque jour le besoin impérieux de dépenser la vigueur dont la nature l'avait doué outre mesure.
Quelquefois il s'amusait à soulever des fardeaux énormes, à haler avec violence sur une manœuvre, pour ne pas laisser, disait-il, sa nerveuse main se rouiller tout-à-fait. Mais ce n'était pas là ce qui pouvait satisfaire, et, pour ainsi dire, rassasier son inépuisable énergie musculaire. Le pugilat anglais aurait seul eu le privilége de l'amuser. Mais où trouver à donner, sans se compromettre, un bon et solide coup de poing, un simple et vigoureux coup de pied! La dignité de l'épaulette pouvait-elle se prêter facilement à ces délassemens vulgaires? L'athlétique officier pouvait-il trouver dans ses collègues assez de complaisance ou assez de vigueur pour se donner ou recevoir de temps en temps une volée bien conditionnée?
Hélas! non; il maigrissait faute d'exercice, faute de boxe, et son œil abattu voyait, presque en se mouillant de larmes, sa force herculéenne s'évanouir dans les muscles de ses bras oisifs et de ses jarrets énervés par l'inaction.
Quelquefois cependant il trouvait encore avec ravissement à se délasser de son long repos, en distribuant par ci par là une furtive tape ou un lourd black-eyes à d'indignes adversaires; il appelait cela se refaire la main. Mais ce n'était pas là remporter une palme....
Quand ses jeunes camarades, déguisés en marins, se rendaient à terre pour parcourir, incognito, ces maisons plus que suspectes où les soldats et les matelots vont épancher en liberté leurs joies tant soit peu brutales, notre héros ne manquait jamais d'être de la partie; et il fallait voir alors comme il réparait le temps perdu, soit qu'un habitué de la maison voulût en découdre, soit qu'un robuste et lourd galant s'avisât de disputer aux bruyans officiers déguisés la possession d'une des Laïs du logis.
Tous les rivaux qui se présentaient étaient sûrs de tomber sous le poing redoutable du damné lieutenant; et quand, par hasard, un matelot du bord venait à reconnaître avec effroi son chef dans l'adversaire qu'il allait combattre, les marques de respect et d'humilité qu'il ne manquait pas de prodiguer à son terrible supérieur ne désarmaient que bien faiblement celui-ci.
—Lieutenant, je vous demande bien pardon! je ne savais pas que c'était vous. Je vous prenais, avec votre veste, pour un matelot tout comme moi, et....
—En garde, jeanfesse, et défends-toi.
—Mon lieutenant, je vous demande excuse; mais que le bon Dieu m'élingue si je vous reconnaissais.
—Allons, pas tant de politesses, canaille. Tape sur moi comme sur ton égal.... Pein, pan, attrape! V'lin, v'lan, empoigne!...
Et alors les horions volaient sur la figure du pauvre diable.
Le lieutenant était devenu la terreur de tout l'équipage, à bord comme à terre.
La fortune, en l'élevant au grade d'officier supérieur, sembla vouloir contrarier encore plus qu'elle ne l'avait fait jusque-là sa vocation toute gymnastique. Une fois devenu capitaine de frégate, il lui fallut vivre de privations. Il renonça aux courses nocturnes, qu'il ne pouvait plus continuer à faire avec les jeunes officiers, auxquels il devait avant tout l'exemple de la réserve et de la dignité.
Pendant dix-huit mois, c'est à peine s'il trouva l'occasion d'asséner une bonne giffle par ci par là à son domestique ou à quelque maladroit patron d'embarcation.
Il devint capitaine de vaisseau, et ce fut encore bien pis. Ses articulations menacèrent de se rouiller incurablement.
Un jour, cependant, en se rendant à terre dans son canot, il sut faire naître l'occasion favorable d'exercer et de ranimer cette vigueur qui dépérissait à vue d'œil.
L'embarcation dans laquelle se trouve un capitaine de vaisseau doit porter sur son arrière un pavillon déferlé. Les canots qui passent près d'elle et qui ne sont montés que par des officiers inférieurs, ou des gens de l'équipage, lèvent rames pour faire honneur au chef dont le pavillon du canot indique la présence: c'est une espèce de présentez-armes usité en mer entre les canots qui portent des officiers de différens grades.
Celui sur l'arrière duquel s'étalait notre commandant n'avait pas arboré le signe distinctif qui devait le faire reconnaître. La chaloupe d'un vaisseau, montée par un aspirant de corvée, vient à croiser le canot de notre célèbre fort-à-bras, et l'aspirant, en n'apercevant pas le pavillon de commandement sur l'arrière de l'embarcation qui s'approche, continue tranquillement sa route sans faire lever-rames à ses chaloupiers. Le commandant devient furieux: il ordonne à son patron d'aborder la chaloupe qui lui refuse les honneurs auxquels il croit injustement pouvoir prétendre.
La chaloupe est accostée dans un clin d'œil, et à peine le canot touche-t-il le bord ennemi, que le commandant, sans plus de façon, saute sur le pauvre aspirant de corvée. Celui-ci, qui, par bonheur, se trouvait de taille à se défendre, et qui n'était pas d'humeur à se laisser battre, répond par un grand coup de poing à l'impétueuse attaque de son supérieur. La lutte s'engage corps à corps, et le jeune aspirant finit par terrasser son intraitable adversaire sur l'arrière de sa chaloupe.
—Ma foi, commandant, lui dit-il en relevant le vaincu avec courtoisie, je ne me croyais pas si fort, car à présent je vois à qui j'ai eu l'honneur d'avoir affaire.
—Pourquoi n'as-tu pas fait lever-rames pour moi, b.... d'insolent?
—Parce que vous n'aviez pas de pavillon sur l'arrière de votre canot, mon commandant.
—C'est ma foi vrai!... C'est mon gredin de patron qui a oublié de le mettre, ce gueux de pavillon.... mais il va me le payer.... Accoste, patron! accoste, coquin!
Le patron paya cher l'oubli qu'il avait commis.
—Ah! tu n'as pas déferlé mon pavillon sur l'arrière, fichu animal!
—Commandant, j'ai z'oublié; et, comme vous n'étiez pas en uniforme, j'ai cru, ma foi, que....
—Ah! tu as cru. Eh bien! attrape pour te rafraîchir la mémoire!
—Mon commandant, je vous promets bien qu'une autre fois....
—Oui, une autre fois il sera bien temps, n'est-ce pas, quand tu viens de me faire donner une raclée par un blanc-bec de cette espèce....
—Il est sûr, mon commandant, qu'il vous a amuré du bon coin; mais c'est moi qu'a reçu la pile que vous n'avez pas eu la chose de lui donner, et qu'il a z'eu l'insubordination de vous participer.
—Chien d'aspirant! ça n'a pas de barbe seulement, et ça se croit plus fort que moi.... Gouverne en double sur sa chaloupe. Je veux lui parler encore.
Le commandant, en ennemi généreux, désirait en effet savoir à qui il venait d'avoir affaire. Il questionna ainsi son vainqueur, qui, monté sur le banc de sa chaloupe, regagnait lentement son bord, encore tout ému de l'aventure.
—Dites donc, payeur de coups de poings arriérés, de quel vaisseau êtes-vous?
—Commandant, je suis du vaisseau le Watignies, à votre service.
—A mon service! Il se moque de moi encore, le drôle....—Quel âge avez-vous?
—Vingt-deux ans, mon commandant.
—Vingt-deux ans! Est-il donc fort pour son âge, ce gaillard-là!... Quand vous serez rendu à bord de votre vaisseau, vous direz à votre commandant que je le prie....
—De m'envoyer à la fosse-aux-lions, en attendant le reste; n'est-ce pas, mon commandant?
—Non pas: vous lui direz que je le prie de vous permettre de venir à mon bord dîner avec moi, parce que vous êtes un bon b....
—Trop d'honneur, mon commandant.... Je suis au désespoir à présent de vous avoir....
—Et moi, je suis tout meurtri.... Mais c'est égal, vous êtes un bon b...., je ne m'en dédis pas.
Cette circonstance porta bonheur à notre aspirant. Dès que le commandant à qui il avait affaire fut fait contre-amiral, il le prit pour son aide-de-camp, en qualité d'enseigne de vaisseau.
Ce ne fut pas, cependant, sans quelque peine que notre nouvel aide-de-camp parvint à éviter avec son chef le renouvellement de la scène à laquelle il avait dû la faveur dont il jouissait près de lui.
Lorsque, seuls dans la galerie du vaisseau-amiral, il prenait fantaisie au vieux loup de mer d'entamer une partie de boxe avec le compagnon obligé de ses caprices, celui-ci ne trouvait moyen d'échapper au danger de la lutte qu'en prétextant une indisposition subite; et alors le général de s'écrier avec dépit:
—La belle acquisition que j'ai faite en vous prenant pour mon aide-de-camp! Je croyais m'être donné un bon luron, et ce n'est qu'une chiffe que toute la journée j'ai là en pendille devant moi!
—Que voulez-vous, mon général! on ne conserve pas toujours sa force, comme vous avez eu le bonheur de le faire, vous. Ce n'est pas ma faute si je suis aussi souvent malade à présent.
—Malade! malade! Vous n'étiez pas malade le jour où, dans votre chaloupe, vous m'avez donné une si bonne raclée!
—Quoi! général, vous auriez encore, depuis le temps, cette petite pile sur le cœur!
