Son Excellence Eugène Rougon
XII
Clorinde était alors dans un épanouissement d'étrangeté et de puissance. Elle restait la grande fille excentrique qui battait Paris sur un cheval de louage pour conquérir un mari, mais la grande fille devenue femme, le buste élargi, les reins solides, accomplissant posément les actes les plus extraordinaires, ayant réalisé son rêve longtemps caressé d'être une force. Ses interminables courses au fond de quartiers perdus, ses correspondances inondant de lettres les quatre coins de la France et de l'Italie, son continuel frottement aux personnages politiques dans l'intimité desquels elle se glissait, toute cette agitation désordonnée, pleine de trous, sans but logique, avait fini par aboutir à une influence réelle, indiscutable. Elle lâchait encore des choses énormes, des projets fous, des espoirs extravagants, lorsqu'elle causait sérieusement; elle promenait toujours son vaste portefeuille crevé, rattaché avec des ficelles, le portait entre ses bras comme un poupon, d'une façon si convaincue, que les passants souriaient, à la voir ainsi passer en longues jupes sales. Pourtant, on la consultait, on la craignait même. Personne n'aurait pu dire au juste d'où elle tirait son pouvoir; il y avait là des sources lointaines, multiples, disparues, auxquelles il était bien difficile de remonter. On savait au plus des bouts d'histoire, des anecdotes qu'on se chuchotait à l'oreille. L'ensemble de cette singulière figure échappait, imagination détraquée, bon sens écouté et obéi, corps superbe où était peut-être l'unique secret de sa royauté. D'ailleurs, peu importait les dessous de la fortune de Clorinde. Il suffisait qu'elle régnât, même en reine fantasque. On s'inclinait.
Ce fut pour la jeune femme une époque de domination. Elle centralisait chez elle, dans son cabinet de toilette, où traînaient des cuvettes mal essuyées, toute la politique des cours de l'Europe. Avant les ambassades, sans qu'on devinât par quelle voie, elle recevait les nouvelles, des rapports détaillés, dans lesquels se trouvaient annoncées les moindres pulsations de la vie des gouvernements. Aussi avait-elle une cour, des banquiers, des diplomates, des intimes, qui venaient pour tâcher de la confesser. Les banquiers surtout se montraient très courtisans. Elle avait, d'un coup, fait gagner à l'un d'eux une centaine de millions, par la simple confidence d'un changement de ministère, dans un État voisin. Elle dédaignait ces trafics de la basse politique; elle lâchait tout ce qu'elle savait, les commérages de la diplomatie, les cancans internationaux des capitales, uniquement pour le plaisir de parler et de montrer qu'elle surveillait à la fois Turin, Vienne, Madrid, Londres, jusqu'à Berlin et à Saint-Pétersbourg; alors, coulait un flot de renseignements intarissables sur la santé des rois, leurs amours, leurs habitudes, sur le personnel politique de chaque pays, sur la chronique scandaleuse du moindre duché allemand. Elle jugeait les hommes d'État d'une phrase, sautait du nord au midi sans transition, remuait négligemment les royaumes du bout des ongles, vivait là comme chez elle, comme si la vaste terre, avec ses villes, ses peuples, eût tenu dans une boîte à joujoux, dont elle aurait rangé à son caprice les petites maisons de carton et les bonshommes de bois. Puis, lorsqu'elle se taisait, éreintée de bavardages, elle faisait claquer le pouce contre le médius, un geste qui lui était familier, voulant dire que tout cela ne valait certainement pas le léger bruit de ses doigts.
Pour le moment, au milieu du débraillé de ses occupations multiples, ce qui la passionnait, c'était une affaire de la plus haute gravité, dont elle s'efforçait de ne point parler, sans pouvoir, cependant, se refuser la joie de certaines allusions. Elle foulait Venise. Quand elle parlait du grand ministre italien, elle disait:
«Cavour», d'une voix familière. Elle ajoutait: «Cavour ne voulait pas, mais j'ai voulu, et il a compris.» Elle s'enfermait matin et soir avec le chevalier Rusconi, à la légation. D'ailleurs, «l'affaire» marchait très bien maintenant. Et, tranquille, renversant son front borné de déesse, parlant dans une sorte de somnambulisme, elle laissait tomber des bouts de phrase sans lien entre eux, des lambeaux d'aveu: une entrevue secrète entre l'empereur et un homme d'État étranger, un projet de traité d'alliance dont on discutait encore certains articles, une guerre pour le printemps prochain.
