Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines
Mais c'est peu de dire d'une femme qu'elle ne détruit pas là où elle pose le pied. Il faut qu'elle ranime; les campanules doivent fleurir et non s'affaisser quand elle passe. Vous pensez que je me jette dans de folles hyperboles. Pardon; pas le moins du monde et je veux vraiment dire ce que je dis ici en un anglais tranquille, parlant résolument et sincèrement. Vous avez entendu dire (et je crois qu'il y a plus qu'une fiction dans ces paroles, mais admettons qu'elles ne soient qu'une fiction) que les fleurs ne fleurissent bien que dans le jardin de celui qui les aime. Je sais que vous aimeriez que ce fût vrai; vous penseriez que c'est une plaisante magie que de pouvoir épanouir plus richement la floraison de vos fleurs rien qu'en laissant tomber sur elles un regard de bonté; mieux encore, si votre regard avait le pouvoir non seulement de les réjouir, mais de les protéger; si vous pouviez ordonner à la noire nielle de rebrousser chemin et à la chenille annelée d'épargner,—si vous pouviez ordonner à la rosée de tomber pendant la sécheresse, et dire au vent du sud au temps des frimas: « Viens, Vent du sud, et souffle sur mon jardin, que tous ses parfums d'aromates s'exhalent[211],» ce serait une grande chose, pensez-vous? Et ne pensez-vous pas que ce serait une chose plus grande encore, que tout cela (et beaucoup plus que tout cela) vous puissiez le faire pour des fleurs plus belles que celles-là—des fleurs qui pourraient vous bénir de les avoir bénies, et qui vous aimeraient de les avoir aimées; des fleurs qui ont des pensées comme les vôtres, des vies comme les vôtres, et qui, sauvées une fois, seraient sauvées pour toujours. Est-ce là un faible pouvoir? Au loin, parmi les landes et les rochers,—au loin dans l'obscurité des rues terribles, gisent ces faibles fleurettes, leurs fraîches feuilles déchirées, leurs tiges brisées; ne descendrez vous jamais auprès d'elles pour les bien arranger dans leurs petites corbeilles odorantes, pour les abriter, toutes tremblantes, du vent cruel? Les matins succéderont-ils aux matins, pour nous, mais non pour elles? L'aube se lèvera-t-elle seulement pour regarder au loin les frénétiques Danses de la mort[212]; et ne se lèvera-t-elle jamais pour rafraîchir de son souffle ces touffes vivantes de violette sauvage, et de chèvrefeuille, et de rose; ni pour vous appeler, par la fenêtre (ne vous donnant pas le nom de la Dame du poète anglais, mais le nom de la grande Mathilde de Dante[213], qui, sur le bord de l'heureux Léthé, se tenait debout, tressant les fleurs avec les fleurs en guirlandes), disant:
Car cette noire chauve-souris, la nuit, s'est envolée
Et les parfums du chèvrefeuille flottent au loin
Et le musc des roses s'exhale[214].
Ne descendrez-vous pas parmi elles? parmi ces douces choses vivantes, dont le jeune courage, jailli de la terre avec, sur lui, la couleur profonde du ciel, s'élance, dans la vigueur des épis joyeux[215], et dont la pureté, lavée de la poussière, va s'ouvrant, bouton par bouton, en la fleur de promesse;—et encore elles se tournent vers vous, et pour vous «le pied d'alouette chuchote: J'entends, j'entends!—et le lys soupire: J'attends[216]».
95. Avez-vous remarqué que j'ai passé deux lignes quand je vous ai lu la première stance et pensez-vous que je les aie oubliées? Écoutez-les maintenant:
Car cette noire chauve-souris, la nuit, s'est envolée,
Viens dans le jardin, Maud,
Je suis sur la porte, tout seul.
