Sixtine: roman de la vie cérébrale
XVII.—L'ADORANT
II.—PLUMES DE PAON
«Aria serena, quand'apar l'albore
E bianca neve scender senza vento…
Ciò passa la beltate…
De la mia donna…
…Non po' 'maginare
Ch'om d'esto monde l'ardisca amirare…
Ed i' s'i' la sguardasse, ne morira.»
GUIDO CAVALCANTI.
Il pleuvait des plumes de paon,
Pan, pan, pan,
La porte multicolore s'embrasa de flammes.
Le ciel de lit trembla vers un oraystis,
Il pleuvait des plumes de paon,
De paon blanc.
Délicieusement la tour roulait comme une balancelle, roulis du soir sous la brise de mer. Et vraiment, il pleuvait des plumes de paon: Guido s'en étonnait et soufflait dessus. Il en attrapa une, au vol: elle était blanche, avec un oeil orange aux lumineuses intermittences. Ah! Voilà qu'elles se mettaient toutes à le regarder: elles s'arrêtaient devant lui, souriaient, tombaient, mouraient. Vers la terre, le vent les faisait tournoyer un peu, de la poussière flottait, puis rien: les passants ne levaient seulement pas la tête.
La tour pencha à toucher le sol: Guido sauta dans la rue. Il ne s'était pas trompé: les plumes de paon s'évanouissaient: d'en bas, on ne les voyait plus. C'était dommage, car elles étaient jolies, mais tout à sa liberté, il marchait, le front haut, plein de joie, en guettant les femmes. Il passa sous la madone, sans émotion, jeta un coup d'oeil au portail de l'église, le trouva laid, pareil à une porte charretière et de la Novella ne vit qu'une madone bien harnachée, dénuée d'attrait: cependant il la salua.
Le port s'animait de robes orientales: un nègre vêtu de blanc faisait monter dans une voiture à rideaux des femmes encagoulées comme les Carmélites de Saint-Augustin quand elles vont quêter leur pâture. Il y en avait une bleue, une rouge, une verte, une violette et une jaune. Les quatre premières montrèrent en voiture, riant comme des enfants, disant très vite des mots inconnus. Guido, qui s'était avancé, vit que chacune portait, épinglée à sa cagoule, derrière la tête, une étiquette; il déchiffra celle de la femme violette qui gesticulait un peu moins que les autres: All' eccellentissimo e nobilissimo signor Ricardo Caraccioli. Alors, elles avaient une destination certaine: on n'allait pas les lâcher dans la campagne parmi les herbes, les bleuets, les pavots et les safrans? Mais que ferait-il de cette fleurette, le seigneur Caraccioli? Guido le connaissait: c'était un gentilhomme d'exemplaires vertus, fils d'un cardinal et neveu du défunt pape. Que ferait-il de cette fillette? Un dialogue le renseigna:
—Elles sont toutes pour le même excellentissime seigneur? demandait un subalterne officier qui tenait à la main un assez gros registre.
—Toutes pour le même, répondit le nègre, ou du moins toutes au même nom. Cela vous surprend, seigneur? Mais il les partagera avec ses amis. Il n'en garde jamais qu'une crainte qu'on ne lui cherche noise.
—D'où viennent-elles?
—Le diable le sait. Nous les avons capturées du côté d'Alger. Une belle galère, toute dorée, avec des fleurs, des plumes, des parfums. Le capitaine l'a remorquée jusqu'à Palerme, où il a pu s'en défaire à un bon prix: c'est son bénéfice. Il y avait dessus les femmes, donc, que voilà, trois vieilles et douze hommes, pacha, équipage, gardiens. Ça n'a pas fait long feu: en un tour de main, les hommes sanglés, saignés, à la mer! Quel tas de bandits, hein? Douze de moins et les vieilles par-dessus le marché.
—Cinq femmes turques, reprit l'autre. C'est cinquante ducats pour le roi et un flacon de vin pour moi…
—Bon, buvons-le.
—…Par femmes, continua le doganiere, et en espèces.
Le nègre paya. Ils burent tout de même, à une cantine proche, sans quitter de l'oeil la marchandise.
Guido comprit que c'étaient des esclaves destinées au harem de l'illustrissime Caraccioli. A Venise, où il avait vécu, c'était l'usage, depuis que les Turcs pirataient, de leur rendre la pareille. Si cela devenait de mode, à Naples, tant mieux; il rassemblerait, en une petite maison, quelques orientales pour ses plaisirs. Quant à croire que l'excellentissime hypocrite faisait la traite des beaux yeux pour ceux de ses amis, Guido n'eut pas la naïveté, ni la méchanceté. Eh! mais, cela devait aller loin: armer en course un navire, le dépêcher à de longues croisières sur les côtes barbaresques, nourrir d'assoiffantes salaisons les bandits enrôlés et de blanc-manger les captives beautés… Ah! et voilà qu'il se souvenait: tous ses biens avaient été confisqués par la couronne! Pas même un ducat dans ses chausses, ni une épée, ni un pistolet pour s'en procurer sur les grands chemins, et nu-tête comme un lazarone!
Il fallait pourvoir à cette pénurie.
L'office des douanes royales était ouvert et déserté de son surveillant qui buvait la rançon fiscale des Algériennes: il entra. Les insignes employés de Sa Majesté dormaient la plume à la main, comme il sied. Pousser une autre porte, même aperçu; une troisième, c'était le trésor. Dans une très belle collection d'habits, de chausses, de manteaux, d'épées, de pistolets, de chapeaux français, il s'organisa un équipement assez galant, y joignit une notable superficie de dentelles d'Alençon, petit filet à femmes, avec quelque cordage pour la muette strangulation du gentilhomme caissier. Un peu plus loin, l'affaire de trois portes entre lesquelles se démenaient de beaux rêves, il le trouva. Son sommeil fut à peine troublé: un petit battement de mains, pas plus. Sans être très riche, le coffre royal était encore intéressant: il le fit passer dans ses poches, dénoua la corde, la remit à sa place, en passant et sortit.
Sur le seuil, le doganiere saluait:
—Votre Excellence daigne-t-elle être satisfaite.
—Oui, oui, répondit Guido. Ces messieurs sont polis. Tenez, ajouta-t-il, en tirant un ducat, allez boire ceci.
Le nègre comptait ses femmes: une, deux, trois, quatre… Bien. Non, il m'en faut cinq. Alors, nous disons… nous disions donc: une, deux, trois, quatre, cinq.
La voiture s'éloigna.
—Je t'aime, monseigneur, viens-nous-en!
La jaune Algérienne surgie comme un éclatant caprice l'avait pris par la main.
—Dès que je t'ai vue, continua-t-elle, je me suis cachée pour ne pas être emmenée avec les autres, car je l'appartiens, je suis ton esclave. Mon nom est Pavona.
—Mais, demanda Guido, comment as-tu pu me voir puisque tes yeux sont fermés, car je sais que, sous ta cagoule, tes yeux sont fermés.
—C'est vrai, dit Pavona, tu me connais donc?
—Oui, je te connais: tu es celle qui m'est destinée pour vaincre le dédain de la Novella. Comme j'implorais son amour, le consentement de sa passion, avouée tant de fois et pourtant jamais décisive, comme je la suppliais d'être clémente, elle a fermé les yeux, elle a dit: Non. Et moi j'ai dit: Eh bien, j'aimerai d'autres yeux afin que pleurent et me soient cléments les yeux de la Novella. Alors, ses paupières se sont relevées et j'ai pâli d'effroi: au lieu des bleus et doux iris, j'ai vu des yeux étranges, comme ceux qui se dessinent sur les plumes de paon, de paon blanc.
—Je ne comprends rien à tout cela, dit Pavona. Je n'ouvre jamais les yeux par une très élémentaire raison, c'est que je n'en ai pas. Mais je t'aimerai bien tout de même, va!
—Tu n'as jamais essayé?
—D'ouvrir les yeux? Non, à quoi bon, puisque je n'en n'ai pas. Attends, je me souviens d'un oracle que me chanta la Bohémienne, jadis, quand j'étais toute petite. Il y avait au refrain:
Mais quand on vous dira: Je t'aime!
Vos beaux yeux s'ouvriront d'eux-mêmes.
Guido trouva cela très naturel.
Ils s'arrêtèrent eu une riche hôtellerie, éclatante comme un palais, et on les reçut comme des princes.
Précédés d'un valet, ils montaient, montaient, montaient, comme vers le ciel.
—Porte-moi, Guido, ou je serai bien fatiguée, dit Pavona.
Guido la prit dans ses bras. Ils montaient, montaient, montaient comme vers le ciel.
—Embrasse-moi, Guido, ou je vais bien m'ennuyer, dit Pavona.
Guido baisa les paupières closes. Ils montaient, montaient, montaient, comme vers le ciel.
—Voici, dit enfin le valet, l'appartement de Vos Seigneuries.
La porte multicolore, vraiment, s'embrasait de flammes, car elle était d'argent et toute semée de diamants.
—C'est, dit Pavona, la porte du ciel. Je veux l'ouvrir moi-même.
Elle entra la première, tenant Guido par la main.
Il faisait, dans la chambre, une nuit bleue, très agréable: le lit, au fond, sous de lourdes draperies, se devinait.
Mignardises et câlineries: Guido se sentait une très amoureuse agitation et Pavona, bien décidée, lui rendait ses baisers, fer pour fer, toute prête à la blessure.
Le ciel de lit, vraiment, trembla vers une oarislys, et voilà que la houle les soulève comme deux vagues jumelles.
—Je t'aime! cria Guido.
Pavona ouvrit les yeux.
Ils étaient effrayants. Ils étaient pareils aux yeux qui se dessinent sur les plumes de paon, de paon blanc.
Guido s'évanouit et se réveilla dans sa cellule assassin, voleur, parjure.
«Je suis, pensa-t-il, après un moment, le misérable indigne de sa propre pitié. Les crimes que l'on commet en songe, on est capable de les commettre réellement. Ce que le rêve exécute gisait obscurément dans les caves de la volonté, ou bien, ce sont des prophéties et le céleste avis d'une prédestination irrévocable. Ah! plutôt avoir été criminel que de vivre dans la certitude du crime futur. J'accepte le poids de mes mortels péchés: la pénitence peu à peu les fera fondre comme un sac de sel sous la pluie et mes épaules se relèveront délivrées. Pardonne-moi, très révérende madone et sache me punir.
«Ah! l'amour est terrible et je souffre d'aimer!
Comment bénir encore tes adorables pieds?
Comment d'un front souillé par des lèvres de femme
Recevoir le divin sourire où joue ton âme?
Comment bénir encore tes adorables pieds?»
XVIII—UNE FEMME «ACCOMPLIE»
«Feminine to her inmost heart, and
feminine to her tender feet.
Very woman of very woman, nurse
of ailing body and mind.»
TENNYSON, Locksley Hall sixty years after.
C'était un blond aux violentes moustaches, la barbe à l'autrichienne: mâchoire animale, oeil béatifié, l'air d'avoir besoin de beaucoup de viandes et de beaucoup de tendresses. Son crâne apparaissait carré sous ses cheveux ras et ses oreilles, trop longues, semblaient douées d'une motilité spéciale. Dans les gestes, la déférence inquiète de l'étranger, mais à l'occasion une soudaine hauteur de gentilhomme; sans désinvolture, quelque vivacité et un charme barbare.
Hubert, dévisageant cet intrus, gardait une réserve qui masquait sa curiosité: il avait cru s'apercevoir qu'il était pour Sixtine quelque chose de plus qu'un visiteur de hasard, et le prononcé de son nom avait éveillé une décourageante association d'idées, car il répondait strictement aux initiales, bien que le personnage n'eût avec le portrait aucune fraternité de figure, semblait-il: «M. Sabas Moscowitch».
Sixtine épela les syllabes avec complaisance, puis après des banalités, conta quelques pages de l'histoire de M. Sabas. Carrière à la Tolstoï, sans le final mysticisme: un peu de Caucase, un peu de seigneurie en des domaines désorganisés par la récente liberté, un tour d'esprit réformateur, mais à la moderne, des succès au théâtre par des drames de combat qui avaient déplu au tzar; enfin, et c'était le côté intéressant de M. Sabas, il venait en France faire jouer ces drames. Comme il savait d'enfance le français, il les traduisait lui-même. Pourtant des conseils lui seraient profitables: il aurait également besoin de quelque appui dans le monde littéraire. Elle escompta hardiment la complaisance de Hubert.
—M. d'Entragues pourra vous être très utile.
Entragues, d'un ton très mesuré, offrit ses services. Lire ces drames, présenter l'auteur à la Revue spéculative, endoctriner Van Baël, qui connaissait tout le monde, gagner Fortier, tout cela était faisable. Même, Fortier cherchait du neuf: après les romans, ce serait une idée à le tenter que la publication d'un drame russe. On en ferait passer un à la Revue, avec tapage, et le chemin s'ouvrirait frayé pour les autres.
Sixtine parut enchantée de ce plan; Moscowitch entrevit la gloire; Entragues se disait: «Ou bien on se joue de moi et je n'ai rien à perdre en me montrant aimable pour ce Russe; ou bien elle ne s'intéresse à lui que par vanité et plus je ferai, plus elle m'en saura de gré. Non, certainement, je serai dupe et sans compensation; il y a entre eux de vieilles relations: les S. M. en sont la preuve. Oh! que j'ai envie de railler doucement avant d'être moi-même raillé par les faits. Ce serait perdre tout. Ah! mais, me voici impliqué dans de singulières intrigues! Il va falloir surveiller mes actes, peser mes paroles: c'est pénible. Ah! que je voudrais m'en aller! Comme je voudrais n'avoir jamais connu cette femme, qui me tient là sous ses yeux et me compare avec l'autre! Je le sens très bien: elle nous analyse, autant qu'une femme est capable de cette opération, elle nous mesure, elle nous pèse; elle se demande lequel des deux lui donnerait le plus de plaisir. Et peut-être est-elle embarrassée, car si l'un, c'est moi, doit l'attirer par des affinités de race physiques et intellectuelles, l'autre lui fait subir la magie de la nouveauté, de l'inattendu, de la différence. Car elle est pervertie: sans cela, elle aurait un mari ou un amant. Les femmes qui attendent, qui veulent choisir, qui cherchent l'extrême possible sont capables de se décider, tout d'un coup, sous la pression d'une sensation inaccoutumée. Mais ce n'est pas la première fois qu'elle voit ce Moscowitch? Oh! non, mais tant que le voile n'aura pas été soulevé le mystère demeure intact et toujours aussi tentant. L'exportation, en France, des romans russes, cela doit être une entreprise des don Juans de la Neva: il faut, à cette heure, être Russe pour plaire. Oh! que nous soyons russifiés aujourd'hui ou dans un siècle, cela est bien indifférent, puisque nous le serons: Tolstoï est le porte-drapeau et Dostoiewsky le clairon de l'avant-garde. Amen! j'ouvre la porte à Moscowitch. Si l'on joue ses drames en place des miens et s'il me prend la maîtresse que j'envie, eh bien, dépouillé de tout, j'aurai peut-être la paix.»
Ayant fini cet intérieur monologue, à peine interrompu par des assentiments de tête et de vagues syllabes jetées en réponse dans la conversation, Entragues, d'un geste brusque, se leva.
—Vous partez?
Il y avait un tel accent de reproche dans ces deux mots qu'Entragues fut frappé de remords. C'était une grave sottise: il en vit l'importance, aussitôt, car Moscowitch, soudain, se leva de toute la hauteur, prêt à le suivre.
«Puisqu'il est trop tard et que la joie du tête-à-tête m'échappe, nous sortirons donc ensemble. Je ne serai pas fâché de causer un peu avec ce Russe et s'il doit être mon rival, d'en connaître la qualité, du moins je saurai à qui je cède la place.»
C'était un enfant.
—N'est-ce pas qu'elle est charmante et adorable, vraiment?
«Ah! des confidences? se dit Entragues. Ceci est excellent. Il est de ceux dont le coeur déborde sous le sentiment comme un ruisseau sous une pluie d'orage et il va me conter sa vie. Parfait. Je me sens des curiosités méchantes. Comme je vais jouir!»
Il eut un petit frémissement de joie, et ses doigts se tordirent dans un accès de nervosité.
—N'est-ce pas? répéta le Russe.
—Vous parlez de Mme Magne? Je ne la connais que depuis peu. Elle a de l'esprit.
—On voit bien, reprit Moscowitch, que sa beauté, sa grâce, son charme n'ont pas fait une bien vive impression sur vous. C'est surprenant.
—Pourquoi donc? Toutes les sympathies d'un milieu ne vont pas nécessairement à la même femme, fût-elle d'une beauté et d'une intelligence aspasiennes. Le charme qui vous a séduit n'existe pas pour moi, ou n'existe qu'à un degré moindre, voilà tout.
—Ah! vous raisonnez comme un très sage Français. Quant à moi, je me crois tout à fait incapable de raisonner sur ce point.
—Cela ne m'empêche pas, reprit Entragues, de rendre justice à ses qualités: elle est, comme on disait en un langage très simple, une femme accomplie. Ce mot qui implique tout et ne précise rien convient, car je la crois très flexible, faite pour se modeler comme le lierre au chêne où elle, s'attachera.
«J'espère, se disait Entragues, que je parle clairement et avec une suffisante abondance de lieux communs, mais je veux être compris.»
Après un court silence, Moscowitch prononça lentement ces paroles qu'il semblait se répéter à lui-même:
—Oui, je pense que je serai heureux avec elle.
Entragues domina son émotion et demanda d'une voix calme:
—Vous allez l'épouser?
—Si elle consent, oui, tel est mon projet et mon plus vif désir. Elle ne dit pas non, et ne dit pas oui: je ne sais comment faire pour être fixé.
—Vous ne lui déplaisez pas.
—Non, n'est-ce pas?
—Je veux dire, reprit Entragues, que vous lui plaisez. Mais elle l'ignore peut-être elle-même, il faut lui apprendre à lire dans son coeur. Souvenez-vous du mot de Mme Récamier à Benjamin Constant: «Osez, mon ami, osez!» Vous ne connaissez peut-être pas les Françaises, mais croyez-en mon expérience, un peu de viol ne leur déplaît pas, je ne dis pas violence, viol: la main de fer gantée de velours peut jouer en amour un rôle décisif; rien n'éclaire mieux une femme sur ses propres sentiments qu'un baiser qui va jusqu'au bout des baisers. Alors elle sait à quoi s'en tenir et neuf fois sur dix, elle aimera, par reconnaissance, l'audacieux qui l'a tirée de l'indécision. Notez bien ceci: elle court après sa pudeur, comme on court après son argent.
Moscowitch, très intéressé se rapprocha d'Entragues et comme pour s'approprier un conseiller si précieux passa son bras sous le sien, disant:
—Vous permettez? Pardon…
—De la liberté grande? Ah! vous connaissez vos auteurs! Je crois que nous allons devenir amis, je me suis senti, du premier abord, une grande sympathie, pour vous… C'est comme dans les tranchées, devant Sébastopol… Tenez, mon cher Moscowitch, moi, qui ne suis d'ordinaire bon à rien, qui ne suis doué que d'une bien modeste activité, je veux, au nom de cette amie commune, qui sera pour vous plus qu'une amie, je veux servir fraternellement vos nobles ambitions, Il faut que vous arriviez à tout: il faut que l'amour et la gloire couronnent votre génie.
Moscowitch respira amplement:
—Ah! que je suis heureux de vous avoir rencontré!
—Mon Dieu, reprit Entragues avec modestie, je crois que vous n'aurez pas à vous en repentir. Il y a si peu de gens capables de comprendre: on ne trouve d'ordinaire que l'envie, la jalousie, la sottise, la suffisance, et quand on est né sous une très favorable étoile, l'indifférence. Voyons, par où allons-nous commencer? Vous pensez bien que pour votre mariage, je ne puis d'aucune façon intervenir directement: tenez-moi seulement au courant de ce qui se passera, et je vous donnerai mon avis sur la conduite à suivre. Vous viendrez me voir, nous délibérerons en conseil de guerre, nous examinerons l'état de la place, nous ferons des plans, nous ne laisserons rien au hasard et nous serons vainqueurs: de ceci, n'ayez nul doute. La connaissez-vous depuis longtemps?
—Depuis l'hiver dernier. Des amis russes m'avaient donné une lettre d'introduction pour Mme la comtesse Aubry. La comtesse, un soir, me présenta à Mme Magne, et tout de suite, je sentis que ma vie avait trouvé son but.
—Ce fut une sorte de coup de foudre?
—Je connais ce mot: coup de foudre, répéta Moscowitch avec complaisance. Non, plutôt une soudaine attraction. Enfin je la vis, je l'aimai, voilà.
—Et vous ne lui avez fait l'aveu de votre amour que beaucoup plus tard?
—Plus tard, deux ou trois mois après. Mais je crois qu'elle s'était déjà aperçue de mes sentiments, car elle ne fut pas étonnée de m'entendre les exprimer.
—Une femme n'est jamais étonnée qu'on l'aime; c'est le contraire qui la surprend.
—Oui, mais enfin, elle m'avait deviné.
—Oh! elles devinent toujours et c'est même pour cela que les aveux les trouvent si calmes: elles les attendent. Ensuite, n'est-ce pas, elles vous permit de venir la voir?
—Oui, et j'en ai profité, mais on la trouve si rarement! Nous nous sommes rencontrés assez souvent chez la comtesse et j'ai passé avec elle quinze jours délicieux, oh! très délicieux, au château de Rabodanges, pendant le mois de juillet. Je devais y revenir en septembre et elle devait également s'y retrouver, mais je dus partir pour la Russie. Il n'y a pas une semaine que je suis de retour je l'ai revue ce soir, pour la première fois. J'avoue, mon cher monsieur d'Entragues, que votre entrée dans le salon m'a été bien désagréable: je me repens de ce mauvais sentiment, mais je ne pouvais pas deviner que j'avais sous les yeux un ami si… si…
—Si utile, acheva Entragues, les amis doivent être utiles; c'est leur rôle. Alors, à Rabodanges?