—Peste! vous appelez cela une petite pile! vous êtes bigrement modeste, vous. Mais, ce qui me fait enrager, c'est de n'avoir pu encore vous la rendre, et vous payer votre arriéré en détail. Aussi, pourquoi êtes-vous toujours indisposé quand il faut en découdre, et vous portez-vous toujours si bien lorsqu'il s'agit de boire ou de manger? Mais, il n'y a pas de bon Dieu! vous ou un autre, il faut que je me dérouille sur le dos de quelque bon lapin; et si vous ne pouvez pas faire mon affaire vous-même, je vous avertis qu'il faut que vous me trouviez quelque solide carcasse à qui je puisse faire payer cher le jeûne auquel votre mollesse me condamne depuis si long-temps.
Cet ordre du général devint un trait de lumière pour l'aide-de-camp, qui entrevit dès lors qu'il pourrait lui être facile de satisfaire son supérieur, sans s'exposer au danger de le battre ou à l'inconvénient d'être battu par lui.
Il existait à bord du vaisseau un gros et large canonnier d'artillerie de marine, réputé dans tout l'équipage pour l'énormité de sa force animale. L'aide-de-camp prévoyant tout le parti qu'il pourrait tirer de cette espèce de buffle humain, le fit appeler un jour que le général paraissait disposé à se donner une classique peignée.
—Vous m'avez fait demander, mon officier? dit le canonnier en s'approchant avec respect de son chef.
—Oui, mon ami; passe dans la chambre du général, qui a quelque chose à te dire. Mais surtout fais en sorte de ne pas le ménager s'il exige que tu acceptes la botte qu'il va te proposer.
—Et quelle botte, sans être trop curieux?
—Un assaut à coups de poings: le général, comme tu sais, est un amateur.
—Oui, je me suis laissé dire qu'il en mangeait; mais, moi aussi, je suis assez goulu sur l'article.
—Allons, vite; le voilà justement qui s'avance.
Le canonnier, l'air un peu embarrassé, se présenta à son amiral, qui le questionna en ces termes:
—Que veux-tu, gros bêta?
—Mon général, je viens pour savoir ce qu'il y a pour votre service?
—Qui t'a ordonné de venir me trouver?
—Mais c'est monsieur votre aide-de-camp, qui m'a dit que vous aimiez les solides de mon calibre.
—Ah! tu te crois donc bien solide des reins?
—Mais, pour ce qui est de ça, mon général, je crois, sans me vanter, que je peux passer pour n'être pas trop déchiré du côté de la partie dont auquelle vous me faites l'honneur de me parler.
—Voyons, as-tu déjeûné?
—Oui, mon général; j'ai déjeûné à la manière du bord, la demi-livre de pain et le petit coup de riquiqui.
—François! François!
C'était le nom du maître-d'hôtel de l'amiral. Le maître-d'hôtel arrive.
—Plaît-il, mon général?
—Apporte à déjeûner à ce bœuf. La première chose venue: un poulet froid et deux bouteilles de vin.
En une minute le déjeûner est servi. Le canonnier, tout confus, ose à peine jeter les yeux sur le poulet qu'on vient de lui servir.
—Voyons, espèce d'hippopotame, mange en double, bois à ta soif, et prends des forces autant que tu le pourras, car il te faudra bientôt en démancher.
—Mais, mon général, si je ne craignais pas, le respect....
—Mange, te dis-je, et trève de bégueuleries. Je n'aime pas qu'on me fasse attendre.
—Puisque finalement, mon amiral, vous voulez bien me le permettre, je vais, avec votre autorisation, donner un petit soufflet à ce poulet.
Le canonnier s'assied; en peu de temps, la volaille a passé de sa main dans son vorace estomac. Les deux bouteilles de vin, avalées à plein verre, arrosent le tout, et, pendant qu'il déjeune, le général ôte son habit, se retrousse les manches de chemise en jetant sur son vigoureux adversaire un regard furtif qui semble dire: Peste! le gaillard m'a l'air assez lourdement bâti.
Le déjeuner est achevé; la table est enlevée par le maître-d'hôtel, qui quitte enfin l'appartement.
Le canonnier, bien repu, se trouve seul en face de son supérieur, qui déjà a pris une pose académique.
—Autant que je puis le voir, mon amiral, c'est comme qui dirait un assaut à la force du poignet que vous me faites l'honneur de... v'là ce que c'est.
—Allons! en garde! tu feras des phrases et des façons après. Défends-toi; chacun ici pour son compte.
—Mais, permettez-moi, mon général, de vous dire, si j'en étais capable, avant l'engagement, que je n'oserai jamais vous mettre la patte sur la physionomie.
—Ose ou n'ose pas, peu importe. Si tu ne pares pas la botte, tu la recevras, voilà tout.... Pan, attrape! V'lan! hale encore celle-là dedans!
—Mais, mon général, c'est donc tout de bon l'assaut?
—Tiens, vois plutôt si c'est pour rire. V'lin, v'lan!
—Bien tapé celle-là. J'en ai vu trente-six chandelles; mais puisque vous voulez bien le permettre, je vais riposter avec tout l'honneur et le respect que.... Pan; v'lan! pardon, mon général.
—Ah! coquin, c'est ainsi que tu en dégoises! Attrape!
—Mon amiral, celle-là était en réponse à l'honneur de la chère vôtre.
Les coups pleuvent de côté et d'autre comme grêle: tantôt le général rosse son canonnier, tantôt le canonnier reprend l'avantage auquel il avait d'abord renoncé par déférence. L'ardeur de l'un redouble, la résignation respectueuse de l'autre l'abandonne, et le très-humble subordonné finit bientôt par allonger à son amiral un coup de bout si pesant, que notre général, comme une maison qui croule, tombe en le brisant sur le pied d'une commode de la chambre, et en criant:
—Assez, assez, jeanfesse! J'ai le bras cassé! Il m'a cassé le bras, le maladroit!
Aux cris réitérés de l'amiral, l'aide-de-camp arrive. Il voit le gros canonnier, les yeux tout pochés, cherchant à relever de son mieux l'adversaire vaincu qu'il vient d'étaler sur l'arène.
Le médecin en chef est demandé: il reste tout ému en apercevant l'amiral; et, après avoir pris connaissance de l'état du blessé, il déclare que le bras droit a été rompu par l'effet d'un choc violent.
Le canonnier tremble de tous ses membres, et son effroi redouble quand il entend le redoutable vaincu s'écrier en le montrant au médecin:
—C'est cet animal qui a fait ce beau coup.
—Ah! bon Dieu du ciel! mon général, si j'avais su!...
—Pardieu, si tu avais su! la belle fichue raison!... Je sais bien que ce n'est pas exprès que tu as été aussi bêtement maladroit; mais il n'en est pas moins vrai que.... Ahie! ahie! Le diable t'enlève à cinq cent mille lieues, triple imbécille!
—Eh bien! mon général, faites-moi fusiller, si ça peut vous faire le moindrement plaisir: je ne demande pas mieux, puisque je l'ai mérité par la chose de vous avoir cassé le bras indistinctement.
—Quand je vous disais, docteur, que c'était un imbécille! Ne voilà-t-il pas qu'il veut qu'on le fusille pour un mauvais coup de poing, porté en dépit du bon sens, et dont je ne donnerais pas deux sous! Voyons, qu'on me couche et qu'on me saigne.... François, tu feras dîner ce gros garçon copieusement, car je dois lui avoir donné une fière besogne en le rossant comme j'étais en train de le faire avant ce maudit accident.
Depuis ce temps-là, notre amiral, satisfait d'avoir trouvé un adversaire digne de lui, s'en tint prudemment au dernier coup de poing, qui venait de lui donner ses invalides. Ce fut, pour le héros, la bataille qui ferma glorieusement la carrière qu'il s'était ouverte à la force du poignet.
Son aide-de-camp, tranquille désormais dans le poste qu'il avait à remplir auprès du vieil athlète retraité, bénit mille fois le moment où il avait eu l'idée d'opposer le canonnier démolisseur à la fureur gymnastique de l'amiral; et le canonnier, devenu l'homme de confiance du général, regarda comme un coup du ciel la faveur à laquelle il avait été appelé le jour où il fut assez heureux pour casser le bras à son amiral.
X.
Un Voyage en pirogue.
Sur ce sable brûlant qui forme la limite maritime de toutes nos villes des Antilles, vous voyez sans cesse folâtrer, avec une turbulence d'enfant, de grands et fort nègres, bravant à demi nus l'ardent du soleil qui les inonde, pour occuper de leurs jeux et de leurs gambades les passans oisifs, dont ils cherchent surtout à captiver l'attention et à exciter l'hilarité.
Ces noirs si athlétiques et si gais, l'élite des hommes insoucians de leur race, sont ce qu'on appelle dans le pays, des nègres canotiers.
Ces embarcations longues, étroites, pointues, faites du tronc d'un seul arbre, rehaussées de fargues légères et recouvertes sur l'arrière d'un tendelet à rideaux, sont les pirogues que montent ces hercules africains.
Halées à sec sur le rivage et rangées les unes à côté des autres, de manière à présenter leur proue aiguë aux flots qui viennent se briser à sept ou huit pas d'elles, ces fragiles embarcations n'attendent que le signe d'un passager ou d'un voyageur pour glisser sur l'eau, poussées par les bras vigoureux de leurs canotiers, qui ne s'embarqueront qu'après avoir laissé voguer un peu au large et leur pirogue et le passager qui l'a affrêtée.
