Simples Contes des Collines
LA CONVERSION D'AURÉLIEN MAC GOGGIN
Montez à cheval avec une vaine cravache, montez à cheval avec des éperons édentés: soit! Mais un jour, d'une façon ou d'une autre, il faudra que le poulain apprenne à connaître le coup cinglant qui abat, le mors qui serre à briser et la piqûre que fait la rouille de l'éperon.
(Le Handicap de la Pie)
Ceci n'est pas un conte, au sens propre; c'est un tract, et j'en suis immensément fier, composer un tract, c'est faire un tour de force.
Chacun a le droit d'avoir ses opinions religieuses à soi, mais personne, et à plus forte raison un cadet, n'a le droit de les faire avaler par force à autrui.
Le gouvernement envoie de temps à autre de fantastiques fonctionnaires, mais Mac Goggin était le plus cocasse qu'on eût exporté depuis bien longtemps.
Il était intelligent, d'une intelligence brillante, mais cette intelligence travaillait de travers.
Au lieu de s'en tenir aux ouvrages en langue maternelle, il avait lu ceux qui ont été composés par un nommé Comte, par un nommé Spencer, par un professeur Clifford. (Vous trouverez ces livres dans la bibliothèque.) Il est question dans ces ouvrages de l'intérieur des gens considéré au point de vue de ceux qui n'ont point d'estomac.
Il ne lui était point défendu, par ordre spécial, de les lire, mais sa maman eût bien dû l'en punir par une fessée. Ils fermentaient dans sa tête et il arriva dans l'Inde avec une religion raréfiée qui était en dehors et au-dessus de sa besogne.
Ça ne ressemblait que très peu à un credo.
Cela prouvait seulement que les hommes n'ont pas d'âme, qu'il n'y a point de Dieu, point d'autre vie, et que vous devez vous mettre en quatre tout de même, pour servir l'humanité.
Un des articles secondaires de son credo paraissait être qu'il existe un péché plus grand que celui de donner un ordre, c'est celui d'y obéir. Du moins c'est ce que disait Mac Goggin, mais je suppose qu'il avait mal lu ses Éléments.
Je ne dis pas un mot contre ce credo.
Il a été fabriqué là-bas, à Londres, où il n'y a rien autre chose que des machines, de l'asphalte et des bâtisses, et le tout noyé dans le brouillard. On en vient tout naturellement à croire qu'on n'a personne au-dessus de soi, et que le bureau de construction de la capitale a fait toutes choses.
Mais dans ce pays-ci, où vous voyez l'humanité, à cru, tannée, toute nue,—sans que rien s'interpose entre elle et le ciel de feu, sans rien sous les pieds que la terre vieillie, surmenée, c'est une idée qui ne tarde pas à s'évaporer, et bien des gens retournent à des théories plus simples.
Dans l'Inde, la vie ne dure pas assez pour qu'on puisse la gaspiller à prouver que personne n'est spécialement chargé de faire marcher le monde.
Et en voici la raison.
Le délégué est au-dessus de l'assistant, le commissaire au-dessus du délégué, le lieutenant-gouverneur au-dessus du commissaire, et le vice-roi est au-dessus d'eux tous quatre, sous les ordres du secrétaire d'État, qui est responsable devant l'Impératrice.
Si l'Impératrice n'est pas responsable envers son Créateur; et s'il n'y a point pour elle de Créateur envers qui elle soit responsable, c'est que tout notre système d'administration doit être mauvais.
Et c'est chose manifestement impossible.
Au pays, l'on est excusable. On est continuellement à l'écurie, et on y devient intellectuellement dru.
Lorsque vous faites prendre de l'exercice à un cheval grossièrement surnourri, il bave, et écume sur le mors au point que vous n'en voyez plus les cornes. Mais le mors n'en reste pas moins ce qu'il est.
Dans l'Inde, les hommes ne deviennent point drus. Le climat et le travail s'opposent à ce qu'on joue des briques contre des mots.
Si Mac Goggin avait gardé pour lui sa doctrine, avec ses lettres majuscules, et ses finales en isme, personne n'y eût pris garde, mais ses deux grands pères avaient été des prêcheurs wesleyens et il avait dans le sang la tendance à prêcher.
Au Club, il avait le besoin d'examiner tout le monde, pour se rendre compte qu'on manquait d'âme, tout comme lui, et il appelait tout le monde à l'aide pour exterminer son Créateur.
