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Sixtine: roman de la vie cérébrale

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XXXIII.—UNE SOIRÉE DANS LE MONDE

                                    «En résumé, la fête me paraissait
                                    un bal du fantômes.»

                                    VILLIERS DE L'ISLE-ADAM,L'Amour
                                                  suprême.

Hubert se mêla volontiers aux dialogues, aux danses, aux médisances, aux mille sottises assez charmantes qui s'agitèrent de onze heures du soir à six heures du matin chez la comtesse Aubry.

Fleurs, musiques, égratignures et caresses vocales, épaules, diamants, chamarures, car la comtesse avait des relations dans la diplomatie étrangère.

Sixtine, augurale apparition, surgit dans le cliquetis d'une portière japonaise; une de ses mains jouait avec les multicolores perles.

Elle s'avança; derrière elle, Moscowitch, le regard attaché à ses pures épaules. De toute la tête, sa démesurée stature dominait la jeune femme; il marchait dans ses pas, et Sixtine, chancelante, semblait une toute petite fille maintenue en lisière par un géant. Hubert, avec un salut d'une impertinente familiarité, passa entre eux et offrit à Sixtine son bras vers une chaise. Le Russe, résigné, gagna un groupe d'hommes d'où il surveillait les causeurs.

—Vous aviez l'air sous la tutelle de cet homme fort, j'ai voulu vous en délivrer.

Elle se mit à rire, d'un rire bien énigmatique:

—Mais non, il me suivait pour le plaisir, sans doute, de m'avoir sous ses yeux. Une femme, au bal, a-t-elle rien de mieux à faire que de se laisser regarder?

—Et, n'est-ce pas, reprit Hubert, un très vif plaisir que de montrer ses bras, ses épaules, sa gorge?…

—Très vif, non, mais enfin, les désirs que l'on évoque bourdonnent aux oreilles comme un vol de papillons printaniers et le frolis de leurs ailes parfois est doux à l'épiderme. Vous ne pouvez pas comprendre, c'est trop féminin.

—Oui, murmura Hubert, avec une tendre, mais indéniable ironie, la femme est une religion pleine de mystères. Je ne demande qu'à adorer sans comprendre, et à m'agenouiller dans les ténèbres, les yeux levés vers la symbolique petite lampe rouge: mystères joyeux et mystères douloureux, les méditer alternativement, ne jamais savoir, peut-être, les aimer en leur secrète essence et aimer l'être cher dont ils sont l'émanation.

Elle leva vers lui des regards attristés, puis avec un peu de colère:

—Poète et menteuse poésie! La tendresse est sur vos lèvres et non pas en votre coeur. Vous souvenez-vous de notre première rencontre, sous les branches tombantes des vieux pins sacrés, là-bas dans l'avenue sombre? Votre profession fut que rien n'existe que par une volonté évocatrice, je m'en souviens, moi, et depuis, vos paroles, repensées souvent, ont acquis un sens clair et terrible. Vous aimez une créature de rêve que vous avez incarnée sous les apparences qui sont les miennes; vous ne m'aimez pas telle que je suis, mais telle que vous m'avez faite. Vous n'aimez pas une femme, mais une héroïne de roman, et tout n'est pour vous que roman… je vous dirai cela une autre fois plus au long, si j'en ai les loisirs. Ah! mon ami, il y a souvent bien du charme en vous, ah! si vous vouliez et si vous saviez!… Faites que je vous aime assez pour me résigner à être aimée comme l'ombre mouvante d'un rêve. Faites cela… mais que sais-je, demain, je vous dirai peut-être un non tout bref? Demain, il sera peut-être trop tard. Ne vous fiez pas, même à la plus sincère. Leur vol est aussi capricieux qu'un vol d'hirondelle: c'est ceci qui passe, c'est cela… Elles vont où leur mobilité les mène et puis… et puis elles suivent le soleil et les baisers sont des rayons fascinateurs… Trouvez-vous pas que j'ai l'air de vous faire un cours de séduction,—à mon usage. Ah! encore, peut-être vaut-il mieux pour vous, que vous vous contentiez du rêve. Vous pouvez le manier à votre gré, tandis que moi, par exemple, j'ai beau être malléable, si j'allais me révolter contre votre candeur? Adieu, la comtesse m'a fait un signe et vous savez que je suis sa main droite dans les grandes occasions… Adieu, Hubert, oh! nous allons, sans doute, nous rejoindre une fois ou deux au cours de la soirée… Pourquoi pas? nous avons tant de choses à nous dire… Donnez-moi le bras.

Etrange créature, pourtant tu m'appartiens! Inextricable problème, je te déchiffrerai à force d'amour, car l'amour est la clef d'or qui ouvre tous les coeurs de femme. Tu as l'évangélique bonne volonté, tu veux aimer, tu aimeras, et qui peux-tu aimer, sinon moi? J'aurai la curiosité d'admettre toutes tes fantaisies, même celle de me faire souffrir; je ne mésestime pas la torture: cela donne à réfléchir sur les inconvénients d'être un homme.

—Est-ce que tu t'amuses?

C'était Calixte, satisfait d'exhaler son ennui par cette simple interrogation.

—Je ne m'ennuie pas, d'abord pour de secrètes raisons, puis il y a quelques jolies toilettes. Quant au nu il serait agréable à deviner, peut-être; à contempler, c'est une autre affaire: pas une femme sur dix ne donne le plus léger désir d'en voir davantage. On peut se distraire pendant une heure ou deux à phonographier dans sa mémoire quelques fragments de causeries. Mais il est trop tôt; cela devient un peu excentrique vers deux heures du matin, seulement.

—Et aussi, dit Calixte, à troubler par de brûlants aveux quelques coeurs naïfs.

—Ah! reprit Hubert, tu deviens donc dilettante? Oui, cela, c'est un plaisir assez sadique. Par exemple, il faut choisir des femmes appariées à des maris purement cacochymes, afin qu'un mâle après le bal ne vienne pas féconder en leur chair les germes de désir qu'on y aura semés. Alors, et tout naturellement, leur sommeil agité évoque le pervers phraseur, et ce doit être un petit adultère agréable, pour une femme vertueuse, mais bien incomplet. Note bien qu'elle doit être vertueuse, du moins jusqu'à la corruption excluse, car il arriverait ce qu'avoua Mme de B… (je ne sais que l'initiale). La femme de chambre de cette jeune et pudique dame avait une adoration pour sa maîtresse. La corseter, la chausser lui faisaient trembler les mains; il était presque au-dessus de ses forces de la servir pendant le bain, et un matin cette adoratrice de la beauté s'était évanouie en lui passant son tiède peignoir, mais tu comprends, les distances, le suspect, etc. Enfin, un retour de bal abrégea le martyre de Juliette: Mme de B…, dont les nerfs avaient servi de lyre à quelque poète, comprit qu'il est bon d'avoir sous la main une femme de chambre jeune, jolie et dévouée. Depuis ce matin-là, Mme de B… a un peu maigri, mais elle trouve à la vie une saveur nouvelle.

—C'est toi, fit Calixte, qui narres de telles histoires?

—Celle-ci, reprit Hubert, n'est pas malséante. En fait de stériles amours je ne vois pas bien où commence et où finit la moralité. Du moment que l'on ne cherche que la jouissance, il est bien indifférent quel mécanisme la donne. C'est une question d'attitude: les femmes, en leurs perversions, conservent leur grâce. Après tout, pour être conjugale et protégée par les administrations municipales, la débauche ne change pas d'essence. En dehors de la fécondation qui est un acte complet, naturel et justifiable, il n'y a, selon la décision des casuistes, que des péchés également mortels, c'est-à-dire entraînant la même conséquence, qui est la damnation.

—Cependant…

—Oh! continua Hubert, les casuistes que les sots méprisent, furent de profonds analystes de la nature humaine. Ils ont fait à l'amour des concessions que les modernes malthusiens trouvent extrêmes, les hypocrites! et en cela se manifeste leur sagesse et une merveilleuse intuition des besoins physiologiques; il n'est pas un baiser que ne concède à la tristesse de la chair la dédaigneuse audace de Liguori; rien ne l'étonne et il ne frappe que de vénialité les assouvissements les plus complexes, pourvu que la dignité de l'acte soit consacrée par sa finalité suprême.

Calixte était trop spontané pour se soucier de la casuistique.

—La destinée, dit-il à Hubert, aurait dû te faire moine dans un couvent espagnol, au XVIe siècle.

—Eh! fit Hubert, j'aurais, avec la grâce de Dieu, écrit de beaux in-folios.

—Mais tu vis dans le monde, en un siècle peu porté à la procréation, et si tu pratiques des théories…

—Tu sais bien, interrompit Hubert, que, pratiquement, je suis abstème, et il ne faut pas tenir compte des accidents. Hé! je ne détesterais pas d'avoir quelque progéniture. Si la vie était meilleure, ce serait permis; si elle était bonne, ce serait un strict commandement. Mais j'ai la conscience de ma misère et cela sauvera de l'existence les générations qui seraient sorties de moi. Tu connais mon principe? Il est court, strict et je le voudrais universel: Pas d'enfants.

