← Retour

Simples Contes des Collines

16px
100%

LE SAUVETAGE DE PLUFFLES

Ainsi pendant une saison elles se battirent à armes égales, elle et sa cousine Mary. Pleines de tact, de talent, de bonhomie, elles furent des adversaires accomplies. Mais qu'on ne compare jamais des batailles entre hommes avec les implacables rencontres entre femmes.

(Deux et un)

Mistress Hauksbee était parfois bienveillante pour son propre sexe.

Voici une histoire qui le prouve; vous en prendrez ce qui vous plaira, pas davantage.

Pluffles était sous-officier dans les «Inconvenants».

Il était nigaud, même pour un sous-officier; nigaud des pieds à la tête, comme un serin dont le duvet n'a pas encore cédé toute la place aux plumes.

Le pire de tout, c'est qu'il avait trois fois plus d'argent qu'il n'eût été bon pour lui.

Le père de Pluffles était riche, et Pluffles était fils unique.

La maman de Pluffles l'adorait. Elle était presque aussi serine qu'il était serin, et elle croyait tout ce qu'il disait.

La faiblesse de Pluffles consistait à ne jamais croire ce qu'on lui disait.

Il aimait mieux s'en rapporter à ce qu'il appelait son propre jugement.

Il avait juste autant de jugement que d'adresse à se tenir en selle ou à se servir de ses mains, et cette partialité lui valut de tomber une ou deux fois la tête la première dans des ennuis.

Mais le plus grand des ennuis que Pluffles se créa de toutes pièces, lui échut à Simla, il y a quelques années, alors qu'il avait vingt-quatre ans.

Il débuta par ne s'en rapporter qu'à son propre jugement, selon son habitude, et le résultat ce fut d'être attaché pieds et poings liés aux roues du rickshaw de mistress Reiver.

Il n'y avait qu'une chose de bien dans mistress Reiver, c'était sa toilette.

Elle était mauvaise depuis ses cheveux, qui avaient poussé sur la tête d'une jeune Bretonne, jusqu'aux talons de ses bottines qui avaient deux pouces deux tiers de hauteur.

Elle n'était point loyalement malfaisante comme mistress Hauksbee. Elle avait une scélératesse de femme d'affaires.

Elle ne prêtait jamais le flanc aux mauvais propos. Elle était trop dépourvue d'instincts généreux pour cela.

Elle était l'exception destinée à prouver qu'en règle générale, les dames anglo-indiennes sont à tous les points de vue aussi charmantes que leurs sœurs d'Angleterre.

Elle passait sa vie à démontrer cette règle.

Mistress Hauksbee et elle se détestaient cordialement. Elles se détestaient bien trop pour se heurter avec fracas, mais elles disaient, l'une de l'autre, des choses à vous faire tressauter, tant elles étaient fortes.

Mistress Hauksbee était honnête—honnête comme ses dents de devant—et sans son goût pour les méchants tours, elle eût été la perle des femmes. Mais chez mistress Reiver il n'y avait point d'honnêteté; rien qu'égoïsme.

Et dès le début de la saison, le pauvre petit Pluffles devint sa proie.

Elle se donna tout entière à cette tâche; et qu'était Pluffles, pour résister? Il persista à ne s'en rapporter qu'à son propre jugement, et ce fut sa perdition.

J'ai vu Stayes se chamailler avec un cheval rétif; j'ai vu un meneur de tonga venir à bout d'un poney entêté, j'ai vu un setter indocile dressé au fusil par un piqueur impitoyable, mais cela ne fut rien à côté du dressage de Pluffles, sous-officier aux «Inconvenants».

Il apprit à aller chercher et à rapporter comme un chien, et aussi à attendre, comme un chien, un mot de mistress Reiver.

Il apprit à attendre sous l'orme à des rendez-vous où mistress Reiver n'avait point l'intention d'aller.

Il apprit à accepter avec reconnaissance un tour de danse que mistress Reiver n'avait point l'intention de lui donner.

Il prit l'habitude de rester une heure et quart à grelotter du côté exposé au vent, à l'Élysée, alors que mistress Reiver se disposait à faire un tour à cheval.

Il apprit à aller en quête d'un «rickshaw» dans un complet léger, sous une pluie battante, et à marcher à côté de ce rickshaw quand il l'avait trouvé.

Il apprit à s'entendre adresser la parole comme on fait à un coolie, à recevoir des ordres comme un cuisinier.

Il apprit tout cela, et bien d'autres choses encore.

Et il paya pour recevoir cette éducation.

Peut-être s'imaginait-il, d'une façon plus ou moins vague, que c'était beau, que cela faisait de l'effet, que cela lui créait une filiation au milieu des gens, que c'était précisément là ce qu'il devait faire.

