Son Excellence Eugène Rougon
«J'adore l'armée française», dit Clorinde ravie, se penchant pour mieux voir.
Rougon, comme réveillé, regardait lui aussi. C'était la force de l'Empire qui passait, dans la poussière de la chaussée. Tout un embarras d'équipages encombrait lentement le pont; mais les cochers, respectueux, attendaient; tandis que les personnages en grand costume mettaient la tête aux portières, la face vaguement souriante, couvant de leurs yeux attendris les petits soldats hébétés par leur longue faction. Les fusils, au soleil, illuminaient la fête.
«Et ceux-là, les derniers, les voyez-vous? reprit Clorinde. Il y en a tout un rang qui n'ont pas encore de barbe. Sont-ils gentils, hein!» Et, dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de la voiture, des baisers aux soldats, à deux mains. Elle se cachait un peu, pour qu'on ne la vît pas. C'était une joie, un amour de la force armée, dont elle se régalait seule. Rougon eut un sourire paternel; il venait également de goûter sa première jouissance de la journée.
«Qu'y a-t-il donc?» demanda-t-il, lorsque le coupé put enfin tourner le coin du quai.
Un rassemblement considérable s'était formé sur le trottoir et sur la chaussée. La voiture dut s'arrêter de nouveau. Une voix dit dans la foule:
«C'est un ivrogne qui a insulté les soldats. Les sergents de ville viennent de l'empoigner.»
Alors, le rassemblement s'étant ouvert, Rougon aperçut Gilquin, ivre mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son vêtement de coutil jaune, arraché, montrait des morceaux de sa peau. Mais il restait bon garçon, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge. Il tutoyait les sergents de ville, il les appelait «mes agneaux». Et il leur expliquait qu'il avait passé l'après-midi bien tranquillement dans un café, en compagnie de gens très riches. On pouvait se renseigner au théâtre du Palais-Royal, où M. et Mme Charbonnel étaient allés voir jouer les Dragées du baptême: ils ne diraient pour sûr pas le contraire.
«Lâchez-moi donc, farceurs! cria-t-il en se roidissant brusquement. Le café est là, à côté, tonnerre! venez-y avec moi, si vous ne me croyez pas!... Les soldats m'ont manqué, comprenez bien! il y en a un petit qui riait.
Alors, je l'ai envoyé se faire moucher. Mais insulter l'armée française, jamais!... Parlez un peu à l'empereur de Théodore, vous verrez ce qu'il dira.... Ah! sacrebleu! vous seriez propres!» La foule, amusée, riait. Les deux sergents de ville, imperturbables, ne lâchaient pas prise, poussaient lentement Gilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on apercevait, au loin, la lanterne rouge d'un poste de police. Rougon s'était vivement rejeté au fond de la voiture. Mais, tout d'un coup, Gilquin le vit, en levant la tête. Alors, dans son ivresse, il devint goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l'œil, parlant pour lui.
«Suffit! les enfants, on pourrait faire du scandale, on n'en fera pas, parce qu'on a de la dignité... Hein? dites donc? vous ne mettriez pas la patte sur Théodore, s'il se trimbalait avec des princesses, comme un citoyen de ma connaissance. On a tout de même travaillé avec du beau monde, et délicatement, on s'en vante, sans demander des mille et des cents. On sait ce qu'on vaut.
Ça console des petitesses.... Tonnerre de Dieu! les amis ne sont donc plus les amis?...» Il s'attendrissait, la voix coupée de hoquets. Rougon appela discrètement de la main un homme boutonné dans un grand paletot, qu'il reconnut près du coupé; et, lui ayant parlé bas, il donna l'adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, à Grenelle. L'homme s'approcha des sergents de ville, comme pour les aider à maintenir l'ivrogne qui se débattait. La foule resta toute surprise de voir les agents tourner à gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre, dont le cocher, sur un ordre, suivit le quai de la Mégisserie. Mais la tête de Gilquin, énorme, ébouriffée, crevant d'un rire triomphal, apparut une dernière fois à la portière, en hurlant:
«Vive la République!» Quand le rassemblement fut dissipé, les quais reprirent leur tranquillité large. Paris, las d'enthousiasme, était à table; les trois cent mille curieux qui s'étaient écrasés là, avaient envahi les restaurants du bord de l'eau et du quartier du Temple. Sur les trottoirs vides, des provinciaux traînaient seuls les pieds, éreintés, ne sachant où manger. En bas, aux deux bords du bateau, les laveuses achevaient de taper leur linge, à coups violents. Un rai de soleil dorait encore le haut des tours de Notre-Dame, muettes maintenant, au-dessus des maisons toutes noires d'ombre. Et, dans le léger brouillard qui montait de la Seine, là-bas, à la pointe de l'île Saint-Louis, on ne distinguait plus, au milieu du gris brouillé des façades, que la redingote géante, la réclame monumentale, accrochant, à quelque clou de l'horizon, la défroque bourgeoise d'un Titan, dont la foudre aurait mangé les membres.
V
Un matin, vers onze heures, Clorinde vint chez Rougon, rue Marbeuf. Elle rentrait du Bois; un domestique tenait son cheval, à la porte. Elle alla droit au jardin, tourna à gauche, et se planta devant une fenêtre grande ouverte du cabinet où travaillait le grand homme.
«Hein! je vous surprends!» dit-elle tout d'un coup.
Rougon leva vivement la tête. Elle riait dans le chaud soleil de juin. Son amazone de drap gros bleu, dont elle avait rejeté la longue traîne sur son bras gauche, la faisait plus grande; tandis que son corsage à gilet et à petites basques rondes, très collant, était comme une peau vivante qui gantait ses épaules, sa gorge, ses hanches. Elle avait des manchettes de toile, un col de toile, sous lequel se nouait une mince cravate de foulard bleu. Elle portait très crânement, sur ses cheveux roulés, son chapeau d'homme, autour duquel une gaze mettait un nuage bleuâtre, tout poudré de la poussière d'or du soleil.
«Comment! c'est vous! cria Rougon en accourant.
Mais entrez donc!
—Non, non, répondit-elle. Ne vous dérangez pas, je n'ai qu'un mot à vous dire.... Maman doit m'attendre pour déjeuner.» C'était la troisième fois qu'elle venait ainsi chez Rougon, contre toutes les convenances. Mais elle affectait de rester dans le jardin. D'ailleurs, les deux premières fois, elle était aussi en amazone, costume qui lui donnait une liberté de garçon, et dont la longue jupe devait lui sembler une protection suffisante.
«Vous savez, je viens en mendiante, reprit-elle. C'est pour des billets de loterie.... Nous avons organisé une loterie en faveur des jeunes filles pauvres.
—Eh bien, entrez, répéta Rougon. Vous m'expliquerez cela.».
Elle avait gardé sa cravache à la main, une cravache très fine, à petit manche d'argent. Elle se remit à rire, en tapant sa jupe à légers coups.
«C'est tout expliqué, pardi! Vous allez me prendre des billets. Je ne suis venue que pour ça.... Il y a trois jours que je vous cherche, sans pouvoir mettre la main sur vous, et la loterie se tire demain.» Alors, sortant un petit portefeuille de sa poche, elle demanda:
«Combien voulez-vous de billets?
—Pas un, si vous n'entrez pas!» cria-t-il.
Il ajouta sur un ton plaisant:
«Que diable! est-ce qu'on fait des affaires par les fenêtres! Je ne vais peut-être pas vous passer de l'argent comme à une pauvresse!
—Ça m'est égal, donnez toujours.» Mais il tint bon. Elle le regarda un instant, muette.
Puis elle reprit:
«Si j'entre, m'en prendrez-vous dix?... Ils sont à dix francs.» Et elle ne se décida pas tout de suite. Elle promena d'abord un rapide regard dans le jardin. Un jardinier, à genoux dans une allée, plantait une corbeille de géraniums. Elle eut un mince sourire, et se dirigea vers le petit perron de trois marches, sur lequel ouvrait la porte-fenêtre du cabinet. Rougon lui tendait déjà la main. Et, quand il l'eut amenée au milieu de la pièce:
«Vous avez donc peur que je ne vous mange? dit-il.
Vous savez bien que je suis le plus soumis de vos esclaves.... Que craignez-vous ici?» Elle tapait toujours sa jupe du bout de sa cravache, à légers coups.
«Moi, je ne crains rien», répondit-elle avec un bel aplomb de fille émancipée.
Puis, après avoir posé la cravache sur un canapé, elle fouilla de nouveau dans son portefeuille.
«Vous en prenez dix, n'est-ce pas?
—J'en prendrai vingt, si vous voulez, dit-il; mais, par grâce, asseyez-vous, causons un peu.... Vous n'allez pas vous sauver tout de suite, bien sûr?
—Alors, un billet par minute, hein?... Si je reste un quart d'heure, ça fera quinze billets; si je reste vingt minutes, ça fera vingt; et comme ça jusqu'à ce soir, moi je veux bien.... Est-ce entendu?» Ils s'égayèrent de cet arrangement. Clorinde finit par s'asseoir sur un fauteuil, dans l'embrasure même de la fenêtre restée ouverte. Rougon, pour ne pas l'effrayer, se remit à son bureau. Et ils causèrent, de la maison d'abord. Elle jetait des coups d'œil par la fenêtre, elle déclarait le jardin un peu petit, mais charmant, avec sa pelouse centrale et ses massifs d'arbres verts. Lui, indiquait un plan détaillé des lieux: en bas, au rez-de-chaussée, se trouvaient son cabinet, un grand salon, un petit salon et une très belle salle à manger; au premier étage, ainsi qu'au second, il y avait sept chambres. Tout cela quoique relativement petit, était bien trop vaste pour lui. Quand l'empereur lui avait fait cadeau de cet hôtel, il devait épouser une dame veuve, choisie par Sa Majesté elle-même. Mais la dame était morte. Maintenant, il resterait garçon.
«Pourquoi? demanda-t-elle, en le regardant carrément en face.
—Bah! répondit-il, j'ai bien autre chose à faire. A mon âge, on n'a plus besoin de femme.» Mais elle, haussant les épaules, dit simplement:
«Ne posez donc pas!» Ils en étaient arrivés à tenir entre eux des conversations très libres. Elle voulait qu'il fût de tempérament voluptueux. Lui, se défendait, et lui racontait sa jeunesse, des années passées dans des chambres nues, où les blanchisseuses n'entraient même pas, disait-il en riant. Alors, elle l'interrogeait sur ses maîtresses, avec une curiosité enfantine; il en avait bien eu quelques-unes; par exemple, il ne pouvait renier une dame, connue de tout Paris, qui s'était, en le quittant, installée en province. Mais il haussait les épaules. Les jupons ne le dérangeaient guère. Quand le sang lui montait à la tête, parbleu! il était comme tous les hommes, il aurait crevé une cloison d'un coup d'épaule, pour entrer dans une alcôve. Il n'aimait pas à s'attarder aux bagatelles de la porte. Puis, lorsque c'était fini, il redevenait bien tranquille.
«Non, non, pas de femme! répéta-t-il, les yeux déjà allumés par la pose abandonnée de Clorinde. Ça tient trop de place.» La jeune fille, renversée dans son fauteuil, souriait étrangement. Elle avait un visage pâmé, avec un lent battement de gorge. Elle exagérait son accent italien, la voix chantante.
«Laissez, mon cher, vous nous adorez, dit-elle. Voulez-vous parier que vous serez marié dans l'année?» Et elle était vraiment irritante, tant elle paraissait certaine de vaincre. Depuis quelque temps, elle s'offrait à Rougon, tranquillement. Elle ne prenait plus la peine de dissimuler sa lente séduction, ce travail savant dont elle l'avait entouré, avant de faire le siège de ses désirs.
Maintenant, elle le croyait assez conquis pour mener l'aventure à visage découvert. Un véritable duel s'engageait entre eux, à toute heure. S'ils ne posaient pas encore tout haut les conditions du combat, il y avait des aveux très francs sur leurs lèvres, dans leurs yeux.
Quand ils se regardaient, ils ne pouvaient s'empêcher de sourire; et ils se provoquaient. Clorinde faisait son prix, allait à son but, avec une hardiesse superbe, sûre de n'accorder jamais que ce qu'elle voudrait. Rougon, grisé, piqué au jeu, mettait de côté tout scrupule, rêvait simplement de faire sa maîtresse de cette belle fille, puis de l'abandonner, pour lui prouver sa supériorité sur elle. Leur orgueil se battait plus encore que leurs sens. «Chez nous, continuait-elle à voix presque basse, l'amour est la grande affaire. Les gamines de douze ans ont des amoureux.... Moi, je suis devenue un garçon parce que j'ai voyagé. Mais si vous aviez connu maman, quand elle était jeune! Elle ne quittait pas sa chambre.
Elle était si belle, qu'on venait la voir de loin. Un comte est resté exprès six mois à Milan, sans arriver à apercevoir le bout de ses nattes. C'est que les Italiennes ne sont pas comme les Françaises, qui bavardent et qui courent; elles restent au cou de l'homme qu'elles ont choisi.... Moi, j'ai voyagé, je ne sais pas si je me souviendrai. Il me semble pourtant que j'aimerai bien fort, oh! oui, bien fort, à en mourir...» Ses paupières s'étaient fermées peu à peu, sa face se noyait d'une extase voluptueuse. Rougon, pendant qu'elle parlait, avait quitté son bureau, les mains tremblantes, comme attiré par une force supérieure. Mais, lorsqu'il se fut approché, elle ouvrit les yeux tout grands, elle le regarda d'un air tranquille. Et montrant la pendule, souriante, elle reprit:
«Ça fait dix billets.
—Comment, dix billets?» balbutia-t-il, ne comprenant plus.
Quand il revint à lui, elle riait aux éclats. Elle se plaisait ainsi à l'affoler; puis, elle lui échappait d'un mot, lorsqu'il allait ouvrir les bras; cela paraissait l'amuser beaucoup. Rougon, redevenu tout d'un coup très pâle, la regarda furieusement, ce qui redoubla sa gaieté.
«Allons, je m'en vais, dit-elle: Vous n'êtes pas assez galant pour les dames.... Non, sérieusement, maman m'attend pour déjeuner.» Mais il avait repris son air paternel. Ses yeux gris, sous ses lourdes paupières, gardaient seuls une flamme, lorsqu'elle tournait la tête: et il l'enveloppait alors tout entière d'un regard, avec la rage d'un homme poussé à bout, résolu à en finir. Cependant, il disait qu'elle pouvait bien lui donner encore cinq minutes.
C'était si ennuyeux, le travail dans lequel elle l'avait trouvé, un rapport pour le Sénat, sur des pétitions! Et il lui parla de l'impératrice, à laquelle elle vouait un véritable culte. L'impératrice était à Biarritz depuis huit jours. Alors, la jeune fille se renversa de nouveau au fond de son fauteuil, dans un bavardage sans fin. Elle connaissait Biarritz, elle y avait passé une saison, autrefois, quand cette plage n'était pas encore à la mode. Elle se désespérait de ne pouvoir y retourner, pendant le séjour de la cour. Puis, elle en vint à raconter une séance de l'Académie, où M. de Plouguern l'avait menée, la veille. On recevait un écrivain, qu'elle plaisantait beaucoup, parce qu'il était chauve. Elle tenait, d'ailleurs, les livres en horreur. Dès qu'elle s'entêtait à lire, elle devait se mettre au lit, avec des crises de nerfs.
Elle ne comprenait pas ce qu'elle lisait. Quand Rougon lui eut dit que l'écrivain reçu la veille était un ennemi de l'empereur, et que son discours fourmillait d'allusions abominables, elle resta consternée.
«Il avait l'air bon homme pourtant», déclara-t-elle.
Rougon, à son tour, tonnait contre les livres. Il venait de paraître un roman, surtout, qui l'indignait: une œuvre de l'imagination la plus dépravée, affectant un souci de la vérité exacte, traînant le lecteur dans les débordements d'une femme hystérique. Ce mot d'«hystérie» parut lui plaire, car il le répéta trois fois. Clorinde lui en ayant demandé le sens, il refusa de le donner, pris d'une grande pudeur.
«Tout peut se dire, continua-t-il; seulement, il y a une façon de tout dire.... Ainsi, dans l'administration, on est souvent obligé d'aborder les sujets les plus délicats.
J'ai lu des rapports sur certaines femmes, par exemple, vous me comprenez? eh bien, des détails très précis s'y trouvaient consignés, dans un style clair, simple, honnête. Cela restait chaste, enfin!... Tandis que les romanciers de nos jours ont adopté un style lubrique, une façon de dire les choses qui les font vivre devant vous.
Ils appellent ça de l'art. C'est de l'inconvenance, voilà tout.»
Il prononça encore le mot «pornographie», et alla jusqu'à nommer le marquis de Sade, qu'il n'avait jamais lu, d'ailleurs. Pourtant, tout en parlant, il manœuvrait avec une grande habileté pour passer derrière le fauteuil de Clorinde, sans qu'elle le remarquât. Celle-ci, les yeux perdus, murmurait:
«Oh! moi, les romans, je n'en ai jamais ouvert un seul. C'est bête, tous ces mensonges.... Vous ne connaissez pas Léonora la bohémienne. Ça, c'est gentil. J'ai lu ça en italien, quand j'étais petite. On y parle d'une jeune fille qui épouse un seigneur à la fin. Elle est prise d'abord par des brigands...» Mais un léger grincement, derrière elle, lui fit vivement tourner la tête, comme éveillée en sursaut.
«Que faites-vous donc là? demanda-t-elle.
—Je baisse le store, répondit Rougon. Le soleil doit vous incommoder.» Elle se trouvait, en effet, dans une nappe de soleil, dont les poussières volantes doraient d'un duvet lumineux le drap tendu de son amazone.
«Voulez-vous bien laisser le store! cria-t-elle. J'aime le soleil, moi! Je suis comme dans un bain.» Et, très inquiète, elle se souleva à demi, elle jeta un regard dans le jardin, pour voir si le jardinier était toujours là. Quand elle l'eut retrouvé, de l'autre côté de la corbeille, accroupi, ne montrant que le dos rond de son bourgeron bleu, elle se rassit, tranquillisée, souriante.
Rougon, qui avait suivi la direction de son regard, lâcha le store, pendant qu'elle le plaisantait. Il était donc comme les hiboux, il cherchait l'ombre. Mais il ne se fâchait pas, il marchait au milieu du cabinet, sans montrer le moindre dépit. Son grand corps avait des mouvements ralentis d'ours rêvant quelque traîtrise.
Puis, comme il se trouvait à l'autre extrémité de la pièce, près d'un large canapé au-dessus duquel une grande photographie était pendue, il l'appela:
«Venez donc voir, dit-il. Vous ne connaissez pas mon dernier portrait?» Elle s'allongea davantage dans le fauteuil, elle répondit, sans cesser de sourire:
«Je le vois très bien d'ici.... Vous me l'avez déjà montré, d'ailleurs.» Il ne se découragea pas. Il était allé fermer le store de l'autre fenêtre, et il inventa encore deux ou trois prétextes, pour l'attirer dans ce coin d'ombre discrète, où il faisait très bon, disait-il. Elle, dédaignant ce piège grossier, ne répondait même plus, se contentait de refuser de la tête. Alors, voyant qu'elle avait compris, il revint se planter devant elle, les mains nouées, cessant de ruser, la provoquant en face.
«J'oubliais!... Je veux vous montrer Monarque, mon nouveau cheval. Vous savez que j'ai fait un échange.... Vous me donnerez votre opinion sur lui, vous qui aimez les chevaux.» Elle refusa encore. Mais il insista; l'écurie n'était qu'à deux pas; cela demanderait cinq minutes au plus. Puis, comme elle disait toujours non, il laissa échapper à demi-voix, d'un accent presque méprisant: «Ah! vous n'êtes pas brave!» Ce fut comme un coup de fouet. Elle se mit debout, sérieuse, un peu pâle.
«Allons voir Monarque», dit-elle simplement.
Elle rejetait déjà la traîne de son amazone sur son bras gauche. Elle lui avait planté ses yeux droit dans les yeux. Pendant un instant, ils se regardèrent si profondément, qu'ils lisaient leurs pensées. C'était un défi offert et accepté, sans ménagement aucun. Et elle descendit le perron la première, tandis qu'il boutonnait, d'un geste machinal, le veston d'appartement dont il était vêtu. Mais elle n'avait pas fait trois pas dans l'allée, qu'elle s'arrêta.
«Attendez», dit-elle.
Elle remonta dans le cabinet. Quand elle revint, elle balançait légèrement, du bout des doigts, sa cravache, qu'elle avait oubliée derrière un coussin du canapé.
Rougon regarda la cravache d'un air oblique; puis, il leva lentement les yeux sur Clorinde. Maintenant, elle souriait. Elle marcha de nouveau la première.
L'écurie se trouvait à droite, au fond du jardin.
Quand ils passèrent devant le jardinier, cet homme rangeait ses outils, debout, près de partir. Rougon tira sa montre; il était onze heures cinq, le palefrenier devait déjeuner. Et, dans le soleil ardent, tête nue, il suivait Clorinde, qui tranquillement s'avançait, en donnant des coups de cravache, à droite, à gauche, sur les arbres verts. Ils n'échangèrent pas une parole. Elle ne se retourna même pas. Puis, lorsqu'elle fut arrivée à l'écurie, elle laissa Rougon ouvrir la porte, elle passa devant lui. La porte, repoussée trop fort, se referma violemment, sans qu'elle cessât de sourire. Elle avait un visage candide, superbe et confiant.
C'était une écurie petite, très ordinaire, avec quatre stalles de chêne. Bien qu'on eût lavé les dalles le matin, et que les boiseries, les râteliers, les mangeoires fussent tenus très proprement, une odeur forte montait. Il y faisait une chaleur humide de baignoire. Le jour, qui entrait par deux lucarnes rondes, traversait de deux rayons pâles l'ombre du plafond, sans éclairer les coins noirs, à terre. Clorinde, les yeux pleins de la grande lumière du dehors, ne distingua d'abord rien; mais elle attendit, elle ne rouvrit pas la porte, pour ne pas paraître avoir peur. Deux des stalles seulement étaient occupées. Les chevaux soufflaient, tournant la tête.
«C'est celui-ci, n'est-ce pas? demanda-t-elle, lorsque ses yeux se furent habitués à l'obscurité. Il m'a l'air très bien.»
Elle donnait de petites tapes sur la croupe du cheval.
Puis, elle se glissa dans la stalle, en le flattant tout le long des flancs, sans montrer la moindre crainte. Elle désirait, disait-elle, lui voir la tête. Et, lorsqu'elle fut tout au fond, Rougon l'entendit qui lui appliquait de gros baisers sur les narines. Ces baisers l'exaspéraient.
«Revenez, je vous en prie, cria-t-il. S'il se jetait de côté, vous seriez écrasée.» Mais elle riait, baisait le cheval plus fort, lui parlait avec des mots très tendres, tandis que la bête, comme régalée de cette pluie de caresses inattendues, avait des frissons qui couraient sur sa peau de soie. Enfin, elle reparut. Elle disait qu'elle adorait les chevaux, qu'ils la connaissaient bien, que jamais ils ne lui faisaient de mal, même lorsqu'elle les taquinait. Elle savait comment il fallait les prendre. C'étaient des bêtes très chatouilleuses. Celui-là avait l'air bon enfant. Et elle s'accroupit derrière lui, soulevant un de ses pieds à deux mains, pour lui examiner le sabot. Le cheval se laissait faire.
Rougon, debout, la regardait devant lui, par terre.
Dans le tas énorme de ses jupes, ses hanches gonflaient le drap, quand elle se penchait en avant. Il ne disait plus rien, le sang à la gorge, pris tout à coup de la timidité des gens brutaux. Pourtant, il finit par se baisser. Alors, elle sentit un effleurement sous ses aisselles, mais si léger, qu'elle continua à examiner le sabot du cheval. Rougon respira, allongea brusquement les mains davantage. Et elle n'eut pas un tressaillement, comme si elle se fût attendue à cela. Elle lâcha le sabot, elle dit, sans se retourner:
«Qu'avez-vous donc? que vous prend-il?» Il voulut la saisir à la taille, mais il reçut des chiquenaudes sur les doigts, tandis qu'elle ajoutait:
«Non, pas de jeux de main, s'il vous plaît! Je suis comme les chevaux, moi; je suis chatouilleuse.... Vous êtes drôle!» Elle riait, n'ayant pas l'air de comprendre. Lorsque l'haleine de Rougon lui chauffa la nuque, elle se leva avec l'élasticité puissante d'un ressort d'acier; elle s'échappa, alla s'adosser au mur, en face des stalles. Il la suivit, les mains tendues, cherchant à prendre d'elle ce qu'il pouvait. Mais elle se faisait un bouclier de la traîne de son amazone, qu'elle portait sous son bras gauche, pendant que sa main droite, levée, tenait la cravache. Lui, les lèvres tremblantes, ne prononçait pas une parole. Elle, très à l'aise, causait toujours.
«Vous ne me toucherez pas, voyez-vous! disait-elle.
J'ai reçu des leçons d'escrime, quand j'étais jeune. Je regrette même de n'avoir pas continué... Prenez garde à vos doigts. Là, qu'est-ce que je vous disais!» Elle semblait jouer. Elle ne tapait pas fort, s'amusant seulement à lui cingler la peau chaque fois qu'il hasardait ses mains en avant. Et elle était si prompte à la riposte qu'il ne pouvait même plus arriver jusqu'à son vêtement. D'abord, il avait voulu lui prendre les épaules; mais, atteint deux fois par la cravache, il s'était attaqué à la taille; puis, touché encore, il venait traîtreusement de se baisser jusqu'à ses genoux, pas assez vite cependant pour éviter une pluie de petits coups, sous lesquels il dut se relever. C'était une grêle, à droite, à gauche, dont on entendait le léger claquement.
Rougon, criblé, la peau cuisante, recula un instant. Il était très rouge maintenant, avec des gouttes de sueur qui commençaient à perler sur ses tempes. L'odeur forte de l'écurie le grisait; l'ombre, chaude d'une buée animale, l'encourageait à tout risquer. Alors, le jeu changea. Il se jeta sur Clorinde rudement, par élans brusques. Et elle, sans cesser de rire et de causer, n'éparpilla plus les cinglements de cravache en tapes amicales, frappa des coups secs, un seul chaque fois, de plus en plus fort. Elle était très belle ainsi, la jupe serrée aux jambes, les reins souples dans son corsage collant, pareille à un serpent agile, d'un bleu noir. Quand elle fouettait l'air de son bras, la ligne de sa gorge, un peu renversée, avait un grand charme.
«Voyons, est-ce fini? demanda-t-elle en riant. Vous vous lasserez le premier, mon cher.» Mais ce furent les derniers mots qu'elle prononça.