Renaudeau et André de Passavant s'approchèrent.

—Oh! continua Hubert, pratiquement ce serait absurde et terrible, mais, le principe admis, ses trop nombreuses violations suffiraient à un peuplement encore excessif. Pour moi, s'il le fallait, j'accepterais cette croix. Mes enfants porteraient la vie comme je la porte, sans joie, mais sans désespoir: le transcendant coquin n'a pas tué tous les cygnes!

—Pas encore, mais il les tuera tous, dit André. Les lacs seront déserts et les forêts muettes, car il n'y aura plus d'âmes pour peupler les lacs de rêves et les forêts d'idéales musiques. Alors le feu desséchera le marécage terrestre…

—Et on recommencera par le commencement, interrompit Renaudeau.

Sans rien ajouter, il disparut, et Passavant qui le suivait des yeux expliqua cette soudaine fugue en le voyant glisser vite vers Mme Aubry qui lui souriait:

—On prétend qu'il a déjà réussi à miner Fortier et qu'il va le remplacer, si ce n'est fait déjà, à la revue,—et ailleurs, naturellement.

—C'était à prévoir, dit Hubert, mais, pour moi, je ne me soumettrai pas à ses impertinences. Si quelques amis voulaient me suivre, je sacrifierais les sommes nécessaires à la fondation d'un recueil plus strict en ses choix.

—Et un peu théologique? ajouta Passavant. De la théologie mystique en bon style…

—Oui, oui, répondit Hubert, soudain distrait.

Il venait de se souvenir que le présent lui imposait d'autres pensées. Pour la première fois, peut-être, de sa vie, il échappait à la domination exclusive de l'art: Sixtine se redressait devant sa vision du monde comme un arbre gigantesque dont les ramures et les ombres voilent le bois multiple qui s'étend derrière lui.

—Comment! Baillot ici! fit Passavant indigné.

—Que vous a-t-il donc fait? demanda Calixte.

—Vous ne vous souvenez donc pas qu'il dénonça, comme clérical,
Desnoyers, l'architecte du mont Saint-Michel?

—J'ai vu, dit Hubert, ses restaurations, elles sont admirables. Quand les années en auront patiné l'éclat trop frais, ce seront des chefs-d'oeuvres merveilleusement raccordés aux créations architecturales de l'ancien temps. Mais je crois que c'est justement parce qu'il est croyant qu'il a pu reconstituer, autant par amour que par science, d'aussi superbes témoins d'une époque chrétienne. Que voulez-vous, il fallait un Mécène et on a pris un cuistre!

Moscowitch, à ce moment, se trouva face à face avec Entragues. Le Russe eut un froncement de sourcils qu'un sourire, au même instant, atténua:

—Mon cher, je renonce pour le moment, à mes projets dramatiques. Cet hiver humide m'est défavorable, je vais aller passer quelques mois dans le Midi. Merci de vos excellents conseils, de tout genre. Ils m'ont servi au delà de vos espérances.»

Ce ton d'ironie hautaine déplut à Entragues, qui répondit:

—Prenez garde, Monsieur. Êtes-vous bien sûr d'en être à ce point où l'absence s'impose à tout bon calculateur? Partez-vous avec la certitude de recevoir des lettres de rappel? Songez que plus que tout autre je m'intéresse à un dénouement où je n'aurai pas été étranger. Calixte, mon ami, fais donc à M. Moscowitch un commentaire du trente-quatrième chapitre de Stendhal. Mme Magne a, je pense, un mot à me dire, et je cours vers elle.»

Il venait d'apercevoir Sixtine visiblement ennuyée par les compliments d'un sot.

«Au moins, songeait-il, elle me saura gré de l'avoir délivrée.»

Moscowitch écouta patiemment Calixte dont l'amusant discours sur la discrétion lui semblait, cependant, une raillerie concertée. Durant ce supplice, Hubert essayait de reprendre avec Sixtine sa causerie interrompue. Mais elle était distraite et presque méditative. Hubert lui contait la poésie de son désir et elle le regardait, n'ayant pas l'air de l'entendre. Jouant avec son carnet de bal, elle dit:

—Vous n'avez pas même eu l'idée de vous inscrire ici et je ne m'appartiens plus. Ceux qui m'ont requise vont, à chacun leur rang, venir me réclamer les minutes promises, et tenez, il est complet.

Hubert prit le petit carnet et lut les noms inscrits:

—Eh bien, sacrifiez-moi l'un de ces personnages, par exemple le Russe, cela me serait spécialement agréable.

—Non, dit Sixtine, cela ne se peut pas.

—Je vois que vous tenez à l'homme, plus encore qu'à son portrait?

—Quel portrait?

—Celui qui fut signé d'initiales où se devinent l'abrégé de votre nom, qui fut dédié, toujours en abrégé, à M. Sabas Moscowitch…

—Ah! cet amusement d'une après-midi pluvieuse?… Mon passé ne vous est donc plus sacré?

—Il m'effraie. Ce que j'ignore me déroute… Je veux savoir.

—Mais qu'avez-vous donc à me crucifier ainsi? Et de quel droit, de telles questions? Vous n'êtes bon qu'à me faire souffrir dans mon âme et dans ma chair. Laissez-moi ou je vous dirai des choses cruelles…

—Je puis les entendre.

—Non, décidément, je suis lasse, ah! que je suis lasse!

Et ses yeux répétaient l'aveu de ses lèvres.

—Mais, continua-t-elle, faisons quelque trêve, je veux m'amuser, je veux oublier en des excitations purement nerveuses l'état de lutte où je me débats et m'en défatiguer. Laissez-moi à mes valseurs et venez demain. Je suis très troublée. Venez avec confiance: nul n'a près de moi autant de privilèges que vous, Hubert, mais songez à tout ce que peut faire une seconde, une seule brève seconde… Voici M. de Fortier qui me réclame… A demain!

Alors, au lieu de rejoindre ses amis, il s'en alla, se faufilant parmi les groupes, regardant, écoutant.

Une fillette, maigre et laide, malgré de grands yeux noirs, se mélancolisait seule sur sa chaise: la fantaisie lui vint d'amuser cette enfant. Il s'inclina devant elle et la toute jeune fille, sans souci de l'étiquette, se laissa enlever dans ces bras inconnus. La valse faisait battre vite son petit coeur, ses joues pâles se rosaient, elle serrait avec des frissons la main d'Entragues et dans l'audace du plaisir laissait aller vers son épaule sa tête renversée et rayonnante. Il la fît causer, la traita comme une femme, la conduisit au buffet, la grisa d'un doigt de Champagne, de deux doigts de compliments: il fut remercié par un sourire où il y avait le don d'une vie.

En la reconduisant à sa place, il était presque aussi heureux qu'elle et il songeait que le seul bonheur, c'est de donner le bonheur sans exiger aucun retour.

Vers deux heures, il résista à Calixte Héliot qui sagement tentait de l'entraîner. Plus tard, il vit Moscowitch, après avoir consulté sa montre, disparaître dans l'antichambre. Sixtine le frôla au même instant; elle tournait, en jasant, au bras de Renaudeau qui semblait dire des méchancetés. Pendant une heure, peut-être plus, il demeura seul et immobile, à la même place, la regardant passer de mains en mains, insoucieuse et soudeuse. Il regardait, le cerveau creux, anémié par la veille, grisé par l'incessant tourbillon. Enfin les salons se dépeuplèrent. Pendant qu'il hésitait à s'offrir à Sixtine comme compagnon de retour, elle disparut, fuyante, sans tourner la tête, en femme bien décidée à refuser ou à n'accepter qu'avec ennui et mauvaise grâce, le bras d'un homme.

Il la laissa partir, alla complimenter la comtesse, saluer la fillette, qui lui tendit la main, boire un dernier verre de punch, afin d'être moins saisi par le froid du matin, puis descendit à son tour et rentra chez lui à pied.

XXXIV.—LYRISME

               «Quand le monde fait peur, quand la foule fatigue.
               Quand le coeur n'a qu'un cri:—Te voir, te voir, te voir!

Mme DESSORDES-VALMORE

Levé tard, goûtant par la fenêtre aux rideaux soulevés le charme hivernal d'un pâle soleil de midi, Hubert se complaisait dans la demi-inconscience qui suit, après une nuit désheurée, une extrême fatigue physique. Son anémie de végétal transplanté, combattue et presque vaincue pur un régime tout provincial, se réveillait en de tels matins; il se sentait des langueurs de poitrinaire et des mélancolies d'adolescent.

