Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines
Le Pilote du Lac Galiléen.
Il portait deux clefs massives, chacune d'un métal différent
(L'une d'or ouvre, l'autre d'airain ferme solidement);
Il secoua sa chevelure mitrée et parla sévèrement ainsi:
«Avec quel plaisir, jeune rustre, j'aurais pris à ta place
Tant de ceux qui pour grossir leur ventre
Se glissent et se faufilent et grimpent dans le troupeau!
D'autres soucis ils ne se mettent guère en peine
Que de savoir comment se pousser jusqu'au festin des
tondeurs de brebis,
Et en écarter le digne, le véritable invité;
Aveugles bouches! à peine si eux-mêmes savent comment
tenir
Une houlette, ou ont appris quelque chose d'autre, si peu que
ce soit,
Qui ressortisse à l'art du pasteur fidèle!
Que leur importe? De qui ont-ils besoin? Ils font leur chemin
Et à leur gré leurs chants minces et vains
Grincent contre la triste paille de leurs grêles pipeaux.
Les brebis affamées tournent les yeux vers eux et ne sont
pas nourries,
Mais, enflées de vent et des brouillards pestilentiels qu'elles
respirent,
Elles se corrompent intérieurement et répandent des émanations
impures et contagieuses,
Outre celles que l'horrible loup à la patte sournoise
Chaque jour dévore avidement, sans qu'aucun compte en soit
rendu.»
Réfléchissons un peu sur ce passage et examinons-le mot à mot.
Premièrement, n'est-il pas singulier de voir Milton assigner à saint Pierre non seulement sa pleine fonction épiscopale, mais précisément ceux de ses insignes que les Protestants lui refusent d'ordinaire le plus passionnément? Sa chevelure «mitrée»! Milton n'était pas un «ami des Évêques»; comment saint Pierre arrive-t-il à être «mitré»? «Il porte deux clefs massives.» Ce dont il est question ici est-ce donc le privilège revendiqué par les Évêques de Rome? et est-il reconnu ici par Milton seulement par licence poétique, à cause de son pittoresque, afin qu'il puisse avoir l'éclat des clefs d'or pour ajouter à l'effet?
Ne croyez pas cela. Les grands hommes ne jouent pas de tours de tréteaux avec les doctrines de la vie et de la mort. Il n'y a que de petits hommes qui fassent cela. Milton veut dire ce qu'il dit; et le veut dire avec sa puissance; aussi il va mettre toute la force de son esprit à l'exprimer, car quoiqu'il ne fût pas un ami des faux évêques, il fut un ami des vrais; et le pilote du Lac est ici, dans sa pensée, le type et le chef du vrai pouvoir épiscopal. Car Milton lit ce texte: «Je te donnerai les clefs du royaume des cieux[58]» tout à fait honnêtement[59]? Quoiqu'il soit puritain il ne voudrait pas l'effacer du livre parce qu'il y eut de mauvais évêques; bien plus, si nous voulons le comprendre, nous devrons comprendre ce vers tout d'abord; il ne sera pas convenable de le regarder de travers ou de le marmotter entre nos dents, comme s'il était l'arme d'une secte ennemie: c'est une assertion solennelle, universelle, qui doit être gravée profondément dans l'esprit de toutes les sectes. Mais peut-être serons-nous plus aptes à en raisonner si nous allons un peu plus loin et y revenons ensuite. Car certainement cette insistance marquée sur le pouvoir du véritable épiscopat a pour but de nous faire sentir avec plus de force ce qu'il y a à reprocher à ceux qui prétendent, sans y avoir des droits, à l'Épiscopat, ou d'une manière générale à ceux qui prétendent sans y avoir de droits à un pouvoir et à un rang dans le corps du clergé: tous ceux qui, «pour l'amour de leurs ventres, rampent, se faufilent et grimpent dans le troupeau».
21. N'ayez jamais la pensée que Milton emploie ces trois mots pour remplir son vers, comme le ferait un mauvais écrivain[60]. Il a besoin de tous les trois, de ces trois-là en particulier, et de pas un de plus que ceux-là—«ramper», et «se faufiler», et «grimper»; aucun autre mot ne pourrait faire l'office de ceux-ci, aucun ne pourrait leur être ajouté, car ils contiennent et ils épuisent les trois catégories, correspondant aux caractères d'hommes qui recherchent malhonnêtement le pouvoir ecclésiastique. Premièrement, ceux qui s'insinuent en «rampant» dans le troupeau, ceux qui ne se soucient ni de la fonction ni du titre, mais de l'influence secrète et font toutes choses d'une manière occulte et astucieuse, se pliant à toute servilité de besogne ou de conduite, de manière seulement qu'ils puissent voir jusqu'au fond, sans être vus,—et diriger—les esprits des hommes. Puis ceux qui «s'introduisent» (c'est-à-dire se jettent) dans le troupeau, qui, par une naturelle insolence du cœur et une vigoureuse éloquence de la langue, et une persévérante et intrépide confiance en eux-mêmes, gagnent l'oreille de la foule et l'ascendant sur elle.
Enfin ceux qui grimpent, qui par leur travail et leur science qui tous deux peuvent être puissants et sains, mais qui sont mis égoïstement au service de leur ambition personnelle, obtiennent d'autres dignités, une grande influence, et deviennent des «Maîtres de l'héritage» sans être des «Exemples pour le troupeau[61]».
22. Maintenant continuez:
Que de savoir comment se pousser jusqu'au festin des tondeurs
de brebis,
Aveugles Bouches!
Je m'arrête de nouveau, car ceci est une étrange expression: la métaphore sans suite, pourrait-on croire, d'un auteur négligent et illettré.
Il n'en est pas ainsi. Son audace même et sa vigueur ont pour but de nous faire regarder de près à la phrase et de nous en faire souvenir. Ces deux monosyllabes expriment les deux contraires, exactement, du vrai caractère des deux grandes fonctions de l'Église, celles d'évêque et de pasteur.
Un «Évêque» signifie «une personne qui voit[62]». Un «pasteur» signifie «une personne qui nourrit[63]». Le caractère le plus inépiscopal qu'un homme puisse avoir est par conséquent d'être aveugle. Le plus impastoral est, au lieu de nourrir, d'avoir besoin d'être nourri, d'être une bouche. Mettez les contraires ensemble et vous avez «Aveugles bouches». Nous pourrons trouver quelque utilité à poursuivre un peu cette idée. À peu près tous les maux sont venus à l'Église d'Évêques qui désiraient le pouvoir plus que la lumière. Ils souhaitent l'autorité, non la vigilance. Tandis que leur fonction réelle n'est pas de gouverner; elle peut être d'exhorter et de réprimander vigoureusement, mais c'est la fonction du Roi de gouverner: la fonction de l'Évêque est de surveiller son troupeau; de le numéroter brebis par brebis, d'être toujours prêt à rendre un compte complet. Maintenant il est clair qu'il ne peut as donner un compte des âmes autant qu'il n'a pas numéroté les corps. La première chose, donc, qu'un évêque ait à faire est au moins de se placer dans une situation où à n'importe quel moment il puisse obtenir l'histoire, depuis l'enfance, de chaque âme vivant dans son diocèse et de sa situation présente.
Là-bas, tout au fond de cette petite rue, Bill et Nancy se cassent les dents mutuellement.
L'évêque sait-il tout là-dessus? A t-il l'œil sur eux? A-t-il eu l'œil sur eux? Peut-il en détail nous expliquer comment Bill a pris l'habitude de frapper Nancy sur la tête? S'il ne le peut pas, il n'est pas un évêque, eût-il une mitre aussi haute que le clocher de Salisbury; il n'est pas un évêque; il a cherché à être à la barre au lieu d'être à la hune; il n'a pas la vue des choses. «Mais non», dites-vous, «ce n'est pas son devoir de veiller sur Bill dans la rue.» Quoi! les grosses brebis qui ont de riches toisons, vous pensez que c'est seulement après celles-là qu'il doit regarder, tandis que (retournez à votre Milton) «les brebis affamées tournent les yeux vers eux et ne sont pas nourries, outre que l'horrible loup à la patte sournoise (l'évêque ne sachant rien de cela) chaque jour dévore avidement, sans qu'aucun compte en soit rendu»?
«Mais ceci n'est pas notre conception d'un Évêque[64].» Peut-être que non; mais c'était celle de saint Paul[65], et c'était celle de Milton. Ils peuvent avoir raison, ou il se peut que ce soit nous; mais nous ne devons pas espérer pouvoir lire l'un ou l'autre en mettant notre pensée sous leurs mots.
23. Je continue: «Mais, enflées de vent et des brouillards pestilentiels qu'elles respirent.» Ceci répond au lieu commun: «si les pauvres ne sont pas surveillés dans leurs corps, ils le sont dans leurs âmes; ils ont la nourriture spirituelle.»
Et Milton dit: «Ils n'ont rien qui ressemble à la nourriture spirituelle, ils sont seulement enflés de vent.» Tout d'abord, vous pouvez croire que ceci est un symbole grossier et obscur. Mais, je le répète, c'en est un tout à fait exact et littéral.
Prenez vos dictionnaires grec et latin et trouvez le sens de «Spirit». Ce n'est qu'une contraction du mot latin «souffle» et une traduction vague du mot grec qui veut dire «Vent». (C'est le même mot qui est employé, dans le texte: «Le vent souffle où il lui plaît[66]» et dans cet autre: «Ainsi en est-il de tout homme qui est né de l'esprit»[67], ce qui signifie né du souffle, c'est-à-dire du souffle de Dieu,—âme et corps. Nous en avons le vrai sens dans nos mots «inspiration» et «expirer». Maintenant il y a deux sortes de souffles dont le troupeau peut être rempli, le souffle de Dieu et celui de l'homme. Le souffle de Dieu est la santé et la vie et la paix pour les troupeaux, comme l'air du ciel aux troupeaux sur les collines; mais le souffle de l'homme (le mot que lui appelle spirituel) est la maladie et la contagion pour eux comme le brouillard du marais. Ils en sont corrompus intérieurement, ils en sont bouffis comme un cadavre l'est par les miasmes de sa propre décomposition. Ceci est littéralement vrai de tout faux enseignement religieux; le premier et le dernier, et le plus fatal indice en est cette «bouffissure[68]». Vos enfants convertis qui enseignent leurs parents; vos forçats convertis qui enseignent les honnêtes gens; vos sots convertis qui, ayant vécu la moitié de leur vie dans une stupéfaction crétine et s'éveillant tout à coup au fait qu'il y un Dieu, s'imaginent en conséquence être son peuple spécial[69] et son messager; vos sectes de toute espèce, petites et grandes, catholiques et protestantes, d'Église haute ou basse, autant qu'elles se croient seules dans le vrai et les autres dans le faux; et avant tout dans chaque secte ceux qui tiennent que l'homme peut être sauvé en pensant bien au lieu d'agir bien, par la parole au lieu de l'acte[70], et par la foi au lieu des œuvres[71], ceux-là sont les vrais enfants du brouillard[72], des nuages, ceux-là, sans eau[73], des corps, ceux-là, de vapeur putrescente et de peau, n'ayant ni sang ni chair, des cornemuses gonflées pour être cornées par les démons, corrompues et corruptrices, «gonflées de vent et des brouillards pestilentiels qu'elles respirent».
24. Enfin revenons aux lignes relatives au droit de porter les clefs, car maintenant nous pouvons les comprendre. Remarquez la différence entre Milton et Dante dans leur interprétation de ce droit; pour une fois c'est chez ce dernier que la pensée est la plus faible; il suppose que les deux clefs sont celles de la porte du ciel; l'une est d'or, l'autre d'argent; elles sont données par saint Pierre à l'Ange Sentinelle et il n'est pas facile de déterminer ce que symbolisent les différentes substances des trois marches de la porte, ni des deux clefs; mais Milton fait de l'une, celle d'or, la clef du Ciel, l'autre, de fer, est la clef de la prison dans laquelle les maîtres malfaisants devront être enchaînés, qui «ont emporté la clef du savoir et cependant n'y sont pas entrés eux-mêmes[74]». Nous avons vu que les devoirs de l'évêque et du pasteur sont de voir et de nourrir; et de tous ceux qui font ainsi, il est dit: «Celui qui arrose, sera arrosé aussi lui-même[75]». Mais l'inverse est vrai aussi. Celui qui n'arrose pas sera lui-même desséché et celui qui ne voit sera lui-même privé de la lumière, enfermé dans une prison perpétuelle. Et cette prison vous reçoit ici-bas aussi bien que dans la vie à venir; celui qui devra être au Ciel chargé de chaînes le sera d'abord sur la terre. Cet ordre aux anges forts dont l'apôtre Pierre est l'image: «Prenez-le, liez-lui les mains et les pieds et jetez-le dehors[76]» est en réalité donné contre le maître, pour chaque appui non accordé, pour chaque vérité refusée, pour chaque mensonge inculqué; de sorte que plus il enchaîne, plus il est étroitement enchaîné, et rejeté d'autant plus loin qu'il égare davantage, jusqu'à ce que à la fin les barreaux de la cage de fer se referment sur lui et, comme « celle d'or s'ouvre, celle de fer se referme».