—Ce fut délicieux, je ne trouve pas un autre mot. C'est là qu'elle fit mon portrait. Il est fort joli, seulement il n'est pas ressemblant. Je crois qu'elle se moqua de moi, ce jour-là, car enfin, pourquoi me donner une barbe en pointe au lieu de cette coupe nationale dont je suis fier et que je ne changerai jamais, certes. D'ailleurs, grâce à des retouches, les traits eux-mêmes ne m'appartiennent plus: elle commença par copier ma figure et finit par dessiner un rêve.
—C'était un dessin? demanda Entragues, qui s'amusait de cette cruelle ironie de femme.
—Oui, mais le lendemain elle le grava à l'eau-forte, car vous savez qu'elle a un véritable talent de graveur. Elle en tira deux exemplaires devant moi, m'en donna un, puis se servit de la même plaque de cuivre pour élaborer un fantastique paysage où ma tête est devenue arbre, nuage, herbe, je ne sais. Cette figure, que du moins j'avais inspirée, je l'ai perdue et, malgré tout, je l'ai pleurée à cause de la dédicace.
—C'est regrettable, dit froidement Entragues, car sans parler du sentiment qui double le prix des choses, cette pièce presque unique avait une valeur de rareté et de curiosité. Si jamais elle tombait entre mes mains, tout se perd et tout se retrouve, je ne sais vraiment si je vous la donnerais: j'ai des goûts de collectionneur.
—Il en est pour moi de cette image comme de son auteur, répondit Moscowitch, avec une soudaine et menaçante violence. C'est, je crois, dans un poète espagnol que j'ai lu ce vers: «J'aime mieux ton amour que ta vie.»
Entragues eut la tentation de dire: «C'est moi qui la possède, cette image, et je n'ai pas l'intention de vous la rendre, mon ami.» Quelles conséquences?—Un duel. Mais cette manière de brusquer la vie et de questionner les destins était vraiment bien naïve. Sixtine, probablement, appartiendrait au vainqueur; du moins, en des temps barbares cela se passerait ainsi; à cette heure, les vaincus ont des charmes: ils inspirent la pitié et les dieux ont souvent tort. Est-ce que je ne l'aimerais pas assez pour risquer ma vie? La vie, je n'y tiens pas: si j'avais un doute à ce sujet, je me prouverais le contraire en la quittant. Lui, Moscowitch, se battrait volontiers; mais c'est une âme simple; moi, je suis très compliqué.
Il reprit, tout haut:
—Une femme qui inspire une telle passion est vaincue d'avance. Mais il faut se dominer afin de ne rien compromettre: ne pas la voir trop souvent, ni trop longtemps à la fois; laisser entendre que l'on souffre et que plus on voit la cruelle, plus on souffre; garder assez de présence d'esprit pour demeurer observateur exact, et un beau jour lui mettre le couteau sous la gorge, crier: Je souffre trop, soyez clémente. Elle cède et vous êtes heureux, à moins que votre imagination n'ait dépassé la réalité. Cela arrive: alors on regrette il tempo de' dolci sospiri. Oh! vous n'avez pas à craindre cette faiblesse, vous êtes robuste et elle est belle. Il y a bien d'autres moyens d'arriver au même but, celui que je vous donne est le plus sur; c'est la natation de l'amour physique, je l'avoue, mais nulle mimique n'est plus troublante pour une femme. Elles veulent, avant tout, être désirées charnellement; le reste vient ou ne vient pas, c'est du surcroît. C'est le ciment qui joint les pierres, mais les constructions cyclopéennes s'en passaient fort bien et n'en étaient pas moins solides. Comme le bloc de granit, la force des reins est la base de tout: il faut promettre des merveilles de solidité et l'idée de durée, de l'éternelle durée, s'éveille aussitôt. Celui qui donne cette impression ne trouve pas d'inhumaines et celui qui la transforme en belles et bonnes sensations, aux heures d'échéance, n'a pas à craindre l'infidélité. Ah! vous êtes heureux, Moscowitch, hercule!
—Vous parlez, fit le Russe, comme si je devais feindre, mais cette passion, à la fois idéale et physique, je l'éprouve vraiment et si je dis que je souffre je ne mentirai pas.
—«Tant mieux, car la sincérité est une puissante thaumaturge, mais vous pourriez ne rien dire et par pudeur dissimuler vos souffrances: je vous offre seulement le moyen de ne pas souffrir, de ne pas aimer inutilement. Ah! les amours inutiles, les décevantes tortures du vain désir: larmes, bon grain semé en des sables!
—«Oui, reprit Moscowitch, tous ceux qui pleurent ne sont pas consolés, je vous remercie et je vous comprends. Vous avez, vous aussi, la religion de la souffrance humaine.»
«Moi?» faillit s'écrier railleusement Hubert. Mais pourquoi blesser ce mystique humanitaire? Il répondit simplement:
—«La douleur est inévitable, mais loin d'être mauvaise, elle est l'honneur même de l'humanité et la suprême raison de l'existence. Nous souffrons afin d'être moins laids, afin que dans la vulgarité de notre chair animale, il y ait une illusion d'esthétique. Les joies qui n'ont pas en elles une promesse de souffrance sont inacceptables et répulsives: deux amants donnent, en leurs jeux, un charmant spectacle parce qu'ils piétinent sur la trappe fragile d'une oubliette, pleine d'épieux et de crocs, et pareillement, les plaisirs intellectuels sont intéressants en ce qu'ils conduisent sûrement aux affres de la déception ou du doute. Essayez donc, vous qui êtes poète et créateur d'âmes, de provoquer chez des spectateurs le frisson esthétique avec le tableau d'un parfait bonheur humain: la joie est illogique, l'illogisme est la cause essentielle du rire, la joie fait rire. Cela pourrait cependant servir, au cinquième acte, de châtiment inattendu: montrer un coquin heureux, ne serait-ce pas lui infliger la plus afflictive et la plus infamante peine qui puisse atteindre un homme? Heureux, de songer à l'infini de mépris que contient ce mot, heureux!
—Pourtant, répondit Moscowitch, nous ne faisons autre chose que de courir après le bonheur.
—Oh! fit Entragues, c'est un passe-temps, nous savons bien que nous ne l'atteindrons pas.
—Je crois, dit le Russe, que vous jugez l'humanité d'après vos propres sentiments.
—Je le crois aussi, répondit Entragues, mais le contraire serait bien plus surprenant. Avec quel cerveau voulez-vous que je pense, sinon avec le mien?»
Ils se quittèrent, après s'être donné rendez-vous: Moscowitch, le surlendemain ou le jour suivant, viendrait prendre Entragues chez lui, et ils iraient à la Revue spéculative.
XIX.—NOUVELLES INDICATIONS
«Le fol n'a Dieu.» Épilogue des Contes d'EUTRAPPEI.
«Quelle pénible soirée! se disait Hubert, rentré en son logis. Que de sottises il m'a fallu penser, que de banalité entendre, que d'âneries braire? Et dans quelle langue! Pourvu que la partie pratique de mon discours ne soit pas inutile! Je compte sur la brutalité entremêlée de larmoiements: Sixtine sera irritée ou ennuyée, et le Russe disparaîtra de notre vie. Oui, notre vie, j'ai des droits sur cette femme, ceux de la mutuelle intelligence: nous nous comprenons; avec un peu d'advertance et de verbales caresses, je puis acquérir près d'elle une agréable situation anténuptiale. Elle n'est pas de celles que domine un perpétuel appétit de chair et je crois que sa délicatesse accueillerait comme une honte l'idée seule d'un viol consenti. Eh! en somme, je ne la connais pas: le plan que j'ai donné à Moscowitch est peut-être bon. Oui, on ne sait jamais, mais, s'il le suit, il aura l'air de ne pas être sincère et elle s'en apercevra.»
Le lendemain, il fut moins philosophe, et, dans un moment d'humeur, se posa cette alternative, qui déjà la veille l'avait un instant occupé: «Ou bien me désintéresser complètement de Sixtine, ou bien devenir son amant, dans les vingt-quatre heures.» Je ne puis pas jouer le rôle d'un pendant à M. Moscowitch, je ne puis pas admettre un tel hasard dans ma vie, lui ou moi. Comment! ces bras chers qu'en rêve j'ai noués autour de mon cou, caresseraient la barbe autrichienne de ce dramaturge? Je ne veux même pas préciser ma jalousie: Moscowitch n'est rien en lui-même qu'un autre. Ainsi un autre aurait ces lèvres et ces yeux, et ces cheveux et tout. Vulgaires plaintes d'un vulgaire jaloux: à quels détails est-ce que j'applique mon imagination? Voilà que m'obsède l'image obscène. Il faut donc toujours en venir là et c'est pour cela que je l'aime, pour cela seul, pour monter sur elle. Bravo! les mots sont utiles: avec des mots on analyse tout, on détruit tout, on salit tout. Ça, je n'en veux plus, puisque c'est ça. Valentine fait convenablement la bête, que me faut-il de plus? Elle est rusée comme une succube et charmante aux jeux préambulaires, que me faut-il de plus? Ses caresses sont d'une générosité profuse: elle a le coeur sur la main et sur les lèvres, que me faut-il de plus? Du moment que la conclusion physique s'évoque, immédiat but, n'est-il pas bien indifférent que ce soit telle ou telle fornicatrice qui prête ses indispensables organes? Qu'importe le terrain où sera jetée la stérile semaison, et que m'importe encore, femme nécessaire à mon plaisir, que les mouvements de tes reins soient d'une passionnée, ou d'une simulatrice d'amour?»
Il se promenait, vagant malgré le froid, dans les allées nues et boueuses du Luxembourg, parmi les grelottantes statues et les arbres muets.
«Si le désir, songea-t-il encore, me laisse, même en pensée, la liberté du choix, à quoi bon aimer, ou bien est-ce que j'aime vraiment? Il me faudrait, peut-être, comme à une femme, la possession pour me délivrer de mes doutes. J'ai peur qu'après sa première floraison, mon tempérament ne se féminise et ne s'efface, rongé par la rouille d'une dévorante indécision. Après mes idées, voilà que j'analyse mes sentiments: l'air va devenir irrespirable. Je croyais qu'une passion aurait refait la synthèse de ma volonté, il est trop tard, les éléments, dispersés, sont devenus irréconciliables; me voici marchant vers l'état du fakir, qui les bras levés vers un ciel vide, immobile et les pieds enfoncés dans le sol, rêve sur la vie qu'il ne vivra plus. Penser, ce n'est pas vivre; vivre, c'est sentir. Où suis-je? J'ai voulu pénétrer chaque chose, en son essence; j'ai vu qu'il n'y avait rien que du mouvement et le monde, réduit à de l'indivisible force, s'est évanoui: j'ai cru, en les dédoublant, doubler mes sensations, je les ai anéanties. Il n'y a rien qui vaille de remuer le bout du doigt: tout se réduit à du raisonnement, à un vague remuement des atomes du cerveau, à un peu de bruit intérieur.»
Comme il parlait à mi-voix dans le silence nébuleux du grand jardin, les mots, à mesure, s'envolaient, ne laissant de leur passage qu'une impression de murmure. Il lui fallut un effort pour ressaisir la logique de ses plaintes:
«Oui, j'en étais au doute. Eh bien! je crois que je l'ai poussé au delà des limites antérieures.» Cette satisfaction d'auteur le ranima: «Soit, j'en ferai de la littérature, je montrerai comment ce peu de bruit intérieur, qui n'est rien, contient tout, comment avec l'appui bacillaire d'une seule sensation toujours la même et déformée dès son origine, un cerveau isolé du monde peut se créer un monde. On verra, dans l'Adorant, s'il est besoin, pour vivre, de se mêler aux complications ambiantes. Mais ce n'est qu'un essai et mon oeuvre véritable sera celle-ci: un être né avec la complète paralysie de tous les sens, en lequel ne fonctionne que le cerveau et l'appareil nutritif. Il n'a jamais eu aucune connaissance des choses externes, puisque même la sensivité de la peau est absente. Un miracle, électrique ou autre, le guérit partiellement, il apprend à parler et raconte sa vie cérébrale: elle est pareille aux autres vies. Il faudrait faire admettre le point de départ, trouver, au moins, un exemple médical.»
En réfléchissant, il reconnut que son mépris du matérialisme l'entraînait un peu loin: c'était verser dans l'absurde. Pourtant, une telle imagination apparaissait moins stupide que lu négation psychique des uns et le dualisme des autres. Les spiritualistes, en effet, ne lui inspiraient pas une moindre colère: ces bâtards de la Théologie et du Sens commun formaient bien la plus déplaisante hybride de toute la flore humaine. Entre toutes les injures que les ignorants répandent comme une pluie de boue sur ceux qui pensent, celle-ci l'eût spécialement froissé et rien ne l'agaçait comme d'entendre nommer idéalistes, sans distinction, tous ceux qui n'admettaient pas, dans la science, les théories de Büchner ou dans les lettres, celles de M. Zola.
«Ah! je me fâche contre l'ignorance; c'est pire encore que de guerroyer contre la sottise. Et puis, parmi ceux qui ne savent pas, beaucoup voudraient savoir: ce n'est pas leur faute. Quelques-uns suffisent, d'ailleurs: il n'y a que les sommets qui comptent. C'est sur les montagnes que s'allumaient jadis les fanaux annonciateurs des grandes nouvelles.»
Cette dernière réflexion était assez désintéressée: il se considérait volontiers comme un sommet, mais nul fanal, il le savait aussi, n'y resplendirait jamais. Il n'avait aucune grande nouvelle à annoncer que le monde fût prêt à entendre. Sans doute que, comme d'autres, il était venu trop tard ou trop tôt. Les oreilles se boucheraient s'il ouvrait la bouche, car il ne pouvait répéter que la vaine parole des prophètes: Nisi Dominus ædificaverit domum in vanum laboraverunt qui ædificant eam…
—Tiens! que fais-tu là tout seul, à te promener comme un inspiré?
—Ah! mon cher Calixte, je m'ennuie jusqu'au vomissement.
—Veux-tu que nous passions la soirée ensemble? demanda Héliot. Tu sais, je ne suis guère distrayant, mais nous causerons.
—Entendu, dit Entragues, en prenant le bras de son ami, je m'accroche à toi, comme un naufragé à une épave.
—Mais, reprit Calixte en riant, je ne suis nullement le résultat partiel d'un naufrage. Je me comporte très bien à la mer, la mâture est bien plantée, la coque est solide et se rit des lames, le vent est bon… allons, embarque et ne me traite pas d'épave. Maintenant, écoute, je vais rentrer me défaire de cet encombrant portefeuille, je prendrai quelques vers que je veux te montrer, nous irons chez toi et tu me liras aussi quelques pages un peu symboliques, hein?
Alors ils discutèrent sur la valeur des mots dont se caractérisent les modernes écoles d'écrivains. Les symbolistes, au dire d'Entragues, usurpaient leur appellation; on ne fait pas du symbole exprès, à moins de se vouer à cette carrière, comme à celle de fabuliste. Le symbole était pour lui la cime de l'art et la conquéraient seule ceux-là qui avaient dressé à la pointe de cette cime une statue extra-humaine et pourtant d'apparence humaine, concrétant dans ses formes une idée.
—Tiens, continua-t-il, le Satan de Milton, voilà un symbole, le Moïse, de Vigny, voilà un symbole, l'Hadaly, de Villiers, voilà un symbole. Le symbole, c'est une âme rendue visible; le type n'est que le résumé ou l'abrégé d'un caractère.
—Ta définition n'est pas claire. Il me semble que ce que lu prends pour le symbole s'appelle plutôt synthèse.
—Non, la synthèse se retrouve en effet, dans le symbole, c'est l'opération finale; si elle n'a pas été précédée d'une analyse, brève ou longue, peu importe, mais précise, il n'y a pas de symbole, parce qu'il n'y a pas de vie.
—Dis plutôt que tout chef-d'oeuvre psychologique contient un symbole.
—Peut-être, concéda Entragues. Alors symboliste signifierait fabricateur de chefs-d'oeuvre?
—Au moins c'est là un idéal assez intéressant et je crois que tu ne le désavoueras pas. Pas plus que moi, n'est-ce pas, tu ne te soucies du public: tu aimerais mieux plaire à dix choisis entre tous qu'à tous, à l'exclusion des dix.
—Évidemment. Nous ne sommes pas des histrions et les applaudissements ne nous feraient pas rougir de joie. Mais si nous n'écrivons ni pour gagner l'universel suffrage, ni pour gagner de l'argent, nous devenons vraiment incompréhensibles.
—Écris pour ta maîtresse, dit Calixte.
—Je n'en ai pas, dit Entragues.
—Écris pour la Madone de Botticelli, dit Calixte.
—C'est ce que je fais, dit Entragues.
—Belle et noble confidente. Te souviens-tu de ce que dit le page dans la Gitana? Je l'ai su par coeur. C'est le portrait de notre maîtresse, puisque c'est celui de la poésie. Écoute-le dans la fastueuse langue de Cervantes: «La poesia et ùna bellissima doncella, casta, honesta, discreta, aguda, retirada, y que se contien en las limites de la discrecion mas alta: es amiga de la soledad, las fuentes la entretien, los prados la consuelan, los arboles la desenojan, los flores la alegran: y finalmente deleyta y ensena à quantos con ella comunican.»
Leurs entretiens finissaient souvent ainsi, par le rappel d'une impression ancienne, en de mystiques et discrètes plaintes. Calixte était doux pour la vie qui ne lui avait pas montré la même clémence. Ce qu'il cherchait, hormis les jolies éditions des vieux poètes et les mystérieuses gravures modernes, on ne le savait pas: son dédain de toute gloriole était plus sincère que celui d'Entragues, chez qui l'hérédité déterminait un obscur besoin de domination sociale. Entragues s'ingéniait à mépriser la vie. Pendant de longs et injurieux comptes de tutelle, il avait subi, sans révolte extérieure, l'abaissement d'un emploi infime, l'horreur des fabrications obligées d'indigne copie pour des libraires avares: le hasard des procès l'eût dépouillé des reliques de son patrimoine, qu'il aurait consenti à une misère castillane plutôt que d'abandonner son rêve. Il voulait redorer son nom, et sidéré par la gloire, haïssait le présent, comme un obstacle, mais l'existence telle quelle lui était due, il l'aurait revêtue, ainsi qu'un manteau ducal, sans étonnement, avec la satisfaction d'un seigneur qui rentre en ses domaines. Il attendait; rien ne l'aurait surpris, mais le rien, non plus, ne le surprenait pas: de là, les infinies contradictions de son caractère et de sa conduite. Il se connaissait et s'était appliqué, avec une joie qui montrait bien la triplicité de son âme, ce vers de Dante:
Che senza speme vivemo in disio.
«Et sans espoir vivre dans le désir.» Sa triplicité, division scolastique bien élémentaire, il l'expliquait ainsi: une âme qui veut, une âme qui sait l'inutilité du vouloir, une âme qui regarde la lutte des deux autres et en rédige l'iliade.
Il n'avait aucune naïveté, sauf peut-être en ses rares crises méchantes, car, à l'état normal, sa hautaine indifférence de principe le sauvait de la colère et de ses suites. Ainsi, son indignation contre Moscowitch s'était émoussée déjà rien qu'à la première passe du jeu de la vengeance, et il était homme, pour ce qui ne touchait pas à l'essentiel, à jeter le manche après la cognée. Il était homme aussi, à relever et à consolider l'instrument tombé. Il était homme à faire le contraire de ce qu'il prétendait faire, mais comme ses actes étaient pour lui un spectacle, et le plus amusant de tous, il ne s'en attristait pas outre mesure. Il se savait plein d'imprévu et en jouissait: ah! sans cela, il se serait vraiment trop ennuyé, car le reste du monde ne déroulait à ses yeux fatigués qu'un jeu de cirque, en vérité trop monotone, par le vague et le lointain des fantômes jetés sur la piste piétinée éternellement.
Calixte était beaucoup plus simple: tout en rêve, tout en croyance, tout en spontanéité. On ne devinait pas le but de ses mouvements, et, en somme, il n'en avait d'autre que le mouvement lui-même. Plus âgé qu'Entragues de cinq ou six ans, ayant atteint un certain renom de styliste et de penseur délicat, il n'en avait souci, conservait toujours le ton et les manières d'un débutant, portait çà et là ses manuscrits, sans les surveiller, s'adressant de préférence aux petites revues nouvelles, non, ainsi que d'autres, pour y trôner facilement, plutôt par un besoin de silence et pour n'avoir pas à discuter, à démontrer, par de la charlatanerie nécessaire, le mérite d'une oeuvre.
Il gagnait peu, par indifférence, car il se serait facilement poussé à une situation lucrative dans le journalisme, mais il aimait, par-dessus tout, à travailler dignement et librement.
Chez lui, le dédain de la vie était naïf: il l'ignorait, comme on ignore la chimie analytique et ne se sentait pas plus de goût pour vivre, à la moderne, que pour s'enfermer dans une cave avec des cornues; l'une ou l'autre de ces carrières lui semblait également absurde. Quelques figures de rêve, quelques créatures rencontrées entre les pages de Shakespeare ou de Calderon, quelques créations personnelles, suffisaient à peupler ses jours: il tenait ses illusions pour les seuls êtres qui ne fussent pas doués du triste esprit de contradiction, il les aimait, et il aimait Entragues et toutes les intelligences qui discutaient courtoisement et sans prolixité.