Le sommaire et substantiel déjeuner organisé par sa bonne fut moins pour ses organes fatigués un réconfort qu'une griserie. La fumée d'une seule cigarette lui tourna la tête: il acquérait, sans l'avoir cherchée, une béatitude exquise. C'était comme un état nouveau de la matière animée: l'état fondant,—jouissance spéciale réservée aux dormeurs paresseux et aux tardifs déjeuneurs. Brève, ainsi que tous les délices, elle ne tarda pas à décroître, mais lentement, transformée à mesure en une agréable sensation de paix.

Alors, allongeant le bras vers sa Bible gothique, il fit sauter le fermail de cuivre et il lut, dans un nuage de bleuâtre fumée, buvant à petits coups du café très fort, les aphorismes de l'Ecclésiaste.

Lecture décidément bien faite pour élever un sage très haut par-dessus les autres hommes, coupe où l'on boit le néant tout aussi sûrement qu'en une cupule de lotus, ah! idéales banalités, écrites, à n'en pas douter, pour les lendemains de fête!

FORTITUDE

«Pauvreté, labeur, corporelles misères, saignantes blessures des coeurs, amertume du pain et du vin,

Repos, souplesse, floraisons, étreintes, chaleur des repas joyeux,

Et tout, et toutes les vibrations,

Les lumières cérébrales:

Tout cela nous est indifférent, depuis le commencement jusqu'à la fin,

Car il y a un commencement et il y a une fin, et, Dieu merci, la douceur du néant est faite pour tous.

Nous avons confiance dans la transcendante bonté du Créateur: il ne prolongera, au delà du terme humain, ni nos peines, ni nos joies.

Et pas même un haussement d'épaules, et quant à se fâcher contre les lois éternelles, nous sommes bien trop spirituels,—et puis nous avons le sentiment des convenances.»

* * * * *

Il était las, aussi las que Sixtine, de cette obscure passion. La nuit de leurs coeurs avait besoin vraiment de quelques éclairs. Depuis huit jours, elle se recueillait, mais comme une femme ou comme une fleur qui au montant de l'orage rapproche au-dessus des pistils sacrés ses tremblants pétales; le danger passé, ils s'écartent d'eux-mêmes et reçoivent avec joie la fugitive caresse des pollens voyageurs.

«Autre réflexion moins métaphorique: le Russe a certainement fait de positives avances et dans ses plaintes le magique mot de mariage a dû, comme un écho, revenir et résonner. Magique, il le croit. Moi, je ne sais. Elle doit tenir à garder une certaine liberté d'allures et le personnel logis d'une femme déshabituée du partage de l'air ambiant. D'ailleurs, jamais je n'ai surpris, dans les sous-entendus de ses phrases, la moindre allusion à un désir matrimonial. Je ne crois pas qu'elle voulût clore d'un aussi banal épilogue, l'avenue indéfinie de nos rêves communs. Nous ne pouvons pas ériger cette barrière au milieu de notre vie, partager en doux adverbes, avant, après, la perspective de nos désirs, sphinx étages vers les horizontales profondeurs du ciel!

Eh! je regrette que telle ne soit pas pierre où son pied a buté, car je comprendrais, du moins.

Enfin, elle n'avait qu'à me répondre. J'ai été, je pense assez précis et s'il fallait des actes plutôt que des paroles, ne me suis-je pas livré à des actes?

Tentative assez malheureuse!…

Ah! je suis las, aussi las qu'elle est lasse!»

* * * * *

«Si tu ne veux pas boire la rosée que j'offre à tes lèvres dans le creux de ma main, quelque bête passera plus hardie ou plus sage qui se rafraîchira le coeur à ce breuvage d'amour.

Viens pendant qu'il est matin et pendant que l'animalité dort dans les bois!

Viens vagabonder dans les herbes mouillées: je secouerai sur tes cheveux blonds des pluies de perles et des neigées de diamants!

Viens et tu exulteras de joie, viens, la traîne de ta robe fera, parmi les mousses, un sillage de lumière et le soleil naissant baisera, dans sa candeur, le sourire de tes lèvres pourpres!

Viens, tu seras comme une reine au front blanc surgie d'entre les vertes ramures, et les papillons familiers se poseront sur tes oreilles.

Tu apprivoiseras la nature et à l'appel de ta bouche, mon âme, farouche comme un faon, bondira vers toi.»

* * * * *

Les analyses et les dithyrambes formulaient le même esclavage. Il voulait rendre cette femme heureuse, voir ses yeux révulsés et ses lèvres, par l'oppression du spasme, entr'ouvertes. L'évocation, soudain s'accomplit, non pas, il est vrai, sous la forme visuelle directe, mais dans un lointain de songe vaporeux et voluptueux. Agenouillé près d'elle, après les suprêmes évolutions de l'étreinte, il la contemplait.

«Vraiment ma vie s'est transférée en cette femme comme sous une puissance d'aimant, et vraiment le centre de mes forces est en ce coeur!

Les fils de mes jours, ce sont les cils blonds de ces yeux bleus et l'ombre blonde de ces cheveux, c'est le halo des lunes claires dont la réfulgence illumine mes nuits.»

Il en aurait dit bien plus long, car sa verbalité s'était déchaînée, mais la vision s'évanouit.

«Présage: Ah! jolie bête! ah! jolie bête!»

Puis il songea encore.

«Tout ceci a été mal conduit. J'aurais dû, ainsi que me le suggérait Calixte, destiner cette femme au rôle pur d'une Béatrice exemptée de l'oeuvre charnelle,—mais elle n'aurait pas compris, étant femme: Béatrice, qui s'est prêtée à ce jeu sublime, était une créature de rêve, aux ordres du poète et le symbole même de sa pensée. Celle-ci devait tomber dans mes bras, ou bien d'autres bras l'auraient recueillie.

—Reste sur ton piédestal. C'est à genoux que je veux t'adorer, les mains tendues vers toi, éternellement.

—Non, je m'ennuie, là-haut. Adorateur, adore de plus près, adore avec des baisers.

Eh bien! nous aurons, du moins, quelques moments d'agréable intimité et puisqu'il faut de l'objet du culte faire l'objet du plaisir, que le sacrilège soit complet et les voluptés décisives.

Ah! je m'en donnerai sur ton corps des illusions. Excellente et noble substance, tu seras pétrie selon les plus transcendantes fantaisies!»

XXXV.—L'ADORANT

V.—LA VISITATION

                                   «Vous qui parlez d'un ton si doux
                                   En m'annonçant de bonnes choses,
                                   Ma Dame, qui donc êtes-vous?

VERLAINE, Sagesse

—Oui, Guido bien-aimé, c'est la Reine des anges, l'archangélique Vierge, l'Étoile du matin, la Tour davidique, la Maison dorée, je suis…

—Oh! non, tu es la Novella, ne m'intimide pas, j'ai précisément besoin de toute ma présence d'esprit.

—Enfin, ce que tu voudras, mais je t'aime. Ferme les yeux, je suis l'inviolée et je me sens rougir. Que vas-tu penser de moi? Hélas! il est bien vrai qu'on ne m'a jamais implorée en vain. Je ne puis résister aux invocations de l'amour, et quand on m'appelle avec foi, j'ouvre la porte du ciel, et un ange m'enlève sur ses ailes.

—Madone adorée, murmura Guido en baisant les pieds purs comme de la rosée, je suis indigne de tes grâces et vois, mes baisers sont pleins de larmes. Vierge de tout amour, mon amour n'était qu'une goutte d'eau, et tu l'as recueillie dans le lys sacré né de ton coeur, sois bénie pour cette complaisance.

La Novella se baissa vers le prisonnier et de ses lèvres lui toucha le front.

Elle ôta sa couronne d'étoiles: les étoiles s'envolèrent vers le plafond et en firent un firmament.

La boucle de sa ceinture se suspendit en l'air comme un soleil et l'agrafe de son manteau devint pareille à la lune des blanches nuits.

Elle eut un grand soupir, et de ses lèvres naquit un nuage qui voila d'un charme indécis l'éclat rayonnant des astres, puis elle dit:

—Tu as douté, Guido, regarde et meurs d'amour!

Alors elle s'épanouit en une Rose mystique d'où s'exhalait un adorable parfum.

Et le coeur de Guido était rempli de suavité.

Puis elle devint un pur Miroir où flamboyait un glaive.

Et le coeur de Guido était rempli de justice.

Puis elle devint un Trône tout en cèdre où se lisaient gravées des sentences.

Et le coeur de Guido était rempli de sagesse.

Puis un Vase apparut qui fut de bronze, puis d'argent, puis d'or; il en sortit des fumées d'encens, de cinname et de myrrhe.

Et le coeur de Guido était rempli d'adorations.

Puis surgiront une Tour d'ivoire et d'autres visions, enfin une resplendissante Porte que Guido reconnut pour être la porte du ciel, et il commença de se demander si cette aventure n'allait pas finir aussi spécieusement que sa rencontre avec Pavona.