25. Nous avons retiré quelque chose de ces lignes, je crois, et il y a beaucoup plus à y trouver, mais nous nous sommes suffisamment livrés (pour en donner un exemple) à la sorte d'examen mot à mot d'un auteur qui se nomme à juste titre lecture, attentifs à chaque nuance et expression, et nous mettant toujours à la place de l'auteur; annihilant notre propre personnalité et cherchant à entrer dans la sienne, de façon à pouvoir dire avec certitude: «ainsi pensait Milton», non: «ainsi pensais-je en lisant mal Milton». Et en suivant cette méthode vous arriverez graduellement à attacher moins de valeur dans d'autres occasions à votre propre «je pensais ainsi». Vous commencerez à vous apercevoir que ce que vous pensiez était une chose de peu d'importance; que vos pensées sur n'importe quel sujet ne sont peut-être pas les plus claires et les plus sages auxquelles on puisse arriver là-dessus; en fait, que, à moins que vous ne soyez une personne remarquable, on ne peut pas dire que vous ayez de pensée du tout; que vous n'avez pas de matériaux pour cela, en aucun sujet important[77], ni de raisons de «penser», seulement d'essayer d'apprendre davantage. Bien plus, il est probable que de toute votre vie (à moins, comme je l'ai dit, que vous ne soyez une personne remarquable), vous n'aurez le droit d'avoir d'«opinions» sur quoi que ce soit, excepté sur ce qui est immédiatement à votre portée. Ce qui doit de toute nécessité être fait, il n'est pas de doute que vous pouvez toujours décider comment le faire. Avez-vous une maison à tenir en ordre, une marchandise à vendre, un champ à labourer, un fossé à curer? Il n'y a pas besoin d'avoir deux opinions sur la manière de faire cela, et ce sera à vos risques et périls si vous n'avez rien de plus qu'une opinion sur la manière de procéder dans ces cas-là. Et de même, en dehors de vos propres affaires, il y a un ou deux sujets sur lesquels vous êtes tenus de n'avoir qu'une opinion. Que la friponnerie et le mensonge sont coupables[78] et doivent être sur-le-champ chassés à coups de fouet, toutes les fois qu'ils sont découverts, que la convoitise et l'amour de se quereller sont des dispositions dangereuses même chez les enfants et des dispositions mortelles chez les hommes et les nations; que, en fin de compte, le Dieu du Ciel et de la terre aime les gens actifs, modestes et bons, et déteste les paresseux, les querelleurs, les orgueilleux, les avares et les cruels; sur ces faits généraux vous êtes tenus de n'avoir qu'une opinion, et celle-là très forte. Pour le reste, concernant religions, gouvernements, sciences, arts, vous trouverez en général que vous ne pouvez savoir RIEN, rien juger; que le mieux que vous puissiez faire, quand même vous seriez une personne instruite, est de garder le silence, de vous efforcer d'être plus éclairé chaque jour, de comprendre un petit peu plus des pensées des autres, et dès que vous essayerez de le faire honnêtement vous découvrirez que les pensées, même des plus sages, ne sont guère plus que des questions bien posées. Mettre un point difficile en lumière et vous exposer les raisons qu'il y a de ne pas avoir d'opinion, c'est tout ce que, généralement, ils peuvent faire pour vous; et tant mieux pour eux et pour nous si en fait ils sont capables de «mêler de la musique à nos pensées et de nous attrister de doutes célestes[79]». L'auteur dont je vous ai lu un passage n'est pas parmi les plus grands ou les plus sages. Il voit clairement aussi loin qu'il voit, et par conséquent il est facile de découvrir tout ce qu'il veut dire; mais avec de plus grands hommes vous ne pouvez pas aller au fond de leur pensée; ils ne la mesurent pas complètement eux-mêmes: elle est si vaste! Supposez que je vous aie demandé par exemple de chercher quelle est la pensée de Shakespeare au lieu de celle de Milton, sur cette question de l'autorité de l'Église? ou celle de Dante? Est-ce qu'aucun de vous en ce moment a la moindre idée de ce que l'un ou l'autre pensait là-dessus? Avez-vous jamais mis en regard la scène des Évêques dans Richard III et le caractère de Cranmer[80]? Le portrait de saint François et de saint Dominique, et le portrait de celui que Virgile contemplait avec étonnement: «Disteso, tanto vilmente, nell'eterno esilio»[81], ou de celui auprès duquel se tenait Dante, «Come'l frate—che confessa lo perfido assassin»[82]? Shakespeare et Alighieri connaissaient les hommes mieux que la plupart de nous, je présume. Ils vécurent tous deux au plus fort de la lutte entre les pouvoirs temporel et spirituel, ils avaient une opinion là-dessus, nous pouvons le penser. Mais où se trouve-t-elle? Produisez-la devant la Cour. Énoncez sous forme de propositions la croyance de Shakespeare ou de Dante et envoyez-la juger près les Cours Ecclésiastiques.
26. Vous ne serez pas capable, je vous le répète, avant bien et bien des jours, d'arriver à la pensée véritable, à l'enseignement donné par ces grands hommes, mais en les étudiant un tant soit peu de façon honnête, vous vous rendrez capable d'apercevoir que ce que vous avez pris pour votre propre «jugement» était un simple préjugé apporté par le hasard, et les algues flottantes, inertes et mêlées, d'une pensée à la dérive; bien plus, vous verrez que l'esprit de la plupart des hommes n'est en réalité guère mieux qu'une lande de bruyères sauvage, négligée et rebelle, en partie stérile, en partie recouverte des broussailles malfaisantes et des herbes vénéneuses, semées par le vent, d'une croyance perverse; que la première chose que vous ayez à faire pour eux et pour vous-même est de mettre promptement et dédaigneusement le feu à ceci; de réduire toute la jungle en de salutaires amas de cendres, puis alors de labourer et de semer. Tout le vrai travail littéraire qui s'étend devant vous pour la vie doit commencer par l'obéissance à cet ordre: «défrichez votre champ et ne semez pas parmi les épines[83].»
27.[84] Ayant ainsi écouté les grands maîtres de façon à ce que vous puissiez entrer dans leur pensée, vous avez à monter plus haut encore, vous avez à entrer dans leur cœur. De même que vous allez à eux d'abord pour avoir une vision claire, de même vous devez demeurer avec eux afin que vous puissiez partager à la fin leur juste et puissante passion. Passion ou «sensation». Je ne suis pas effrayé du mot, encore moins de la chose[85]. Vous avez entendu beaucoup de clameurs entre les sensations, récemment; mais, je puis vous le dire, ce n'est pas moins de sensations qu'il nous faut, mais plus. La différence anoblissante entre un homme et un autre, entre un animal et un autre, consiste précisément en ceci que l'un sent plus que l'autre. Si nous étions des éponges, peut-être n'acquerrions nous pas facilement de sensations; si nous étions des vers de terre exposés à chaque instant à être coupés en deux par la bêche, peut-être que trop de sensations ne nous serait pas bon. Mais étant des créatures humaines, cela est une bonne chose pour nous, bien plus, nous ne sommes des créatures humaines qu'autant que nous sommes sensitifs et notre dignité[86] est précisément en proportions de notre Passion[87].
28. Vous savez que j'ai dit de cette grande et pure société des Morts qu'elle ne permettrait à «aucune personne vaine ou vulgaire d'entrer là». Que pensez-vous que j'aie voulu dire par une personne vulgaire? Qu'attendez-vous vous-mêmes par vulgarité? Voilà une question sur laquelle vous trouverez profit à réfléchir; disons seulement pour l'instant que l'essence de la vulgarité réside dans l'absence de sensations. La simple et innocente vulgarité est simplement la rudesse inéduquée et incorrigée du corps et de l'esprit; mais, dans la vraie vulgarité innée, il y a un terrible endurcissement, qui à son point extrême devient capable de toute espèce d'habitudes bestiales et de crime, sans crainte, sans plaisir, sans horreur, et sans pitié[88]. C'est par la main rude et le cœur mort, par l'habitude malsaine, par la conscience endurcie, que les hommes deviennent vulgaires. Ils sont pour toujours vulgaires précisément dans la proportion où ils sont incapables de sympathie, de vive compréhension, de tout ce qui, en pressant le sens et en allant jusqu'au fond d'un terme banal mais exact, peut s'appeler le «tact», ou le «sens du toucher», du corps et de l'âme; ce tact que le Mimosa possède entre tous les arbustes, que la femme pure possède par-dessus toutes les créatures, l'affinement et la plénitude de la sensation qui va plus loin que la raison, guide et sanctificateur de la raison elle-même. La Raison ne peut que déterminer ce qui est vrai, c'est la passion donnée par Dieu à l'humanité qui seule peut reconnaître ce que Dieu a fait de bon.
29. Nous recherchons donc cette grande assemblée des morts, non pas seulement pour apprendre d'eux ce qui est vrai, mais surtout pour sentir avec eux ce qui est juste. Maintenant, pour sentir avec eux nous devons être pareils à eux, et aucun de nous ne peut devenir cela sans peine. Comme la vraie connaissance est une connaissance disciplinée et éprouvée, non la première pensée qui nous vient, de même la vraie passion est une passion disciplinée et éprouvée—non la première passion qui vient. Les premières qui viennent sont les vaines, les fausses, les trompeuses; si vous leur cédez, elles vous entraînent capricieusement et loin, en poursuites vaines, en enthousiasmes creux, jusqu'à ce qu'il ne vous reste ni vrai but ni vraie passion. Non qu'aucun des sentiments que peut éprouver l'humanité soit mauvais en lui-même, il est mauvais seulement quand il est indiscipliné. Sa noblesse réside dans sa force et sa justice; il est mauvais quand il est faible et ressenti pour une cause chétive. Il y a une admiration médiocre, comme celle de l'enfant qui voit un jongleur lancer des balles d'or, et ceci est bas si vous voulez. Mais croyez-vous que l'admiration soit sans noblesse ou la sensation moindre, avec laquelle chaque âme humaine est appelée à suivre les balles d'or du ciel lancées à travers la nuit par la Main qui les fit? Il y a une curiosité médiocre, comme est celle d'un enfant ouvrant une porte défendue, ou d'un domestique fouillant dans les affaires de son maître; et une noble curiosité explorant au prix des dangers la source du grand fleuve au delà du sable—la place du grand continent au delà de la mer; une plus noble curiosité encore qui explore la source du fleuve de la vie, et l'étendue du continent du Ciel—les choses «jusqu'au fond desquelles les anges désirent voir[89]». De même l'intérêt est sans noblesse qui vous rive aux péripéties et à l'intrigue de quelque conte futile; mais pensez-vous que l'anxiété soit moindre, ou plus grande, avec laquelle vous observez ou devriez observer comment se comportent le Sort et la Destinée avec la vie d'une nation agonisante? Hélas! c'est l'étroitesse, l'égoïsme, la petitesse de votre sensation que vous avez à déplorer en Angleterre aujourd'hui; sensation qui se dépense en bouquets et en discours; en divertissements et en parties fines, en combats simulés et en gais spectacles de marionnettes, pendant que vous pourriez tourner les yeux et voir de nobles nations massacrées, homme par homme, sans un secours ni une larme[90].
30. J'ai dit «petitesse» et «égoïsme» de sensation, mais il eût suffi de dire «injustice» ou «injustesse» de sensation. Car si rien ne peut mieux distinguer un gentleman d'un homme vulgaire, rien ne peut mieux distinguer une nation noble (il y a eu de telles nations) d'une foule, que ceci: à savoir que ses sentiments sont constants et réglés, résultant d'une contemplation exacte et d'une réflexion impartiale. Vous pouvez persuader une foule de n'importe quoi; ses sentiments peuvent être, sont généralement, dans l'ensemble, généreux et droits, mais elle ne leur offre aucune base et n'en est pas maîtresse; vous pouvez l'amener en la taquinant ou en la flattant à n'importe lequel d'entre eux, à votre gré; elle pense par contagion, généralement, attrapant une opinion comme un rhume, et il n'y a rien de si petit qui ne la fasse rugir quand l'accès a lieu; rien de si grand qu'elle n'oublie en une heure quand l'accès est passé. Mais les passions d'un gentleman ou d'une nation noble sont réglées, mesurées et continues. Une grande nation, par exemple, ne dépense pas toutes ses facultés nationales pendant une couple de mois à peser les témoignages d'un malfaiteur isolé (ayant accompli un meurtre isolé)[91] et, pendant, une couple d'années, ne voit pas ses propres enfants se massacrer les uns les autres par mille ou par dix mille chaque jour, en considérant seulement quel en sera vraisemblablement l'effet sur le prix du coton, et sans se soucier en aucune façon de savoir de quel côté de la bataille est le droit[92]. Une grande nation n'envoie pas non plus ses petits garçons pauvres en prison pour avoir volé six noix quand elle permet à ses banqueroutiers de voler avec grâce leurs centaines de mille livres, et à ses banquiers, riches des épargnes des pauvres gens, de suspendre leurs paiements «par la force de circonstances auxquelles ils ne peuvent commander», non sans ajouter: «avec votre agrément»; et quand elle permet que de grandes terres soient achetées par des hommes qui ont gagné leur argent en parcourant en tous sens les mers de Chine sur des vapeurs de guerre, vendant de l'opium à la bouche du canon[93] et changeant au bénéfice d'une nation étrangère la demande ordinaire du voleur de grand chemin: «Votre argent ou votre vie» en celle de: «Votre argent et votre vie!» Une grande nation ne permet pas non plus que les vies de ses pauvres qui n'ont rien fait de mal leur soient enlevées, brûlées par la fièvre des brouillards ou pourries par la peste des fumiers, pour l'amour d'une rente supplémentaire de six pences par semaine à servir à leurs propriétaires[94]; ni qu'on discute alors, avec d'hypocrites larmes et de diaboliques sympathies, si elle ne devrait pas préserver pieusement et nourrir tendrement les vies de leurs meurtriers. Et encore une grande nation, ayant décidé que pendre est le procédé le plus salutaire pour ses homicides en général, peut toutefois distinguer avec pitié entre les degrés de culpabilité dans l'homicide, et n'aboie pas[95] comme une meute de louveteaux transis et mordus par le froid sur le sillage de sang d'un malheureux garçon fou ou d'un Othello balourd à cheveux gris «embarrassé à l'extrême» au moment même ou elle envoie un ministre de la Couronne[96] adresser des speeches courtois à un homme qui est en train de passer à la baïonnette des jeunes filles sous les yeux de leur père, et de tuer de sang-froid de nobles jeunes gens plus rapidement qu'un boucher de campagne ne tue les agneaux au printemps. Et finalement une grande nation ne se moque pas du Ciel et de ses Puissances, en affectant la croyance en une révélation qui déclare que l'amour de l'argent est la source de tout mal[97], et en proclamant en même temps qu'elle n'est mue et ne veut être mue dans tous ses actes importants et décisions nationales par aucun autre amour.
31. Mes amis, je ne sais pas pourquoi aucun de nous parlerait sur la lecture. Nous avons besoin d'une discipline plus serrée que celle de la lecture; en tous cas soyez certain que nous ne pouvons pas lire. Aucune lecture n'est possible pour un peuple dont l'esprit est dans cet état. Il n'y a pas une ligne d'un grand écrivain qui lui soit intelligible. Il est simplement et rigoureusement impossible à un public anglais, en ce moment, de comprendre un livre ou il y ait quelque pensée tant il est devenu incapable de penser lui-même dans la folie de sa rapacité. Heureusement votre maladie n'est pas jusqu'à présent beaucoup plus grave que cette incapacité de penser; elle n'est pas la corruption de la nature intérieure, nous résonnons encore juste quand quelque chose vient nous frapper au plus intime de nous-mêmes; et quoique l'idée que chaque chose doit «rapporter» ait infecté si profondément le but de toutes nos actions, que même si nous voulions jouer au bon Samaritain[98] nous ne sortirions jamais nos deux pences pour les donner à l'hôte sans dire: «Quand je reviendrai tu me donneras quatre pence», il'y a encore quelque capacité de nobles passions restée au plus profond de notre cœur. Elle se montre dans notre travail, dans notre guerre, et jusque dans les excès de ces affections domestiques qui nous mettent en fureur pour une légère injustice privée, alors que nous supportons poliment une énorme injustice publique; nous travaillons encore jusqu'à la dernière heure du jour bien qu'à la patience du laboureur nous ajoutions la frénésie du joueur, nous sommes encore braves jusqu'à la mort, bien qu'incapables de discerner ce qui vaut la peine de se battre, nous sommes encore fidèles dans notre affection pour notre propre chair, jusqu'à la mort, comme sont les monstres marins et les aigles des rochers. Et il reste de l'espoir à une nation tant que ces choses peuvent être dites d'elle. Aussi longtemps qu'elle tient sa vie dans sa main, prête à la donner pour son honneur (bien qu'honneur insensé), pour son amour (bien qu'amour égoïste) et pour ses affaires (bien qu'affaires viles), il y a de l'espoir pour elle, mais de l'espoir seulement, car cette vertu instinctive, insouciante, ne peut pas durer. Aucune nation ne peut durer qui a fait d'elle-même une simple foule, quoique restée généreuse de cœur. Il faut qu'elle commande à ses passions et les dirige, ou ce sont elles qui lui commanderont, un jour, avec des fouets de scorpions[99]. Par-dessus tout, une nation ne peut pas durer si elle n'est qu'une foule qui ne s'occupe que d'argent, elle ne peut pas, sans être punie, elle ne peut pas, sans cesser d'être, continuer à mépriser la littérature, à mépriser la science, à mépriser l'art, à mépriser la nature, à mépriser la compassion, et à concentrer son âme sur les Pence. Croyez-vous que ce soient là des paroles dures ou irréfléchies? Ayez seulement encore un peu de patience et je vous prouverai leur vérité point par point.