Rougon, affolé, effrayant, la face pourpre, se ruait avec un souffle haletant de taureau échappé. Elle-même, heureuse de taper sur cet homme, avait dans les yeux une lueur de cruauté qui s'allumait. Muette à son tour, elle quitta le mur, elle s'avança superbement au milieu de l'écurie; et elle tournait sur elle-même, multipliant les coups, le tenant à distance, l'atteignant aux jambes, aux bras, au ventre, aux épaules; tandis que, stupide, énorme, il dansait, pareil à une bête sous le fouet d'un dompteur. Elle tapait de haut, comme grandie, fière, les joues pâles, gardant aux lèvres un sourire nerveux.
Pourtant, sans qu'elle le remarquât, il la poussait au fond, vers une porte ouverte qui donnait sur une seconde pièce, où l'on serrait une provision de paille et de foin. Puis, comme elle défendait sa cravache, dont il faisait mine de vouloir s'emparer, il la saisit aux hanches, malgré les coups, et l'envoya rouler sur la paille, à travers la porte, d'un tel élan, qu'il y vint tomber à côté d'elle. Elle ne jeta pas un cri. A toute volée, de toutes ses forces, elle lui cravacha la figure, d'une oreille à l'autre.
«Garce!» cria-t-il.
Et il lâcha des mots orduriers, jurant, toussant, étranglant. Il la tutoya, il lui dit qu'elle avait couché avec tout le monde, avec le cocher, avec le banquier, avec Pozzo.
Puis, il demanda:
«Pourquoi ne voulez-vous pas avec moi?» Elle ne daigna pas répondre. Elle était debout, immobile, la face toute blanche, dans une tranquillité hautaine de statue.
«Pourquoi ne voulez-vous pas? répéta-t-il. Vous m'avez bien laissé prendre vos bras nus.... Dites-moi seulement pourquoi vous ne voulez pas.» Elle restait grave, supérieure à l'injure, les yeux ailleurs.
«Parce que», dit-elle enfin.
Et, le regardant, elle reprit, au bout d'un silence:
«Épousez-moi.... Après, tout ce que vous voudrez.» Il eut un rire contraint, un rire bête et blessant, qu'il accompagna d'un refus de la tête.
«Alors, jamais! s'écria-t-elle, entendez-vous, jamais, jamais!» Ils n'ajoutèrent pas un mot, ils rentrèrent dans l'écurie. Les chevaux, au fond de leurs stalles, tournaient la tête, soufflant plus fort, inquiets de ce bruit de lutte qu'ils avaient entendu derrière eux. Le soleil venait de gagner les deux lucarnes, deux rayons jaunes éclaboussaient l'ombre d'une poussière éclatante; et le pavé, à l'endroit où les rayons le frappaient, fumait, dégageant un redoublement d'odeur. Cependant, Clorinde, très paisible, la cravache sous le bras, s'était de nouveau glissée près de Monarque. Elle lui posa deux baisers sur les narines, en disant:
«Adieu, mon gros. Tu es sage, toi!» Rougon, brisé, honteux, éprouvait un grand calme.
Le dernier coup de cravache avait comme satisfait sa chair. De ses mains restées tremblantes, il renouait sa cravate, il tâtait si son veston était bien boutonné. Puis il se surprit à enlever soigneusement de l'amazone de la jeune fille les quelques brins de paille qui s'y étaient accrochés. Maintenant, une crainte d'être trouvé là, avec elle, lui faisait tendre l'oreille. Elle, comme s'il ne se fût rien passé d'extraordinaire entre eux, le laissait tourner autour de sa jupe, sans la moindre peur. Quand elle le pria d'ouvrir la porte, il obéit.
Dans le jardin, ils marchèrent tout doucement. Rougon, qui se sentait une légère cuisson sur la joue gauche, se tamponnait avec son mouchoir. Dès le seuil du cabinet, le premier regard de Clorinde fut pour la pendule.
«Ça fait trente-deux billets», dit-elle en souriant.
Comme il la regardait, surpris, elle rit plus haut, elle continua:
«Renvoyez-moi vite, l'aiguille marche. Voilà la trente-troisième minute qui commence.... Tenez, je mets les billets sur votre bureau.» Il donna trois cent vingt francs, sans une hésitation.
Ses doigts n'eurent qu'un petit frémissement, en comptant les pièces d'or; c'était une punition qu'il s'infligeait. Alors, elle, enthousiasmée de la façon dont il lâchait une telle somme, s'avança avec un geste adorable d'abandon. Elle lui tendit la joue. Et, quand il y eut posé un baiser, paternellement, elle s'en alla, l'air ravi, en disant:
«Merci pour ces pauvres filles.... Je n'ai plus que sept billets à placer. Parrain les prendra.» Lorsque Rougon fut seul, il se rassit à son bureau, machinalement. Il reprit son travail interrompu, écrivit pendant quelques minutes, en consultant avec une grande attention les pièces éparses devant lui. Puis il resta la plume aux doigts, la face grave, regardant dans le jardin, par la fenêtre ouverte, sans voir. Ce qu'il retrouvait, à cette fenêtre, c'était la mince silhouette de Clorinde, qui se balançait, se nouait, le déroulait, avec la volupté molle d'une couleuvre bleuâtre. Elle rampait, elle entrait; et, au milieu du cabinet, elle se tenait debout sur la queue vivante de sa robe, les hanches vibrantes, tandis que ses bras s'allongeaient jusqu'à lui, par un glissement sans fin d'anneaux souples. Peu à peu, des bouts de sa personne envahissaient la pièce, se vautraient partout, sur le tapis, sur les fauteuils, le long des tentures, silencieusement, passionnément. Une odeur rude s'exhalait d'elle.
Alors, Rougon jeta violemment sa plume, quitta le bureau avec colère, en faisant craquer ses doigts les uns dans les autres. Est-ce qu'elle allait l'empêcher de travailler, maintenant? devenait-il fou, pour voir des choses qui n'existaient pas, lui dont la tête était si solide? Il se rappelait une femme, autrefois, quand il était étudiant, près de laquelle, il écrivait des nuits entières, sans même entendre son petit souffle. Il leva le store, ouvrit la seconde fenêtre, établit un courant d'air en poussant brutalement une porte, à l'autre extrémité de la pièce, comme s'il se trouvait menacé d'asphyxie.
Et, du geste irrité dont il aurait chassé quelque guêpe dangereuse, il se mit à chasser l'odeur de Clorinde, à coups de mouchoir. Quand il ne la sentit plus là, il respira bruyamment, il s'essuya la face avec le mouchoir, pour en enlever la chaleur que cette grande fille y avait mise.
Cependant, il ne put continuer la page commencée. Il marcha d'un bout à l'autre du cabinet, à pas lents.
Comme il se regardait dans une glace, il vit une rougeur sur sa joue gauche. Il s'approcha, s'examina. La cravache n'avait laissé là qu'une légère éraflure. Il pourrait expliquer cela par un accident quelconque. Mais, si la peau gardait à peine la balafre d'une mince ligne rose, lui, sentait de nouveau, dans la chair, profondément, la brûlure ardente du cinglement qui lui avait coupé la face. Il courut à un cabinet de toilette, installé derrière une portière; il se trempa la tête dans une cuvette d'eau; cela le soulagea beaucoup. Il craignait que le coup de cravache ne lui fît désirer Clorinde davantage.
Il avait peur de songer à elle, tant que la petite écorchure de sa joue ne serait pas guérie. La chaleur qui le chauffait à cette place lui descendait dans les membres.
«Non, je ne veux pas! dit-il tout haut, en rentrant dans le cabinet. C'est idiot, à la fin!» Il s'était assis sur le canapé, les poings fermés. Un domestique entra l'avertir que le déjeuner refroidissait, sans le tirer de ce recueillement de lutteur, aux prises avec sa propre chair. Sa face dure se gonflait sous un effort intérieur: son cou de taureau éclatait, ses muscles se tendaient, comme s'il était en train d'étouffer dans ses entrailles, sans un cri, quelque bête qui le dévorait. Cette bataille dura dix grandes minutes. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais dépensé tant de puissance. Il en sortit blême, la sueur à la nuque.
Pendant deux jours, Rougon ne reçut personne. Il s'était enfoncé dans un travail considérable. Il veilla une nuit tout entière. Son domestique le surprit encore à trois reprises, renversé sur le canapé, comme hébété, avec une figure effrayante. Le soir du deuxième jour, il s'habilla pour aller chez Delestang, où il devait dîner.
Mais au lieu de traverser les Champs-Élysées, il remonta l'avenue, il entra à l'hôtel Balbi. Il n'était que six heures.
«Mademoiselle n'y est pas», lui dit la petite bonne Antonia, en l'arrêtant dans l'escalier, avec son rire de chèvre noire.
Il éleva la voix pour être entendu, et il hésitait à se retirer, lorsque Clorinde parut en haut, se penchant sur la rampe. «Montez donc! cria-t-elle. Que cette fille est sotte!
Elle ne comprend jamais les ordres qu'on lui donne.» Au premier étage, elle le fit entrer dans une étroite pièce, à côté de sa chambre. C'était un cabinet de toilette, avec un papier à ramages bleu tendre, qu'elle avait meublé d'un grand bureau d'acajou déverni, appuyé au mur, d'un fauteuil de cuir et d'un cartonnier. Des paperasses traînaient sous une épaisse couche de poussière.
On se serait cru chez un huissier louche. Elle dut aller chercher une chaise dans sa chambre.
«Je vous attendais», cria-t-elle du fond de cette pièce.
Quand elle eut apporté la chaise, elle expliqua qu'elle faisait sa correspondance. Elle montrait, sur le bureau, de larges feuilles de papier jaunâtre, couvertes d'une grosse écriture ronde. Et, comme Rougon s'asseyait, elle vit qu'il était en habit.
«Vous venez demander ma main? dit-elle gaiement.
—Tout juste!» répondit-il.
Puis il reprit, en souriant:
«Pas pour moi, pour un de mes amis.» Elle le regarda, hésitante, ne sachant pas s'il plaisantait. Elle était dépeignée, sale, avec une robe de chambre rouge mal attachée, belle, malgré tout, de la beauté puissante d'un marbre antique roulé dans la boutique d'une revendeuse. Et, suçant un de ses doigts sur lequel elle venait de faire une tache d'encre, elle s'oubliait à examiner la légère cicatrice qu'on voyait encore sur la joue gauche de Rougon. Elle finit par répéter à demi-voix, d'un air distrait:
«J'étais sûre que vous viendriez. Seulement, je vous attendais plus tôt.» Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant la conversation:
«Alors, c'est pour un de vos amis, votre ami le plus cher, sans doute.» Son beau rire sonnait. Elle était persuadée, maintenant, que Rougon parlait de lui. Elle éprouvait une envie de toucher du doigt la cicatrice, de s'assurer qu'elle l'avait marqué, qu'il lui appartenait désormais.
Mais Rougon la prit aux poignets, l'assit doucement sur le fauteuil de cuir.
«Causons, voulez-vous? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein! cela vous va-t-il?... Eh bien, j'ai beaucoup réfléchi, depuis avant-hier. J'ai songé à vous tout le temps.... Je m'imaginais que nous étions mariés, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux?».
Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb.
«Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m'étais emparé de la pincette, et nous nous assommions.» Cela lui parut si drôle, qu'elle se renversa, prise d'une hilarité folle.
«Non, ne riez pas, c'est sérieux, continua-t-il. Ce n'est pas la peine de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que cela arriverait. Des gifles, puis une séparation.... Retenez bien ceci: on ne doit jamais chercher à unir deux volontés.
—Alors? demanda-t-elle, devenue très grave.
—Alors, je pense que nous agirons très sagement en nous donnant une poignée de main et en ne gardant l'un pour l'autre qu'une bonne amitié.» Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avec son large regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesse offensée. Ses lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiement silencieux de mépris.
«Vous permettez?» dit-elle.
Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plier ses lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes enveloppes grises, qu'elle cachetait à la cire. Elle avait allumé une bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendait qu'elle eût fini, tranquillement.
«Et c'est pour ça que vous êtes venu?» reprit-elle enfin, sans lâcher sa besogne.
A son tour, il ne répondit pas. Il voulait la voir de face. Quand elle se décida à retourner son fauteuil, il lui sourit, en tâchant de rencontrer ses yeux: puis, il lui baisa la main, comme désireux de la désarmer. Elle gardait sa froideur hautaine.
«Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander en mariage pour un de mes amis.» Il parla longuement. Il l'aimait beaucoup plus qu'elle ne croyait; il l'aimait surtout parce qu'elle était intelligente et forte. Cela lui coûtait de renoncer à elle; mais il sacrifiait sa passion à leur bonheur à tous deux. Lui, la voulait reine chez elle. Il la voyait mariée à un homme très riche, qu'elle pousserait à sa guise; et elle gouvernerait, elle n'aurait pas à faire l'abandon de sa personnalité. Cela ne valait-il pas mieux que de se paralyser l'un l'autre? Ils étaient gens à se dire ces vérités-là en face. Il finit par l'appeler son enfant. Elle était sa fille perverse, une créature dont l'esprit d'intrigue le réjouissait, et qu'il aurait éprouvé un véritable chagrin à voir pauvrement tourner.
«C'est tout?» demanda-t-elle quand il se tut.
Elle l'avait écouté avec la plus grande attention. Et, levant les yeux sur lui, elle reprit:
«Si vous me mariez pour m'avoir, je vous avertis que vous faites un mauvais calcul.... J'ai dit jamais!
—Quelle idée!» s'écria-t-il, en rougissant légèrement.
Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau à papier, dont il examina le manche, pour qu'elle ne vît pas son trouble. Mais elle, sans s'occuper de lui davantage, réfléchissait.
«Et quel est le mari? murmura-t-elle.
—Devinez?» Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de ses doigts, haussant les épaules. Elle savait bien qui.
«Il est si bête!» dit-elle à demi-voix.
Rougon défendit Delestang. C'était un homme très comme il faut, dont elle ferait tout ce qu'elle voudrait. Il donna des détails sur sa santé, sur sa fortune, sur ses habitudes. D'ailleurs, il s'engageait à les servir, elle et lui, de toute son influence, s'il remontait jamais au pouvoir. Delestang n'avait peut-être pas une intelligence supérieure; mais il ne serait déplacé dans aucune situation.
«Oh! il remplit le programme, je vous l'accorde», dit-elle en riant franchement.
Puis, après un nouveau silence:
«Mon Dieu! je ne dis pas non, vous êtes peut-être dans le vrai.... M. Delestang ne me déplaît pas.» Elle le regardait, en prononçant ces derniers mots.
Elle croyait avoir remarqué, à plusieurs reprises, qu'il était jaloux de Delestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Il avait eu réellement les poings assez gros pour tuer le désir, en deux jours. Au contraire, il parut enchanté du succès de sa démarche; et il recommença à lui étaler les avantages d'un pareil mariage, comme s'il traitait, en avoué retors, une affaire particulièrement bonne pour elle. Il lui avait pris les mains, les lui tapotait avec une grande amitié, d'un air de complice heureux, répétant:
«Ça m'est venu cette nuit. J'ai pensé tout de suite:
Nous voilà sauvés!... Je ne veux pas que vous restiez fille, moi! vous êtes la seule femme qui me sembliez mériter un mari. Delestang arrange l'affaire. Avec Delestang, nous gardons nos coudées franches.» Et il ajouta gaiement:
«J'ai conscience que vous me récompenserez, en me faisant assister à des choses extraordinaires.
—M. Delestang connaît-il vos projets?» demanda-t-elle.
Il resta un moment surpris, comme si elle avait laissé échapper là une parole qu'il n'attendait pas d'elle; puis, il répondit avec tranquillité:
«Non, c'est inutile. On lui expliquera ça plus tard.» Elle s'était remise, depuis un instant, à cacheter ses lettres. Quand elle avait posé sur la cire un large cachet sans initiale, elle retournait l'enveloppe, elle écrivait l'adresse, lentement, de sa grosse écriture. A mesure qu'elle jetait les lettres à sa droite, Rougon tâchait de lire les suscriptions. C'étaient, pour la plupart, des noms d'hommes politiques italiens très connus. Elle dut s'apercevoir de son indiscrétion, car elle dit, en se levant et en emportant sa correspondance pour la faire mettre à la poste:
«Lorsque maman a ses migraines, c'est moi qui écris là-bas.» Rougon, resté seul, se promena dans la petite pièce.
Sur le cartonnier, il lut, comme chez les hommes d'affaires: Quittances, Lettres à classer, Dossiers A. Il sourit en apercevant, au milieu des paperasses du bureau, un corset qui traînait, usé, craqué à la taille. Il y avait encore un savon dans la coquille de l'encrier, et des bouts de satin bleu à terre, les rognures de quelque raccommodage de jupe, qu'on avait oublié de balayer.
La porte de la chambre à coucher se trouvant entrebâillée, il eut la curiosité d'allonger la tête; mais les persiennes étaient fermées, il y faisait si noir, qu'il aperçut seulement la grande ombre des rideaux du lit. Clorinde rentrait.
«Je m'en vais, dit-il. Je dîne ce soir chez notre homme. Me laissez-vous libre d'agir?»
Elle ne répondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elle avait fait de nouvelles réflexions dans l'escalier. Lui, tenait déjà la rampe. Mais elle le ramena, repoussa la porte. C'était son rêve qui s'en allait, un espoir mené si savamment, qu'une heure plus tôt, elle le croyait encore une certitude. Toute la brûlure d'une offense mortelle lui remontait aux joues. Il lui semblait qu'on l'avait souffletée. «Alors, c'est sérieux?» demanda-t-elle, en se mettant à contre-jour pour qu'il ne remarquât pas la rougeur de son visage.
Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisième fois, elle resta muette. Elle craignait, si elle discutait, de s'abandonner à la colère folle, dont elle entendait le craquement dans sa nuque. Elle avait peur de le battre. Puis, dans cet écroulement de la vie qu'elle s'était déjà arrangée, elle perdit la vue nette des choses, elle recula jusqu'à la porte de la chambre à coucher, sur le point d'entrer, d'attirer Rougon, en lui criant:
«Tiens! prends-moi, j'ai confiance, je ne serai ensuite ta femme que si tu veux.» Rougon, qui parlait toujours, comprit tout d'un coup; il se tut, très pâle. Et ils se regardèrent. Pendant un instant, ils eurent un léger tremblement d'hésitation. Lui, revoyait le lit, à côté, avec la grande ombre des rideaux. Elle, calculait déjà les conséquences de sa générosité. Ce ne fut, de part et d'autre, que l'abandon d'une minute.
«Vous voulez ce mariage?» dit-elle avec lenteur.
Il n'hésita pas, il répondit en haussant la voix:
«Oui.
—Eh bien! faites.» Et tous deux, à petits pas, ils revinrent vers la porte, ils sortirent sur le palier, l'air très calme. Rougon gardait seulement aux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui coûter sa dernière victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude de sa force. Ils demeurèrent un moment face à face, muets, n'ayant plus rien à se dire, ne pouvant se séparer pourtant.
Enfin, comme il s'en allait en lui donnant une poignée de main, elle le retint par une courte pression, elle lui dit sans colère:
«Vous vous croyez plus fort que moi.... Vous avez tort.... Un jour, vous pourrez avoir des regrets.»
Elle ne le menaça pas davantage. Elle s'accouda sur la rampe, pour le regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la tête, et ils se sourirent. Elle n'avait pas la vengeance puérile, elle rêvait déjà de l'écraser par quelque triomphe d'apothéose. En rentrant dans le cabinet, elle se surprit à dire, à demi-voix:
«Ah! tant pis! tous les chemins mènent à Rome.» Dès le soir, Rougon commença le siège du cœur de Delestang. Il lui rapporta de prétendues paroles, très flatteuses, que Mlle Balbi avait prononcées sur son compte, au banquet de l'Hôtel-de-Ville, le jour du baptême. Et il ne se lassa plus, à partir de cette heure, d'entretenir l'ancien avoué de la beauté extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, le mettait si souvent en garde contre les femmes, tâchait de le livrer à celle-ci, pieds et poings liés. Un jour, c'étaient les mains qu'elle avait superbes; un autre jour, il célébrait sa taille, il en parlait avec une crudité provocante. Delestang, très inflammable, le cœur déjà occupé de Clorinde, flamba bientôt d'une passion folle. Quand Rougon lui eut affirmé qu'il n'avait jamais songé à elle, il lui avoua qu'il l'aimait depuis six mois, mais qu'il se taisait, de peur d'aller sur ses brisées. Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer d'elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui; il n'abordait plus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu'il adorait; jusqu'aux Charbonnel qui l'arrêtèrent un matin, au milieu de la place de la Concorde, pour s'émerveiller longuement sur «cette belle demoiselle avec laquelle on le voyait partout.» De son côté. Clorinde trouvait des sourires exquis.
Elle avait refait un plan d'existence, elle s'était accoutumée en quelques jours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle ne séduisait pas l'ancien avoué avec la carrure cavalière qu'elle venait d'expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait languissante, affichait des effarouchements d'innocente, se disait nerveuse, au point d'avoir des crises pour un serrement de main trop tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu'elle s'était évanouie dans ses bras, parce qu'il avait osé lui baiser le poignet, celui-ci regardait cela comme une preuve de grande pureté d'esprit. Puis, les choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet, dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de cette victoire, d'autant plus qu'il crut avoir lâchement profité d'une syncope de la jeune fille: elle était restée comme morte, elle semblait ne se souvenir de rien. Lorsqu'il hasardait une excuse, ou qu'il tentait une familiarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu'il balbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cette aventure, songea-t-il sérieusement à l'épouser. Il voyait là un moyen de réparer sa vilaine action; il y voyait plus encore une façon de posséder légitimement le bonheur volé, ce bonheur d'une minute dont le souvenir le brûlait et qu'il désespérait de jamais retrouver autrement.
Cependant, pendant huit jours encore, Delestang hésita. Il vint consulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s'était passé, il demeura un instant la tête basse, à sonder tout ce noir de la femme, la longue résistance que Clorinde lui avait opposée, puis sa chute brusque dans les bras de cet imbécile. Il ne vit pas les causes profondes de cette double conduite. Un instant, la chair blessée, pris d'un besoin de brutalité, il fut sur le point de tout dire, dans un flot d'injures. D'ailleurs, Delestang, sur les questions crues qu'il lui adressait, niait tout rapport, en galant homme. Et cela suffit pour rappeler Rougon à lui. Il acheva alors de décider l'ancien avoué, très habilement. Il ne lui conseillait pas.
Ce mariage, il l'y poussait par des réflexions presque étrangères au sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaient courir sur Mlle Balbi, elles le surprenaient, il n'y croyait pas, lui-même était allé aux renseignements, sans apprendre rien que d'honorable. Du reste, il ne fallait pas discuter la femme qu'on aimait. Ce fut son dernier mot.
Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, où le mariage venait d'être célébré avec une pompe extraordinaire, Rougon répondit à un député, qui s'étonnait du choix de Delestang:
«Que voulez-vous! je l'ai averti cent fois.... Il devait être roulé par une femme.» Vers la fin de l'hiver, comme Delestang et sa femme revenaient d'un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon était sur le point d'épouser Mlle Beulin-d'orchère.
Quand ils allèrent le voir, Clorinde le félicita, avec une bonne grâce parfaite. Lui, prétendit d'un air bonhomme faire ça pour ses amis. Depuis trois mois, on le persécutait, on lui prouvait qu'un homme dans sa position devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu'il recevait ses intimes, le soir, il n'y avait seulement pas une femme chez lui, pour verser le thé.
«Alors, ça vous est venu tout d'un coup, vous n'y songiez pas, dit Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en même temps que nous. Nous serions allés ensemble en Italie.» Et elle le questionna, tout en plaisantant. C'était son ami Du Poizat qui avait eu sans doute cette belle idée?
Il jura que non, il raconta que Du Poizat, au contraire, était absolument opposé à ce mariage; l'ancien sous-préfet détestait M. Beulin-d'orchère. Mais tous les autres, M. Kahn, M. Béjuin, Mme Correur, les Charbonnel eux-mêmes, ne tarissaient pas sur les mérites de Mlle Véronique: elle allait, à les entendre, apporter dans sa maison des vertus, des prospérités, des charmes inimaginables. Il termina, en tournant la chose au comique.
«Enfin, c'est une personne qu'on a faite exprès pour moi. Je ne pouvais pas la refuser.» Puis il ajouta avec finesse:
«Si nous avons la guerre à l'automne, il faut bien songer à des alliances.» Clorinde l'approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grand éloge de Mlle Beulin-d'orchère, qu'elle n'avait pourtant aperçue qu'une fois. Delestang qui, jusque-là, s'était contenté de hocher la tête, sans quitter sa femme des yeux, se lança dans des considérations enthousiastes sur le mariage. Il entamait le récit de son bonheur, lorsqu'elle se leva, en parlant d'une autre visite qu'ils devaient faire. Et, comme Rougon les accompagnait, elle le retint, laissant son mari marcher en avant.
«Je vous disais bien que vous seriez marié dans l'année», lui souffla-t-elle doucement à l'oreille.
VI
L'été arriva. Rougon vivait dans un calme absolu.
Mme Rougon, en trois mois, avait rendu grave la maison de la rue Marbeuf, où trônait autrefois une odeur d'aventure. Maintenant, les pièces, un peu froides, très propres, sentaient la vie honnête; les meubles méthodiquement rangés, les rideaux ne laissant pénétrer qu'un filet de jour, les tapis étouffant les bruits, mettaient là l'austérité presque religieuse d'un salon de couvent; même il semblait que ces choses étaient anciennes, qu'on entrait dans un antique logis tout plein d'un parfum patriarcal. Cette grande femme laide, qui exerçait une surveillance continue, ajoutait à ce recueillement la douceur de son pas silencieux; et elle menait le ménage d'une main si discrète et si aisée, qu'elle paraissait avoir vieilli en cet endroit, dans vingt années de mariage.
Rougon soudait, quand on le complimentait. Il s'entêtait à dire qu'il s'était marié sur le conseil et sur le choix de ses amis. Sa femme le ravissait. Depuis longtemps, il avait l'envie d'un intérieur bourgeois, qui fût comme une preuve matérielle de sa probité. Cela achevait de le tirer de son passé suspect, de le classer parmi les honnêtes gens. Il était resté très provincial, il avait gardé comme idéal certains salons cossus de Plassans, dont les fauteuils conservaient toute l'année leurs housses de toile blanche. Lorsqu'il allait chez Delestang, où Clorinde étalait par boutade un luxe extravagant, il témoignait son mépris, en haussant légèrement les épaules. Rien ne lui paraissait ridicule comme de jeter l'argent par les fenêtres; non pas qu'il fût avare; mais il répétait d'ordinaire qu'il connaissait des jouissances préférables à toutes celles qu'on achète. Aussi s'était-il déchargé sur sa femme du soin de leur fortune.