Néanmoins son coeur était rempli de joie.

* * * * *

—Non, non, non. J'appartiens aux anges. Meurs, sois un ange, dépouille cette chair qui me souillerait, revêts la céleste incorporescence et nous verrons. Guido, voyons, souvenez-vous que je suis l'inviolée. Je le répète, j'appartiens aux anges… Tu l'as bien vu!

Et sur cette suprême ironie, la Vierge Très Prudente s'en alla, comme elle était venue, par le trou de la serrure.

Une odeur d'aromates emplissait la cellule. Guido huma avec délices ces vestiges virginaux, puis, il se dit:

«C'est juste, il faut mourir. D'ailleurs, je lui dois une visite.»

XXXVI.—COLERE

                    «Lui ne vous connaît plus, Vous, l'Ombre déjà vue
                    Vous qu'il avait couchée en son ciel toute nue
                    Quand il était un Dieu…»

TRISTAN CORBIERE, Les Amours jaunes.

C'était la bonne qui demandait des nouvelles. Elle ne savait rien, ne comprenait pas. Madame était rentrée, certainement, mais le lit n'avait pas été défait, seulement foulé, comme si elle s'était reposée toute vêtue. L'armoire au linge était restée ouverte et la table de toilette dans un désordre inhabituel, car Madame ne manquait jamais de ranger soigneusement toutes ses petites affaires.

—Je me dirais, continuait-elle: Madame est partie en voyage, comme ça, au pied levé, mais je n'ai pas retrouvé la robe de bal. On ne va pas loin en robe de bal! Enfin, quand je suis descendue à sept heures, les choses étaient telles que je vous les dis et depuis j'attends, mais bien inquiète, je vous assure. Alors, Monsieur ne sait rien?

—Rien, répondit Entragues. Elle a du rentrer vers quatre heures et demie, au plus tard cinq heures. Mais voyons, si elle était partie en voyage, il manquerait au moins une robe de ville, un chapeau, divers objets indispensables, et surtout un sac de voyage, une valise.

—Les sacs, les valises, les malles sont en haut dans un cabinet noir, près de ma chambre; il faut passer par chez moi pour y entrer. Quant aux robes et au reste, l'armoire est fermée à clef et je ne sais pas où sont les clefs, mais Madame les porte toujours sur elle.

Entragues reprit:

—Elle est rentrée, vous en êtes sûre?

—Elle est rentrée. Hier, après le départ de Madame, j'ai mis tout en ordre, j'ai même retapé le lit où elle s'était jetée un instant après dîner. C'est l'usage de Madame quand elle va au bal. Et ce matin le lit était foulé, foulé. Madame n'est pourtant pas lourde, et à l'ordinaire, quand elle se lève, c'est à peine si on voit la place de son corps.

—Eh bien, fit Entragues, en donnant à la bonne son adresse et quelque rémunération, si vous apprenez quelque chose, venez me le dire. Je suis aussi inquiet que vous, Azélia. Venez de toute façon, demain matin, j'aurai peut-être des nouvelles.

Il sortit. Dans la rue, son calme se troubla.

«Je suis joué, criait-il, indignement joué!»

Il ouvrit si violemment son parapluie que la soie craqua de partout; alors il le brisa sur le rebord du trottoir, le jeta dans le ruisseau, et sous l'épaisse et glaciale brume, gagna l'extrémité du boulevard Saint-Germain, près du quai Saint-Bernard.

Là, dans un impasse, entre des baraquements, s'érigeait une petite maison meublée, peuplée d'étudiants russes et dénommée Hôtel de Moscou.

—M. Moscowitch.

—M. Moscowitch est parti ce matin pour Nice. Monsieur veut-il son adresse? Grand Hôtel des Deux-Mondes.

—Merci.

L'hôtel est bon, bien situé. J'y ai vécu une agréable semaine, l'autre hiver. Si j'avais pu prévoir votre décision, madame, je vous aurais recommandé la chambre que j'occupais, la vue y était délicieuse par les fenêtres ensoleillées. Hé! il y a juste un an à pareille date. Ah! me voilà tranquille!

Il remonta jusqu'au boulevard Saint-Michel, lentement sous l'impitoyable pluie qui, maintenant, tombait en fines et pénétrantes aiguilles.

«Imprudent, ce Russe, d'avoir donné son adresse d'avance! Car enfin, je pourrais aller troubler d'un duel facile à rendre inévitable, la paix première de cette lune de miel improvisée. Ainsi, à minuit, elle me donne rendez-vous pour le lendemain soir chez elle et à cinq heures du matin elle s'abandonne à Moscowitch sur son lit en toilette de bal (le lit foulé, foulé, c'est assez clair), et à sept heures et quelque chose, les deux amants prennent le rapide pour Nice. Ou bien c'était concerté, et elle m'a leurré bien vilainement; ou bien, comme je pense, il s'agit d'un impromptu et c'est faire bon marché d'une pudeur d'âme que l'on invoquait pour me repousser. Il est évident que Moscowitch l'attendait à la porte de l'hôtel Aubry, dans une voiture et qu'elle s'est laissée enlever. Ah! c'est un adroit coquin. J'ai bonne envie d'avoir quelques détails. Si vraiment il avait suivi mes ironiques conseils; si le plan que je lui dressai fut bon, je serais… je serais vraiment au-dessous du plus naïf collégien. Hé! il me reste une satisfaction de dilettante: je n'ai pas gagné la bataille moi-même, mais pareil au chef d'état-major général, j'ai ordonné la marche de la victoire. Oui, en somme, je serais l'organisateur de ma propre défaite… Voyons il s'agit de produire un raisonnement strict et de ne pas se perdre dans les méandres de l'analyse. Une preuve? Il n'y en a pas, ou pas encore. Je dois, jusqu'au bout, respecter la dignité de mon sentiment. Coïncidences, vraisemblances, mais enfin, elle me donnera bien une explication. Alors, je jugerai. Quels reproches? Elle a suivi son plaisir.»

Il entra dans un café où de chauds alcools le réconfortèrent. A ce moment il s'aperçut qu'il était transpercé de froid et qu'un frisson agitait ses mains. Ce n'était pas de froid seulement qu'il tremblait, mais son orgueil n'en voulait pas convenir et fièrement se drapait dans le manteau de l'ironie. Il n'admettait même pas que son coeur pût saigner sous une réelle blessure; les douleurs où il daignait étancher sa soif originelle de souffrances étaient divines, spontanées, et non l'oeuvre d'une main humaine. L'art de se mettre lui-même en croix, de se stigmatiser, comme un visionnaire, de mener en d'effroyables tortures, vers une agonie lente, son coeur labouré de morsures, l'art du bourreau de soi-même, il le possédait à un haut degré. Il avait volontairement sué des sueurs d'angoisse, mais que d'un mignon coup de gantelet une femme vint lui enfoncer dans le crâne la couronne d'épine, non, non, non!—«Car enfin, pour souffrir, il faut y mettre de la bonne volonté, il faut être complice, et c'est une grâce que n'obtiendra jamais de moi aucune créature.»

Tout bonnement, il songeait:

«Du moins cela fut bref et en trois mois, on en vit le commencement, le milieu et la fin. Il y a en cette trilogie de zodiaques des jours à revivre. Ainsi, cette première rencontre que, traîtresse, elle me rappelait elle-même, hier soir. Des sensations résiduelles vibrent encore dans mes nerfs et voilà que j'entends «le vent passer, remuant les feuilles sèches». Puissent-t-elles sonner aussi en tes oreilles, Sixtine, et le bruit de leur poursuite, assombrir, comme des claquements de crotales, le «paysage choisi» où s'émeut ton âme captive! Tu demandais à être volé, trésor: eh! bien, te voilà prisonnier de la chair, adore ta prison, tes chaînes et ton geôlier.

Ce voyage me fut l'occasion d'un retour sur ma jeunesse: ces revies sont des anthologies, mais s'il fallait relire le livre entier, lettre à lettre! Oh! non, oh! non. Et pas plus que le marchand d'almanachs de Léopardi, je ne donnerais mon consentement: «Oh! non! monsieur, mais une autre, une toute neuve!» Ah! coeurs oxydés qui aspirez après la virginité d'une nouvelle frappe, vous y tomberez, au creuset! Ah! nous jouirons de la dévorante liquéfaction, patience: et nos molécules rentreront dans la matrice et d'autres monnaies de la divinité continueront, par l'espace, notre circulation brisée,—d'autres monnaies éternellement les mêmes!

Misères de la logique: ces trois mois de ma vie sont dominés par une absurdité qui en détermina l'ordonnance, un jeu lunaire dans une vieille glace usée!

Sixtine, vous seriez bien aimable de me dire cette légende, maintenant que vous n'avez plus à réserver le charme des mystères, celle-ci et l'autre, vous savez bien celle du poison!—Ah! dire que je ne les saurai jamais,—non plus que la couleur de vos yeux quand ils se rouvrent à la lumière matinale!