32. Je dis d'abord que nous avons méprisé la littérature. En quoi, comme nation, avons-nous souci des livres? Combien croyez-vous que nous tous réunis nous dépensions pour nos bibliothèques publiques ou privées, comparativement à ce que nous dépensons pour nos chevaux[100]? Si un homme fait des prodigalités pour sa bibliothèque, vous le traiterez de fou, de bibliomane; mais vous n'appelez jamais personne hippomane, bien que des hommes se ruinent chaque jour pour leurs chevaux et que vous n'entendiez jamais parler de gens qui se ruinent pour leurs livres. Ou pour descendre plus bas encore, combien croyez-vous que le contenu des bibliothèques du Royaume Uni, publiques et privées, rapporterait, relativement à ses caves? Quel rang occuperait sa dépense pour la littérature comparée à sa dépense pour une alimentation luxueuse? Nous parlons de la nourriture de l'esprit comme de celle du corps; or, un bon livre contient une telle nourriture, inépuisablement; c'est une provision pour la vie, et pour la meilleure partie de nous-mêmes. Eh bien, combien de temps la plupart des gens resteront-ils devant le meilleur livre avant de se décider à en donner le prix d'un beau turbot! Sans doute, il y a eu des hommes qui ont serré leur ventre et laissé leur dos à découvert pour pouvoir acheter un livre, à qui leur bibliothèque coûta, je pense, en fin de compte, moins cher que ne reviennent la plupart des dîners. Peu de nous sont soumis à cette épreuve, et c'est tant pis[[101], car une chose précieuse nous l'est d'autant plus qu'elle a été acquise au prix du travail et de l'économie et si les bibliothèques publiques étaient moitié aussi coûteuses que les banquets officiels, ou si les livres coûtaient la dixième partie de ce que coûtent les bracelets, même des hommes et des femmes frivoles pourraient quelquefois soupçonner qu'il peut y avoir autant d'utilité à lire qu'à grignoter et à briller. Tandis que précisément le bon marché de la littérature fait oublier même aux gens sages, que si un livre vaut d'être lu il vaut d'être acheter. Un livre ne vaut quelque chose que s'il vaut beaucoup et n'est profitable qu'une fois qu'il a été lu, et relu, et aimé, et aimé encore, et marqué de telle façon que vous puissiez vous référer au passage dont vous avez besoin comme un soldat peut prendre l'arme qu'il lui faut dans son arsenal ou comme une maîtresse de maison sort de sa réserve l'épice dont elle a besoin. Le pain de farine est bon, mais il y a du pain doux comme du miel, si vous vouliez y goûter, dans un bon livre; il faut que la famille soit en réalité bien pauvre qui ne peut, une fois dans sa vie, payer pour des pains si multipliables[102] la note de leur boulanger[103]. Nous nous appelons une nation riche et nous sommes assez sordides et insensés pour feuilleter les uns après les autres un même livre sale de cabinet de lecture!
33. Je dis que nous avons méprisé la science. «Quoi!» vous écriez-vous, «ne marchons-nous pas en avant dans toutes les découvertes[104]; est-ce que le monde entier n'est pas étourdi par l'ingéniosité ou la folie de nos inventions?» Oui, mais croyez-vous que ce soit là une œuvre nationale? L'œuvre se fait entièrement malgré la nation, grâce à des initiatives, à des ressources individuelles. Nous sommes assez contents, en effet, de faire notre profit de la science; nous happons n'importe quoi, en fait d'os scientifique après lequel il y a de la viande, avec assez d'avidité; mais si l'homme scientifique s'adresse à nous pour avoir un os ou une croûte, ceci est une autre affaire. Qu'avons-nous fait, comme nation, pour la science? Nous sommes forcés pour la sûreté de nos vaisseaux de savoir quelle heure il est, et à cause de cela nous payons pour un observatoire; et nous permettons, sous les espèces de notre parlement, qu'on nous tourmente annuellement pour faire avec négligence quelque chose pour le British Museum que nous supposons avec assez de mauvaise humeur un endroit destiné à conserver des oiseaux empaillés pour amuser nos enfants.
Si un particulier s'achète un télescope et découvre une nouvelle nébuleuse, vous poussez autant de cris pour cette découverte que si c'était vous qui l'aviez faite; si, dans la proportion de un ou dix mille, un de nos hobereaux chasseurs s'avise un beau jour que la terre doit être quelque chose d'autre que le lot des renards[105], et y creuse lui-même son terrier et nous fait savoir où gît l'or, et où le charbon, vous comprenez qu'il y a en ceci quelque utilité; mais cet accident d'un homme découvrant comment il peut s'employer lui-même utilement est-il le moins du monde à votre honneur? (Qu'aucune telle découverte n'ait été faite par ses frères hobereaux est peut-être à votre déshonneur si vous voulez y songer.)
Mais si ces généralités vous laissent sceptiques, il y a un fait à méditer pour vous tous, illustratif de votre amour de la science. Il y a deux ans, une collection de fossiles de Solenhofen était à vendre en Bavière; la plus belle qui existât, contenant de nombreux spécimens d'une beauté unique, dont l'un unique en outre comme exemple d'espèce (un règne entier de créatures vivantes était révélé par ce fossile)[106]. Cette collection, dont la simple valeur marchande, si les acheteurs eussent été des particuliers, était probablement de quelque dix ou douze cents livres, fut offerte à la nation anglaise pour sept cents; et toute la collection serait au musée de Munich si le professeur Owen[107], en donnant son temps et en tourmentant sans se lasser le public anglais dans la personne de ses représentants, n'avait obtenu le versement immédiat de quatre cents livres et n'avait répondu lui-même des trois cents autres! que le dit public lui paiera sans doute en fin de compte, mais en rechignant, et pendant tout ce temps ne se souciant en rien de la chose en elle-même. Seulement toujours prêt à se rengorger s'il y a quelque honneur à tirer de là. Considérez, je vous le demande, arithmétiquement ce que ce fait signifie. Vos dépenses annuelles pour les services publics (dont un tiers pour les armements) sont pour le moins de 50 millions. Or, 700 livres sont à 50 millions comme sept pence à deux mille livres. Supposez donc qu'un gentleman dont le revenu est inconnu, mais dont vous pouvez conjecturer la fortune par ce fait qu'il dépense deux mille livres par an rien que pour les murs de son parc et pour ses valets de pied, fasse profession d'aimer la science. Et qu'un de ses domestiques vienne précipitamment lui dire qu'une collection unique de fossiles qui nous servira de fil à travers une nouvelle ère de la création est à vendre pour la somme de sept pence sterling; et que le gentleman qui aime la science, et dépense deux mille livres par au pour son parc, réponde, après avoir laissé son domestique attendre plusieurs mois: «Bien! je vous donnerai quatre pence pour cela, si vous voulez répondre vous-même des pences de surplus, jusqu'à l'année prochaine.»
34. III. Je dis que vous avez méprisé l'art[108]. «Quoi, répondez-vous, n'avons-nous pas nos expositions d'art qui ont des milles de longueur, est-ce que nous n'avons pas consacré des milliers de livres à l'achat de simples peintures? N'avons-nous pas des écoles et des instituts d'art, plus que n'avait eu jamais aucune nation?» Oui, certainement, mais tout cela est affaire de boutique. Vous voudriez bien vendre des toiles aussi bien que vous vendez du charbon, et de la faïence comme du fer; vous voudriez retirer à toutes les autres nations le pain de la bouche, si vous le pouviez[109]. Comme vous ne le pouvez pas, votre idéal de vie est de vous tenir à tous les carrefours de l'univers comme les apprentis de Ludgate criant à chaque passant: «De quoi avez-vous besoin[110]?»
Vous ne savez rien de vos dons naturels ni de l'influence du milieu; vous vous figurez que, dans vos champs de glaise, humides, plats et gras, vous pouvez avoir la vive imagination artistique qu'ont les Français au milieu de leurs vignes bronzées ou les Italiens au pied de leurs rochers volcaniques; que l'art peut s'apprendre comme tenir des livres, et, quand on l'a appris, vous donne plus de livres à tenir. Vous vous souciez de peintures en réalité pas plus que des affiches collées sur les murs. Il y a toujours de la place sur les murs pour les affiches à lire, jamais pour les peintures à regarder. Vous ne savez pas (même par ouï dire) quelles peintures vous avez dans votre pays, ni si elles sont vraies ou fausses, ni si on en prend soin ou non. Dans les pays étrangers vous voyez avec calme les plus nobles peintures qui existent dans le monde pourrir dans un abandon d'épave[111] (à Venise vous avez vu les canons autrichiens pointés sur les palais qui les contenaient)[112] et, si vous appreniez que des plus beaux tableaux qui soient en Europe[113] on fera demain des sacs pour les forts Autrichiens, cela vous ennuierait moins que le risque de trouver une pièce ou deux de moins dans votre gibecière après une journée de chasse. Tel est, en tant que nation, votre amour de l'art.
35. IV. Vous avez méprisé la nature, c'est-à-dire toutes les sensations profondes et sacrées des spectacles naturels. Les révolutionnaires français ont fait des écuries des cathédrales de France; vous avez fait des champs de courses avec les cathédrales de la terre. Votre unique conception du plaisir est de rouler dans des wagons de chemins de fer autour de leurs nefs et de prendre vos repas sur leurs autels[114].
Vous avez été placer un pont de chemin de fer sur les chutes de Shaffhouse. Vous avez fait passer un tunnel à travers les rochers de Lucerne près de la chapelle de Tell. Vous avez détruit le rivage de Clarens, au lac de Genève. Il n'y a pas une paisible vallée en Angleterre que vous n'ayez remplie de feu mugissant; il n'y a pas un coin abandonné de campagne anglaise où vous n'ayez imprimé des traces de suie[115]; pas une cité étrangère, où l'extension de votre présence n'ait été marquée sur ses jolies vieilles rues et ses jardins heureux par une dévorante lèpre blanche d'hôtels neufs et de boutiques de parfumeurs. Les Alpes elles-mêmes[116] à qui vos propres poètes ont voué un amour si révérent, vous les regardez comme des mâts de cocagne dans un jardin d'ours après lesquels vous vous mettez à grimper pour vous laisser glisser jusqu'en bas, avec «des cris de joie». Quand vous ne pouvez plus crier, n'ayant plus la force d'articuler des sons humains pour dire que vous êtes heureux, vous remplissez la quiétude de leurs vallées de détonations de pétards et vous rentrez précipitamment chez vous, rouges d'une éruption cutanée d'amour-propre et secoués d'un hoquet de contentement de vous-mêmes. Je pense que peut-être les deux spectacles les plus douloureux que m'ait jamais offerts l'Humanité, portant en eux la plus profonde leçon de ces choses, sont les foules d'Anglais dans la vallée de Chamonix s'amusant à mettre le feu à des obusiers rouillés; et les vignerons suisses de Zurich rendant grâce comme chrétiens pour le don de la vigne en s'assemblant par groupes dans les «tours des vignobles[117]», chargeant lentement et faisant partir des pistolets d'arçon du matin au soir[118]. Il est triste de n'avoir que d'obscures conceptions de devoir, plus triste, il me semble, d'avoir des conceptions pareilles de la joie[119].
Enfin. Vous méprisez la compassion. Il n'est pas besoin de mes paroles comme preuve de ceci. Il me suffira de transcrire un des entrefilets de journaux qu'il est dans mes habitudes de découper et de mettre dans mes tiroirs. En voici un pris dans un vieux Daily Telegraph de cette année. J'ai eu la négligence de ne pas prendre note de la date, mais elle est facile à retrouver, car, au dos de la coupure, on annonce que «hier le septième des services spéciaux de cette année a été célébré par l'évêque de Ripon à Saint-Paul». Il ne fait que relater un de ces faits comme il s'en produit maintenant tous les jours, celui-ci par hasard ayant pris une forme qui lui a permis de venir devant le coroner. J'imprimerai l'entrefilet en rouge[120]. Soyez assuré que les faits eux-mêmes sont écrits en rouge dans un livre dont nous tous, lettrés ou illettrés, aurons notre page à lire un jour[121].
M. Richards, adjoint du coroner, a procédé vendredi à la Taverne du Cheval Blanc, Christ Church, Spitalfields, à une enquête relative à la mort de Michel Collins, âgé de 58 ans. Mary Collins, femme d'un aspect misérable, dit qu'elle habitait avec le défunt et son fils une chambre située 2, Cobb's Court, Christ Church. Le défunt était rapetasseur de chaussures. Le témoin sortait et achetait les vieilles bottes; le défunt et son fils les remettaient à neuf et le témoin les vendait pour ce qu'elle pouvait en obtenir dans les magasins, ce qui, en fait, était très peu de chose. Le défunt et son fils avaient coutume de travailler nuit et jour pour tâcher d'arriver à avoir un peu de pain et de thé, à payer la chambre (2 shillings par semaine) de manière à vivre en famille à la maison. Vendredi soir, le défunt se leva de son banc et commença à frissonner. Il jeta à terre ses bottes en disant: «Il faudra qu'un autre les finisse quand je serai mort, car je n'en peux plus.» Il n'y avait pas de feu et il dit: «J'irais mieux si j'avais chaud.» Le témoin prit donc deux paires de bottes remises à neuf[122] pour les vendre au magasin, mais il ne put avoir que 14 pence des deux paires, car on lui dit au magasin: «Il faut que nous ayons notre bénéfice.» Le témoin acheta 14 livres de charbon, un peu de thé et de pain; son fils resta debout toute la nuit pour faire les «raccommodages» afin d'avoir de l'argent, mais le défunt mourut le samedi matin. La famille n'a jamais eu suffisamment à manger. Le coroner: «Il me paraît déplorable que vous ne soyez pas entrés à l'hospice.» Le témoin: «Nous avions besoin des conforts de notre petit chez nous.» Un juré demanda ce qu'étaient les conforts, car il voyait seulement un peu de paille dans l'angle de la chambre dont les fenêtres étaient brisées. Le témoin se mit à pleurer, et dit qu'ils avaient un couvre-pieds, et d'autres petites choses. Le défunt disait qu'il ne voudrait jamais entrer à l'hospice. En été quand la saison était bonne ils avaient quelquefois jusqu'à 10 shillings de bénéfice en une semaine, en ce cas, ils économisèrent toujours pour leur semaine suivante qui était généralement mauvaise. L'hiver ils ne se faisaient pas moitié autant. Depuis 3 ans ils avaient été de mal en pire. Cornelius Collins dit qu'il avait aidé son père depuis 1847. Ils avaient l'habitude de travailler si avant dans la nuit que tous deux avaient perdu la vue. Le témoin avait maintenant un voile sur les yeux. Il y a 3 ans, le défunt demanda des secours à la paroisse. Le commissaire des pauvres lui donna un pain de 4 livres et lui dit que s'il revenait il aurait des pierres. Cela dégoûta le défunt et il ne voulut plus rien avoir à faire avec eux depuis lors[123].