On le disait chaste comme un franciscain: il se défendait de ce travers. Une jolie et courte amourette ne lui déplaisait pas: il jouissait de la grâce de la femme, plus que de sa beauté, de ses enfantillages plus que de son sexe, tenait la névrose si aggravée par la complaisance d'écrivains détériorés, pour une maladie répugnante, anti-harmonique et fuyait les femmes brunes et maigres, qui flairent la chair fraîche, comme l'ogre.
Ils entrèrent, comme il était convenu, chez Entragues, qui lut à son ami le conte suivant.
XX.—LE 28 DÉCEMBRE
«… L'une meurt, l'autre vit, mais la morte
parfois se venge d'être morte.»
ANONYME.
Au coin du feu, dans la chambre attiédie, ils causaient très émus, car c'était l'heure où d'un tacite accord, leurs lèvres closes allaient ouvrir la porte aux âmes prisonnières.
Depuis deux mois Sidoine faisait la cour à Coquerette. Il ne lui parlait pas de la terre ou du ciel, ni de la destinée charmante des amants qui s'attachent des ailes et s'envolent, dans la pourpre estivale des soirs, vers les cimes lumineuses; il lui parlait des robes nouvelles et des courses d'Auteuil, de l'Opéra, du Salon, de la rue, de l'hippique, du bois de Boulogne, et de la Revue des Deux-Mondes: elle le comprenait et lui trouvait de l'esprit.
Sidoine s'amusait à l'aimer en passant. Ayant beaucoup souffert durant toute une année, il sentait le besoin de se distraire un peu, de jouer à la paume avec un coeur léger, et de baiser en souriant, une toison blonde et deux yeux bleus.
Coquerette aussi s'amusait. Elle avait un mari, aimable mais bourgeois, membre d'un cercle de second ordre et de plusieurs conseils de surveillance. Il touchait des jetons de présence parfois et des jetons de baccarat souvent: le jeu était clément pour sa bourse et la Bourse pour son portefeuille. Elle ne le comprenait pas, lui, mais elle l'estimait beaucoup et ne le boudait pas plus de deux fois sur trois à l'heure matrimoniale.
Un mari, c'est un père, c'est un frère; il baise sur la bouche au lieu de baiser sur le front; il couche avec vous, parce que c'est l'usage ou parce que les appartements sont trop petits et s'il entreprend quelque visite secrète, c'est qu'il vous a sous la main et qu'il faut bien faire un enfant, ou deux, quand les affaires marchent.
Un amant, c'est un enfant, c'est quelque chose qu'on a créé soi-même, cela vous appartient, on peut jouer avec, on peut le dorloter, le bercer, l'embrasser, le battre, le consoler, le caresser, le mettre en pénitence, lui pardonner, le gronder, le priver de dessert, lui faire tenir les épingles quand on s'habille, l'envoyer se coucher à huit heures.
On redevient petite fille, on a une poupée: ah! c'est bien différent.
Coquerette n'avait pas d'enfant, elle voulait jouer et Sidoine ne demandait pas mieux.
L'heure, pourtant, était grave: on allait passer de l'autre côté de la rivière, et il fallait se jeter à l'eau, nager vers l'autre bord, épaule contre épaule. Après, sur le gazon vert, on s'étend au soleil et revenu de son émoi, on a de jolis moments, on cueille de réjouissantes fleurs, et avec quelles délices on revient se baigner dans la rivière si terrible tout à l'heure, maintenant si douce, si tiède, si tendrement murmurante.
Déjà, sans le vouloir, car il goûtait le charme de la pudeur, Sidoine avait tourné la tête vers le lit: c'était l'instinctive reconnaissance du terrain qui s'impose, avant tout combat, aux plus étourdis. Haut, large et profond, ce lit sous ses lourdes courtines rouges le fascinait, mais à la très agréable impression se mêlait une inquiétude. Il y avait dans la disposition des rideaux, dans la nuance des étoffes, dans le mystère de l'ombre chatoyante et des reflets rosés, dans tout cet appareil (ah! comme ce mot le frappa!), dans tout cet appareil, quelque chose d'attristant.
Ses yeux encore une fois se dirigèrent vers le lit: «Le lit de Coquerette, le lit sur lequel quand la flamme attendue luira dans son regard, je porterai la chère petite femme en mes bras forts et tremblants, le lit de nos amours, le lit de Coquerette, qu'y a-t-il là d'attristant? Absurde!»
Il prit les mains de Coquerette et se mit à baiser ses doigts l'un après l'autre avec une grâce qui la charma; elle s'attendrit à tant de délicatesse dans le sentiment, la pauvre mignonne! Il ne fallut pas un plus grand coup de vent pour disperser les derniers oiseaux jasant encore parmi les branches; elle se sentit le coeur allégé soudain, car jamais son mari n'aurait eu l'idée d'une aussi exquise caresse, «et puisque jamais il n'en aura l'idée, il faut bien que j'en aime un autre. Peut-on raisonnablement exiger d'une femme qu'elle se prive de telles délices? Si mon mari est incapable, ce n'est pas ma faute, à moi!»
Sidoine continuait, ayant trouvé ce moyen de ne plus parler et comptant bien trouver également, grâce à quelques minutes de ce manège, le moyen de ne plus penser.
Il recommença par le petit doigt et Coquerette avait les yeux ravis de
Psyché sous le premier baiser de l'amour.
Sidoine baisa le petit doigt sur la seconde phalange, car il avait distribué la ronde de ses baisers sur les ongles, d'abord, puis sur la première jointure.
Il baisa le petit doigt et au même instant revinrent à ses lèvres, et cette fois presque terrifiantes, ces syllabes intérieurement prononcées déjà:
«L'appareil!»
Coquerette crut qu'il disait: «Je t'aime, petit doigt de Coquerette», et elle fut contente.
Sidoine baisa la seconde jointure de l'annulaire de Coquerette et bruit à ses lèvres cet autre mot:
«Funèbre!»
Coquerette crut qu'il disait: «Je t'aime, annulaire de Coquerette», et elle fut contente.
Sidoine baisa la seconde jointure du médius de Coquerette, et il ne dit rien.
Coquerette crut que le doux lézard familier allait monter le long de sa main, le long de son poignet, le long de son bras nu: «Mon Dieu! jusqu'où ira-t-il? Je vais toujours fermer les yeux, je verrai bien.»
Mais la caresse s'arrêta effarouchée; Sidoine se releva très pâle: il regardait le lit comme on regarde un spectacle inattendu et douloureux:
«L'appareil est funèbre, et mon coeur s'épouvante.»
Les mois s'étaient rejoints et de la conjonction magique naissait et surgissait l'unité réelle contenue en leurs éléments.
C'était bien un funèbre appareil:
Trois cierges au chevet s'allumèrent et à cette lueur la blanche figure sembla sourire aux anges, comme les petits enfants dans leur berceau. Un grand crucifix noir apparut sous ses mains croisées; des fleurs furent semées, des roses sur son sein, sur son ventre des lys et à ses pieds des violettes.
«Non, elle n'est pas morte! criait Sidoine en allant s'agenouiller près de sa maîtresse. Dis tu n'es pas morte? Ouvre les yeux, si tu me reconnais? Qu'avez-vous fait? Pourquoi ces lumières, pourquoi toutes ces fleurs, vous allez lui faire mal à la tête.»
Il y avait juste un an, au dernier 28 décembre, il était arrivé chez elle: c'était le même appareil funèbre et il avait dit les mêmes paroles, pleuré les mêmes larmes.
Il prit la main de la morte et l'approcha de ses lèvres, mais l'épouvante, d'un choc soudain, le coucha par terre: elle était froide.
Coquerette, ses grands yeux bleus grandement ouverts avait suivi avec stupeur les phases de la terrifiante vision. Elle savait l'histoire de Sidoine et comprit qu'un vent de folie d'amour avait touché son ami à l'heure même du poignant anniversaire.
La petite femme légère et rieuse sentit un frisson inconnu. Elle se leva toute palpitante, se jeta sur Sidoine, comme une lionne sur sa proie et le mordit à la joue.
Sidoine ouvrit les yeux:
—Ah! tu es à moi, à moi seule, à moi, cria Coquerette en baisant effarée la trace de ses dents, je t'ai marqué à mon signe, tu m'appartiens. Je t'aime, Sidoine, je t'aime à mourir! Ah! je n'avais jamais senti rien de pareil!
Elle le souleva, le fit asseoir, se mit à ses pieds.
—Elle est morte, dit Sidoine, étourdi encore, mais revenu à lui-même, elle est morte, mais je l'aimerai éternellement.
—Et moi? Et moi?
Sidoine ne répondit pas.
—Et moi? et moi?
Sidoine la baisa doucement au front.
—Et moi? Et moi?
—Elle est morte! dit Sidoine.
—Je mourrai, dit Coquerette.
—Pourquoi faire? demanda Sidoine
—Pour être aimée, dit Coquerette.
XXI.—LA BARQUE MYSTIQUE
«L'épouvantable misère de ceux qui
vivent sans amour.»
RUSBROCK L'ADMIRABLE, De la
Jouissance chaste.
—Savez-vous, madame, que M. Moscowitch a la très ferme intention de vous épouser?
—Mais c'est bien naturel.
—Soit, mais qu'en dites-vous?
—Cela m'est agréable.
—Alors, demanda Entragues, pourquoi ne pas m'avoir prévenu?
—Ah! fit Sixtine, vous voulez jouer à coup sûr. Vous ne voulez pas perdre votre temps? D'abord, et pas plus que vous, M. Moscowitch ne me demanda jamais rien que le plaisir de me voir.
—Il est séduisant.
—N'est-ce pas? reprit Sixtine. Il me plaît beaucoup et je crois qu'avec lui je ne m'ennuierais jamais.
—Ah! vous êtes bien perverse, mais c'est peut-être pour cela que je vous aime.
—Perverse, parce que je neveux pas m'ennuyer.
—Non, l'ennui est la terreur de toute femme et c'est pour échapper à ses griffes qu'elles ont commis la moitié de leurs crimes—bien inutiles:—l'Ennui, impassible, fume son houka et maintient ses esclaves. Je sais bien que la passion est plus forte que lui, mais vous êtes incapable d'aimer.
—Pas plus qu'une autre, dit nonchalamment Sixtine, et puis je ne demande qu'à me laisser faire. Je suis, vous l'ai-je pas dit, la pâte qui attend les mains du pétrisseur, et je ne puis pourtant pas me façonner toute seule. Mais, voyons, c'est vous qui venez me jouer de si pauvres airs de jalousie, d'un si vulgaire style? Je vous croyais plus de dédain et un plus riche vocabulaire. Ah fi! me chanter une telle romance: «Vous êtes incapable d'aimer!» Eh bien, monsieur, et pour me servir de votre langue, je suis du moins capable d'être aimée. Comment, vous semblez croire qu'en amour il y a une catégorie de capacités, comme au temps du roi Louis-Philippe? Ce serait, n'est-ce pas, une corde spéciale, qui manquerait à la cythare? Tous les instruments humains sont complets et même, les femmes ont, sachez-le, des cordes de rechange. Mais les cytharistes habiles sont rares et la plupart des hommes ne savent pas seulement ordonner le préalable accord de l'instrument dont ils prétendent tirer des concertos. Je vous en prie, parlez-moi le langage d'un logicien, puisque telle est votre profession intellectuelle et ne vous imaginez pas que je sois une pensionnaire qui va se sentir brûler d'amour, par un très noble esprit de contradiction, au moment même où un homme lui dit cette adroite sottise: «Vous êtes incapable d'aimer.» Car vous êtes peut-être très habile et capable, oh! très capable de me démontrer l'illogisme patent de mes déductions féminines. Mais, interrogez-moi donc!
—J'ai, dit Entragues, beaucoup de plaisir à vous écouter. Votre voix est douce.
«Cette fois, songeait-il, et grâce aux mutuelles impertinences avec lesquelles nous allons nous entreblesser, cela va finir très bien ou très mal. Elle est, par quoi? très énervée, et mon personnel état mental en plein déséquilibre. Nous allons, atteindre, c'est espérable, un surprenant résultat.»
Comme elle se taisait, il reprit:
—Il y a des instruments irrémédiablement désaccordés, tels ceux qui subirent l'humidité de la solitude; mais ce n'est pas un si grand désastre: on n'a qu'à changer les cordes.
—Un tour de clef suffirait peut-être, dit Sixtine, et d'abord un rayon de soleil.
Ce mot frappa Entragues au coeur. La voix qui l'avait prononcé, pourtant, était sèche et toute cassante d'ironie, mais il n'en retenait que le sens et voyait se dresser devant lui, sous la forme d'une femme attristée aux gestes implorateurs, la figure même de l'Abandon. Ses doigts laissèrent tomber à ses pieds les flèches, il s'attendrit naïvement:
—Je vous ai blessée, pardonnez-moi.
—Oui, dit simplement Sixtine, vous avez été méchant et cela m'a fait mal. Je veux que nous soyons de bons amis, en attendant mieux, si telle doit être notre destinée que je mette pour jamais ma main dans votre main. Surtout pas de colère contre une impuissante femme, assez malheureuse déjà de ne pas savoir ce qu'elle veut. Vous n'avez pas lieu d'être jaloux, et d'ailleurs, elle sourit mais sans méchanceté, vous n'en avez pas le droit, mon ami.
Il avait mis un genou en terre devant elle et tenait sa main dans ses mains, sans la serrer, avec précaution, comme une fragile et précieuse porcelaine.
—Me voilà, songea-t-il, en l'attitude de Sidoine devant Coquerette, je n'ai plus qu'à porter à mes lèvres ces jointures et ces ongles chers pour que la ressemblance soit complète, autant que l'admet les différentes natures des deux femmes. Coquerette, capricieuse et rieuse enfant, peut éprouver un soudain mais momentané revirement de nature. Sa passion très sincère pour Sidoine durera peut-être tant que Sidoine n'y répondra pas, peut-être quelques lendemains. Comme Sidoine ne recherche en cette jolie petite femme qu'une distrayante amourette, il est bien capable de céder le soir même, malgré l'ébranlement de ses nerfs, quand cela ne serait que par respect humain. En ce cas, très vraisemblable, la passion de Coquerette ne fera pas, comme on dit, long feu: l'attisée flambera et deviendra vite un petit monceau de cendres. Mais, comme c'est singulier! au moment même du coup de foudre, et tout le temps de la durée de ces surprenants effets électriques, Coquerette est femme à donner à Sidoine, s'il la méprisait bien visiblement, une assez grande et réel le preuve d'amour: se jeter par la fenêtre, si nul revolver ne tombe sous sa main. Je pourrai rédiger cette suite, ou telle autre, car il y a en toutes histoires d'amour deux ou trois dénouements également logiques… Où en étais-je? Sixtine est bien différente de Coquerette…
Il y avait eu après les derniers mots de Sixtine un assez long silence, pendant lequel Entragues, sans pour cela cesser de s'intéresser coeurement au présent, ne put néanmoins réfréner son imagination d'analyste.
—Je le sais, je le sais trop, répondit Hubert entre deux poses, mais vous me dites d'amères cruautés avec une telle douceur et un tel charme qu'elles me ravissent comme des tendresses. L'avenir, où vous me laissez entrevoir une possibilité de joie, m'apparaît ainsi qu'une imagination d'aurore à un pauvre pérégrin attardé dans les affres d'une noire forêt…
—Imagination, si tel est votre plaisir, mon ami, mais frappez et la source jaillira. Frappez hardiment, que le coeur soit atteint, que le sang parte comme un fleuve, que je tombe entre les bras du meurtrier mourante de joie et mourante d'amour. Je voudrais, je voudrais…
«Ah! dis-le moi donc ce que je voudrais, continua intérieurement Sixtine, évoque-la donc devant moi, ma volonté, que je la voie de mes yeux, que je la touche de mes mains, tu le peux, toi, tu dois le pouvoir, toi, puisque tu es un homme!…»
Elle attendit une seconde: l'aure d'une crise de nerfs voltigeait et se jouait le long de son échine, la boule grossissante remontait le long de sa gorge; ses doigts se crispèrent dans la main d'Entragues, elle sentit l'impérieuse nécessité de fuir tout contact et, en se levant brusquement, elle se jeta à son piano, joua fiévreusement une incohérente musique qui la sauva.
«Elle est étrange, songea Entragues, on dirait qu'elle va se laisser aller et voilà que tout d'un coup elle s'est envolée loin du péril. Jamais elle ne perd la tête et vraiment je me dois applaudir du conseil qu'une diabolique inspiration m'a fait donner à ce pauvre Moscowitch. Ce n'est pas une Coquerette, elle se domine, mais le jour où la rivière aurait été franchise, épaule contre épaule, elle serait unie à son amant comme le fer au fer sous le marteau du bon forgeron:
«Amour, bon forgeron des coeurs,
Martelle, martelle,
Martelle deux à deux les coeurs,
Martelle, martelle,
Amour, bon forgeron des coeurs!»
Il fredonnait ce couplet improvisé à la sommation d'un rythme qui chantait sous les doigts de Sixtine. Des vers, des phrases bien venues, de belles périodes surgissaient à ses lèvres selon la cadence de la musique et avec les mots des idées, de curieuses idées dont il n'avait pas connaissance, des plans de romans, des notations métaphysiques, des vues intéressantes sur lui-même, sur ses amis, sur l'amour, sur la politique. Pendant l'heure que Sixtine passa au piano, il vécut plusieurs journées de large et profonde vie et quand la musique fit silence, Hubert sentit un arrêt violent de pensée qui lui saisit le coeur et le cerveau, comme saisit la chair et les moelles une transition du chaud au froid, extrême et soudaine.
—Tenez, dit Sixtine, en se tournant à demi sur son tabouret, pour vous prouver que vous êtes encore et malgré vos maladresses celui auquel je me fie, je vous conterai des fragments de ma vie. Ne prenez cela ni pour une confession, ni pour une confidence, ni pour un aveu; ce n'est rien que bonté d'âme, de ma part, et désir de contenter votre curiosité. Je n'aime guère à expliquer mes misères passées, mais je crois bien, d'ailleurs, que personne n'eut jamais ce spectacle, si ce n'est la comtesse et un ami mort, cher et cher encore par le souvenir, de Sixtine déchirant le voile d'Isis.
—Votre passé, dit Entragues, m'est aussi sacré qu'un mystère de religion. Je ne doute pas que vous n'ayez eu la perpétuelle conduite d'une femme douée de la dignité native…
—Précisément, interrompit Sixtine, je suis femme et je la fus et je commis les crimes d'une femme qui ne sait pas la signification du mot: Devoir. On me l'enseigna, je l'oubliai, n'ayant point compris.
—Si vous l'avez oublié, dit Entragues, je ne tenterai point de vous le rapprendre, avant de vous connaître plus profondément. Pour moi, le devoir c'est de faire mon oeuvre, et pour cela, de faucher tous les obstacles de la vie: pour telle autre créature, je ne sais.
—Oui, vous êtes intellectuel, quelques hommes le sont et beaucoup pourraient l'être; cela n'est pas permis à une femme. Celles mêmes qui ont l'air de s'intéresser aux choses de l'esprit ne le font que par feinte ou par imitation. Le cercle d'argent de la sensation les étreint elle sentiment même est de la sensation pour elles. On m'a dit cela, vous pensez bien que je ne l'aurais pas trouvé toute seule; d'ailleurs, cela m'est indifférent, puisque, pareille aux aures, je ne veux que ceci: être heureuse.
—Et vous ne l'êtes pas.
—Non, mais je puis l'être. Je vis là-dessus: c'est mon oeuvre à moi, j'en ai pour jusqu'à ma dernière heure et je suis bien tranquille.
—Vous me donnerez votre secret, dit Entragues.
—Dès maintenant, dit Sixtine. Si une aventure semblable à la première m'advenait, ce n'est pas l'autre qui mourrait, ce serait moi. Vous avez peut-être compris que lorsqu'on me parle d'amour, ce n'est pas seulement la paix de mon coeur qui est en jeu, mais encore la lumière de mes yeux. Cela me donnerait, je crois, le droit de choisir: eh bien, je ne choisirai pas. Ainsi, je n'aurai rien à me reprocher, si je fais naufrage. Je n'aurai usurpé ni le porte-voix, ni la barre, je serai la passagère qui se couche au fond du bateau et vogue les yeux fermés. Et dire, ajouta-t-elle, comme en se parlant à elle-même, qu'il suffît de huit jours pour que je sois sur mer, embarquée vers des récifs, en une nef chavirante et sous des ordres inexpérimentés! C'est ce qui m'attend, n'est-ce pas? Aussi, j'aime autant ne pas partir, la vie ne m'est pas pénible, mais je partirai, car on m'enlèvera de terre et des bras… lesquels?… me poseront sur les coussins au milieu du roulis… Ah! je puis tout aussi bien faire une navigation très heureuse, un voyage de vraie plaisance par des océans pleins de soleil, avec, tout au bout, un port calme et tiède et des sourires d'âmes, jusqu'à la fin…
—Cela sera ainsi, dit Entragues.
La simplicité tragique de cette femme, qui daignait seulement se révéler, le remuait autant qu'un beau lever de soleil ou que de la belle prose, noblement imprimée. Il ne sentait plus, en ce moment, aucun amour pour elle; l'impression était toute littéraire, et avec un reste de conscience, il se maudissait pour ce blasphème. Cependant, il remarqua ceci: les développements métaphoriques par lesquels Sixtine avait indiqué sa conception de l'avenir étaient tout à fait analogues aux images qui l'avaient hanté un jour dans un tel état d'esprit. État fugitif, sans doute, mais dont la naissance, même occasionnelle, révélait de secrètes concordances entre leurs âmes. Sinon les joies de l'union, les synalgies, du moins, étaient possibles, et c'est beaucoup que deux êtres soient aptes aux mêmes souffrances, et que si la vie frappe un des coeurs l'autre soit blessé. Cette pensée transitoire le ramena à l'amour: ses bras, par un ressort soudain détendu, s'ouvrirent et, si elle y était tombée, ils se fussent refermés sur l'infini. Mais il était trop tard de quelques minutes: il y a un tout petit espace entre la sensation perçue et la sensation analysée: c'est là que se loge l'ironique Trop tard.