Quand je rentrai chez moi, «dans ma chambre agrandie», c'était fini, vous me possédiez. Mais sachez que cela ne fut pas sans luttes intérieures et que bien des connaissances, déjà anciennes, se partageaient un coeur large et profond. Ainsi tenez, vers ces époques, Mme du Boys n'était pas sans attraits pour moi, en sa naïveté si ingénuement perverse,—et si vous n'étiez pas venue, j'aurais peut-être fait avec elle un second petit voyage en Suisse. Ah! mais vous l'avez singée! Sixtine, votre dignité a consenti à un subreptice envolement? Envoyez-moi par la poste un bouquet de violettes!… Moi, je vous aurais appris le jeu des transcendantes plaisanteries, et cela vous eût fait du bien. Vous êtes trop sérieuse, vous accomplissez vraiment trop! Vous prenez l'accident pour la destinée; ce n'est qu'un fragment. Secouez donc la poussière d'éternité que l'illusion a semée sur vos ailes! Avez-vous seulement pris un billet aller et retour? C'est économique et cela donne de la valeur au paysage, car, sans cette précaution, on ne penserait jamais à le regarder: «—Nous avons bien le temps!»

Si nous étions partis ensemble, d'abord nous ne serions pas partis du tout, car à quoi bon se mouvoir, puisqu'on demeure, en tout lieu, identique, à soi-même;—ensuite, comme je sais à quoi m'en tenir sur les validités charnelles, je vous aurais ménagé d'irritantes surprises; ensuite…—eh bien, mais n'est-ce pas mon droit de croire que moi seul je pouvais jouer le rôle?

Avant d'avoir trouvé, en vos gestes, le tacite consentement de votre bon vouloir,—consentement bien momentané, à ce qu'il paraît,—mon amour déjà se parallélisait, incarné dans Guido della Preda. Son sort, à cette heure, m'inquiète sérieusement pour ses jours. Sixtine, vous avez un assassinat sur la conscience (cela fera deux), car si je n'en meurs pas, c'est que la mort de Guido m'aura sauvé la vie… Oui, il faut qu'il meure à ma place…

Je vous ai revue. La soirée se para d'une minute charmante, diamant unique dont le resplendissement n'a pas quitté ma nuit. Ce fut quand… non ceci est dur. Ah! dans l'éclosion de cette pierrerie, il y avait tout un orient de fantasmagories psychiques. C'était plein de douceurs et de tiédeurs et de langueurs. De telles minutes n'ont pas de lendemain; aussi vaut-il mieux ne jamais les avoir vécues. On court après leurs soeurs qui se promènent sur le cadran et cela peut mener loin, jusqu'au fond des enfers où de mornes suppliciés gémissent le nessum maggior dolore.

En d'ultérieures causeries, vous m'apparûtes telle qu'une amazone fière, intelligente et sensuelle. La sensualité est le ferment de la nature féminine: sans ce don décisif, il peut y avoir des anges, il n'y a pas de femmes. Mais il est bien vrai que je n'ai pas su en éveiller la puissance et mon magnétisme s'est heurté à de soudaines neutralités. Vous n'êtes pas une femme de bonne volonté: votre fierté même vous induit à d'inopportunes résistances dont la force seule aurait pu avoir raison. C'est là qu'on est dupe de son intelligence! Il faut avoir celle de la rejeter, à de certaines heures, comme un manteau ou comme la chemise de la Romaine. Car, ce ne fut pas la pudeur qui n'affère qu'à l'extrême jeunesse ou à l'ignorance première: non, ce fut bien l'intelligence. Vous avez voulu comprendre et sentir en même temps, et pour cela, vous vous êtes appliquée à garder votre présence d'esprit. Voyez comme cela se rencontra: je fis, de mon côté, avec moins de peine peut-être, le même effort. Nous savions très bien tous les deux ce que nous voulions et nos volontés, faute d'un peu de salutaire inconscience, s'annihilèrent dans leur immobile virtualité.

Rien de plus. Voilà de suffisantes illuminations.»

(Ce fut une infraction à ses habitudes,—mais un besoin de personnelle sécurité lui imposait de jeter par la fenêtre une moitié de lui-même, pour sauver l'intégrité du reste: en quatre heures de nuit, il atteignit le point final de ce qu'il appelait maintenant «une folle anecdote».)

XXXVII.—L'ADORANT

VI.—MEMORARE

«Memorare, pia Virgo, non esse auditum a sæculo quemquam ad tua currentem præsidia, tua implorantem auxilia, tua petentem suffragia, a te esse derelictum.» SAINT BERNARD

—Seigneur, seigneur, chut! écoutez! fit Veltro pendant la montée de l'escalier de la Tour. N'allez pas me vendre surtout! Je crois bien qu'on intercède pour vous, car l'affaire était vilaine, si je m'y connais. Demain, seigneur, demain, entendez-vous l'ordre viendra de vous ouvrir les portes, je le sais, mais chut!

—Comment? interrogea Guido tout tremblant, demain je serai libre?

—Oui, seigneur, mais en voilà assez sur ce sujet. Seulement, je crois que votre seigneurerie doit un présent à notre sainte madone. Elle a récompensé votre dévotion, elle a intercédé; c'est elle, je suis sûr que c'est elle…

—Merci, Veltro, tu es un brave homme. Les premiers ducats qui me seront restitués seront pour la Novella, les second pour toi.

Il se hâtait vers l'accoutumée vision, mais ses jambes ployaient, ses mains glissaient sur la corde d'appui, son coeur battait comme l'éternelle horloge, il lui fallut l'effort d'une suprême volonté pour vaincre l'éblouissement, gravir les dernières marches, aller tomber à genoux près de la balustrade.

Là, plein d'angoisses, étourdi par le soudain roulis qui secouait la Tour, comme un navire au milieu de l'orage, il se sentit défaillir, puis ses yeux se troublèrent, il pleura.

Indifférente comme une madone, la Novella le regardait pleurer.

Alors, sans autre transition, il sentit en son âme la colère des amants congédiés.

—Que t'ai-je fait? Trouves-tu que je ne t'ai pas aimée d'un amour assez insatiable? Voyons, tu sais bien que je t'appartiens: souviens-toi du pacte! Veux-tu que je t'appelle parjure? Es-tu femme, tout de même! Femme, mais madone, et je n'ai pas d'injures assez métaphysiques pour t'atteindre. Cependant, n'abuse pas de ta virginité, tu te ferais dire des choses désagréables. Tiens, nous allons transiger: prends-moi comme orphelin. Après nous verrons.

Indifférente comme une madone, la Novella le regardait toujours.

«Ah! songea Guido, elle est inflexible. Son coeur est un décret éternel. Je raille celle qui était avant le Temps, quelle stupidité! et je m'abîme en des sarcasmes blasphématoires que son fils me comptera un jour. La passion m'égare, mais la passion avant tout.

—Novella! madone adorée, écoute-moi. D'autres fois, tu fus plus clémente. Je t'en prie, parle-moi, fais-moi un sourire. Non? Rien? Ah! que je suis abandonné! Songe que je n'ai que toi. La ville blanche éparse à tes pieds divins, la mer bleue, ta soeur immortellement mourante, le firmament moins pur que ton âme inviolée, les roses qui sont le parfum de ta pensée très chaste, tout ce qui est charmant dans la nature, je l'aime comme une émanation de toi, comme un perpétuel mois de Marie Ah! je te réciterai le rosaire de mes douleurs, et je me crucifierai à la fin pour te plaire! Tu devrais au moins me savoir gré de ma réserve: quand tu es venue me voir, n'ai-je pas été convenable? Pourtant, tu m'aimais ce jour-là, et si j'avais bien insisté, ô Vierge permanente?…

Que tu es belle! Ah! beauté thaumaturge, beauté tabernaculaire! Ah! ce n'est pas en vain que l'Infini a résidé dans ton sein: ton sourire en est imprégné à jamais. Mais tu ne veux plus sourire…

Par pitié! sois réconfortante, puisque c'est écrit dans tes antiennes. Vas-tu, maintenant, encourager le scepticisme? Si tu es vraiment la consolatrice des affligés, prouve-le, car je suis plein d'affliction. Oui, je sens que c'est un raisonnement misérable: tu fais ce que tu veux et ta grâce auxiliatrice n'est dévolue qu'aux bonnes volontés. Je raisonne trop. Ce n'est pas ainsi que l'on touche le coeur d'une femme, ô femme entre toutes les femmes, n'est-ce pas?

Avant de mourir, je voudrais, néanmoins, te rappeler encore ceci: «Souviens-toi qu'on ne t'a jamais implorée inutilement!» Si tu n'as pas de condescendance pour mon amour, aies-en pour ma folie. Ne t'aperçois-tu pas que je divagues, et à quel point. Que veux-tu, c'est comme ça quand on aime!