Ils allèrent de pire en pire jusqu'à la semaine de ce dernier vendredi où ils n'avaient plus même un demi-penny pour acheter une chandelle. Le défunt s'étendit alors sur la paille et dit qu'il ne pourrait pas vivre jusqu'au matin.
Un juré: «Vous mourrez d'inanition vous-même, vous devriez aller à l'hospice jusqu'à l'été.» Le témoin: «Si nous entrions, nous mourrions. Quand nous en sortirions l'été, nous serions comme des gens tombés du ciel. Personne ne nous connaîtrait et nous n'aurions pas même une chambre. Je pourrais travailler à présent si j'avais de la nourriture, car ma vue s'améliorerait.»
Le docteur G. P. Walker dit que le défunt a succombé à une syncope venue de l'épuisement dû au manque de nourriture. Le défunt n'avait pas de couvertures. Depuis quatre mois, il n'avait plus rien d'autre à manger que du pain. Il n'existait pas dans le corps une parcelle de graisse. Il n'avait pas de maladie, mais s'il avait en le secours d'un médecin, il eût pu survivre à la syncope ou à l'évanouissement. Le coroner ayant insisté sur le caractère pénible de ce cas, le jury rendit le verdict suivant: «Que le défunt était mort d'épuisement provenant du manque de nourriture et des nécessités ordinaires de la vie; et aussi faute d'assistance médicale.»
37. Pourquoi le témoin n'a-t-il pas voulu aller à l'asile? demandez-vous. Eh bien les pauvres paraissent avoir contre l'asile un préjugé que n'ont pas les riches, puisqu'en effet toute personne qui reçoit une pension du Gouvernement entre à l'asile sur une grande échelle[124].
Seulement les asiles de riches n'impliquent pas l'idée du travail et devraient s'appeler des lieux de plaisir. Mais les pauvres aiment à mourir indépendants, paraît-il; peut-être si nous leur faisions leurs lieux de plaisir assez jolis et plaisants ou si nous leur donnions leurs pensions chez eux, et leur constituions préalablement un petit pécule pris sur le budget, leurs esprits pourraient se réconcilier avec ces institutions.
En attendant voici les faits: nous leur rendons notre aide ou si blessante ou si pénible, qu'ils aiment mieux mourir que la prendre de nos mains; ou, pour troisième alternative, nous les laissons si incultes et ignorants qu'ils se laissent mourir silencieusement comme des bêtes sauvages, ne sachant que faire ni que demander. Je dis que vous méprisez la compassion. Si non un tel entrefilet de journal ne serait pas plus possible dans un pays chrétien qu'un assassinat prémédité n'y serait permis dans la rue[125].
«Chrétien», ai-je dit? Hélas! si seulement nous étions sainement non-chrétiens, de telles choses seraient impossibles: c'est notre christianisme d'imagination qui nous aide à commettre ces crimes, parce que nous nous complaisons aux somptuosités de notre foi pour y trouver une sensation voluptueuse; parce que nous la revêtons, comme toutes choses, de fictions. Le Christianisme dramatique de l'orgue et de la nef, des matines de l'aube et des saluts du crépuscule—le christianisme dont nous ne craignons pas d'introduire la parodie comme un élément décoratif dans les pièces ou nous mettons le diable en scène, dans nos Satanella[126], nos Robert le Diable, nos Faust; chantant des hymnes au travers des vitraux en ogive pour un effet de fond et modulant artistiquement le «Dio» de variations en variations, en contrefaisant les offices: (le lendemain nous distribuons des brochures, pour la conversion des pécheurs ignorants sur ce que nous croyons être la signification du 3e commandement;)—ce christianisme éclairé au gaz, inspiré au gaz, nous rend triomphants et nous retirons le bord de nos vêtements de la main des hérétiques qui se le disputent. Mais arriver à accomplir un peu de simple justice chrétienne, avec une sincère parole ou action anglaise[127], faire de la loi chrétienne une règle de vie et baser sur elle une réforme sociale ou un désir de réforme—nous savons trop bien ce que vaut notre foi pour cela! vous pourriez plutôt extraire un éclair de la fumée de l'encens qu'une vraie action ou passion de votre moderne religion anglaise. Vous ferez bien de vous débarrasser de la fumée et des tuyaux d'orgue aussi: Laissez-les, avec les fenêtres gothiques et les vitraux peints, au metteur en scène; rendez votre âme d'hydrogène carburé en une saine expiration, et occupez-vous de Lazare qui est sur le seuil[128]. Parce qu'il y a une vraie église partout où une main vient secourable à une autre, et c'est là la seule vraiment «Sainte Église» ou «notre Mère l'Église» qui jamais fut, et jamais sera.
38. Tous ces plaisirs donc et toutes ces vertus, je le répète, vous les méprisez en tant que nation. Vous comptez, sans doute, parmi vous, des hommes qui ne les méprisent pas; du travail de qui, de la force, de la vie, et de la mort de qui vous vivez, sans jamais leur dire merci[129]. Votre santé, votre amusement, votre orgueil, seraient tous également impossibles, sans ceux-là que vous méprisez ou oubliez. Le sergent de ville qui arpente toute la nuit la ruelle sombre pour épier le crime que vous y avez créé, et peut se faire casser la tête et estropier pour la vie à n'importe quel moment et n'est jamais remercié; le matelot luttant contre la rage de l'Océan, l'étudiant silencieux, penché sur ses livres ou ses fioles; le simple ouvrier sans gloire et presque sans pain, accomplissant sa tâche comme vos chevaux traînent vos charrettes, sans espoir et dédaigné de tous. Voilà les hommes par lesquels l'Angleterre vit, mais ce n'est pas eux la nation; ils n'en sont que le corps et la force nerveuse, agissant encore en vertu d'une vieille habitude dans une survie convulsive, après que l'âme a fui. Notre désir, notre but de nation ne sont que d'être amusés, notre religion, en tant que nation, c'est la représentation de cérémonies ecclésiastiques, et la prédication de somnifères vérités (ou plutôt contre-vérités), capables de tenir le peuple tranquille à son travail, pendant que nous nous amusons; et la nécessité de ces amusements nous tient comme un malaise fébrile où la gorge est desséchée et où les yeux sont égarés,—déraisonnant, pervers, impitoyable. Combien littéralement ce mot mal-aise, la négation et impossibilité de toute aise, exprime l'état moral de la vie anglaise et de ses amusements!
39. Quand les hommes sont occupés comme ils doivent l'être, leur plaisir naît de leur travail[130], comme les pétales colorés d'une fleur féconde; quand ils sont fidèlement serviables et compatissants, toutes leurs émotions deviennent fortes, profondes, durables et vivifiantes à l'âme, comme un pouls normal au corps. Mais maintenant n'ayant pas de véritables occupations, nous versons toute notre énergie virile dans la fausse occupation de faire de l'argent; et n'ayant pas de vraies émotions, il nous faut attifer de fausses émotions pour jouer avec, non pas innocemment, comme des enfants avec des poupées, mais criminellement et ténébreusement comme les Juifs idolâtres avec leurs images sur les murs des caveaux que les hommes ne pouvaient découvrir sans creuser[131]. La justice que nous ne pratiquons pas, nous l'imitons dans le roman et sur la scène; à la beauté que nous détruisons dans la nature nous substituons les changements à vue des féeries et (la nature humaine réclamant impérieusement au fond de nous une terreur et une tristesse, de quelque genre que ce soit), pour remplacer le noble chagrin que nous aurions dû supporter avec nos frères, et les pures larmes que nous aurions dû verser avec eux, nous dévorons le pathétique de la cour d'assises, et recueillons la rosée nocturne du tombeau.
Il est difficile d'apprécier la vraie signification de ces choses; les faits sont en eux-mêmes assez atroces; la mesure de la faute nationale qui y est impliquée est peut-être moins grande qu'elle ne pourrait paraître d'abord. Nous permettons ou causons chaque jour des milliers de morts, mais nous n'avons pas l'intention de faire le mal; nous mettons le feu aux maisons et nous ravageons les champs des paysans, cependant nous serions fâchés d'apprendre que nous avons nul à quelqu'un. Nous sommes encore bons dans notre cœur, encore capables de vertu, mais seulement comme le sont les enfants. Chalmers, à la fin de sa longue vie, ayant eu une grande influence sur le public, était agacé que sur un sujet d'importance on fît appel devant lui à l'opinion publique; il laissa échapper cette exclamation impatiente: «Le public n'est rien de plus qu'un grand bébé!» Et la raison pourquoi j'ai laissé tous ces graves sujets de réflexion se mêler à une enquête sur la manière de lire est que, plus je vois nos fautes et misères nationales, plus elles se résolvent pour moi en états d'inculture enfantine et d'ignorance des plus ordinaires habitudes de pensée. Ce n'est, je le répète, ni vice, ni égoïsme, ni lenteur de cerveau qu'il nous faut déplorer, mais une insouciance incorrigible d'écoliers différant seulement de celle du véritable écolier par son incapacité à être aidée qui vient de ce qu'elle ne reconnaît pas de maître.
41. Un curieux symbole de ce que nous sommes nous est offert dans une des œuvres charmantes et dédaignées du dernier de nos grands peintres[132]. C'est un dessin qui représente le cimetière de Kirkby Lonsdale, son ruisseau, sa vallée, ses collines, et au delà le ciel enveloppé du matin. Et également insoucieux de ces choses et des morts qui les ont quittées pour d'autres vallées et pour d'autres cieux, un groupe d'écoliers a empilé ses petits livres sur une tombe, pour les jeter par terre avec des pierres. Ainsi pareillement, nous jouons avec les paroles des morts, qui pourraient nous instruire, et les jetons loin de nous, au gré de notre volonté amère et insouciante, sans guère songer que ces feuilles que le vent éparpille furent amoncelées non seulement sur une pierre funéraire, mais sur les scellés d'un caveau enchanté,—que dis-je? sur la porte d'une grande cité de rois endormis qui s'éveilleraient pour nous et viendraient avec nous, si seulement nous savions les appeler par leur nom. Combien de fois, même si nous levons la dalle de marbre, ne faisons-nous qu'errer parmi ces vieux rois qui reposent et toucher les vêtements dans lesquels ils sont couchés et soulever les couronnes de leurs fronts; et eux cependant gardent leur silence à notre endroit et ne semblent que de poussiéreuses images; parce que nous ne savons pas l'incantation du cœur qui les éveillerait; par qui, si une fois ils l'eussent entendue, ils se redresseraient pour aller à notre rencontre dans leur puissance de jadis, pour nous regarder attentivement et nous considérer. Et comme les rois qui sont descendus dans l'Hadès y accueillent les nouveaux arrivants en disant:« Êtes-vous aussi devenus faibles comme nous? Êtes-vous aussi devenu un des nôtres[133]?» ainsi ces rois avec leur diadème que rien n'a terni, n'a ébranlé, nous aborderaient en disant: «Êtes-vous, aussi, devenu pur et grand de cœur comme nous? Êtes-vous aussi devenu un des nôtres?»
42. Grand de cœur et grand d'esprit—«magnanime», être cela c'est bien en effet être grand dans la vie; le devenir de plus en plus, c'est bien «avancer dans la vie»—dans la vie elle-même—non dans ses atours[134]. Mes amis, vous rappelez-vous cette vieille coutume scythe, lorsque mourait le chef d'une maison? Comment il était revêtu de ses plus beaux habits, déposé dans son char et porté dans les maisons de ses amis; et chacun d'eux le plaçait au haut bout de la table et tous festoyaient en sa présence. Supposez qu'il vous fût offert en termes explicites, comme cela vous est offert par les tristes réalités de la vie, d'obtenir cet honneur scythe, graduellement, pendant que vous croyez être encore en vie. Supposez que l'offre fût celle-ci: «Vous allez mourir lentement; votre sang deviendra de jour en jour plus froid, votre chair se pétrifiera, votre cœur ne battra plus a la fin que comme un système rouillé de soupapes de fer[135]. Votre vie s'effacera de vous et s'enfoncera à travers la terre dans les glaces de la Caïne[136]. Mais jour par jour votre corps sera plus brillamment vêtu, assis dans des chars plus élevés et sur la poitrine portera de plus en plus d'insignes honorifiques—des couronnes sur la tête, si vous voulez. Les hommes s'inclineront devant lui, auront les yeux fixés sur lui et l'acclameront, se presseront en foule à sa suite du haut en bas des rues; on lui élèvera des palais, on festoiera avec lui au haut bout de la table, toute la nuit; votre âme l'habitera assez pour savoir qu'on fait tout cela, et sentir le poids de la robe d'or sur ses épaules et le sillon du cercle coupant de la couronne sur le crâne; pas plus. Accepteriez-vous l'offre ainsi faite verbalement par l'ange de la mort? Le plus humble d'entre nous, l'accepterait-il, croyez-vous? Cependant, de fait, dans la pratique, nous essayons de la saisir au vol, chacun de nous dans une certaine mesure, beaucoup parmi nous la saisissent dans sa plénitude d'horreur. Chaque homme l'accepte qui désire faire son chemin dans la vie, sans savoir ce que c'est que la vie; qui comprend seulement qu'il lui faut acquérir plus de chevaux et plus de valets, et plus de fortune, et plus d'honneurs et non pas plus d'âme personnelle. Celui-là seul avance dans la vie dont le cœur devient plus tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus vif, et dont l'esprit s'en va entrant dans la vivante paix[137]. Et les hommes qui ont cette vie en eux sont les vrais maîtres ou rois de la terre, eux et eux seuls. Toutes les autres royautés pour autant qu'elles sont vraies ne sont que le résultat et la traduction des leurs dans la réalité. Si moins que cela, elles sont ou des royautés de théâtre, de coûteuses parades, ornées à vrai dire de joyaux véritables, et non de clinquants, mais quand même pas autre chose que les joujoux des nations; ou bien alors elles ne sont pas des royautés du tout, mais des tyrannies ou rien que la résultante concrète et effective de la folie nationale; pour laquelle raison j'ai dit d'elles ailleurs[138]: «Les gouvernements visibles sont le jouet de certaines nations, la maladie d'autres, le harnais de certaines, et le fardeau du plus grand nombre.»