Une fois que les canotiers, sautant de l'eau à bord de leur petite barque, auront saisi leurs rames, se seront un peu disputés et auront dit, répété, crié jusqu'à satiété à leur patron: Un peu sur bâbord, un peu sur tribord, gouvernez sur la terre, venez plus du large, ne vous embarrassez pas du reste; bientôt le canot qui vous balance si nonchalamment sur la houle qu'il effleure, vous aura emporté à une lieue de votre point de départ.
Trois nègres avec leurs longs avirons, le patron avec sa large pagaie, suffiront pour produire cette vitesse. Mais pour peu que vous vouliez ne pas contrarier la marche du frêle véhicule, gardez-vous bien de faire un mouvement qui pourrait déranger l'équilibre sans lequel la pirogue qui vous transporte serait infailliblement exposée à chavirer sur vous. Il faut qu'allongé pendant tout le trajet sur le matelas ou la natte qui vous a été réservé, vous calculiez votre poids de manière à ne pas charger, ne fût-ce que d'une livre, un bord plus que l'autre. C'est un métier d'équilibriste que vous aurez à faire pendant tout le temps que durera votre traversée.
Les avertissemens au surplus ne vous manqueront pas dans les occasions nécessaires ou les incidens importans de votre navigation, et à chaque mouvement inopportun, le patron aura soin de vous crier plutôt deux fois qu'une: Bougez pas, maître; pesez pas tribord; tranquille, s'il vous plaît; chargez pas trop babord. Tant qu'il vous tiendra sous sa dépendance, il vous regardera bien moins comme son passager que comme le lest volant de sa pirogue; et vous, son maître ou son supérieur dans toutes les circonstances ordinaires de la vie des colonies, vous lui servirez une fois au moins, à lui esclave et nègre, de contre-poids et de moyen d'arrimage, comme ferait un ballot ou une mesure de lest à votre place. C'est une revanche que se permet de prendre l'être dépendant sur l'être dominateur, une petite compensation d'un moment à l'asservissement de tous les jours.
Mais n'allez pas vous imaginer que la contrainte locomotive que vous imposent les canotiers de la pirogue soit en apparence une loi nécessaire pour eux comme pour vous. Au contraire, pendant tout le temps où ils jugent à propos de vous emprisonner dans l'immobilité qu'ils vous ont recommandée, ils causent entre eux, ils chantent, ils se meuvent et passent quelquefois même de l'avant à l'arrière ou de l'arrière à l'avant pour prendre du tabac, une gorgée d'eau, ou partager une orange avec le patron, qui ne cesse de vous répéter pour mieux vous narguer: Tranquille là, maître; pesez pas tant babord.
Dans les premiers momens de cette étrange navigation, les Européens, peu faits encore aux voyages de pirogue, s'imagineraient que les précautions d'équilibre que leur imposent les nègres, et que ceux-ci paraissent négliger pour leur propre compte, ne sont qu'une mystification réservée malignement à l'inexpérience des nouveaux passagers; mais ce serait là une grande erreur. Les nègres canotiers, tout en prenant leurs aises dans leurs fragiles embarcations, comme ils le feraient à bord d'une lourde chaloupe de vaisseau, sont ce qu'on pourrait appeller les plus habiles pondérateurs du monde. Avec leur finesse extrême de perceptions physiques, ils acquièrent dans l'habitude du métier une science usuelle de statique si surprenante, que même en s'assoupissant quelquefois sur les bancs de leur pirogue, leur corps se balance au sein du sommeil, de manière à maintenir l'aplomb le plus parfait entre toutes les parties du canot qui semble plutôt voler sur la lame que vaincre la résistance de la mer. Jamais nos marins de l'Europe, les plus déliés et les plus alertes, ne pourraient approcher de cette délicatesse de tact, quand ils navigueraient dans les pirogues dès l'âge le plus tendre, jusqu'à l'âge où les marins sont ordinairement le mieux servis par leurs facultés et leurs sens.
Ce qui doit contribuer le plus, selon moi, à faire supporter aux nouveaux voyageurs la gêne qu'ils éprouvent en naviguant pour la première fois en pirogue, c'est le chant, c'est la mélopée moitié africaine, moitié créole, dont les nègres ne cessent d'accompagner la cadence des vigoureux coups d'avirons qu'ils engouffrent dans l'eau. Rien de plus étrange que les airs et les paroles qu'ils improvisent pour charmer les heures de leurs travaux les plus pénibles; et n'allez pas croire que pour éveiller le démon de la poésie dans leur sein, il faille des incidens bien extraordinaires ou des secousses intellectuelles bien violentes; ce qu'ils font chaque jour, ce qu'ils voient toute leur vie, suffit à leur verve. En fauchant un champ de cannes à sucre, en ramant dans une pirogue, l'inspiration leur arrive comme l'amie du logis, et la rime même se trouve souvent pour eux au bout d'une faucille ou d'un aviron.
Ecoutez, par exemple, ce noir tout ruisselant de sueur, et halant sur l'aviron qu'il fait plier sous l'effort de ses bras si musculeusement attachés à cette large poitrine d'où la voix va sortir comme du fond d'un porte-voix:
La mer est mon papier, et la pirogue sera mon secrétaire.
Je vais écrire à ma bonne amie qui est là-bas,
Et le vent emportera ma lettre vers la terre.
Et peut-être avant elle j'arriverai.
La première nouvelle que recevra ma bonne amie
Sera celle que moi-même je lui apporterai.
C'est moi qui cultive son jardin pour nous deux;
Tout ce que je gagne est pour elle,
Et nous travaillons chacun pour nous autres deux.
Qui chante aussi comme moi et lève la tête
Pour voir si la brise au large s'est faite,
Et si nous devons lever nos avirons.
Il faudrait sans doute une indulgence excessive, une pénétration bien exquise, pour trouver dans de semblables improvisations des idées un peu élevées ou un caractère poétique fortement indiqué. Mais si l'on pouvait se figurer le charme que le langage doux et naïf du nègre créole sait quelquefois jeter sur ces pensées si communes, si incohérentes, mais toujours si justement encadrées dans ce rhythme dont tous les noirs sont si habiles à marquer la cadence, on trouverait peut-être qu'il ne doit pas être désagréable d'être bercé mollement dans une pirogue au son de ces chants mélancoliques et paisibles qui vous apprennent en cinq ou six couplets toute l'histoire de vos nouveaux compagnons de voyage. La poésie des nègres n'atteindra jamais à coup sûr l'élévation de la poésie primitive des peuples qui nous ont appris l'harmonie des vers et la puissance du langage perfectionné, mais la douceur de leur idiôme d'enfant et l'extrême euphonie de leurs expressions volubiles sont quelquefois telles, qu'on les écoute chanter, et sans bien comprendre ce qu'ils disent, avec autant de plaisir que si l'on entendait une flûte champêtre exhaler des airs naïfs sur un petit nombre de notes habilement harmoniées. Organisés physiquement comme ils le sont presque tous, les noirs, avec un peu plus d'imagination, devraient être la race la plus musicale du monde. Mais les sensations harmoniques qu'ils reçoivent semblent s'arrêter à leur oreille et ne pouvoir pas pénétrer plus avant. C'est un sens intérieur qui manque à l'excessive délicatesse de cette organisation, pour ainsi dire toute superficielle.
Je n'ai parlé encore dans mon traité sur la navigation en pirogues que de la manière de voyager à bord de ces embarcations, à l'aviron et avec belle mer; et c'est là à coup sûr la façon la plus commode et la moins dangereuse d'employer un tel moyen de locomotion maritime. C'est pour les traversées à la voile qu'il est nécessaire aux passagers de réserver tout leur courage et de s'armer de toute leur résignation.
Deux voilettes de calicot, hissées sur deux mauvais bambous, composent tout le grément de ces nacelles à peine flottantes, et que les trois ou quatre nègres qui les montent porteraient facilement au besoin sur leurs robustes épaules. Ce sont ces deux voilettes, hautes et larges à peu près comme votre mouchoir de poche, que les canotiers vont livrer à l'inconstance de la brise, pour vous faire faire le plus rapidement possible les sept ou huit lieues qu'il vous reste à parcourir avant la nuit qui s'avance sur les flots déjà agités. Au moment du départ, le patron a eu soin d'amarrer sur les bancs de son canot les sacs d'argent et les objets précieux qui pourraient couler à la mer s'ils étaient abandonnés à leur propre poids; et si vous osez demander le motif de cette précaution, le patron vous répondra que c'est pour prévoir le cas où la pirogue viendrait à chavirer. Du reste, pour mieux vous rassurer contre les périls de la navigation que vous allez tenter, il aura la complaisance de vous engager à ne pas avoir peur si par hasard la pirogue faisait capout; ses nègres et lui sont là pour vous sauver, pour vider leur canot rempli d'eau, et rétablir les choses dans leur état naturel. Il vous suffira enfin de savoir qu'il répond de vous, pour que vous n'ayez plus de crainte à concevoir sur la solvabilité de cette compagnie d'assurance d'un nouveau genre sur la vie des hommes.