Avertir Pluffles qu'il agissait imprudemment, cela n'était l'affaire de personne.

Cette saison-là, l'allure était trop correcte pour qu'on y regardât de près, et quand on se mêle des sottises d'autrui on fait une besogne qui ne rapporte que des ennuis.

Le colonel de Pluffles l'aurait renvoyé à son régiment, s'il avait su comment les choses allaient. Mais Pluffles avait trouvé le moyen de se fiancer à une jeune fille en Angleterre, la dernière fois qu'il y était allé, et s'il y avait une chose que le colonel détestât avant tout, c'était un sous-officier marié.

Il se frotta les mains quand il vit quelle éducation recevait Pluffles, et dit que c'était excellent «pour former ce garçon-là».

Mais cela ne consistait nullement à le former: cela l'amenait à dépenser au-delà de ses ressources, qui étaient grandes.

En outre, cette éducation-là était propre à perdre un garçon de force moyenne, et en faisait un homme de deuxième ordre et d'un caractère suspect.

Il se risquait dans un mauvais milieu, et on eût été surpris de voir à combien se montait sa petite note chez Hamilton.

Alors mistress Hauksbee surgit au bon moment.

Elle joua sa partie à elle seule, sachant ce que les gens diraient d'elle, et elle la joua dans l'intérêt d'une jeune fille qu'elle n'avait jamais vue.

La fiancée de Pluffles était sur le point d'arriver, chaperonnée par une tante, en octobre, pour épouser Pluffles.

Au commencement d'août, mistress Hauksbee reconnut qu'il était temps d'intervenir.

Un homme qui monte beaucoup à cheval sait exactement ce qu'un cheval va faire au moment où il va le faire.

De la même façon, une femme, aussi expérimentée que mistress Hauksbee, sait au juste comment se conduira un tout jeune homme, dans certaines circonstances, particulièrement quand il s'est amouraché d'une femme du type de mistress Reiver.

Elle se dit que tôt ou tard le petit Pluffles romprait ce mariage pour rien du tout, rien que pour être agréable à mistress Reiver, et qu'en récompense, celle-ci le tiendrait à ses pieds, à son service tout juste autant de temps qu'elle le trouverait agréable.

Elle disait qu'elle connaissait les symptômes de ces choses.

Si elle ne les connaissait pas, qui donc les eût connus.

Alors elle se mit en campagne pour reprendre Pluffles sous les canons mêmes de l'ennemi, tout comme mistress Cusack-Bremmil avait pris Bremmil sous les yeux de mistress Hauksbee.

Cette lutte-là dura sept semaines.

Nous l'appelâmes la guerre de Sept Semaines, et on y disputa le terrain pouce par pouce des deux côtés.

Le compte-rendu détaillé remplirait tout un volume sans être complet. Quiconque se connaît en ces questions peut suppléer par lui-même aux lacunes de détail.

Ce fut une bataille superbe, il n'y en aura jamais de pareille tant que flotteront les couleurs anglaises, et Pluffles était le prix de la victoire.

On disait des choses à faire rougir sur mistress Hauksbee. On ne savait pas quel était son jeu.

Mistress Reiver luttait un peu parce que Pluffles lui était utile, mais surtout parce qu'elle détestait mistress Hauksbee, et que c'était un essai de leur force respective.

Quant à Pluffles, nul ne sait ce qu'il en pensait. Même dans ses meilleurs moments, Pluffles n'avait pas beaucoup d'idées, et le peu qu'il en avait lui servaient à poser.

Mistress Hauksbee dit:

—Il faut prendre à l'appeau ce garçon-là, et la seule façon de le prendre, c'est de le bien traiter. Aussi le traita-t-elle en homme du monde et d'expérience aussi longtemps que l'issue fut douteuse.

Peu à peu Pluffles se dégagea de son ancien vasselage et dévia vers l'ennemi, qui fit grand cas de lui.

On ne l'envoya jamais en service de corvée pour courir après des rickshaws. On ne lui promit jamais de danses qu'on ne lui accordait point. On ne tira plus à jet continu sur sa bourse.

Mistress Hauksbee le menait avec un licol, et après le traitement que lui avait fait subir mistress Reiver, ce lui fut un changement appréciable.

Mistress Reiver lui avait fait perdre l'habitude de parler de lui, et l'avait dressé à parler de ses mérites à elle.

Mistress Hauksbee s'y prit autrement, et gagna si bien sa confiance qu'il finit par lui parler de ses fiançailles avec la jeune fille de là-bas, au pays, tout en présentant la chose en grandes et vastes phrases comme un «coup de folie de jeunesse».