43. Mais je n'ai pas de mots pour l'étonnement que j'éprouve quand j'entends encore parler de Royauté, même par des hommes réfléchis, comme si les nations gouvernées étaient une propriété individuelle et pouvaient se vendre et s'acheter, ou être acquises autrement, comme des moutons de la chair desquels le roi doit se nourrir, et dont il doit recueillir la toison; comme si l'épithète indignée d'Achille pour les mauvais rois: «Mangeurs de peuple[139]»—était le titre éternel et approprié de tous les monarques, et si l'extension du territoire d'un roi signifiait la même chose que l'agrandissement des terres d'un particulier. Les rois qui pensent ainsi, aussi puissants qu'ils soient, ne peuvent pas plus être les vrais rois de la nation que les taons ne sont les rois d'un cheval; ils le sucent, et peuvent le rendre furieux, mais ne le conduisent pas. Eux et leurs cours, et leurs armées, sont seulement, si on pouvait voir clair, une grande espèce de moustiques de marais avec une trompe à baïonnettes et une fanfare mélodieuse et bien stylée dans l'air de l'été; le crépuscule pouvant d'ailleurs être parfois embelli, mais difficilement assaini, par ces nuages étincelants de bataillons d'insectes. Les vrais rois, pendant ce temps-là, gouvernent tranquillement, si du tout ils gouvernent, et détestent gouverner; un trop grand nombre d'entre eux font «il gran rifiuto[140]»; et s'ils ne le font pas, la foule, sitôt qu'ils paraissent lui devenir utiles, est assez sûre de faire d'eux son gran rifiuto.
44. Cependant le roi visible peut aussi en être un véritable, si jamais vient le jour où il veuille estimer son royaume d'après sa force vraie et non d'après ses limites géographiques. Il importe peu que la Trent vous arrache un chanteau ici ou que le Rhin vous enveloppe un château de moins là[141]. Mais il importe à vous, roi des hommes, que vous puissiez vraiment dire à cet homme: «Va» et qu'il aille, et à cet autre: «Viens» et qu'il vienne[142]. Que vous puissiez diriger votre peuple, comme vous le pouvez pour les eaux de la Trent, et il importe que vous sachiez bien pourquoi vous leur dites d'aller ici ou là. Il vous importe, roi des hommes, de savoir si votre peuple vous hait et meurt par vous, ou vous aime et vit par vous. Vous pouvez mieux mesurer votre royaume par multitudes que par milles et compter des degrés de latitude d'amour non pas partant mais se rapprochant d'un équateur merveilleusement chaud et infini[143].
45. Mesurer!—que dis-je; vous ne pouvez pas mesurer. Qui mesurera la distance entre le pouvoir de ceux qui «font et enseignent[144]», et sont les plus grands dans les royaumes de la terre comme du ciel, et le pouvoir de ceux qui défont et consument, dont le pouvoir dans sa plénitude n'est rien que le pouvoir du ver et de la rouille.
Étrange! de penser comment les Rois-Vers amassent des trésors pour le ver et les Rois-Rouille qui sont à la force de leurs peuples comme la rouille à l'armure, entassent des trésors pour la rouille, et les Rois-Voleurs des trésors pour le voleur[145]; mais combien peu de rois ont jamais entassé des trésors qui n'avaient pas besoin d'être gardés, des trésors tels que plus ils auraient de voleurs, mieux cela serait. Vêtements brodés, seulement pour être déchirés; casque et glaive faits pour être ternis, joyaux et or pour être dissipés:—il y a trois sortes de rois qui ont amassé ces trésors-là. Supposez qu'un jour survînt une quatrième sorte de roi qui aurait lu dans quelque obscur écrit de jadis, qu'il existe une quatrième sorte de trésors que les joyaux et les richesses ne peuvent égaler et qui ne peuvent non plus être estimés au poids de l'or. Une toile devenue belle pour avoir été tissée par la navette d'Athéna, une armure forgée dans un feu divin par une force vulcanienne, un or qu'on ne peut extraire que du rouge cœur du soleil même quand il se couche derrière les rochers de Delphes;—étoffe pleine d'images brodées au cœur de son tissu; impénétrable armure; or potable[146]!—les trois grands anges[147] de la Conduite, du Travail et de la Pensée, nous appelant encore et attendant au seuil de nos portes, pour nous mener par leur pouvoir ailé, et nous guider avec leurs yeux infaillibles, à travers le chemin qu'aucun oiseau ne connaît et que l'œil du vautour n'a pas vu[148]. Supposez qu'un jour surviennent des rois qui auraient entendu et cru cette parole et à la fin ramassé et découvert des trésors de—Sagesse—pour leurs peuples.
46. Songez quelle chose surprenante cela serait, étant donné l'état présent de la sagesse publique! Que nous conduisions nos paysans à l'exercice du livre au lieu de l'exercice de la baïonnette! Que nous recrutions, instruisions, entretenions en leur assurant leur solde, sous un haut commandement capable, des armées de penseurs au lieu d'armées de meurtriers! donner son divertissement à la nation dans les salles de lectures, aussi bien que sur les champs de tir, donner aussi bien des prix pour avoir visé juste une idée que pour avoir mis de plomb dans une cible. Quelle idée absurde cela paraît, si toutefois on a le courage de l'exprimer, que la fortune des capitalistes des nations civilisées doive un jour venir en aide à la littérature et non à la guerre. Donnez-moi un peu de patience, le temps que je vous lise une seule phrase du seul livre qui puisse vraiment être appelé un livre que j'aie encore écrit jusqu'ici, celui qui restera (si quoi que ce soit en reste) le plus sûrement et le plus longtemps, de toute mon œuvre[149].
«Une forme terrible de l'action de la richesse en Europe consiste en ceci que c'est uniquement l'argent des capitalistes qui soutient les guerres injustes. Les guerres justes ne demandent pas tant d'argent, parce que la plupart des hommes qui les font les font gratis, mais pour une guerre injuste il faut acheter les âmes et les corps des hommes, et en plus leur fournir l'outillage de guerre le plus perfectionné, ce qui fait qu'une telle guerre exige le maximum de dépenses; sans parler de ce que coûtent la peur basse, les soupçons et les colères entre nations qui ne trouvent pas dans toute leurs multitudes assez de douceur et de loyauté pour s'acheter une heure de tranquillité d'esprit. Ainsi à l'heure qu'il est, la France et l'Angleterre s'achètent l'une à l'autre dix millions de livres sterlings de consternation par an[150], une moisson remarquablement légère, moitié épines, moitié feuilles de tremble, semée, récoltée et engrangée par la science des modernes économistes, qui enseignent la convoitise au lieu de la vérité. Les frais de toute guerre injuste étant couverts, sinon par le pillage de l'ennemi, au moins par les prêts des capitalistes, ces prêts sont ensuite remboursés par les impôts qui frappent le peuple, lequel, semble-t-il, n'avait pas d'intérêts dans l'affaire puisque c'est l'intérêt des capitalistes qui est la cause primordiale de la guerre; toutefois la cause véritable est la convoitise de la nation qui la rend incapable de fidélité, de franchise et de justice et cause ainsi en temps voulu se propre perte et le châtiment des individus[151].»
48. Notez-le, la France et l'Angleterre s'achètent littéralement de la terreur panique, l'une à l'autre; elles achètent chacune pour dix millions de livres de terreur par an. Maintenant supposez qu'au lieu d'acheter chaque année ces dix millions de panique elles se décident a vivre en paix toutes deux et à acheter annuellement pour dix millions d'instruction; et que chacune d'elles emploie ces dix millions de livres annuels à fonder des bibliothèques royales, des musées royaux, des jardins et des lieux de repos royaux. Cela ne serait-il pas quelque peu mieux pour la France et l'Angleterre?
Il se passera encore longtemps avant que cela n'arrive. Cependant j'espère qu'il ne se passera pas longtemps avant que des bibliothèques royales ou nationales soient fondées dans chaque ville importante, contenant une collection royale de livres. La même collection dans chacune d'elles de livres choisis, les meilleurs en chaque genre, édités pour cette collection nationale avec le plus de soin possible; le texte imprimé toujours sur des pages de mêmes dimensions, à grandes marges, et divisés en volumes agréables, légers à la main, beaux et solides et irréprochables comme modèles du travail du relieur; et ces grandes bibliothèques seront accessibles à toute personne propre et rangée, à toutes les heures du jour et du soir, des prescriptions sévères étant édictées pour faire observer scrupuleusement ces conditions de propreté et de bon ordre.
50. Je pourrais faire avec vous d'autres plans pour des galeries artistiques, et pour des musées d'histoire naturelle, et pour beaucoup de choses précieuses, de choses, à mon avis, nécessaires.—Mais ce projet de bibliothèques est le plus simple et le plus urgent et fera ses preuves comme tonique de premier ordre pour ce que nous appelons notre constitution britannique, qui est depuis peu devenue hydropique et a une mauvaise soif et une mauvaise faim et a grand besoin d'une nourriture plus saine. Vous avez réussi à faire rapporter dans ce but ses lois sur les grains; voyez si vous ne pourriez pas dans le même but encore faire voter des lois sur les grains, qui nous donneraient un pain meilleur; pain fait avec cette vieille graine arabe magique, le Sésame, qui ouvre les portes;—les portes non des trésors des voleurs, mais des trésors des Rois[152].
APPENDICE
(Note du § 30.)
Pour ce qui est de ce fait que le loyer augmente par la mort des pauvres, vous pouvez en trouver la preuve dans la préface du rapport adressé au Conseil Privé par l'inspecteur des Services sanitaires, rapport qui vient de paraître; cette préface contient des propositions de nature, il me semble, à causer quelque émoi, et relativement auxquelles vous me permettrez de noter les points suivants:
Il y a aujourd'hui au sujet de la propriété du terrain deux théories courantes et en conflit: toutes deux fausses.
La première consiste à dire que, d'institution divine, a toujours existé et doit continuer à exister un certain nombre de personnes héréditairement sacrées, auxquelles toute la terre, l'air et l'eau du monde appartiennent à titre de propriété personnelle; desquelles terre, air et eau ces personnes peuvent, à leur gré, permettre ou défendre au reste du genre humain d'user pour se nourrir, pour respirer et pour boire. Cette théorie ne sera plus très longtemps soutenable. La théorie opposée est qu'un partage de toutes les terres de l'univers entre tous les prolétaires de l'univers élèverait immédiatement les dits prolétaires au rang de personnages sacrés, qu'alors les maisons se bâtiraient d'elles-mêmes et le blé pousserait tout seul et que chacun pourrait vivre sans avoir à faire aucun travail pour gagner sa vie. Cette théorie paraîtrait également insoutenable le jour où elle serait mise en pratique.
Il faudra cependant de rudes expériences et de plus rudes catastrophes, avant que l'opinion publique soit convaincue qu'aucune loi, quoi qu'elle concerne, moins que toute autre une loi concernant la terre (qu'elle prétende maintenir la propriété ou procéder au partage, la louer cher ou à bon marché) ne serait, en fin de compte, de la moindre utilité au peuple, aussi longtemps que la lutte générale pour la vie, et pour les moyens de vivre, restera une lutte de concurrence brutale. Cette lutte dans une nation sans principes prendra une forme ou une autre, mais toujours implacable, quelles que soient les lois que vous lui opposiez. Ainsi, par exemple, ce serait une réforme tout à fait bienfaisante pour l'Angleterre, si on pouvait la faire accepter, que des limites maxima soient assignées aux revenus, selon les classes; et que le revenu de chaque seigneur lui soit versé comme un salaire fixe ou une pension que lui ferait la nation, au lieu d'être arrachée en sommes variables à ses tenanciers pressurés à sa discrétion. Mais si vous pouviez faire passer demain une telle loi, et si, ce qui en serait le complément nécessaire, vous pouviez prendre, comme unité de ces revenus fixés par la loi, un certain poids de pain de bonne qualité qui correspondrait à une certaine somme d'argent, douze mois ne s'écouleraient pas sans qu'un autre cours se fût tacitement établi, et que le pouvoir reformé de la richesse accumulée ait fait de nouveau valoir ses droits, en quelque autre article ou quelque autre valeur fictive. Il n'y a qu'un remède à la misère du peuple, c'est l'éducation du peuple, dirigée de manière à rendre l'homme réfléchi, pitoyable et juste. On peut en effet concevoir beaucoup de lois qui peu à peu amélioreraient et fortifieraient le tempérament de la nation, mais, pour la plupart, elles sont telles qu'il faudrait que le tempérament de la nation pût être amélioré avant d'être en état de les supporter. Un peuple pendant sa jeunesse peut très bien recevoir quelque secours des lois, ainsi qu'un enfant faible d'une gouttière, mais une fois vieux il ne peut plus par ce moyen remédier à la déviation de son épine dorsale. D'ailleurs la question foncière, si grave qu'elle soit devenue, n'est que secondaire; distribuez la terre comme vous voudrez, la question principale reste entière: Qui la bêchera? Qui de nous, en un mot, devra faire pour les autres la besogne rude et sale, et à quel prix? Et qui devra faire la besogne agréable et facile et à quel prix? Qui ne devra faire aucune besogne du tout et à quel prix? Et d'étranges questions de morale et de religion se lient à celles-là. Dans quelle mesure est-il permis de sucer une partie de l'âme d'un grand nombre de personnes pour unir les quantités psychiques ainsi extraites et en faire une âme très belle ou idéale? Si nous avions à faire à du sang au lieu d'âme (et la chose pourrait à la lettre se faire comme cela a déjà été essayé sur des enfants) de façon qu'il fût possible, en retirant une certaine quantité de sang des bras d'un nombre donné d'hommes du peuple, et en l'introduisant tout en une seule personne, de faire un gentilhomme au sang plus azuré, la chose se pratiquerait certainement, mais en cachette, je crois. Mais aujourd'hui, parce que c'est du cerveau et de l'âme que nous enlevons, et non du sang visible, nous pouvons nous livrer à cette opération tout à fait ouvertement, et nous nous nourrissons, nous les gentilshommes, à la façon des belettes, de la proie la plus délicate; c'est-à-dire que nous gardons un certain nombre de manants à bêcher et à bûcher, abrutis sous tous les rapports, de façon que nous, nourris gratis, puissions avoir toute la vie spirituelle et sentimentale pour nous. Sans doute il y a beaucoup à dire en faveur de ceci. Un gentleman anglais, autrichien, ou italien, bien né et bien élevé (et à plus forte raison une dame) est un beau produit, supérieur à la plupart des statues; étant beau de couleur aussi bien que de forme et ayant une cervelle en plus; c'est un glorieux spectacle que le contempler, une merveille que s'entretenir avec lui et vous ne pouvez l'obtenir, ainsi qu'une pyramide ou qu'une église, que par le sacrifice d'une grande cotisation de vies. Et il est peut-être mieux d'élever une belle créature humaine qu'un beau dôme ou un beau clocher et plus délicieux de lever respectueusement les yeux vers un être si au-dessus de nous que vers un mur; seulement la belle créature humaine aura quelques devoirs à remplir en retour, devoirs de beffroi et de rempart vivants dont nous allons parler dans un instant[153].