Ainsi que le lui dirent bon nombre de gens, il était évidemment dépourvu d'âme, parce qu'il était bien jeune, mais il ne s'ensuivait pas que ses aînés fussent aussi arrêtés dans leur développement. Qu'il y eût ou non un monde à venir, il lui fallait toujours dans le monde présent un homme auquel il pût lire ses articles.
—Mais ce n'est point de cela, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, avait coutume de dire Aurélien.
Les hommes lui jetaient à la tête des coussins de canapé et lui disaient d'aller dans n'importe quel endroit particulier où il pourrait croire.
On l'avait surnommé Blastoderme. Il prétendait descendre d'une famille de ce nom qui habitait quelque part, dans les âges préhistoriques, et à force d'injures et de rires on tâchait de lui enlever la parole, attendu qu'il était un raseur impitoyable au Club et qu'il offusquait les vieilles gens.
Son délégué commissaire, qui travaillait sur la frontière pendant qu'Aurélien se dorlotait sur un oreiller de plume, lui dit que pour si intelligent garçon qu'il fût, il n'en était pas moins un grand nigaud.
Or vous savez, s'il avait voulu s'appliquer à son travail, il serait parvenu au secrétariat en peu d'années.
Il était exactement conforme à ce type qui arrive ici; tout en tête, peu de physique et une centaine de théories.
Nul ne s'intéressait à l'âme de Mac Goggin. Il eût pu indifféremment en avoir deux, n'en point avoir, ou avoir celle d'un autre.
Son affaire était d'exécuter les ordres et de se tenir sur la même ligne que les autres hommes de sa file, et non point comme il y parvint, de faire le vide au Club avec ses ismes.
Il accomplissait admirablement sa besogne, mais il lui était impossible de recevoir un ordre qu'il n'essayât d'améliorer.
C'était la faute à sa doctrine. Elle rendait les hommes trop responsables, et laissait trop de choses à faire à leur honneur.
Vous pouvez parfois monter un vieux cheval sans avoir autre chose qu'une longe, mais non point un poulain.
Mac Goggin se tourmentait plus au sujet de ses arrêts, que ne le fit aucun des gens de sa promotion. Il a pu se figurer que trente-six pages de jugements sur des affaires de cinquante roupies, où de part et d'autre les intéressés avaient commis d'affreux parjures, faisaient progresser la cause de l'humanité.
En tout cas, il se donnait trop de peine, trop de mal, prenait trop à cœur les reproches qu'on lui adressait. En dehors des heures de service, on lui fit des leçons pour lui ôter sa ridicule croyance et il fallut que le docteur vînt l'avertir qu'il faisait trop de zèle.
Nul homme ne peut sans souffrance travailler pour dix-huit annas à la roupie, au mois de juin. Mais Mac Goggin était encore dru intellectuellement, et il négligea l'avis du docteur, il était fier de lui et de ses facultés.
Il travaillait neuf heures de suite par jour.
—Parfait, disait le docteur, vous tomberez d'un seul coup, parce que vous avez une machine trop forte pour votre bâti.
Mac Goggin était un nabot.
Un jour la chute se produisit,—d'une façon aussi dramatique que si elle avait été arrangée pour la composition d'un tract.
C'était juste avant les pluies.
Nous étions assis à la vérandah dans une atmosphère morte, chaude, la gorge haletante et implorant le ciel pour que les nuages d'un bleu noir crevassent en ramenant la fraîcheur.
Au loin, bien loin, se faisait entendre un vague murmure. C'était le grondement des pluies se déversant sur le fleuve.
L'un de nous l'entendit, se leva de sa chaise, prêta l'oreille, et dit une parole fort naturelle:
—Dieu merci!
Alors le Blastoderme se retourna à sa place et dit:
—Eh! mais je vous assure que c'est simplement l'effet de causes tout à fait naturelles, de phénomènes atmosphériques aussi simples que possible. Dès lors pourquoi en savoir gré à un être qui n'a jamais existé, qui n'est qu'une figure…
—Blastoderme, grogna celui qui occupait la chaire voisine, fermez ça et passez-moi le Pioneer, nous sommes fixés sur vos théories.
Le Blastoderme se tourna vers la table, prit un journal, il fit un bond comme si quelque chose l'avait piqué.
Alors il passa le journal.
—Comme je le disais, reprit-il lentement avec effort, c'est dû à des causes naturelles, des causes parfaitement naturelles… Je veux dire…
—Hé, Blastoderme, vous m'avez donné le Calcutta Mercantile Advertiser.