Ainsi, nous allons nous quitter…

Ah! pourpres virginaux! sidérales aurores! Ah! matinées précoces et tardives tendresses! Illusoire univers, va-t'en, Satan honteux qui gêne mes caresses! Elle a souri! Encore, encore! Elle m'ouvre ses bras! Ah! Dieu! est-ce possible? Oui, je savais bien. Ah! théurgie des mots, rien n'est fermé aux incantations verbales. A quoi tient le bonheur?

Elle m'ouvre les bras, elle m'aime. Me voilà, me voilà. Comme je vais t'adorer, comme je vais te réciter de belles litanies et toutes les oraisons essentielles! Me voilà, me voilà. Rien ne me séparait de toi que ta volonté, et ta volonté m'accepte, enfin lavé des souillures humaines par le baptême du sang. Joie plus indéfinissable que l'immaculée conception, la Vierge des vierges ouvre au pécheur les portes d'ivoire de l'amour pur…»

Songeant de telles choses, Guido enjamba la balustrade, précipité vers la madone qui, souriante et les bras inclinés, attendait.—Ave, Rosa speciosa!

XXXVIII.—ORGUEIL

«… Voire mesme que si un de nos confraires se monstroit attaché à quelque chose, qu'il en soit aussitost privé…»

Règle de S. Benoist, ch. XXXVIII

Quand Azélia, le lendemain matin, se présenta la face bouleversée,
presque pleurante, car «elle était sûre maintenant qu'on avait assassiné
Madame; jamais Madame ne s'était absentée ainsi sans la prévenir,»
Entragues put la rassurer:

—Madame est à Nice, au Grand Hôtel des Deux-Mondes. Elle y est arrivée hier dans la soirée, elle se porte fort bien et trouve que la mer est bleue;—si bleue! Et les palmiers et les fleurs! Tout est parfumé. Elle n'avait pas senti encore combien la vie est douce,—pas encore!

—Monsieur a donc reçu une dépêche. Ah! tant mieux. Mais partir ainsi sans me prévenir! Si Madame écrit, je le ferai savoir à monsieur, car madame aime beaucoup monsieur.

—Oui, nous sommes, comme on dit, une paire d'amis.

Un jour passa, puis un autre et Hubert réellement s'ennuyait. C'était la sensation du vide si conformément ressentie par toutes les créatures sensibles en occurrences telles.

La lumière s'était retirée de lui: il se mouvait dans les déserts de l'étendue noire.

Nulle distraction n'est alors possible puisque le seul être d'où peut venir le plaisir s'est retiré du champ visuel, puisque l'âme génératrice de toute joie s'est enfuie, puisque les rayonnements ont péri, puisque règne la nuit de l'absence.

Il aurait vécu près d'elle, à la distance de quelques rues, sans un très grand besoin de fréquentation. La possibilité d'une rencontre, la certitude d'un accueil suffisaient à la vitalité de ses désirs. Ici s'érige la tyrannie de l'Esprit de contradiction et son immuable dédain de l'heure présente. A ce propos les moralistes ont toujours querellé l'homme: Tu ne sais pas jouir de la fugitive minute. Non, mais comment faire, car pour jouir de la fugitive minute il faudrait qu'elle suspendît sa fuite, il faudrait qu'elle existât. Or, c'est une notion vulgaire que le passé seul ou l'avenir ont une apparence d'objectivité: le moment ne se réalise jamais.

Hubert n'avait pas la liberté même d'aussi élémentaires déductions. Il souffrait comme un exilé, souffrance pure et à idée fixe. La jalousie n'en troublait aucunement les ondulations: c'était l'unique sensation de l'objet perdu. Sa joie tombée à la mer gisait sous les vagues mouvantes; à chaque flot le diamant s'enlisait dans les sables plus profondément et la tempête n'était pas à prévoir qui le ferait surgira la surface, le roulerait vers la grève parmi les éternels galets.

Ah! la solitaire maison de rêve sur les dunes, elle lui était échue vraiment à l'improviste et trop tôt. Il n'avait pas eu le temps de faire ses paquets, d'emporter la moindre illusion, plus dépouillé de confortable spirituel, que de luxe un ermite de la Thébaïde.

Un tel état d'âme ordonnait cette réaction: Je me suis trompé peut-être sur la valeur de ces coïncidences. Allons il ne faut pas désespérer.

Quelques heures il se complut en cet avilissement, flairant sa lâcheté et s'y roulant comme dans une boue tiède. Tout de même, ce furent des instants de répit et le soir, il alla tranquillement vers la demeure de l'absente, d'un pas normal, mais fiévreux comme un homme attendu.

Azélia ouvrait la porte avant qu'il n'eût sonné.

—Monsieur! ah! justement tenez!» Et elle tira de son corsage, une lettre.

—Madame m'a écrit et voilà pour vous.

L'enveloppe blanche aux obliques vergeures ne portait aucune écriture.

«Tiens, de la prudence!»

Au froissis des doigts, il sentit la cassante pelure d'oignon d'un très subtil papier anglais.

«Elle m'en écrit un volume, ah! Prolixité! Un mot ne suffisait-il pas?—Adieu!»

En recevant cet arrêt de mort, Hubert se montra très calme et même son indifférence, parfaitement jouée, encore que pour lui seul, scandalisa la bonne Azélia.

Elle croyait à des baisers, qu'il allait ainsi que dans les romances et les chromos, qui sont des romances peintes, presser l'objet sur son coeur, éjaculer quelques tendresses.

Il mit sans rien qu'un «merci» la lettre dans sa poche, et poussant une porte, entra dans le petit salon où dans les coins, comme d'ironiques dryades jouaient peut-être encore, sans souci de la prochaine agonie, ses mourantes illusions.

«Moriuntur ridendo!»

Et il eut vraiment un léger rire aphone:

«C'est les ruines de Carthage. Elles sont bien conservées et pourtant depuis combien de siècles les avons-nous laissées, déjà à l'état de ruines? Huit ou dix jours, huit ou dix siècles. Des générations en moi se sont succédées; la même essence d'humanité règne, l'homme est un autre homme. Ah! que tout cela est loin!

Ces objets me furent familiers, jadis: j'en reconnais l'usage. J'étais leur maître un peu. Ils ont échappé à mes mains. Eh bien j'abandonne le reste. Que tout soit transitoire. Comme ça sent la mort! C'est mon coeur qui se décompose…

La lettre à quoi bon même la lire. Elle me raille ou elle me plaint et je n'ai jamais toléré l'un ou l'autre.»

Il l'emporta par les rues.

«Je me croyais, songeait-il, plus solide et plus logique. Aurais-je à ce point renié ma vieille philosophie? C'est bien la peine de raillerie monde extérieur pour tomber dans le premier piège tendu par l'innocente Maïa, ainsi que s'exprime le théosophe. Y aurait-il donc une invincible nature humaine plus stable, en sa versatilité, que les architectures de la pensée? Invincible, non puisque d'ailiers méprisants l'ont domptée C'est que je manque de méthode. Des entraînements spirituels me sont nécessaires. Il faudrait, d'abord, élémentaire précaution, poser à la porte des sens d'attentives sentinelles prêtes à croiser les armes contre toute sensation suspecte, à n'en admettre aucune que dénudée de son manteau de mensonge…

Ah! je n'ai aucune lucidité et je m'ennuie. Nul remède, la crise nerveuse accomplira son cycle. Si j'allais à Nice les transpercer de mes ironies, cela serait assez distrayant, mais après? Puis, la vulgarité de cette conduite serait répugnante et bonne à peine pour un quatrième acte: ensuite, la boîte de pistolets, le dénouement que la mort sauve à peine d'un ridicule aussi bourgeois que théâtral…

Lire cette lettre? Je suis sûr qu'elle est pleine de choses qui ne m'intéressent plus…»

Il s'arrêta, frappa le sol d'un violent coup de talon:

«Honte! Assez. Non, il n'y aura pour moi ni Circés, ni Dalilas. Ma tête dépasse d'une hauteur de tête les astuces et les luxures. Ceux qui tombent aux rets des faiseuses de pourceaux, ceux qui se font prendre aux pièges des élégantes châtreuses,—ceux-là remplissent leur destinée. La mienne est différente. Je ne serai lâche ni devant la douleur, ni devant le plaisir, ni devant l'ennui. Tu ne me feras pas souffrir au delà de ma volonté et ni toi, ni la pareille de toi ne me tentera à d'autres désobéissances. Quand bien même je serais dupe de mon orgueil, j'aime cela mieux encore que d'être dupe de ma sensivité, et je dédaignerai jusqu'au souvenir de l'inconsciente tueuse qui aurait pu m'écraser.»