[22]Cette épigraphe, qui ne figurait pas dans les premières éditions de Sésame et les Lys, projette comme un rayon supplémentaire qui ne vient toucher que la dernière phrase de la conférence (voir page 125), mais illumine rétrospectivement tout ce qui a précédé. Ayant donné à sa conférence le titre symbolique de Sésame (Sésame des Mille-et-une-Nuits—la parole magique qui ouvre le porte de la caverne des voleurs,—étant l'allégorie de la lecture qui nous ouvre la porte de ces trésors où est enfermée la plus précieuse sagesse des hommes: les livres), Ruskin s'est amusé à reprendre le mot Sésame en lui-même et, sans plus s'occuper des deux sens qu'il a ici (sésame dans Ali-Baba, et la lecture), à insister sur son sens original (la graine de sésame) et à l'embellir d'une citation de Lucien qui fait en sorte jeu de mots en faisant vivement apparaître sous la signification conventionnelle que le mot a chez le conteur oriental et chez Ruskin, son sens primordial. En réalité, Ruskin hausse ainsi d'un degré la signification symbolique de son titre puisque la citation de Lucien nous rappelle que Sésame était déjà détourné de sa signification dans les Mille et une Nuits et qu'ainsi le sens qu'il a comme titre de la conférence de Ruskin est une allégorie d'allégorie. Cette citation pose nettement dès le début les trois sens du mot Sésame, la lecture qui ouvre les portes de la sagesse, le mot magique d'Ali-Baba et la graine enchantée. Dès le début Ruskin expose ainsi ses trois thèmes et à la fin de la conférence il les mêlera inextricablement dans la dernière phrase où sera rappelée dans l'accord final la tonalité du début (sésame graine), phrase qui empruntera à ces trois thèmes (ou plutôt cinq, les deux autres étant ceux des Trésors des Rois pris dans le sens symbolique de livres, puis se rapportant aux Rois et à leurs différentes sortes de trésors, nouveau thème introduit vers la fin de la conférence) une richesse et une plénitude extraordinaires. Sur la citation de Lucien elle-même la «Library Edition» donne un commentaire qui ne me semblerait exact que si cette citation servait d'épigraphe aux Jardins des Reines et non aux Trésors des Rois. En revanche elle note (et ceci est très intéressant) l'admiration de Ruskin (dont témoigne une note au crayon sur une copie du livre), pour un passage des Oiseaux d'Aristophane où la Huppe décrivant la vie simple des oiseaux dit qu'ils n'ont pas besoin d'argent et se nourrissent de sésame. Je crois simplement que Ruskin, un peu par cette idolâtrie dont j'ai souvent parlé, se complaisait ainsi à aller adorer un mot dans tous les beaux passages des grands auteurs où il figure. L'idolâtre notre contemporain, auquel j'ai souvent comparé Ruskin, met ainsi quelquefois jusqu'à cinq épigraphes en tête d'une même pièce. Ruskin en a bien mis successivement jusqu'à cinq en tête de Sésame et s'il a opté en dernier lieu pour celle de Lucien, c'est sans doute parce qu'étant plus éloignée que les autres du sentiment de sa conférence, elle était par là même plus neuve, plus décorative, et, en rajeunissant le sens du mot Sésame, en éclairait bien les divers symboles. Nul doute d'ailleurs qu'elle ne l'ait amené à rapprocher des trésors de la sagesse le charme d'une vie frugale et à donner à ses conseils de sagesse individuelle l'étendue de maximes pour le bonheur social. Cette dernière intention se précise vers le milieu de la conférence. Mais c'est le charme précisément de l'œuvre de Ruskin qu'il ait entre les idées d'un même livre, et entre les divers livres des liens qu'il ne montre pas, qu'il laisse à peine apparaître un instant et qu'il a d'ailleurs peut-être tissés après coup, mais jamais artificiels cependant puisqu'ils sont toujours tirés de la substance toujours identique à elle-même de sa pensée. Les préoccupations multiples mais constantes de cette pensée, voilà ce qui assure à ces livres une unité plus réelle que l'unité de composition, généralement absente, il faut bien le dire.
Je vois que, dans la note placée à la fin de la conférence, j'ai cru pouvoir noter jusqu'à 7 thèmes dans la dernière phrase. En réalité Ruskin y range l'une à côté de l'autre, mêle, fait manœuvrer et resplendir ensemble toutes les principales idées—ou images—qui ont apparu, avec quelque désordre au long de sa conférence. C'est son procédé. Il passe d'une idée à l'autre sans aucun ordre apparent. Mais en réalité la fantaisie qui le mène suit ses affinités profondes qui lui imposent malgré lui une logique supérieure. Si bien qu'à la fin il se trouve avoir obéi à une sorte de plan secret qui, dévoilé à la fin, impose rétrospectivement à l'ensemble une sorte d'ordre et le fait apercevoir magnifiquement étagé jusqu'à cette apothéose finale. D'ailleurs, si le désordre est le même dans tous ses livres, le même geste de rassembler à la fin ses rênes et de feindre d'avoir contenu et guidé ses coursiers n'existe pas dans tous. Aussi bien ne faudrait-il pas voir là plus qu'un jeu. (Note du Traducteur.)
[23]Pensée très fréquente chez Ruskin. Cf. St-Mark's Rest: «Maintenant que ma vie touche à son déclin il n'est pas un jour qui passe sans augmenter mon doute sur le bien fondé des mépris, etc., et mon désir anxieux de découvrir, etc.» (St-Mark's Rest: The Shrine of the Slaves)—et un peu partout dans son œuvre. (Note du Traducteur.)
[24]Cf. On the old Road, tome Ier, § 166 (note du Traducteur). Du reste Ruskin lui-même dans On the old Road renvoie à ce passage de Sésame et les Lys.
[25]Lycidas 71 (référence fournie par la Library Edition).
[26]Remarquez une certaine analogie de forme avec la Bible d'Amiens, II, 16. (N. du Trad.)
[27]Cf. la même idée dans le Maître de la Mer, de M. de Vogüé, (Note du Traducteur.)
[28]Voir plus bas la note 1 (Note 29) de la page 69. (Note du Traducteur.)
[29]Cf. «Vous pouvez observer comme un caractère très fréquent de la sagesse avisée de l'esprit protestant clérical, qu'il suppose instinctivement que le désir du pouvoir et d'une situation n'est pas seulement universel dans le clergé, mais est toujours purement égoïste dans ses motifs. L'idée qu'il soit possible de rechercher une influence pour l'usage bienfaisant qu'on peut en faire ne se présente pas une seule fois dans les pages d'un historien ecclésiastique d'époque récente. (La Bible d'Amiens, III, 33 (Note du Traducteur.)
[30]Et cependant le fait constamment observé que beaucoup de gens d'extraction modeste, mais distingués par le talent, sont snobs, signifie simplement qu'ils quittent la société d'autres gens de talent pour rechercher celle d'hommes «ignorants et insensés» bien souvent, qu'ils sont heureux de voir et avec qui ils sont heureux d'être vus. (Note du Traducteur.)
[31]Cette idée nous paraît très belle en réalité, parce que nous sentons l'utilité spirituelle dont elle va être à Ruskin et que les «amis» ne sont ici que des signes, et qu'à travers ces amis qu'on ne peut choisir, nous sentons déjà près d'apparaître les amis qu'on peut choisir, ceux qui sont le personnage principal de cette conférence: les livres, qui, comme l'actrice en renom, l'étoile qui ne paraît pas au Ier acte, n'ont pas encore fait leur entrée. Et dans ce raisonnement spécieux et pourtant juste, il est permis de reconnaître, conduit du reste si naturellement par ce disciple et ce frère de Platon qu'était Ruskin, comme un raisonnement platonicien. «Mais encore, Critias, tu ne peux choisir tes amis comme il te plaît, etc». Mais ici, comme du reste très souvent chez les Grecs qui ont dit toutes les choses vraies, mais n'ont pas cherché les vrais chemins plus cachés qui y mènent, la comparaison n'est pas probante. Car on peut avoir telle situation dans la vie qui permette de choisir les amis qu'on veut (situation dans la vie à laquelle il faut naturellement que l'intelligence et le charme soient joints, sans cela les gens que l'on pourrait même choisir, on ne pourrait les avoir au sens exact du mot pour amis). Mais enfin ces choses-là peuvent se trouver réunies; je ne dis pas qu'elles le soient fréquemment, mais il suffit que j'en puisse trouver auprès de moi quelques exemples. Or, même pour ces êtres privilégiés, les amis qu'ils pourront choisir comme ils le voudront ne sauront en aucune façon tenir lieu des livres (ce qui prouve bien que les livres ne sont pas seulement des amis qu'on peut choisir aussi sages que l'on veut) parce qu'en réalité ce qui diffère essentiellement entre un livre et une personne ce n'est pas la plus ou moins grande sagesse qu'il y a dans l'une ou dans l'autre, mais la manière dont nous communiquons avec eux. Notre mode de communication avec les personnes implique une déperdition des forces actives de l'âme que concentrent et exaltent au contraire ce merveilleux miracle de la lecture qui est la communication au sein de la solitude. Quand on lit, on reçoit une autre pensée, et cependant on est seul, on est en plein travail de pensée, en pleine aspiration, en pleine activité personnelle: on reçoit les idées d'un autre, en esprit, c'est-à-dire en vérité, on peut donc s'unir à elles, on est cet autre et pourtant on ne fait que développer son moi avec plus de variété que si on pensait seul, on est poussé par autrui sur ses propres voies. Dans la conversation, même en laissant de côté les influences morales, sociales, etc., que crée la présence de l'interlocuteur, la communication a lieu par l'intermédiaire des sons, le choc spirituel est affaibli, l'inspiration, la pensée profonde, impossible, Bien plus la pensée, en devenant pensée parlée, se fausse, comme le prouve l'infériorité d'écrivain de ceux qui se complaisent et excellent trop dans la conversation. (Malgré les illustres exceptions que l'on peut citer, malgré le témoignage d'un Emerson lui-même, qui lui attribue une véritable vertu inspiratrice, on peut dire qu'en général la conversation nous met sur le chemin des expressions brillantes ou de purs raisonnements, presque jamais d'une impression profonde.) Donc la gracieuse raison donnée par Ruskin l'impossibilité de choisir ses amis, la possibilité de choisir ses livres n'est pas la vraie. Ce n'est qu'une raison contingente, la vraie raison est une différence essentielle entre les deux modes de communication. Encore une fois le champ ou choisir ses amis peut ne pas être restreint. Il est vrai que, dans ces cas-là, il est cependant restreint aux vivants. Mais si tous les morts étaient vivants ils ne pourraient causer avec nous que de la même manière que font les vivants. Et une conversation avec Platon serait encore une conversation, c'est-à-dire un exercice infiniment plus superficiel que la lecture, la valeur des choses écoutées ou lues étant de moindre importance que l'état spirituel qu'elles peuvent créer en nous et qui ne peut être profond que dans la solitude ou dans cette solitude peuplée qu'est la lecture. (Note du traducteur.)
[32]Naturellement cette distinction subsiste dans la théorie que nous esquissions tout à l'heure. Un homme ne peut nous inspirer que si nous l'entendons dans la solitude, c'est-à-dire si nous le lisons, mais encore faut-il qu'il ait été lui-même inspiré. La solitude nous permet seulement de nous mettre dans l'état où lui-même se trouvait, état qui ne pouvait se produire si le livre était un livre parlé; on ne peut pas plus lire qu'écrire en parlant. En relisant cette phrase de Ruskin: «un livre est une chose non parlée, mais écrite,» je sens que je l'ai moins contredit que je ne croyais le faire. Mais il reste en tous cas que si le livre est une chose non parlée mais écrite, c'est aussi une chose lue et non écoutée dans une conversation, et qui ne peut en conséquence être assimilée à un ami. Si Ruskin ne l'a pas dit, c'est que c'est un des aspects originaux de son génie d'unir à l'insistance qui approfondit d'un Carlyle, la simplicité sereine et enveloppée (et non inquiète et développée), le sourire, le côté «esthétique» des Grecs. Il n'a pas essayé d'analyser l'état d'âme original du «lecteur». (Note du traducteur.)
[33]Perpétuer est là pour la symétrie. Mais, en réalité, ce n'est plus la même voix qui s'agit de perpétuer. Si c'était simplement le même genre de voix,—rien que des paroles «parlées»,—les perpétuer serait aussi frivole que les transmettre ou les multiplier. (Note du traducteur.)
[34]Je ne connaissais pas ce passage des Trésors des Rois quand j'écrivais dans la Préface de la Bible d'Amiens: «Ruskin fut un de ces hommes.... avertis de la présence auprès d'eux d'une réalité éternelle, instinctivement perçue par l'inspiration,... à laquelle ils consacrent pour lui donner quelque valeur leur vie éphémère. De tels hommes, attentifs et anxieux devant l'univers à déchiffrer, sont avertis des parties de la réalité sur lesquelles leurs dons spéciaux leur départissent une lumière particulière, par une sorte de démon qui les guide, etc. Le don spécial pour Ruskin, etc. Le poète étant pour Ruskin... une sorte de scribe écrivant sous la dictée de la nature une partie plus ou moins importante de son secret, le premier devoir de l'artiste est de ne rien ajouter de son crû au message divin.» Or ce passage des Trésors des Rois vérifie en quelque sorte ce que je disais alors de Ruskin; puisque pour regarder sa pensée (on ne peut voir qu'avec quelque chose d'analogue à ce qui est regardé, si la lumière n'était pas dans l'œil, a dit Gœthe, l'œil ne verrait pas la lumière, le monde pour tomber sous la pensée du savant doit être de la pensée) je m'étais trouvé prendre une idée si analogue à une idée de lui, un verre si pur que pénétrerait aisément sa lumière; puisque entre ma contemplation et sa pensée j'avais introduit si peu de matière étrangère, opaque et réfractaire. (Note du traducteur.)