La pirogue part, la brise l'emporte; elle vole sur le dos des lames qui la mouillent à peine; les nègres se mettent à causer entre eux ou à chanter; la risée qui passe à travers les petites voiles transparentes qu'on a exposées à son souffle irrégulier, fait pencher le canot tout d'un côté; peu importe! le souple corps des nègres est là pour servir de contre-poids aux plus fortes comme aux plus faibles impulsions de la brise. A chaque instant d'ailleurs, le patron, toujours attentif par instinct, au milieu même des distractions auxquelles il paraît se livrer, a soin de crier à ses gens toujours prompts à prévenir les moindres avertissemens: Veille à la risée; veille à la fausse risée; attention à la risée qui va venir! Et si, dans l'intervalle de ces risées ou de ces fausses risées, un instant de calme plat arrive subitement, n'ayez pas peur que les noirs, qui se sont portés du côté opposé à celui où l'effort du vent était le plus marqué, conservent une seule seconde leur dernière position. En un clin d'œil l'équilibre est rétabli par un mouvement de contre-balancement aussi subtil et aussi bien mesuré que le mouvement contraire imprimé extérieurement à la pirogue. Les nègres sont les machines intelligentes les mieux physiquement organisées que l'on puisse voir.
Si cependant malgré toute leur adresse et toute leur prévoyance, leur frêle canot vient à disparaître sous la lame qui l'a rempli de son lourd volume, c'est alors que vous serez à même d'apprécier la sincérité de la promesse que vous a faite le patron au départ; que vous sachiez nager ou non, c'est votre affaire et non la leur; deux nègres s'emparent de vous, vous êtes leur marchandise et ils vous tiendront à flot, pendant que leurs camarades s'occuperont de vider et de remettre sur sa quille la pirogue qui est restée là, arrêtée dans sa course entre deux eaux. Une fois cette besogne faite, en quelques minutes, et le plus souvent même en chantant, vous vous trouvez replacé, réintégré, dans le poste que vous occupiez un moment auparavant, à bord du fragile esquif, et vous voilà naviguant, voltigeant de nouveau sur l'onde, jusqu'à nouvel ordre ou nouvel événement.
Il n'est pas très-rare aux Antilles de voir, quand la lame est un peu grosse, une pirogue chavirer une ou deux fois dans des trajets assez courts; mais ces accidens de mer sont presque toujours sans gravité: les nègres des canots de poste, capotant avec leur pirogue qui ne coule jamais, ne tombent qu'à l'eau, et là ils se retrouvent tout aussi bien sur leur élément que s'ils étaient à galopper sur le sable, et, comme ils le disent eux-mêmes, en tombant sur terre, on se casse une jambe; en tombant à l'eau on ne risque que de se mouiller, et le soleil est là. Un voyage en pirogue n'est pas le trajet le plus rassurant que l'on puisse entreprendre, mais c'est bien certainement une des courses les plus curieuses que l'on puisse faire.
XI.
Légende maritime.
RÉSUMÉ DE L'HISTOIRE PITTORESQUE DU GRAND-CHASSE-FICHTRE.
Introduction à l'étude de l'histoire du Grand-Chasse-Fichtre.
Toutes les marines ont construit leur navire fantastique, dans la grotesque épopée que poursuit, depuis que la navigation existe, l'imagination assez raconteuse des matelots des différons peuples. Chaque nation maritime, une fois le sujet trouvé, a ensuite brodé à sa manière et selon le génie particulier de ses poètes le fond commun de l'histoire primitive de ce navire miraculeux. Les marins du Nord, avec leur caractère un peu rêveur et leurs habitudes mélancoliques, en ont fait un bâtiment mystérieux cherchant, sous le nom de Voltigeur-Hollandais, de sinistres aventures de mer dans l'atmosphère brumeuse et sur les flots orageux de la Baltique et de la froide Norwége. Les Anglais, moins romanesques peut-être dans la forme dont ils ont revêtu le vaisseau chimérique de leurs vieux conteurs de bord, n'ont donné à leur Marie-des-Dunes (Merry Dunn) que des proportions gigantesques, sans chercher même à lui attribuer des accidens extraordinaires de navigation. Chez eux, cette immense construction, imaginée par la grossière poésie des premiers navigateurs, n'est que l'informe caricature d'un bâtiment monstrueux; leur invention s'est arrêtée là, à l'extrême limite du ridicule matériel; ils n'ont pas même songé à faire un vaisseau de guerre de leur Marie-des-Dunes, qui, dans les Mille et une Nuits de leur gaillard d'avant, n'est, je crois, qu'un trois-mâts charbonnier débarquant de la houille par l'avant à Sunderland, et débarquant en même temps un partie de sa cargaison, par ses sabords de l'arrière, dans le port de Douvres; tandis que pour les peuples maritimes de la Dalécarlie et de la Scandinavie, le Voltigeur-Hollandais est resté un lugubre navire de guerre, abordant pendant l'orage les bâtimens surpris, leur demandant des nouvelles d'un autre siècle, et les chargeant de dépêches diaboliques pour des ports de mer que la nuit des temps a ensevelis sans même laisser un nom, une date, sur leurs ruines foulées et dispersées par le pied appesanti des âges écoulés.
Là, comme on le voit, il y a encore de la poésie, du mystère sombre et de vagues rêveries pour les bardes maritimes. Nos antiques conteurs de bord, à nous, ne nous ont pas laissé des épis aussi féconds à glaner dans le champ où ils ont promené leur faux rapide et tranchante.
Après les marins-poètes du Nord et les caricaturistes un peu lourds de l'Angleterre, sont venus nos Homères goudronnés, nos conteurs de quart, nos Orphées en hamac, de la batterie basse et du gaillard d'avant; Homères français fort légers de poésie, mais très-riches en gaîté, en énormes saillies et en épigrammes extravagantes, mettant à contribution le ciel et la terre, la mythologie, la géologie et la géographie, pour faire du vaisseau fantasmagorique de leur nation le bâtiment le plus fou et le plus colossal que la tête écervelée d'un peuple à la fois marin et soldat ait pu inventer pour redevenir enfant dans ses jeux d'esprit et d'imagination.
Le nom seul que nos matelots ont donné à cette création de leurs rêves nautiques indiquerait assez la nation à laquelle appartient ce conte bleu, quand bien même il serait traduit dans toute autre langue que celle des allégoristes qui lui ont imprimé le caractère de leur humeur et de leurs habitudes. Les marins du Nord avaient nommé leur navire symbolique le Voltigeur-Hollandais; les matelots anglais avaient laissé au leur le nom antique et encore très-supportable de la Marie-des-Dunes; les Français ont fait plus ou ont fait moins convenablement que leurs devanciers dans la carrière des grosses créations poétiques: ils ont flanqué à leur vaisseau gigantesque le nom de Grand-Chasse-Fichtre, nom composé dont nous sommes même obligé, par euphémisme, de dénaturer le dernier mot, pour ne pas effrayer, par l'énergie trop crue de l'expression, la bonne volonté des personnes délicates qui auraient envie de se familiariser avec les mœurs maritimes de nos héros. Ce nom au reste dit tout; à lui seul il renferme un cours d'histoire universelle. Rapproché de la dénomination de Voltigeur-Hollandais et de la Marie-des-Dunes, il indique, par une comparaison philologique facile à saisir, la différence morale qui doit exister entre les matelots qui ont adopté les deux premières de ces appellations, et ceux qui n'ont rien trouvé de mieux à faire que de baptiser une des hallucinations de leurs longues nuits de veille, du nom de Grand-Chasse-Fichtre. Le titre du conte a du reste un autre mérite, si toutefois ce que nous venons de faire remarquer en parlant de ce titre peut passer pour un mérite; il indique au mieux le genre et l'espèce de composition à laquelle il sert de frontispice et de laissez-passer.
Nos farceurs de bivouac ont fait vivre au reste plusieurs siècles de suite, dans leurs soldatesques fictions, l'histoire burlesque du père La Ramée et de Défunt-Terrible, caporal dans le Poitou. Ces deux poèmes épiques de la tradition des camps n'ont pas toujours été exempts de la licencieuse hardiesse des détails que l'on est peut-être aussi en droit de reprocher de temps à autre aux chantres du Grand-Chasse-Fichtre. Mais comme on a pardonné jusqu'ici aux historiographes des caporaux La Ramée et Défunt-Terrible une certaine liberté de style, nous avons lieu d'espérer que nos lecteurs accorderont une indulgence au moins aussi grande aux historiens du fameux vaisseau dont nous allons nous occuper. Plus d'un maréchal de France, devenu homme du monde et homme d'état à force de courage et de talent, a peut-être, avant son élévation, contribué à broder sous la tente le canevas déjà si long des aventures de La Ramée. Les tambours sont conteurs, et plus d'un de nos maréchaux a, dit-on, été tambour. Pourquoi ne passerait-on pas à des matelots qui n'ont jamais eu la prétention de devenir amiraux, les petites drôleries de style que personne ne songe aujourd'hui à reprocher comme des choses de mauvais goût aux anciens troubadours en guêtres de notre grande armée? Un gabier de misaine ou un chef de pièce de la batterie basse doit-il être, sous peine de ridicule, plus littéraire et plus chaste dans ses expressions que ne l'étaient, il y a quarante ans, les futures renommées de notre épopée militaire?
Il ne me reste plus, après avoir présenté quelques réflexions préliminaires dans cette introduction que certaines considérations rendaient indispensable, qu'à résumer l'histoire du Grand-Chasse-Fichtre. C'est ce que nous allons faire, en nous renfermant le plus strictement qu'il nous sera possible dans la simple exposition des faits et surtout dans la convenance des termes.
Origine douteuse de ce navire.
L'histoire prodigieuse de ce navire incommensurable n'est pas encore terminée, et ne le sera probablement jamais; chaque jour les annalistes du gaillard d'avant y ajoutent quelque chose, et pour peu que leur imagination vienne au secours de leur mémoire, les faits se multiplient tellement, et le nouveau fragment statistique devient si long, que l'on reste convaincu que l'étendue de l'histoire complète du Grand-Chasse-Fichtre égalera au moins les dimensions infinies du bâtiment lui-même.