Sixtine répondit:
—Qu'en savez-vous? Vous-même, pourriez-vous m'en faire la promesse, sur votre vie, que vos lendemains ne m'apporteraient pas la désillusion de vos avant-veilles. En prenez-vous l'engagement?
* * * * *
Le soleil avait régné, et le ciel, par de lentes dégradations, s'enténébrait. Des feux rouges, des feux verts, des feux jaunes éclataient sur le fleuve.
Alanguie sous ses parures, un peu bercée par le remous, une barque tardive s'avança et vint ranger le quai. Les pierres étaient toutes recouvertes de lourds tapis, ainsi que les pavés et les marches de granit jusqu'au trottoir où s'arrêta la voiture. Les porteurs de torches se déroulèrent vers la barque: à leurs flammes vacillées les ors et les pourpres des draperies s'allumèrent et l'eau du fleuve prit la couleur des grenats et des topazes.
Ils étaient seuls. Se tenant par la main, ils firent le chemin en silence, tous deux vêtus de noir et pareils à des ombres.
Dés qu'ils eurent mis le pied sur le bordage, ils se regardèrent et se sourirent. Ils partaient seuls, ils partaient ensemble, et pourtant ils virent dans les yeux l'un de l'autre la mélancolie des voyageurs.
La barque s'éloigna, les torches s'éteignirent: il n'y eut dans la nuit qu'un fanal de plus sur l'eau du fleuve.
* * * * *
—Oui, dit Entragues.
Sixtine tressaillit.
—Oui, répéta Entragues, si vous m'aimez!
Sixtine continua:
—Voilà un récit traversé de bien des bavardages… C'est pour moi que je dis cela.
—J'en mérite ma part, reprit Entragues.
Et il ajouta intérieurement:
«Si vous m'aimez! J'ai eu l'air de poser mes conditions, quelle lâcheté m'a fait prononcer ces humiliantes syllabes. Moi aussi, j'ai gâté mon «qu'il mourût!» Il n'y avait qu'à dire «oui!» Et c'était toute ma pensée, c'était ma vraie pensée. Pourtant, je t'aime, va! Sixtine, je t'aime bien sans conditions, va! Ah! tu finiras bien par le comprendre!»
Sixtine l'observait:
«Ah! pauvre ami, tu ne me comprendras donc jamais?
Elle reprit tout haut:
—Il faut pourtant finir… C'est que j'ai quelque pudeur à me dénuder ainsi… Enfin… Non, grâce pour aujourd'hui… une autre fois… Laissez-moi seule, maintenant, si vous voulez me plaire… sans questions… et sans peur… vous viendrez demain, là. Adieu, mon ami.
XXII.—LE SIMONIAQUE
«La malle bouche, elle a raté si traistre
Qu'elle a baisé et vendu nostre maistre.»
CHARLES DE LA HURTRIE, Contreblason
de la Bouche.
Hubert n'avait nulle envie de penser, mais il n'est pas donné à tous de pouvoir régler son activité cérébrale, de renvoyer au lendemain les affaires sérieuses. Ni la lecture d'un roman naturaliste, ni la méditation des plus abstruses propositions et scolies de la porcologie contemporaine, ni la contemplation des vérités éternelles ne l'empêchèrent de pleurer ses récentes sottises.
Ah! comme à distance, il les jugeait bien les choses, comme il voyait bien ce qu'il aurait fallu faire: nul n'avait à un plus haut degré la présence d'esprit du bas de l'escalier.
L'analyse immédiate était toujours un peu confuse, n'imposait pas de précises conclusions. Sans doute, trois ou quatre minutes au plus, après le moment où l'action eût trouvé sa place, il avait démêlé les pensées et les arrière-pensées de son partenaire et au cours de la quatrième minute il savait déjà ce qu'il aurait fallu faire à la première seconde, mais il ne le savait pas aussi pertinemment qu'après une nuit de sommeil.
Aucun trouble de coeur ne l'avait jamais empêché de dormir; il remerciait le ciel de lui avoir départi des matinées lucides.
Plus il songeait, ce matin-là, plus s'amollissaient sous lui les sables mouvants de l'indécision.
S'étant mis mal à propos en mouvement, l'action lui avait été pernicieuse; attendre, était stérile: c'est le semeur de cailloux qui, vers le printemps, s'attarderait le long de son champ, étonné de ne pas voir verdoyer les germinations.
«Eh bien! se dit Hubert, on ne sait pas, tout arrive et spécialement l'absurde. Il me serait agréable qu'un miracle s'accomplit en ma faveur. Nous verrons ce soir, et, ajouta-t-il, en souriant de lui-même, les jours suivants.»
Pour gagner la nuit, et craignant encore la morosité des heures, il sortit, en quête d'occasionnelles distractions.
La rue était inclémente, les quais balayés par un âpre et humide vent se profilaient mornes sous leurs boîtes closes, spectacle défavorable, pour toute une série d'inquiets picoreurs de science, vraiment à la joie de vivre. Que deviennent-ils, en ces jours de chômage, les inconsolés vagabonds, amateurs de sottise imprimée? Il en aperçut un qui, les yeux tristes et les gestes lassés, allait interrogeant le ciel, tenant bon sous la tempête, guettant une accalmie. Entragues le connaissait: c'était un vieil homme de lettres dont la vie se passait là. Aucun livre ne lui était étranger, il les entr'ouvrait tous, les saluait d'un sourire, mais n'achetait que ceux qui concernaient l'Auvergne, son pays natal. Il en avait chez lui, en un vaste grenier, quinze mille de cette sorte et ne désespérait pas d'en doubler le nombre.
Entragues voulut l'entraîner loin de ces bords désolés; il résista, comme un amant bien décidé à coucher en travers de la porte verrouillée de sa maîtresse.
Cette constance plut à Entragues.
—Venez donc jusqu'à la rue de Richelieu. Il y a là une grande salle mauresque où l'on trouve aussi quelques livres, et on est à l'abri.
—Oui, je ne dis pas, mais on ne peut pas les emporter chez soi.
Entragues le quitta sur ce mot dont il comprenait toute l'amertume, car il en était, lui aussi, de ceux qui ne lisent avec plaisir que les livres dont on est le maître. Livres, femmes, tableaux, chevaux, statues et le reste, l'herbe même et les arbres et tout ce dont on jouit, on n'en jouit qu'à moitié, si cela ne vous appartient pas. Cela explique le peu de succès des musées où il n'y a personne, hormis les dimanches de pluie; il faut une grande indifférence ou un grand détachement pour associer d'ardentes sensations à la contemplation d'un tableau qu'un regard imbécile va polluer l'instant d'après.
Rue de Richelieu, c'était une atmosphère spéciale et qu'on ne respirait que là. Dès la porte, un petit frisson vous secouait les membres et une fois installé dans le fauteuil et à la place numérotée, on ressentait les cruelles atteintes de la fièvre des livres.
Entragues ne put tenir assis. Il se promena le long du pourtour, regardant à droite les crânes et à gauche les livres, ou bien, à droite les livres et à gauche, les crânes. Évidemment, tous ces crânes croyaient à la science et venaient là pour s'infuser les livres, en lesquels, comme on sait, toute science est contenue. Pline, aussi, croyait à la science, et Paracelse, et Erasme et Sammaize et où est-elle, Villon, leur science, là où n'iront jamais tes vers, mauvais écolier! Tu savais toi, et entre beaucoup de choses, tu savais ceci, que celui qui meurt «meurt à douleur». Travaillez, travaillez et un jour, comme fiel, la science vous crèvera sur le coeur. Si c'est pour vivre, travaillez, c'est une excuse, bien qu'il ne faille pas, ainsi où il est écrit dans une préface, attacher trop de prix au pain quotidien, «mais, continuait Entragues, faut-il que l'humanité s'ennuie, par destination, pour qu'il y ait des amateurs de travail!»
—Comment, toi, Oury? je te croyais en province.
—Je me suis fait, répondit Oury, un coin de province à Paris et comme tu vois je suis vivant, ou du moins j'en ai l'air.
—Et que fais-tu?
—Rien.
—Comment, rien? et je te trouve penché sur de gros catalogues?
—C'est pour me reposer un peu la vue, car je ne travaille pas, je regarde travailler.
—Ah!
—Oui, tous les jours, je viens ici vers midi et je reste jusqu'à la fermeture. En été cela dure jusqu'à six heures, alors je fais de bonnes journées; l'hiver, à peine a-t-on le temps de s'installer.
—Et tu ne fais rien?
—Non, j'attends. Je suis comme l'écolier de la légende: j'attends qu'on sorte.
—Ah! mais, mon cher Oury, sais-tu que ta psychologie est du plus vif intérêt. «J'attends qu'on sorte!» Ta devise est la devise même de l'humanité. Elle est admirable, elle est le schéma de la vie, tu es un homme, Oury, tu es l'homme, tu es symbolique.
—Peut-être, mais je n'en tire aucune vanité. Pourtant mon existence est singulière et je crois que peu de créatures auront vécu des jours aussi dénués d'incidents. Assieds-toi donc, nous causerons; je puis bien sacrifier une heure ou deux à un vieil ami.
Entragues consentit volontiers.
—Tu me croyais en province? commença Oury. Non, je suis un disparu, mais non pas un provincial. Là-bas, tu vois? au bureau, il y a un monsieur à cheveux gris, très aimable. Je salue, il me sourit, et m'offre un petit papier que je prends. Je souris aussi, car ce papier qui sert à demander un ouvrage m'est inutile. Je ne viens pas travailler, mais regarder travailler.
Je passe là quatre ou cinq heures fort agréables.
Le matin, chez moi, c'est autre chose. Le temps se traîne comme un serpent, se tord, baille et me mord et m'insinue le venin cataleptique de l'ennui.
Parfois, quand il fait beau, j'ouvre ma fenêtre, et je regarde vers de lointains arbres; en d'autres matinées je me lis du Ronsard: le temps s'en va! le temps s'en va! Non, il dure, inutile et tenace.
J'eus, il y a quelques années, deux ou trois mois de répit.
Peins-moi, Janet, les beautés de ma mie.
Ce fut à partir en quête de ce portrait chimérique. Pourquoi Thomas de Leu ne l'aurait-il pas gravé? Il n'a pas son second pour rucher une collerette empesée, pour allonger férocement une figure de ligueur, mignonnement un visage de princesse. Comme elle n'existe pas, cette image, et que je le savais, je la cherchai avec persévérance, car j'étais sûr au moins de ne jamais toucher du doigt la finale désillusion.
Mon cheval las, cependant fléchissait; le désir d'un coup de fouet, lui cingla la croupe: je venais de rencontrer, dans la cour du Louvre, ma princesse peinte par Janet. A sa figure longue et pâle, à ses yeux en amande, à sa large collerette blanche, à sa taille fuselée amincie par un corsage en pointe, à son chapeau Marie Stuart, à ses gants gris, des gantelets, à un air Renaissance indéniable, je la reconnus et en devins amoureux.
Comme je suis fort régulier dans mes habitudes, les matins qui suivirent celui de la vision première, la princesse ne manqua pas de m'apparaître, toujours la même et toujours princesse. Elle entrait au Louvre, moi, malheureusement, j'allais à la bibliothèque, je ne pouvais ni m'arrêter, ni la suivre, de sorte que je fus longtemps avant de savoir si c'était une hallucination ou la réalité tangible d'une femme douée de chair et de jointures.
Nous nous quittions sous la voûte où s'ouvrent en vis-à-vis les égyptiennes et les assyriennes perspectives: elle entrait à droite et je continuais mon chemin. J'aurais pu entrer et la suivre, sans doute, mais les heures que je passe ici me sont sacrées: je ne travaille pas, cela est vrai, mais je pourrais travailler: je veux, du moins, garder la possibilité du devoir. Tout ce qui me reste de volonté s'est transmué en habitudes: briser le fil, ce serait résoudre la série des mouvements appris en une éternelle et buridanesque immobilité.
Tu vois que je me connais un peu. Plus je vais, plus me manque la force initiale. Je puis tout continuer, je ne puis rien commencer. Entre la volonté et l'acte, un fossé se creuse où je tomberais en essayant de le franchir: c'est une impression physique.
Finalement, la princesse surgit un jour coiffée d'un chapeau Van Dyck qui faisait de très laides ombres sur sa figure blanche: adieu ma princesse peinte par Janet. C'était une femme comme toutes les femmes et qui, décidément, ne rachetait ce défaut par aucun mérite spécial.
Voilà mon aventure.
Au fond, je trouve encore la vie assez supportable à partir de midi.
J'attends le souffle, je regarde travailler, c'est une occupation, cela.
—C'est une occupation, dit Entragues. Adieu. Tu ne sors pas avec moi?
—Oh! non, répliqua Oury, c'est impossible. Pas avant quatre heures.
Assez attristé, Entragues s'éloigna, continuant sa promenade, cherchant parmi les crânes penchés une chevelure familière à ses yeux. Vaine enquête; alors, il sortit seul, sans le compagnon qu'il aurait voulu et remonta la rue jusqu'au boulevard.
Aux confidences de ce triste malade, jadis un intelligent garçon, destiné, pensaient ses amis, à rédiger d'intéressante critique rétrospective, une sorte d'histoire de la pléiade, moins puérile et plus brave que celle du dolent Sainte-Beuve, Entragues eut peur de s'anonchalir. Ces maladies de la volonté étaient contagieuses: il décida de fuir cet intellectuel lépreux et d'abolir, d'abord, en lui-même, tout souvenir de la rencontre. Un pareil mal pouvait surprendre ses nerfs et coucher sa volonté dans l'ornière de l'habitude; il ne se souciait pas d'un séjour, ni même d'une excursion de touriste, aux frontières de la folie.
Il flâna de divers côtés, en des bureaux de rédaction, à la recherche de Van Baël, qu'il voulait consulter sur un détail de costume, passa une demi-heure à la Salle des ventes où il acheta quelques soies anciennes et un lot d'ornements d'église fanés, laids, mais sacrés et sentant la simonie.
Un prêtre simoniaque, depuis des années, le hantait: c'était une face maigre avec des yeux haineux, un corps violemment ossaturé, rigide, des mains longues, des mains blanches, des mains souples aux ongles carrés, des mains de vendeur d'étoffes, des mains de bénisseur, des mains de juif vite rentrées sous le manteau avec le prix du sang. En quel siècle, en quel pays vivait-il?
«Pour atteindre à quelque justesse d'analyse, songeait Entragues, en rentrant chez lui, une chasuble sur les genoux, un gros tas de broderies sacerdotales emplissant le reste de la voiture, pour insinuer à ce simoniaque de la vraie vie, il faut qu'il soit moderne. Il faut que je puisse entrer dans son église, m'asseoir un soir et un soir m'agenouiller dans son confessionnal, boire le vin de son calice et les hosties de son ciboire. Il faut que je sois comme lui simoniaque et sacrilège, ah! quelle épreuve! et sentir comme lui l'irrévocable damnation et m'exalter de jour en jour dans l'opprobre secret de mes mensonges!»
Sixtine vint à son secours: la robe rouge le délivra de la robe noire.
L'heure sonna du rendez-vous donné la veille.
—Madame est sortie!
—Ah!
Ce fut tout. A quoi bon même rouvrir la bouche?
XXIII.—L'ADORANT
III.—LA FUMÉE DE L'ENCENS
«Il y a un décret, Valérien, que je
veux le dire: j'ai pour amant un ange
de Dieu, qui, avec une extrême jalousie,
veille sur mon corps.
Bréviaire romain, Office de
sainte Cécile.
De l'encens! De l'encens!
Que d'encens il y a dans les encensoirs!
Que de fumée il y a dans l'encens!
Nuage, c'est païen. Vierge! fi! de se cacher dans un nuage pour faire l'amour. Mais à quoi bon? Je vois les ailes de l'ange dont la blancheur éclate sous le nuage odorant. C'est avec cela, avec si peu, Vierge! fi! qu'il t'a grisée pour avoir raison de toi. Et tu lui souris, je vois tes yeux dont la fulgence éclate sous le nuage odorant, à l'ombre des ailes blanches!
Toi l'immaculée! Et pour qui tant de pureté souillée? Pour qui? Pour un ange?
Tu as cru que c'était le Saint-Esprit?—Oui, la colombe m'a becqueté les lèvres et j'ai entr'ouvert la bouche et je lui ai donné le petit bout de ma langue. Je parle de longtemps. C'était très agréable et j'avais toujours envie de recommencer.
—Ah! Vierge, fi! tu mens comme une femme. Les colombes n'ont pas de si larges ailes.—Ce sont les ailes de mon manteau.
—Ah! Vierge! fi! les colombes n'ont pas les cheveux frisés.—C'est la rosée qui a ébrélé ses plumes.
—Ah? Vierge! fi! les colombes n'ont pas de plumes blondes.—Mais si, mais si! Et puis elles ne sont pas blondes, figliuolo, elles sont gorge-de-pigeon.
Della Preda était confondu par tant d'aplomb. Comment une Vierge en qui il avait mis toute sa confiance, sub tuum præsidium!
Le colloque reprit ainsi qu'il suit:
—Ah! Vierge! fi! songe à ta famille, songe à ton chaste époux! songe à ton fils! songe à Dieu le père! Veux-tu déshonorer le créateur du ciel et de la terre? Qu'allons-nous devenir, si tu émeus sa colère. C'est toujours sur nous que cela retombe, pauvres hommes et nous aurons encore la peste.—Ecce ancilla Domini! mon ami. Je suis aux ordres du Très-Haut, et s'il lui plaît de m'envoyer un ange?
Della Preda ne sut que répondre; car il avait trop de religion pour discuter les décrets éternels. Il fit seulement remarquer à la madone que si le Très-Haut lui avait envoyé un ange, ce n'était pas apparemment pour faire l'amour avec.
—Ah! mon Dieu! cria la Novella.
D'ailleurs, reprit Della Preda, je suis en paix, les anges n'ont pas de sexe. C'est un jeu. Eh! la question est controversée…
—Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! cria la Novella.
Ainsi, saint Ambroise qui a beaucoup parlé des anges, ne se prononce pas d'une façon péremptoire. Il note que d'aucuns, ayant failli, furent expédies «dans le siècle» et remplacés au concert céleste par les plus méritoires virginités. Comment ont-ils failli, et cette expression ne doit-elle pas s'entendre delà chair?…
—Ah! mon ange! cria la Novella.
Ou bien sont-ils, comme leur nom, épicènes. Cette opinion fut soutenue, mais je la crois hérétique, car ces vases de pureté, se trouvant doués des deux sexes, auraient trop de tentations et trop sous la main. Tertullien, de même qu'Origène, leur accorde un corps; cela, je le sais, je le vois et qu'ils en font un profane usage.
Ah! je vais perdre bien de mes illusions sur les anges: il faudra que je soumette le cas au padre qui m'enseigna la théologie…
Si je me souviens de mon livre d'heures, n'est-il pas écrit en l'office de Sainte-Cécile: «Valérien trouva Cécile priant avec un ange dans son lit.» Cécile, d'ailleurs l'avait prévenu: «Il y a un secret, Valérien, que je veux te dire: j'ai pour amant un ange de Dieu, qui avec une extrême jalousie veille sur mon corps.» Oui j'ai lu cela dans mon livre d'heures, pages sacrées que ne doit pas même effleurer l'irrespect. C'étaient des amours saintes, et saintes aussi, sans nul doute, celles qui m'oppressent le coeur. Pardon, madone! Pourtant tu me fais souffrir et tu me fais pleurer, je n'ose plus, honteux du spectacle qui a troublé mon âme, lever mes yeux malhonnêtes vers tes yeux béatifiés. Tu fais ce que tu veux, étant reine et moi j'ai un devoir, aimer, pâlir et mourir si tu l'ordonnes.
Je ne comprends pas, mais qu'importe? Est-ce que je comprends le mystère de la Sainte-Trinité?
Si tu as choisi, comme la charmante et bienheureuse fille, un ange pour amant, c'est que telle est la fonction des anges d'être les amants des vierges: ainsi fut-il ordonné par le Seigneur de toute éternité.
Et moi, je suis indigne; j'ai un corps souillé et deux fois souillé: depuis le baptême de ton amour, madone, les séductions charnelles ont eu raison de la grâce que ton intercession m'avait départie.
A une femme, quelle femme! à une infidèle, quelle infidèle! à une esclave, j'ai livré mon corps régénéré par la condescendance de tes regards, lavé par tes larmes, purifié par ton sourire, comme un haillon scabieux par les ruissellements des sources et les rayonnements du soleil.
Tu m'as châtié, madone, mais dois-je me plaindre, puisque moi-même je t'avais supplié de lever la verge sur mes épaules? Tu m'as bien châtié, merci… Non, ma Novella je vous aime trop pour être lâche, je vous hais maintenant, impure et parjure Vierge!
Songe que je t'aimais pour ton immaculée candeur, et que ta peau virginale s'est maculée d'ineffaçables taches…
—Il n'y paraît plus, dit la Vierge, j'ai une robe neuve.
—Monseigneur, dit Veltro, en saluant le prisonnier, la cérémonie s'achève, il faut rentrer. J'ai pris sur moi d'allonger un peu les minutes, mais la consigne, seigneur, la consigne… C'est une belle fête, tout de même que le couronnement d'une madone. La Novella, on la couronne tous les ans, à l'Assomption, et on lui change, par la même occasion, sa robe rouge: c'est l'usage. De la vieille, on habille des petites pauvresses, oh! ce qu'elles sont fières, les coquines; enfin, c'est l'usage, quoi!