Il entra dans un café et poussant à l'extrême sa bravade brutale écrivit, afin de se railler jusqu'au sang, d'étranges vers et faux exprès, que des lectures égyptiennes lui avaient suggérés.

HIÉROGLYPHES

    O pourpiers de mon frère, pourpiers d'or, fleurs d'Anhour
    Mon corps en joie frisonne quand tu m'as fait l'amour,
    Puis je m'endors paisible au pied des tournesols.
    Je veux resplendir telle que les flèches de Hor:
    Viens, le kupi embaume les secrets de mon corps,
    Le hesteb teint mes ongles, mes yeux ont le kohol.
    O maître de mon coeur, qu'elle est belle, mon heure!
    C'est de l'éternité quand ton baiser m'effleure,
    Mon coeur, mon coeur s'élève, ah! si haut qu'il s'envole.

    Armoises de mon frère, ô floraisons sanglantes,
    Viens, je suis l'Amm où croît toute plante odorante,
    La vue de ton amour me rend trois fois plus belle.
    Je suis le champ royal où ta faveur moissonne,
    Viens vers les acacias, vers les palmiers d'Ammonn:
    Je veux t'aimera l'ombre bleue de leurs flabelles.
    Je veux encore t'aimer sous les yeux roux de Phrâ
    Et boire les délices du vin pur de ta voix,
    Car ta voix rafraîchit et grise comme Elel.

    O marjolaines de mon frère, ô marjolaines,
    Quand ta main comme un oiseau sacré se promène
    En mon jardin paré de lys et de sesnis,
    Quand tu manges le miel doré de mes mamelles
    Quand ta bouche bourdonne ainsi qu'un vol d'abeilles
    Et se pose et se tait sur mon ventre fleuri,
    Ah! je meurs, je m'en vais, je m'effuse en tes bras
    Comme une source vive pleine de nymphéas,
    Armoises, marjolaines, pourpiers, fleurs de ma vie!

Ensuite, Hubert rentra chez lui, vérifia quelques terminologies, se coucha.

Très accalmi, à la lueur d'une petite lampe, il lut la lettre de
Sixtine.

XXXIX.—LA CLEF DU COFFRET

«Figurez-vous que cette clef!… Nous poserons d'abord le coffret fermé entre nous deux, puis nous l'ouvrirons, puis nous verrons… Je voudrais qu'il ne contienne rien… rien du tout…»

GOETHE, Wilhem Meister, t. II, liv. III. ch. II.

«Nice, Vendredi.

Adieu.

Cela vous fera un roman sans conclusion, à la moderne,—car vous l'écrirez, n'est-ce pas? Sinon, à quoi bon? Et ainsi l'ombre fugitive s'arrêtera un instant et les passances vaines se réaliseront—oh! bien relativement—au souffle créateur de l'Art.

Sans conclusion,—à moins que la Logique ne vous impose des devoirs supérieurs.

Sans conclusion,—mais je n'ai pas la cruauté, vous sachant dénué d'imagination, de vous laisser la torture de courir en vain après la solution des deux ou trois inquiétudes que firent surgir en votre esprit mes paroles inconsidérées. Je tiens donc à vous expliquer les quelques mystères—psychologiques et antres—qui pourraient troubler la sérénité de vos matins.

D'abord, comment je suis partie? Ah! ne me le demandez pas, je ne le sais plus,—mais c'est irrévocable.

Que voulez-vous? Il m'a prise. Il fallait me prendre. Vous l'ai-je assez dit qu'il fallait me prendre et capter par de la force et de la ruse le vol de ma volonté? Il y a de si belles stratégies qu'on se rend, non à bout de résistances, mais parce que le coup est si bien joué que cela fait plaisir. Ah! vous croyez les femmes insensibles à l'Art? Enfin, cela est clair: il m'a prise.

Nous valsions. Il m'emportait: Emporte-moi où tu voudras!—C'est la première condescendance que, mentalement, je lui faisais.

C'était vers l'heure où la griserie du bal commençait à s'évaporer, à me laisser songer aux joies du sommeil. Il me demanda l'honneur (voyez, rien de prémédité, l'honneur) de me reconduire, juste au moment, où désirant partir, je craignais de partir et après l'éblouissement de me trouver seule dans la nuit. J'acceptai et l'envoyai s'assurer d'une voiture et m'y attendre. Mais il se trouva que je m'amusais encore; il dut se passer des heures. Enfin, je m'enfuis comme Cendrillon.

Je lui avais dit d'attendre, il attendait.

Tout cela, je le crains, n'explique rien, mais la suite est bien plus inexplicable encore. Enfin, je ne veux que me justifier de tout complot et vous convaincre de ma parfaite innocence. Ce fut lui, ce pouvait être vous,—et je croyais que cela serait vous.

Voyons, est-ce ma faute? La fleur appartient à qui la cueille.

Je puis bien vous l'avouer, à cette heure. Obscurément, je vous aimai. Ah! ça en dit long! Mais vous n'avez projeté aucune lumière sur ce confus crépuscule. Oui, des tentatives, des essais, des à peu près, des presque, etc., de quoi faire un traité sur l'Indécision analytique,—et puis quoi? Enfin, vous ne m'avez pas prise, vous!

Pourquoi je n'y ai pas mis de bonne volonté? Ah! ce n'est pas dans nos habitudes de femmes, et, je vous l'ai déjà dit, il me semble, je fus trop punie d'un premier choix pour en faire un second. Maintenant, c'est comme dans les romances: A la grâce de Dieu! Et pas de responsabilité.

(J'avoue qu'il s'en est fallu de peu que notre intronisation ne s'accomplît, mais il y a des moments où deviennent féroces les pudeurs les plus raisonneuses. Voyons, vous vous êtes tenu tranquille jusqu'alors, ou presque, arrêté au premier signe, désarmé au premier geste et ce jour, vous insistez! Ne dites pas que je vous encourageai, car vous n'ignorez pas (vous qui savez si bien les femmes) qu'il ne faut pas se fier à nos encouragements: ce sont des pièges, une manière de répétition, pour se rendre compte, hors du péril, comment cela se passerait un jour qu'on serait désarmée (prenez garde aux avances une autre fois et guettez si au coin des lèvres une raillerie ne s'est pas nichée); ce sont des manoeuvres préparatoires, assez amusantes, car même à ce jeu d'enfants, nous sommes sûres de vaincre sans alternatives: si notre partenaire s'enhardit, ô puissance de la parole! un mot le remet à sa place; s'il reste froid, nous avons cette consolation qu'après tout nous n'y perdons rien, puisque la conclusion est impossible.)

Donc j'épousai, ayant dix-huit ans, celui de mon élection: eh bien! mon grand amour d'avant fut de la haine après. Comment cette métamorphose de mes sentiments? Ce serait intéressant, n'est-ce pas? mais encore aujourd'hui j'en ignore le mécanisme. Je crois que je fus pareille aux enfants qui veulent un jouet, absolument, crient, trépignent, se convulsent en de vraies douleurs, et sitôt qu'ils le tiennent en leurs petites mains, le jugent, le jettent, songeant: ce n'est que ça? Celui que j'avais choisi n'était que ça. Il aimait ma chair et la dévorait en égoïste; il proférait d'immodestes plaisanteries, avilissait en lupercales des actes au delà desquels je sentais un infini et le possible dévoilement du mystère ineffable. Je me croyais la créatrice même de la Joie et mes gros désirs, mes désirs gros de sanglots avortaient en un travail d'ilote: je compris ma destination.

(Imaginez qu'un rire le prenait après, un rire nerveux qui durait des minutes, un rire à scandaliser l'Enfer!)

Oui, je compris ma destination et je la refusai. Je déniai une fois pour toutes le rôle de donneuse de plaisir et d'excitatrice aux effusions soulageantes. Je fermai ma porte, à jamais.

Eh bien, savez-vous ce qu'il advint? Ce monstre m'aimait et ne pouvait vivre sans se vautrer sur les gazons de mon corps, au soleil de mes yeux. Il me pria, me menaça, se fit esclave et chien: je fus sourde. Nous luttâmes maintes fois, mais j'avais avec la force de mes poignets, qui sont de fer, la force de ma volonté, qui est d'acier, et je le couchais à mes pieds et je le piétinais et je crachais sur son sexe. Cela dura une année, une longue et odieuse année.

Enfin, à l'anniversaire du premier refus, avec des larmes d'amour dans la voix, mais un certain calme assez noble, il me supplia encore, un revolver tourné vers sa poitrine: «—Non, jamais!» Il tomba, et je compris que ce n'était pas sa faute.

Vous trouverez la suite dans vos souvenirs:

Résolution de ne plus jamais choisir; résolution, en une seconde et telle occurrence, de me sacrifier, moi, en expiation du premier meurtre. Sur ces deux points, nous avons, je pense, épilogué jadis.

Voilà tout le poison que je versai, d'une inconsciente main.