Il avait jusque-là vécu sans compter. Dès lors, elle administra l'argent avec le souci étroit qu'elle apportait déjà dans la conduite du ménage.
Pendant les premiers mois, Rougon s'enferma, se recueillant, se préparant aux luttes qu'il rêvait. C'était, chez lui, un amour du pouvoir pour le pouvoir, dégagé des appétits de vanité, de richesses, d'honneurs. D'une ignorance crasse, d'une grande médiocrité dans toutes les choses étrangères au maniement des hommes, il ne devenait véritablement supérieur que par ses besoins de domination. Là, il aimait son effort, il idolâtrait son intelligence. Être au-dessus de la foule où il ne voyait que des imbéciles et des coquins, mener le monde à coups de trique, cela développait dans l'épaisseur de sa chair un esprit adroit, d'une extraordinaire énergie. Il ne croyait qu'en lui, avait des convictions comme on a des arguments, subordonnait tout à l'élargissement continu de sa personnalité. Sans vice aucun, il faisait en secret des orgies de toute-puissance. S'il tenait de son père la carrure lourde des épaules, l'empâtement du masque, il avait reçu de sa mère, cette terrible Félicité qui gouvernait Plassans, une flamme de volonté, une passion de la force, dédaigneuse des petits moyens et des petites joies; et il était certainement le plus grand des Rougon.
Quand il se trouva ainsi seul, inoccupé, après des années de vie active, il éprouva d'abord un sentiment délicieux de sommeil. Depuis les chaudes journées de 1851, il lui semblait qu'il n'avait pas dormi. Il acceptait sa disgrâce comme un congé mérité par de longs services. Il pensait rester six mois à l'écart, le temps de choisir un meilleur terrain, puis rentrer à son gré dans la grande bataille. Mais, au bout de quelques semaines, il était déjà las de repos. Jamais il n'avait eu une conscience si nette de sa force; maintenant qu'il ne les employait plus, sa tête et ses membres le gênaient; et il passait ses journées à se promener, au fond de son étroit jardin, avec des bâillements formidables, pareil à un de ces lions mis en cage, qui étirent puissamment leurs membres engourdis. Alors, commença pour lui une odieuse existence, dont il cacha avec soin l'ennui écrasant; il était bonhomme, il se disait bien content d'être en dehors du «gâchis»; seules ses lourdes paupières se soulevaient parfois, guettant les événements, retombant sur la flamme de ses yeux, dès qu'on le regardait. Ce qui le tint debout, ce fut l'impopularité dans laquelle il se sentait marcher. Sa chute avait comblé de joie bien du monde. Il ne se passait pas un jour, sans que quelque journal l'attaquât; on personnifiait en lui le coup d'État, les proscriptions, toutes ces violences dont on parlait à mots couverts; on allait jusqu'à féliciter l'empereur de s'être séparé d'un serviteur qui le compromettait. Aux Tuileries, l'hostilité était plus grande encore; Marsy triomphant le criblait de bons mots, que les dames colportaient dans les salons.
Cette haine le réconfortait, l'enfonçait dans son mépris du troupeau humain. On ne l'oubliait pas, on le détestait, et cela lui semblait bon. Lui seul contre tous, c'était un rêve qu'il caressait; lui seul, avec un fouet, tenant les mâchoires à distance. Il se grisa des injures, il devint plus grand, dans l'orgueil de sa solitude.
Cependant, l'oisiveté pesait terriblement à ses muscles de lutteur. S'il avait osé, il aurait saisi une bêche pour défoncer un coin de son jardin. Il entreprit un long travail, l'étude comparée de la constitution anglaise et de la constitution impériale de 1852; il s'agissait, en tenant compte de l'histoire et des mœurs politiques des deux peuples, de prouver que la liberté était tout aussi grande en France qu'en Angleterre.
Puis, quand il eut amassé les documents, quand le dossier fut complet, il dut faire un effort considérable pour prendre la plume; volontiers, il aurait plaidé la chose devant la Chambre; mais la rédiger, écrire un ouvrage, avec le souci des phrases, lui paraissait une besogne d'une difficulté énorme, sans utilité immédiate. Le style l'avait toujours embarrassé; aussi le tenait-il en grand dédain. Il ne dépassa pas la dixième page. D'ailleurs, il laissa traîner sur son bureau le manuscrit commencé, bien qu'il n'y ajoutât pas vingt lignes par semaine.
Chaque fois qu'on le questionnait sur ses occupations, il répondait en expliquant son idée tout au long, et en donnant à l'œuvre une portée immense. C'était l'excuse derrière laquelle il cachait le vide abominable de ses journées.
Les mois s'écoulaient, il souriait avec une bonhomie plus sereine. Pas un des désespoirs qu'il étouffait ne montait à sa face. Il accueillait les plaintes de ses intimes par des raisonnements concluant tous à sa parfaite félicité. N'était-il pas heureux? Il adorait l'étude, il travaillait à sa guise; cela était préférable à l'agitation fiévreuse des affaires publiques. Puisque l'empereur n'avait pas besoin de lui, il faisait bien de le laisser tranquille dans son coin; et il ne nommait ainsi l'empereur qu'avec le plus profond dévouement. Souvent pourtant, il déclarait être prêt, attendre simplement un signe de son maître pour reprendre «le fardeau du pouvoir»; mais il ajoutait qu'il ne tenterait pas une seule démarche qui pût provoquer ce signe. En effet, il semblait mettre un soin jaloux à rester à l'écart. Dans le silence des premières années de l'Empire, au milieu de cette étrange stupeur faite d'épouvante et de lassitude, il entendait monter un sourd réveil. Et comme espoir suprême, il comptait sur quelque catastrophe qui le rendrait brusquement nécessaire. Il était l'homme des situations graves, «l'homme aux grosses pattes», selon le mot de M. de Marsy.
Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s'ouvrait aux intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu'à dix heures et demie, heure à laquelle Rougon mettait ses amis impitoyablement à la porte; il disait que les longues veillées encrassent le cerveau. Mme Rougon, à dix heures précises, servait elle même le thé, en ménagère attentive aux moindres détails. Il n'y avait que deux assiettes de petits fours, auxquelles personne ne touchait.
Le jeudi de juillet qui suivit, cette année-là, les élections générales, toute la bande se trouvait réunie dans le salon, dès huit heures. Ces dames, Mme Bouchard, Mme Charbonnel, Mme Correur, assises près d'une fenêtre ouverte, pour respirer les rares bouffées d'air venues de l'étroit jardin, formaient un rond, au milieu duquel M. d'Escorailles racontait ses fredaines de Plassans, lorsqu'il allait passer douze heures à Monaco, sous le prétexte d'une partie de chasse, chez un ami.
Mme Rougon, en noir, à demi cachée derrière un rideau, n'écoutait pas, se levait doucement, disparaissait pendant des quarts d'heure entiers. Il y avait encore avec les dames M. Charbonnel, posé au bord d'un fauteuil, stupéfait d'entendre un jeune homme comme il faut avouer de pareilles aventures. Au fond de la pièce, Clorinde était debout, prêtant une oreille distraite à une conversation sur les récoltes, engagée entre son mari et M. Béjuin. Vêtue d'une robe écrue, très chargée de rubans paille, elle tapait à petits coups d'éventail la paume de sa main gauche, en regardant fixement le globe lumineux de l'unique lampe qui éclairait le salon.
A une table de jeu, dans la clarté jaune, le colonel et M. Bouchard jouaient au piquet; tandis que Rougon, sur un coin de tapis vert, faisait des réussites, relevant les cartes d'un air grave et méthodique, interminablement. C'était son amusement favori, le jeudi et le dimanche, une occupation qu'il donnait à ses doigts et à sa pensée.
«Eh bien, ça réussira-t-il? demanda Clorinde, qui s'approcha, avec un sourire.
—Mais ça réussit toujours», répondit-il tranquillement.
Elle se tenait devant lui, de l'autre côté de la table, pendant qu'il disposait le jeu en huit paquets.
Quand il eut retiré toutes les cartes, deux à deux, elle reprit:
«Vous avez raison, ça réussit.... A quoi aviez-vous pensé?» Mais lui, leva les yeux lentement, comme étonné de la question:
«Au temps qu'il fera demain», finit-il par dire.
Et il se remit à étaler les cartes. Delestang et M. Béjuin ne causaient plus. Un rire perlé de la jolie Mme Bouchard sonnait seul dans le salon. Clorinde s'approcha d'une fenêtre, resta là un moment, à regarder la nuit qui tombait. Puis, sans se retourner, elle demanda:
«A-t-on des nouvelles de ce pauvre M. Kahn?
—J'ai reçu une lettre, répondit Rougon. Je l'attends ce soir.» Alors, on parla de la mésaventure de M. Kahn. Il avait eu l'imprudence, pendant la dernière session, de critiquer assez vivement un projet de loi déposé par le gouvernement; ce projet de loi, qui créait dans un département voisin une concurrence redoutable, menaçait de ruiner ses hauts fourneaux de Bressuire. Pourtant, il ne croyait pas avoir dépassé les bornes d'une légitime défense, lorsque, à son retour dans les Deux-Sèvres, où il allait soigner son élection, il avait appris, de la bouche même du préfet, qu'il n'était plus candidat officiel; il cessait de plaire, le ministre venait de désigner un avoué de Niort, homme d'une grande médiocrité.
C'était un coup de massue.
Rougon donnait des détails, quand M. Kahn entra, suivi de Du Poizat. Tous les deux étaient arrivés par le train de sept heures. Ils n'avaient pris que le temps de dîner.
«Eh bien, qu'en pensez-vous? dit Kahn au milieu du salon, pendant qu'on s'empressait autour de lui. Me voilà un révolutionnaire, maintenant!» Du Poizat s'était jeté dans un fauteuil, d'un air harassé.
«Une jolie campagne! cria-t-il, un joli gâchis! C'est à dégoûter tous les honnêtes gens!» Mais il fallut que M. Kahn racontât l'affaire longuement. Lorsqu'il avait débarqué là-bas, il disait avoir senti, dès ses premières visites, une sorte d'embarras chez ses meilleurs amis. Quant au préfet, M. de Langlade, c'était un homme de mœurs dissolues, qu'il accusait d'être au mieux avec la femme de l'avoué de Niort, le nouveau député, pourtant, ce Langlade lui avait appris sa disgrâce d'une façon fort aimable, en fumant un cigare, au dessert d'un déjeuner fait à la préfecture. Et il rapporta la conversation d'un bout à l'autre. Le pis était qu'on imprimait déjà ses affiches et ses bulletins. Dans le premier moment, la colère l'étouffait au point qu'il voulait se présenter quand même.
«Ah! si vous ne nous aviez pas écrit, dit Du Poizat en se tournant vers Rougon, nous aurions donné une fameuse leçon au gouvernement!» Rougon haussa les épaules. Il répondit négligemment, pendant qu'il battait ses cartes:
«Vous auriez échoué et vous restiez à jamais compromis. La belle avance!
—Je ne sais pas comment vous êtes bâti, vous! cria Du Poizat, qui se mit brusquement debout, avec des gestes furibonds. Mais, je déclare que le Marsy commence à m'échauffer les oreilles. C'est vous qu'il a voulu atteindre en frappant notre ami Kahn.... Avez-vous lu les circulaires du personnage? Ah! elles sont propres, ses élections! Il les a faites à coups de phrases.... Ne souriez donc pas! Si vous aviez été à l'Intérieur, vous auriez mené l'affaire d'une façon autrement large.» Et, comme Rougon continuait à sourire en le regardant, il ajouta avec plus de violence:
«Nous étions là-bas, nous avons tout vu.... Il y a un malheureux garçon, un ancien camarade à moi, qui a osé poser une candidature républicaine. Vous n'avez pas idée de la façon dont on l'a traqué. Le préfet, les maires, les gendarmes, toute la clique est tombée sur lui; on lacérait ses affiches, on jetait ses bulletins dans les fossés, on arrêtait les quelques pauvres diables chargés de distribuer ses circulaires; jusqu'à sa tante, une digne femme pourtant, qui l'a fait prier de ne plus mettre les pieds chez elle, parce qu'il la compromettait.
Et les journaux donc! il y était traité de brigand. Les bonnes femmes se signent maintenant, quand il passe dans un village.» Il respira bruyamment, il reprit, après s'être jeté de nouveau dans un fauteuil:
«N'importe, si Marsy a eu la majorité dans tous les départements, Paris n'en a pas moins nommé cinq députés de l'opposition.... C'est le réveil. Que l'empereur laisse le pouvoir entre les mains de ce grand bellâtre de ministre et de ces préfets d'alcôve, qui, pour coucher librement avec les femmes, envoient les maris à la Chambre; dans cinq ans d'ici, l'Empire ébranlé menacera ruine.... Mais, je suis enchanté des élections de Paris. Je trouve que ça nous venge.
—Alors, si vous aviez été préfet?...» demanda Rougon de son air paisible, avec une si fine ironie, qu'elle plissait à peine les coins de ses grosses lèvres.
Du Poizat montra ses dents blanches mal rangées.
Ses poings chétifs d'enfant malade serraient les bras du fauteuil, comme s'il avait voulu les tordre.
«Oh! murmura-t-il, si j'avais été préfet...» Mais il n'acheva pas, il s'affaissa contre le dossier, en disant:
«Non, c'est écœurant, à la fin!... D'ailleurs, j'ai toujours été républicain, moi!»
Cependant, devant la fenêtre, les dames se taisaient, la face tournée vers l'intérieur du salon, pour écouter; tandis que M. d'Escorailles, un large éventail à la main, sans rien dire, éventait la jolie Mme Bouchard, toute languissante, les tempes moites sous les haleines chaudes du jardin. Le colonel et M. Bouchard, qui venaient de recommencer une partie, cessaient de jouer par instants, approuvant ou désapprouvant ce qu'on disait, d'un hochement de tête. Un large cercle de fauteuils s'était formé autour de Rougon: Clorinde, attentive, le menton dans la main, ne risquait pas un geste; Delestang souriait à sa femme, l'esprit occupé par quelque souvenir tendre; M. Béjuin, les mains nouées sur les genoux, regardait successivement ces messieurs et ces dames, l'air effaré. La brusque entrée de Du Poizat et de M. Kahn avait soufflé, dans le grand calme du salon, tout un orage; ils semblaient avoir apporté sur eux, entre les plis de leurs vêtements, une odeur d'opposition.
«Enfin, j'ai suivi votre conseil, je me suis retiré, reprit M. Kahn. On m'avait averti que je serais traité plus rudement encore que le candidat républicain. Moi qui ai servi l'Empire avec tant de dévouement! Avouez qu'une telle ingratitude est faite pour décourager les âmes les plus fortes.» Et il se plaignit amèrement d'une foule de vexations.
Il avait voulu fonder un journal, pour soutenir son projet d'un chemin de fer de Niort à Angers; plus tard, ce journal devait être une arme financière très puissante entre ses mains; mais on venait de lui refuser l'autorisation, M. de Marsy s'étant imaginé que Rougon se cachait derrière lui, et qu'il s'agissait d'une feuille de combat, destinée à battre en brèche son portefeuille.
«Parbleu! dit Du Poizat, ils ont peur qu'on n'écrive enfin la vérité. Ah! je vous aurais fourni de jolis articles!... C'est une honte d'avoir une presse comme la nôtre, bâillonnée, menacée d'être étranglée au premier cri. Un de mes amis, qui publie un roman, a été appelé au ministère, où un chef de bureau l'a prié de changer la couleur du gilet de son héros, parce que cette couleur déplaisait au ministre. Je n'invente rien.» Il cita d'autres faits, il parla des légendes effrayantes qui circulaient parmi le peuple, du suicide d'une jeune actrice et d'un parent de l'empereur, du prétendu duel de deux généraux, dont l'un aurait tué l'autre, dans un corridor des Tuileries, à la suite d'une histoire de vol.
Est-ce que des contes semblables auraient trouvé des crédules, si la presse avait pu parler librement? Et il répéta comme conclusion: «Je suis républicain, décidément.
—Vous êtes bien heureux, murmura M. Kahn; moi, je ne sais plus ce que je suis.» Rougon, pliant ses larges épaules, avait commencé une réussite fort délicate. Il s'agissait, après avoir distribué les cartes trois fois en sept paquets, en cinq, puis en trois, d'arriver à ce que, toutes les cartes étant tombées, les huit trèfles se trouvassent ensemble. Il paraissait absorbé au point de ne rien entendre, bien que ses oreilles eussent comme des frémissements, à certains mots. «Le régime parlementaire offrait des garanties sérieuses, dit le colonel. Ah! si les princes revenaient!» Le colonel Jobelin était orléaniste, dans ses heures d'opposition. Il racontait volontiers le combat du col de Mouzaïa, où il avait fait le coup de feu, à côté du duc d'Aumale, alors capitaine au 4e de ligne.
«On était très heureux sous Louis-Philippe, continua-t-il, en voyant le silence qui accueillait ses regrets. Croyez-vous que, si nous avions un cabinet responsable, notre ami ne serait pas à la tête de l'État avant six mois? Nous compterions bientôt un grand orateur de plus.» Mais M. Bouchard donnait des signes d'impatience.
Lui, se disait légitimiste; son grand-père avait approché la cour, autrefois. Aussi, à chaque soirée, des querelles terribles s'engageaient-elles entre lui et son cousin sur la politique.
«Laissez donc! murmura-t-il; votre monarchie de Juillet a toujours vécu d'expédients. Il n'y a qu'un principe, vous le savez bien.» Alors, ils se traitèrent très vertement. Ils faisaient table rase de l'Empire, ils installaient chacun le gouvernement de son choix. Est-ce que les Orléans avaient jamais marchandé une décoration à un vieux soldat?
Est-ce que les rois légitimes auraient commis des passe-droits comme on en voyait chaque jour dans les bureaux? Quand ils en furent venus à se traiter sourdement d'imbéciles, le colonel cria, en prenant furieusement ses cartes:
«Fichez-moi la paix! entendez-vous, Bouchard!...
J'ai un quatorze de dix et une quatrième au valet. Est-ce bon?» Delestang, tiré de sa rêverie par la dispute, crut devoir défendre l'Empire. Mon Dieu! ce n'était pas que l'Empire le contentât absolument. Il aurait voulu un gouvernement plus largement humain. Et il tâcha d'expliquer ses aspirations, une conception socialiste très compliquée, l'extinction du paupérisme, l'association de tous les travailleurs, quelque chose comme sa ferme-modèle de la Chamade, en grand. Du Poizat disait d'ordinaire qu'il avait trop fréquenté les bêtes.
Pendant que son mari parlait en hochant sa tête superbe de personnage officiel, Clorinde le regardait, avec une légère moue des lèvres.
«Oui, je suis bonapartiste, dit-il à plusieurs reprises; je suis, si vous voulez, bonapartiste libéral.
—Et vous, Béjuin? demanda brusquement M. Kahn.
—Mais moi aussi, répondit M. Béjuin, la bouche tout empâtée par ses longs silences; c'est-à-dire, il y a des nuances, certainement.... Enfin, je suis bonapartiste.» Du Poizat eut un rire aigu.
«Parbleu!» cria-t-il.
Et, comme on le pressait de s'expliquer, il continua crûment:
«Je vous trouve bons, vous autres! On ne vous a pas lâchés. Delestang est toujours au Conseil d'État. Béjuin vient d'être réélu.
—Ça s'est fait tout naturellement, interrompit celui-ci. C'est le préfet du Cher...
—Oh! vous n'y êtes pour rien, je ne vous accuse pas.
Nous savons comment les choses se passent.... Combelot aussi est réélu, La Rouquette aussi.... L'Empire est superbe!»
M. d'Escorailles, qui continuait à éventer la jolie Mme Bouchard, voulut intervenir. Lui, défendait l'Empire à un autre point de vue; il s'était rallié, parce que l'empereur lui paraissait avoir une mission à remplir; le salut de la France avant tout.
«Vous avez gardé votre situation d'auditeur, n'est-ce pas? reprit Du Poizat en élevant la voix; eh bien, vos opinions sont connues.... Que diable! ce que je dis là semble vous scandaliser tous. C'est simple pourtant.... Kahn et moi nous ne sommes plus payés pour être aveugles, voilà!» On se fâcha. C'était abominable, cette façon d'envisager la politique. Il y avait, dans la politique, autre chose que des intérêts personnels. Le colonel lui-même et M. Bouchard, bien qu'ils ne fussent pas bonapartistes, reconnaissaient qu'il pouvait exister des bonapartistes de bonne foi; et ils parlaient de leurs propres convictions, avec un redoublement de chaleur, comme si on avait voulu les leur arracher de vive force. Quant à Delestang, il était très blessé; il répétait qu'on ne l'avait pas compris, il indiquait par quels points considérables il s'éloignait des partisans aveugles de l'Empire; ce qui l'entraîna dans de nouvelles explications sur les développements démocratiques dont le gouvernement de l'empereur lui paraissait susceptible. M. Béjuin, lui non plus, pas plus d'ailleurs que M. d'Escorailles, n'acceptèrent d'être des bonapartistes tout court; ils établissaient des nuances énormes, se cantonnaient chacun dans des opinions particulières, difficiles à définir; si bien qu'au bout de dix minutes toute la société était passée à l'opposition. Les voix se haussaient, des discussions partielles s'engageaient, les mots de légitimiste, d'orléaniste, de républicain, volaient, au milieu des professions de foi vingt fois répétées. Mme Rougon se montra un instant, sur le seuil d'une porte, l'air inquiet; puis, doucement, elle disparut de nouveau.
Rougon, cependant, venait de finir la réussite des trèfles. Clorinde se pencha, pour lui demander dans le vacarme:
«Elle a réussi?
—Mais sans doute», répondit-il avec son sourire calme.
Et, comme s'il se fût aperçu seulement alors de l'éclat des voix, il agita la main, en reprenant:
«Vous faites bien du bruit!» Ils se turent, croyant qu'il voulait parler. Un grand silence se fit. Tous, un peu las, attendaient. Rougon, d'un coup de pouce, avait élargi sur la table un éventail de treize cartes. Il compta, il dit au milieu du recueillement:
«Trois dames, signe de querelle.... Une nouvelle à la nuit. Une femme brune dont il faudra se méfier...» Mais Du Poizat, impatienté, l'interrompit:
«Et vous, Rougon, qu'est-ce que vous pensez?» Le grand homme se renversa dans son fauteuil, s'allongea, en étouffant de la main un léger bâillement.
Il haussait le menton, comme si le cou lui avait fait du mal.
«Oh! moi, murmura-t-il, les yeux au plafond, je suis autoritaire, vous le savez bien. On apporte ça en naissant. Ce n'est pas une opinion, c'est un besoin.... Vous êtes bêtes de vous disputer. En France, dès qu'il y a cinq messieurs dans un salon, il y a cinq gouvernements en présence. Ça n'empêche personne de servir le gouvernement reconnu. Hein, n'est-ce pas? c'est histoire de causer.» Il baissa le menton et leur jeta un lent regard à la ronde.
«Marsy a très bien conduit les élections. Vous avez tort de blâmer ses circulaires. La dernière surtout était d'une jolie force. Quant à la presse, elle est déjà trop libre. Où en serions-nous, si le premier venu pouvait écrire ce qu'il pense? Moi, d'ailleurs, j'aurais comme Marsy refusé à Kahn l'autorisation de fonder un journal. Il est toujours inutile de fournir une arme à ses adversaires.... Voyez-vous, les empires qui s'attendrissent sont des empires perdus. La France demande une main de fer. Quand on l'étrangle un peu, cela n'en va pas plus mal.» Delestang voulut protester. Il commença une phrase:
«Cependant, il y a une certaine somme de libertés nécessaires...».
Mais Clorinde lui imposa silence. Elle approuvait tout ce que disait Rougon, d'un hochement de tête exagéré. Elle se penchait pour qu'il la vît mieux, soumise devant lui, convaincue. Aussi fut-ce à elle qu'il adressa un coup d'œil, en s'écriant:
«Ah! oui, les libertés nécessaires, je m'attendais à les voir arriver!... Écoutez, si l'empereur me consultait, il n'accorderait jamais une liberté.».
Et comme Delestang de nouveau s'agitait, sa femme le fit tenir tranquille d'un froncement terrible de ses beaux sourcils.
«Jamais!» répéta Rougon avec force.
Il s'était soulevé de son fauteuil, d'un air si formidable, que personne ne souffla mot. Mais il se laissa retomber, les membres mous, comme détendu, murmurant:
«Voilà que vous me faites crier, moi aussi.... Je suis un bon bourgeois, maintenant. Je n'ai pas à me mêler de tout ça, et j'en suis ravi. Dieu veuille que l'empereur n'ait plus besoin de moi!» A ce moment, la porte du salon s'ouvrait. Il mit un doigt sur sa bouche, il souffla très bas:
«Chut!» C'était M. La Rouquette qui entrait. Rougon le soupçonnait d'être envoyé par sa sœur, Mme de Llorentz, pour espionner ce qu'on disait chez lui. M. de Marsy, bien que marié depuis six mois à peine, venait de renouer avec cette dame, qu'il avait gardée comme maîtresse pendant près de deux ans. Aussi, dès l'arrivée du jeune député, cessa-t-on de parler politique. Le salon reprit son air discret. Rougon alla lui-même chercher un grand abat-jour, qu'il posa sur la lampe; et l'on ne vit plus, dans le cercle étroit de clarté jaune, que les mains sèches du colonel et de M. Bouchard, jetant régulièrement les cartes. Devant la fenêtre, Mme Charbonnel, à demi-voix, contait ses soucis à Mme Correur, pendant que M. Charbonnel accentuait chaque détail d'un gros soupir; il y avait bientôt deux ans qu'ils étaient à Paris, et leur maudit procès n'en finissait pas; la veille encore, ils avaient dû se résigner à acheter six chemises chacun, en apprenant une nouvelle remise de l'affaire. Un peu en arrière, près d'un rideau, Mme Bouchard semblait dormir, assoupie par la chaleur.
M. d'Escorailles était venu la retrouver. Puis, comme personne ne les regardait, il eut la tranquille audace de poser un long baiser silencieux sur ses lèvres à demi closes. Elle ouvrit les yeux tout grands, sans bouger, très sérieuse.
«Mon Dieu! non, disait M. La Rouquette, juste à ce moment, je ne suis pas allé aux Variétés. J'ai vu la répétition générale de la pièce. Oh! un succès fou, une musique d'une gaieté! Ça fera courir tout Paris.... J'avais un travail à terminer. Je prépare quelque chose.» Il avait serré la main de ces messieurs et baisé galamment le poignet de Clorinde, au-dessus du gant. Il se tenait debout, appuyé au dossier d'un fauteuil, souriant, mis avec une correction irréprochable. Dans la façon dont sa redingote était boutonnée, perçait toutefois une prétention de haute gravité.