Qui est-ce, pensez-vous, qui se tient ainsi sur la porte de ce si doux jardin, seul, et vous attendant? Avez-vous jamais entendu parler non d'une Maud, mais d'une Madeleine, qui, descendant à son jardin, à l'aurore, trouva quelqu'un qui attendait sur la porte, quelqu'un qu'elle supposa être le jardinier[217]? Ne l'avez-vous pas cherché souvent, Lui, cherché en vain, toute la nuit, cherché en vain à la porte de cet ancien jardin où l'Épée flamboyante est plantée[218]?
Là Il n'est jamais; mais à la porte de ce jardin-ci Il attend toujours—il attend de vous prendre par la main, prêt à descendre voir avec vous les fruits de la vallée, voir si la vigne a fleuri, et si la grenade a bourgeonné.
Là vous verrez avec Lui les petites vrilles de la vigne que sa main conduit; là vous verrez[219] éclater les grenades où sa main a caché la graine couleur de sang, et plus encore: vous verrez les troupes des anges gardiens, en remuant leurs ailes, écarter les oiseaux affamés des sentiers où Il a semé, et, s'appelant l'un l'autre à travers les rangées des vignes, dire: «Emparons-nous des renards[220], des petits renards qui pillent nos vignes, parce que nos vignes ont de tendres grappes de raisins.»
Oh! reines que vous êtes,—ô reines!—dans les collines et les calmes forêts vertes de ce pays qui est le vôtre, les renards auront-ils des tanières et les oiseaux de l'air des nids; et dans vos cités faudra-t-il que les pierres aient à crier contre vous qu'elles sont les seuls oreillers où le Fils de l'Homme peut reposer sa tête?
[154]La version habituelle est: «Le désert et le lieu aride se réjouiront et la solitude sera dans l'allégresse et fleurira comme une rose. Comparez Modern Painters, vol. IV, ch. VII, § 4: «Il faut que la cruauté des tempêtes frappe les montagnes, que la ronce et les épines croissent sur elles; mais elles les frappent de façon à amener leurs rochers aux formes les plus belles; et elles croissent de façon que le désert fleurisse comme la rose.» Et aussi Fors Clavigera, vol. IV (ce dernier passage cité par M. Bardoux): «L'histoire de la vallée aux roses n'est pas révolue. Les montagnes et les collines rompront le silence, éclateront en chansons; et autour d'elle, le désert se réjouira et fleurira comme la rose.» (Note du traducteur.)
[155]Milton, Paradis perdu, IIe chant, vers 673 (je transcris cette référence du Bulletin de l'Union pour l'action morale qui m'est très aimablement communiqué par M. Lucien Fontaine (Bulletin des 1er et 15 décembre 1895).
[156]State en anglais signifie aussi majesté. Ruskin dit: a kings majesty or «state».
[157]Comparez Mæterlinck: «Ne parlons pas du père de Cordelia, dont l'inconscience par trop manifeste ne sera contestée par personne; mais Hamlet, le penseur, est-il sage? Voit-il les crimes d'Elseneur d'assez haut? (Il les aperçoit des sommets de l'intelligence, mais non des sommets de la bonté.) Que serait-il advenu s'il avait contemplé les forfaits d'Elseneur des hauteurs d'où Marc-Aurèle et Fénelon les eussent contemplés? Vous imaginez-vous une âme puissante et souveraine au lieu de celle de Hamlet, et que la tragédie suive son cours jusqu'à la fin? Hamlet pense beaucoup mais n'est guère sage.» (La Sagesse et la Destinée.) (Note du traducteur.)
[158]Comparez «les acteurs s'élancent, tenant en main déjà leur catastrophe». (Comtesse Mathieu de Noailles, article sur la Lueur sur la cime.) (Note du traducteur.)
[159]«Sa naïveté et sa crédulité de demi-barbare.» (Mæterlinck.)
[160]Marchand de Venise, III, 2.