(Ah! un jour vous m'avez bien refroidie, en hésitant à me garantir mon lendemain. Un oui net et spontané me jetait en vos bras immédiatement.)

Samedi.

Voici la légende de la chambre au portrait: «Tout homme qui couche dans cette chambre voit, au cours de la première nuit, la vieille glace verdie lui refléter le portrait de celle qu'il doit aimer. Il n'est mariage, il n'est fiançailles, il n'est liaison, il n'est serments qui tiennent: la magique image s'impose et c'est comme un envoûtement.»

Pouvais-je vous dire cela, même en riant?

Ah! il n'est pas écrit que la possession sera réciproque.

J'avoue que votre vision lunaire où je me reconnus, m'impressionna. Je vous crus longtemps destiné à me conquérir. La tradition ancienne et irraisonnable m'obsédait ainsi qu'une prophétie. Si vous l'aviez connue, dites? en quels rets de mystère vous me captiez! car les femmes courbent volontiers leurs caprices sous la Fatalité qui les sacre tragédiennes. Songez donc! Être l'élue des siècles et des obscurs décrets de la Nécessité! Tomber en des bras inévitables! Subir une exceptionnelle loi, fabriquée tout exprès! C'est ça qui vous rehausse l'état de femme et donne de la valeur au sexe.

Enfin, ô analytique romancier, vous n'avez su jouer de rien!

Vous l'écrirez, n'est-ce pas votre roman? Eh bien, je refuse de le lire, parce qu'il sera plein de naïvetés pénibles. Naturellement, vous glorifierez votre intelligence, votre sensibilité et votre connaissance des âmes, et puis de la négation, le détachement…

Pourquoi m'avez-vous désirée, alors? Si rien n'existe en dehors de vos imaginations, quel fantôme poursuiviez-vous? Il faudrait pourtant s'entendre et se renseigner sur la qualité des mensonges que l'on affronte. Quel réveil au harem des ombres, parmi les formes que vous avez assassinées, barbe-bleue de l'idéal! Les avez-vous comptées? Je suis la septième, à n'en pas douter, celle qui ouvre l'armoire aux secrets… «Et ils lui passèrent leur épée au travers du corps.» Ainsi la Vie a tué le Rêve. Adieu.»

P.-S. D'ailleurs, ce n'est pas, sachez-le, n'importe qui. M. Renaudeau va publier son drame—si émouvant, si plein de génie. L'autre soir, chez la comtesse, il me l'affirma. Et cela, malgré vous, bénévole méprisant, malgré vous qui l'aviez déprécié,—sans le connaître! Enfin, chacun… Enfin, enfin!»

XL.—LE REPOS FINAL

«Muchas vezes, Senor mio, considero que si con algo se puede sustentar el vivir sin vos, es en la soledad, porque descansa el alma con su descanso.»

SAINTE THERESE, Exclamations de l'Ame à son Dieu.

«Je me trompais, songeait Hubert à son réveil cette lettre est pleine d'intérêt, mais je ne puis comprendre ce besoin de me railler pendant six menues pages. Et puis me répéter à chaque ligne: «Si vous aviez su, si vous aviez pu!» Est-elle assez montée sur les échasses de son bonheur! Oui, elle est heureuse parce qu'un mâle s'est rué sur elle et l'a clouée à la croix. Ah! il faudra se relever, il faudra la porter, il faudra plier sous le faix. Ah! elle t'écrasera et ton amant montera dessus et trépignera dessus, car ce talion t'est dû.

Oh! je n'ai pas soif de vengeance et je ne désire pas me désaltérer au sang qui coulera de tes veines déchirées: je ne veux même plus te voir et je te ferme mon imagination.

Seulement… Ah! la malheureuse! Elle n'a pas l'air de se douter que je l'aimais! Tout, sous l'abri de métaphysiques passionnelles, se réduisait à une question d'adroite et décisive pénétration. Oui, l'amour, c'est de la menuiserie.

Et j'entre dans la grande absence, mais sans arrière-pensée. Je n'évoquerai pas les magies simplistes de Claudien Mamert, je les ai perfectionnées, mais ni de celles-là ni des miennes, je n'userai. La grande absence, comme on dit le grand désert, sans eau et sans amour. Marie l'Egyptienne y vécut quarante ans avec quatre petits pains qu'elle avait achetés à Jérusalem et où elle grignotait, quand elle avait trop faim. Moi de même, je rongerai mes souvenirs, mais sans excès et sans m'efforcer à de douloureuses représentations corporelles: je veux méditer en paix. Note bien, Sixtine, mon cher amour, que c'est de la grandeur d'âme, car je pourrais t'emporter sur mes épaules et te coucher sur le lit de ma caverne, où se voient des ossements d'hyènes mortes de faim. Tu vois que ça n'est pas gai. Aussi, je t'épargne cet exil. Pourtant, «tu dois savoir ce que c'est que la vision corporelle et tu te garderais bien lorsque tu penses à ton ami absent, de le croire réellement absent. Tu le penses et corporellement il t'apparaît, puisque c'est à son corps que tu penses (et comment le penser autrement, puisque le corps est le signe de son existence et de son humanité?). Et il s'érige en ta présence, et de même, à travers tous les obstacles, tu vas en sa présence et il te voit.» Et l'auteur du De Statu animæ (il fit aussi le Pange, lingua: ce n'était pas un sot), après avoir réfléchi, ajoute: «La vraie fonction de l'intelligent, c'est la vision»; et «l'image des choses est leur vraie réalité».

Non, décidément, je me contenterai de mes petits pains, tu ne subiras pas mes familiarités. Saint Thomas d'Aquin dit, en ses «Monitoires», qu'une trop grande familiarité engendre le mépris, en même temps qu'elle détourne de la contemplation et arrête l'esprit sur les extérieurs phantasmes.

Il donne l'exemple de saint Dominique qui ayant, à Toulouse, des amis trop tendres, alla demeurer à Carcassonne.

Eh bien, je ne veux pas te mépriser sous le vain prétexte que tu as fait ton métier de femme, et je veux méditer en paix, car il ne me reste rien de plus à faire. Donc, je te laisse à tes amours et je m'en vais au grand désert. Adieu.»

A feuilleter ses théologiens, Hubert retrouvait déjà un peu de cette paix qu'il convoitait. Tant que Sixtine avait duré, il les avait oubliés pour des lectures plus concordantes à ses inquiétudes et à ses désirs. En remettant en place les deux tomes, il s'attarda devant ce rayon de sa librairie, épelant les lettres dédorées, surpris de ne pas toujours deviner juste. Son Origène le tenta: il se promit d'en commencer l'étude longtemps différée. Sous ses doigts, le volume s'ouvrit au «Commentaire sur le cantique des cantiques», ironie des sorts virgiliens: «Sa main gauche soutient ma tête et sa main droite me caresse.» Mais Origène qui fait remarquer que dans le geste de cette main droite il y a tout, «omnia sunt», avertit de ne pas s'arrêter à des interprétations sensuelles. «Soit, et aussi bien, je ne suis pas en train.»

Fermant le livre, il revint s'asseoir. Il relut le dernier chapitre de l'Adorant, s'applaudit d'avoir résolu selon les nécessaires conséquences le sort suprême de Guido:

«Mon rêve, du moins, sera logique, comme elle le désire. Si la vie m'échappe, la transcendance m'appartient; je l'ai payée assez cher, je l'ai payée du prix de toutes les joies terrestres. Les fruits où je mords sont des bulles sitôt évanouies, mais les bulles qui sortent de mes lèvres s'envolent, planent et demeurent: mes idées, comme des rayons, s'irrisent en les transperçant et l'éternel vent qui arase le monde s'amuse et joue avec elles.

En te perdant, Sixtine, je me suis retrouvé,—mais, je l'avoue, madame, ce n'est pas une compensation digne d'être notée. Bien que vous me jugiez égoïste et que j'admette ce jugement, je n'ai pour moi nul amour. Un peu de haine plutôt, quand je franchis l'indifférence, car je sens que je ne suis qu'un mauvais instrument aux mains d'un Maître inconnu et transcendant,—celui qui me raille si à propos, quand je mésuse de mon âme… Destiné à quelle besogne? Ah! il le sait, lui!…

Dis-le-moi, Maître! Songe à l'invincible dégoût que m'ont suggéré mes frères et mes soeurs! Songe que j'ai besoin de distractions!… O Seigneur des mornes prés bleus où les Chimères broutent des étoiles, dis-moi mon secret et je serai capable d'un certain dévouement… J'aime déjà beaucoup la grâce de tes saints, car ils furent seuls, délicieusement seuls: «… Souvent ô mon Seigneur, je considère que si quelque chose peut faire supporter la vie où l'on ne vous possède pas, c'est la solitude, parce que l'âme s'y repose en celui qui est son repos…»

Paris, octobre 1888—juillet 1890.

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