—Encore un instant, Veltro, je vous prie, mon ami?
Depuis qu'ayant levé les yeux, Della Preda voyait face à face la Novella, radieuse en sa pourpre neuve et sans le voile d'aucun nuage, son angoisse s'apaisait et son effarement. Il ne ressentait plus que le trouble qui suit les mauvais rêves, comme une persistante odeur, mais voilà que, soudain, sonna sous son front la sensation du blasphème: ce fut obscur et violent: il s'évanouit et Veltro le prit dans ses bras.
XXIV.—LA COULEUR DU MARIAGE
«Le mari dotal doit à sa femme
trois nuits par mois.»
Lois attiques, liv. VIe, titre 1er, art. 14.
«Bon, se dit Entragues, en entendant sonner la sonnette, c'est l'ange russe… Ah! j'ai rédigé un beau blasphème! «…dans ses bras.» Voilà. Et dire que, faute de comprendre, on me taxera d'impiété, moi qui fais du bréviaire romain ma quotidienne lecture, non moins qu'un clerc et pour qui le nom de Voltaire est un mot infamant.»
—Mon cher Moscowitch, je vous fais attendre, c'est que je finissais une phrase et que cette phrase clôt un chapitre.
L'ange russe assista au déjeuner d'Entragues, en buvant du thé. Il parlait peu, semblait se réserver.
—Vous avez, demanda Entragues, vos manuscrits, vos plans, vos théories?
—Ma théorie, dit Moscowitch, c'est de faire du théâtre une école de pitié.
—Les orphelines, les bâtards, les enfants trouvés, les veuves, les condamnés à mort, les serfs du capital, les filles mères, les invalides du travail, les vagabonds et les victimes du devoir. Eh bien, en les habillant de souquenilles russes, en leur donnant des noms en itch pour les hommes et en ia pour les femmes, avec quelques troïkas, de la neige, de la Sibérie, un pope ou deux, des policiers à casquettes plates, quelques angéliques putains, et un choix raisonné d'assassins darwinistes, on peut écrire des chefs-d'oeuvre, de vrais chefs-d'oeuvre, tandis que, voyez à quoi tient la fortune, ces mêmes loques, passées à la teinture française, les fabricants les plus recommandables, les plus notables commerçants en la matière, des hommes décorés, des gens qui ont des maisons de campagne à Ville-d'Avray, n'oseraient plus les mettre à leur étalage.
—Pourquoi? demanda Moscowitch.
—Parce que cela ne ferai pas d'argent.
—Je crois, dit Moscowitch, que vous me raillez, en ce moment.
—Vous êtes riche, n'est-ce pas? Alors la raillerie ne vous atteint pas. On ne peut pas, en France, railler la richesse, cette impiété vous est défendue par nos moeurs adulatoires. Cependant, si vous aviez du talent, le droit commun vous ressaisirait: jusque-là, soyez tranquille et marchez la tête haute.»
Ils entraient à la Revue Spéculative. La présentation de Moscowitch ne sema aucune curiosité. Fortier fut aimable et Van Baël, distrait. Cependant, lorsque, soufflé par Entragues, il eut déclaré: «Je veux régénérer le théâtre par la pitié,» les yeux s'ouvrirent et Renaudeau, égayé, le traîna sur la claie. Ce fut un des plus amusants cours d'histoire dramatique qu'on eût jamais professé pour l'instruction d'un débutant. Renaudeau citait des noms dont nul n'avait jamais oui les syllabes et Moscowitch prenait des notes, s'engageait à lire, remerciait.
Cette ironie facile agaça Van Baël qui d'un ton de supériorité prit le russe sous sa protection et lui donna quelques conseils sages et finalement deux ou trois bien inutiles lettres d'introduction pour les directeurs, qui n'ouvraient, naturellement, jamais leur porte à des inconnus.
—Ah! voilà la marquise! dit Fortier, envoyant entrer une femme à l'extravagante mise, dont les tempes disaient plus que la quarantaine. Sanglée en un corsage noir constellé en guise de boutons d'authentiques monnaies d'argent anciennes, un collier de pareilles médailles au cou, ses cheveux bouclés au fer et teints en blond rosé cascadant sur ses épaules; un chapeau à la Longueville hérissé de plumes rebelles, des bracelets jusqu'au coude sous ses manches larges, un lourd vêtement de fourrures ouvert et rejeté en arrière d'où pendaient vers le col, les deux plaques d'une agrafe larges comme deux boucliers. Elle releva son nez busqué, fixa sur Fortier ses regards impudents de femme qui a feuilleté sans en passer une page l'album de la luxure et dit, minaudière:
—Mon petit Fortier, et mon Lauzun?
—J'aimerais, Madame, être le vôtre», dit Fortier.
Ses yeux répondirent avec une rapidité d'éclair:
«J'accepte!» Elle reprit verbalement:
—Vous m'aviez promis les épreuves pour cette semaine cependant?
Pendant que Fortier essayait de la convaincre que la Revue Spéculative était indigne de ses mérites, que l'argent rare partout, avait une sorte d'effroi de sa caisse, etc., Moscowitch s'informait:
—Qu'est-ce que cette femme?
—On l'appelle la marquise, je ne sais pourquoi. Ses monnaies lui ont valu d'autres noms: le Médaillier, celui-ci, plus cruel: le Reliquaire. Enfin, comme elle signe Françoise des recettes de cuisine dans un journal de mode, Renaudeau l'a dénommée Françoise-les-bas-bleus. Il est probable qu'elle a un nom réel, quelconque ou insignifiant.
—Dire qu'à mon âge, fit Renaudeau, je n'ai jamais vu de bas-bleus, les modistes les portent rouges, le plus souvent et c'est là que j'ai mes amours.
—Rouges? Moi aussi, dit la marquise.
Elle campa son pied sur une chaise, releva sa jupe jusqu'à la jarretière.
La jambe était belle, encore, et la réponse spirituelle.
Renaudeau, s'avouant battu par le geste, se baissa et posa ses lèvres vers la cheville, avec un air qui voulait dire: je regrette de ne pas faire plus.
«Et moi aussi!» répondirent les yeux de la marquise.
Ayant salué non sans une certaine grâce ironique, elle sortit sûre maintenant que son article passerait.
Fortier gronda son secrétaire: elle avait payé de sa personne, paiement reçu et signé, on ne pouvait plus refuser sa prose. Mais elle n'aurait pas d'argent.
—Renaudeau il faudra vous dévouer.
—Eh! fit Renaudeau, cette coquine est pleine de surprises, j'accepte.
Moscowitch, très étonné, trouvait ces moeurs singulières. Il demanda à
Entragues:
—Et l'article de cette femme, même mauvais, passera dans la Revue, parce qu'elle a montré sa jambe?
—Oui, dit Entragues, distraitement, car il songeait, en entendant la question de Moscowitch, combien pouvait être dangereux, un homme si profondément naïf. «Il doit être plein de spontanéité, comme une source cachée, et que fait sourdre un coup de pioche. Sixtine, tel jour lui blessera le coeur, et jailliront sous la blessure de violentes effusions d'amour. Il sera bon de le surveiller, de lui infuser des distractions littéraires. Ceci serait un moyen: lui faire entendre qu'il a du génie, qu'il se doit à lui-même, à ses deux patries, à l'humanité, de ne point souffrir que périclite la plante merveilleuse qui… que… Dieu, la Nature, la Gloire et autres entités… je ne suis point jaloux… de la jalousie mon chapitre de ce matin m'en a guéri, j'ai torturé Della Preda et le bourreau a laissé tomber les tenailles qui mordaient ma chair… jaloux, non, mais inquiet: en somme, c'est de moi qu'il s'agit, j'ai incorporé Sixtine à ma vie: si on me la prend, je suis mutilé.
—Tenez, dit-il à Moscowitch, comme entrait un être maigre et blondasse, terreux, et les yeux terrifiés d'apocalyptiques visions, voici un type à observer. Vous avez beau avoir du talent, et même plus que du talent (bien), mon cher ami (ces mots familiers donnent du prix au compliment, en le revêtant de sincérité), oui malgré mon penchant à l'ironie, il faut bien que je finisse par avouer l'impression que vous avez faite sur moi (ses yeux s'illuminent), oui, plus que du talent (il s'épanouit: ouvre-toi, précieuse fleur de la vanité, exhale la capiteuse odeur, grise-le)… eh bien, il ne faut rien négliger… l'observation… les petits faits caractéristiques… ces riens qui, capitalisés, donnent au drame, comme au roman, un air inimitable de vérité vraie (apostat!)… la Vérité… mon cher… la Vérité il faudrait une échelle pour peindre sur le rideau du néant la capitale convenante à ce mot…
VÉRITÉ
Il commence à comprendre que je lui veux du bien…. Écoutez-le, il s'appelle Blondin, il a été joli comme son nom, joli comme un coeur, aussi les femmes n'en ont laissé que la coquille.
—Ah! mes pauvres amis, gémissait Blondin, après être demeuré un bon moment affalé sur une chaise, il y en a encore UN cette semaine. Cela fait le septième de l'année, sans nombrer tous ceux qui passent inavoués ou inconnus… Ah!
—Un quoi? demanda Moscowitch.
—Un enterrement prématuré.
—Ah! continuait Blondin, en étendant des bras crispés vers une vision d'horreur, être enterré vivant, se tordre dans le cercueil sous l'angoisse de l'étouffement… et d'abord tout le calvaire des cataleptiques condamnés au supplice… les hypocrites pleurs… les remuements dans la chambre… la funèbre menuiserie… l'église… le Dies iræ… les pierres et la terre en pluie qui sur le chêne tombent, tombent, tombent… puis le silence, le silence, le silence…
—Blondin, mon cher, dit Fortier, vous devriez vous marier, cela vous distrairait.
—Pauvre femme! dit Renaudeau. Qu'il en prenne de passagères.
—Mais, je crois, dit Entragues, que ses principes…
—Oui, ce malheureux est vraiment maltraité par la vie. Quel exemplaire! Et pas un de nous qui ne soit assuré contre un tel détraquement. Quand on songe à cette possible finalité, c'est à suivre le conseil de Fortier, se marier, se faire bourgeois, procréer et ne lire que la première page des journaux, le feuilleton, la bourse et s'interdire les faits divers comme trop émouvants.
—Plus d'un parmi nous finira ainsi, dit Entragues, par le mariage, la progéniture corporelle.
—Ne trouvez-vous pas singulier, Entragues, que pour se marier, on soit tenu à subir des cérémonies et le consentement de ses contemporains?
—Je crois, dit Entragues, que le mariage religieux, dans une petite chapelle solitaire, sous la main d'un prêtre ému, en présence de deux ou trois amis chers, sans aucun discours que les admirables paroles du missel, sans fêtes, ni danses, ni nourritures consécutives, je crois qu'en de telles formes, le mariage est un acte intéressant et dont on doit se souvenir avec joie, surtout si une lampe rouge pendait à la voûte, si le prêtre avait une belle voix bien accentuée, et si on aime sa femme. Pour le mariage tel qu'on le pratique, c'est la plus répugnante des cérémonies imposées aux hommes par la tradition, c'est, quoi? l'autorisation officielle donnée par la société à un homme et à une femme de coucher ensemble. Voilà. Ah! l'analyse vient à bout de tout, même des usages les plus sacrés.
Entragues, pour ces phrases dites avec une très noble conviction, fut presque applaudi. C'était la pensée de tous façonnée en bon langage.
Seul, David Dazin semblait contristé. C'était un mince et long Belge à cheveux bouclés, blond comme la lune et assez inquiétant. Sa vanité se plaisait aux blagues des journaux qui raillaient de temps à autre sa théorie des voyelles colorées. Bien que l'ayant prise à Rimbaud, il croyait l'avoir inventée et se targuait d'un génie révolutionnaire. Rimbaud était un fou avec des lueurs qui atteignaient souvent le talent; Dazin était un raisonnable en quête de la folie: elle l'avait messervi, car ses indéfinissables désarticulations ne formaient sur le plancher des clowns que des poses peu nouvelles et peu plaisantes.
Il feignit une grande douleur de sens blessés en leur délicatesse et, s'adressant à Entragues:
—Comment, vous associez à du rouge, c'est aux éclatants cuivres, une image telle que le mariage religieux? Les orgues, ici, s'imposent, c'est le noir.
—Mais, répondit Entragues, je ne détermine aucune obligatoire association. Je vois mon sanctuaire éclairé d'une faible lampe rouge, association tout occasionnelle et toute personnelle. Quant au mariage, il est blanc, bleu, rose, sans doute, à l'ordinaire; pour moi, il est noir avec un point rouge et quelques rayonnements d'or assombri.
—Ce serait mieux, fît Dazin, mais le rouge seul, ainsi avais-je compris, me peinait.
—Ah! ce pauvre Dazin, il est si sensible!
—Entragues, interrompit Portier, voulez-vous une loge pour l'Odéon, demain?
—Oh! non, merci.
—Prenez garde. Il y a une surprise. On jouera…
—Quoi?
—Vous verrez! vous verrez!
—Soit! fit Entragues.
XXV.—S'EN ALLER
«Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée
à un désert confortable, à une arche immobile
et tiède où il se réfugierait loin de
l'incessant déluge de la sottise humaine.»
HUYSMANS, A Rebours.
Moscowitch, qui s'ennuyait, solitaire en d'obscures discussions, salua l'honorable rédaction et s'excusant près d'Entragues, sortit.
—Ah! fit Renaudeau, nous allons peut-être savoir quel est ce nouveau fabricant de littérature dramatique?
—Je n'en sais rien moi-même, dit Entragues, ne l'ayant amené ici que par politesse internationale.
—Et pour vous en débarrasser? dit Fortier. Mais Renaudeau ne se laisse pas facilement circonvenir. D'ailleurs, nous allons bien voir, il m'a laissé de la copie: L'Expiation volontaire, drame en huit tableaux.» Ah! il y a une Note explicative: «A défaut de la justice sociale, la justice intérieure châtie le coupable; l'une a pour conséquences, l'opprobre; l'autre, la réhabilitation; l'une abaisse, l'autre relève.—(Un point, un trait. En lettres deux fois soulignées:) «L'EXPIATION VOLONTAIRE SANCTIFIE.»
—Eh! dit Entragues, c'est bien puéril, mais le texte contient peut-être d'intéressants détails.
—Oui, fit Renaudeau, une forme nouvelle légitime tous les sujets, comme un bon rétamage masque le vert-de-gris. Réclamez-vous de l'indulgence?
—Oh! non, dit Entragues, bien que j'aie un certain intérêt à ce qu'il se croie destiné à de la gloire. Si vous voulez m'être agréable, nourrissez-le d'illusions, jusqu'au coup de poignard final.
—Vous devenez donc méchant, Entragues? demanda Fortier.
—Non, c'est pour jouer.
Il demanda une enveloppe, y inséra le coupon de la loge avec sa carte et, l'ayant suscrite du nom et de l'adresse de Madame Sixtine Magne, la fit porter. Dès que le garçon de bureau fut sorti, il eut un remords: peut-être aurait-il mieux fait d'y aller lui-même. Non. Si. Non. Si.
La voix de Renaudeau, qui venait de parcourir le manuscrit, arrêta ce fatigant jeu de bascule.
—Ce n'est peut-être pas si mauvais. Dès qu'il y a une philosophie dans un drame, cela paraît supérieur à ce que nous avons. Notre théâtre classique est si dénué de sens mystique! Corneille fait de la politique, Racine, de la psychologie de laboratoire, et pour Molière, il est fermé à tout ce qui n'est pas ruse, jouissance, banales généralités de l'amour, entités vagues. Quand il veut relever quelques traits de moeurs, c'est pour asservir les femmes à la matérialité de la vie, railler la noblesse, parce qu'il n'en est pas, ou les médecins, parce qu'ils ne savent pas le guérir de son hypocondrie. Veuillot, mais Hello surtout, l'ont bien jugé: il ferme la porte. C'est bien le théâtre d'un gassendiste.
—Vous parlez de Molière? demanda Calixte, en entrant, c'est un misérable: il a raillé le rêve.
—Cependant, réclama Van Baël, et Alceste, et Don Juan?
—Mais, reprit Renaudeau, s'il n'avait rien fait du tout, il serait comme Voltaire, en dehors de la critique.
—N'étaient ses ridicules paysans, Don Juan aurait du charme, dit Calixte. Mais voyez comme tout se rapetisse dans le cerveau de ce bourgeois: si Don Juan n'est pas un délicat, s'il ne choisit pas dans le vaste champ d'épis les plus beaux, les plus hauts et les plus dorés, s'il fait gerbe de tout, ce n'est plus Don Juan, c'est un coureur de jupes.
—Mais précisément, dit Entragues, s'il les aime toutes, c'est qu'il les idéalise toutes.
—Je ne crois pas, dit Calixte: Molière n'a donné des paysannes en pâture à Don Juan que pour mettre dans sa pièce la note comique: il fallait faire rire, et la première imagination venue a été la bonne. Et Alceste? cet homme qui déteste les hommes et qui préfère la solitude à quelques concessions demandées par la vanité d'une jolie femme, cet homme trouve-t-il, au cours de cinq actes, un mot, un seul mot, qui peigne l'état d'âme d'un haïsseur d'hommes. Il n'est qu'un grincheux. Il met au-dessus de tout la joie d'être lui-même en liberté, loin du monde, et il ne sait pas le dire: il n'a pas d'âme! Thisbé, si moquée, la Thisbé de Théophile, avec quelle grâce délicieuse elle raconte à Bersiane sa peur du bruit, de la vie extérieure, du mouvement des choses.
THISBÉ
Sais-tu pas bien que j'aime à rêver, à me taire
Et que mon naturel est un peu solitaire,
Que je cherche souvent à m'ôter hors du bruit?
Alors, pour dire vrai, je sais bien qui me suit:
Quelquefois mon chagrin trouverait importune
La conservation de la bonne fortune,
La visite d'un Dieu me désobligerait,
Un rayon de soleil parfois me fâcherait.
Et que les professeurs ne viennent pas nous dire que le sentiment de la nature était inconnu au XVIIe siècle, quand on trouve encore dans ce même Théophile des vers tels:
Les roses des rosiers, les ombres, les ruisseaux,
Le murmure des vents et le bruit des oiseaux,
ou tels:
Chaque saison donne ses fruits,
L'Automne nous donne ses pommes,
L'Hyver donne ses longues nuits
Pour un plus grand repos des hommes.
Le Printemps nous donne des fleurs,
Il donne l'âme et les couleurs
A la feuille qui semblait morte…
Je ne sais plus le reste. On lit toujours les mêmes livres, acheva Calixte, sans se douter que ceux-là seuls ont un intérêt que le grand nombre dédaigne.
—Théophile, dit Entragues, est un des rares poètes français. Il est plein de délicates rêveries, je le connais bien et je l'aime:
Prête-moi ton sein pour y boire
Des odeurs qui m'embaumeront.
Le second Théophile en a parlé sans l'avoir lu. Cela se comprend, s'il l'avait connu, pourquoi aurait-il passé son temps à l'expliquer. On ne parle jamais que de ce qu'on ignore; parler de ce que l'on sait semble inutile: on s'y ennuie et on ennuie aussi. C'est pour cela que la critique est, le plus souvent, si déplaisante quand elle est bien informée, et, le reste du temps, d'une mollesse répugnante et vomitoire.
—Ainsi celle de Bergeron, dit Calixte. Pourquoi avez-vous accepté sa dilution de niaiseries sur Verlaine et sur Huysmans?
—Comme réclame, mon cher, dit Fortier. Virtuellement, c'est imprimé sur les feuillets bleus des annonces initiales et finales.
—Il a de l'esprit, dit Renaudeau, cela amuse: il faut vivre. Cela nous a valu plusieurs abonnements motivés.
—C'est l'homme qui fait semblant, dit Entragues. Il est aussi incapable de sentir la poésie de Verlaine que moi, celle de Molière.
—Et puis, reprit Calixte il est vraiment trop dénué de principes. Après un éreintement, il vous offre très bien, quoi? un autre article «sérieux, celui-là et selon ses vrais sentiments». Il y a, comme dit Goncourt, des «cuistres badins». Ah! depuis Hennequin, auquel la précision de sa méthode et la sûreté de ses déductions faisaient pardonner un absolutisme de théorie un peu dur, je ne vois rien,—que ceux de demain, ceux qui parlent encore dans le désert. C'est pourtant intéressant de lire l'opinion motivée d'une intelligence sur les oeuvres tant vieilles que neuves…
—Il nous reste la Fiction et les Vers, dit Entragues, et cela me suffit.
Dazin, qui n'avait proféré que des inarticulations depuis que ses voyelles bleues et rouges avaient sombré sous les coups de vent de la causerie, déclara:
—Rien, plus rien, et d'ailleurs, il n'y a jamais eu rien, mais on croyait, on ne croit plus. Ils ne savent pas écrire, ils ont peur des mots. Moi je les aime. Bientôt vont surgir les Abyssales, qui, en ce moment s'impriment: vous verrez c'est un chapelet de médailles où avec une certaine force matérielle j'ai relevé des profils de femmes. Je les crois d'un tolérable style. Voici de la première, les premières lignes:
«Basilisse, icône.—En la lubrique et parthénoïde incognition l'abyssale lueur du muliébrile futur vers les flammes et la brûlure chimérique ah (les ailes se déploient pour ce vol et chatoient les prunelles: la soie se froisse au froissis du charnel)! somnole et se voilent blonds les sens cruels!
Elle.
Si blonde l'ombre.
Sourire à la croissance des gazons vernale et les glaïeuls mourraient d'ennui le sang retourne au coeur.