[161]Comparez Fors Clavigera, lettre 92: «Walter Scott est sans comparaison possible la plus grande puissance spirituelle en Europe depuis Shakespeare.» Comparez la haute estime où Scott est également tenu par Carlyle, par Gœthe, par Emerson. (Note du traducteur.)
[162]J'aurais dû, pour rendre cette affirmation pleinement intelligible, indiquer les différentes faiblesses qui abaissent l'idéal des autres grands caractères masculins, l'égoïsme et l'étroitesse d'esprit chez Redgauntlet, la médiocrité d'enthousiasme religieux chez Edouard Glendinning (i) et d'autres analogues; et j'aurais dû faire observer qu'il a parfois esquissé à l'arrière-plan des caractères vraiment parfaits—trois d'entre eux (acceptons joyeusement cette marque de courtoisie adressée à l'Angleterre et à ses soldats) sont des officiers anglais: Le colonel Gardiner (ii), le colonel Talbot et le colonel Mannering (iii). (Note de l'auteur.)
i) Personnage du Monastère. Sur le Monastère voir Fiction, Fair and Foul (publié dans «On the Old Road»), § 26, 113, 114, 117 et surtout § III et aussi la belle lettre 92 dans Fors Clavigera. (Note du traducteur.)
(ii) Ce personnage de Wawerley est cité dans le même ouvrage (Fiction, Fair and Foul) § 113. (Note du traducteur.)
(iii) Voir le même ouvrage § 109 et 119. (Note du traducteur.)
[163]Dandie Dinmont, personnage de Guy Mannering. Voir le même ouvrage, § 9, 10, 23, 114, etc. (Note du traducteur.)
[164]Sur Rob Roy, voir le même ouvrage, § 22, 24, 29, 30, 31, 97, 114. (Note du traducteur.)
[165]Sur Rose Bradwardine (personnage de «Wawerley»), voir «Fiction, Fair and Foul» § 20. (Note du traducteur.)
[166]Sur Catherine Seyton (personnage de «l'Abbé»), voir le même ouvrage, § 21. (Note du traducteur.)
[167]Sur Diane Vernon (personnage de «Rob Roy» ), voir le même ouvrage, § 22. (Note du traducteur.)
[168]Sur Redgauntlet, voir le même ouvrage, passim.
[169]Sur ce prénom d'Alice, voir même ouvrage, §19, note 5 (Alice Bridgenorth est un personnage de Peveril du Pic, Alice Lee de Woodstock). (Note du traducteur.)
[170]Sur Jenny Deans, voir le même ouvrage, § 113. (Note du traducteur.)
[171]Sur cette ascension de Dante à la suite de Béatrice, voir Lucie Félix-Faure, les Femmes dans l'œuvre de Dante, pp. 226-280. (Note du traducteur.)
[172]«Rien ne vaut la douceur de son autorité.» (Baudelaire.) (Note du traducteur.)
[173]Les mots «la résurrection d'Alceste» se trouvent plusieurs fois dans Ruskin. Cf. The Queen of the air, III, 92, Pleasures of England, IV. (Note du traducteur.)
[174]Ouvrage de Chaucer imite des Héroïdes d'Ovide et des hagiographies chrétiennes. Dix-neuf héroïnes devaient prendre place dans cet ouvrage qui, resté incomplet, n'en comprend que neuf. (Note du traducteur.)
[175]Allusions à la «Fairy queen» de Spencer (1589-1596). Le chevalier de la Croix-Rouge notamment est d'abord par les enchantements d'Archimagus séparé d'Una. (Note du traducteur.)
[176]Moïse, Cf. Exode, II. (Note du traducteur.)
[177]Cf. Bible d'Amiens: «L'Égypte fut pour tous les peuples la mère de la géométrie, de l'astronomie, de l'architecture et de la chevalerie... Elle fut l'éducatrice de Moïse et l'hôtesse du Christ» (III, 27) et le beau morceau sur l'Égypte artistique et guerrière dans la Couronne d'Olivier sauvage, II, la Guerre. (Note du traducteur.)