[35]Saint Jacques, IV, 14: «Car qu'est-ce que votre vie, ce n'est qu'une vapeur qui paraît pour peu de temps et qui s'évanouit ensuite.» Comparez avec deux belles adaptations du même verset, 1° dans les Sept Lampes de l'Architecture: «Et puisque notre vie, à mettre les choses au mieux, ne doit être qu'une vapeur qui paraît pour peu de temps et s'évanouit ensuite, qu'elle apparaisse au moins comme un nuage dans les hauteurs du ciel, non comme l'obscurité qui s'épaissit au-dessus de la fournaise et des révolutions de la roue.» (Lampe de Vie, fin); 2° dans la 3e conférence de Sésame («The mystery of life and its arts»): «Si, autrefois, le peu d'influence que j'avais était dû en partie à l'enthousiasme avec lequel je pouvais contempler les nuages du ciel et leurs couleurs, aujourd'hui cette influence je ne veux plus la devoir qu'au sérieux avec lequel je serai capable de dessiner la forme et de rendre la beauté de cette autre espèce de brillant nuage dont il a été écrit: «Qu'est-ce que votre vie: ce n'est qu'une vapeur qui paraît pour peu de temps, puis s'évanouit» (§ 96). (Note du traducteur.)
[36]Notez soigneusement cette phrase et comparez avec The queen of the air, § 106. (Note de l'auteur.)
Voici le passage auquel renvoie Ruskin:
«Nous voici loin de l'architecture d'Abbeville. J'ai émis ici deux assertions; la première donnait comme base à l'art la nature morale; la seconde, à la nature morale, la guerre. Je dois maintenant rendre plus claires—et prouver—ces deux affirmations. D'abord, en ce qui concerne la nature morale considérée comme la base de l'art. Sans doute le don artistique et la bonté du caractère sont deux choses distinctes; un homme bon n'est pas nécessairement un peintre, et une vision de coloriste n'implique pas de valeur morale. Mais le grand art implique l'union de ces deux pouvoirs: il n'est que l'expression, par un tempérament doué, d'une âme pure. S'il n'y a pas de don, il n'y a pas d'art du tout, et s'il n'y a pas d'âme—bien plus, pas d'âme droite—l'art est inférieur, fût-il habile.» Le contraire de cette assertion (un contraire qui finirait peut-être par se rencontrer avec elle, si on prolongeait les deux pensées non pas jusqu'à l'infini, mais jusqu'à une certaine hauteur) a été exprimé avec beaucoup de grâce par Whistler dans son Ten o'clock.—Se rappeler aussi le passage des Stones of Venice sur une archivolte de Saint-Marc dessinée par un artiste inconnu: «J'ai foi que l'homme qui a dessiné cette archivolte et s'en est enchanté a vécu heureux, sage et saint.»
[37]Cette façon singulière d'user du pronom est très fréquente chez Ruskin. Ex.: Bible d'Amiens (IV, 23): «Ceux-ci sont les deux seuls tombeaux de bronze de ses grands hommes qui subsistent en France.» De même dans le sous-titre de la Bible d'Amiens: «Esquisses de l'histoire de la Chrétienté pour les garçons et les filles qui ont été tenus sur ses fonts baptismaux.» Dans la Couronne d'Olivier Sauvage: «Ces chasses qui réalisent dans la personne de ses pauvres ce que leur maître,» etc., etc. (Note du traducteur.)
[38]C'est en obéissant à une pensée de ce genre que le père de Stuart Mill lui fit commencer le grec à trois ans, et lire avant l'âge de huit ans tout Hérodote, la Cyropédie et les Mémorables, les Vies de Diogène Laerce, une partie de Lucien, Isocrate et six dialogues de Platon, dont le Théétête. «Il me mit ainsi, dit Stuart Mill, en avance d'un quart de siècle sur mes contemporains.» À cette manière de concevoir la vie on peut opposer le bel Essai de Taine, où il montre que ce sont les heures de flânerie qui sont les plus fécondes pour l'esprit. Et en allant jusqu'à l'autre excès on peut trouver charmant et même poétique, sinon profitable pour l'esprit (qui sait, d'ailleurs, s'il ne pourrait pas l'être), le genre de vie si bien décrit par George Eliot dans une page d'Adam Bede. «Même l'oisiveté est active maintenant, curieuse du musées, de littérature périodique, même des théories scientifiques avec aide du microscope. Le vieux Loisir était un personnage tout différent; il ne lisait qu'une innocente gazette privée d'articles de fond... Il vivait principalement à la campagne, au milieu d'agréables résidences de famille. Il aimait à flâner au parfum de l'abricotier, à s'étendre sous les ombrages. Il ne connaissait rien des assemblées religieuses de la semaine et n'en pensait pas plus mal du sermon du dimanche qui le laissait dormir depuis le texte jusqu'à la bénédiction... Il avait une conscience facile... pouvant supporter une forte quantité de bière ou de porto; les doutes, les scrupules et les aspirations ne l'avaient pas rendu délicat... Bon vieux Loisir, ne soyez point sévère pour lui, etc.» (Adam Bede, traduction d'Albert Durade, tome II, pages 340 et 341.) (Note du traducteur.)
[39]Pascal dit: «Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux!» Ne pourrait-on pas dire ici (et plus justement encore un peu plus bas, § 15 à la métaphore: « Il est versé dans l'armorial des mots, il connaît les mots de vieille race, les alliances qu'ils ont contractées, ceux qui sont reçus, etc.»): Quelle vanité que la métaphore quand elle attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux.» «Quelle vanité que la métaphore quand elle donne de la dignité à l'idée précisément à l'aide des fausses grandeurs dont nous nions la dignité.» Ruskin dit: «Voulez-vous aller bavarder avec votre femme de chambre ou votre garçon d'écurie quand vous pouvez vous entretenir avec des rois et des reines.» Mais en réalité, et si cela n'était pas une métaphore, Ruskin ne trouverait pas du tout qu'il vaut mieux causer avec un roi qu'avec une servante(a). Ainsi les mots rois, noblesse, pour ne citer que ceux qui se rapportent exactement au passage en question, sont employés, par des écrivains qui savent le néant de ces choses, pour donner une idée plus de grandeur (grandeur que ces choses ne peuvent pourtant pas donner puisqu'elles ne la possèdent pas en réalité). Je trouve dans Mæterlinck (l'Évolution du Mystère, dans le Temple Enseveli) une remarque du même genre que la mienne (avec la profondeur et la beauté en plus, cela va sans dire): «Demandons-nous, dit-il, si l'heure n'est pas venue de faire une révision sérieuse des beautés, des images, des symboles, des sentiments, dont nous usons encore pour amplifier le spectacle du monde. Il est certain que la plupart d'entre eux n'ont plus que des rapports précaires avec les pensées de notre existence réelle, et s'ils nous retiennent encore c'est plutôt à titre de souvenirs innocents et gracieux d'un passé plus crédule et plus proche de l'enfance de l'homme. (Or) il n'est pas indifférent de vivre au milieu d'images fausses, alors même que nous savons qu'elles sont fausses. Les images trompeuses finissent par prendre la place des idées justes qu'elles représentent, etc.». À merveille, mais maintenant ouvrons au hasard n'importe lequel des derniers volumes de Mæterlinck (je dis des derniers, car pour la première partie de son œuvre il reconnaît volontiers qu'il y a sacrifié à un idéal de beauté périmé) et nous avançons au milieu de «Reines irritées, de Princesses endormies» (je cite de mémoire et peut-être inexactement), de «Nymphes captives», de «Rois déchus», de «seul Prince authentique dont la noblesse remonte à celle des Dieux mêmes».—En réalité pourtant Mæterlinck ne mérite pas en cela les mêmes reproches que Ruskin. Car ces métaphores cherchent plutôt à caractériser une beauté qu'à lui fournir des titres qui imposent à notre imagination. Quand Ruskin dit du Lys que c'est «la fleur même de l'Annonciation» il n'a rien dit qui nous fasse mieux sentir la beauté du Lys, il veut seulement nous le faire révérer. Quand Mæterlinck dit: «Cependant, dans une touffe de rayons, le grand Lys blanc, vieux seigneur des jardins, le seul prince authentique parmi toute la roture sortie du potager... calice invariable aux six pétales d'argent, dont la noblesse remonte à celle des Dieux mêmes, le Lys immémorial dresse son sceptre antique, inviolé, auguste, qui crée autour de lui une zône de chasteté, de silence, de lumière», il consacre au lys les phrases les plus splendides sans doute que depuis l'Évangile il ait inspirées, les plus réellement belles, empreintes de la réalité la plus vivante, la plus observée, la plus approfondie. Toutes les beautés les plus singulières du Lys sont ici à jamais dégagées du plaisir confus que donne sa vue. Sans doute la noblesse du Lys y figure (comme dans notre esprit d'ailleurs quand nous le voyons, historique, mystique, héraldique, au milieu du potager), mais «dans une touffe de rayons» au milieu des autres fleurs, en pleine réalité. Et les images les plus nobles, celle du sceptre, par exemple, sont tirées de ce qu'il y a de plus caractéristique dans sa forme. Pourtant (car on pourrait à l'infini suivre ces deux esprits dans leurs coïncidences, leurs diversions, leurs entrecroisements) le nom de Mæterlinck venait nécessairement ici et c'est en somme sur son nom que devrait être prêché le sermon que ces pages de Ruskin inspirent. Si, dans le passage de Fleurs démodées que j'ai cité sur le Lys, il s'écarte de Ruskin après l'avoir rencontré (page sur le Lys de The Queen of air que j'ai citée page 285 de la traduction de la Bible d'Amiens), voilà qu'à dix lignes de distance je les retrouve assez près l'un de l'autre pour qu'on sente le perpétuel côtoiement (ignoré de Mæterlinck est-il besoin de le dire, et sans que son originalité absolue en doive éprouver la plus légère diminution). Quelques pages plus haut, dans les Fleurs démodées: «Considérez aussi tout ce qui manquerait à la voix de la félicité humaine... si depuis des siècles les fleurs n'avaient alimenté la langue que nous parlons... Tout le vocabulaire, toutes les impressions de l'amour sont imprégnées de leur haleine, etc.». Dans un sentiment d'ailleurs tout différent (et à mon avis bien moins rare et bien moins pur), Ruskin dit, dans la même phrase que celle à laquelle je faisais allusion: «Considérez ce que chacune de ces fleurs (les Drosidæ) a été pour l'esprit de l'homme, d'abord dans leur noblesse, etc., etc., si bien qu'il est impossible de mesurer leur influence pour le bien, au moyen-âge, etc.». Mais puisque nous voici revenus à Ruskin ne le quittons plus, ou plutôt demandons à l'œuvre, sinon à la doctrine de M. Mæterlinck, une justification de cet irrationnel que nous relevions chez Ruskin, à propos de sa métaphore: «Vous bavardez avec votre valet d'écurie quand les rois vous attendent.» Hé bien, quand nous avons lu les derniers livres de M. Mæterlinck, si sages, fondant uniquement la beauté sur l'intelligence et sur la sincérité, tout nourris d'une pensée si forte, si originale, si nous nous demandons ce que nous y avons trouvé de plus beau, ce sera telle phrase qui ne reflète aucune grande pensée, ne nous en découvre et ne nous en révèle aucune, telle phrase purement singulière et sans signification spirituelle intéressante. Ainsi par exemple plus que d'autres phrases habitées par une grande et neuve pensée qui ne suffira pas à les rendre belles—nous aimerons celle-ci (M. Mæterlinck veut exprimer cette idée très ordinaire qu'il y a quelquefois une justice accidentelle): «comme il se peut qu'une flèche, lancée par un aveugle dans une foule, atteigne par hasard un parricide». L'idée n'est pas évidemment une des plus profondes qu'ait eues M. Mæterlinck. Mais l'espèce de tableau de Thierry Bouts ou de Breughel qu'elle peint devant nos yeux est admirable, bien que d'une beauté irrationnelle. Qu'y a-t-il de plus beau dans la vie des abeilles: peut-être une certaine couleur «azurée» des belles heures de l'été. Dans la Vie des Abeilles encore, dans le Temple Enseveli, ce qui reste le lus précieux sont tels tableaux où apparaît le Sage qui fit aimer à l'auteur les abeilles et les fleurs démodées, ou bien l'ouvrier qui contemple le soleil du haut des remparts, et qui accentuent pour nous la parenté, avec son ancêtre Mantouan, du Virgile des Flandres. Mæterlinck a ajouté un admirable philosophe au merveilleux écrivain qu'il était. Mais et même si, comme je le crois, cet écrivain est devenu encore plus grand, son ami le philosophe n'y a été pour rien. On sent très bien que ce n'est pas parce que le penseur s'est développé que l'écrivain a grandi. Conclusion: la beauté du style est au fond irrationnelle. Nous avons donc fait à Ruskin une querelle injuste, mais non vaine puisqu'elle nous a permis de découvrir pourquoi il avait au fond raison. (Note du traducteur.)
(a) Ruskin moins que tout autre. «Les biographes de Ruskin, dit l'homme qui a le mieux parlé de Ruskin et qui l'a fait connaitre en France, M. Robert de la Sizeranne, dans la Préface qu'il a écrite pour la belle traduction des Pierres de Venise de MMe P. Grémieux, les biographes de Ruskin savent que ce n'est pas dans les salons qu'il faut aller chercher sur lui des souvenirs personnels, mais chez... des maçons, des charpentiers, des bouquinistes, des bedeaux et des gondoliers. M. Ugo Ojetti a retrouvé et publié les lettres de Ruskin à son gondolier.»
[40]Voir plus bas la note de la page 78 sur cet emploi du prénom chez Ruskin.
[41]En réalité la place que nous désirons occuper dans la société des morts ne nous donne nullement le droit de désirer en occuper une dans la société des vivants. La vertu de ceci devrait nous détacher de cela. Et si la lecture et l'admiration ne nous détachent pas de l'ambition (je ne parle bien entendu que de l'ambition vulgaire, celle que Ruskin appelle «désir d'avoir une bonne situation dans le monde et dans la vie»), c'est un sophisme de dire que nous nous sommes acquis par les premières le droit de sacrifier à la seconde. Un homme n'a pas plus de titres à être «reçu dans la bonne société» ou du moins à désirer l'être, parce qu'il est plus intelligent et plus cultivé. C'est là un de ces sophismes que la vanité des gens intelligents va chercher dans l'arsenal de leur intelligence pour justifier leurs penchants les plus vils. Cela reviendrait à dire que d'être devenu plus intelligent, crée des droits à l'être moins. Tout simplement diverses personnes se côtoient au sein de chacun de nous, et la vie de plus d'un homme supérieur n'est souvent que la coexistence d'un philosophe et d'un snob. En réalité il y a bien peu de philosophes et d'artistes qui soient absolument détachés de l'ambition et du respect du pouvoir, «des gens place». Et chez ceux qui sont plus délicats ou plus rassasiés, le snobisme se substitue à l'ambition et au respect du pouvoir, comme la superstition s'élève sur la ruine des croyances religieuses. La nature morale n'y gagne rien. D'un philosophe mondain ou d'un philosophe intimidé par un ministre, c'est encore le second qui est le plus innocent. (Note du traducteur.)
[42]Cf. Emerson: «Il en est d'un bon livre comme d'une bonne société. Introduisez un être vil parmi des êtres supérieurs—cela ne servira à rien; il n'est pas, il ne deviendra pas leur égal; chaque société, se protège elle-même; la compagnie peut se rassurer, cet intrus dont le corps est ici pourtant, n'est pas devenu un membre de la société.» (Note du traducteur.)