«A propos, reprit-il en s'adressant au maître de la maison, j'ai un document à vous signaler, pour votre grand travail, une étude sur la constitution anglaise, très curieuse, ma foi, qui a paru dans une revue de Vienne.... Et avancez-vous?
—Oh! lentement, répondit Rougon. J'en suis à un chapitre qui me donne beaucoup de mal.» D'ordinaire, il trouvait piquant de faire causer le jeune député. Il savait par lui tout ce qui se passait aux Tuileries. Persuadé, ce soir-là, qu'on l'envoyait pour connaître son opinion sur le triomphe des candidatures officielles, il réussit, sans hasarder une seule phrase digne d'être répétée, à tirer de lui une foule de renseignements. Il commença par le complimenter de sa réélection. Puis, de son air bonhomme, il entretint la conversation par de simples hochements de tête.
L'autre, charmé de tenir la parole, ne s'arrêta plus. La cour était dans la joie. L'empereur avait appris le résultat des élections à Plombières; on racontait qu'à la réception de la dépêche, il s'était assis, les jambes coupées par l'émotion. Cependant, une grosse inquiétude dominait toute cette victoire: Paris venait de voter en monstre d'ingratitude.
«Bah! on musellera Paris», murmura Rougon, qui étouffa un nouveau bâillement, comme ennuyé de ne rien trouver d'intéressant, dans le flot de paroles de M. La Rouquette.
Dix heures sonnèrent. Mme Rougon, poussant un guéridon au milieu de la pièce, servit le thé. C'était l'heure où des groupes isolés se formaient dans les coins. M. Kahn, une tasse à la main, debout devant Delestang, qui ne prenait jamais de thé, parce que ça l'agitait, entrait dans de nouveaux détails sur son voyage en Vendée, sa grande affaire de la concession d'une voie ferrée de Niort à Angers en était toujours au même point; cette canaille de Langlade, le préfet des Deux-Sèvres, avait osé se servir de son projet comme de manœuvre électorale en faveur du nouveau candidat officiel. M. La Rouquette, maintenant, passant derrière les dames, leur glissait dans la nuque des mots qui les faisaient sourire. Derrière un rempart de fauteuils, Mme Correur causait vivement avec Du Poizat; elle lui demandait des nouvelles de son frère Martineau, le notaire de Coulonges; et Du Poizat disait l'avoir vu, un instant, devant l'église, toujours le même, avec sa figure froide, son air grave. Puis, comme elle entamait ses récriminations habituelles, il lui conseilla méchamment de ne jamais remettre les pieds là-bas, car Martineau avait juré de la jeter à la porte. Mme Correur acheva son thé, toute suffoquée.
«Voyons, mes enfants, il faut aller se coucher», dit paternellement Rougon.
Il était dix heures vingt-cinq, et il accorda cinq minutes. Des gens partaient. Il accompagna M. Kahn et M. Béjuin, que Mme Rougon chargeait toujours de compliments pour leurs femmes, bien qu'elle vît ces dames au plus deux fois par an. Il poussa doucement vers la porte les Charbonnel toujours très embarrassés pour s'en aller. Puis, comme la jolie Mme Bouchard sortait entre M. d'Escorailles et M. La Rouquette, il se tourna vers la table de jeu, en criant:
«Eh! monsieur Bouchard, voilà qu'on vous prend votre femme!» Mais le chef de bureau, sans entendre, annonçait son jeu.
«Une quinte majeure en trèfle, hein! elle est bonne celle-là!... Trois rois, ils sont bons aussi...»
Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes.
«C'est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n'êtes pas honteux, de vous acharner comme ça!... Voyons, colonel, soyez raisonnable.» C'était ainsi tous les jeudis et tous les dimanches. Il devait les interrompre au beau milieu d'une partie, ou quelquefois même éteindre la lampe, pour les décider à quitter le jeu. Et ils se retiraient furieux, en se querellant.
Delestang et Clorinde restèrent les derniers. Celle-ci, pendant que son mari cherchait partout son éventail, dit doucement à Rougon:
«Vous avez tort de ne pas faire un peu d'exercice, vous tomberez malade.» Il eut un geste à la fois indifférent et résigné.
Mme Rougon rangeait déjà les tasses et les petites cuillers. Puis, comme les Delestang lui serraient la main, il bâilla franchement, à pleine bouche. Et il dit par politesse, pour ne pas laisser croire que c'était l'ennui de la soirée qui venait de lui monter à la gorge:
«Ah! sacrebleu! je vais joliment dormir, cette nuit!» Les soirées se passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dans le salon de Rougon, selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussi que, maintenant, «ça sentait trop la dévote». Clorinde se montrait filiale. Souvent, l'après-midi, elle arrivait seule, rue Marbeuf, avec quelque commission dont elle s'était chargée. Elle disait gaiement à Mme Rougon qu'elle venait faire la cour à son mari; et celle-ci, souriant de ses lèvres pâles, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaient affectueusement, sans paraître se souvenir du passé; ils se donnaient des poignées de main de camarades, dans ce même cabinet où, l'année précédente, il piétinait devant elle de désir. Aussi, ne songeant plus à ça, s'abandonnaient-ils tous les deux à une tranquille familiarité. Il lui ramenait sur les tempes les mèches folles de ses cheveux, qu'elle avait toujours au vent, ou bien l'aidait à retrouver au milieu des fauteuils, la traîne de sa robe d'une longueur exagérée. Un jour, comme ils traversaient le jardin, elle eut la curiosité de pousser la porte de l'écurie. Elle entra, en le regardant, avec un léger rire. Lui, les mains dans les poches, se contenta de murmurer, souriant aussi:
«Hein! est-on bête, parfois!» Puis, à chaque visite, il lui donnait d'excellents conseils. Il plaidait la cause de Delestang, qui en somme était un bon mari. Elle, sagement, répondait qu'elle l'estimait; à l'entendre, il n'avait pas encore contre elle un seul sujet de plainte. Elle disait ne pas être seulement coquette, ce qui était vrai. Dans ses moindres paroles perçait une grande indifférence, presque un mépris pour les hommes. Quand on parlait de quelque femme dont on ne comptait plus les amants, elle ouvrait de grands yeux d'enfant, des yeux surpris, en demandant: «Ça l'amuse donc!» Elle oubliait sa beauté pendant des semaines, ne s'en souvenait que dans quelque besoin; et alors elle s'en servait terriblement, comme d'une arme. Aussi, lorsque Rougon, avec une insistance singulière, revenait à ce sujet, lui conseillait de rester fidèle à Delestang, finissait-elle par se fâcher, criant:
«Mais laissez-moi tranquille! Je songe bien à tout ça.... Vous êtes blessant, à la fin!» Un jour, elle lui répondit carrément:
«Eh bien, si ça arrivait, qu'est-ce que ça pourrait vous faire?... Vous n'avez rien à y perdre, vous!» Il rougit, cessa pendant quelque temps de lui parler de ses devoirs, du monde, des convenances. Ce frisson persistant de jalousie était tout ce qui restait dans sa chair de son ancienne passion. Il poussait les choses jusqu'à la faire surveiller, dans les salons où elle se rendait. S'il s'était aperçu de la moindre intrigue, il eût peut-être averti le mari. D'ailleurs, quand il voyait celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlait de l'extraordinaire beauté de sa femme. Mais Delestang riait d'un air de confiance et de fatuité; si bien que, dans le ménage, c'était Rougon qui avait tous les tourments de l'homme trompé.
Ses autres conseils, très pratiques, montraient sa grande amitié pour Clorinde. Ce fut lui qui l'amena doucement à renvoyer sa mère en Italie. La comtesse Balbi, seule maintenant dans le petit hôtel des Champs-Élysées, y menait une étrange vie d'insouciance, dont on causait. Il se chargea de régler avec elle la délicate question d'une pension viagère. On vendit l'hôtel, le passé de la jeune femme fut comme effacé. Puis, il entreprit de la guérir de ses excentricités; mais là il se heurta à une naïveté absolue, à un entêtement de femme obtuse. Clorinde, mariée, riche, vivait dans un incroyable gâchis d'argent, avec des accès brusques d'une avarice honteuse. Elle avait gardé sa petite bonne, cette noiraude d'Antonia qui suçait des oranges du matin au soir. A elles deux, elles salissaient abominablement l'appartement de madame, tout un coin du vaste hôtel de la rue du Colisée. Quand Rougon allait la voir, il trouvait des assiettes sales sur les fauteuils, des litres de sirop à terre, le long des murs. Il devinait sous les meubles un entassement de choses malpropres, fourrées là, à l'annonce de sa visite. Et, au milieu des tentures graisseuses, des boiseries grises de poussière, elle continuait à avoir des caprices stupéfiants. Souvent, elle le recevait à demi nue, entortillée dans une couverture, allongée sur un canapé, se plaignant de maux inconnus, d'un chien qui lui mangeait les pieds, ou bien d'une épingle avalée par mégarde et dont la pointe devait sortir par sa cuisse gauche. D'autres fois, elle fermait les persiennes à trois heures, allumait toutes les bougies, puis dansait avec sa bonne, l'une en face de l'autre, en riant si fort, que, lorsqu'il entrait, la bonne restait cinq grandes minutes à souffler contre la porte, avant de pouvoir s'en aller. Un jour, elle ne voulut pas se laisser voir; elle avait cousu les rideaux de son lit de haut en bas, elle se tint assise sur le traversin, dans cette cage d'étoffe, causant tranquillement avec lui pendant plus d'une heure, comme s'ils s'étaient trouvés aux deux coins d'une cheminée. Ces choses-là lui semblaient toutes naturelles. Quand il la grondait, elle s'étonnait, elle disait qu'elle ne faisait pas de mal. Il avait beau prêcher les convenances, promettre de la rendre en un mois la femme la plus séduisante de Paris, elle s'emportait, répétant:
«Je suis comme ça, je vis comme ça.... Qu'est-ce que ça peut faire aux autres?» Parfois, elle se mettait à sourire.
«On m'aime tout de même, allez!» murmurait-elle.
Et, à la vérité, Delestang l'adorait. Elle restait sa maîtresse, d'autant plus puissante, qu'elle semblait moins sa femme. Il fermait les yeux sur ses caprices, pris de la peur terrible qu'elle ne le plantât là, comme elle l'en avait menacé un jour. Au fond de sa soumission, peut-être la sentait-il vaguement supérieure, assez forte pour faire de lui ce qu'il lui plairait. Devant le monde, il la traitait en enfant, parlait d'elle avec une tendresse complaisante d'homme grave. Dans l'intimité, ce grand bel homme à tête superbe pleurait, les nuits où elle ne voulait pas lui ouvrir la porte de sa chambre. Il enlevait seulement les clefs des appartements du premier étage pour sauver son grand salon des taches de graisse.
Rougon pourtant obtint de Clorinde qu'elle s'habillât à peu près comme tout le monde. Elle était très fine, d'ailleurs, de cette finesse des fous lucides qui se font raisonnables en présence des étrangers. Il la rencontrait dans certaines maisons, l'air réservé, laissant son mari se mettre en avant, tout à fait convenable au milieu de l'admiration soulevée par sa grande beauté.
Chez elle, il trouvait souvent M. de Plouguern; et elle plaisantait entre eux deux, sous le déluge de leur morale, tandis que le vieux sénateur, plus familier, lui tapotait les joues, au grand ennui de Rougon; mais il n'osa jamais dire son sentiment à ce sujet. Il fut plus hardi à l'égard de Luigi Pozzo, le secrétaire du chevalier Rusconi. Il l'avait aperçu plusieurs fois sortant de chez elle à des heures singulières. Quand il laissa entendre à la jeune femme combien cela pouvait la compromettre, elle leva sur lui un de ses beaux regards de surprise; puis, elle éclata de rire. Elle se moquait pas mal de l'opinion! En Italie les femmes recevaient les hommes qui leur plaisaient, personne ne songeait à de vilaines choses. Du reste, Luigi ne comptait pas; c'était un cousin; il lui apportait des petits gâteaux de Milan, qu'il achetait dans le passage Colbert.
Mais la politique restait la grosse préoccupation de Clorinde. Depuis qu'elle avait épousé Delestang, toute son intelligence s'employait à des affaires louches et compliquées, dont personne ne connaissait au juste l'importance. Elle contentait là son besoin d'intrigue, si longtemps satisfait dans ses campagnes de séduction contre les hommes de grand avenir; et elle semblait s'être ainsi préparée à quelque besogne plus vaste en tendant jusqu'à vingt-deux ans ses pièges de fille à marier. Maintenant, elle entretenait une correspondance très suivie avec sa mère, fixée à Turin. Elle allait presque chaque jour à la légation d'Italie, où le chevalier Rusconi l'emmenait dans les coins, causant rapidement, à voix basse. Puis, c'étaient des courses incompréhensibles aux quatre coins de Paris, des visites faites furtivement à de hauts personnages, des rendez-vous donnés au fond de quartiers perdus. Tous les réfugiés vénitiens, les Brambilla, les Staderino, les Viscardi la voyaient en secret, lui passaient des bouts de papier couverts de notes. Elle avait acheté une serviette de maroquin rouge, un portefeuille monumental à serrure d'acier, digne d'un ministre, dans lequel elle promenait un monde de dossiers. En voiture, elle le tenait sur ses genoux, comme un manchon; partout où elle montait, elle l'emportait avec elle sous son bras, d'un geste familier; même, à des heures matinales, on la rencontrait à pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine, les poignets meurtris. Bientôt le portefeuille se râpa, éclata aux coutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans ses robes voyantes à longue traîne, toujours chargée de ce sac de cuir informe que des liasses de papier crevaient, elle ressemblait à quelque avocat véreux courant les justices de paix pour gagner cent sous.
Plusieurs fois, Rougon avait tâché de connaître les grandes affaires de Clorinde. Un jour, étant resté un instant seul avec le fameux portefeuille, il ne s'était fait aucun scrupule de tirer à lui les lettres dont les coins passaient par les fentes. Mais ce qu'il apprenait d'une façon ou d'une autre lui paraissait si incohérent, si plein de trous, qu'il souriait des prétentions politiques de la jeune femme. Elle lui expliqua, un après-midi, d'un air tranquille, tout un vaste projet: elle était en train de travailler à une alliance entre l'Italie et la France, en vue d'une prochaine campagne contre l'Autriche. Rougon, un moment très frappé, finit par hausser les épaules, devant les choses folles mêlées à son plan. Pour lui, elle avait simplement trouvé là une originalité de haut goût. Il tenait à ne pas modifier son opinion sur les femmes. Clorinde, d'ailleurs, acceptait volontiers le rôle de disciple. Lorsqu'elle venait le voir rue Marbeuf, elle se faisait très humble, très soumise, le questionnait, l'écoutait avec une ardeur de néophyte désireux de s'instruire. Et lui, souvent, oubliait à qui il parlait, exposait son système de gouvernement, s'engageait dans les aveux les plus nets. Peu à peu, ces conversations devinrent une habitude; il la prit pour confidente, se soulagea du silence qu'il observait avec ses meilleurs amis, la traita en élève discrète dont la respectueuse admiration le charmait.
Pendant les mois d'août et de septembre, Clorinde multiplia ses visites. Elle venait maintenant jusqu'à trois et quatre fois par semaine. Jamais elle n'avait montré une telle tendresse de disciple. Elle flattait beaucoup Rougon, s'extasiait sur son génie, regrettait les grandes choses qu'il aurait accomplies s'il ne s'était pas mis à l'écart un jour, dans une minute de lucidité, il lui demanda en riant:
. «Vous avez donc bien besoin de moi?
—Oui», répondit-elle hardiment.
Mais elle se hâta de reprendre son air d'extase émerveillée. La politique l'amusait plus qu'un roman, disait-elle. Et, quand il tournait le dos, elle ouvrait tout grands ses yeux, où brûlait une courte flamme, quelque ancienne pensée de rancune toujours vivante souvent, elle laissait ses mains dans les siennes, comme si elle se fût sentie trop faible encore; et, les poignets frémissants, elle semblait attendre de lui avoir volé assez de sa force pour l'étrangler.
Ce qui inquiétait surtout Clorinde, c'était la lassitude croissante de Rougon. Elle le voyait s'endormir au fond de son ennui. D'abord, elle avait parfaitement distingué ce qu'il pouvait y avoir de joué dans son attitude. Mais, à présent, malgré toute sa finesse, elle commençait à le croire vraiment découragé. Ses gestes s'alourdissaient, sa voix devenait molle; et, certains jours, il se montrait d'une telle indifférence, d'une si grande bonhomie, que la jeune femme, épouvantée, se demandait s'il n'allait pas finir par accepter tranquillement sa retraite au Sénat d'homme politique fourbu.
Vers la fin de septembre, Rougon parut très préoccupé. Puis, dans une de leurs causeries habituelles, il lui avoua qu'il nourrissait un grand projet: Il s'ennuyait à Paris, il avait besoin d'air. Et, tout d'un trait, il parla:
c'était un vaste plan de vie nouvelle, un exil volontaire dans les Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées de terrain, la fondation d'une ville au milieu de la contrée conquise. Clorinde, toute pâle, l'écoutait.
«Mais votre situation ici, vos espérances!» cria-t-elle.
Il eut un geste de dédain, en murmurant:
«Bah! des châteaux en Espagne!... Voyez-vous, décidément, je ne suis pas fait pour la politique.» Et il reprit son rêve caressé d'être un grand propriétaire, avec des troupeaux de bêtes sur lesquels il régnerait. Mais, dans les Landes, son ambition grandissait; il devenait le roi conquérant d'une terre nouvelle; il avait un peuple. Ce furent des détails interminables. Depuis quinze jours, sans rien dire, il lisait des ouvrages spéciaux. Il desséchait des marais, combattait avec des machines puissantes l'empierrement du sol, arrêtait la marche des dunes par des plantations de pins, dotait la France d'un coin de fertilité miraculeux. Toute son activité endormie, toute sa force de géant inoccupé, se réveillaient dans cette création; ses poings serrés semblaient déjà fendre les cailloux rebelles; ses bras retournaient le sol d'un seul effort; ses épaules portaient des maisons toutes bâties, qu'il plantait à sa guise au bord d'une rivière, dont il creusait le lit d'un seul coup de pied. Rien de plus aisé que tout cela. Il trouverait là de l'ouvrage tant qu'il voudrait. L'empereur l'aimait sans doute assez encore pour lui donner un département à arranger. Debout, une flamme aux joues, grandi par le redressement brusque de ses gros membres, il éclata d'un rire superbe.
«Hein! c'est une idée! dit-il. Je laisse mon nom à la ville, je fonde un petit empire, moi aussi!» Clorinde crut à quelque caprice, à une imagination née du profond ennui dans lequel il se débattait. Mais, les jours suivants, il lui reparla de son projet, avec plus d'enthousiasme encore. A chaque visite, elle le trouvait perdu au milieu de cartes étalées sur le bureau, sur les sièges, sur le tapis. Un après-midi, elle ne put le voir, il était en conférence avec deux ingénieurs. Alors, elle commença à éprouver une peur véritable. Allait-il donc la planter là, pour bâtir sa ville, au fond d'un désert?
N'était-ce pas plutôt quelque nouvelle combinaison qu'il mettait en œuvre? Elle renonça à la vérité vraie, elle crut prudent de jeter l'alarme dans la bande.
Ce fut une consternation. Du Poizat s'emporta; depuis plus d'un an, il battait le pavé; à son dernier voyage en Vendée, son père avait sorti un pistolet d'un tiroir, quand il s'était risqué à lui demander dix mille francs, pour monter une affaire superbe; et, maintenant, il recommençait à crever la faim comme en 48.
M. Kahn se montra tout aussi furieux: ses hauts fourneaux de Bressuire étaient menacés d'une faillite prochaine, il se sentait perdu, s'il n'obtenait pas avant six mois la concession de son chemin de fer. Les autres, M. Béjuin, le colonel, les Bouchard, les Charbonnel, se répandirent également en doléances. Ça ne pouvait pas finir ainsi. Rougon, véritablement, n'était pas raisonnable. On lui parlerait.
Cependant, quinze jours s'écoulèrent. Clorinde, très écoutée de toute la bande, avait décidé qu'il serait mauvais d'attaquer le grand homme en face. On attendait une occasion. Un dimanche soir, vers le milieu d'octobre, comme les amis se trouvaient réunis au complet dans le salon de la rue Marbeuf, Rougon dit en souriant:
«Vous ne savez pas ce que j'ai reçu aujourd'hui?» Et il prit derrière la pendule une carte rose, qu'il montra.
«Une invitation à Compiègne.» A ce moment, le valet de chambre ouvrit discrètement la porte. L'homme que monsieur attendait était là. Rougon s'excusa et sortit. Clorinde s'était levée, écoutant. Puis, dans le silence, elle dit avec énergie:
«Il faut qu'il aille à Compiègne!» Les amis, prudemment, regardèrent autour d'eux; mais ils étaient bien seuls, Mme Rougon avait disparu depuis quelques minutes. Alors, à demi-voix, tout en guettant les portes, ils parlèrent librement. Les dames faisaient un cercle devant la cheminée, où un gros tison se consumait en braise; M. Bouchard et le colonel jouaient leur éternel piquet: tandis que les hommes avaient roulé leurs fauteuils, dans un coin, pour s'isoler. Clorinde, debout au milieu de la pièce, la tête penchée, réfléchissait profondément.
«Il attendait donc quelqu'un? demanda Du Poizat.
Qui ça peut-il être?» Les autres haussèrent les épaules, voulant dire qu'ils ne savaient pas.
«Encore pour sa grande bête d'affaire peut-être! continua-t-il. Moi je suis à bout. Un de ces soirs, vous verrez, je lui flanquerai à la figure tout ce que je pense.
—Chut!» dit Kahn, en posant un doigt sur ses lèvres.
L'ancien sous-préfet avait haussé la voix d'une façon inquiétante. Tous prêtèrent un moment l'oreille. Puis, ce fut M. Kahn lui-même qui recommença, très bas:
«Sans doute, il a pris des engagements envers nous.
—Dites qu'il a contracté une dette, ajouta le colonel, en posant ses cartes.
—Oui, oui, une dette, c'est le mot, déclara M. Bouchard. Nous ne le lui avons pas mâché, le dernier jour au Conseil d'État.» Et les autres appuyaient vivement de la tête. Il y eut une lamentation générale. Rougon les avait tous ruinés.
M. Bouchard ajoutait que, sans sa fidélité au malheur, il serait chef de bureau depuis longtemps. A entendre le colonel, on était venu lui offrir la croix de commandeur et une situation pour son fils Auguste, de la part du comte de Marsy; mais il avait refusé, par amitié pour Rougon. Le père et la mère de M. d'Escorailles, disait la jolie Mme Bouchard, se trouvaient très froissés de voir leur fils rester auditeur, quand ils attendaient depuis six mois déjà sa nomination de maître des requêtes. Et même ceux qui ne disaient rien, Delestang, M. Béjuin, Mme Correur, les Charbonnel, pinçaient les lèvres, levaient les yeux au ciel, d'un air de martyrs auxquels la patience commence à manquer.
«Enfin, nous sommes volés, reprit Du Poizat. Mais il ne partira pas, je vous en réponds! Est-ce qu'il y a du bon sens à aller se battre avec des cailloux, dans je ne sais quel trou perdu, lorsqu'on a des intérêts si graves à Paris?... Voulez-vous que je lui parle, moi?» Clorinde sortait de sa rêverie. Elle lui imposa silence d'un geste; puis, quand elle eut entrouvert la porte pour voir si personne n'était là, elle répéta:
«Entendez-vous, il faut qu'il aille à Compiègne!» Et, comme toutes les faces se tendaient vers elle, d'un nouveau geste elle arrêta les questions.
«Chut! pas ici!» Pourtant, elle dit encore que son mari et elle étaient aussi invités à Compiègne; et elle laissa échapper les noms de M. de Marsy et de Mme de Llorentz, sans vouloir s'expliquer davantage. On pousserait le grand homme au pouvoir malgré lui, on le compromettrait, s'il le fallait. M. Beulin-d'orchère et toute la magistrature l'appuyaient sourdement. L'empereur, avouait M. La Rouquette, au milieu de la haine de son entourage contre Rougon, gardait un silence absolu; dès qu'on le nommait en sa présence, il devenait grave, l'œil voilé, la bouche noyée dans l'ombre des moustaches.
«Il ne s'agit pas de nous, finit par déclarer M. Kahn.
Si nous réussissons, le pays nous devra des remerciements.» Alors, tout haut, on continua, en faisant un grand éloge du maître de la maison. Dans la pièce voisine, un bruit de voix venait de s'élever. Du Poizat, mordu par la curiosité, poussa la porte comme s'il allait sortir puis la referma assez lentement pour apercevoir l'homme qui se trouvait avec Rougon. C'était Gilquin, en gros paletot, presque propre, tenant à la main une forte canne à pomme de cuivre. Il disait, sans baisser la voix, avec une familiarité exagérée:
«Tu sais, n'envoie plus maintenant rue Virginie, à Grenelle. J'ai eu des histoires; je reste au fond des Batignolles, passage Guttin.... Enfin, tu peux compter sur moi. A bientôt.» Et il donna une poignée de main à Rougon. Quand celui-ci rentra dans le salon, il s'excusa, en regardant Du Poizat fixement.
«Un brave garçon que vous connaissez, n'est-ce pas, Du Poizat?... Il va me racoler des colons pour mon nouveau monde, là-bas, au fond des Landes.... A propos, je vous emmène tous; vous pouvez faire vos paquets.
Kahn sera mon premier ministre. Delestang et sa femme auront le portefeuille des affaires étrangères.
Béjuin se chargera des postes. Et je n'oublie pas les dames, Mme Bouchard, qui tiendra le sceptre de la beauté, et Mme Charbonnel, à laquelle je confierai les clefs de nos greniers.» Il plaisantait, tandis que les amis, mal à l'aise, se demandaient s'il ne les avait pas entendus, par quelque fente du mur. Lorsqu'il décora le colonel de tous ses ordres, celui-ci faillit se fâcher. Cependant, Clorinde regardait l'invitation à Compiègne, qu'elle avait prise sur la cheminée.
«Est-ce que vous irez? dit-elle négligemment.
—Mais sans doute, répondit Rougon étonné. Je compte bien profiter de l'occasion pour me faire donner mon département par l'empereur.» Dix heures sonnaient. Mme Rougon reparut et servit le thé.