[178]Coventry Patmore. Vous ne pourrez jamais le lire assez souvent ni assez attentivement; autant que je sache il est le seul poète vivant qui toujours fortifie et épure; les autres quelquefois assombrissent et presque toujours déprimant et découragent les imaginations dont ils se sont facilement emparés. (Note de l'auteur.)
[179]Allusion à Isaïe, XXXII, 2. (Note du traducteur.)
[180]Allusion à Jérémie, XXII, 14: «Malheur à qui dit: «Je me bâtirai une grande maison et des étages bien aérés, et qui s'y perce des fenêtres, qui la lambrisse de cèdre, et qui la peint de vermillon.» (Note du traducteur.)
[181]Rigoletto. (Note du traducteur.)
[182]Walter Scott (Marmion, 6e chant, stance 30). Référence du Bulletin de l'Union pour l'action morale, n° du 1er janvier 1896. (Note du traducteur.)
[183]Wordsworth. Ces mots «exquise vérité» appliqués à Wordsworth sont commentés par Ruskin lui-même dans «Fiction, Fair and Foul», § 80 (On the old Road, 3e volume.) (Note du traducteur.)
[184]Cf., dans la Bible, la Vallée de Bénédiction (II Chroniques, XX, 26), la vallée de Destruction (Joel, II, 14, etc.). Mais l'allusion est ici bien plus directe, à la vallée symbolique que doit traverser Chrétien, dans le Pilgrims progress du chaudronnier Bunyam. Tout est allégorie (un homme perfide, Sagesse mondaine, un homme secourable, Évangéliste, tentent de perdre et de sauver Chrétien, tandis que Maniable s'embourbe dans le marais du Découragement, etc.) dans ce livre auquel Ruskin fait souvent allusion. (Note du traducteur.)
[185]Allusion au Paradis reconquis de Milton: «Comme des enfants ramassent des galets sur la grève.» D'où (nous dit la «Library Edition», cette parole de Newton qu'il «n'était qu'un enfant jouant sur le rivage de la mer et s'amusant après un galet d'un autre galet, des coquillages après les coquillages, tandis que le grand océan de vérité s'étendait au loin, inaccessible.» (Note du traducteur.)
[186]Allusion à Tennyson: «Dieu qui toujours vit et aime.» (Note du traducteur.)
[187]Prayer book.
[188]Ces préceptes, Ruskin ne les a peut-être trouvés que dans son intelligence, ils sont plus émouvants pour nous qui les avons vu vivre, qui les avons recueillis sacrés et vivants ayant traversé des générations en passant d'une pensée à une autre pensée (de la pensée de la mère éducatrice à la fille éduquée) ou ils s'incorporaient, s'assimilaient, dirigeant et modifiant les fonctions de la vie spirituelle. Nous les avons recueillis dans le cœur infiniment pur, dans l'intelligence infiniment noble de femmes qui avaient été élevées d'après eux par des mères trop pures aussi pour craindre le mal pour elles-mêmes ou pour leurs filles, trop élevées d'esprit pour ne pas craindre la frivolité. Il y eut ainsi, à un certain moment, dans certaines familles de la bourgeoisie française, une sorte d'ardente religion de l'intelligence transmise à leurs filles par des mères qui ne redoutaient pour elle qu'un contact dangereux, celui de la vulgarité. Des mots crus que pouvait renfermer Molière, des situations hardies que pouvait renfermer George Sand, on n'en avait cure, la mère sachant que sa fille n'y songerait même pas. L'absence de pudibonderie n'était que la sainte confiance d'un cœur inaccessible aux curiosités malsaines, qui ne se disait même pas qu'il y était inaccessible, car il ne pouvait les concevoir. Par de telles mères, des femmes furent élevées dont la puissance intellectuelle et la grandeur morale ne furent jamais dépassées. On ne peut s'empêcher de le dire en retrouvant, en reconnaissant ici ces mots bénis qui avaient dirigé leur jeunesse, écarté d'elles la frivolité, entretenu en elles, avec une simplicité délicieuse, le feu sacré. (Note du traducteur.)