L'impossibilité de trouver, même en mettant à contribution toutes les productions de la terre, les matériaux nécessaires à la construction de ce vaisseau miraculeux, a conduit les historiographes à placer son origine dans le berceau du merveilleux. Ne pouvant expliquer raisonnablement le fait, ils ont inventé un miracle, à peu près comme ces biographes de l'antiquité qui faisaient des demi-dieux de tous les héros dont ils désespéraient de deviner la généalogie.
Le Grand-Chasse-Fichtre n'a été mis sur les chantiers par personne; et pour épargner des recherches inutiles aux savans qui, après moi, voudraient remonter au temps du posage de sa quille et du clouage de sa dernière étraque, je répèterai ici, d'après tous mes auteurs, que le Grand-Chasse-Fichtre est descendu un beau jour des nues, du firmament, des étoiles ou du soleil, si l'on veut, pour venir se placer, par l'effet des lois générales de la gravitation, sur l'eau, dans la partie la plus vaste et la plus profonde des deux Océans. C'est un présent que le ciel avait apparemment voulu faire à la terre: il était beau. On concevra bien au surplus, pour peu qu'on se donne la peine d'y réfléchir sérieusement, qu'un navire de cette espèce n'aurait jamais pu être lancé à l'eau, quand bien même la main et le génie de l'homme eussent pu parvenir à trouver une cale pour le construire et des matériaux pour le bâtir. Il n'a pu exister, bien évidemment, que par un caprice de la Providence et un effet de la toute-puissance divine. Comment d'ailleurs, en le lançant sur les vagues, qu'il aurait couvertes de l'immense volume de ses œuvres-mortes, aurait-on fait pour arrêter l'aire qu'il aurait prise par l'effet de l'inclinaison, sans risquer de l'envoyer se briser sur quelque terre lointaine ou inconnue? N'eût-il pas été exposé à faire le tour du monde pour son coup d'essai, et à chavirer peut-être sur un des pôles en l'abordant, dans l'essor impétueux et irrésistible de sa mise à l'eau?
Pour donner autant que possible une idée un peu complète de l'aspect que présenta ce phénomène maritime quand il arriva d'on ne sait où pour faire on ne sait quoi, il est nécessaire de procéder peut-être avec une certaine méthode dans la description que je vais offrir à mes lecteurs, en leur rappelant quelques-unes des parties dont se composait cet immense tout.
Je commencerai par la batterie basse du vaisseau.
Batterie de trois-cent-mille-cinq-cent-quarante-huit.
Cette batterie fut ainsi désignée, par rapport au calibre approximatif des pièces d'artillerie qu'elle renfermait. On disait, en parlant de la batterie basse du Grand-Chasse-Fichtre, la batterie de trois-cent-mille-cinq-cent-quarante-huit, comme on dit la batterie de trente-six d'un vaisseau qui a du calibre de 36 pour grosse artillerie.
La hauteur de cette partie du fameux vaisseau était si étonnante, que les hommes qui la parcouraient pouvaient à peine, en levant la tête, apercevoir à la longue-vue les barreaux et barrotins sur lesquels étaient placée la batterie supérieure. La longueur et la largeur de sa batterie basse répondaient à l'incroyable énormité de sa dimension verticale.
Chaque sabord était grand et ouvert à peu près comme un arc-en-ciel ordinaire. Les affûts de canon n'étaient gros que comme les plus fortes montagnes du globe.
Quand on mesura les boulets qui devaient servir aux pièces de la batterie, on trouva qu'ils avaient près de cent mille toises de moins que le calibre voulu, ce qui fit penser avec raison que le fournisseur s'était trompé dans son calcul, ou qu'il avait voulu tromper le gouvernement dans les conditions du marché. Cette dernière supposition est regardée encore comme la plus probable.
Un millier de pièces environ se trouvèrent toutes chargées fort heureusement, car, sans cela, on n'aurait jamais pu se flatter de pouvoir en bourrer une seule. Mais aucune d'elles n'était amorcée, et lorsqu'on voulut en essayer deux ou trois, on fut obligé de mettre sur la lumière toute la poudre confectionnée dans l'univers depuis vingt-cinq ans. Le boulet du premier canon partit, mais l'amorce brûla une année entière avant qu'on entendît le coup, et comme la pièce se trouvait pointée à toute volée, quand elle détona, un demi-siècle après cette expérience, le boulet envoyé à démater, alla écorner un peu le soleil et l'embarbouiller de manière à en obscurcir l'éclat pour un moment assez long. C'est depuis ce temps que l'on remarque quelques petites taches dans une des parties de cet astre lumineux qui n'en continue pas moins à faire mûrir les raisins, les concombres et les citrouilles.
Une nuit, par l'effet d'un petit coup de roulis, la gueule d'une pièce que l'on n'avait pas eu la précaution de tapper, c'est-à-dire de boucher avec la tappe, enleva une des grandes îles de la mer du Sud, qui disparut dans le fond du canon et qui engagea la lumière de cette pièce. Depuis cet accident, le canon en question fut mis hors de service, et l'île a été notée sur la carte, au nombre des terres qu'on n'a plus revues à leur poste d'habitude. Avis aux géographes qui copient toutes les cartes anciennes, pour en faire de nouvelles!
Mâture du susdit trois-mâts.
Comme les navires ordinaires de son espèce, le Grand-Chasse-Fichtre n'avait que trois mâts perpendiculaires et un mât oblique; le mât d'artimon, le grand mât, le mât de misaine et le beaupré.
Mais ces trois ou quatre mâts, tant droits qu'oblique, pouvaient passer pour être de taille.
Le diamètre du grand mât était si grand, que ceux qui voulaient faire le tour de sa braïe, c'est-à-dire de sa circonférence, s'approvisionnaient pour ce trajet comme pour un voyage de découvertes à pied autour du monde. Ils n'en revenaient presque jamais; circonstance qui a porté à penser qu'ils étaient tous restés en route.
La hauteur de ce mât principal valait au moins sa grosseur. La lune lui servait de pomme quand elle était pleine, et l'une des pyramides d'Egypte formait la partie la plus pointue de son paratonnerre.
La flamme du vaisseau s'étant engagée un jour dans un ouragan qui avait chaviré toutes les capitales de l'Europe, on envoya trente-six mille escouades de mousses pour parer cette flamme. Mais les plus jeunes parmi ces enfans si intéressans revinrent au bout de cinquante ans, la barbe grise et le toupet rafflé, sans avoir pu dépasser, en gigottant jour et nuit dans les enfléchures, la grand'hune du navire.
D'après le rapport de ces jeunes orphelins, cette grand'hune, où ils s'étaient reposés par besoin, à moitié de leur course à pic, pour redescendre sur le pont, n'était autre chose que la cinquième partie du monde peuplée d'auberges, de maisons de joie et de vin à neuf sous la bouteille.
Sur chacune des enfléchures qu'ils avaient été obligés de grimper le long des grands haubans, il y avait des villages et des chevaux qui mangeaient de l'herbe en plein champ.
Plusieurs de ces petits malheureux rapportèrent que, dans le cours de leur long voyage, ils avaient cru remarquer, à sept ou huit lieues de distance, il y avait environ vingt ans, une assez forte avarie sous les jautreaux du grand mât, mais, malgré cette avarie, le bas mât leur avait paru pouvoir encore aller dans cet état jusqu'à la résurrection générale.
Quelques-unes des nations habitant le Nord de la grand'hune leur avaient dit que dans l'hiver elles n'avaient pas trop chaud, pendant que, dans la même saison, les nations vivant dans le Sud s'étalaient au soleil comme des grenouilles à la pluie. On prétendait même que dans certaines parties du Sud-Ouest, on trouvait des peuplades de nègres tirant un peu sur le rouge de casserole foncé, teint de chaudière en cuivre sortant de dessus le feu.
La langue la plus commune chez ces peuples grand'huniers, ainsi que les avaient nommés les mousses envoyés pour parer la flamme, était la langue de bœuf. On en voyait de fumées suspendues à presque toutes les cheminées. Du reste, les grand'huniers paraissaient si bornés, qu'ils ignoraient complètement que c'était la hune d'un vaisseau qu'ils habitaient depuis la naissance des rats et des souris et l'invention de la chandelle à la baguette.
Seulement, quand un petit coup de roulis ou de tangage du bâtiment venait remuer toute leur vaisselle et leur batterie de cuisine, ils allaient prier le bon Dieu contre les tremblemens de terre, ne se doutant pas plus que de la patte à Jacko que ce n'étaient que des tremblemens d'eau et des gigottemens de navire.
Cette flamme si embêtante que les escouades de mousses avaient été expédiées en haut pour aller parer, n'était autre chose que l'arc-en-ciel; car l'arc-en-ciel des cinq cents diables servait de flamme au Grand-Chasse-Fichtre, depuis le lever du soleil dans les temps d'orage, jusqu'au coucher de Bourguignon[3], au moment où il capelle son bonnet de nuit pour prendre son bain ordinaire du soir dans la lame de l'Ouest[4].