VII
Vers sept heures, le soir de son arrivée à Compiègne, Clorinde causait avec M. de Plouguern, près d'une fenêtre de la galerie des Cartes. On attendait l'empereur et l'impératrice pour passer dans la salle à manger. La seconde série d'invités de la saison se trouvait au château depuis trois heures à peine; et, tout le monde n'étant pas encore descendu, la jeune femme s'occupait à juger d'un mot chaque personne qui entrait. Les dames, décolletées, avec des fleurs dans les cheveux, souriaient dès le seuil d'un air doux; les hommes restaient graves, en cravate blanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas de soie.
«Ah! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il est très bien, lui.... Mais vois donc, parrain, M. Beulin d'Orchère, si l'on ne dirait pas qu'il va aboyer; et quelles jambes, bon Dieu!»
M. de Plouguern ricanait, heureux de ces médisances. Le chevalier Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterie langoureuse de bel Italien; puis, il fit le tour des dames en se balançant, dans une suite de révérences rythmées, du plus tendre effet. A quelques pas, Delestang, très sérieux, regardait les immenses cartes de la forêt de Compiègne, qui couvraient les murs de la galerie.
«Dans quel wagon es-tu donc monté? reprit Clorinde. Je t'ai cherché pour faire le voyage avec toi. Imagine-toi que je me suis fourrée avec un tas d'hommes...» Mais elle s'interrompit, étouffant un rire entre ses doigts.
«M. La Rouquette a l'air en sucre.
—Oui, un déjeuner de pensionnaire», dit méchamment le sénateur.
A ce moment, il y eut à la porte un grand froissement d'étoffes; le battant s'ouvrit très large, et une entra, vêtue d'une robe si chargée de nœuds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe à deux mains pour pouvoir passer. C'était Mme de Combelot, la belle sœur de Clorinde. Celle-ci la dévisagea, en murmurant:
«S'il est permis!» Et comme M. de Plouguern la regardait elle-même, dans sa robe de tarlatane toute simple, passée sur un dessous de faille rose mal taillé, elle continua, d'un ton de parfaite insouciance:
«Oh! moi, la toilette, tu sais, parrain! On me prend telle que je suis.» Cependant, Delestang s'était décidé à quitter les cartes, pour aller au-devant de sa sœur, qu'il amena à sa femme. Elles ne s'aimaient guère toutes deux. Elles échangèrent un compliment aigre-doux. Et Mme de Combelot s'éloigna, traînant une queue de satin, pareille à un coin de parterre, au milieu des hommes muets, qui reculaient discrètement de deux ou trois pas, devant le flot débordant de ses volants de dentelle.
Clorinde, dès qu'elle fut de nouveau seule avec M. de Plouguern, plaisanta, en faisant allusion à la grande passion que la dame éprouvait pour l'empereur. Puis, comme le sénateur racontait la belle résistance de ce dernier:
«Il n'a pas beaucoup de mérite, elle est si maigre! J'ai entendu des hommes la trouver jolie, je ne sais pas pourquoi. Elle a une figure de rien du tout.»
Tout en causant, elle continuait à surveiller la porte, préoccupée.
«Ah! cette fois, dit-elle, ça doit être M. Rougon.» Mais elle reprit aussitôt, avec une courte flamme dans les yeux:
«Tiens! non, c'est M. de Marsy.» Le ministre, très correct dans son habit noir et sa culotte courte, s'avança en souriant vers Mme de Combelot; et, pendant qu'il la complimentait, il regardait les invités, les yeux vagues et voilés, comme s'il n'eût reconnu personne. Alors, à mesure qu'on le salua, il inclina la tête, avec une grande amabilité. Plusieurs hommes s'approchèrent. Bientôt il devint le centre d'un groupe. Sa figure pâle, fine et méchante, dominait les épaules qui moutonnaient autour de lui.
«A propos, reprit Clorinde en poussant M. de Plouguern au fond de l'embrasure, j'ai compté sur toi pour me donner des détails.... Que sais-tu au sujet des fameuses lettres de Mme de Llorentz?
—Mais ce que tout le monde sait», répondit-il.
Et il parla des trois lettres, écrites, disait-on, par le comte de Marsy à Mme de Llorentz, il y avait près de cinq ans, un peu avant le mariage de l'empereur. Cette dame, qui venait de perdre son mari, un général d'origine espagnole, se trouvait alors à Madrid, où elle réglait des affaires d'intérêt. C'était le beau temps de leur liaison. Le comte, pour l'égayer, cédant aussi à son esprit de vaudevilliste, lui avait envoyé des détails extrêmement piquants sur certaines personnes augustes, dans l'intimité desquelles il vivait. Et l'on racontait que, depuis ce temps, Mme de Llorentz, belle femme extrêmement jalouse, gardait ces lettres, qu'elle tenait suspendues sur la tête de M. de Marsy, comme une vengeance toujours prête.
«Elle s'est laissé convaincre, quand il dû épouser une princesse valaque, dit le sénateur en terminant. Mais, après avoir consenti à un mois de lune de miel, elle lui a signifié que, s'il ne revenait se mettre à ses pieds, elle déposerait un beau matin les trois terribles lettres sur le bureau de l'empereur; et il a repris sa chaîne.... Il la comble de douceurs pour se faire rendre cette maudite correspondance.»
Clorinde riait beaucoup. L'histoire lui paraissait très drôle. Et elle multiplia ses questions. Alors, si le comte trompait Mme de Llorentz, celle-ci était capable d'exécuter sa menace? Ces trois lettres, où les tenait-elle? dans son corsage, cousues entre deux rubans de satin, à ce qu'elle avait entendu dire. Mais M. de Plouguern n'en savait pas davantage. Personne n'avait lu les lettres. Il connaissait un jeune homme qui, pour en prendre une copie, s'était fait inutilement, pendant près de six mois, l'humble esclave de Mme de Llorentz.
«Diable! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux, petite. Eh! j'oubliais en effet: tu as fait sa conquête!...
Est-il vrai qu'à sa dernière soirée, au ministère, il a causé avec toi près d'une heure?» La jeune femme ne répondit pas. Elle n'écoutait plus, elle restait immobile et superbe, sous le regard fixe de M. de Marsy. Puis, levant lentement la tête, le regardant à son tour, elle attendit son salut. Il s'approcha d'elle, s'inclina. Et elle lui sourit alors, très doucement. Ils n'échangèrent pas un mot. Le comte retourna au milieu d'un groupe, où M. La Rouquette parlait très haut, en le nommant à chaque phrase «Son Excellence».
Peu à peu, pourtant, la galerie s'était remplie. Il y avait là près de cent personnes, de hauts fonctionnaires, des généraux, des diplomates étrangers, cinq députés, trois préfets, deux peintres, un romancier, deux académiciens, sans compter les officiers du palais, chambellans, aides de camp et écuyers. Le discret murmure des voix montait dans la lumière des lustres.
Les familiers du château se promenaient à petits pas, tandis que les nouveaux invités, debout, n'osaient se risquer au milieu des dames. Cette première heure de gêne, entre des personnes dont plusieurs ne se connaissaient pas, et qui se trouvaient tout d'un coup réunies à la porte de la salle à manger impériale, donnait aux visages un air de dignité maussade. Par moments de brusques silences se faisaient, des têtes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empire de la vaste pièce, les consoles à pieds droits, les fauteuils carrés semblaient augmenter encore la solennité de l'attente.
«Le voici enfin!» murmura Clorinde.
Rougon venait d'entrer. Il s'arrêta un moment à deux pas de la porte. Il avait pris son allure épaisse de bonhomme, le dos un peu gonflé, la face endormie. D'un regard, il vit le léger frisson d'hostilité que sa présence produisait, au milieu de certains groupes. Puis, tranquillement, tout en distribuant quelques poignées de main, il manœuvra de façon à se trouver en face de M. de Marsy. Ils se saluèrent, parurent charmés de se rencontrer. Et, les yeux dans les yeux, en ennemis qui ont le respect de leur force, ils causèrent amicalement.
Autour d'eux, un vide s'était fait. Les dames suivaient leurs moindres gestes; tandis que les hommes, affectant une grande discrétion, regardaient ailleurs, en glissant de leur côté des coups d'œil furtifs. Des chuchotements couraient dans un coin. Quel était donc le secret dessein de l'empereur? pourquoi mettait-il ainsi ces deux personnages en présence? M. La Rouquette, très perplexe, crut flairer un événement grave. Il vint questionner M. de Plouguern, qui s'amusa à lui répondre:
«Dame! Rougon va peut-être culbuter Marsy, et l'on fera bien de le ménager.... A moins pourtant que l'empereur n'ait pas songé à mal. Ça lui arrive quelquefois.... Peut-être aussi a-t-il voulu prendre seulement le plaisir de les voir ensemble, en espérant qu'ils seraient drôles.» Mais les chuchotements cessèrent, un grand mouvement eut lieu. Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurant une phrase à demi-voix. Et les invités, redevenus subitement graves, se dirigèrent vers la porte de gauche, où ils formèrent une double haie, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Près de la porte se plaça M. de Marsy, qui garda Rougon à son côté; puis, les autres personnages s'échelonnèrent, selon leur rang ou leur grade. Là, on attendit encore trois minutes, dans un grand recueillement.
La porte s'ouvrit à deux battants. L'empereur, en habit, la poitrine barrée par la tache rouge du grand cordon, entra le premier, suivi du chambellan de service, M. de Combelot. Il eut un faible sourire, en s'arrêtant devant M. de Marsy et Rougon; il tordait sa longue moustache d'une main lente, avec un balancement de tout son corps. Puis, d'une voix embarrassée, il murmura:
«Vous direz à Mme Rougon toute la peine que nous avons éprouvée en la sachant malade.... Nous aurions vivement désiré la voir avec vous.... Enfin, ce ne sera rien, il faut l'espérer. Il y a beaucoup de rhumes en ce moment.» Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d'un général, auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu'il appelait «mon petit ami Gaston»; Gaston avait l'âge du prince impérial, mais il était déjà beaucoup plus fort. La haie s'inclinait à mesure qu'il avançait.
Enfin, tout au bout, M. de Combelot lui présenta l'un des deux académiciens, qui venait à la cour pour la première fois; et l'empereur parla d'une œuvre récente de l'écrivain, dont il avait lu certains passages avec le plus grand plaisir, disait-il.
Cependant, l'impératrice était entrée, accompagnée de Mme de Llorentz. Elle portait une toilette très modeste, une robe de soie bleue, recouverte d'une tunique de dentelle blanche. A petits pas, souriante, pliant gracieusement son cou nu, où un simple velours attachait un cœur de diamants, elle descendait, le long de la haie formée par les dames. Des révérences, sur son passage, étalaient de larges froissements de jupes, d'où montaient des odeurs musquées. Mme de Llorentz lui présenta une jeune femme, qui paraissait très émue.
Mme de Combelot affecta une familiarité attendrie.
Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ils revinrent sur leurs pas, l'empereur en passant à son tour devant les dames, l'impératrice en remontant devant les hommes. Il y eut de nouvelles présentations. Personne ne parlait encore, un embarras respectueux tenait les invités muets, en face les uns des autres. Mais les rangs se rompirent; des mots furent échangés à demi-voix, et des rires clairs s'élevaient, lorsque l'adjudant général du palais vint dire que le dîner était servi.
«Hein! tu n'as plus besoin de moi!» dit gaiement M. de Plouguern à l'oreille de Clorinde.
Elle lui sourit. Elle était restée devant M. de Marsy, pour le forcer à lui offrir son bras, ce qu'il fit d'ailleurs d'un air galant. Une légère confusion régnait. L'empereur et l'impératrice passèrent les premiers, suivis des personnes désignées pour s'asseoir à leur droite et à leur gauche; c'étaient, ce jour-là, deux diplomates étrangers, une jeune Américaine et la femme d'un ministre. Derrière, venaient les autres invités, à leur guise, chacun tenant à son bras la dame qu'il lui avait plu de choisir. Et, lentement, le défilé s'organisa.
L'entrée dans la salle à manger fut d'une grande pompe. Cinq lustres flambaient au-dessus de la longue table, allumant les pièces d'argenterie du surtout, des scènes de chasse, avec le cerf au départ, les cors sonnant l'hallali, les chiens arrivant à la curée. La vaisselle plate mettait au bord de la nappe un cordon de lunes d'argent; tandis que les flancs des réchauds où se reflétait la braise des bougies, les cristaux ruisselants de gouttes de flammes, les corbeilles de fruits et les vases de fleurs d'un rose vif faisaient du couvert impérial une splendeur dont la clarté flottante emplissait l'immense pièce. Par la porte ouverte à deux battants, le cortège débouchait, après avoir traversé la salle des gardes, d'un pas ralenti. Les hommes se penchaient, disaient un mot, puis se redressaient, dans le secret chatouillement de vanité de cette marche triomphale; les dames, les épaules nues, trempées de clartés, avaient une douceur ravie; et, sur les tapis, les jupes traînantes, espaçant les couples, donnaient une majesté de plus au défilé, qu'elles accompagnaient de leur murmure d'étoffes riches. C'était une approche presque tendre, une arrivée gourmande dans un milieu de luxe, de lumière et de tiédeur, comme un bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient à un léger fumet de gibier, relevé d'un filet de citron. Lorsque, sur le seuil, en face du développement superbe de la table, une musique militaire, cachée au fond d'une galerie voisine, les accueillait d'une fanfare, pareille au signal de quelque gala de féerie, les invités, un peu gênés par leurs culottes courtes, serraient les bras des dames, involontairement, un sourire aux lèvres.
Alors, l'impératrice descendit à droite et se tint debout au milieu de la table, pendant que l'empereur, passant à gauche, venait prendre place en face d'elle.
Puis, lorsque les personnes désignées se furent assises à la droite et à la gauche de Leurs Majestés, les autres couples tournèrent un instant, choisissant leur voisinage, s'arrêtant à leur guise. Ce soir-là il y avait quatre vingt-sept couverts. Près de trois minutes s'écoulèrent, avant que tout le monde fût entré et placé. La moire satinée des épaules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautes coiffures donnaient comme un rire vivant à la grande lumière des lustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que les hommes avaient gardés à la main. Et l'on s'assit.
M. de Plouguern avait suivi Rougon. Après le potage, il lui poussa le coude, en demandant:
«Est-ce que vous avez chargé Clorinde de vous raccommoder avec Marsy?» Et, du coin de l'œil, il lui montrait la jeune femme, assise de l'autre côté de la table, auprès du comte, avec lequel elle causait d'une façon tendre. Rougon, l'air très contrarié, se contenta de hausser les épaules; puis, il affecta de ne plus regarder en face de lui. Mais, malgré son effort d'indifférence, il revenait à Clorinde, il s'intéressait à ses moindres gestes, aux mouvements de ses lèvres, comme s'il avait voulu voir les mots qu'elle prononçait.
«Monsieur Rougon, dit en se penchant Mme de Combelot, qui s'était mise le plus près possible de l'empereur, vous vous souvenez de cet accident-là?
C'est vous qui m'avez trouvé un fiacre. Tout un volant de ma robe était arraché.» Elle se rendait intéressante, en racontant que sa voiture avait failli un jour être coupée en deux par le landau d'un prince russe. Et il dut répondre. Pendant un moment, on causa de ça, au milieu de la table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chute de cheval qu'une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite, la semaine précédente, et dans laquelle elle s'était cassé un bras. L'impératrice eut un léger cri de commisération. L'empereur ne disait rien, écoutant d'un air profond, mangeant lentement.
«Où donc s'est fourré Delestang?» demanda à son tour Rougon à M. de Plouguern.
Ils le cherchèrent. Enfin, le sénateur l'aperçut au bout de la table. Il était à côté de M. de Combelot, parmi toute une rangée d'hommes, l'oreille tendue à des propos très libres que le brouhaha des voix couvrait. M. La Rouquette avait entamé l'histoire gaillarde d'une blanchisseuse de son pays; le chevalier Rusconi donnait des appréciations personnelles sur les Parisiennes; tandis que l'un des deux peintres et le romancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les dames dont les bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. Et Rougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus en plus aimable pour le comte, à son imbécile de mari, aveugle là-bas, souriant dignement des choses un peu fortes qu'il entendait.
«Pourquoi ne s'est-il pas mis avec nous? murmura-t-il.
—Eh! je ne le plains pas, dit M. de Plouguern. On a l'air de s'amuser, dans ce bout-là.» Puis, il continua à son oreille:
«Je crois qu'ils arrangent Mme de Llorentz. Avez-vous remarqué comme elle est décolletée?... Il y en a un qui va sortir, pour sûr. Hein? celui de gauche?» Mais, comme il se penchait pour mieux voir Mme de Llorentz, assise du même côté que lui, à cinq places de distance, il devint subitement grave. Cette dame, une belle blonde un peu forte, avait en ce moment un visage terrible, tout pâle d'une rage froide, avec des yeux bleus qui tournaient au noir, fixés ardemment sur M. de Marsy et sur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougon lui-même ne put comprendre:
«Diable! ça va se gâter.» La musique jouait toujours, une musique lointaine qui semblait venir du plafond. A certains éclats de cuivre, les convives levaient la tête, cherchaient l'air dont ils étaient poursuivis. Puis, ils n'entendaient plus; le chant léger des clarinettes, au fond de la galerie voisine, se confondait avec les bruits argentins de la vaisselle plate qu'on apportait par piles énormes. De grands plats avaient des sonneries étouffées de cymbales.
Autour de la table, c'était un empressement silencieux, tout un peuple de domestiques s'agitant sans une parole, les huissiers en habit et en culotte bleu clair, avec l'épée et le tricorne, les valets de pied, cheveux poudrés, portant l'habit vert de grande livrée, galonné d'or. Les mets arrivaient, les vins circulaient, régulièrement; tandis que les chefs de service, les contrôleurs, le premier officier tranchant, le chef de l'argenterie, debout, surveillaient cette manœuvre compliquée, cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l'avance. Derrière l'empereur et l'impératrice, les valets de chambre particuliers de Leurs Majestés servaient, avec une dignité correcte.
Quand les rôtis arrivèrent et que les grands vins de Bourgogne furent versés, le tapage des voix s'éleva.
Maintenant, dans le coin des hommes, au bout de la table, M. La Rouquette causait cuisine, discutant le degré de cuisson d'un quartier de chevreuil à la broche, qu'on venait de servir. Il y avait eu un potage à la Crécy, un saumon au bleu, un filet de bœuf sauce échalote, des poulardes à la financière, des perdrix aux choux montées, de petits pâtés aux huîtres.
«Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et des concombres à la crème! dit le jeune député.
—J'ai vu des écrevisses», déclara poliment Delestang.
Mais comme les cardons au jus et les concombres à la crème apparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajouta qu'il connaissait les goûts de l'impératrice. Cependant, le romancier regardait le peintre, avec un léger claquement de langue.
«Hein? cuisine médiocre?» murmura-t-il.
Le peintre eut une moue approbative. Puis, après avoir bu, il dit à son tour:
«Les vins sont exquis.» A ce moment, un rire brusque de l'impératrice sonna si haut, que tout le monde se tut. Des têtes s'allongeaient, pour savoir. L'impératrice causait avec l'ambassadeur d'Allemagne, placé à sa droite; elle riait toujours, en prononçant des mots entrecoupés, qu'on n'entendait pas. Dans le silence curieux qui s'était fait, un cornet à pistons, accompagné en sourdine par des basses, jouait un solo, une phrase mélodique de romance sentimentale. Et, peu à peu, le brouhaha grandit de nouveau. Les chaises se tournaient à demi, les coudes se posaient au bord de la nappe, des conversations intimes s'engageaient, au milieu d'une liberté de table d'hôte princière.
«Voulez-vous un petit four?» demanda M. de Plouguern.
Rougon refusa de la tête. Depuis un instant, il ne mangeait plus. On avait remplacé la vaisselle plate par de la porcelaine de Sèvres, décorée de fines peintures bleues et roses. Tout le dessert défila devant lui, sans qu'il acceptât autre chose qu'un peu de camembert. Il ne se contraignait plus, il regardait Clorinde et M. de Marsy en face, largement, espérant sans doute intimider la jeune femme. Mais celle-ci affectait une familiarité telle avec le comte, qu'elle semblait oublier où elle se trouvait, se croire au fond d'un étroit salon, à quelque souper fin de deux couverts. Sa grande beauté avait un éclat de tendresse extraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte lui passait, elle le conquérait de son sourire continu, d'une façon impudemment tranquille. Des chuchotements s'élevaient autour d'eux.
La conversation étant tombée sur la mode, M. de Plouguern, par malice, interpella Clorinde au sujet de la nouvelle forme des chapeaux. Puis, comme elle feignait de n'avoir pas entendu, il se pencha pour adresser la même question à Mme de Llorentz. Mais il n'osa pas, tant cette dernière lui parut formidable, avec ses dents serrées, son masque tragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venait d'abandonner sa main gauche à M. de Marsy, sous prétexte de lui montrer un camée antique, qu'elle avait au doigt; et elle laissa sa main, le comte prit la bague, la remit; ce fut presque indécent.
Mme de Llorentz, qui jouait nerveusement avec une cuiller, cassa son verre à bordeaux, dont un domestique enleva vivement les éclats.
«Elles se prendront au chignon, c'est certain, dit le sénateur à l'oreille de Rougon. Les avez-vous surveillées?... Mais du diable si je comprends le jeu de Clorinde! Hein? que veut-elle?» Et, comme il levait les yeux sur son voisin, il fut très surpris de l'altération de ses traits.
«Qu'avez-vous donc? vous souffrez?
—Non, répondit Rougon, j'étouffe un peu. Ces dîners durent trop longtemps. Puis, il y a une odeur de musc, ici!» C'était la fin. Quelques dames mangeaient encore un biscuit, à demi renversées sur leurs chaises. Cependant, personne ne bougeait. L'empereur, muet jusque-là, venait de hausser la voix; et, aux deux bouts de la table, les convives, qui avaient complètement oublié la présence de Sa Majesté, tendaient tout d'un coup l'oreille, d'un air de grande complaisance. Le souverain répondait à une dissertation de M. Beulin-d'orchère contre le divorce. Puis, s'interrompant, il jeta un coup d'œil sur le corsage très ouvert de la jeune dame américaine, assise à sa gauche, en disant de sa voix pâteuse:
«En Amérique, je n'ai jamais vu divorcer que les femmes laides.» Un rire courut parmi les convives. Cela parut un mot d'esprit très fin, si délicat même, que M. La Rouquette s'ingénia à en découvrir les sens cachés. La jeune dame américaine crut sans doute y voir un compliment, car elle remercia en inclinant la tête, confuse. L'empereur et l'impératrice s'étaient levés. Il y eut un grand bruissement de jupes, un piétinement autour de la table, pendant que les huissiers et les valets de pied, rangés gravement contre les murs, restaient seuls corrects, au milieu de cette débandade de gens ayant bien dîné. Et le défilé s'organisa de nouveau. Leurs Majestés en tête, les invités venant à la file, espacés par les longues traînes, traversant la salle des gardes avec une solennité un peu essoufflée. Derrière eux, dans le plein jour des lustres, au-dessus du désordre encore tiède de la nappe, retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire, achevant la dernière figure d'un quadrille.
Le café fut servi, ce soir-là, dans la galerie des Cartes.
Un préfet du palais apporta la tasse de l'empereur sur un plateau de vermeil. Cependant, plusieurs invités étaient déjà montés au fumoir. L'impératrice venait de se retirer avec quelques dames dans le salon de famille, à gauche de la galerie. On se disait à l'oreille qu'elle avait témoigné un vif mécontentement de l'étrange attitude de Clorinde, pendant le dîner. Elle s'efforçait d'introduire à la cour, pendant le séjour à Compiègne, une décence bourgeoise, un amour des jeux innocents et des plaisirs champêtres. Elle montrait une haine personnelle, comme une rancune, contre certaines extravagances.
M. de Plouguern avait emmené Clorinde à l'écart, pour lui faire un bout de morale. A la vérité, il voulait la confesser. Mais elle jouait une grande surprise. Où prenait-on qu'elle se fût compromise avec le comte de Marsy? Ils avaient plaisanté ensemble, rien de plus.
«Tiens, regarde!» murmura le vieux sénateur.
Et, poussant la porte entrebâillée d'un petit salon voisin, il lui montra Mme de Llorentz faisant une scène abominable à M. de Marsy. Il les avait vus entrer. La belle blonde, affolée, se soulageait avec des mots très gros, perdant toute mesure, oubliant que les éclats de sa voix pouvaient amener un affreux scandale. Le comte, un peu pâle, souriant, la calmait en parlant rapidement, doucement, à voix basse. Le bruit de la querelle étant parvenu dans la galerie des Cartes, les invités qui entendirent, s'en allèrent du voisinage du petit salon, par prudence.
«Tu veux donc qu'elle affiche les fameuses lettres aux quatre coins du château? demanda M. de Plouguern, qui s'était remis à marcher, après avoir donné le bras à la jeune femme.
—Eh! ce serait drôle!» dit-elle en riant.
Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeune galant, il recommença à prêcher. Il fallait laisser à Mme de Combelot les allures excentriques. Puis, il lui assura que Sa Majesté paraissait fort irritée contre elle.
Clorinde, qui nourrissait un culte pour l'impératrice, resta très étonnée. En quoi avait-elle pu déplaire? Et comme ils arrivaient en face du salon de famille, ils s'arrêtèrent un instant, regardant par la porte laissée ouverte. Tout un cercle de dames entouraient une vaste table. L'impératrice, assise au milieu d'elles, leur apprenait patiemment le jeu du baguenaudier, tandis que quelques hommes, derrière les fauteuils, suivaient la leçon avec gravité.
Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de la galerie. Il n'avait pas osé lui parler de sa femme; il le maltraitait à propos de la résignation qu'il mettait à accepter un appartement donnant sur la cour du château; et il voulait le forcer à réclamer un appartement sur le parc. Mais Clorinde s'avançait au bras de M. de Plouguern. Elle disait, de façon à être entendue:
«Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy! Je ne lui reparlerai de la soirée. Là, êtes-vous content?» Cette parole calma tout le monde. Justement, M. de Marsy sortait du petit salon, l'air très gai; il plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dans le salon de famille, où l'on entendit bientôt l'impératrice et les dames rire aux éclats d'une histoire qu'il leur contait. Dix minutes plus tard, Mme de Llorentz reparut à son tour; elle semblait lasse, elle avait gardé un tremblement des mains; et, voyant des regards curieux épier ses moindres gestes, elle resta là, bravement, à causer au milieu des groupes.
Un ennui respectueux faisait étouffer sous les mouchoirs de légers bâillements. La soirée était l'instant pénible de la journée. Les nouveaux invités, ne sachant pas à quoi se distraire, s'approchaient des fenêtres, regardaient la nuit. M. Beulin-d'orchère continuait dans un coin sa dissertation contre le divorce. Le romancier, qui trouvait ça «crevant», demandait tout bas à l'un des académiciens s'il n'était pas permis d'aller se coucher. Cependant, l'empereur apparaissait de temps à autre, traversant la galerie en traînant les pieds, une cigarette aux lèvres.