[189]M. de Montesquieu disait d'un jeune artiste qui, depuis, l'avait payé d'ingratitude: «Moi qui l'ai taillé comme un if!»
[190]Wordsworth. Je crois que j'ai donné dans une note de la traduction de la Bible d'Amiens des extraits (à propos de la cathédrale de Chartres) du chapitre de Val d'Arno intitulé: Franchise. À la fin de ce chapitre Ruskin cite ces vers de Wordsworth et associe l'idéal féminin qu'ils évoquent à la Libertas de la cathédrale de Chartres, à la Débonnaireté de Westminster, à la Diana Vernon de Scott, à Antigone et à Alceste, pour les opposer toutes à une moderne danseuse de cancan, à la «Liberté selon Stuart Mill et Victor Hugo». (Note du traducteur.)
[191]«Nous avons convenu avec la marquise que, chaque fois que je serais de trop au salon, elle me dirait: «Je crois que la pendule retarde.» (Lettre de Mlle de Saint-Geneix, dans le marquis de Villemer, cité de mémoire.) Mais la marquise de Villemer était intelligente et bonne. Je connais en revanche des gens qui se croient très élégants et d'une culture raffinée, qui ont prié le professeur de français de leur fille, personne tout à fait remarquable, de passer par l'escalier de service dans l'après-midi «pour ne pas rencontrer les visites». (Note du traducteur.)
[192]«Jeanne d'Arc», d'après l'histoire de France de M. Michelet. Œuvres de Quincey, vol. III, p. 217. (Note de l'auteur.)
[193]Psaume CXX. (Note du traducteur.)
[194]I Rois, 22, 17, dont on peut rapprocher, mais en moins complète ressemblance avec le texte de Ruskin, Nombres, XXVII, 17. Le texte des Rois est reproduit dans saint Mathieu, IX, 36. (Note du traducteur.)
[195]Exode, XXVII, 6. (Note du traducteur.)
[196]Actes, XVII, 23. (Note du traducteur.)
[197]Comparez Lectures on Art, § 39: «Vexilla regis prodeunt.» Oui, mais de quel roi? Il y a deux oriflammes; laquelle planterons-nous sur les plus lointaines îles,—celle qui flotte dans les flammes du ciel, ou celle qui pend en son vil tissu d'or terrestre?» (Note du traducteur.)
[198]Allusion probable à I Psaumes, 89, 15, et peut-être aussi à Isaïe, XVI, 5. (Note du traducteur.)
[199]Je voudrais qu'on instituât, pour la jeunesse anglaise d'une certaine classe, un véritable ordre de chevalerie dans lequel jeunes gens et jeunes filles à un âge donné seraient admis, à bon escient, au rang de chevalier et de dame; rang accessible seulement après un examen décisif, une épreuve qui porterait à la fois sur le caractère et sur le talent: et d'où l'on serait déchu si l'on était convaincu, par ses pairs, d'une action déshonorante. Une telle institution serait parfaitement possible, et avec elle tous les nobles résultats qu'elle comporte, chez une nation qui aimerait l'honneur. Le fait qu'elle ne soit pas possible chez nous, ne peut en rien discréditer ce projet. (Note de l'auteur.)