Pleine lune pour pomme de flèche de cacatois;
Pyramide d'Égypte pour pointe de paratonnerre;
Arc-en-ciel en guise de flamme faraude;
Pour grand'hune toute une île grande comme l'Amérique, non compris l'Europe, l'Asie, l'Afrique et Saint-Malo de l'île, la cinquième partie du monde[5];
Une mâture à perte de vue pour d'autres que des aveugles;
Des vergues hautes et basses finissant bien gentiment en pointe d'aiguille comme la tour à feu de Cordouan;
Soixante-douze mille paires de bas-haubans, deux fois moins gros que la cuisse du Père-Éternel;
Bois de première qualité partout, filain du premier brin haut et bas, en proportion des haubans et cale-haubans, gréement peigné, ridé, noirci, fourré, suiffé et ciré comme pour aller au bal ou du côté des paquets de raisins du Bonhomme-Tropique; avec cela le Grand-Chasse je t'en fiche pouvait naviguer de Tours en Touraine à Brest en Bretagne, sans prendre de billet de sortie au bureau du chef de la direction du port.
Voilure.
La voilure du fabuleux navire n'avait pas pu bien évidemment être faite par la main des hommes: tout le chanvre récolté depuis la création n'y aurait pas plus suffi que le travail de tous les tisserands depuis l'invention de la toile. La grande voile à elle seule aurait couvert un des deux Océans, et pour peu qu'il eût été possible à l'équipage de la laisser tomber sur ses cargues pour la mettre au sec, il est bien certain que cet immense morceau de toile aurait occasioné une éclipse de lune et de soleil, en masquant pour l'un des côtés de la terre une bonne moitié du ciel. Mais à cet égard, les habitans du globe pouvaient être fort tranquilles; pour déferler une des plus petites des voiles seulement du Grand-Chasse-Fichtre, il aurait fallu toute une armée de gabiers aussi hauts que les bastingages du navire; et un corps de manœuvre d'hommes de cette espèce n'était pas une chose facile à trouver, même chez les Patagons, qui passent pourtant pour des lurons assez carrés et assez bien plantés sur leurs pieds d'éléphant.
Un jeu complet de voiles était au reste une chose tout-à-fait inutile à bord. C'était uniquement pour prouver qu'il n'était pas avare de sa petite monnaie, que l'armateur du bâtiment avait fait serrer sur chaque vergue la voile qu'elle devait avoir. Avec son petit foc seul, qui était venu au monde tout hissé et tout bordé, le navire naviguait comme un poisson. Ce petit foc lui-même était si grand, que les gens du gaillard d'avant, placés cependant les plus près de son écoute, n'ont jamais pu apercevoir que cinq à six lieues de sa ralingue. Une nuit que, pendant un coup de vent à décorner les bœufs, cette ralingue de petit foc vint à faseyer légèrement et à battre du côté de sa chûte, tout l'univers et les autres parties de la terre crurent que c'était le monde qui chavirait pour le jour du jugement dernier. Ce ne fut que lorsque l'ouragan eut mis un peu de vent dans la voile et de façon à l'empêcher de ralinguer, que les montagnes et les bancs de roches commencèrent à se tenir un peu tranquilles et à ne pas tomber les uns sur les autres comme des moutons qui dégringolent plus vite que l'ordonnance de dégringolage ne le permet aux moutons.
Néanmoins, malgré la bonne qualité de la toile, ce petit foc se déchira dans la partie de son point d'écoute; ce n'était presque rien pour le navire, et c'était beaucoup pour le capitaine, qui voulait faire réparer l'avarie, afin que le trou ne s'augmentât pas avec le temps. Toute la toile à voile disponible fut mise en réquisition, et les voiliers de tous les ports de mer, soit ports marchands ou ports de guerre, furent appelés au raccommodage. Mais quatre ou cinq générations d'ouvriers moururent de père en fils sur l'ouvrage sans pouvoir venir à bout de la réparation: pendant ce temps-là, le petit foc continuait à se déchirer; mais avant que l'ouverture n'eût gagné le quart seulement de la voile, il aurait fallu plein la cale du bâtiment, de cent années: il ne s'en déchirait qu'une cinquantaine de lieues toutes les vingt-quatre heures. Un cheval de poste au galop aurait presque pu suivre le progrès que faisait par jour la déchirure.
L'armateur ou les armateurs du navire, car on n'a pas encore bien pu deviner s'il n'y en avait qu'un ou s'il y en avait plusieurs, mais cette dernière supposition étant la plus vraisemblable, vu la somme qu'il avait fallu débourser ou les apprêts qu'il avait fallu faire, nous dirons les armateurs; les armateurs donc avaient bien fourni, ainsi que nous l'avons dit précédemment, toutes les voiles nécessaires à la barque, et ils avaient même poussé la générosité si inutilement, qu'ils avaient donné un jeu complet de voiles à un bâtiment qui ne pouvait se servir que de son petit foc. Mais, soit oubli ou caprice de la part des armateurs, le Grand-Chasse-Fichtre n'avait pas reçu son pavillon de poupe. C'était la seule chose un peu majeure qui manquât à bord.... Il fallut songer à lui faire un grand pavillon; mais ce n'était pas l'affaire d'un jour et d'un coup d'aiguille.
Le commandant du bateau, personnage dont il sera parlé plus tard, fit avertir tous les pays et toutes les nations qui savent faire quelque chose de leurs doigts, qu'il n'avait pas de pavillon, et qu'il ordonnait à tous ceux ou celles qui se trouvaient avoir une quantité quelconque d'étoffe de n'importe quoi, de lui faire parvenir cette étoffe, laine, soie, fil, ou coton. On n'est pas difficile sur la qualité de la marchandise, quand tout est bon pour faire quelque chose de pressé. Les paquets de drap, les ballots de toile, les pièces de soierie, les cargaisons de calicot, tombèrent à bord comme la grêle en hiver avec un grand frais de nord-ouest. Pendant toute la vie du père Adam, qui ne fila son câble, à ce qu'on dit, qu'à l'âge de neuf cents ans, on travailla à bord à faire le pavillon de poupe. Mais comme tous les morceaux qu'on apportait au rendez-vous général des couseurs et des couturières étaient tantôt gris, tantôt blancs, tantôt bleus, jaunes, rouges, verts, bruns ou noirs, il s'ensuivit que le pavillon, une fois à peu près fini, se trouva être de toutes les couleurs venues, et qu'il ne parut appartenir à aucune nation reconnue par les gouvernemens.
Le bâtiment lui-même n'était non plus d'aucune nation, et n'appartenait pas plus aux Anglais qu'aux Français, aux Hollandais qu'aux Danois, aux Suédois qu'aux Russes, aux Espagnols qu'aux Portugais, aux Algériens qu'aux Tunisiens, à la marine de notre saint-père le pape qu'à la marine autrichienne, qui consiste en un brick désarmé et en un brick qui n'armera jamais; il n'appartenait pas plutôt non plus aux Cafres qu'aux Malgaches, aux Hottentots qu'aux Mozambiques, aux Malais qu'aux Chinois, aux Égyptiens qu'aux Mamelucks, au Grand-Turc qu'au Grand-Mogol, à la mer Noire qu'à la mer Rouge, à la mer Blanche qu'à la mer Jaune, au cap Français qu'à la pointe à l'Anglais, à l'île à Ramiers qu'à l'îlet à Cochons, à l'île de la Tortue qu'au Grand-Caïman, et finalement à l'île aux Moines qu'à la pointe du Corbeau en rade de Brest[6]. C'était un composé de tout et de rien, un fricot de toutes les nations et d'aucune nation en particulier; un forban sans pavillon, si vous voulez; mais un forban qu'il aurait été bigrement difficile d'amariner avec une chaloupe de corvette.
Quand le pavillon de toutes couleurs fut une fois fait, on commença à se demander comment on le hisserait au bout de la corne d'artimon. On se mit alors à le frapper sur un tas de câbles de vaisseaux, gros ensemble comme la tour de Babylone, et longs comme un jour sans pain et sans fin. Dans le moment actuel la drisse n'est pas encore frappée sur la gaine de ce pavillon de poupe, à ce que rapportent les matelots congédiés qui ont navigué dernièrement à bord de ce coquin de navire.
État-major, équipage, personnel du Grand-Chasse-Fichtre.
Toutes les conjectures que l'on a pu former sur le compte de l'officier supérieur qui obtint l'honneur de commander le Grand-Chasse-Fichtre, ont porté les savans à supposer que la direction et la conduite du navire n'avaient pu être confiées qu'à l'Antechrist en personne.
Un ou deux érudits ont pensé cependant, avec quelque apparence de raison, que le Juif-Errant réunissait autant de titres que l'Antechrist lui-même pour faire admettre la probabilité de sa présence à bord, aux yeux des commentateurs les plus instruits. Mais une seule objection a suffi pour ruiner de fond en comble cette dernière opinion. On a fait observer que le Juif-Errant n'avait jamais passé pour marin, et que l'Antechrist possédait au contraire la connaissance parfaite de toutes les professions; la pratique jointe à la théorie, la science à l'expérience.
Cette assertion a universellement prévalu: c'est l'Antechrist qui est proclamé aujourd'hui pour l'unique et seul commandant du Grand-Chasse-Fichtre, et qui en cette qualité, a été reconnu pour maître après Dieu du bâtiment susdit dénommé.
Le capitaine avait pour état-major tous les officiers de toutes les marines de l'univers. Le second était un gaillard à peu près taillé sur le même gabarit que son chef, un peu moins grand, un peu moins gros peut-être, mais buvant tous les matins son boujaron d'eau-de-vie dans une tasse à café de la grandeur de la rade de Rio, et sans se lécher les babines après avoir flûté cette ration, destinée à tuer le ver et à lui ouvrir l'appétit.
