Scènes de mer, Tome II
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Contrairement à la règle qu'il semble s'être imposée ou avoir suivie dans ses autres productions, l'auteur du Négrier et des Aspirans de Marine s'est attaché dans les deux volumes qu'on vient de lire à inventer le fond et à créer les incidens des divers romans qui composent cette nouvelle publication. Ses souvenirs jusqu'ici lui avaient fourni les sujets qu'il a traités sous la forme qui lui paraissait la plus propre à populariser en France les idées de marine, et à faire connaître à notre nation les mœurs des hommes de mer, mœurs par trop ignorées ou par trop souvent défigurées. Aujourd'hui c'est dans son imagination seule qu'il a puisé les caractères et les scènes qu'il a voulu offrir aux lecteurs, comme un essai de ce qu'il pourrait faire dans la carrière qu'il s'est ouverte, sans le secours de l'histoire ou des faits réels qu'une longue suite d'événemens ou de voyages avait mis sous ses yeux; et à l'exception de l'Athlète de bord et d'une Aventure sur mer, on peut dire que la série des petites nouvelles réunies dans ces deux volumes ne doit rien à la vérité historique, et qu'elle n'a emprunté tout au plus qu'à la vraisemblance le mérite qu'on pourra trouver dans ces esquisses détachées, si toutefois on se donne la peine d'y chercher autre chose qu'un amusement de quelques heures. Ainsi, le conte de Deux lions pour une Femme n'est destiné qu'à retracer au moyen de deux personnifications idéales (le capitaine et le subrécargue) les relations qui peuvent exister entre deux classes de petits chercheurs d'aventures commerciales, et les mœurs de chacune de ces classes à bord. C'est ainsi encore que le vulgaire forban Toutes-Nations n'est destiné qu'à offrir le type général d'une espèce d'hommes qui rôdent dans toutes les marines du monde, sans appartenir à aucun peuple maritime, et sans attacher aux idées morales de la société qui vit à terre le respect dont nous environnons les lois que nous avons faites pour cette société si étrangère aux individus qui n'ont vu que la mer, qui ne connaissent que la mer, et qui ne sont guidés que par l'instinct qu'ont développé en eux les habitudes du bord. Il n'est pas besoin d'ajouter à cet aveu ou à cette explication, que le Capitaine noir n'est qu'une fiction ou une allégorie dans laquelle, peut-être, il serait possible encore de retrouver le caractère générique de ces marins supérieurs qui ont cherché à user l'activité d'imagination dont ils étaient doués, dans cette profession de coureurs de mer, à laquelle les proscriptions de la restauration avaient condamné un trop grand nombre d'officiers distingués de la jeune marine impériale. On concevra aisément que si, à la rigueur, il est possible de troquer une femme contre deux lions, de faire du Madère véritable avec du vin de Ténériffe, de trouver un matelot comme Toutes-Nations, piratant sans s'imaginer qu'il commet un crime, ou un Maître-Révolté prêchant la subordination tout en continuant à faire de l'insubordination, il doit être bien plus difficile de rencontrer les personnages réels qui figurent dans ces contes, car ils n'ont jamais existé que dans la tête de l'auteur: ce sont donc des choses et des êtres fictifs qu'il a peints; c'est un ensemble de mœurs qu'il a retracé enfin, et sur des individus distincts, parce que c'est dans l'ensemble et chez tous les individus à la fois que l'on rencontre ces mœurs éparses, et non dans chacun d'eux en particulier que l'on pourrait trouver l'ensemble de toutes ces mœurs. Prenez donc ces fictions pour ce qu'elles valent sous le rapport de l'art et de la vraisemblance, et ne prenez pas pour de la vérité historique, cette fois-ci, des esquisses morales qui ne sont que des fictions.
FIN.
NOTES:
[1] Il a existé à Bordeaux un corsaire qui avait quatre-mâts, et qui fut bientôt connu dans la marine sous le nom vulgaire du Quatre-Mâts. Cette disposition, que l'on croyait devoir être favorable à la marche de ce navire, n'obtint pas tout le succès que l'on attendait d'une telle innovation. Au bout de quelques jours de mer, le Quatre-Mâts fut amariné par une frégate qui, elle, n'avait que trois-mâts.
[2] Un capitaine de corsaire, qui, pendant la dernière guerre maritime, s'était conduit de la même manière que mon capitaine Doublemin, dans une circonstance pareille à celle que je viens de retracer, fut acquitté honorablement à Brest par la cour martiale convoquée pour juger la conduite de cet officier. Le fond dans lequel j'ai puisé l'aventure de maître Révolté est historique.
[3] Les matelots se servent souvent de ce nom métaphorique pour désigner le soleil.
[4] Dans la lame de l'Ouest, pour indiquer la partie occidentale de l'horizon sous laquelle disparaît le soleil à la mer.
[5] J'ai long-temps cherché, avec un zèle digne de tout historien consciencieux, à savoir la raison pour laquelle les conteurs de bord assignaient à la ville de Saint-Malo le rang de cinquième partie du monde. Plusieurs annalistes m'ont répondu que c'était parce que les premiers Malouins ne voulaient être d'abord ni Bretons ni Normands, qu'on avait fini par faire une cinquième partie du monde pour eux, dans l'impossibilité où l'on se trouvait de classer à leur fantaisie la ville de Saint-Malo dans la nomenclature des anciennes cités provinciales du royaume. On en a fait autant, dans les vieux dictons de bord, pour les villes qui se trouvaient sur la lisière de deux provinces, pour Nantes par exemple, dont les habitans ne savaient trop s'ils étaient Hauts-Bretons ou Angevins. C'est une grosse plaisanterie du gaillard d'avant.
[6] Les matelots qui racontent ont l'habitude de parfumer tous leurs récits des fleurs d'érudition qu'ils ont cueillies dans le cours de leurs voyages, en parcourant les points maritimes les plus remarquables du globe. C'est cette prétention qui explique le soin avec lequel ils introduisent, à l'occasion, autant de noms propres qu'ils peuvent le faire dans leurs contes et leurs histoires de mer.
[7] A bord des navires de guerre, on divise, pour la distribution des vivres, tout l'équipage en plats, c'est-à-dire en chambrées d'ordinaire; chaque plat réunit sept hommes, six matelots et un mousse, qui mangent à la même gamelle et qui reçoivent leur ration liquide dans le même bidon.
[8] Village du Finistère, très-connu des marins.
[9] Nom que donnent par dérision les matelots aux marins inexpérimentés qui se cramponnent le plus fortement qu'ils peuvent pour ne pas tomber en montant dans les haubans.
[10] Nom que les matelots donnent généralement aux hommes de couleur de différens peuples des tropiques ou de la ligne.
[11] La bouche, en langage figuré.
[12] Les yeux, dans le jargon métaphorique du gaillard d'avant.
[13] Le mot de bouteille a, dans le dictionnaire maritime, une tout autre signification que dans le langage ordinaire.