[200]Au cours de Sésame et les Lys (et nous ne pouvions pas le noter chaque fois) nous voyons ainsi Ruskin faire souvent semblant d'accorder quelque chose au mal, de concéder aux faiblesses humaines. Loin de mépriser les sensations, il trouvera que plutôt nous n'en avons pas assez (§ 27), que les formes de la joie sont plus importantes encore que celles du devoir (§ 36). À la page précédente, il exaltait la soif du pouvoir. Et tout à l'heure il va dire que jamais une femme ne souhaitera assez être grande dame et n'aura jamais d'assez nombreux vassaux. Mais dès qu'il s'explique, la concession se trouve retirée: il fallait seulement s'entendre sur le sens des mots. Du moment que «les passions» signifient l'amour de la vérité, et l'«ambition mondaine» la charité, le plus sévère médecin de notre âme, peut nous en permettre l'usage. En réalité, ce qui est défendu par une morale reste défendu par toutes les autres, parce que ce qui est défendu c'est ce qui est nuisible et qu'il ne dépend pas du médecin de l'âme d'en changer la constitution. Les apparences seules sont renouvelées et le régime tout au plus «aromatisé» au parfum des choses défendues. Une morale du plaisir est au fond une morale de devoir. Le nom seul nous est concédé. (Je ne parle ici qu'à propos de Ruskin, bien entendu, et ne prétends pas méconnaître la profonde diversité des morales, malgré l'identité des régimes qu'elles nous prescrivent, et ce qu'elles gardent chacune de diffèrent et qu'elles tiennent de leur origine, utilitaire, mystique, etc,). Mais ou peut se demander si la meilleure manière d'habituer un malade à prendre du lait est d'y mêler une goutte de cognac, et n'est pas plutôt de lui apprendre tout de suite à aimer le goût même du lait. Ici cette conception «flatteuse pour l'amour-propre» du devoir social manque en réalité son but. Quand une femme désire être lady, elle ne se soucie pas de l'étymologie du mot, mais des privilèges mondains qui y sont attachés. Et si elle était une «lady» dans le sens que dit Ruskin, c'est-à-dire si elle souhaitait seulement être femme de bien, elle ne souhaiterait pas (ou, en elle, ce ne serait pas la même personne qui le souhaiterait) être appelée «lady».—(Je ne parle pas de celles qui, de tous temps, ont été «ladies». Chez celles-là, la volonté d'être appelées «lady» correspond à quelque chose d'absolument naturel et légitime, et aussi étranger au snobisme que la volonté d'un général d'être appelé mon général). Lui donner ce petit appât du titre de lady pour l'aider à faire le bien, c'est cultiver son amour-propre pour accroître sa charité, c'est-à-dire quelque chose de contradictoire, comme nous avons déjà vu Ruskin nous autoriser à être ambitieux pourvu que nous soyons d'abord philosophes. Une philosophie ou une charité à qui le snobisme sert de seuil ou de terme, voilà une philosophie et une charité qui ne se conçoivent pas bien clairement. Sans doute je force ici, et bien grossièrement, la pensée de Ruskin. Et sans doute le mot «lady» n'a pas ici son sens strict. Mais enfin malgré tout il en garde quelque chose (il est un peu un de ces mots «masqués» contre lesquels Ruskin nous met en garde et ne se met pas assez en garde lui-même) et introduit dans la pensée du lecteur ces gracieuses confusions ou se plaisent aussi certains écrivains français quand ils mêlent,—en parlant comme de choses analogues—la «noblesse» du talent, «la noblesse» de la «naissance» et du caractère. La noblesse de la naissance, cela veut dire être duc, etc. Et sans doute dans l'ordre des grandeurs de la chair et comme facteur social, et pour tous les sentiments que cela met en jeu... chez les autres, cela est important. Mais c'est un pur calembour de rapprocher cela de la «noblesse» au sens spirituel; il est fort utile de se rendre compte du sens des mots, de ne pas tout mêler et, de tant d'idées confondues, de ne pas faire sortir une prétendue aristocratie de l'intelligence qui emprunte à l'aristocratie de naissance son système de filiation par le sang, non par l'esprit, pour l'appliquer à la noblesse de l'esprit et finalement fait un «noble» (dans tous les sens du mot qui en réalité alors n'en a plus alors aucun) du neveu de Michelet. (Inutile de dire que j'ignore s'il existe un neveu de Michelet et que j'ai pris ce grand nom au hasard.) (Note du traducteur.)