[43]Cette idée choque en nous un lieu commun très répandu et qui est d'ailleurs peut-être aussi vrai que ce paradoxe. Mais faisons bénéficier Ruskin de sa théorie et ne nous étonnons pas que cet homme «plus sage que nous» pense «autrement que nous».
[44]Cf. la Bible d'Amiens. «C'est en se référant à elles qu'il doit être entendu, compris s'il est possible—jugé—par notre amour d'abord», etc. (III, 3). (Note du traducteur.)
[45]Mais cette sorte de brume, qui enveloppe la splendeur des beaux livres comme celle des belles matinées est une brume naturelle, l'haleine en quelque sorte du génie, qu'il exhale sans le savoir, et non un voile artificiel dont il entourerait volontairement son œuvre pour la cacher au vulgaire. Quand Ruskin dit: «Il veut savoir si vous en êtes digne», c'est une simple figure. Car donner à sa pensée une forme brillante, plus accessible et plus séduisante pour le public, la diminue, et fait l'écrivain facile, l'écrivain de second ordre. Mais envelopper sa pensée pour ne la laisser saisir que de ceux qui prendraient la peine de lever le voile, fait l'écrivain difficile qui est aussi un écrivain de second ordre. L'écrivain de premier ordre est celui qui emploie les mots mêmes que lui dicte une nécessité intérieure, la vision de sa pensée a laquelle il ne peut rien changer,—et sans se demander si ces mots plairont au vulgaire ou «l'écarteront». Parfois le grand écrivain sent qu'au lieu de ces phrases au fond desquelles tremble une lueur incertaine que tant de regards n'apercevront pas, il pourrait (rien qu'en juxtaposant et en exhibant les métaux charmants qu'il fait fondre sans pitié et disparaître pour composer ce sombre émail), se faire reconnaître grand homme par la foule, et, ce qui est une tentation plus diabolique, par tels de ses amis qui nient son génie, bien plus par sa maîtresse. Alors il fera un livre de second ordre avec tout ce qui est tu dans un beau livre et qui compose sa noble atmosphère de silence, ce merveilleux vernis qui brille du sacrifice de tout ce qu'on n'a pas dit. Au lieu d'écrire l'«Éducation sentimentale» il écrira «Fort comme la Mort». Et ce n'est pas le désir d'écrire plutôt l'Éducation Sentimentale qui doit le faire renoncer à toutes ces vaines beautés, ce n'est aucune considération étrangère à son œuvre, aucun raisonnement où il dise: «je». Il n'est que le lieu où se forment ces pensées qui élisent elles-mêmes à tout moment, fabriquent et retouchent la forme nécessaire et unique où elles vont s'incarner. (Note du traducteur.)
[46]Il ne faut pas voir là un caprice du penseur qui ôterait au contraire de la profondeur à sa pensée: mais ce fait, que comprendre étant, en quelque sorte, comme on l'a dit, égaler, comprendre une pensée profonde, c'est avoir soi-même, au moment où on la comprend, une pensée profonde; et cela exige quelque effort, une véritable descente au cœur de soi-même, en laissant loin derrière soi, après les avoir traversées, les quelques nuées de pensée éphémère à travers lesquelles nous nous contentons ordinairement de regarder les choses. Cet effort, seuls le désir et l'amour nous donnent la force de l'accomplir. Les seuls livres qu'on assimile bien sont ceux qu'on lit un véritable appétit, après avoir peiné pour se les procurer tant on avait besoin d'eux. (Note du traducteur.)
[47]Quelquefois Ruskin donne des conseils profonds sans dire la raison qui les lui fait donner comme un médecin ne peut pas expliquer toute la physiologie à son malade pour justifier une prescription qui au malade semblera arbitraire et qu'un autre médecin, si on le lui rapporte, jugera admirable. (Note du traducteur.)
[48]De même dans la Bible d'Amiens (chapitre II, §1), nous voyons Ruskin nous demander de rattacher d'importantes idées à une division «purement formelle et arithmétique» (il dit il est vrai «formelle et arithmétique au premier abord» mais elle ne l'est pas qu'au premier abord et le reste toujours). Dans ce même chapitre II il rattache (§30, 31) toutes ses idées sur les Francs Saliens à des étymologies qui sont forcément fantaisistes puisqu'elles sont nombreuses. Si l'une était exacte (ce qui d'ailleurs n'est pas probable) les autres seraient forcément exclues. Enfin toujours dans ce même chapitre II il dit: «Fere Ancos devenant assez vite dans le langage parlé Francos; une dérivation certes à ne pas accepter, mais à cause de l'idée qu'elle donna de l'arme, elle vaut que vous y prêtiez attention.» (Note du traducteur.)
[49]Ici encore la métaphore donne à l'idée de la dignité précisément à l'aide des choses dont Ruskin ne reconnaissait certainement pas la dignité. L'armorial lui était probablement assez indifférent, et le genre de personnes qui savent au juste si telle personne est reçue ou n'est pas reçue—«Madame de Beauséant la recevait, il me semble...»—«Dans ses raouts! répondit la vicomtesse» (Balzac: Gobsek)—, qui savent de chacun quelle a été l'illustration de sa race et de ses alliances, ne devait pas à ses yeux posséder une science bien enviable. Qu'une personne soit de bon sang ou de sang obscur, voilà qui a peu d'importance aux yeux d'un penseur. Or c'est à l'idée que cela a au contraire un grand prix que fait implicitement appel l'image de Ruskin: «il distingue d'un coup d'œil les mots de bonne lignée et de vieux sang», etc., de sorte que le plaisir que de telles images donnent au lecteur (et d'abord à l'auteur) est réalité à base d'insincérité intellectuelle. (Note du traducteur.)
[50]Une personne que je connais dit quelquefois à son fils: «Cela me serait bien égal que tu épouses une femme qui ne saurait pas ce que c'est que Ruskin, mais je ne pourrais pas supporter que tu épouses une femme qui dirait: «tramvay» (au lieu de prononcer tramouay.) (Note du traducteur.)
[51]Comparez: «J'étais ravi lorsqu'à l'exemple de certains peintres dont la palette est très sommaire et l'œuvre cependant riche en expressions, je me flattais d'avoir tiré quelque relief ou quelque couleur d'un mot très simple en lui-même, souvent le plus usuel et le plus usé, parfaitement terne à le prendre isolément. Notre langue... même en son fonds moyen et dans ses limites ordinaires m'apparaissait comme inépuisable en ressources. Je la comparais à un sol excellent, tout borné qu'il est, qu'on peut indéfiniment exploiter dans sa profondeur, sans avoir besoin de l'étendre, propre à donner tout ce qu'on veut de lui, à la condition qu'on y creuse.» (Fromentin, Un été dans le Sahara, préface de la troisième édition.) Et sans doute c'est vrai. Mais ce n'est certes pas la langue si terne et si peu «faite», si sèche et si pauvre, si peu «artiste» pour tout dire, de cet homme distingué entre tous, qui servira d'un bien bel exemple à ce sage précepte. (Note du traducteur.)
[52]Voir Bible d'Amiens, IV, 25.
[53]Allusion à l'étymologie de caméléon: χαμαι λεων.]
[54]II Pierre, III, 5, 7. (Note de l'auteur.) Tenus en réserve pour le feu, au jour du jugement et de la destruction des impies. (Note du traducteur.
[55]Notez la ressemblance frappante avec Aratra Pentelici, II, 364: «Cette idée, qui est celle de la plupart des Anglais religieux, que la Parole de Dieu, par qui les cieux furent créés jadis, ainsi que la terre, tirée de l'eau et subsistant dans l'eau (allusion à St Pierre, 2, III, 5),—que la Parole de Dieu qui s'adressa aux Prophètes, et s'adresse encore à jamais à tous ceux qui veulent l'entendre (ainsi qu'à beaucoup de ceux qui ne le veulent pas) (allusion à Ezéchiel, II, 5, 7)—et qui, appelée le Fidèle et le Véritable (allusion à l'Apocalypse, XIX, 11) doit précéder, le jour du jugement, les armées du ciel (allusion à l'Apocalypse, XIX, 14)—peut être reliée pour notre plaisir en maroquin et être promenée ici et là dans la poche d'une jeune dame avec des signets pour marquer les passages auxquels elle donne sa pleine approbation». (Note du traducteur.)
[56]Ruskin, qui a si bien et si souvent montré que l'artiste, dans ce qu'il écrit ou dans ce qu'il peint, révèle infailliblement ses faiblesses, ses affectations, ses défauts (et en effet l'œuvre d'art n'est-elle pas pour le rythme caché—d'autant plus vital que nous ne le percevons pas nous-mêmes—de notre âme, semblable à ces tracés sphygmographiques où s'inscrivent automatiquement les pulsations de notre sang?) Ruskin aurait dû voir que si l'écrivain obéit dans le choix de ses mots à un souci d'érudition (qui fera bientôt place à une ostentation d'érudition vulgaire et à l'affectation la plus banale et la plus insupportable, comme il arrive chez nos plus médiocres chroniqueurs qui, dans le moindre conte, croient devoir montrer qu'ils savent qu'au XVIIe siècle le mot étonné avait une grande force et qu'ému veut dire remué), ce sera ce souci d'érudition—si intéressant qu'il puisse être, mais d'ailleurs jamais plus qu'intéressant—qui sera reflété, qui s'inscrira dans son livre. Un écrivain curieux cesse par cela même d'être un grand écrivain. Chez un Sainte-Beuve le perpétuel déraillement de l'expression, qui sort à tout moment de la voie directe et de l'acception courante, est charmant, mais donne tout de suite la mesure—si étendue d'ailleurs qu'elle soit—d'un talent malgré tout de second ordre. Mais que dire du simple rajeunissement du mot, en le ramenant à sa signification ancienne. Il s'apprend si facilement qu'il devient vite un procédé mécanique et le régal de tous ceux qui ne savent pas écrire. Certaines «distinctions» de ce genre sont aussi ridicules, étant aussi peu personnelles, que certaines vulgarités. Employer tel mot dans son sens ancien devient, dans le genre sérieux, la marque d'un esprit sans invention et sans goût aussi bien que dans le genre plaisant faire suivre une locution d'argot des mots: «comme parle Mgr d'Hulst.» Tout cela est du mécanisme, c'est-à-dire le contraire de l'art. Un écrivain d'un grand talent se plaît en ce moment à employer constamment «par quoi» au lieu de par lesquelles, et cela est juste, mais ce qui ne l'est pas, c'est de croire qu'il y a du mérite et du charme à cela. Et cette croyance, naïvement étalée dans la complaisance avec quoi il en use, risque de faire bientôt dater impitoyablement ses livres du millésime où l'on s'est avisé de cette rénovation grammaticale et de les démoder assez vite. Cela n'empêche pas naturellement qu'un grand écrivain, et ici Ruskin a bien raison, doit savoir à fond son dictionnaire, et pouvoir suivre un mot à travers les âges chez tous les grands écrivains qui l'ont employé. Un jour qu'à l'Académie Cousin lisait un essai envoyé pour le concours d'éloquence, il se rebiffa devant un mot: « Qu'est-ce que ce néologisme? La voilà bien l'affreuse langue de notre époque. Voilà un mot que jamais un écrivain du XVIIe siècle n'eût employé.» Tout le monde se taisait quand Victor Hugo, se retournant avec calme vers l'appariteur: «Mon ami, veuillez aller chercher dans la bibliothèque le Voyage en Laponie de Regnard, tome III de ses œuvres complètes.» Et Victor Hugo, l'ouvrant tout droit à une certaine page, y montre l'expression contestée. (Je lis cette anecdote dans le Victor Hugo à Guernesey de M. Stapfer, Revue de Paris, du 15 septembre 1904). Ce qui montre qu'un homme de génie peut être érudit (et ce qui vient du reste, d'un tout autre côté, rejoindre l'idée si intéressante de Fernand Gregh dans son beau livre sur Victor Hugo, que le génie de Victor Hugo n'était que le grandissement de son talent par le travail). D'ailleurs la simple lecture de l'œuvre de Victor Hugo donne bien cette impression d'un écrivain connaissant admirablement sa langue. À tout moment les termes techniques de chaque art sont pris dans leur sens exact. Dans la seule pièce: à l'Arc de Triomphe, je me rappelle:
Le temps jette un charme sévère
De leur façade à leur chevet...
C'est le temps qui creuse une ride
Dans un claveau trop indigent...
Quand ma pensée ainsi vieillissant ton attique
... Se refuse enfin lasse à porter l'archivolte.»
Quant aux expressions employées dans toute leur force antique, entourées de toute leur gloire latine, le vers qui termine une des plus belles pièces des Contemplations: «Ni l'importunité des sinistres oiseaux» peut s'enorgueillir de l'ancêtre glorieux dont il descend en droite ligne («importunique volucres»). Si je me suis attardé à cet exemple d'Hugo c'est pour montrer qu'en effet un grand écrivain sait son dictionnaire et ses grands écrivains avant d'écrire. Mais en écrivant il ne pense plus à eux, mais à ce qu'il veut exprimer et choisit les mots qui l'expriment le mieux, avec le plus de force, de couleur et d'harmonie. Il les choisit dans un vocabulaire excellent, parce que c'est celui qui, dans sa mémoire, est à sa disposition, ses études ayant solidement établi la propriété de chaque terme. Mais il n'y pense pas quand il écrit. Son érudition se subordonne à son génie. Il ne s'arrête pas avec complaisance à:
Dans un claveau trop indigent.»
Car déjà il s'élance vers une pensée plus belle:
«Qui sur l'angle d'un marbre aride
Passe son pouce intelligent.»
et l'on sait qu'emporté toujours vers des beautés plus hautes il arrivera bientôt à:
Quelque chose de beau comme un sourire humain
Sur le profil des propylées.»
Sa langue, si savante et si riche qu'elle soit, n'est que le clavier sur lequel il improvise. Et comme il ne pense pas à la rareté du terme pendant qu'il écrit, son œuvre ne porte pas la trace, la tare, d'une affectation.—Quant aux manières de dire qui ne nous appartiennent pas en propre, elles ne sont encore une fois, chez les disciples mêmes de l'écrivain qui les mit à la mode, que la preuve de l'absence d'originalité. Et au bout de quelques années, aucun littérateur même médiocre n'en voulant plus, elles rebondissent de chronique en chronique jusqu'à ne plus servir qu'à donner un «vernis littéraire» à des couplets de revues ou à des réclames de fabricants. Ainsi des «si j'ose dire» de M. Jules Lemaître, des «oh combien!» de M. Paul Bourget qui purent avoir et peuvent garder dans leurs œuvres personnelles et comme prises à la source, leur saveur et leur vertu passagère, mais qui suffisent à rendre écœurant chez tout autre même un article de politique, et si retardataires que soient généralement les directeurs de journaux en fait de modes littéraires, à le faire refuser. (Note du traducteur.)