D'autres jours, elle était furieuse; elle donnait des coups de pied aux chaises, dans sa chambre, et bousculait les cuvettes de son cabinet, à les casser; elle avait une colère de reine, trahie par des ministres imbéciles, qui voit son royaume aller de mal en pis. Ces jours-là, elle tendait tragiquement son bras nu et superbe, le poing fermé, vers le sud-est, du côté de l'Italie, en répétant: «Ah! si j'étais là-bas, ils ne feraient pas tant de bêtises!» Les soucis de la haute politique n'empêchaient pas Clorinde de mener de front toutes sortes de besognes, où elle semblait finir par se perdre elle-même. On la trouvait souvent assise sur son lit, son énorme portefeuille vidé au milieu de la couverture, et s'enfonçant jusqu'aux coudes dans le tas de papiers, la tête perdue, pleurant de rage; elle ne se reconnaissait plus parmi cet éboulement de feuilles volantes, ou bien elle cherchait quelque dossier égaré, qu'elle découvrait enfin derrière un meuble, sous ses vieilles bottines, avec son linge sale. Lorsqu'elle partait pour terminer une affaire, elle entamait en chemin deux ou trois autres aventures. Ses démarches se compliquaient, elle vivait dans une excitation continue, s'abandonnant à un tourbillon d'idées et de faits, ayant sous elle des profondeurs et des complications d'intrigues inconnues, insondables. Le soir, après des journées de courses à travers Paris, quand elle rentrait les jambes rompues d'avoir monté des escaliers, rapportant entre les plis de ses jupes les odeurs indéfinissables des milieux qu'elle venait de traverser, personne n'aurait osé soupçonner la moitié du négoce mené par elle aux deux bouts de la ville; et, si on l'interrogeait, elle riait, elle ne se souvenait pas toujours.
Ce fut à cette époque qu'elle eut l'étonnante fantaisie de s'installer dans un cabinet particulier d'un des grands restaurants du boulevard. L'hôtel de la rue du Colisée, disait-elle, était loin de tout; elle voulait un pied-à-terre dans un endroit central; et elle fit son bureau d'affaires du cabinet particulier. Pendant deux mois, elle reçut là, servie par les garçons, qui eurent à introduire les plus hauts personnages. Des fonctionnaires, des ambassadeurs, des ministres se présentèrent au restaurant. Elle, très à l'aise, les faisait asseoir sur le divan défoncé par les dernières soupeuses du carnaval, restait elle-même devant la table, dont la nappe demeurait toujours mise, couverte de mies de pain, encombrée de papiers. Elle campait comme un général.
Un jour, prise d'une indisposition, elle était montée tranquillement se coucher sous les combles, dans la chambre du maître d'hôtel qui la servait, un grand garçon brun auquel elle permettait de l'embrasser. Le soir seulement, vers minuit, elle avait consenti à rentrer chez elle.
Delestang, malgré tout, était un homme heureux. Il paraissait ignorer les excentricités de sa femme. Elle le possédait maintenant tout entier et usait de lui à sa guise, sans qu'il se permît un murmure. Son tempérament le prédisposait à ce servage. Il se trouvait trop bien du secret abandon de sa volonté, pour jamais tenter une révolte. Dans l'intimité, c'était lui, le matin, les jours où elle avait consenti à le tolérer chez elle, qui lui rendait au lever de petits services, cherchait partout sous les meubles les bottines égarées et dépareillées, remuait le linge d'une armoire avant de trouver une chemise sans trous. Il lui suffisait de garder devant le monde son attitude d'homme souriant et supérieur. On le respectait presque, tant il parlait de sa femme d'un air de sérénité et de protection affectueuses.