[201]«Breadgiver» ou «Loaf giver». Bread est le pain. Loaf c'est un pain, une miche, c'est-à-dire le pain avec la forme que lui à donnée le boulanger. (Note du traducteur.)
[202]Saint Luc, XXIV, 30-35. Comparez une autre application du même texte dans Lectures on Art: «Et l'art chrétien ne sera de nouveau possible que quand il... se fera reconnaître, comme fit son Maître, en rompant le pain» (Lectures ou Art, IV, 16). Il est vrai que l'Index de «Lectures on Art» donne comme référence à ce passage: Actes, II, 42. Mais en se reportant à l'un et l'autre texte, le lecteur verra que la référence au texte de saint Luc, pour être moins littérale, est plus exacte en esprit. (Note du traducteur.)
[203]Rapprochez la Bible d'Amiens sur David: «Roi et Prophète, symbole de toute Royauté divinement bienfaisante (Divinely right doing)» (Bible d'Amiens, IV, 32), et la Couronne d'Olivier sauvage: «Lui (le roi) dont la royauté signifie seulement que sa fonction est d'être envers chacun bienfaisant (right doing) » (III, la Guerre). (Note du traducteur.)
[204]Comparez la Couronne d'Olivier sauvage: «La véritable épouse dans la maison de son mari est une servante. C'est dans son cœur qu'elle est reine.» (Note du traducteur.)
[205]Isaïe, IX, 5, Ruskin fait souvent allusion à ce verset, notamment: Bible d'Amiens, IV, 52, Unto this last, § 44, la Couronne d'Olivier sauvage, § 31. (Note du traducteur.)
[206]J'emprunte cette allitération, qui rend assez bien le «rule» et «mis-rule» du texte, à l'Union pour l'action morale (Bulletin du 15 février 1896).
[207]Allusion à cette réponse d'Othello à Emilia: «Si elle avait été fidèle—quand le ciel m'aurait offert un autre univers—formé d'une seule topaze massive et pure—je ne l'aurais pas cédée en échange.» (Othello, scène XVI.) (Note du traducteur.)
[208]Tennyson, Maud. (Note du traducteur.)
[209]Tennyson, nous dit la «Library Edition», se montra piqué de cette interprétation. «Le jour même, dit-il à Thomas Wilson, où j'écrivis cela, je vis les marguerites toutes roses à Maidens Croft et j'avais envie d'en envoyer une à Ruskin avec cette suscription: «un mensonge pathétique.» Sur ces derniers mots, voir la note page 222. (Note du traducteur.)
[210]Cité de la description d'Ellen Douglas dans la Dame du Lac de Walter Scott, nous dit la «Library Edition». (Note du traducteur.)
[211]Cantique des Cantiques, IV, 16.
[212]Voir la note de la page 138. (Note de l'auteur.)
[213]«Et là m'apparut... une Dame seule, laquelle s'en allait chantant, et cueillant l'une après l'autre les fleurs dont sa route était émaillée. Comme une femme en dansant tourne à terre sur elle-même et les pieds serrés, mettant à peine un pied devant l'autre, ainsi sur les petites fleurs vermeilles et jaunes, elle se tourna vers moi, semblable à une vierge qui baisse ses yeux modestes.» (Divine Comédie, Purgatoire, chant XXVIII). Selon Mme Lucie Félix-Faure Goyau, Shelley, qui cite un fragment de la rencontre avec Mathilde, dans sa correspondance, s'est peut-être souvenu «des pages légers de Mathilde sur le sol embaumé pour évoquer la dame du Jardin, dans le poème de la Sensitive, celle dont le pied semblait avoir compassion de l'herbe qu'il foulait». (Lucie Félix-Faure, les Femmes de l'œuvre de Dante, page 218.) Voir donc assemblés Dante, Tennyson, Ruskin et Shelley. (Note du traducteur.)