Tous les peuples, nègres ou blancs, rouges ou jaunes, verts ou gris, avaient été portés sur le rôle par rang d'ancienneté, pour former l'équipage. Chaque nation formait un plat de sept millions d'individus, plus ou moins[7]. Les enfans faisaient le service de mousses. Chaque nation mangeait à la même gamelle et buvait au même bidon. Mais comme il n'était que midi devant quand il était déjà quatre heures du soir derrière, eu égard à la différence des méridiens, chaque plat ne dînait que quand le soleil arrivait sur la tête des hommes qui appartenaient à la même gamelle.... Il n'y avait pas besoin, en suivant cet ordre, de sonner la cloche et de faire battre le tambour pour faire manger le monde.
Le commandant, qui n'était pas plus bête que ne le portait l'ordonnance de 81, avait recommandé à son capitaine de frégate, c'est-à-dire à son Antechrist en second, de placer les nations du Sud, et de tous les pays chauds enfin, sur l'avant et dans le milieu du navire, et tous les hommes du Nord sur l'arrière de la chaloupe et du grand mât; attendu, disait-il, que presque toujours le bâtiment aurait le cap sur l'Inde, et l'arrière dans les pays froids. Mais ne voilà-t-il pas que pendant un siècle où l'on eut besoin de faire virer la barque de bord lof pour lof, le navire, au bout de dix mille ans de manœuvre, se trouva avoir l'avant dans les glaces, et l'arrière sous la ligne. De façon finalement que les Chinois et les nègres placés à leur poste de manœuvre sur le gaillard d'avant crevaient de froid, tandis que les gens du Nord, tels que les Suédois, les Danois et les Russes, grillaient de chaud sur leur gaillard d'arrière.
L'équipage se mit alors à crier qu'on voulait mettre la peste et la mortalité à bord: il y eut une révolte de ceux de l'avant et de ceux de l'arrière, qui, ne pouvant pas se battre contre le commandant, qui n'était pas facile à démâter, se prirent à se battre entre eux. Mais comme la révolte devait durer long-temps, le commandant laissa crier ses gens et il se mit à ordonner à son second de commencer à faire revirer le navire de bord, pour rétablir un peu l'ordre et la discipline. Ce qui fut dit fut fait; mais le second revirement n'est pas encore fini à l'heure qu'il est. Un accident dont nous parlerons bientôt vint contrarier cette manœuvre importante.
Il n'arriva qu'une fois au commandant de vouloir traiter ses amis à son bord; mais le dîner fut assez remarquable. Les gens qui ne traitent pas souvent traitent bigrement bien quand une fois ils s'y mettent.
Les amis du commandant n'étaient pas des personnes ordinaires, comme on peut bien le penser. Sans être tout-à-fait de sa taille, ni même de celle du second, ils ne laissaient pas que d'avoir quelques lieues de hauteur avec un embonpoint proportionné, ni trop gras ni trop maigres, entrelardés enfin, ainsi qu'il convenait à de beaux hommes et à des invités à la table du capitaine du Grand-Chasse-Fichtre.
Ils arrivèrent, on ne sait ni d'où ni comment, à l'heure dite, sur les billets d'invitation qui n'avaient pas été remis à la poste, mais au domicile de chacun par un domestique inconnu.
Pour le domicile de ces messieurs, les plus malins seraient bien embarrassés de le dire: la lune, le ciel, le soleil peut-être bien; mais tout ce qu'on sait et tout ce qu'on ne sait pas prouve à coup sûr qu'ils ne pouvaient habiter aucune partie bien fréquentée de la terre.
Les moins pressés arrivèrent après les autres, ainsi que cela se pratique même chez les gens les mieux élevés et les plus polis.
La compagnie, avant de se mettre à table, fut obligée d'attendre une cinquantaine d'années d'horloge les traînards qui étaient restés de l'arrière ou qui n'avaient pas bien réglé leur montre sur la cloche du bord.
Enfin, une fois le soleil venu d'aplomb, le jour du dîner, sur la tête du commandant, on ordonna de servir le repas, qui devait être long et fameux.
Le commandant avait fait prendre pour sa table à manger la baie de la Table, au cap de Bonne-Espérance, à condition qu'il la remettrait lui-même en place après la cérémonie.
Les plateaux de la Côte-Ferme avaient été empruntés pareillement, et à la même condition, pour servir d'assiettes à tous les va-de-la-bouche du festin.
Les pics de Ténériffe, de Fayal et tous les pics qu'on put trouver aux Açores, aux Canaries et ailleurs, furent mis en réquisition pour servir de bouteilles, avec le vin qui vient dans ces parages et qui n'est pas trop déchiré, quand on le baptise d'une bonne moitié d'eau-de-vie ou de tafia.
En guise de verres à boire on devait se contenter provisoirement des bassins de radoub du port de Brest, du port de Portsmouth et de Cherbourg: c'était un peu petit, mais c'était tout ce qu'on avait trouvé encore de plus commode.
Tous les vaisseaux à trois ponts démâtés, soit français, anglais ou russes, emmanchés de leurs beauprès, devaient faire le service de cuillère à soupe.
Les pointes, telles que la Pointe-à-Pitre, à la Guadeloupe, la Pointe de la Gonave, à St-Domingue, la Pointe des Salines, à la Martinique, la Pointe St-Mathieu, près de Brest, la Pointe du Conquet, idem, et un tas de petites autres pointes de la même espèce, rassemblées trois par trois, firent des semblans de fourchettes pour la société, mais de fourchettes anglaises, attendu qu'elles n'étaient qu'à trois branches, et que les fourchettes françaises en ont quatre, sans compter le manche.
La cuisine fut grosse, mais pas difficile à faire: on ne mangea que des baleines, des hippopotames et des rhinocéros cuits et bouillis à l'eau de mer sans plus de façon, à côté d'un volcan que le commandant avait vu et qui faisait bouillir la lame, comme quatre tisons font bouillir deux pintes et demie d'eau dans le pot-au-feu d'un pauvre homme.
Les baleines, les hippopotames et les rhinocéros une fois bien cuits à la bonne eau dans leur bouillon d'occasion, on les prit cent par cent, ou mille par mille, il y en a qui disent, pour en faire des beignets.
Vous savez bien dans les colonies ces beignets que fabriquent les négresses avec ces fusillades de petits poissons pas plus gros que des épingles, et qu'en langue du pays on appelle des titiris: eh bien! les invités mangèrent des beignets de baleines, comme les nègres vous avalent des beignets de titiris! C'étaient tous des va-du-gosier.
Vers le milieu du repas néanmoins, les personnes de la société se trouvèrent un peu échauffées de la salaison et des cargaisons de pimens qu'on avait chavirées dans la sauce. Ils demandèrent à se rafraîchir autrement qu'avec du vin, et pour lors le commandant leur fit donner la moitié des glaces du banc de Terre-Neuve, sans les arranger à la vanille.
Au dessert ensuite, on mit sur la table, pour l'agrément de la compagnie, des îles à fruit, telles que la Grenade, les Barbadines, l'île à Goyaves, l'île des Cocotiers, assaisonnées et arrosées, comme de raison, par Madère et Malaga, que l'on but dans de petits verres à liqueurs, ou, autrement dit, des frégates de second rang.
L'aimable société, en se levant de table, se cura les dents avec une partie du banc des Aiguilles, le commandant avec le bout Nord-Est de Foulpointe et de Madagascar.
Ah! j'ai oublié de vous dire qu'il y avait deux dames parmi les personnes invitées. Le commandant ayant été content de toutes les deux pendant et après le dîner, mit le rocher qu'on appelle la Perle, à la Martinique, au cou de la plus jeune, et le Diamant de la passe du Fort-Royal, au doigt de la plus ancienne. C'était un galant fini, un vrai Français de la vieille roche, et comme il n'y en avait même pas à la cour des haricots et de la fleur des pois.
En parlant de haricots, il est peut-être à propos de ne pas passer sous silence l'indisposition d'un invité qui avait trop bu et trop mangé, et qui, ne pouvant pas retenir son mal de cœur sur le pont, ou il se trouva saisi par le grand air, laissa échapper le trop plein de sa jauge et noya une partie de l'équipage dans les coups de mer de sa malhonnêteté.
Le commandant pour lors fit une grimace que toute la barque en trembla; il ne dit rien; on ne prit pas le café, et le repas fut fini.
Figure du vaisseau et autres ornemens.
La figure du bâtiment était un chef-d'œuvre de sculpture, un vrai modèle dans son genre, et son genre n'était pas commun. Rien qu'en l'apercevant du côté du large, on voyait assez qu'elle n'avait pas été moulée en France, où toutes figures ne sortent que de travers des ateliers de la marine. Celle-ci était droite en joues, en nez, en oreilles et en menton.
Elle vous représentait un chasseur costumé à la romaine, c'est-à-dire sans bas ni culotte; mais au lieu d'être tourné le visage devant, comme les autres figures des bâtimens de S. M., le chasseur du vaisseau dont je vous fais ici la description était tourné le derrière où les autres ont l'habitude d'avoir le nez; une figure à rebours enfin, le visage donnant sur l'arrière du navire et le dos regardant au large.
Autre particularité: c'était un fusil à deux coups qui servait d'arme à ce chasseur en bois, car il était de bois de la tête aux pieds, et de bois d'une seule pièce encore; mais au lieu d'ajuster son fusil la crosse sur l'épaule droite, la joue collée sur la flasque, et l'œil prolongeant le canon de l'arme, comme le dit l'école de peloton, c'était par ailleurs qu'il ajustait son coup, le bout du canon au corps et la crosse en l'air: le commandant avait eu soin de prévenir l'équipage que dans son pays, où le monde se trouvait renversé, les alouettes et les perdrix ne se tiraient pas autrement qu'avec le gros bout du fusil. Je t'en fiche, que le chasseur du Grand-Chasse-Fichtre aurait tué des perdrix rouges ou grises, en visant le gibier de ce côté-là, et en faisant l'exercice à rebours comme dans le régiment de l'Antechrist!