«Il a été impossible de rien organiser pour ce soir, expliquait M. de Combelot au petit groupe formé par Rougon et ses amis. Demain, après la chasse à courre, il y aura une curée froide aux flambeaux. Après-demain, les artistes de la Comédie-Française doivent venir jouer Les Plaideurs. On parle aussi de tableaux vivants et d'une charade, qu'on représenterait vers la fin de la semaine.» Et il fournit des détails. Sa femme devait avoir un rôle. Les répétitions allaient commencer. Puis, il conta longuement une promenade faite l'avant-veille par la cour à la Pierre-qui-tourne, un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait alors des fouilles. L'impératrice avait tenu à descendre dans l'excavation.
«Imaginez-vous, continua le chambellan d'une voix émue, que les ouvriers ont eu le bonheur de découvrir deux crânes devant Sa Majesté. Personne ne s'y attendait. On a été très content.» Il caressait sa superbe barbe noire, qui lui valait tant de succès parmi les dames; sa figure de bel homme vaniteux avait une douceur niaise; et il zézayait en parlant, par excès de politesse.
«Mais, dit Clorinde, on m'avait assuré que les acteurs du Vaudeville donneraient une représentation de la pièce nouvelle.... Les femmes ont des toilettes prodigieuses. Et l'on rit à se tordre, paraît-il.»
M. de Combelot prit un air pincé.
«Oui, oui, murmura-t-il, il en a été question un instant.
—Eh bien?
—On a abandonné ce projet.... L'impératrice n'aime guère ce genre de pièce.» A ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tous les hommes étaient redescendus du fumoir. L'empereur allait faire sa partie de palets.
Mme de Combelot, qui se piquait d'une jolie force à ce jeu, venait de lui demander une revanche, car elle se rappelait avoir été battue par lui, l'autre saison; et elle prenait une humilité tendre, elle s'offrait toujours, avec un sourire si net, que Sa Majesté, gênée, intimidée, devait souvent détourner les yeux.
La partie s'engagea. Un grand nombre d'invités firent cercle, jugeant les coups, s'émerveillant. La jeune femme, devant la longue table recouverte d'un drap vert, lança son premier palet, qu'elle plaça près du but, figuré par un point blanc. Mais l'empereur, montrant plus d'adresse encore, le délogea et prit la place. On applaudit doucement. Ce fut pourtant Mme de Combelot qui gagna.
«Sire, qu'est-ce que nous avons joué?» demanda-t-elle avec hardiesse.
Il sourit, il ne répondit pas. Puis, se tournant, il dit:
«Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avec moi.» Rougon s'inclina et prit les palets, tout en parlant de sa maladresse.
Un frémissement avait couru, parmi les personnes rangées aux deux bords de la table. Est-ce que Rougon, décidément, rentrait en grâce? Et l'hostilité sourde dans laquelle il marchait depuis son arrivée, se fondait, des têtes s'avançaient pour suivre ses palets d'un air de sympathie. M. La Rouquette, plus perplexe encore qu'avant le dîner, emmena sa sœur à l'écart, afin de savoir à quoi s'en tenir; mais elle ne put sans doute lui fournir aucune explication satisfaisante, car il revint avec un geste d'incertitude.
«Ah! très bien!» murmura Clorinde, à un coup délicatement joué par Rougon.
Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand homme qui se trouvaient là. L'heure était bonne pour le pousser dans l'amitié de l'empereur. Elle mena l'attaque. Ce fut, pendant un instant, une pluie d'éloges.
«Diable! laissa échapper Delestang, qui ne put trouver autre chose, sous l'ordre muet des yeux de sa femme.
—Et vous vous prétendiez maladroit! dit le chevalier Rusconi avec ravissement. Ah! sire, je vous en prie, ne jouez pas la France avec lui!
—Mais M. Rougon se conduirait très bien à l'égard de la France, j'en suis sûr», ajouta M. Beulin d'Orchère, en donnant un air fin à sa face de dogue.
Le mot était direct. L'empereur daignait sourire. Et il rit de bon cœur lorsque Rougon, embarrassé de ces compliments, répondit par cette explication, d'un air modeste:
»Mon Dieu! j'ai joué au bouchon, quand j'étais gamin.» En entendant rire Sa Majesté, toute la galerie éclata.
Ce fut, pendant un moment, une gaieté extraordinaire.
Clorinde, avec son flair de femme adroite, avait compris qu'en admirant Rougon, joueur très médiocre en somme, on flattait surtout l'empereur, qui montrait une supériorité incontestable. Cependant, M. de Plouguern ne s'était pas exécuté, jalousant ce succès. Elle vint le heurter légèrement du coude, comme par mégarde. Il comprit et s'extasia au premier palet lancé par son collègue. Alors, M. La Rouquette, emporté, risquant tout, s'écria:
«Très joli! le coup est d'un moelleux!» L'empereur ayant gagné, Rougon demanda une revanche. Les palets glissaient de nouveau sur le tapis de drap vert, avec un petit bruissement de feuille sèche, lorsqu'une gouvernante parut à la porte du salon de famille, tenant sur ses bras le prince impérial. L'enfant, âgé d'une vingtaine de mois, avait une robe blanche très simple, les cheveux ébouriffés, les yeux enflés de sommeil. D'ordinaire, lorsqu'il s'éveillait ainsi, le soir, on l'apportait un instant à l'impératrice, pour qu'elle l'embrassât. Il regardait la lumière de cet air profondément sérieux des petits garçons.
Un vieillard, un grand dignitaire, s'était précipité, traînant ses jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement sénile de la tête, il avait pris la petite main molle du prince, qu'il baisait, en murmurant de sa voix cassée:
«Monseigneur, monseigneur...» L'enfant, effrayé par l'approche de ce visage parcheminé, se rejeta vivement en arrière, poussa des cris terribles. Mais le vieillard ne le lâchait pas. Il protestait de son dévouement. On dut arracher à son adoration la petite main molle collée sur ses lèvres.
«Retirez-vous emportez-le», dit l'empereur impatienté à la gouvernante.
Le souverain venait de perdre la seconde partie. La belle commença. Rougon, prenant les éloges au sérieux, s'appliquait. Maintenant, Clorinde trouvait qu'il jouait trop bien. Elle lui souffla à l'oreille, au moment où il allait ramasser ses palets:
«J'espère que vous n'allez pas gagner.» Il sourit. Mais, brusquement, des abois violents se firent entendre. C'était Néro, le braque favori de l'empereur, qui, profitant d'une porte entrouverte, venait de s'élancer dans la galerie. Sa Majesté donnait l'ordre de l'emmener, et un huissier tenait déjà le chien par le collier, quand le vieillard, le grand dignitaire, se précipita de nouveau, en s'écriant: «Mon beau Néro, mon beau Néro...» Et il s'agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre entre ses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine, il lui posait de gros baisers sur la tête, répétant:
«Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas.... Il est si beau!»
L'empereur consentit à ce qu'il restât. Alors, le vieillard eut un redoublement de caresses. Le chien ne s'épouvanta pas, ne grogna pas. Il lécha les mains sèches qui le flattaient.
Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lancé un palet avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie de drap était sautée dans le corsage d'une dame, qui la retira du milieu de ses dentelles, en rougissant. L'empereur gagna. Alors, délicatement, on lui laissa entendre qu'il avait remporté là une victoire sérieuse. Il en conçut une sorte d'attendrissement. Il s'en alla avec Rougon, causant, comme s'il croyait devoir le consoler. Ils marchèrent jusqu'au bout de la galerie, abandonnant la largeur de la pièce à un petit bal, qu'on organisait.
L'impératrice, qui venait de quitter le salon de famille, s'efforçait, avec une bonne grâce charmante, de combattre l'ennui grandissant des invités. Elle avait proposé de jouer aux petits papiers; mais il était déjà trop tard, on préféra danser. Toutes les dames se trouvaient alors réunies dans la galerie des Cartes. On envoya au fumoir chercher les hommes qui s'y cachaient. Et comme on se mettait en place pour un quadrille, M. de Combelot s'assit obligeamment devant le piano. C'était un piano mécanique, avec une petite manivelle, à droite du clavier. Le chambellan, d'un mouvement continu du bras, tournait, l'air sérieux.
«Monsieur Rougon, disait l'empereur, on m'a parlé d'un travail, un parallèle entre la Constitution anglaise et la nôtre.... Je pourrai peut-être vous fournir des documents.
—Votre Majesté est trop bonne.... Mais je nourris un autre projet, un vaste projet.» Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut profiter de l'occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son rêve de grande culture dans un coin des Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées, la fondation d'une ville, la conquête d'une nouvelle terre.
Pendant qu'il parlait, l'empereur levait sur lui ses yeux mornes, où une lueur s'allumait. Il ne disait rien, il hochait la tête par moments. Puis, quand l'autre se tut:
«Sans doute... on pourrait voir...»
Et, se tournant vers un groupe voisin, composé de Clorinde, de son mari et de M. de Plouguern:
«Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis.... J'ai gardé le meilleur de ma visite à votre ferme-modèle de la Chamade.» Delestang s'approcha. Mais le cercle qui se formait autour de l'empereur dut reculer jusque dans l'embrasure d'une fenêtre. Mme de Combelot, en valsant, à demi pâmée entre les bras de M. La Rouquette, venait d'envelopper, d'un frôlement de sa longue traîne, les bas de soie de Sa Majesté. Au piano, M. de Combelot goûtait la musique qu'il faisait; il tournait plus vite, il balançait sa belle tête correcte; et, par moments, il abaissait un regard sur la caisse de l'instrument, comme surpris des sons graves, que certains tours de la manivelle ramenaient.
«J'ai eu le bonheur d'obtenir des veaux superbes cette année, grâce à un nouveau croisement de races, expliquait Delestang. Malheureusement, quand Votre Majesté est venue, les parcs étaient en réparation.» Et l'empereur parla culture, élevage, engrais, lentement, par monosyllabes. Depuis sa visite à la Chamade, il tenait Delestang en grande estime. Il louait surtout celui-ci d'avoir tenté pour le personnel de sa ferme un essai de vie en commun, avec tout un système de partage de certains bénéfices et de caisse de retraite.
Lorsqu'ils causaient ensemble, ils avaient des communautés d'idées, des coins d'humanitairerie qui les faisaient se comprendre à demi-mot.
«M. Rougon vous a parlé de son projet? demanda l'empereur.
—Oh! un projet superbe, répondit Delestang. On pourrait tenter en grand des expériences...» Il montra un véritable enthousiasme. La race porcine le préoccupait; les beaux types se perdaient en France.
Puis, il laissa entendre qu'il étudiait un nouvel aménagement des prairies artificielles. Mais il faudrait d'immenses terrains. Si Rougon réussissait, il irait là-bas appliquer son procédé. Et, brusquement, il s'arrêta: il venait d'apercevoir sa femme qui le regardait d'un air fixe. Depuis qu'il approuvait le projet de Rougon, elle pinçait les lèvres, furieuse, toute pâle.
«Mon ami», murmura-t-elle, en lui montrant le piano.
M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main, qu'il refermait ensuite doucement, pour se délasser. Il allait attaquer une polka, avec le sourire complaisant d'un martyr, lorsque Delestang courut lui offrir de le remplacer; ce qu'il accepta d'un air poli, comme s'il cédait une place d'honneur. Et Delestang, attaquant la polka, se mit à tourner la manivelle. Mais c'était autre chose. Il n'avait pas le jeu souple, le tour de poignet facile et moelleux du chambellan.
Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot décisif de l'Empereur. Celui-ci, très séduit, lui demandait maintenant s'il ne comptait pas établir là-bas de vastes cités ouvrières; il serait aisé d'accorder à chaque famille un bout de terrain, une petite concession d'eau, des outils; et il promettait même de lui communiquer des plans, le projet d'une de ces cités qu'il avait jeté lui-même sur le papier, avec des maisons uniformes, où tous les besoins étaient prévus.
«Certainement, j'entre tout à fait dans les idées de Votre Majesté, répondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverain impatientait. Nous ne pourrons rien faire sans elle.... Ainsi, il faudra sans doute exproprier certaines communes. L'utilité publique devra être déclarée. Enfin, j'aurai à m'occuper de la formation d'une société... Un mot de votre Majesté est nécessaire...» L'œil de l'empereur s'éteignit. Il continuait à hocher la tête. Puis, sourdement, d'une voix à peine distincte, il répéta:
«Nous verrons... nous en causerons...» Et il s'éloigna, traversant de sa marche alourdie la figure d'un quadrille. Rougon fit bonne contenance, comme s'il avait eu la certitude d'une réponse favorable. Clorinde était radieuse. Peu après, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la nouvelle courut que Rougon quittait Paris, qu'il allait se mettre à la tête d'une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le féliciter. On lui souriait d'un bout de galerie à l'autre. Il ne restait plus trace de l'hostilité du premier moment. Puisqu'il s'exilait de lui-même, on pouvait lui serrer la main, sans courir le risque de se compromettre. Ce fut un véritable soulagement pour beaucoup d'invités. M. La Rouquette, quittant la danse, en parla au chevalier Rusconi, d'un air enchanté d'homme mis à l'aise.
«Il fait bien; il accomplira de grandes choses là-bas, dit-il, Rougon est un homme très fort; mais, voyez-vous, il manque de tact politique.» Ensuite, il s'attendrit sur la bonté de l'empereur, qui, selon son expression, «aimait ses vieux serviteurs comme on aime d'anciennes maîtresses». Il s'acoquinait à eux, il éprouvait des regains de tendresse, après les ruptures les plus éclatantes. S'il avait invité Rougon à Compiègne, c'était sûrement par quelque muette lâcheté de cœur. Et le jeune député cita d'autres faits à l'honneur des bons sentiments de Sa Majesté: quatre cent mille francs donnés pour payer les dettes d'un général ruiné par une danseuse, huit cent mille francs offerts en cadeau de noce à un de ses anciens complices de Strasbourg et de Boulogne, près d'un million dépensé en faveur de la veuve d'un grand fonctionnaire.
«Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il ne s'est laissé nommer empereur que pour enrichir ses amis.... Je hausse les épaules, quand j'entends les républicains lui reprocher sa liste civile. Il épuiserait dix listes civiles à faire le bien. C'est un argent qui retourne à la France.» Tout en parlant à demi-voix, M. La Rouquette et le chevalier Rusconi suivaient des yeux l'empereur.
Celui-ci achevait de faire le tour de la galerie. Il manœuvrait prudemment au milieu des danseuses, s'avançant muet et seul, dans le vide que le respect ouvrait devant lui. Quand il passait derrière les épaules nues d'une dame assise, il allongeait un peu le cou, les paupières pincées, avec un regard oblique et plongeant.
«Et une intelligence! dit à voix plus basse le chevalier Rusconi. Un homme extraordinaire!» L'empereur était arrivé près d'eux. Il resta là une minute, morne et hésitant. Puis il parut vouloir s'approcher de Clorinde, très gaie, en ce moment, très belle; mais elle le regarda hardiment, elle dut l'effrayer. Il se remit à marcher, la main gauche rejetée et appuyée sur les reins, roulant de l'autre main les bouts cirés de ses moustaches. Et, comme M. Beulin-d'orchère se trouvait en face de lui, il fit un détour, se rapprocha de biais, en disant:
«Vous ne dansez donc pas, monsieur le président?» Le magistrat avoua qu'il ne savait pas danser, qu'il n'avait jamais dansé de sa vie. Alors, l'empereur reprit, d'une voix encourageante:
«Ça ne fait rien, on danse tout de même.» Ce fut son dernier mot. Il gagna doucement la porte, il disparut.
«N'est-ce pas un homme extraordinaire? disait M. La Rouquette, qui répétait le mot du chevalier Rusconi. Hein? à l'étranger, on se préoccupe énormément de lui?» Le chevalier, en diplomate discret, répondit par de vagues signes de tête. Pourtant, il convint que toute l'Europe avait les yeux fixés sur l'empereur. Une parole prononcée aux Tuileries ébranlait les trônes voisins.
«C'est un prince qui sait se taire», ajouta-t-il, avec un sourire dont la fine ironie échappa qu jeune député.
Tous deux retournèrent galamment auprès des dames. Ils firent des invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camp tournait depuis un quart d'heure la manivelle du piano. Delestang et M. de Combelot se précipitèrent, offrant de le remplacer.
Mais les dames crièrent:
«Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot.... Il tourne beaucoup mieux!» Le chambellan remercia d'un salut aimable, et tourna, avec une ampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venait de servir le thé, dans le salon de famille. Néro, qui sortit de derrière un canapé, fut bourré de sandwiches. De petits groupes se formaient, causant d'une façon intime. M. de Plouguern avait emporté une brioche sur le coin d'une console; il mangeait, buvant de légères gorgées de thé, expliquant à Delestang, avec lequel il partageait sa brioche, comment il avait fini par accepter des invitations à Compiègne, lui dont on connaissait les opinions légitimistes. Mon Dieu! c'était bien simple: il croyait ne pas pouvoir refuser son concours à un gouvernement qui sauvait la France de l'anarchie. Il s'interrompit pour dire:
«Elle est excellente, cette brioche.... Moi, j'avais assez mal dîné, ce soir.» A Compiègne, d'ailleurs, sa verve méchante était toujours en éveil. Il parla de la plupart des femmes présentes, avec une crudité de paroles dont Delestang rougissait. Il ne respectait que l'impératrice, une sainte; elle montrait une dévotion exemplaire, elle était légitimiste et aurait sûrement rappelé Henri V, si elle avait pu disposer librement du trône. Pendant un instant, il célébra les douceurs de la religion. Puis, comme il entamait de nouveau une anecdote graveleuse, l'impératrice justement rentra dans ses appartements, suivie de Mme de Llorentz. Sur le seuil de la porte, elle fit une grande révérence à l'assemblée. Tout le monde, silencieusement, s'inclina.
Les salons se vidèrent. On causait plus fort. Des poignées de main s'échangeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter à leur chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l'aidait, finit par la découvrir, assise à côté de M. de Marsy, sur un étroit canapé, au fond de ce petit salon, où Mme de Llorentz avait fait au comte une si terrible scène de jalousie, après le dîner. Clorinde riait très haut. Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesser de rire:
«Bonsoir, monsieur le comte.... Vous verrez demain, pendant la chasse, si je tiens mon pari.» Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang l'emmenait à son bras. Il aurait voulu les accompagner jusqu'à leur porte, pour lui demander quel était ce pari dont elle parlait; mais il dut rester là, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avec un redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monter se coucher, il profita d'une porte ouverte, il descendit dans le parc. La nuit était très sombre, une nuit d'octobre, sans une étoile, sans un souffle, noire et morte. Au loin, les hautes futaies mettaient des promontoires de ténèbres.
Il avait peine à distinguer devant lui la pâleur des allées. A cent pas de la terrasse, il s'arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit, il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Ce fut un soulagement, comme un bain de force. Et il s'oublia à regarder sur la façade, à gauche, une fenêtre vivement éclairée; les autres fenêtres s'éteignaient, elle troua bientôt seule de son flamboiement la masse endormie du château.
L'empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une tête énorme, traversée par des bouts de moustaches; puis deux autres ombres passèrent, l'une très grêle, l'autre forte, si large qu'elle bouchait toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cette dernière, la colossale silhouette d'un agent de la police secrète, avec lequel Sa Majesté s'enfermait pendant des heures, par goût; et l'ombre grêle ayant passé de nouveau, il supposa qu'elle pouvait bien être une ombre de femme.
Tout disparut, la fenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son regard de flamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc. Peut-être, maintenant, l'empereur songeait-il au défrichement d'un coin des Landes, à la fondation d'une ville ouvrière, où l'extinction du paupérisme serait tentée en grand. Souvent, il se décidait la nuit. C'était la nuit qu'il signait des décrets, écrivait des manifestes, destituait des ministres. Cependant, peu à peu, Rougon souriait; il se rappelait invinciblement une anecdote, l'empereur en tablier bleu, coiffé d'un bonnet de police fait d'un morceau de journal, collant du papier à trois francs le rouleau dans une pièce de Trianon, pour y loger une maîtresse; et il se l'imaginait, à cette heure, dans la solitude de son cabinet, au milieu du solennel silence, découpant des images qu'il collait à l'aide d'un petit pinceau, très proprement.
Alors, Rougon, levant les bras, se surprit à dire tout haut:
«Sa bande l'a fait, lui!» Il se hâta de rentrer. Le froid le prenait, surtout aux jambes, que sa culotte découvrait jusqu'aux genoux.
Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antonia qu'elle avait amenée, pour demander s'ils pouvaient, son mari et elle, venir déjeuner chez lui. Il s'était fait monter une tasse de chocolat. Il les attendit. Antonia les précéda, apportant le large plateau d'argent sur lequel on leur avait servi, dans leur chambre, deux tasses de café.
«Hein? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant.
Vous avez le soleil, de ce côté-ci.... Oh! vous êtes beaucoup mieux que nous!» Et elle visita l'appartement. Il se composait d'une antichambre, dans laquelle se trouvait, à droite, la porte d'un cabinet de domestique; au fond, était la chambre à coucher, une vaste pièce tendue d'une cretonne écrue à grosses fleurs rouges, avec un grand lit d'acajou carré et une immense cheminée, où flambaient des troncs d'arbre.
«Parbleu! criait Rougon, il fallait réclamer! Moi, je n'aurais pas accepté un appartement sur la cour! Ah! si l'on courbe l'échine!... Je l'ai dit hier soir à Delestang.» La jeune femme haussa les épaules, en murmurant:
«Lui! il tolérerait qu'on me logeât dans les greniers!» Elle voulut voir jusqu'au cabinet de toilette, dont toute la garniture était en porcelaine de Sèvres, blanc et or, marquée du chiffre impérial. Puis, elle vint devant la fenêtre. Un léger cri de surprise et d'admiration lui échappa. En face d'elle, à des lieues, la forêt de Compiègne emplissait l'horizon de la mer roulante de ses hautes futaies; des cimes monstrueuses moutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti de houle; et, sous le soleil blond de cette matinée d'octobre, c'étaient des mares d'or, des mares de pourpre, une richesse de manteau galonné traînant d'un bord du ciel à l'autre.
«Voyons, déjeunons», dit Clorinde.
Ils débarrassèrent une table, sur laquelle se trouvaient un encrier et un buvard. Ils trouvèrent piquant de se passer de leurs domestiques. La jeune femme, très rieuse, répétait qu'il lui avait semblé le matin se réveiller à l'auberge, une auberge tenue par un prince, au bout d'un long voyage fait en rêve. Ce déjeuner de hasard, sur des plateaux d'argent, la ravissait comme une aventure qui lui serait arrivée dans quelque pays inconnu, tout là-bas, disait-elle. Cependant, Delestang s'émerveillait sur la quantité de bois brûlant dans la cheminée. Il finit par murmurer, les yeux sur les flammes, d'un air absorbé:
«Je me suis laissé conter qu'on brûle pour quinze cents francs de bois par jour au château.... Quinze cents francs! Hein? Rougon, le chiffre ne vous paraît pas un peu fort?» Rougon, qui buvait lentement son chocolat, se contenta de hocher la tête. Il était très préoccupé par la gaieté vive de Clorinde. Ce matin-là, elle semblait s'être levée avec une fièvre extraordinaire de beauté; elle avait ses grands yeux luisants de combat.
«Quel est donc ce pari dont vous parliez hier soir?» lui demanda-t-il brusquement.
Elle se mit à rire, sans répondre. Et comme il insistait:
«Vous verrez bien», dit-elle. Alors, peu à peu, il se fâcha, il la traita durement. Ce fut une véritable scène de jalousie, avec des allusions d'abord voilées, qui devinrent bientôt des accusations toutes crues: elle s'était donnée en spectacle, elle avait laissé ses doigts dans ceux de M. de Marsy pendant plus de deux minutes. Delestang, d'un air tranquille, trempait de longues mouillettes dans son café au lait.
«Ah! si j'étais votre mari!» cria Rougon.
Clorinde s'était levée. Elle se tenait debout derrière Delestang, les deux mains appuyées sur ses épaules.
«Eh bien, quoi? si vous étiez mon mari», demanda-t-elle.
Et se penchant vers Delestang, parlant dans ses cheveux, qu'elle soulevait d'un souffle tiède:
«N'est-ce pas, mon ami, il serait bien sage, aussi sage que toi?» Pour toute réponse, il plia le cou et baisa la main appuyée sur son épaule gauche. Il regardait Rougon, la face émue et embarrassée, clignant les yeux, voulant lui faire entendre qu'il allait peut-être un peu loin. Rougon faillit l'appeler imbécile. Mais Clorinde ayant fait un signe par-dessus la tête de son mari, il la suivit à la fenêtre où elle s'accouda. Un instant, elle resta muette, les yeux perdus sur l'immense horizon. Puis elle dit, sans transition:
«Pourquoi voulez-vous quitter Paris? Vous ne m'aimez donc plus?... Écoutez, je serai raisonnable, je suivrai vos conseils, si vous renoncez à vous exiler là-bas dans votre abominable pays.» Lui, à ce marché, devint grave. Il mit en avant les grands intérêts auxquels il obéissait. Maintenant, il était impossible qu'il reculât. Et, pendant qu'il parlait, Clorinde cherchait vainement à lire la vérité vraie sur son visage; il semblait très décidé à partir.
«C'est bon, vous ne m'aimez plus, reprit-elle. Alors, je suis bien maîtresse d'agir à ma guise.... Vous verrez.» Elle quitta la fenêtre sans contrariété, retrouvant son rire. Delestang, que le feu continuait à intéresser, cherchait à déterminer le nombre approximatif des cheminées du château. Mais elle l'interrompit, car elle avait tout juste le temps de s'habiller, si elle ne voulait pas manquer la chasse. Rougon les accompagna jusque dans le corridor, un large couloir de couvent, garni d'une moquette verte. Clorinde, en s'en allant, s'amusa à lire de porte en porte les noms des invités, écrits sur de petites pancartes encadrées de minces filets de bois.
Puis, tout au bout, elle se retourna; et, croyant voir Rougon perplexe, comme près de la rappeler, elle s'arrêta, attendit quelques secondes, l'air souriant. Il rentra chez lui, il ferma sa porte d'une main brutale.
Le déjeuner fut avancé, ce matin-là. Dans la galerie des Cartes, on causa beaucoup du temps, qui était excellent pour une chasse à courre: une poussière diffuse de soleil, un air blond et vif, immobile comme une eau dormante. Les voitures de la cour partirent du château un peu avant midi. Le rendez-vous était au Puits-du-Roi, vaste carrefour en pleine forêt. La vénerie impériale attendait là depuis une heure, les piqueurs à cheval, en culotte de drap rouge, avec le grand chapeau galonné en bataille, les valets de chiens, chaussés de souliers noirs à boucles d'argent, pour courir à l'aise au milieu des taillis; et les voitures des invités venus des châteaux voisins, alignées correctement, formaient un demi-cercle, en face de la meute tenue par les valets; tandis que des groupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient au centre un sujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV, ressuscitée dans l'air blond.