Cela eut lieu un jour qu'il prenait le thé chez elle, dans l'après-midi, en causant d'une façon qu'il croyait gaie et charmeuse.

Mistress Hauksbee avait vu la génération qui avait précédé Pluffles dans la vie bourgeonner, puis s'épanouir, puis se flétrir en devenant des capitaines gras à lard et des majors ronds comme des tonneaux.

En comptant sans exagération, on aurait pu trouver vingt-trois aspects divers dans le caractère de la dame.

Certains en eussent vu davantage.

Elle débuta en tenant à Pluffles des propos maternels, et comme si la différence entre leurs âges eût été de trois cents ans, au lieu de quinze.

Elle parlait avec une sorte de tremblement guttural qui avait un effet moelleux, bien qu'elle prétendît que son langage n'eût rien de moelleux.

Elle faisait remarquer à Pluffles la folie extrême, pour ne pas dire la bassesse de sa conduite, l'étroitesse de ses vues.

Alors il bafouillait je ne sais quoi, signifiant «qu'il s'en rapportait à son propre jugement, comme un homme du monde», et cela préparait les voies à ce qu'elle avait à dire ensuite.

Ce traitement aurait bientôt été usé, si Pluffles l'avait reçu d'une autre femme, mais avec le genre de roucoulements qu'employait mistress Hauksbee, il n'en résultait autre chose pour lui que la sensation d'embarras et de remords, comme s'il eût été dans une église fréquentée par du beau monde.

Petit à petit, avec grande douceur, avec un charme accompli, elle finit par enlever à Pluffles sa prétention, tout comme on enlève les baleines d'un parapluie pour le couvrir de nouveau.

Elle lui dit ce qu'elle pensait de lui et de son jugement, et de sa connaissance du monde; elle lui dit comme quoi ses exploits avaient fait de lui la risée des gens, et comme quoi il projetait de lui faire la cour si elle lui en laissait voir la possibilité.

Alors elle ajouta qu'il lui fallait le mariage pour faire de lui quelqu'un. Elle traça un petit portrait, tout en teintes de rose et d'opale, de la future mistress Pluffles, traversant la vie avec toute confiance dans le jugement et l'expérience mondaine d'un mari qui n'avait aucun reproche à se faire.

Comment concilier ces deux qualités? Elle seule le savait.

Mais Pluffles ne s'apercevait point qu'elles étaient incompatibles.

Son discours fut une petite homélie en règle—bien meilleure que celle qu'eût pu prononcer n'importe quel clergyman—et elle la termina par de touchantes allusions à papa et à maman, et à la sagesse qu'il montrerait en prenant femme.

Alors elle envoya Pluffles faire un tour de promenade, et méditer ce qu'elle lui avait dit.

Pluffles s'en alla en se mouchant très fort, et se tenant très droit.

Mistress Hauksbee se mit à rire.

Quels avaient été les projets de Pluffles au sujet du mariage?

Mistress Reiver était seule à le savoir, et elle garda son secret jusqu'à la tombe.

J'imagine qu'elle n'eût pas été fâchée, qu'elle eût considéré comme un hommage que son mariage eût été manqué à cause d'elle.

Pluffles eut le plaisir de s'entretenir bien des fois avec mistress Hauksbee pendant les quelques jours qui suivirent, et tous ces entretiens tendirent au même but; ils soutinrent Pluffles dans le chemin de la vertu.

Mistress Hauksbee tint à le garder sous son aile jusqu'au dernier moment.

C'est pourquoi elle désapprouva son projet de se rendre à Bombay pour se marier.

—Grands Dieux! disait-elle, qui sait ce qui peut survenir en route? Pluffles a reçu la malédiction de Ruben, et l'Inde n'est pas le pays qu'il lui faut.

Finalement la fiancée arriva avec sa tante, et Pluffles ayant mis un semblant d'ordre dans ses affaires,—ce en quoi il fut encore aidé par mistress Hauksbee,—se maria.

Mistress Hauksbee poussa un soupir de soulagement, quand les mots «je le veux» eurent été prononcés des deux côtés, et elle s'en alla à ses affaires.

Pluffles suivit le conseil qu'elle lui avait donné de retourner au pays.

Il quitta l'armée, et maintenant il élève quelque part en Angleterre des bestiaux de diverses couleurs, dans un parc fermé de barrières peintes en vert. Je crois qu'il s'en tire très judicieusement.

Il aurait fini par avoir ici les mésaventures les plus désagréables.

Pour ces raisons, si jamais on tient des propos plus désobligeants que de coutume au sujet de mistress Hauksbee, répondez en racontant le sauvetage de Pluffles.

Chargement de la publicité...