Clorinde, devenue maîtresse toute-puissante, avait eu l'idée de faire revenir sa mère de Turin; elle voulait désormais, disait-elle, que la comtesse Balbi passât auprès d'elle six mois chaque année. Ce fut alors une explosion subite de tendresse filiale. Elle bouleversa un étage de l'hôtel pour loger la vieille dame le plus près possible de son appartement. Même elle inventa une porte de communication qui allait de son cabinet de toilette dans la chambre à coucher de sa mère. En présence de Rougon surtout, elle étalait son affection avec une outrance italienne d'expressions caressantes. Comment s'était-elle jamais résignée à vivre si longtemps séparée de la comtesse, elle qui ne l'avait jamais quittée pendant une heure avant son mariage? Elle s'accusait de la dureté de son cœur. Mais ce n'était pas sa faute, elle avait dû céder à des conseils, à de prétendues nécessités, dont le sens lui échappait encore. Rougon, devant cette rébellion, ne bronchait pas. Il ne la catéchisait plus, ne cherchait plus à faire d'elle une des femmes distinguées de Paris. Autrefois, elle avait pu occuper le vide de ses journées, lorsque la fièvre de son oisiveté lui allumait le sang, éveillait les désirs dans ses membres de lutteur au repos. Aujourd'hui, en pleine bataille, il ne songeait guère à ces choses; son peu de sensualité se trouvait mangé par ses quatorze heures de travail par jour. Il continuait à la traiter affectueusement, avec cette pointe de dédain qu'il témoignait d'ordinaire aux femmes. Pourtant, il venait de temps à autre la voir, les yeux comme allumés par un réveil de l'ancienne passion toujours inassouvie. Elle restait son vice, la seule chair qui le troublât.
Depuis que Rougon habitait le ministère, où ses amis se plaignaient de ne plus pouvoir le rencontrer dans l'intimité, Clorinde s'était imaginé de recevoir la bande chez elle. Peu à peu, l'habitude fut prise. Et, pour mieux indiquer que ses soirées remplaçaient celles de la rue Marbeuf, elle choisit également le dimanche et le jeudi.
Seulement, rue du Colisée, on restait jusqu'à une heure du matin. Elle recevait dans son boudoir, Delestang gardant toujours les clefs du grand salon, par crainte des taches de graisse. Comme le boudoir se trouvait très petit, elle laissait sa chambre à coucher et son cabinet de toilette ouverts; si bien que, le plus souvent, on s'entassait dans la chambre, au milieu des chiffons qui traînaient.
Les jeudis et les dimanches, le grand souci de Clorinde était de rentrer assez tôt pour dîner à la hâte et faire les honneurs de chez elle. Malgré ses efforts de mémoire, cela ne l'empêcha pas, à deux reprises, d'oublier si complètement ses invités, qu'elle demeura stupéfaite en voyant tant de monde autour de son lit, quand elle arriva à minuit passé. Un jeudi, dans les derniers jours de mai, par extraordinaire, elle rentra vers cinq heures; elle était sortie à pied et avait reçu une averse depuis la place de la Concorde, sans se résigner à payer un fiacre de trente sous pour monter les Champs-Elysées. Toute trempée, elle passa immédiatement dans son cabinet de toilette, où sa femme de chambre Antonia, la bouche barbouillée d'une tartine de confitures, la déshabilla en riant très fort de l'égouttement de ses jupes, qui pissaient l'eau sur le parquet.
«Il y a là un monsieur, dit enfin cette dernière, quand elle se fut assise par terre pour lui retirer ses bottines. Il attend depuis une heure.» Clorinde lui demanda comment était le monsieur.
Alors, la femme de chambre resta par terre, mal peignée, la robe grasse, montrant ses dents blanches dans sa face brune. Le monsieur était gros, l'air sévère.
«Ah! oui, M. de Reuthlinguer, le banquier, s'écria la jeune femme. C'est vrai, il devait venir à quatre heures.
Eh bien, qu'il attende.... Préparez-moi un bain, n'est-ce pas?» Et elle s'allongea tranquillement dans la baignoire, cachée derrière un rideau, au fond du cabinet. Là, elle lut des lettres arrivées pendant son absence. Au bout d'une grande demi-heure, Antonia, sortie depuis quelques minutes, reparut en murmurant:
«Le monsieur a vu madame rentrer. Il voudrait bien lui parler.