[214]Tennyson, Maud.
[215]L'Union pour l'action morale dit «avec l'essor d'un clocher béni», ce qui est très acceptable; j'invoque en faveur du sens que j'ai adopté, non d'ailleurs sans hésitation, l'autorité de M. de la Sizeranne. (Cf. La Religion de la Beauté, p. 148.) (Note du traducteur.)
[216]Ces vers de Maud sont cités par Ruskin comme exemple «exquis» de «mensonge pathétique» dans le chapitre de Modern Painters qui porte ce titre (volume III). (Note du traducteur.)
[217]Cantique des Cantiques, II, 15. (Note du traducteur.)
[218]Saint Jean, XX, 15. Ruskin a fait des mêmes versets un bel usage dans Fors Clavigera: «Rappelez-vous seulement des jours où le Sauveur des hommes apparut aux yeux humains, se levant du tombeau pour rendre manifeste son immortalité. Vous pensiez sans doute qu'il était apparu dans sa gloire, d'une surnaturelle et inconcevable beauté? Il apparut si simple dans son aspect, dans ses vêtements, que celle qui, de toute la terre, pouvait le mieux le reconnaître, l'apercevant à travers ses larmes, ne le reconnut pas. Elle le prit pour «le jardinier». (Fors Clavigera, lettre XII). Comparez Victor Hugo, la fin de Satan: «Madeleine croira que c'est le jardinier.» (Note du traducteur.)
[219]Genèse, III, 24. Voir une belle application de ce texte dans Modern Painters: «Et il mit à l'orient du jardin un chérubin à l'épée flamboyante.»—«Ces flammes sont-elles inextinguibles et vraiment ne peut-on plus passer à travers les portes qui gardent le chemin? Ou plutôt n'est-ce pas que nous ne désirons plus y entrer?... Tant que nous aimerons mieux combattre notre prochain que nos fautes, etc.; en vérité l'épée flamboyante se mettra en travers de tout chemin et les portes de l'Eden resteront fermées, jusqu'au jour où nous aurons rentré au fourreau les pointes plus enflammées encore de nos passions, etc.» (Modern Painters, partie VI, § 51.) (Note du traducteur.)
[220]Allusion à saint Luc, IX, 58: «Mais Jésus lui répondit: Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids, mais le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête.» Comparez avec la Couronne d'Olivier sauvage: «ces Chasses gardées grâce auxquelles... a été réalisé mot à mot ou plutôt en fait dans la personne de Ses pauvres ce que leur Maître disait de lui-même, que les renards et les oiseaux avaient des demeures, mais que Lui n'en avait point.» (Conférence I, Le Travail.) (Sur le même verset encore, voir Eagles Nest.) Avec cette ingéniosité merveilleuse qui, commentant les Évangiles à l'aide de l'histoire et de la géographie (histoire et géographie d'ailleurs forcément un peu hypothétiques), il donne aux moindres paroles du Christ un tel relief de vie et semble les mouler exactement sur des circonstances et des lieux d'une réalité indiscutable, mais qui parfois risque par là-même d'en restreindre un peu le sens et la portée, Renan, dont il peut être intéressant d'opposer ici la glose à celle de Ruskin, croit voir dans ce verset de saint Luc comme un signe que Jésus commençait à éprouver quelque lassitude de sa vie vagabonde. (Vie de Jésus, page 324 des premières éditions.) Il semble qu'il y ait dans une telle interprétation, retenu sans doute par un sentiment exquis de la mesure et une sorte de pudeur sacrée, le germe de cette ironie spéciale qui se plaît à traduire, sous une forme terre à terre et actuelle, des paroles sacrées ou seulement classiques. L'œuvre de Renan est sans doute une grande œuvre, une œuvre de génie. Mais par moments on n'aurait pas beaucoup à faire pour voir s'y esquisser comme une sort de Belle Hélène du Christianisme. (Note du traducteur.)