Aigus déjà? l'arachnéenne matité en déchirures et les pointes le rouge et le bouclier se décide aux auréoles jumellement ondent les Seins.»
Parmi les flocons de ce brouillard verbal, Entragues soupçonna qu'on avait voulu suggérer la naissance de la puberté et l'éveil des sens. Il savait les faciles arcanes de ces phrases tortionnées dont Dazin n'était pas le trouveur. Un tel style n'était pas absolument damnable, pourvu qu'on ne s'en servît qu'à l'occasion d'obscurité voulues et avec la glose d'un contexte.
Mortifié d'être compris par un simple analyste, Dazin s'en alla.
—Il se croit, dit Renaudeau, un Mallarmé ou un Laforgue plus subtils.
—Il n'a pas même, dit Calixte Héliot, surpris les plus élémentaires de leurs procédés.
—Les procédés d'un poète, dit Entragues, font partie de son talent: il serait bien stérile de les posséder. Mallarmé joue avec les couleurs complémentaires de celles dont il veut suggérer la vision. Si Dazin était resté je lui aurais livré ce secret et aussi que pour être un Laforgue plus subtil, il faut en plus d'une capricieuse syntaxe, d'abusives métaphores de mots rares, etc.,—une spontanéité qui touche au génie.
Sortis ensemble, Hubert et Calixte s'en allèrent au hasard des rues, continuant, presque toujours d'accord, la conversation commencée à la Revue.
Cette fois encore ils ne se quittèrent qu'à l'heure de dormir, heureux de jouir l'un de l'autre, avec la certitude de se plaire pareillement, d'émettre de concordantes pensées, de ne pouvoir rien proférer qui fût pour l'un ou pour l'autre un blasphème.
Comme ils notaient le parallélisme de ces deux soirées que de fortuites rencontres leur donnaient, à brève distance, Hubert fit remarquer à Calixte la dualité dans le processus des événements:
«Quand un fait s'est produit, il se reproduit toujours une seconde fois.—C'est l'axiome. Il est évident que pour le démontrer, il faudrait se munir d'une multiplicité d'anecdotes historiques, et je ne sais si cela serait possible. Pour ce qui est de moi et de ma vie écoulée, il est d'une surprenante et d'une effrayante exactitude, si bien que je pourrais, je crois prédire environ la moitié de ce qui m'arrivera d'ici le sommeil final. Au reste, cet axiome m'est peut-être tout personnel, spécial à mon organisme. Une telle tendance à la répétition n'est la source d'aucune joie. Je veux bien que les plaisirs se trouvent doublés comme les peines et que la proportion, en somme, reste la même, mais considère l'infirmité de la mathématique appliquée à l'âme humaine: si j'ai sept douleurs pour une félicité, cela m'est moins pénible, assurément que d'en porter un double poids contrebalancé par une aussi faible duplication que celle de un en deux. Prolongées vers l'infini les deux proportions s'en iraient éternellement équilibrées, mais le plateau des peines se brise avec ses chaînes et nous écrase le coeur.
A la sommation de Calixte, adroit à faire dévier une causerie engagée sur la route des abîmes, Entragues conta à son ami quelques-uns de ses plans. Que d'oeuvres à construire! Ce n'étaient pas les pierres de taille qui manquaient, ni les ciments, ni les accessoires, mais le temps. Il avait, prêtes à s'édifier, plus d'idées qu'un siècle n'en pourrait utiliser, et parfois ce qui ne serait jamais fait l'effrayait et le hantait comme un pullulement de gnomes. Certains matins, il avait songé à ceci: mettre dans une valise quelques livres, ses cahiers, ses notes, ses feuilles écrites et s'aller cacher, pour le reste de sa vie, en une maison bien close, sur le bord de la mer. Il la voyait, bâtie dans les dunes, entre la grève et les premiers arbres de la côte: nulle végétation tout autour que les herbes pâles, les chardons violets et les hautes ivraies des miellés; la vue des clochers au loin, du côté de la terre; de l'autre, la mer et un phare debout, au milieu des vents et des flots, comme un symbole. Les charrettes passent, pleines de varech, les chevaux et les hommes haletants dans le sable, attelés au labeur de la fécondation du sol, et lui les regarderait passer, attelé au labeur de la stérilisation des désirs. Vers les équinoxes, l'embrun des vagues poussées par la lune et par la tempête viendrait frapper à sa fenêtre, comme une aile d'oiseau, et les oiseaux viendraient aussi vers la lueur de sa lampe, et il ouvrirait à l'embrun des vagues et aux ailes des oiseaux. Il serait seul comme un monstre! «Car nous sommes des monstres, mon pauvre Calixte, nous avons mis notre devoir hors de la vie; l'âme loin des hommes, ainsi que les fabuleux dragons, nous veillons sur des trésors imaginaires, et nous le savons, et à ce néant nous sacrifions tout et même la vie! Nous avons des coeurs d'anachorètes et nous voulons capter des femmes! Ah! si j'étais là où je dis, ermite dans mon rêve, solide cabane, je ferais ce que je ne ferai peut-être pas, une oeuvre. Mais, n'est-ce pas, à quoi bon? Tiens, je voudrais aussi, d'autres fois, m'arrêter dans une habitude, me livrer ponctuellement à l'amour, me quereller avec ma femme à heure fixe, me lever tard, exténuer dans le bruit vain des théâtres l'ennui des soirs, manger des nourritures qui chargent les nerfs de vibrants fluides et occuper les heures de pluie à une honorable compilation.
—Se vêtir d'amour, dit Calixte, ce serait mieux. Transporter en une femme son égoïsme: être jaloux de ses joies plus que des siennes, enfin donner à un autrui l'absurde bonheur dont on ne voudrait pas pour soi; songer: elle est heureuse, elle le sent et elle sait que c'est par moi.
—Crois-tu, dit Entragues, que cela nous soit possible?
Il ne faisait jamais aucune allusion à ses sentiments personnels, et même Calixte ne fut jamais son confident. En questionnant son ami ou en lui répondant, il parlait avec une pleine liberté, complètement abstrait.
—Oui, dit Calixte, l'«Imitation» en donne le moyen. Il suffit de transporter sur une créature l'amour, amoindri à sa taille, que le moine ressent pour Dieu. Ce serait une sorte d'obligation d'aimer que l'on s'imposerait, la règle première d'une plus générale règle de vie, acceptée librement et chrétiennement une fois pour toutes.
—Je n'avais pas, dit Entragues, pensé à cela: l'amour considéré comme discipline spirituelle.
—Telle est, dit Calixte, la juste formule. Si nous pouvons encore nous sauver, nous et tous les monstres pareils à nous, c'est par le christianisme et la discipline chrétienne. Cela nous élèverait singulièrement les âmes et quelle bride à notre transcendant égoïsme!
—Il nous faudrait des Béatrices, dit Hubert.
—On peut en créer, répondit Calixte, et baptiser de l'amour divin une femme au noble profil.
* * * * *
(Hubert, le lendemain matin, reçut ce billet:
«C'est peut-être bien compromettant, mais je suis libre. Soyez assez aimable pour venir me prendre à huit heures.»
Alors il se mit à rêver à la joie des plaisirs partagés, et bientôt le chapitre quatrième de l'Adorant se trouva tout fait.)
XXVI—L'ADORANT
IV.—LA FORÊT BLONDE
Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
Sur maints charmes de paysage,
O soeur, y comparant les tiens.
Stéphane MALLARME. Prose
(pour des Esseintes).
La forêt blonde est pleine d'amour: après la déchéance du soleil et la nuit, les joyaux du sourire.
Ensemble, nos âmes ont tressailli au retour de la clarté primordiale; les midis ne nous ont pas aveuglés, car nous avons dormi, pendant la chaleur du jour, à l'ombre de notre amour: nos tendresses, comme des ailes, nous éventaient et la fraîcheur de nos respirations vaporisait des parfums.
La forêt pleine d'amour a dormi comme nous, car c'est en nos âmes qu'ont surgi ses verdures, ses oiseaux, ses branches tombantes, ses floraisons, ses murmures et la cime dominatrice de ses arbres radieux.
La forêt blonde est un corps plein d'amour: elle ne dort jamais qu'à demi et pendant notre sommeil, sommeillante elle chantait, le corps plein d'amour et nous avons entendu le chant de la forêt blonde:
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes herbes sont les cils trempés de larmes claires
Et mes blancs liserons sont les écrins, paupières
Où les bourraches bleues, ces yeux fleuris, reposent
Leurs éclatants saphirs, étoilés de sourires,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes lierres sont les lourds cheveux et mes viournes
Contournent leurs ourlets, pareils à des oreilles.
O muguets, blanches dents! Eglantines, narines!
O gentianes roses, plus roses que les lèvres!
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes saules ont le profil des tombantes épaules,
Mes trembles sont des bras tremblants de convoitise,
Mes digitales sont les doigts frêles, et les oves
Des ongles sont moins fins que la fleur de mes mauves,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes sveltes peupliers ont des tailles flexibles,
Mes hêtres blancs et durs sont de fermes poitrines
Et mes larges platanes courbent comme des ventres
L'orgueilleux bouclier de leurs écorces fauves,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Boutons rouges, boutons sanglants des pâquerettes,
Vous êtes les fleurons purs et vierges des mamelles.
Anémones, nombrils! Pommeraies, auréoles!
Mûres, grains de beauté! Jacinthes, azur des veines!
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse!
Mes ormes sont la grâce des reins creux et des hanches,
Mes jeunes chênes, la force et le charme des jambes,
Le pied nu de mes aunes se cambre dans les sources
Et j'ai des mousses blondes, des mystères, des ombres,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse!»
Quand nous eûmes entendu le chant d'amour de la forêt blonde, nous nous sommes réveillés, et ensemble nous avons joui du calme bleu des heures dernières.
La très chère madone me fit un suprême sourire, la nuit nous sépara et demeuré seul je rêvai aux délices des plaisirs partagés.»
XXVII.—L'ÉDUCATION DES FILLES
«Enamourée, tant que mon coeur étouffe!»
CIACCO DELL' ANGUILLARA.
Ensuite, étant sorti, des bribes de la conversation de la veille lui revinrent en mémoire, le plaisir prochain de la soirée promise le fit penser au théâtre, et il relisait mentalement quelques-uns des plans dramatiques qu'il avait conçus et rédigés.
Deux ou trois surtout le requéraient, esquissant quelques brefs tableaux de la sottise, de l'égoïsme, de la méchanceté, de l'avidité éternelle et contemporaine aux prises avec la passion concrétée en de très jeunes coeurs. Sur la scène, il ne faisait monter que des personnages simples, dominés par un vice, par une ambition, par une manie; nulle analyse qu'à la grosse, des vraisemblances extraites avec soin de l'invraisemblable fouillis delà vie ordinaire; surtout, des notations d'âme, allant au symbole, et pas de faits divers, pas de revirements, pas de conversion du fait d'un fait. Quel agréable spectacle, par exemple, que la légende de l'Enfant prodigue, découpée en images, ou l'histoire qu'un fabricant de biscuits fait imprimer pour sa clientèle en rose pâle sur du papier scabieux, ou tel conte populaire, ou plus haut, dans les choses saintes ou sacrées, la Passion, la Vie de la Madeleine, un récit dramatisé par un peu d'imprévu des luttes de l'Esprit contre la chair. Tout revenait là.
Proie d'une dévorante excitation intellectuelle, Hubert marchait vite, sans but que de se livrer par de naturels dénouements du monde agité qui remuait en lui, assaillait comme des grappes d'assiégeants, la forteresse de sa logique.
Enfin, comme il longeait la rue des Tuileries, près de la baraque en bois et zinc où à de certaines dates des gens exposent de la peinture; à d'autres, des jeunes filles, leurs capacités institutrices; près de cette baraque bigorne, l'armée enchantée s'évanouit, rentra dans les limbes.
La baraque était close et la rue déserte, mais Entragues voyait la porte s'ouvrir et la chaussée jusqu'au jardin s'emplir de petites pédagogues, avec des mamans pendues à leurs cottes, orgueilleusement, et des cartons noirs sous le bras, et le teint fané, la poitrine ravalée par la constante courbure du sternum, de laides robes sans même la coquetterie du chiffon de couleur de la mendiante, des taches d'encre aux doigts, les manches lustrées au frottis sur les tables de bois, et dans les yeux, à l'âge de l'amourette avec «l'ami de mon frère» ou «le frère de mon amie», à l'âge du rêve aux étoiles, des préoccupations orthographiques!
Entre deux qui avaient des lunettes, cependant, il distingua une future femme. Elle sortait, l'air éveillé et décidé, dressant une taille rebelle aux déformations obligatoires, brune, vêtue d'un noir seyant. Un jeune homme qui se mouvait timidement parmi toutes ces jupes, souleva son chapeau en la regardant; elle répondit par un petit signe de tête, le joignit sans vergogne et tous deux, les bras unis, s'en allaient. Vers le milieu de la rue, elle jeta par-dessus la clôture en planches carton noir, encrier, crayons, porte-plume, papiers qui volaient au vent, battit joyeusement des mains, sembla prendre un temps pour une longue respiration, puis ils s'enfuirent. Ils se hâtaient avec raison, car une laïque, avertie, courait vers son élève, l'espoir de sa cage et l'honneur de sa mangeoire; ils se hâtaient avec raison, car ils allaient vivre.
Entragues comprit fort bien ce qui s'était passé. C'était pendant la dictée qu'un soudain coup de lance lui avait percé le coeur, faisant une brèche à la cuirasse cartonnée. Du sang avait jailli, mêlé à des règles de syntaxe: elle était sauvée!
De la forme trop plaisamment ironique que prenait l'anecdote, Entragues ne fut point satisfait. Il décida, si jamais il la révisait en vue de l'écrire, d'en faire une plus méthodique et une plus haute protestation. L'instruction donnée à des filles ne le chagrinait pas, mais seulement sa qualité: on les gavait, comme font à leurs femmes les Turcs, de farine de maïs, afin d'obtenir un factice engraissement, tandis que des nourritures fines sont nécessaires à ces créatures si faciles à déformer. Ni de la grammaire, ni de la géographie, ni de la répugnante histoire chronologique; ni presque rien d'usité ne convenait aux femmes, mais seulement l'Ancien et le Nouveau Testament, la Vie des saints, de solides lectures mystiques, puis les poètes, les romanciers du rêve, tout ce qui peut aux heures noires, refleurir dans l'âme, à l'appel des harpes sacrées, à la sommation des baisers d'amour, sous des caresses d'enfant.
Ces imaginations l'accompagnèrent chez lui où la pluie le força de rentrer.
Il n'avait pas voulu songer directement à Sixtine de toute la journée, crainte de faner, par une cueillaison précoce, les plaisirs attendus; elle prit sa revanche: bien avant l'heure du rendez-vous, il la tenait devant ses yeux, mais changeante et fuyante, comme une femme qui va et vient, affairée à sa toilette, qui disparaît toute blanche, reparaît vêtue de couleur, paysage d'été dont la nuance obéit au jeu transparent des nuages.
XXVIII.—LE FRISSON ESTHÉTIQUE
«Le style est inviolable»
Ernest HELLO
D'ailleurs, voici le printemps, ça me ragaillardit. Tu verras, disait l'acteur, avec un malicieux sourire. Tu verras. Je ne déteste pas la campagne, une fois le temps. Elle inspire des idées fraîches, souvent lucratives. C'est comme le théâtre…
—Le public semble inquiet, dit Sixtine. On jurerait qu'il ne comprend pas.
—En attendant qu'il se révolte. Il est permis de maudire l'argent, non pas de le mépriser. Comment voulez-vous, continua Hubert, inciter des hommes à la moquerie de la secrète quintessence de leur idéal. Ironiser le lucre au théâtre, c'est blasphémer Dieu dans une église.
«Oh! l'air que j'ai, moi, Monsieur, disait l'actrice, ne signifie jamais rien…»
Ceci fut pris par Sixtine comme une allusion presque personnelle. Elle aurait voulu s'entendre apostropher d'une phrase qui permit une telle réplique. Toute l'hypocrisie imposée aux femmes protestait en ces syllabes contre la sottise des hommes qui ne devinent pas. Quand elle entendit:
«… Oui… je crois que vous avez quelques illusions sur ma véritable nature…»
Ses mains se rapprochèrent dans le geste d'applaudir. Elle se sentait capable, pareillement injuriée d'un pareil mot. On murmurait.
—Vous vous êtes trompé, dit-elle à Hubert, voici de la sympathie, si ces bruits sont, comme je crois, une marque d'indignation contre l'impudente niaiserie de cet homme.
—Je pense, dit Hubert, que l'on se fâche contre l'audace de la femme. Visiblement pour eux, elle ment à son devoir qui est de mentir et de s'en aller sans bruit vers ses amours.
… Sois honnête et sois riche, le reste est vanité…»
—Il y a une détente, remarqua Hubert. Ce coup de fouet a été reçu comme une flatterie. Ils croient, maintenant, qu'elle va lui reprocher de n'avoir pas été «honnête» et de n'avoir été riche que grâce à elle-même. On respire, on comprend. C'est bon, cela, c'est vivifiant! Ah! ah!
Je vous parlai des choses admirables de la terre, je vous parlai de la vraie réalité, de celle qu'il faut choisir…
Sixtine se pencha attirée par le magnétisme des nobles paroles, puis se renversa sur son fauteuil, songeuse, les doigts frémissants, sentant l'impérieux désir d'une main qui eût enveloppé la sienne. Sans remuer la tête, elle tourna les yeux vers Hubert: il écoutait, moins ému que fasciné.
«Je veux vivre! entendez-vous, insensé que vous êtes!… J'ai soif de choses sérieuses! Je veux respirer le grand air du ciel!»
Le même frisson esthétique, à la même seconde, les secoua: leurs respirations se précipitaient, ils avaient pâli, leurs lèvres, comme pour de muettes exclamations, s'entr'ouvraient.
Le courant électrique qui descendait le long des vertèbres à flots rapides agita leurs membres, et enfin, insciemment attirés l'un à l'autre, ils furent obligés de laisser leurs mains obéir à l'attraction des fluides.
Dès lors, l'intensité des secousses émotives doubla: leurs êtres flottaient dans un remous tiède et caressant, sous la délicieuse pluie d'une chute d'eau chauffée par un mystérieux soleil, et les corporelles fleurs de la sensualité brûlaient de s'épanouir.
Ils écoutaient, sans qu'une syllabe de la magique prose tombât hors de leurs oreilles, et tout en écoutant, ils rêvaient; ils oubliaient «la toute-puissance des esprits inférieurs»; ils se divinisaient, ils gravissaient, souples et légers, les mystiques échelons, sommés, maintenant, par l'illusion d'un air très pur et très dilatant respiré au sommet d'une étroite montagne, au-dessus des nuages. En vérité, ils avaient, ainsi que le disait si bien l'homme de la pièce, l'homme moderne, «le cerveau troublé»; ils disaient au monde entier: «Vos joies ne sont pas les miennes»; tout ce qui remuait en dehors d'eux, toutes les choses qui s'agitaient au-dessous de leur vol étaient bien réellement «enfantines et nuisibles»; ils renouaient «avec le silence», leur «vieil ami»; ils criaient à la vie: «Ce n'est plus de tout cela qu'il s'agit! Adieu!»…
* * * * *
Et à la fin, quand ils redescendirent avec le rideau dans la salle stupéfaite, le même cri étouffe sortit de leurs bouches, le cri de Hamlet:
«Horrible! horrible! horrible!»
Entragues, emporté par un mouvement de colère, bien peu dans le caractère de ses tous les jours, interpella ainsi un siffleur:
—Monsieur, vous êtes un malfaiteur!
Comme le coquin se contenta de hausser les épaules, tout en serrant sa clef, il est vrai, en place de la colère il sentit sourdre en lui de la tristesse et de la honte.
—Nous protesterons, dit Sixtine, en nous abstenant de la suite.
Il était neuf heures. Des gens s'étant épargné le lever du rideau, attendaient, se promenant sous les galeries, feuilletant les derniers romans: Hubert reconnut plusieurs éminents critiques, crut lire en exergue sur le ruban de leurs chapeaux la répétition de l'aveu naïf que fait Collé dans son Journal: «J'entrepris de critiquer le théâtre, ne pouvant par moi-même y rien produire.» Ils parlaient de la reprise de la petite machine, et l'un d'eux jugea, en un style simple et neuf, que «le besoin ne s'en faisait peut-être pas très vivement sentir». Cette ironie fut goûtée.
—Nous irons à pied, dit Sixtine.
Le temps était humide, assez clément. Ils allaient par de petites rues noires, frôlés par de rares passants, en silence.
Elle lui demanda s'il connaissait personnellement l'auteur de cette pièce si dissemblable de ce qu'on entend d'ordinaire au théâtre.
—Il est mort, dit Hubert, c'était le plus noble écrivain de ce temps.
La moitié de la jeune littérature le reconnaissait comme son maître et presque tous avaient été touchés de son influence. Il y avait dans son oeuvre des pages d'une magnificence et d'une pureté de langue incomparables. Vraiment il donnait l'impression des deux âmes de Goethe et d'Edgar Poe fondues en une seule et logées dans le même être.
Sixtine s'étonna qu'il ne fût pas connu davantage, mais Hubert l'assura qu'il l'était de ceux qui pouvaient le connaître. Les autres ne seraient jamais capables que d'acquérir la connaissance verbale des syllabes de son nom, et à quoi bon? Il en allait de même de quelques autres contemporains que nomma Hubert, mais quand les voleurs de gloire auraient épuisé leur viager, ceux-là entreraient dans la maison, le parchemin d'immortalité à la main, en chasseraient les intrus. Peut-être qu'à l'heure actuelle d'autres encore, plus inconnus, gisaient dans une cave ou mouraient grabataires dont le nom demain emplirait le monde d'une lueur inattendue.