—Tiens! je l'oubliais, le baron! dit Clorinde, qui se mit debout au milieu de la baignoire. Vous allez m'habiller.» Mais elle eut, ce soir-là, des caprices de toilette extraordinaires. Dans l'abandon où elle laissait sa personne, elle était ainsi prise parfois d'un accès d'idolâtrie pour son corps. Alors, elle inventait des raffinements, nue devant sa glace, se faisant frotter les membres d'onguents, de baumes, d'huiles aromatiques, connus d'elle seule, achetés à Constantinople, chez le parfumeur du sérail, disait-elle, par un diplomate italien de ses amis. Et pendant qu'Antonia la frottait, elle gardait des attitudes de statue. Cela devait lui donner une peau blanche, lisse, impérissable comme le marbre; une certaine huile surtout, dont elle comptait elle-même les gouttes sur un tampon de flanelle, avait la propriété miraculeuse d'effacer à l'instant les moindres rides.
Puis, elle se livrait à un minutieux examen de ses mains et de ses pieds. Elle aurait passé une journée à s'adorer.
Pourtant, au bout de trois quarts d'heure, lorsque Antonia lui eut passé une chemise et un jupon, elle se souvint brusquement.
«Et le baron!... Ah! tant pis, faites-le entrer! Il sait bien ce que c'est qu'une femme.» Il y avait plus de deux heures que M. de Reuthlinguer attendait dans le boudoir, patiemment assis, les mains nouées sur les genoux. Blême, froid, de mœurs austères, le banquier, qui possédait une des plus grosses fortunes de l'Europe, faisait ainsi antichambre chez Clorinde, depuis quelque temps, jusqu'à deux et trois fois par semaine. Il l'attirait même chez lui, dans cet intérieur pudibond et d'un rigorisme glacial, où le débraillé de la jeune femme consternait les valets.
«Bonjour, baron! cria-t-elle. On me coiffe, ne regardez pas.» Elle restait à demi nue, la chemise glissée des épaules. Le baron, de ses lèvres pâles, trouva un sourire d'indulgence; et il se tint debout près d'elle, les yeux froids et clairs, penché dans un salut d'extrême politesse.
«Vous venez pour les nouvelles, n'est-ce pas?... Je sais justement quelque chose.» Elle se leva, renvoya Antonia, qui lui laissa le peigne planté dans les cheveux. Sans doute elle eut encore peur d'être entendue, car elle posa une main sur l'épaule du banquier, se haussa, lui parla à l'oreille. Le banquier, en l'écoutant, avait les yeux fixés sur sa gorge, qui se tendait vers lui; mais il ne la voyait certainement pas, il hochait vivement la tête.
«Voilà! conclut-elle à voix haute. Vous pouvez marcher maintenant.» Il la reprit par le bras, la ramena contre lui, pour lui demander certaines explications. Il n'aurait pas été plus à l'aise en face d'un de ses commis. Quand il la quitta, il l'invita à venir dîner le lendemain; sa femme s'ennuyait de ne pas la voir. Elle l'accompagna jusqu'à la porte.
Mais, tout d'un coup, elle croisa les bras sur sa poitrine, très rouge, en s'écriant:
«Ah! bien, moi qui m'en vais comme ça avec vous!» Alors, elle bouscula Antonia. Cette fille n'en finissait plus! Et elle lui donna à peine le temps de la coiffer, disant qu'elle n'aimait pas à traîner ainsi à sa toilette.
Malgré la saison, elle voulut mettre une longue robe de velours noir, une sorte de blouse flottante, serrée à la taille par un cordon de soie rouge. Déjà, à deux reprises, on était monté prévenir madame que le dîner était servi. Mais, comme elle traversait sa chambre, elle y trouva trois messieurs, dont personne ne soupçonnait la présence en cet endroit. C'étaient les trois réfugiés politiques, MM. Brambilla, Staderino et Viscardi. Elle ne parut nullement surprise de les rencontrer là.
«Est-ce que vous m'attendez depuis longtemps? demanda-t-elle.
—Oui, oui», répondirent-ils, en balançant lentement la tête.
Ils étaient arrivés avant le banquier. Et ils n'avaient pas fait le moindre bruit, en personnages noirs que des malheurs politiques ont rendus silencieux et réfléchis.
Assis côte à côte sur la même chaise longue, ils mâchaient de gros cigares éteints, renversés tous les trois dans la même posture. Cependant, ils s'étaient levés, ils entouraient Clorinde. Il y eut alors, à voix basse, un balbutiement rapide de syllabes italiennes.