L'empereur et l'impératrice ne suivirent pas la chasse.
Aussitôt après l'attaque, leurs chars à bancs tournèrent dans une allée et revinrent au château. Beaucoup de personnes les imitèrent. Rougon avait d'abord essayé d'accompagner Clorinde; mais elle lançait son cheval si follement, qu'il perdit du terrain et se décida à rentrer de dépit, furieux de la voir galoper côte à côte avec M. de Marsy, au fond d'une allée, très loin.
Vers cinq heures et demie, Rougon fut prié de descendre prendre le thé, dans les petits appartements de l'impératrice. C'était une faveur accordée d'ordinaire aux hommes spirituels. Il y avait déjà là M. Beulin d'Orchère et M. de Plouguern; et ce dernier conta, en termes délicats, une farce très grosse, qui eut un grand succès de rire. Cependant, les chasseurs rentraient à peine. Mme de Combelot arriva, en affectant une lassitude extrême. Et, comme on lui demandait des nouvelles, elle répondit avec des mots techniques:
«Oh! l'animal s'est fait battre pendant plus de quatre heures.... Imaginez qu'il a débouché un instant en plaine.
Il avait repris un peu d'air.... Enfin, il est allé se laisser prendre à la mare Rouge. Un hallali superbe!» Le chevalier Rusconi donna un autre détail, d'un air inquiet.
«Le cheval de Mme Delestang s'est emporté... Elle a disparu du côté de la route de Pierrefonds. On n'a pas encore de ses nouvelles.» Alors, on l'accabla de questions. L'impératrice paraissait désolée. Il raconta que Clorinde avait suivi tout le temps un train d'enfer. Son allure enthousiasmait les veneurs les plus accomplis. Puis, brusquement, son cheval s'était dérobé dans une allée latérale.
«Oui, ajouta M. La Rouquette, qui brûlait de placer un mot, elle avait cravaché cette pauvre bête avec une violence!... M. de Marsy s'est élancé derrière elle pour lui porter secours. Il n'a pas reparu non plus.» Mme de Llorentz, assise derrière Sa Majesté, se leva.
Elle crut qu'on la regardait en souriant. Elle devint toute blême. Maintenant, la conversation roulait sur les dangers qu'on courait à la chasse. Un jour, le cerf, réfugié dans la cour d'une ferme, s'était retourné si terriblement contre les chiens, qu'une dame avait eu une jambe cassée, au milieu de la bagarre. Puis, on fit des suppositions. Si M. de Marsy était parvenu à maîtriser le cheval de Mme Delestang, peut-être avaient-ils mis pied à terre, tous les deux, pour se reposer quelques minutes; les abris, des huttes, des hangars, des pavillons abondaient dans la forêt. Et il sembla à Mme de Llorentz que les sourires redoublaient, tandis qu'on guettait du coin de l'œil sa fureur jalouse. Rougon se taisait, battant fiévreusement une marche sur ses genoux, du bout des doigts.
«Bah! quand ils passeraient la nuit dehors!» dit entre ses dents M. de Plouguern.
L'impératrice avait donné des ordres pour que Clorinde fût invitée à venir prendre le thé, si elle rentrait.
Tout d'un coup, il y eut de légères exclamations. La jeune femme était sur le seuil de la porte, le teint vif, souriante, triomphante. Elle remercia Sa Majesté de l'intérêt qu'elle lui témoignait. Et, d'un air tranquille:
«Mon Dieu! je suis désolée. On a eu tort de s'inquiéter.... J'avais fait avec M. de Marsy le pari d'arriver la première à la mort du cerf. Sans ce maudit cheval...» Puis, elle ajouta gaiement:
«Nous n'avons perdu ni l'un ni l'autre, voilà tout.» Mais elle dut raconter l'aventure plus au long. Elle n'éprouva pas la moindre gêne. Après dix minutes d'un galop furieux, son cheval s'était abattu, sans qu'elle eût aucun mal. Alors, comme elle chancelait d'émotion, M. de Marsy l'avait fait entrer un instant sous un hangar. «Nous avions deviné! cria M. La Rouquette. Vous dites sous un hangar?... Moi, j'avais dit dans un pavillon.
—Vous deviez être bien mal là-dessous», ajouta méchamment M. de Plouguern.
Clorinde, sans cesser de sourire, répondit avec une lenteur heureuse:
«Non, je vous assure. Il y avait de la paille. Je me suis assise. Un grand hangar plein de toiles d'araignée. La nuit tombait. C'était très drôle.» Et, regardant en face Mme de Llorentz, elle continua, d'une voix plus traînante encore, qui donnait aux mots une valeur particulière:
«M. de Marsy a été très bon pour moi.» Depuis que la jeune femme racontait son accident, Mme de Llorentz appuyait violemment deux doigts de sa main contre ses lèvres. Aux derniers détails, elle ferma les yeux, comme prise d'un vertige de colère. Elle resta là encore une minute; puis, ne se contenant plus, elle sortit. M. de Plouguern, très intrigué, se glissa derrière elle. Clorinde, qui la guettait, eut un geste involontaire de victoire.
La conversation changea. M. Beulin-d'orchère parlait d'un procès scandaleux dont l'opinion se préoccupait beaucoup; il s'agissait d'une demande en séparation, fondée sur l'impuissance du mari; et il rapportait certains faits avec des phrases si décentes de magistrat, que Mme de Combelot, ne comprenant pas, demandait des explications. Le chevalier Rusconi plut énormément en chantant à demi-voix des chansons populaires du Piémont, des vers d'amour, dont il donnait ensuite la traduction française. Au milieu d'une de ces chansons, Delestang entra; il revenait de la forêt, où il battait les routes depuis deux heures, à la recherche de sa femme; on sourit de l'étrange figure qu'il avait.
Cependant, l'impératrice semblait prise tout d'un coup d'une vive amitié pour Clorinde. Elle l'avait fait asseoir à son côté, elle causait chevaux avec elle. Pyrame, le cheval monté par la jeune femme pendant la chasse, était d'un galop très dur; et elle disait que, le lendemain, elle lui ferait donner César.
Rougon, dès l'arrivée de Clorinde, s'était approché d'une fenêtre, en affectant d'être intéressé par des lumières qui s'allumaient au loin, à gauche du parc.
Personne ainsi ne put voir les légers tressaillements de sa face. Il demeura longtemps debout, devant la nuit.
Enfin il se retournait, l'air impassible, lorsque M. de Plouguern, qui rentrait, s'approcha de lui, souffla à son oreille d'une voix enfiévrée de curieux satisfait:
«Oh! une scène épouvantable.... Vous avez vu, je l'ai suivie. Elle a justement rencontré Marsy au bout des couloirs. Ils sont entrés dans une chambre. Là, j'ai entendu Marsy lui dire carrément qu'elle l'assommait.... Elle est repartie comme une folle, en se dirigeant vers le cabinet de l'empereur.... Ma foi, oui, je crois qu'elle est allée mettre sur le bureau de l'empereur les fameuses lettres...» A ce moment, Mme de Llorentz reparut. Elle était toute blanche, les cheveux envolés sur les tempes, l'haleine courte. Elle reprit sa place derrière l'impératrice, avec le calme désespéré d'un patient qui vient de pratiquer sur lui-même quelque terrible opération dont il peut mourir.
«Pour sûr, elle a lâché les lettres», répéta M. de Plouguern, en l'examinant.
Et, comme Rougon semblait ne pas comprendre, il alla se pencher derrière Clorinde, lui racontant l'histoire. Elle l'écoutait ravie, les yeux allumés d'une joie luisante. Ce fut seulement au sortir des petits appartements de l'impératrice, quand vint l'heure du dîner, que Clorinde parut apercevoir Rougon. Elle lui prit le bras, elle lui dit, tandis que Delestang marchait derrière eux:
«Eh bien, vous avez vu.... Si vous aviez été gentil ce matin, je n'aurais pas failli me casser les jambes.» Le soir, il y eut une curée froide aux flambeaux, dans la cour du palais. En quittant la salle à manger, le cortège des invités, au lieu de revenir immédiatement à la galerie des Cartes, se dispersa dans les salons de la façade, dont les fenêtres furent ouvertes toutes grandes.
L'empereur prit place sur le balcon central, où une vingtaine de personnes purent le suivre.
En bas, de la grille au vestibule, deux files de valets de pied en grande livrée, les cheveux poudrés, ménageaient une large allée. Chacun d'eux tenait une longue pique, au bout de laquelle flambaient des étoupes, dans des gobelets remplis d'esprit-de-vin. Ces hautes flammes vertes dansaient en l'air, comme flottantes et suspendues, tachant la nuit sans l'éclairer, ne tirant du noir que la double rangée de gilets écarlates qu'elle rendait violâtres. Des deux côtés de la cour, une foule s'entassait, des bourgeois de Compiègne, avec leurs dames, des visages blafards grouillant dans l'ombre, d'où par moments un reflet des étoupes faisait sortir quelque tête abominable, une face vert-de-grisée de petit rentier. Puis, au milieu, devant le perron, les débris du cerf, en tas sur le pavé, étaient recouverts de la peau de l'animal, étalée, la tête en avant; tandis que, à l'autre bout, contre la grille, la meute attendait, entourée des piqueurs. Là, des valets de chiens en habit vert, avec de grands bas de coton blanc, agitaient des torches. Une vive clarté rougeâtre, traversée de fumées dont la suie roulait vers la ville, mettait, dans une lueur de fournaise, les chiens serrés les uns contre les autres, soufflant fortement, les gueules ouvertes.
L'empereur resta debout. Par instant, un éclat brusque des torches montrait sa face vague, impénétrable. Clorinde, pendant tout le dîner, avait épié chacun de ses gestes, sans surprendre en lui qu'une fatigue morne, l'humeur chagrine d'un malade souffrant en silence. Une seule fois, elle crut le voir regarder M. de Marsy obliquement, de son regard gris que ses paupières éteignaient. Au bord du balcon, il demeurait maussade, un peu voûté, tordant sa moustache; pendant que, derrière lui, les invités se haussaient, pour voir.
«Allez, Firmin!» dit-il, comme impatienté.
Les piqueurs sonnaient la Royale. Les chiens donnaient de la voix, hurlaient, le cou tendu, dressés à demi sur leurs pattes de derrière, dans un élan d'effroyable vacarme. Tout d'un coup, au moment où un valet montrait la tête du cerf à la meute affolée, Firmin, le maître d'équipage, placé sur le perron, abaissa son fouet; et la meute, qui attendait ce signal, traversa la cour en trois bonds, les flancs haletant d'une rage d'appétit. Mais Firmin avait relevé son fouet. Les chiens, arrêtés à quelque distance du cerf, s'aplatirent un instant sur le pavé, l'échine secouée de frissons, la gueule cassée d'aboiements de désir. Et ils durent reculer, ils retournèrent se ranger à l'autre bout, près de la grille. «Oh! les pauvres bêtes! dit Mme de Combelot, d'un air de compassion langoureuse.
—Superbe!» cria M. La Rouquette.
Le chevalier Rusconi applaudissait. Des dames se penchaient, très excitées, avec de petits battements aux coins des lèvres, le cœur tout gonflé du besoin de voir les chiens manger. On ne leur donnait pas leurs os tout de suite; c'était très émotionnant.
«Non, non, pas encore», murmuraient des voix grasses.
Cependant, Firmin, à deux reprises, avait levé et baissé son fouet. La meute écumait, exaspérée. A la troisième fois, le maître d'équipage ne releva pas le fouet. Le valet s'était sauvé, en emportant la peau et la tête du cerf. Les chiens se ruèrent, se vautrèrent sur les débris; leurs abois furieux s'apaisaient dans un grognement sourd, un tremblement convulsif de jouissance.
Des os craquaient. Alors, sur le balcon, aux fenêtres, ce fut une satisfaction; les dames avaient des sourires aigus, en serrant leurs dents blanches; les hommes soufflaient, les yeux vifs, les doigts occupés à tordre quelque cure-dent apporté de la salle à manger. Dans la cour, il y eut une soudaine apothéose; les piqueurs sonnaient des fanfares; les valets de chiens secouaient les torches; des flammes de Bengale brûlaient, sanglantes, incendiant la nuit, baignant les têtes placides des bourgeois de Compiègne, entassés sur les côtés, d'une pluie rouge, à larges gouttes.
L'empereur, tout de suite, tourna le dos. Et comme Rougon se trouvait à côté de lui, il parut sortir de la profonde rêverie qui le tenait maussade depuis le dîner.
«Monsieur Rougon, dit-il, j'ai songé à votre affaire.... Il y a des obstacles, beaucoup d'obstacles.» Il s'arrêta, il ouvrit les lèvres, les referma. Puis, s'en allant, il dit encore:
«Il faut rester à Paris, monsieur Rougon.» Clorinde, qui entendit, eut un geste vif de triomphe.
Le mot de l'empereur ayant couru, tous les visages redevinrent graves et anxieux, pendant que Rougon traversait lentement les groupes, se dirigeant vers la galerie des Cartes.
Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaient furieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu du tas. C'était une nappe d'échines mouvantes, les blanches, les noires, se poussant, s'allongeant, s'étalant comme une mare vivante, dans un ronflement vorace. Les mâchoires se hâtaient, mangeaient vite, avec la fièvre de tout manger. De courtes querelles se terminaient par un hurlement. Un gros braque, une bête superbe, fâché d'être trop au bord, recula et s'élança d'un bond au milieu de la bande. Il fit son trou, il but un lambeau des entrailles du cerf.
VIII
Des semaines se passèrent. Rougon avait repris sa vie de lassitude et d'ennui. Jamais il ne faisait allusion à l'ordre que l'empereur lui avait donné de rester à Paris.
Il parlait seulement de son échec, des prétendus obstacles qui s'opposaient à son défrichement d'un coin des Landes; et, sur ce sujet, il ne tarissait pas. Quels pouvaient être ces obstacles? Lui, n'en voyait aucun. Il allait jusqu'à s'emporter contre l'empereur, dont il était impossible, disait-il, de tirer une explication quelconque. Peut-être Sa Majesté avait-elle craint d'être obligée de subventionner l'affaire?
Cependant, à mesure que les jours coulaient, Clorinde multipliait ses visites rue Marbeuf. Chaque après-midi, elle semblait attendre de Rougon quelque nouvelle, elle le regardait d'un air de surprise, en le voyant rester muet. Depuis son séjour à Compiègne, elle vivait dans l'espoir d'un brusque triomphe; elle avait imaginé tout un drame, une colère furieuse de l'empereur, une chute retentissante de M. de Marsy, une rentrée immédiate du grand homme au pouvoir.
Ce plan de femme lui semblait d'un succès certain.
Aussi, au bout d'un mois, son étonnement fut-il immense, lorsqu'elle vit le comte rester au ministère.
Et elle conçut un dédain pour l'empereur, qui ne savait pas se venger. Elle, à sa place, aurait eu la passion de sa rancune. A quoi songeait-il donc, dans l'éternel silence qu'il gardait?
Clorinde, toutefois, ne désespérait pas encore. Elle flairait la victoire, quelque coup de grâce imprévu.
M. de Marsy était ébranlé. Rougon avait pour elle des attentions de mari qui craint d'être trompé. Depuis ses accès d'étrange jalousie à Compiègne, il la surveillait d'une façon plus paternelle, la noyait de morale, voulait la voir tous les jours. La jeune femme souriait, certaine maintenant qu'il ne quitterait pas Paris. Pourtant, vers le milieu de décembre, après des semaines d'une paix endormie, il recommença à parler de sa grande affaire.
Il avait vu des banquiers, il rêvait de se passer de l'appui de l'empereur. Et, de nouveau, on le trouva perdu au milieu de cartes, de plans, d'ouvrages spéciaux. Gilquin, disait-il, avait déjà racolé plus de cinq cents ouvriers, qui consentaient à s'en aller là-bas; c'était la première poignée d'hommes d'un peuple. Alors, Clorinde, s'enrageant à sa besogne, mit en branle toute la bande des amis.
Ce fut un travail énorme. Chacun prit un rôle.
L'entente eut lieu à demi-mots, chez Rougon lui-même, dans les coins, le dimanche et le jeudi. On se partageait les missions difficiles. On se lançait tous les jours au milieu de Paris, avec la volonté entêtée de conquérir une influence. On ne dédaignait rien; les plus petits succès comptaient. On profitait de tout, on tirait ce qu'on pouvait des moindres événements, on utilisait la journée entière, depuis le bonjour du matin jusqu'à la dernière poignée de main du soir. Les amis des amis devinrent complices, et encore les amis de ceux-là.
Paris entier fut pris dans cette intrigue. Au fond des quartiers perdus, il y avait des gens qui soupiraient après le triomphe de Rougon, sans savoir au juste pourquoi. La bande, dix à douze personnes, tenait la ville.
«Nous sommes le gouvernement de demain», disait sérieusement Du Poizat.
Il établissait des parallèles entre eux et les hommes qui avaient fait le Second Empire. Il ajoutait:
«Je serai le Marsy de Rougon.» Un prétendant n'était qu'un nom. Il fallait une bande pour faire un gouvernement. Vingt gaillards qui ont de gros appétits sont plus forts qu'un principe! et quand ils peuvent mettre avec eux le prétexte d'un principe, ils deviennent invincibles. Lui, battait le pavé, allait dans les journaux, où il fumait des cigares, en minant sourdement M. de Marsy; il savait toujours des histoires délicates sur son compte; il l'accusait d'ingratitude et d'égoïsme. Puis, lorsqu'il avait amené le nom de Rougon, il laissait échapper des demi-mots, élargissant des horizons extraordinaires de vagues promesses: celui-là, s'il pouvait seulement ouvrir les mains un jour, ferait tomber sur tout le monde une pluie de récompenses, de cadeaux, de subventions. Il entretenait ainsi la presse de renseignements, de citations, d'anecdotes, qui occupaient continuellement le public de la personnalité du grand homme; deux petites feuilles publièrent le récit d'une visite à l'hôtel de la rue Marbeuf; d'autres parlèrent du fameux ouvrage sur la constitution anglaise et la constitution de 52. La popularité semblait venir, après un silence hostile de deux années; un sourd murmure d'éloges montait. Et Du Poizat se livrait à d'autres besognes, des maquignonnages inavouables, l'achat de certains appuis, un jeu de Bourse passionné sur l'entrée plus ou moins sûre de Rougon au ministère.
«Ne songeons qu'à lui, répétait-il souvent, avec cette liberté de parole qui gênait les hommes gourmés de la bande. Plus tard, il songera à nous.»
M. Beulin-d'Orchère avait l'intrigue lourde; il évoqua contre M. de, Marsy une affaire scandaleuse, qu'on se hâta d'étouffer. Il se montrait plus adroit, en laissant dire qu'il pourrait bien être garde des sceaux un jour, si son beau-frère remontait au pouvoir; ce qui mettait à sa dévotion les magistrats ses collègues. M. Kahn menait également une troupe à l'attaque, des financiers, des députés, des fonctionnaires, grossissant les rangs de tous les mécontents rencontrés en chemin; il s'était fait un lieutenant docile de M. Béjuin; il employait même M. de Combelot et M. La Rouquette, sans que ceux-ci se doutassent le moins du monde des travaux auxquels il les poussait. Lui, agissait dans le monde officiel, très haut, étendant sa propagande jusqu'aux Tuileries, travaillant souterrainement pendant plusieurs jours, pour qu'un mot, de bouche en bouche, fût enfin répété à l'empereur.
Mais ce furent surtout les femmes qui s'employèrent avec passion. Il y eut là des dessous terribles, une complication d'aventures dont on ignora toujours au juste la portée. Mme Correur n'appelait plus la jolie Mme Bouchard que «ma petite chatte». Elle l'emmenait à la campagne, disait-elle; et, pendant une semaine, M. Bouchard vivait en garçon, M. d'Escorailles lui-même était réduit à passer ses soirées dans les petits théâtres. Un jour, Du Poizat avait rencontré ces dames avec des messieurs décorés; ce dont il s'était bien gardé de parler. Mme Correur habitait maintenant deux appartements, l'un rue Blanche, l'autre rue Mazarine; ce dernier était très coquet; Mme Bouchard y venait l'après-midi, prenait la clef chez la concierge. On racontait aussi la conquête d'un grand fonctionnaire, faite par la jeune femme un matin de pluie, comme elle traversait le Pont-Royal, en retroussant ses jupons.
Puis, le fretin des amis s'agitait, s'utilisait le plus possible. Le colonel Jobelin se rendait dans un café des boulevards pour voir d'anciens amis, des officiers; il les catéchisait, entre deux parties de piquet; et quand il en avait embauché une demi-douzaine, il se frottait les mains, le soir, en répétant que «toute l'armée était pour la bonne cause». M. Bouchard se livrait, au ministère à un racolage semblable; peu à peu, il avait soufflé aux employés une haine féroce contre M. de Marsy; il gagnait jusqu'aux garçons de bureau, il faisait soupirer tout ce monde dans l'attente d'un âge d'or, dont il parlait à l'oreille de ses intimes. M. d'Escorailles agissait sur la jeunesse riche, auprès de laquelle il vantait les idées larges de Rougon, sa tolérance pour certaines fautes, son amour de l'audace et de la force. Enfin, les Charbonnel eux-mêmes, sur les bancs du Luxembourg, où Ils allaient attendre, chaque après-midi, l'issue de leur interminable procès, trouvaient moyen d'enrégimenter les petits rentiers du quartier de l'Odéon.
Quant à Clorinde, elle ne se contentait pas d'avoir la haute main sur toute la bande. Elle menait des opérations très compliquées, dont elle n'ouvrait la bouche à personne. Jamais on ne l'avait rencontrée, le matin, dans des peignoirs aussi mal agrafés, traînant plus passionnément, au fond de quartiers louches, son portefeuille de ministre, crevé aux coutures, sanglé de bouts de corde. Elle donnait à son mari des commissions extraordinaires, que celui-ci faisait avec une douceur de mouton, sans comprendre. Elle envoyait Luigi Pozzo porter des lettres; elle demandait à M. de Plouguern de l'accompagner, puis le laissait pendant une heure, sur un trottoir, à attendre. Un instant, la pensée dut lui venir de faire agir le gouvernement italien en faveur de Rougon. Sa correspondance avec sa mère, toujours fixée à Turin, prit une activité folle. Elle rêvait de bouleverser l'Europe, et allait jusqu'à deux fois par jour chez le chevalier Rusconi, pour y rencontrer des diplomates.
Souvent, maintenant, dans cette campagne si étrangement conduite, elle semblait se souvenir de sa beauté.
Alors, certains après-midi, elle sortait débarbouillée, peignée, superbe. Et, quand ses amis, surpris eux mêmes, lui disaient qu'elle était belle:
«Il le faut bien!» répondait-elle, avec un singulier air de lassitude résignée.
Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, se donner ne tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu de plaisir, que cela devenait une affaire pareille aux autres, un peu plus ennuyeuse peut-être.
Lorsqu'elle était revenue de Compiègne, Du Poizat, qui connaissait l'aventure de la chasse à courre, avait voulu savoir dans quels termes elle restait avec M. de Marsy.
Vaguement, il songeait à trahir Rougon pour le comte, si Clorinde arrivait à être la maîtresse toute-puissante de ce dernier. Mais elle s'était presque fâchée, en niant énergiquement toute l'histoire. Il la jugeait donc bien sotte, pour la soupçonner d'une liaison semblable? Et, oubliant son démenti, elle avait laissé entendre qu'elle ne reverrait même pas M. de Marsy. Autrefois encore, elle aurait pu rêver de l'épouser. Jamais un homme d'esprit, selon elle, ne travaillait sérieusement à la fortune d'une maîtresse. D'ailleurs, elle mûrissait un autre plan.
«Voyez-vous, disait-elle parfois, il y a souvent plusieurs façons d'arriver où l'on veut; mais, de toutes ces façons, il n'y en a jamais qu'une qui fasse plaisir.... Moi, j'ai des choses à contenter.» Elle couvait toujours Rougon des yeux, elle le voulait grand, comme si elle eût rêvé de l'engraisser de puissance, pour quelque régal futur. Elle gardait sa soumission de disciple, se mettait dans son ombre avec une humilité pleine de cajolerie. Lui, au milieu de l'agitation continue de la bande, semblait ne rien voir. Dans son salon, le jeudi et le dimanche, il faisait des réussites, pesamment, le nez sur les cartes, sans paraître entendre les chuchotements, derrière son dos. La bande causait de l'affaire, s'adressait des signes par-dessus sa tête, complotait au coin de son feu, comme s'il n'eût pas été là, tant il semblait bonhomme; il demeurait impassible, détaché de tout, si éloigné des choses dont on parlait à voix basse, qu'on finissait par hausser la voix, en s'égayant de ses distractions. Lorsqu'on mettait la conversation sur sa rentrée au pouvoir, il s'emportait, il jurait de ne jamais bouger, quand même un triomphe l'attendrait au bout de sa rue; et, en effet, il s'enfermait de plus en plus étroitement chez lui, affectant une ignorance absolue des événements extérieurs. Le petit hôtel de la rue Marbeuf, d'où rayonnait une telle fièvre de propagande, était un lieu de silence et de sommeil, au seuil duquel les familiers se jetaient des coups d'œil d'intelligence, pour laisser dehors l'odeur de bataille qu'ils apportaient dans leurs vêtements.
«Allons donc! criait Du Poizat, il nous fait tous poser! il nous entend très bien. Regardez ses oreilles, le soir; on les voit s'élargir.» A dix heures et demie, lorsqu'ils se retiraient tous ensemble, c'était le sujet de conversation habituel. Il n'était pas possible que le grand homme ignorât le dévouement de ses amis. Il jouait au Bon Dieu, disait encore l'ancien sous-préfet. Ce diable de Rougon vivait comme une idole indoue, assoupi dans la satisfaction de lui-même, les mains croisées sur le ventre, souriant et béat au milieu d'une foule de fidèles, qui l'adoraient en se coupant les entrailles en quatre. On déclarait cette comparaison très juste.
«Je le surveillerai, vous verrez», concluait Du Poizat.
Mais on eut beau étudier le visage de Rougon, on le trouva toujours fermé, paisible, presque naïf. Peut-être était-il de bonne foi. D'ailleurs, Clorinde préférait qu'il ne se mêlât de rien. Elle redoutait de le voir se mettre en travers de ses plans, si on le forçait un jour à ouvrir les yeux. C'était comme malgré lui qu'on travaillait à sa fortune. Il s'agissait de le pousser quand même, de l'asseoir à quelque sommet, violemment. Ensuite, on compterait.