La poussière s'éleva en petits tourbillons pendant que les sommets des arbres se balançaient et que les vautours sifflaient. Mais personne ne s'intéressait à la venue des pluies. Nous étions tous à regarder avec stupeur le Blastoderme, qui s'était levé de sa chaise et luttait contre une subite difficulté d'élocution.
Alors il dit, avec plus de lenteur encore:
—Parfaitement concevable… Dictionnaire… chêne rouge… réductible… cause… conserver… girouette… seul…
—Blastoderme est ivre, dit quelqu'un.
Mais le Blastoderme n'était point ivre.
Il nous regardait d'un air effaré, puis il se mit à gesticuler, avec ses mains, dans la pénombre que formaient les nuées en se rassemblant au-dessus de nous.
Alors, jetant un cri:
—Qu'est-ce que c'est?… Peux pas… Réserve… accessible… marché… obscur…
Alors on eût dit que la parole se congelait en lui, et au moment même où l'éclair lançait deux langues de feu qui déchirèrent tout le ciel en trois morceaux, et où la pluie s'abattait en nappes ondulantes, le Blastoderme perdit toute faculté de parler.
Il resta debout, frappant du pied, renâclant, comme un cheval tenu par une main dure, et les yeux grandis par l'épouvante.
Au bout de trois minutes le docteur arriva, et on lui raconta l'histoire.
—C'est l'aphasie. Ramenez-le chez lui, dit-il; je savais que l'effondrement se ferait.
A travers les torrents de pluie, nous reconduisîmes le Blastoderme à son logis, et le docteur lui administra du bromure de potassium pour le faire dormir.
Puis, le docteur revint parmi nous, et nous apprit que l'aphasie, pareille aux avalanches qui s'accumulent sur le «sommet du Penjab» était tombée d'un seul coup, et que jusqu'alors il n'avait rencontré qu'une fois un cas aussi complet,—celui d'un cipaye.
J'ai vu moi-même un cas bénin d'aphasie, chez un homme surmené.
Mais ce mutisme soudain avait quelque chose de mystérieux, quoique pour employer le langage du Blastoderme, «les causes en fussent parfaitement naturelles».
—Il faudra, après cela, qu'il demande un congé, dit le docteur. Il ne sera en état de reprendre son travail qu'au bout de trois autres mois. Non, ce n'est pas de la folie, ce n'est rien de semblable; c'est seulement la perte complète de la faculté de gouverner son langage et sa mémoire. Tout de même, je m'imagine que cela calmera le Blastoderme.
Deux jours plus tard, le Blastoderme recouvra la parole.
Sa première question fut celle-ci:
—Qu'est ce que j'ai eu?
Le docteur le mit au fait.
—Mais je ne puis comprendre cela, dit le Blastoderme, je suis tout à fait bien portant, mais il me semble que je ne puis compter sur mon intelligence… sur ma mémoire. Le puis-je?
—Allez passer trois mois dans la montagne, dit le docteur, et ne songez plus à cela.
—Mais je n'arrive pas à le comprendre, dit le Blastoderme. C'était bien mon intelligence et ma mémoire.
—Je n'y puis rien, dit le docteur. Il y a bon nombre de choses que vous ne pouvez pas comprendre et quand vous aurez autant d'années de service que moi, vous saurez au juste de combien de choses un homme peut avoir la témérité de s'attribuer la possession.
Ce coup terrassa le Blastoderme.
Il ne pouvait arriver à le comprendre.
Tremblant de peur, il se rendit dans la montagne, en se demandant s'il serait en état de finir une phrase commencée.
Cela lui donna une salutaire sensation de méfiance.
L'explication parfaitement juste qu'on lui avait donnée, à savoir son surmenage, ne le contentait pas.
Un je ne sais quoi avait essuyé les paroles sur ses lèvres, comme une mère essuie les gouttes de lait sur les lèvres de son enfant, et il avait peur, horriblement peur.
Aussi, quand il revint, le Club fut-il tranquille.
Et si parfois il vous arrive d'entendre Aurélien Mac Goggin exposer les lois des choses humaines, il semble du moins n'en pas savoir aussi long que jadis sur les choses divines.
En tout cas, vous n'avez qu'à mettre un instant le doigt sur vos lèvres, et vous verrez alors ce qui se passe.
Ne vous en prenez pas à moi, s'il vous lance un verre à la tête!