Elle sembla leur donner des instructions. Un d'eux prit des notes chiffrées sur un carnet, tandis que les autres, très excités sans doute par ce qu'ils entendaient, étouffaient de légers cris sous leurs doigts gantés. Puis, ils s'en allèrent tous les trois à la file, le masque impénétrable.
Ce jeudi-là, il devait y avoir, le soir, une conférence entre plusieurs ministres, pour une importante affaire, un conflit à propos d'une question de viabilité. Delestang, lorsqu'il partit après le dîner, promit à Clorinde de ramener Rougon; et elle eut une moue, comme pour faire entendre qu'elle ne tenait guère à le voir. Il n'y avait pas encore brouille, mais elle affectait une froideur croissante. Vers neuf heures, M. Kahn et M. Béjuin arrivèrent les premiers, suivis à peu de distance par Mme Correur. Ils trouvèrent Clorinde dans sa chambre, allongée sur une chaise longue. Elle se plaignait d'un de ces maux inconnus et extraordinaires qui la prenaient brusquement, d'une heure à l'autre; cette fois, elle avait dû avaler une mouche en buvant; elle la sentait voler, au fond de son estomac. Drapée dans sa grande blouse de velours noir, le buste appuyé sur trois oreillers, elle était d'une royale beauté, la face blanche, les bras nus, pareille à une de ces figures couchées qui rêvent, adossées contre des monuments. A ses pieds, Luigi Pozzo grattait doucement les cordes d'une guitare; il avait quitté la peinture pour la musique.
«Asseyez-vous, n'est-ce pas? murmura-t-elle. Vous m'excusez. J'ai une bête qui est entrée je ne sais comment...» Pozzo continuait à gratter sa guitare en chantant très bas, l'air ravi, perdu dans une contemplation.
Mme Correur roula un fauteuil près de la jeune femme.
M. Kahn et M. Béjuin finirent par trouver des chaises libres. Il n'était pas facile de s'asseoir, les cinq ou six sièges de la chambre disparaissant sous des tas de jupons. Lorsque, cinq minutes plus tard, le colonel Jobelin et son fils Auguste se présentèrent, ils durent rester debout.
«Petit, dit Clorinde à Auguste, qu'elle tutoyait toujours, malgré ses dix-sept ans, va donc chercher deux chaises dans le cabinet de toilette.» C'étaient des chaises cannées, toutes dévernies par les linges mouillés qui traînaient sans cesse sur les dossiers. Une seule lampe, recouverte d'une dentelle de papier rose, éclairait la chambre; une autre se trouvait posée dans le cabinet de toilette, et une troisième dans le boudoir, dont les portes grandes ouvertes montraient des enfoncements crépusculaires, des pièces vagues où semblaient brûler des veilleuses. La chambre elle même, autrefois mauve tendre, passée aujourd'hui au gris sale, restait comme pleine d'une buée suspendue; on distinguait à peine des coins de fauteuil arrachés, des traînées de poussière sur les meubles, une large tache d'encre étalée au beau milieu du tapis, quelque encrier tombé là, qui avait éclaboussé les boiseries; au fond, les rideaux du lit étaient tirés, sans doute pour cacher le désordre des couvertures. Et, dans cette ombre, montait une odeur forte, comme si tous les flacons du cabinet de toilette étaient restés débouchés.
Clorinde s'entêtait, même par les temps chauds, à ne jamais ouvrir une fenêtre.
«Ça sent joliment bon chez vous, dit Mme Correur pour la complimenter.
—C'est moi qui sens bon», répondit naïvement la jeune femme.
Et elle parla des essences qu'elle tenait du parfumeur même des sultanes. Elle mit un de ses bras nus sous le nez de Mme Correur. Sa blouse de velours noir avait un peu glissé, ses pieds passaient, chaussés de petites pantoufles rouges. Pozzo, pâmé, grisé par les parfums violents qui s'exhalaient d'elle, tapait son instrument à légers coups de pouce.