—Eh! Madame, songez que Jésus, qui était le fils de Dieu et dont les oeuvres et dont la parole semées dans le temps et dans l'espace ont donné quelques moissons, songez que Jésus mourut inconnu à ce point que son presque contemporain, Josèphe, petit-fils des grands-prêtres et descendant des Macchabées, capitaine général des Galiléens, l'historien de tous les menus détails de l'histoire juive, Josèphe n'a jamais entendu parler de Jésus. Je pourrais vous donner de plus accessibles exemples, mais celui-ci est primordial et ceux d'entre nous, qui subissent injustement une vie obscure, ne doivent pas s'en juger humiliés: s'ils en sont dignes, leur jour viendra et sinon, il est bien inutile qu'une lumière surgisse qui doit s'éteindre.
—Vous êtes bien orgueilleux, vous tous, dit Sixtine, vous ne seriez pas fâchés d'être, en vos misérables misères, comparés au Fils de l'Homme.
—Oh! jamais, répondit Hubert, je n'ai rêvé d'un tel blasphème et aussi ridicule. Comme des saints et des âmes moins hautes, mais douées de bonne volonté, prennent en exemple la carrière humaine de Jésus, et se consolent de leurs souffrances méritées aux imméritées injures du Christ, il nous est bien permis d'apaiser le sentiment de nos déboires par de semblables méditations. Voulez-vous que nous prenions pour thèmes d'oraisons la vie de Socrate qui mourut ignoré des Grecs? Voulez-vous Benoît de Spinoza? il fut polisseur de verres de lunettes, buveur de lait, et mourut d'inanition, non par pénurie, mais par distraction et par oubli de la nourriture, ayant autre chose à faire.
Sixtine était confondue d'étonnement qu'au sortir de communes émotions esthétiques et sentimentaires, on lui tint de si peu sapides discours. Elle essaya de remonter vers la source afin de voir, si cette fois, l'embarcation ne prendrait pas une autre branche du fleuve.
Elle parla du jeu des acteurs qu'elle trouvait parfait.
—Hélas! dit Hubert, chez les acteurs, l'ignorance, parfois, ressemble à du génie. Qui ne sait et pourtant doit se tirer d'affaire, invente bien ou mal, a recours à des souvenirs personnels, à d'intuitifs gestes. Non, ceux que nous entendîmes sont parfaits: ils savent tout ce qu'on apprend. Surtout, pas d'imprévu: le pied se met comme ci, la main comme ça, etc.
—Au moins, dit Sixtine, ils prononcent bien et parlent clairement.
—C'est juste, mais sans conviction. Quelle femme d'ailleurs, en dehors de deux ou trois créatures d'élite…
«Moi, songea Sixtine, moi par exemple.»
—… Pourrait s'immiscer assez royalement dans ce rôle pour faire bien sentir que ce n'est pas un rôle? Oh! le public n'est pas si difficile. Les femmes viennent là pour se distraire, les hommes, parce que, après un bon dîner, cela donne des idées. Aux unes du pathétique, aux autres, du cantharidique. S'ils suivaient leurs penchants, la plupart des uns iraient à l'Eden et la plupart des autres à l'Ambigu.
—Je vous dois, dit Sixtine, un très noble plaisir et je vous en sais gré. Nous sommes arrivés.
Hubert, reconnaissant la porte, eut la vision de tout le temps perdu; il eut un mot qui rachetait un peu ses gauches parenthèses:
—Déjà!
—S'il n'était pas si tard, je vous aurais offert une tasse de thé, dix minutes au coin du feu qui m'attend, mais vraiment…
—Oh! je vous en prie!
—C'est que… non, ce n'est pas possible.
—Il ne fallait pas m'y faire penser, en ce cas! dit Hubert d'un ton chagrin.
—Vous n'y pensiez pas? Alors, remontez jusqu'à l'endroit où vous n'y pensiez pas, et vous rentrerez en paix.
—Cinq minutes, seulement cinq minutes!
—Soyez raisonnable, je vous attendrai demain.
—Seulement jusqu'à votre porte!
—Pourquoi faire, alors? Allons, sonnez pour moi, s'il vous plaît.
Il obéit. La porte s'entr'ouvrit, elle lui tendit la main, puis lentement, avec des mouvements de lassitude ou de regret, elle franchit le seuil. Plus lentement encore, elle poussa la porte derrière elle et se reprit à deux fois avant de parvenir à la clore.
Au moment de l'inexorable fracas, Hubert éprouva une grande tristesse. Il demeura là, quelques secondes, sans pensée, puis brusquement, une bien illogique association d'idées lui fît revoir la presque nuptiale chambre de la «noire Marceline», et dans ce conte de hasard, il devinait maintenant, sans bien savoir pourquoi, des ironies prémonitoires. Enfin, il s'éloigna, songeant aux portes qui se ferment, aux portes qui se sont ouvertes et qui ne s'ouvrent plus.
XXIX.—PANTOMIME
«Il paraît que l'opéra était fini.»
E. et J. DE GONCOURT. Idées et Sensations.
Entragues, esprit déductif, aimait à se retrouver à savoir où il en était. Rappeler le passé, le confronter avec le présent, déterminer la résultante des deux termes, l'avenir, il appelait cela: vivre. Rien, en effet, mieux que ces opérations analytiques, ne clarifie la conscience. Quel philtre! On voit nettement l'état de son âme. C'est une jouissance égoïste, mais salubre comme d'ouvrir sa fenêtre, le matin, au réveil.
Il voyait des jardins froids, des arbres dépouillés de leurs illusions: pouvait-il, d'un regard, réchauffer la terre, et vêtir les arbres?
Non, seulement il acquérait la certitude de son impuissance, immense acquisition.
D'un regard? Il y a certainement une certaine façon de regarder les choses qui les fait trembler comme des conquêtes sous l'oeil du vainqueur. Le livre de l'universelle magie doit enseigner cela. Satan le sait. Mais Faust est en enfer. Ce dénouement fut d'un bon exemple: nous ne nous y laisserons plus prendre! Qu'est-ce que, voyons! de l'amour momentané au prix de la vie éternelle?
J'étais troublé, hier, délicieusement, je dois me l'avouer, mais quoi? c'est maintenant et non hier que je m'en suis aperçu. Hier je jouissais, oui! dans une parfaite inconscience: il m'a fallu sortir du parterre fleuri pour sentir le parfum des fleurs.
Il est vrai que je les avais respires d'avance. Ah! je m'en souviens. Ce n'était pas un parterre, c'était une forêt, ce qui revient au même: on peut se tromper de symbole.
Donc, il n'y a pas de présent. Mon arithmétique se simplifie. Donc; l'avenir est incertain, puisque croyant pénétrer dans la sauvage inculture d'une forêt un peu désordonnée, je me suis trouvé dans les allées polies d'un joli petit parterre: nous y fûmes très sages, nous ne foulâmes point, d'un pied distrait, les plates-bandes et nous respirâmes les odeurs agréées par l'horticulture, avec des gestes d'assentiment très convenables. Donc, le passé seul a quelques chances d'existence.
Voilà la question réduite à la plus simple unité et la voici: cela vaut-il la peine de voyager pour avoir des souvenirs? Tous ceux qui sont allés à Constantinople ou aux Gobelins peuvent répondre.
Mais pour revivre, il faut avoir vécu.
Est-ce moi qui vient de parler? j'avais cru entendre une voix oraculaire.
N'importe, le point de départ de ma logique était faux, car la conclusion est absurde.
Nous sommes dans les imaginaires, c'est-à-dire dans la réalité transcendante ou surnaturelle, pourquoi donc, alors, ne pas mettre les deux pieds sur le même plan? Ai-je besoin, pour rêver à des amours, d'avoir serré contre ma chair de la chair aimée? Naïveté. Est-ce que Guido a touché sa madone? Estelle une femme avec qui il ait dormi dans un lit, ou seulement joué sur un canapé? Pourtant il y a une vraie joie d'amour à revêtir son illusoire charnalité pour aimer, en sa personne, l'intangible créature de ses songes!
Je raisonne bien, décidément. Je suis un logicien.
J'aurais dû prendre cette carrière… Ah! voici la maison! Déjà? tiens, la même exclamation qu'hier soir. Je ne m'ennuie pas avec moi-même. Non, et me voilà revenu d'où je suis parti.»
Entragues haussa les épaules, songeant: «On dirait qu'il y a au-dessus de nous quelqu'un de plus fort et qui nous raille.»
Puis, il sonna.
Elle était lasse, pâle malgré le rouge des vêtements, couchée à demi dans un large fauteuil, barricadée de coussins, tout près d'un grand feu de bois, lisant, la tête renversée.
La lumière, faible et bleuâtre, tombait d'une lampe suspendue. Hubert douta qu'elle pût déchiffrer les pages imprimées et crut à une attitude, mais il se trompait: Sixtine avait des yeux de chatte, ainsi que beaucoup de femmes; elle lisait très sérieusement les Victimes d'Amour.
En voyant ce titre sur la rosâtre couverture du volume que Sixtine à son approche avait jeté à terre, Hubert eut un moment d'angoisse:
«Je me suis trompé de femme!»
Il lui semblait que son amour s'abjectait à la promiscuité avec de banales aventures dans cette tête pourtant charmante et fine, sous cette fauve chevelure.
«Voilà ce qu'elles aiment!»
—Vous avez l'air chagriné? demanda-t-elle.
—Oui, répondit Hubert franchement, et afin d'obtenir une réponse rassurante, c'est de voir votre grâce se plaire à d'indignes lectures.
—Mais, ce livre, je vous jure, est convenable et de plus émouvant. Je m'y plais, ainsi que vous le dites et tenez, il me serait très pénible d'en avoir égaré les autres tomes. Je l'avais cru, tantôt: Dieu merci, l'angoisse fut courte. Les voici, ajouta-t-elle en fouillant parmi les coussins, et je regrette qu'il n'y en ait que trois et d'être obligée, quand je serai au bout, de recommencer une autre histoire. Oh! la qualité de la littérature, pour cette sorte de distractions, m'est bien indifférente: il suffit que cela soit compliqué, menaçant, absurde comme de l'impossible. C'est mon opium, ou si vous voulez, ma provision de cigares. En quoi voulez-vous vraiment, que cela m'intéresse, vos choses analytiques et… quoi? symboliques?
—Hier, pourtant? hasarda Hubert.
—Hier, l'émotion esthétique était de mise. Cela s'accordait à la nuance de ma robe et à la forme de mon corsage, auxquelles, d'ailleurs, vous n'avez pris garde.
—Pardon, la nuance était capucine claire et la forme bretonne. Vous aviez l'air d'une sévère châtelaine de jadis comprimant dans un rigide corselet des seins matés par la pénitence.
—Oui, mais vous avez agi comme si j'étais incorporelle et vêtue seulement des charmes de mes vertus. Je vous préviens, Monsieur, qu'en telle autre occasion de sortir avec vous (occasions bien improbables!) je revêtirai le plus strict noir de la plus stricte robe de laine.
Elle continua après avoir remué distraitement les charbons du foyer:
—C'est bien fini la joie des jolies robes. Je voudrais un uniforme costume ainsi que les religieuses, pas trop messeyant, afin de ne pas ennuyer mon oeil dans les glaces.
—Le noir, d'il Hubert, conviendrait, mais pourquoi ce renoncement?
—Pour que la gaîté extérieure ne fasse pas un contraste menteur avec la nuit de mon âme… Je n'aurais pas dû vous recevoir ce soir, je suis triste à mourir.
—Vous me l'aviez promis.
—Ce n'est pas une raison. On m'a fait, à moi, de plus importantes promesses et on ne les a pas tenues. Je n'ai pas de rancune, seulement du regret.
—Laissez-moi vous aimer?
—Et à quel propos? demanda Sixtine, en s'érigeant droite et comme stupéfaite dans son fauteuil.
—Cela vous consolera peut-être.
—Oh! faites, mon cher ce qu'il vous plaira, je suis patiente et passive, mais, je vous en préviens, vous vous y prenez mal.
—Vous êtes, reprit doucement Hubert, si décourageante! Ainsi, hier soir, vous auriez pu me laisser entrer avec vous…
—Vous l'ai-je défendu?
—Vous me l'avez refusé.»
Elle haussa les épaules.
—Vous ai-je défendu de retenir la porte quand je l'ai poussée? Vous ai-je défendu de sonner pour votre compte si le premier stratagème n'avait pas réussi? Vous ai-je défendu de vous hâter après moi pendant que, lentement, je montais les marches?… Hier, il fallait entrer, et aujourd'hui il faut sortir… parce que, ajouta-t-elle vite, je suis malade et disposée à me mettre au lit. Ce n'est pas un spectacle idéaliste, je ne vous y convie pas. Votre pudeur en souffrirait et peut-être la mienne. A bientôt, revenez, ne manquez pas de revenir.»
Sans répondre à de telles impertinences, Hubert se leva et violemment l'emprisonna dans ses deux bras. Elle ferma les yeux, il les baisa; il baisa la bouche: Sixtine, d'un brusque sursaut, se dressa à moitié, puis ils retombèrent enlacés sur les coussins. Là, profitant de ce qu'un des bras lâchait son étreinte pour descendre le long du corps vers le bas de la robe, elle se dégagea entièrement (c'est le moment où il faut de la complicité), et debout, les bras croisés, elle regardait ironiquement Hubert encore à genoux.
Cette fois ce fut elle qui marcha vers lui.
Elle le prit par la main, le conduisit sous la petite lampe suspendue et, muette, lui montra du doigt deux ou trois significatives rougeurs qui se gonflaient au coin de sa bouche:
—Ne dites pas un mot, je vous en prie, allez. C'est peut-être dommage… mais je n'ai pas l'âme à la tendresse ce soir… Vous auriez dû vous en apercevoir, mon cher, rien qu'à la couleur de ma voix…
XXX.—L'HOMME ET LA JOLIE BETE
«E parvemi mirabil vanitate
Fermar in cose il cor, ch'el tempo preme,
Che mentre più le stringe, son passate.»
L'ETRARQUE, Triomphe du Temps.
La veille, Hubert avait eu le courage de rentrer, de se dévêtir, de se coucher, de s'endormir, sans admettre l'intrusion, en sa conscience, d'aucune pensée. Il s'était fait semblable à un chien battu chargé d'une honte irraisonnée, et enfoncé sous de lourdes couvertures, les yeux clos, il avait atteint le sommeil par un système de longues et lentes inspirations qui, en réglant le mouvement du coeur, calmait puis engourdissait le cerveau, comme un chloral.
Son aventure, le matin, le fit sourire et même il composa, sur un ton de raillerie attristée, une suite de petits vers acrobatiques, intitulés: Le Fil. D'une quinzaine, deux strophes l'amusèrent; il les écrivit:
LE FIL
De quoi s'agit-il?
Du presque rien. Ah!
Le plaisir tient à
Un fil.
C'est un fil de tulle,
C'est un fil de soie:
S'en va, comme bulle,
La joie.
Ensuite, il essaya, tout en activant son feu, qu'un humide vent inquiétait, de se réciter le sonnet de son ami Calixte:
Les Désirs, s'envolant sur le dos des Chimères,
Jouent avec la lumière et le crin des orinères…
Mais sa mémoire obstinée ne lui donna que ces deux vers. Il se souvint que Delphin devait le mettre en musique et même sur le thème instrumenter une glose, mais Delphin, faute de convenables intermédiaires entre les cuivres et les cordes, ne composait pas encore: il attendait.
Enfin, se disait Hubert, j'en dois convenir, j'ai failli être heureux. Surprendre une femme, l'hypnotiser avec des baisers, la chloroformer avec des caresses, puis se joindre à elle, au hasard d'un effondrement de coussins, avec, devant les yeux, l'ennui futur du rhabillage partiel, pratiqué en commun, mais dos à dos, on appelle cela être heureux!
Héliot lui avait conté qu'un jour, en pareille fortune, la bonne, au passage le plus intéressant, était discrètement entrée, demandant, par la porte ouverte: «Madame veut-elle ses pantoufles?»
Donc, j'ai failli être heureux, une fois de plus, car de tels bonheurs ne me sont pas inconnus: il n'y a jamais que la couleur des jarretières qui diffère. Allons, cela sera pour demain ou pour après-demain: Sixtine est en mon pouvoir. C'est agréable, certainement très agréable.
Nous passerons de charmantes soirées. Elle est intelligente, je lui lirai mes manuscrits: j'ai besoin, çà et là, de l'opinion d'une femme. Il est étonnant que je ne sois point troublé davantage. Quand la reverrai-je? Aujourd'hui? Non. Demain? Non. Mais je lui écrirai, deux fois par jour. Elle me répondra par de petites phrases brèves et impersonnelles, avec des sous-entendus de raillerie. Je me laisserai railler: étant sûr de mon fait, je le puis. Donc, mardi? Nous verrons. Le bonheur me laisse froid et ses régulières perspectives m'attristent. Ainsi, j'ai couru, moi aussi, après la jolie bête et je suis content, de quoi? d'avoir mis le pied sur son ombre.
L'HOMME ET LA JOLIE BÊTE
La route, sous le soleil, s'en va, blanche et poudreuse, s'en va sous le soleil.
La jolie bête, comment est-elle faite? Elle court trop vite, on voit qu'elle court, on ne la voit pas, la jolie bête.
L'homme est tout nu, haletant et l'oeil cruel, comme un chasseur, tout nu, pourtant, et désarmé.
Il court après la jolie bête: «Attends-moi, jolie bête, attends-moi!» Il court après la jolie bête.
«Jolie bête, je vais t'attraper, ah! jolie bête, je te tiens, jolie bête.»
L'homme a bondi, il a posé son pied sur la jolie bête, son pied nu, bien doucement, pour ne pas lui faire de mal.
Ah! je te tiens, jolie bête!»—«Non, non, tu ne me tiens pas. Ton pied nu s'est posé sur mon ombre.
Ah! cette fois, jolie bête, vous êtes ma prisonnière; je te tiens, jolie bête, je te tiens dans mes mains.
—Tu me tiens et tu ne me vois pas, car l'odeur de mon corps aveugle les hommes. Tu me tiens, et tiens!
Tiens, je t'échappe et je cours. Cours après moi, cours après la jolie bête.
Ah! voilà soixante ans que je cours, je suis las; viens, mon fils, c'est loi qui la prendras, la jolie bête.
Je suis las, je m'assieds; va, ton heure est venue de courir après la jolie bête!
* * * * *
Ayant fini celle rhapsodie, Entragues rédigea le début de l'histoire de
Gaétan Solange, qui depuis longtemps le tourmentait.
C'était une façon de s'illustrer soi-même par un commentaire anticipé, car il était à la veille, sans doute! d'un pareil état d'âme: demain, Hubert et Gaétan ne seront-ils pas de vrais sosies, si cela continue?
XXXI.—LA HONTE D'ÊTRE HEUREUX
«Maintenant, je vois distinctement de quelle espèce sont ces masques.»
E. POE, Hop Frog.
Solange était d'un pessimisme pratique: avec persévérance il travaillait à rendre sa vie mauvaise par toutes sortes de combinaisons très simples, ingénieuses, néanmoins.
D'abord, les principes: Les hommes mentent et les femmes trompent. Il n'y a que deux mobiles aux actes humains, le lucre et la luxure. Toutes les femmes d'agréable aspect dérobent un vice rédhibitoire. Les hommes qui ne sont pas méchants sont bêtes. Etc.
Autres principes: Toutes les nourritures sont gâtées ou falsifiées; il est bien inutile de chercher mieux que le mauvais. Toutes les rues sont hideuses, pleines de filles puantes, de plâtras, de tranchées d'égout et d'immondices. Tous les appartements sont dénués d'air et de lumière. Etc.
En conséquence, et comme il ne plaisantait pas avec les principes, Gaétan Solange s'était logé dans un quartier boueux, au fond d'une cour humide, en deux ou trois petits cabinets noirs: c'était ce qu'il avait trouvé de plus convenable après des années de quêtes patientes.
Quand il rentrait chez lui, le soir, c'était, au milieu des répugnants assauts d'une armée de pierreuses et parfois un rôdeur ivre lui barrait l'étroite ruelle avec des injures et des menaces: Solange était content, car cela prouvait que la police était mal faite, que personne ne pouvait rentrer chez soi passé dix heures, sans risquer sa vie.
Une côtelette spongieuse, un cigare ligneux, de la bière aigre, une nappe tachée lui causaient une visible satisfaction. C'était ainsi: «Que voulez-vous, si l'on veut vivre, il faut bien accepter les inconvénients de la vie.»
Il lui était agréable d'être grugé par une femme qui, son gousset vide, devenait réfractaire à toute caresse,—comme dans Un Dilemme, et les amis qui avaient abusé de sa confiance, sciemment mal placée, lui étaient chers ainsi que des fautes d'orthographe à un maître d'école: cela démontrait une fois de plus les absolues règles de sa grammaire.
Il ne lisait que les journaux et, entre tous, les plus abjects, afin que rien ne troublât sa créance que nul n'écrit sinon pour gagner de l'argent et que plus une littérature est vile et menteuse, plus s'en régale le public,—tout le public.
Entragues suspendit son travail et songea: «Nous sommes presque d'accord, oui, presque, car moi, si je répugne à m'assoupir dans la joie et dans le contentement de mon coeur, ce n'est pas par une impuissance voulue et choyée. Je ne méprise pas la vie, je n'en ai jamais nié les plaisirs. Elle n'est ni bonne, ni mauvaise, elle est indifférente, elle est l'état conditionnel du rêve et voilà tout. Lui demander une station dans le bonheur, c'est accorder trop d'importance au mécanisme des sens, c'est se conformer aux invitations corporelles et aux normes de la matière, tandis que la volonté doit tendre vers l'affranchissement.