Ce n'est pas encore tout. Vous me demanderez peut-être où était placée la carnassière de la figure du chasseur du vaisseau, et je vous dirai que les autres chasseurs la mettent sur le côté, à hauteur de bouton et de bretelle; mais que lui, ce n'était pas sur le côté qu'il avait la sienne, c'était plus droit et tant soit peu plus bas: ayez la complaisance de chercher, si vous n'y êtes pas encore; et si vous n'y êtes jamais, tant mieux pour vous.
Cela doit vous apprendre assez que la figure ne correspondait pas trop mal avec le nom barroque du bâtiment; car tout le monde, en voyant ce chasseur aller tirer les cailles le dos tourné au gibier et la crosse en l'air, se mettait à dire: Si c'est comme ça que tu vas à la chasse, mon ami, on pourra bien t'appeler le Grand-Chasse-je-t'en-Fiche! D'autres disaient le Grand-Chasse-Fichtre. Mais j'ai l'honneur de vous faire observer, si j'en étais capable, que le vrai mot n'est pas poli, en vérité.
Sur l'arrière et tout autour du couronnement de ce bâtiment, installé un peu à l'envers, il y avait des ornemens et des enjolivemens analogues à la circonstance.
A bord des autres vaisseaux, on voit dans cette partie, des manières de syrènes qui ont des têtes de femme et des jambes de poisson, des singes qui portent des bailles d'eau sur la tête et qui font des grimaces de possédés, des lions qui ont tout l'air de dormir comme des chats paresseux, et des tritons avec des faces d'enfans de chœur, qui ont la mine d'avoir servi la messe au curé de Roscanvel[8], le jour du mardi-gras. On voit enfin sur l'arrière des vaisseaux torchés comme à l'ordinaire, des physionomies et des figures humaines en bois. Mais à bord du Grand-Chasse-Fichtre, ce n'étaient pas des figures d'hommes, d'animaux et de femmes en pieds de poissons qu'on voyait, c'était autre chose, toujours l'histoire du chasseur de l'avant, qui tournait le dos au large: une vraie farce conforme au nom de la barque, ni plus ni moins.
Détails de bords et accidens de mer.
Fin de l'histoire.
L'épouse du second, grosse belle femme de bonne mine, haute et carrée à peu près comme l'île de Palme, voulut un jour venir voir à bord monsieur son mari, qu'elle appelait son chouchou. Mais cette grosse petite mère eut le malheur de monter par l'escalier de babord, au moment où monsieur son époux, revenant en Europe, dans sa yole, de l'île de Madagascar, où il avait été casser la croûte avec la reine de l'île, montait à tribord, par l'escalier de commandement. La femme du second eut beau courir à la rencontre de son mari, et celui-ci à la rencontre de son épouse, ça fit brosse pour eux; la grosse mère mourut de vieillesse avant de pouvoir rejoindre son chouchou, la largeur du navire s'étant opposée, pendant la moitié de leur vie, à la rencontre de ces époux infortunés.
A bord des autres vaisseaux, on suspendait anciennement, comme vous le savez ou comme vous ne l'avez jamais su, un filet de casse-tête au-dessus du gaillard d'arrière, pour empêcher les poulies ou les matelots qui se laissaient tomber de là-haut, de descendre en double sur la boule des officiers, quand le lieutenant de quart et ses amis se promenaient sur le pont en faisant crier leurs bottes neuves. Mais à bord du Grand-Chasse-Fichtre, pas plus de filet de casse-tête que de pommade à la rose dans le creux de la main: quand une centaine de tiens-bon-là[9] dégringolaient de dessus la grand'hune ou les barres de perroquet de fougue, pas de soucis pour les officiers, les dégringolés restaient toute leur vie durante à tomber sur le pont, et ils étaient généralement réduits en poussière dans l'air, avant de pouvoir jouir de la satisfaction de s'étaler en grand sur le tillac ou sur la dunette.
Un navire de la force et de la façon du Grand-Chasse-Fichtre ne pouvait jamais à coup sûr être amariné par d'autres bâtimens, ni tomber sous l'écoute d'une frégate pour amener, comme une mauvaise barque, devant un bout de pavillon anglais ou français. Il n'y avait que par lui-même qu'il pouvait être vaincu enfin. Mais ce n'était pas là encore une chose facile à faire.
Cependant il arriva un jour où le Grand—Chasse-Fichtre devait se trouver à deux doigts et demi de sa perte: mais à deux doigts et demi de la main de son commandant, qui avait le bras long et la pogne forte.
Le commandant l'Antechrist, ainsi que nous l'avons déjà récité plus haut, avait ordonné à monsieur son second de faire revirer le navire de bord, en laissant arriver vent-arrière. Le second avait commandé de mettre en conséquence la barre au vent, et de border à plat, s'il était possible, l'écoute du petit foc. Cette évolution demanda un peu de temps.... Or, pendant qu'on faisait manœuvre à bord, pour remettre l'arrière du bateau dans les climats froids et le milieu sous la ligne ou à peu près, voilà que l'arrière, au bout de quelques siècles, plus ou moins, s'engage sur le fond de la côte d'Irlande, tandis que le beaupré va chavirer en même temps tous les verres et les assiettes qui se trouvaient sur la Table-Baie du cap de Bonne-Espérance. La barque donna trois ou quatre petits coups de talon, mais de ces coups de talon si doux que l'équipage ne s'en aperçut seulement pas dans le premier moment. Ce ne fut que lorsque le second ordonna de jeter un peu de lest par dessus le bord, pour alléger seulement le navire de trente-six mille ou quarante mille pieds, que les gens du gaillard d'avant commencèrent à se douter de l'échouage.... On se mit d'abord à envoyer par le petit panneau de l'avant et de l'arrière quelques manées de sable et de cailloux à l'eau; mais voyez la chose! Les plus gros galets que l'on envoya en pagaye le long du bord firent des îles dans la mer et restèrent en place debout à la lame et au vent; ce sont ces petites îles que vous voyez sur les côtes d'Afrique, et c'est le menu sable débarqué du bord qui a formé les bancs de la Grande-Sole et de la Petite-Sole que vous trouvez encore avant d'entrer en Manche. Faute de précautions, on faisait bien des bêtises à bord de ce navire-là. Mais que voulez-vous? n'est pas marin qui ne se met jamais dedans....
Enfin, pour en finir, l'équipage se doutant que le bâtiment avait touché, se mit à avoir peur et à vouloir jouer des jambes pour sauter à terre plus vite que ça dans les embarcations. Les officiers de quart sur le gaillard d'avant dirent aussitôt et tout d'une voix: Doucement, les amoureux! on ne va pas à terre ici les uns sans les autres; tout le monde ou personne: c'est la consigne du bord en cas d'événement. Les nations de devant qui n'étaient, comme vous le savez bien, que des tas de Chinois, de Malais, de Lascars, de Malgaches et autres beaux-sales[10] de la même acabite, se révoltent net et sec: ramassis de canailles qui se débarbouillent la figure à l'eau trouble, dans la marée du Gange et le courant de la rivière Jaune!
Les officiers du gaillard d'avant, voyant la farce, attendu qu'ils étaient placés debout aux premières loges, tinrent conseil pendant plusieurs années de suite sans désemparer.... On décida, après bien des cérémonies, qu'il fallait informer le commandant ou le second de la révolte des Pékins et Paliacas de l'avant. Aussitôt que l'affaire fut décidée, arrêtée et conclue, l'on expédia des courriers à cheval en grosses bottes sur des chameaux d'Égypte, pour aller prévenir les chefs de l'insubordination des carabeaux de Poulaine. Les courriers envoyés avec les dépêches à l'adresse du commandant, les dromadaires et chameaux qui portent ces courriers, et ces courriers qui portent ces dépêches, les petits mousses qui galoppent à la course à la queue des chameaux, les gendarmes d'ordonnance qui suivent les mousses, l'escadre légère des éléphans et des hippopotames expédiés pour escorter la diligence, tout le bataclan enfin de cette caravane en plein pont, est encore même en route au moment où je vous parle, le cap sur la chambre du commandant, faisant bonne route au nord, toutes voiles dehors haut et bas, avec une brise carabinée de sud-ouest. A la date des dernières nouvelles, elle n'était pas encore arrivée, depuis plus de mille cinq cents ans de voltige et de poste-aux-matelots....
Voilà l'histoire: la révolte fera long feu, parce qu'elle a été mal amorcée. Le Grand-Chasse-Fichtre, malgré son avarie sur les bas-fonds de la côte d'Irlande, tiendra bon, parce que les ingénieurs de la marine, descendus dans la cale, où on ne voyait goutte, pour examiner le mal, ont dit que le navire pourrait encore aller un bon million et demi d'années après la fin du monde. C'est un million et demi de plus qu'il ne m'en faut pour vous souhaiter bon quart et bonne nuit, et pour avoir l'honneur de me fiche un peu proprement de tous ceux qui m'ont écouté le panneau de cambuse ouvert[11] comme la gueule de mon sac, et les sabords de chasse[12] fermés comme le trou de la bouteille[13] du commandant.