Cependant, peu à peu, les choses marchant, avec trop de lenteur, la bande finit par s'impatienter. Les aigreurs de Du Poizat l'emportèrent. On ne reprocha pas nettement à Rougon tout ce qu'on faisait pour lui; mais on le larda d'allusions, de mots amers à double entente.
Maintenant, le colonel venait quelquefois aux soirées, les pieds blancs de poussière; il n'avait pas eu le temps de passer chez lui, il s'était éreinté à courir tout l'après-midi; des courses bêtes dont on ne lui aurait sans doute jamais de reconnaissance. D'autres soirs, c'était M. Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veiller trop tard, depuis un mois; il allait beaucoup dans le monde, non que cela l'amusât, grand Dieu; mais il y rencontrait certaines gens pour certaines affaires. Ou bien Mme Correur racontait des histoires attendrissantes, l'histoire d'une pauvre jeune femme, une veuve très recommandable, à laquelle elle allait tenir compagnie; et elle regrettait de n'avoir aucune puissance, elle disait que, si elle était le gouvernement, elle empêcherait bien des injustices. Puis, tous ses amis étalaient leur propre misère; chacun se lamentait, disait quelle serait sa situation, s'il ne s'était pas montré trop bête; doléances sans fin que des regards jetés sur Rougon soulignaient clairement. On l'éperonnait au sang, on allait jusqu'à vanter M. de Marsy. Lui, d'abord, avait conservé sa belle tranquillité. Il ne comprenait toujours pas. Mais, au bout de quelques soirées, de légers tressaillements passèrent sur sa face, à certaines phrases prononcées dans son salon. Il ne se fâchait point, il serrait un peu les lèvres, comme sous d'invisibles piqûres d'aiguille. Et, à la longue, il devint si nerveux, qu'il abandonna ses réussites; elles ne réussissaient plus, il préférait se promener à petits pas, causant, quittant brusquement les gens, quand les reproches déguisés commençaient. Par moments, des fureurs blanches le prenaient, il semblait serrer avec force les mains derrière le dos, pour ne pas céder à l'envie de jeter à la rue tout ce monde.
«Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne reviens pas de quinze jours.... Il faut le bouder. Nous verrons s'il s'amusera tout seul.» Alors, Rougon, qui rêvait de fermer sa porte, fut très blessé de l'abandon où on le laissait. Le colonel avait tenu parole; d'autres l'imitaient; le salon était presque vide, il manquait toujours cinq ou six amis. Lorsqu'un d'eux reparaissait après une absence, et que le grand homme lui demandait s'il n'avait pas été malade, il répondait non d'un air surpris, et il ne donnait aucune explication. Un jeudi, il ne vint personne. Rougon passa la soirée seul, à se promener dans la vaste pièce, les mains derrière le dos, la tête basse. Il sentait pour la première fois la force du lien qui l'attachait à sa bande.
Des haussements d'épaules disaient son mépris, quand il songeait à la bêtise des Charbonnel, à la rage envieuse de Du Poizat, aux douceurs louches de Mme Correur.
Pourtant ces familiers, qu'il tenait en si médiocre estime, il avait le besoin de les voir, de régner sur eux; un besoin de maître jaloux, pleurant en secret les moindres infidélités. Même, au fond de son cœur, il était attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ils semblaient à présent faire partie de son être, ou plutôt c'était lui qui se trouvait lentement absorbé; à ce point qu'il restait comme diminué les jours où ils s'écartaient de sa personne. Aussi, finit-il par leur écrire, lorsque leur absence se prolongeait. Il allait jusqu'à les voir chez eux, pour faire la paix, après les bouderies sérieuses. Maintenant, on vivait en continuelle querelle, rue Marbeuf avec cette fièvre de ruptures et de raccommodements des ménages dont l'amour s'aigrit.
Dans les derniers jours de décembre, il y eut une débandade particulièrement grave. Un soir, sans qu'on sût pourquoi, les mots amenant les mots, on s'était dévoré entre soi, à dents aiguës. Pendant près de trois semaines, on ne se revit pas. La vérité était que la bande commençait à désespérer. Les efforts les plus savants n'aboutissaient à aucun résultat appréciable. La situation ne semblait pas devoir changer de longtemps, la bande abandonnait le rêve de quelque catastrophe imprévue qui aurait rendu Rougon nécessaire. Elle avait attendu l'ouverture de la session du Corps législatif; mais la vérification des pouvoirs s'était faite sans amener autre chose qu'un refus de serment de deux députés républicains. A cette heure, M. Kahn lui-même, l'homme souple et profond du groupe, ne comptait plus voir tourner à leur profit la politique générale. Rougon, exaspéré, s'occupait de son affaire des Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher les tressaillements de sa face, qu'il ne parvenait plus à endormir.
«Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez, mes mains tremblent.... Mon médecin m'a ordonné de faire de l'exercice. Je suis toute la journée dehors.» En effet, il sortait beaucoup. On le rencontrait, les mains ballantes, la tête haute, distrait. Quand on l'arrêtait, il racontait des choses interminables. Un matin, comme il rentrait déjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva une carte de visite à tranche dorée, sur laquelle s'étalait le nom de Gilquin, écrit à la main, en belle anglaise; la carte était très sale, toute marquée de doigts gras. Il sonna son domestique.
«La personne qui vous a remis cette carte n'a rien dit?» demanda-t-il.
Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.
«C'est un monsieur en paletot vert. Il a l'air bien aimable, il m'a offert un cigare.... Il a dit seulement qu'il était un de vos amis.» Et il se retirait, lorsqu'il se ravisa.
«Je crois qu'il y a quelque chose d'écrit derrière.» Rougon retourna la carte et lut ces mots au crayon:
«Impossible d'attendre. Je passerai dans la soirée. C'est très pressé, une drôle d'affaire.» Il eut un geste d'insouciance. Mais, après son déjeuner, la phrase: «C'est très pressé, une drôle d'affaire», lui revint à l'esprit, s'imposa, finit par l'impatienter. Quelle pouvait être cette affaire que Gilquin trouvait drôle? Depuis qu'il avait chargé l'ancien commis voyageur de besognes obscures et compliquées, il le voyait régulièrement une fois par semaine, le soir; jamais celui-ci ne s'était présenté le matin. Il s'agissait donc d'une chose extraordinaire. Rougon, à bout de suppositions, pris d'une impatience qu'il trouvait lui-même ridicule, se décida à sortir, à tenter de voir Gilquin avant la soirée.
«Quelque histoire d'ivrogne, pensait-il en descendant les Champs-Élysées. Enfin, je serai tranquille.» Il allait à pied, voulant suivre l'ordonnance de son médecin. La journée était superbe, un clair soleil de janvier dans un ciel blanc. Gilquin ne demeurait plus passage Guttin, aux Batignolles. Sa carte portait: rue Guisarde, faubourg Saint-Germain.
Rougon eut toutes les peines du monde à découvrir cette rue abominablement sale, située près de Saint-Sulpice. Il trouva, au fond d'une allée noire, une concierge couchée, qui lui cria de son lit, d'une voix cassée par la fièvre:
«M. Gilquin!... Ah! je ne sais pas. Voyez au quatrième, tout en haut, la porte à gauche.» Au quatrième étage, le nom de Gilquin était écrit sur la porte, entouré d'arabesques représentant des cœurs enflammés percés de flèches. Mais il eut beau frapper, il n'entendit, derrière le bois, que le tic-tac d'un coucou et le miaulement d'une chatte, très doux dans le silence.
A l'avance, il se doutait qu'il faisait une course inutile; cela le soulagea pourtant d'être venu. Il redescendit, calmé, en se disant qu'il pouvait bien attendre le soir.
Puis, dehors, il ralentit le pas; il traversa le marché Saint-Germain, suivit la rue de Seine, sans but, un peu las déjà, décidé cependant à rentrer à pied. Et, comme il arrivait à la hauteur de la rue Jacob, il songea aux Charbonnel. Depuis dix jours, il ne les avait pas vus. Ils le boudaient. Alors, il résolut de monter un instant chez eux pour leur tendre la main. Cet après-midi, le temps était si tiède, qu'il se sentait tout attendri.
La chambre des Charbonnel, à l'hôtel du Périgord, donnait sur la cour, un puits sombre, d'où montait une odeur d'évier mal lavé. Elle était noire, grande, avec un mobilier d'acajou éclopé et des rideaux de damas rouge déteint. Lorsque Rougon entra, Mme Charbonnel pliait ses robes, quelle mettait au fond d'une grande malle, tandis que M. Charbonnel, suant, les bras raidis, ficelait une autre malle, plus petite.
«Eh bien, vous partez? demanda-t-il en souriant.
—Oh! oui, répondit Mme Charbonnel avec un profond soupir; cette fois, c'est bien fini.» Cependant, ils s'empressèrent, très flattés de le voir chez eux. Toutes les chaises étaient encombrées par des vêtements, des paquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s'assit sur le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme:
«Laissez donc! je suis très bien là... Continuez ce que vous faisiez, je ne veux pas vous déranger.... C'est par le train de huit heures que vous partez?
—Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel. Ça nous fait encore six heures à passer dans ce Paris.... Ah! nous nous en souviendrons longtemps, monsieur Rougon.» Et lui qui parlait peu d'ordinaire, lâcha des choses terribles, alla jusqu'à monter le poing à la fenêtre, en disant qu'il fallait venir dans une ville pareille, pour ne pas voir clair chez soi, à deux heures de l'après-midi. Ce jour sale tombant du puits étroit de la cour, c'était Paris. Mais, Dieu merci! il allait retrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardait autour de lui s'il n'oubliait rien. Le matin, il avait acheté un Indicateur des chemins de fer. Sur la cheminée, dans un papier taché de graisse, il montra un poulet qu'ils emportaient pour manger en route.
«Ma bonne, répétait-il, as-tu bien vidé tous les tiroirs?... J'avais des pantoufles dans la table de nuit.... Je crois que des papiers sont tombés derrière la commode...» Rougon, au bord du lit, regardait avec un serrement de cœur les préparatifs de ces vieilles gens, dont les mains tremblaient en faisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans leur émotion. C'était lui qui les avait retenus à Paris; et cela aboutissait à un échec absolu, à une véritable fuite.
«Vous avez tort», murmura-t-il.
Mme Charbonnel eut un geste de supplication, comme pour le faire taire. Elle dit vivement:
«Écoutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notre malheur recommencerait.... Quand je pense que depuis deux ans et demi nous vivons ici! Deux ans et demi, mon Dieu, au fond de ce trou!... Je garderai pour le restant de mes jours des douleurs dans la jambe gauche; c'est moi qui couchais du côté de la ruelle, et le mur, là, derrière vous, pisse l'eau.... Non, je ne puis pas tout vous dire. Ça serait trop long. Nous avons mangé un argent fou. Tenez, hier, j'ai dû acheter cette malle pour emporter ce que nous avons usé à Paris, des vêtements mal cousus qu'on nous a vendus les yeux de la tête, du linge qui me revenait en loques de la blanchisseuse...Ah! ce sont vos blanchisseuses que je ne regretterai pas, par exemple! Elles brûlent tout avec leurs acides.» Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, en criant: «Non, non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, et j'en mourrais.» Mais Rougon, avec entêtement, reparla de leur affaire. Ils avaient donc appris de bien mauvaises nouvelles? Alors, les Charbonnel, presque en pleurant, lui contèrent que l'héritage de leur petit-cousin Chevassu allait décidément leur échapper. Le Conseil d'État était sur le point d'autoriser les sœurs de la Sainte-Famille à accepter le legs de cinq cent mille francs. Et ce qui avait achevé de leur ôter tout espoir, c'était qu'on leur avait appris la présence de monseigneur Rochart à Paris, où il venait une seconde fois pour enlever l'affaire.
Tout d'un coup, M. Charbonnel, pris d'un brusque emportement, cessa de s'acharner sur la petite malle et se tordit les bras, en répétant d'une voix brisée:
«Cinq cent mille francs! Cinq cent mille francs!» Le cœur manqua à tous deux. Ils s'assirent, le mari sur la malle, la femme sur un paquet de linge, au milieu du bouleversement de la pièce. Et, avec des paroles longues et molles, ils se plaignirent; quand l'un se taisait, l'autre recommençait. Ils rappelaient leur tendresse pour le petit-cousin Chevassu. Comme Ils l'avaient aimé! La vérité était qu'ils ne le voyaient plus depuis dix-sept ans, lorsqu'ils avaient appris sa mort.
Mais, en ce moment, ils s'attendrissaient de très bonne foi, ils croyaient l'avoir entouré de toutes sortes d'attentions pendant sa maladie. Puis, ils accusèrent les sœurs de la Sainte-Famille de manœuvres honteuses; elles avaient capté la confiance de leur parent, écartant de lui ses amis, exerçant une pression de toutes les heures sur sa volonté affaiblie de malade. Mme Charbonnel, qui était pourtant dévote, alla jusqu'à conter une histoire abominable, par laquelle leur petit-cousin Chevassu serait mort de peur, après avoir écrit son testament sous la dictée d'un prêtre, qui lui avait montré le diable, au pied de son lit. Quant à l'évêque de Faverolles, Mgr Rochart, il faisait là un vilain métier, en dépouillant de leur bien de braves gens, connus de tout Plassans pour l'honnêteté avec laquelle ils s'étaient amassé une petite aisance, dans les huiles.
«Mais tout n'est peut-être pas perdu, dit Rougon qui les voyait faiblir. Mgr Rochart n'est pas le Bon Dieu.... Je n'ai pu m'occuper de vous. J'ai tant d'affaires! Laissez-moi voir où en sont les choses. Je ne veux pas qu'on vous mange.» Les Charbonnel se regardèrent avec un léger haussement d'épaules. Le mari murmura:
«Ce n'est pas la peine, monsieur Rougon.» Et comme Rougon insistait, en jurant qu'il allait faire tous ses efforts, qu'il n'entendait pas les voir partir ainsi:
«Ce n'est pas la peine, bien sûr, répéta la femme.
Vous vous donneriez du mal pour rien.... Nous avons causé de vous avec notre avocat.. Il s'est mis à rire, il nous a dit que vous n'étiez pas de force en ce moment contre Mgr Rochart.
—Quand on n'est pas de force, que voulez-vous? dit à son tour M. Charbonnel. Il vaut mieux céder.» Rougon avait baissé la tête. Les phrases de ces vieilles gens l'atteignaient comme des soufflets. Jamais il n'avait souffert plus cruellement de son impuissance.
Cependant, Mme Charbonnel continuait:
«Nous allons retourner à Plassans. C'est beaucoup plus sage.... Oh! nous ne nous quittons pas fâchés, monsieur Rougon. Quand nous verrons là-bas Mme Félicité votre mère, nous lui dirons que vous vous êtes mis en quatre pour nous. Et si d'autres nous questionnent, n'ayez pas peur, ce n'est jamais nous qui vous nuirons.
On n'est point tenu de faire plus qu'on ne peut, n'est-ce pas?» C'était le comble. Il s'imaginait les Charbonnel débarquant au fond de sa province. Dès le soir, toute la petite ville clabaudait. C'était pour lui un échec personnel, une défaite dont il mettrait des années à se relever.
«Restez! cria-t-il, je veux que vous restiez!... Nous verrons si Mgr Rochart m'avale d'une bouchée!» Il riait d'un rire inquiétant, qui effraya les Charbonnel. Pourtant ils résistaient toujours. Enfin, ils consentirent à demeurer quelque temps encore à Paris, huit jours, pas plus. Le mari dénouait laborieusement les cordes dont il avait ficelé la petite malle; la femme, bien qu'il fût à peine trois heures, venait d'allumer une bougie, pour replacer le linge et les vêtements dans les tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serra affectueusement la main, en renouvelant ses promesses.
Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoi avait-il retenu ces Charbonnel, qui s'entêtaient à vouloir partir? C'était une excellente occasion pour se débarrasser d'eux. Maintenant, il se trouvait plus que jamais engagé à leur faire gagner leur procès. Et il était surtout irrité contre lui-même, en s'avouant les motifs de vanité auxquels il avait obéi. Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il avait promis, il aviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le quai et traversa le pont des Saints-Pères.
Le temps restait doux. Sur la rivière, cependant, un vent très vif soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant son paletot, lorsqu'il aperçut devant lui une grosse dame chargée de fourrures, qui lui barrait le trottoir. A la voix, il reconnut Mme Correur.
«Ah! c'est vous, disait-elle d'un air dolent. Il faut que je vous rencontre pour consentir à vous serrer la main.... Je ne serais pas allée chez vous de huit jours. Non, vous n'êtes pas assez obligeant.» Et elle lui reprocha de n'avoir pas fait une démarche qu'elle lui demandait depuis des mois. Il s'agissait toujours de cette demoiselle Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un officier, consentait à épouser, si quelque âme honnête voulait bien avancer la dot réglementaire. D'ailleurs, toutes ces dames la persécutaient; Mme veuve Leturc attendait son bureau de tabac; les autres, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme Jalaguier, venaient tous les jours pleurer misère chez elle et lui rappeler les engagements qu'elle avait cru pouvoir prendre.
«Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant.
Oh! vous m'avez laissée dans un joli pétrin!... Tenez, de ce pas, je vais au ministère de l'Instruction publique, pour la bourse du petit Jalaguier. Vous me l'aviez promise, cette bourse.»
Elle soupira, elle murmura encore:
«Enfin, nous sommes bien forcés de trotter, puisque vous refusez d'être notre Bon Dieu à tous.» Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos en regardant, au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait là un coin de ville marchande. Tout en écoutant Mme Correur, il s'intéressait à une péniche chargée de pains de sucre; des hommes la déchargeaient, en faisant glisser les pains le long d'une rigole formée de deux planches. Trois cents personnes, du haut des quais, suivaient cette manœuvre.
«Je ne suis rien, je ne peux rien, répondit-il. Vous avez tort de me garder rancune.» Mais elle reprit d'un ton superbe:
«Laissez donc; je vous connais, moi! Quand vous voudrez, vous serez tout.... Ne faites pas le finaud, Eugène!» Il ne put retenir un sourire. La familiarité de Mme Mélanie, comme il la nommait autrefois, réveillait en lui le souvenir de l'hôtel Vaneau, lorsqu'il n'avait pas de bottes aux pieds et qu'il conquérait la France. Il oublia les reproches qu'il venait de s'adresser, en sortant de chez les Charbonnel.
«Voyons, dit-il d'un air bon enfant, qu'avez-vous à me conter?... Mais, je vous en prie, ne restons pas en place. On gèle ici. Puisque vous allez rue de Grenelle, je vous accompagne jusqu'au bout du pont.» Alors, il retourna sur ses pas, marchant à côté de Mme Correur, sans lui donner le bras. Celle-ci, longuement, disait ses chagrins.
«Les autres, après tout, je m'en moque! Ces dames attendront.... Je ne vous tourmenterais pas, je serais gaie comme autrefois, vous vous rappelez, si je n'avais moi-même de gros ennuis. Que voulez-vous! on finit par s'aigrir.... Mon Dieu! il s'agit toujours de mon frère.
Ce pauvre Martineau! sa femme l'a rendu complètement fou. Il n'a plus d'entrailles.» Et elle entra dans de minutieux détails sur une nouvelle tentative de raccommodement qu'elle avait faite, la semaine précédente. Pour connaître au juste les dispositions de son frère à son égard, elle s'était avisée d'envoyer là-bas, à Coulonges, une de ses amies, cette demoiselle Herminie Billecoq, dont elle mûrissait le mariage depuis deux ans.
«Son voyage m'a coûté cent dix-sept francs, continua-t-elle. Eh bien, savez-vous comment on l'a reçue? Mme Martineau s'est jetée entre elle et mon frère, furieuse, l'écume à la bouche, en criant que si j'envoyais des gourgandines, elle les ferait arrêter par les gendarmes.... Ma bonne Herminie était encore si tremblante, quand je suis allée la chercher à la gare Montparnasse, que nous avons dû entrer dans un café pour prendre quelque chose.» Ils étaient arrivés au bout du pont. Les passants les coudoyaient. Rougon tâchait de la consoler, cherchait de bonnes paroles.
«Cela est bien fâcheux. Mais votre frère reviendra à vous, vous verrez. Le temps arrange tout.» Puis, comme elle le tenait là, au coin du trottoir, dans le vacarme des voitures qui tournaient, il se remit à marcher, il revint sur le pont, à petits pas. Elle le suivait, elle répétait:
«Le jour où Martineau mourra, elle est capable de tout brûler, s'il laisse un testament.... Le pauvre cher homme n'a plus que les os et la peau, Herminie lui a trouvé une bien mauvaise mine.... Enfin, je suis très tourmentée.
—On ne peut rien faire, il faut attendre», dit Rougon avec un geste vague.
Elle s'arrêta de nouveau au milieu du pont, et baissant la voix:
«Herminie m'a appris une singulière chose. Il paraît que Martineau s'est fourré dans la politique maintenant. Il est républicain. Aux dernières élections, il avait bouleversé le pays.... Ça m'a porté un coup. Hein? on pourrait l'inquiéter?» Il y eut un silence. Elle le regardait fixement. Lui, suivit des yeux un landau qui passait, comme s'il avait voulu éviter son regard. Il reprit, d'un air innocent:
«Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n'est-ce pas? Eh bien, comptez sur eux.
—Je ne compte que sur vous, Eugène», dit-elle tendrement, très bas.
Alors, il sembla touché. Il la regarda à son tour en face, et il la trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque plâtré de belle femme qui ne voulait pas vieillir. Elle était toute sa jeunesse.
«Oui, comptez sur moi, répondit-il en lui serrant les mains. Vous savez bien que j'épouse toutes vos querelles.» Il la reconduisit encore jusqu'au quai Voltaire. Quand elle l'eut quitté, il traversa enfin le pont, ralentissant sa marche, s'intéressant de nouveau aux pains de sucre qu'on déchargeait sur le port Saint-Nicolas. Il s'accouda même un instant au parapet. Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l'eau verte dont le flot continu entrait sous les arches, les badauds, les maisons, tout se brouilla bientôt, se noya au fond d'une rêverie invincible. Il songeait à des choses confuses, il descendait avec Mme Correur dans des profondeurs noires. Et il n'avait plus de regrets; son rêve était de devenir très grand, très puissant, afin de satisfaire ceux qui l'entouraient, au-delà du naturel et du possible.
Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuit tombait, les souffles de la rivière soulevaient sur les quais de petites poussières blanches. Comme il suivait le quai des Tuileries, il se sentit très las. Le courage lui manqua tout d'un coup pour rentrer à pied. Mais il ne passait que des fiacres pleins, et il allait renoncer à trouver une voiture, lorsqu'il vit un cocher arrêter son cheval en face de lui. Une tête sortait de la portière.
C'était M. Kahn qui criait: «J'allais chez vous. Montez donc! Je vous reconduirai, et nous pourrons causer.» Rougon monta. Il était à peine assis, que l'ancien député éclata en paroles violentes, dans les cahots du fiacre, dont le cheval avait repris son trot endormi.
«Ah! mon ami, on vient de me proposer une chose.... Jamais vous ne devineriez. J'étouffe.» Et baissant la glace d'une portière:
«Vous permettez, n'est-ce pas?» Rougon s'enfonça dans un coin, regardant, par la glace ouverte, filer la muraille grise du jardin des Tuileries. M. Kahn, très rouge, continuait, avec des gestes saccadés:
«Vous le savez, j'ai suivi vos conseils.... Depuis deux ans, je lutte opiniâtrement. J'ai vu l'empereur trois fois, j'en suis à mon quatrième mémoire sur la question. Si je n'ai pas obtenu la concession de mon chemin de fer, j'ai toujours empêché que Marsy ne la fasse donner à la Compagnie de l'Ouest.... Enfin, j'ai manœuvré de façon à attendre que nous fussions les plus forts, comme vous m'aviez dit.».
Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapage abominable d'une charrette chargée de fer qui longeait le quai. Puis, quand le fiacre eut dépassé la charrette:
«Eh bien, tout à l'heure, dans mon cabinet, un monsieur que je ne connais pas, un gros entrepreneur, paraît-il, est venu tranquillement m'offrir, au nom de Marsy et du directeur de la Compagnie de l'Ouest, de me faire accorder la concession, si je voulais bien compter à ces messieurs un million en actions.... Qu'en dites-vous?
—C'est un peu cher», murmura Rougon en souriant.
Monsieur Kahn hochait la tête, les bras croisés.
«Non, vous ne vous faites pas une idée de l'aplomb de ces gens-là!... Il faudrait vous raconter ma conversation tout entière avec l'entrepreneur. Marsy, moyennant le million, s'engage à m'appuyer et à faire aboutir ma demande dans un délai d'un mois. C'est sa part qu'il réclame, rien de plus.... Et comme je parlais de l'empereur, notre homme s'est mis à rire. Il m'a dit en propres termes que j'étais fichu si j'avais l'empereur pour moi.» Le fiacre débouchait sur la place de la Concorde.
Rougon sortit de son coin, comme réchauffé, le sang aux joues.
«Et vous avez flanqué ce monsieur à la porte?» demanda-t-il.
L'ancien député, l'air très surpris, le regarda un instant sans répondre. Sa colère était brusquement tombée. Il s'enfonça à son tour dans un coin de la voiture, s'abandonnant mollement aux cahots, murmurant:
«Ah! non, on ne flanque pas les gens à la porte comme ça, sans réfléchir.... Je voulais avoir votre avis, d'ailleurs. Moi, je l'avoue, j'ai envie d'accepter.
—Jamais, Kahn! cria Rougon furieux. Jamais!» Et ils discutèrent. M. Kahn donnait des chiffres; sans doute un pot-de-vin d'un million était énorme; mais il prouvait qu'on boucherait aisément ce trou, à l'aide de certaines opérations. Rougon n'écoutait pas, refusait d'entendre, de la main. Lui, se moquait de l'argent. Il ne voulait pas que Marsy empochât un million, parce que laisser donner ce million, c'était avouer son impuissance, se reconnaître vaincu, estimer l'influence de son rival à un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de la sienne.
«Vous voyez bien qu'il se fatigue, dit-il. Il met les pouces.... Attendez encore. Nous aurons la concession pour rien.» Et il ajouta d'un ton presque menaçant:
«Nous nous fâcherions, je vous en préviens. Je ne peux pas admettre qu'un de mes amis soit rançonné de cette façon.» Il se fit un silence. Le fiacre montait les Champs-Elysées. Les deux hommes, songeurs, semblaient compter attentivement les arbres, dans les contre allées. Ce fut M. Kahn qui reprit le premier, à demi-voix; «Écoutez, moi, je ne demanderais pas mieux, je voudrais rester avec vous; mais avouez que depuis bientôt deux ans...» Il n'acheva pas, il tourna autrement sa phrase.