Mais je connais les périls de l'ascétisme et ses opprobres; aussi ce sera plutôt de l'étonnement que de la honte que j'éprouverai à être heureux. Je ne croyais pas que cela fût écrit dans ma destinée. Cette attitude est convenable, car je ne puis, comme un sot, croire que «cela m'était dû», et malgré des lueurs d'humilité chrétienne, mon orgueil est trop superbe pour que j'admette bien longtemps l'infirmité de mes mérites. Personne, sans doute, n'a mérité d'être heureux, mais sans être pharisien, je ne dois pas m'estimer au-dessous de l'humanité moyenne: il y aurait, en un tel agenouillement, de la mollesse et de la lâcheté. A la coupe que me tend la main de cette charmante femme, il m'est permis, sans troubler l'ordonnance de mon idéalité vitale, de tremper mes lèvres; puis je la ferai boire à mon tour; puis, plus hardis, nous nous désaltérerons ensemble, humant, comme des moissonneurs penchés vers la fontaine fraîche, les délices du rafraîchissement.
Je laisse à Solange sa honte; c'est un maniaque dont l'entendement perclus se refuse à cette notion: qu'à ceux-là il est permis de se conjouir ironiquement des chancres dont la vie est souillée, qui en souffrent dans la délicatesse de leur sensivité,—non pas à ceux qui s'y délectent, en hument sans dégoût la sordide purulence.
Il continuait à songer, sans écrire:
«Solange est assez beau garçon bien qu'un peu inculte, bien que vêtu à la grosse, bien que mal chaussé. Aux obligatoires fêtes d'un mariage, il rencontra une jeune fille qui s'éprit de lui, avec sagesse et réserve, mais sérieusement: elle le regardait, rougissait sous son regard quêteur de tares, baissait les yeux; à passer près de lui elle sentait une inquiétude inconnue, comme la peur d'être arrêtée par son bras et la peur d'un salut banal. Naturellement la mère de la jeune fille se fit présenter Solange; on lui demanda un service, un renseignement dont il devait sous peu, apporter la réponse, très adroit piège maternel. Il vint, il revint, toujours attiré par d'habiles combinaisons; enfin, il revint pour son plaisir et se trouva enlacé avant d'avoir eu le temps de réfléchir. D'ailleurs, il ne pensait à rien, se laissait faire, dompté et captivé.
Ils se marièrent. Leurs médiocres fortunes réunies devinrent, entre les mains de l'intelligente jeune femme, une source d'honnête et presque luxueux confortable. L'appartement était vaste, clair et ensoleillé, les nourritures choisies; au lieu de l'ennui présumé du lit unique, cette constante présence d'un être cher nuançait de rose et de bleu les heures jadis sombres des solitaires réveils.
Il n'avait plus le temps de mépriser les hommes, ni du savourer leur basse avidité; les plaisirs d'amour, pris en toute naïveté, n'évoquaient en ses désirs aucune image luxurieuse, aucune horreur de lui et des autres; quels autres?
Enfin, il était heureux!
Il était heureux! Un jour, il s'en aperçut, un jour que, par hasard, la bien naturelle comparaison du présent avec le passé s'imposait à son esprit.
Heureux! lui! lui, le pessimiste entêté, lui dont la haine pratique de tout idéal avait étonné les plus impuissants! Heureux! quelle honte! Il plongea jusqu'au fond de l'abîme où cette aventure avait noyé ses principes; il les retira un à un: ah! ils tombaient en pourriture; c'était fini et avec eux toute joie de vivre,—car il venait de comprendre combien la misère d'une médiocre existence, combien le sentiment de l'universel fumier était nécessaire à son bonheur!
XXXII.—L'IVRESSE
«{~GREEK CAPITAL LETTER OMEGA~}{~GREEK SMALL LETTER FINAL SIGMA~}
{~GREEK SMALL LETTER ETA WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER NU~} {~GREEK
SMALL LETTER EPSILON WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER NU~} {~GREEK SMALL
LETTER ALPHA WITH TONOS~}{~GREEK SMALL LETTER RHO~}{~GREEK SMALL LETTER
CHI~}{~GREEK SMALL LETTER ETA WITH TONOS~}»
Liturgie grecque.
«Homme, médite la syllabe Om.»
La Khandogya Upanishad.
Hubert écrivit deux billets, puis le second jour au soir alla frapper chez Sixtine. Absence. Un troisième billet, une autre visite furent encore inutiles.
«Elle me boude, songea-t-il. Cela vaut mieux. Sa colère va s'épuiser sur mon ombre et, quand elle daignera me recevoir, son beau front sera pur de toute fâcherie.»
Il était trop assuré de la virtuelle possession pour supposer même une tentative de fuite hors de ses mains. Par des approches fictives, mais réalisées dans le désir, l'union s'était à jamais consolidée. Toute méprise était impossible: elle avait respiré l'odeur du philtre.
Loin de s'adolorer, il se félicitait; loin de s'affanner, il respirait plus largement les vivifiantes brises de la certitude. Ayant fait la paix avec lui-même, ayant allégé de l'orgueil sacrifié par-dessus bord, sa barque maintenant bondissante vers le havre aux sables d'or, il entrerait sous le signal et à l'heure propices.
Le quatrième jour au matin, il reçut des nouvelles ainsi conçues:
«Prière de ne pas oublier la soirée de la comtesse, après-demain mercredi.
De sa part.
De la mienne, regrets d'avoir été trop souffrante d'abord, puis trop affairée pour vous recevoir ou vous répondre.
Mais n'avons-nous pas l'éternité? S. M.»
Entragues ne vit dans cette raillerie aucune inquiétante amertume,—et un jour encore s'accomplit.
* * * * *
«Le catalogue des joies obscènes est bref, mais cela suffit, en de certains soirs, à donner l'envie de s'origéner pour ce monde et pour l'autre. Solange avait, avant sa maladie, quelques vues assez justes: il est désolant que la chasteté des adorants soit polluée au passage à l'heure où ils regagnent leurs solitaires oratoires. Je ferai bien de lire quelques pages tertulliennes et consolatrices avant de m'endormir, car je crains la puissance des mots. Non, je songerai à Sixtine. Chère créature de mon désir, je me confie à ta magie: quelles lubriques obsédances ne céderaient à la grâce de tes gestes? Habitacle de ma volonté, réceptacle de mes illusions d'amour, évoque-toi et protège-moi!»
* * * * *
Ils étaient debout, enlacés. Elle le baisait à petits coups sur le coin de l'oeil, en lui faisant respirer une rose.
Cela ne pouvait pas durer, il s'alanguissait trop. D'adroites petites voltes les amenèrent non loin du lit: comme, sans en avoir l'air, elle était complice, sa chute fut harmonieuse.
Douceurs de clair de lune, nuages, stridents éclats de précurseurs éclairs, douceurs de clair de lune.
L'orage plane dans le velouté du ciel, les nuées passent turbulentes, des lacunes versent des douceurs de clairs de lune.
La foudre a sonné, décidément. Cela gronde au loin, cela gronde! Encore un éclair! Ah! il éclaire longtemps! Encore! Il est mort.
* * * * *
Hubert se réveilla secoué par l'épouvantable roulement.
«Ah! Pollution! c'était Sixtine. Ah! misères des nerfs imbéciles!»
Toute la durée de l'orage, il demeura soulevé dans son lit, hagard et grelottant. La confusion de ses sensations l'étourdissait: il ne comprenait pas comment cette hallucination charnelle s'était développée parallèlement avec l'éclosion d'un orage dans une nuit de lune. Enfin, quand l'absurdité du rêve lui fut acquise, il se calma et engourdi par le froid, retomba sous ses couvertures.
* * * * *
«Cette journée sera horrible. Enfin, c'est pire que Guido, c'est pire que chez Valentine! Une antécédence pareille est un viol. Et je me crois maître de moi, maître du monde extérieur, maître de cet univers, une femme, quand je ne sais même pas régler l'ordonnance et la suite logique de mes impressions! Le mécanisme humain devrait m'être connu, et si les conséquences sont invincibles, les causes du moins, devraient subir ma volonté. Les saints, avec l'aide de Dieu, eurent ce pouvoir, mais Dieu s'est retiré de nous et à cause des Celses modernes nous a laissés, sans bouclier, exposés aux flèches du Péché. Toutes les heures sont son heure, dès lors, et nous lui appartenons tous: il a conquis le temps, l'espace et le nombre.»
Jamais Hubert n'avait senti, comme en ces moments, le malheur d'être un homme et de n'être que cela. Son orgueil, ruiné par la passion, s'écroulait comme un vieux mur, et couché sur les décombres, il se lamentait. Cette attraction qu'il avait raisonnée et combattue avec les armes logiques de son caractère, devenait la plus forte, le dominait dans la science et dans l'inscience. Il en était arrivé à ne plus penser; son esprit n'évoluait plus qu'en de brèves déductions et le besoin de la sécurité le distrayait de l'observation juste. Durant ces décisives journées, où Sixtine allait, à n'en pas douter, prendre un parti, il limitait sa tactique à de brefs rappels de présence, au lieu de s'imposer directement et de barrer la route à toute autre survenance. Il était si facile d'éviter la visitation nocturne, en allant soi-même au-devant de la visitatrice: si une force magnétique et supraraisonnable avait poussé Sixtine en ses bras endormis, cette même force, selon de plus élémentaires trajets, eût, à l'occasion, joint très sûrement leurs réalités, comme elle avait joint leurs phantasmes. Il perdait jusqu'à la notion de sa philosophie, se révélait capable seulement des théories, critique et non créateur de la vie.
Que cette rencontre dans l'inconscience fût le résultat d'une hallucination toute personnelle, ou si tous les deux avaient été, en leur sommeil, sommés l'un vers l'autre par la puissance du désir, si pendant qu'elle venait à lui, lui-même, par un retour parallèle, n'était pas allé vers elle, il n'eut pas l'imagination de se le demander.
Pourtant il connaissait la valeur et la fréquence de ces mutuelles évocations et son âme actuelle était un champ de bataille où le mysticisme eût rapidement vaincu l'incrédulité.
Il s'en alla flâner le long des quais. Le soleil d'hiver souriait, le vent se taisait, des moineaux pépiaient dans les arbres sans feuilles, une tiède humidité se vaporisait dans l'air adouci.
Les livres, d'abord, passèrent devant ses yeux, comme des choses lointaines et inaccessibles, puis une reliure tenta sa main, un titre inconnu, son regard. Il sentit les premiers chatouillements de la fièvre, s'abandonna.
Maintenant, un à un, il les touchait, les ouvrait, pour acquérir la certitude du rien intérieur, se désolait qu'un agréable vêtement doré et soutaché enfermât la sottise galante de petits vers frissonnants d'indigence ou de la philosophâtrie à la Diderot ou d'indignes manuels d'une piété janséniste.
Il venait d'acheter pour quelques sous, un traité de la Simonie et marchandait à l'âpreté d'un vendeur assez rogue, quelques recueils néo-parnassiens, nouveaux venus et déjà dépréciés par l'indifference universelle,—une main familière se posa sur son épaule.
D'un mouvement de torsion, d'une insolence native, mais certaine, il se dégagea, puis tourna la tête.
C'était Marguerin, le théosophe, dont ses amis excusaient la folie licencieuse par une maladie du cervelet.
Il apparaissait morne et les yeux même dénués de leur coutumière flamme de luxure. Plus d'une fois, sa façon de considérer les jeunes garçons avait scandalisé, jusqu'au mot sale, la vertu d'un honnête passant: Marguerin, dans ce cas, haussait les épaules en fixant sur l'intrus un regard de pitié tout à fait déconcertant. Ses jeux de physionomie étrangement prometteurs séduisaient des femmes en quête de perversion: il était riche et subventionnait une revue angélique.
Ce jour, une idée fixe, qu'il confia à Entragues, imbécillisait son visage:
—Morte! Tu te souviens peut-être de cette blonde en qui Maïa avait mis ses complaisances?
Entragues souffrit le tutoiement sans se l'expliquer.
—Morte! Obsession du creux de ses jarrets. La vois-tu, couchée à plat, ventre? Ses jarrets sont là sous mes lèvres et je les oublie! Tout, moins ça, tout. La surface de son corps a connu mes lèvres des pieds à la tête, et là, rien. Ah! c'est pénible, parce que jamais si beau corps ne m'aura été donné et je n'en ai pas joui. Non, je sens qu'un tel baiser eût été suprême. Adieu, pense à moi!
Sa fantaisie présente, songea Hubert, n'incite aucune répugnance. N'ai-je pas eu la folie des yeux, et en suis-je guéri? La vision de deux grands yeux n'a-t-elle pas toujours été nécessaire à l'apogée de mon plaisir? J'ai beau en connaître le point de départ, elle demeure bien étrange, cette constante union de deux sensations aussi différentes que la sensation visuelle et le spasme. Malade, ah! malade originel et inguérissable!
(En buvant de l'absinthe:)
«L'ivresse est une très noble passion, et je veux l'acquérir… L'ivresse, il faudrait dire l'ivrognerie, mais les philanthropes ont traîné le mot dans la boue humanitaire de leurs dissertations anglicanes… Alcoolisme a été souillé, non moins… Ivresse me suffît. Cette absinthe est réconfortante. La Maïa blonde, il l'a peut-être aimée, ce misérable. Elle fut belle et voici ce qu'il en reste: un regret pathologique. Pourquoi mépriser l'ivresse? C'est la plus intellectuelle des passions: elle ne déprime pas, comme le jeu; elle n'affaiblit pas, comme l'amour. Ah! quelle trouvaille! L'absinthe n'a rien de nuisible; c'est du vin vert et concentré. Pouvoir arriver à l'ivresse avec un seul verre de liquide, n'est-ce pas l'idéal? Les Orientaux ont l'opium, mais il faut le ciel d'Orient. Et puis, ù chacun son système. L'important est que cela vous enlève hors du monde: tout ce qui nous arrache à nous-même est divin. Que de fois pourtant, me suis-je grisé avec de la contemplation pure! oui c'est encore une méthode. Toutes sont salutaires. Je me hais, je veux vivre une autre vie, je veux redresser idéalement les infirmités inhérentes à mon état charnel, je veux tromper mon âme sur les misères de mon corps… Il fallait l'aimer de loin, comme Guido aime sa madone. Le contact est destructeur du rêve. Tu ne connaîtras pas le livre d'amour où je t'aurais béatifiée, car il s'évanouira avec le désir, brûlé par les flammes de ton premier baiser. Le bûcher qui t'ouvrira le ciel consumera mes forces: tu monteras vers les espaces et moi je tomberai comme Satan, je tomberai pendant l'éternité dans les abîmes infernaux… Singulière déclamation et bien difficile à justifier! Tout cela pour quelque plaisir que se donneront mutuellement deux êtres qui s'adorent. Les conséquences de l'union des sexes ne sont point, d'ordinaires, aussi tragiques… Je suis très bouleversé. Il est même urgent que le dénouement rende à l'un des acteurs toute sa sécurité. Ramener les choses au vrai: elle sera troublée et je serai apaisé,—très désirable résultat.
Car la fin d'une vie intelligente ce n'est pas de coucher avec la princesse de Trébizonde, mais de s'expliquer soi-même en ses motifs d'action par des faits ou par des gestes. L'écriture est révélatrice de l'acte intérieur; il est bien moins important de sentir que de connaître l'ordonnance des sensations, et c'est la revanche de l'esprit sur le corps: rien n'existe que par le Verbe. Autant dire: le Verbe seul existe. L'évangéliste saint Jean le savait et le raja Ramohun Roy le savait et d'autres: OM et LOGOS: c'est la seule science; quand on le sait on sait tout. Je me réaliserai donc selon le Verbe… Et toi? que ferai-je de toi et de ton âme! Ah! Sixtine, ton âme, peu à peu, en de nocturnes et quotidiennes célébrations, je la boirai, diluée dans la salive de tes baisers,—ainsi que de saintes parcelles: tu n'auras d'existence qu'en moi, et tu me fortifieras ainsi qu'une élixir spirituel. Nous serons hermaphrodites. Ainsi l'unité renaîtra: et j'aurai renoncé, sans renoncer à toi, à la chimérique poursuite d'un amour extérieur à moi-même. Ah! l'unité ne sera pas ternaire,—péché contre les rites!—car je ne veux pas de postérité charnelle. Que ma chair soit stérile et que mon esprit soit fécond! Nous engendrerons des rêves et nous peuplerons de nos pensées la nuit des espaces. Nous parlerons et nos paroles propagées jusqu'au delà des étoiles feront éternellement vibrer l'éternité morne des éthers. Nous aurons des gestes d'amour et les signes de notre amour se répercuteront dans les miroirs sans nombre des molécules de la lumière. Oui, nous nous amuserons à cette illusion, en renversant les Lois, par notre fantaisie, car nous n'ignorons pas que le monde meurt de la caducité de la pensée qui le crée et que les étoiles, ainsi que l'ongle de notre petit doigt, périront quand la mort fermera les yeux du dernier homme.
Ah! je monte très haut, je vais très loin. Ma tête comme une bombe s'emplit d'explosifs et la perlucidité de mon esprit s'avive à l'extrême… Alors le roman sera conquis: une nouvelle forme d'analyse aura été démontrée. L'identité du caractère s'affirmera par ses contracditions mêmes et quelque chose de hégélien relèvera la morne simplicité des ordinaires créatures drapées dans la rigidité d'un style matériel. Le roman des coeurs, le roman des âmes, le roman des corps, le roman de toutes les sensibilités—après cela il fallait le roman des esprits. Le mot âme, tel que je l'entends, représente de la quintessence de coeur; l'esprit, c'est-à-dire l'intelligence pure aux prises avec les inconvénients charnels, fut dédaigné, sans doute comme inintéressant. Toujours, et rien que cela, des conjonctions de sexes et la joie—oh! soit! bien naturelle!—«de coucher avec la femme qu'on aime», mais enfin il y a de modernes Antoines qui se sont proposé d'autres finalités et qui ont réduit tous les devoirs à un seul devoir: conformer sa vie à son rêve. Des passants que vous bousculez s'en vont songeant à l'idéalité universelle aussi sérieusement que vous aux surprises des corsets perfectionnés;—et tel de ceux-là, si la bête demande de l'avoine, répondra: Le cheval blanc de la Mort n'en mangeait pas. Et croyez-vous que si d'humiliantes forces courbent devant une femme leurs genoux réfractaires, ils n'auront pas très souvent recours à la consolation de l'ironie intérieure? Enfin, j'affirme la vie cérébrale,—et tout le reste fut rédigé dans les manuels de physiologie.
L'ironie n'est qu'une protestation momentanée, une destruction mentale et une garantie sur l'excès de la satisfaction sensuelle, ce n'est pas un mode assuré de libération. De cette étape, on s'élève graduellement à un état dominateur par l'orgueil ou par la contemplation, par l'art ou par le mysticisme. Ces méthodes, connues dans leur principe, sont niées, ainsi que de féeriques enfantillages: il faut leur rendre dans le roman l'importance qu'elles ont dans la vie quotidienne. Animal, l'homme n'a pas laissé que de perfectionner l'animalité, et le christianisme fut, croit-on, un notable avancement spirituel. Il a doué d'une âme complexe l'humanité simple. Quand Flaubert écrivit Salammbô, il fit instinctivement de la jeune prêtresse une carmélite plutôt qu'une vestale, car la vestale obéit à un ordre et la carmélite à une dilection; l'une s'attache à son état par habitude, l'autre par amour. L'idylle, la satire des moeurs, le roman picaresque, la passion tragique et fatale, l'épopée patriotique, la plainte amoureuse, les anciens n'eurent pas d'autre littérature: les premières histoires d'une âme, le premier roman analytique naquit spontanément dans le génie nouveau d'un esprit christianisé et ce fut saint Augustin qui l'écrivit: la littérature moderne commence aux Confessions.
Elle doit y revenir. Zola et d'autres peuvent continuer, de cataloguer leurs animaux inférieurs, nous n'y prenons nul intérêt: ce sont d'informes créatures en train d'acquérir la lumière, des intelligences chrysalidées: peu nous importe la qualité des soûleries dont ils se gorgent et les prurits qui font craquer la virginité de leurs filles. Ce qui n'est pas intellectuel nous est étranger.
La déconcertante ironie, qu'en ce siècle qui boit dans le Calice le vin bleu démocratique, nul original prosateur ne se révéla qui ne fût chrétien d'instinct ou de croyance, de désir ou de nécessité, d'amour ou de dégoût,—de Chateaubriand à Villiers et à Huysmans et nul vrai poète, de Vigny à Baudelaire et à Verlaine!
Comte n'a pas atteint, de ses lourdes pierres, les âmes qu'il voulait écraser,—pas plus qu'un enfant qui lance les petits cailloux de la grève vers l'inaccessible vol des mouettes! Et ce même siècle, qui prétend n'admettre que la force mathématiquement éprouvée, s'éteindra dans l'idéalisme verbal. On ne croira plus eux choses, mais aux seules idées que nous en avons; et, comme l'obscurité de l'idée ne se clarifie que par la parole, rien n'existera plus des choses que les mots qui les dénomment et la définitive destruction de la matière s'achèvera dans le prononcé de cet axiome: L'univers est le signe du verbe…
Mais, songeait encore Hubert, en sortant du café, ceci, et mon mépris d'un réalisme dérisoire, d'un illusoire vérisme, n'implique dans l'art ni la paresse, ni la lâcheté, ni l'a peu près: l'idéalisme que je professe n'a rien de commun, non plus, avec les vagues intuitions de tels filateurs de ruban psychologique,—c'est un idéalisme documenté, solidement établi, comme le porche fleurancé d'une cathédrale, dans les fondations de l'exactitude…»