Cependant, au bout de quelques minutes, la conversation tourna fatalement sur Rougon, comme cela arrivait chaque jeudi et chaque dimanche. La bande se réunissait uniquement pour épuiser cet éternel sujet, une rancune sourde et grandissante, un besoin de se soulager par des récriminations sans fin. Clorinde ne se donnait même plus la peine de les exciter; ils apportaient toujours quelques nouveaux griefs, mécontents, jaloux, aigris de tout ce que Rougon avait fait pour eux, travaillés par une intense fièvre d'ingratitude.
«Est-ce que vous avez vu le gros homme, aujourd'hui?» demanda le colonel.
Maintenant, Rougon n'était plus «le grand homme».
«Non, répondit Clorinde. Nous le verrons peut-être ce soir. Mon mari s'entête à me l'amener.
—Je suis allé cet après-midi dans un café où on le jugeait bien sévèrement, reprit le colonel après un silence. On assurait qu'il branlait dans le manche, qu'il n'en avait pas dans le ventre pour deux mois.»
M. Kahn eut un geste dédaigneux, en disant:
«Moi, je ne lui en donne pas pour trois semaines.... Voyez-vous, Rougon n'est pas un homme de gouvernement; il aime trop le pouvoir, il se laisse griser, et alors il tape à tort et à travers, il administre à coups de bâton, avec une brutalité révoltante.... Enfin, depuis cinq mois, il a commis des actes monstrueux...
—Oui, oui, interrompit le colonel, toutes sortes de passe-droits, d'injustices, d'absurdités.... Il abuse, il abuse, vraiment.» Mme Correur, sans parler, tourna les doigts en l'air, comme pour dire qu'il avait la tête peu solide.
«C'est cela, reprit M. Kahn en remarquant le geste.
La tête n'est pas très d'aplomb, hein?» Et, comme on le regardait, M. Béjuin crut devoir lâcher aussi quelque chose.
«Oh! pas fort, Rougon, murmura-t-il, pas fort du tout!» Clorinde, la tête renversée sur ses oreillers, examinant au plafond le rond lumineux de la lampe, les laissait aller. Quand ils se turent, elle dit à son tour, pour les pousser:
«Sans doute il a abusé, mais il prétend avoir fait tout ce qu'on lui reproche dans l'unique but d'obliger ses amis.... Ainsi, j'en causais l'autre jour avec lui. Les services qu'il vous a rendus...
—A nous! à nous!» crièrent-ils tous les quatre à la fois, furieusement.
Ils parlaient ensemble, ils voulaient protester sur le coup. Mais M. Kahn cria le plus fort.
«Les services qu'il m'a rendus! quelle plaisanterie!... J'ai dû attendre ma concession pendant deux ans. Cela m'a ruiné. L'affaire, qui était superbe, est devenue très lourde.... Puisqu'il m'aime tant, pourquoi ne vient-il pas à mon secours, maintenant? Je lui ai demandé d'obtenir de l'empereur une loi autorisant la fusion de ma compagnie avec la Compagnie du chemin de fer de l'Ouest; il m'a répondu qu'il fallait attendre.... Les services de Rougon, ah! je demande à les voir! Il n'a jamais rien fait, et il ne peut plus rien faire!
—Et moi, et moi, reprit le colonel en coupant du geste la parole à Mme Correur, et moi, croyez-vous que je lui doive quelque chose? Il ne parle pas peut-être de ce grade de commandeur qui m'était promis depuis cinq ans?... Il a pris Auguste dans ses bureaux, c'est vrai; mais je m'en mords joliment les doigts aujourd'hui. Si j'avais mis Auguste dans l'industrie, il gagnerait déjà le double.... Cet animal de Rougon m'a déclaré hier ne pas pouvoir augmenter Auguste avant dix-huit mois. Si c'est ainsi qu'il ruine son crédit pour ses amis!» Mme Correur réussit enfin à se soulager. Elle s'était penchée vers Clorinde.
«Dites, madame, il ne m'a pas nommée? Jamais je n'ai reçu ça de lui. J'en suis encore à connaître la couleur de ses bienfaits. Il n'en peut pas dire autant, et si je voulais parler. J'ai sollicité pour plusieurs dames de mes amies, je ne m'en défends pas; j'aime à rendre service. Eh bien, une remarque que j'ai faite: tout ce qu'il accorde tourne à mal, ses faveurs semblent porter malheur au monde. Ainsi cette pauvre Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, séduite par un officier, et pour laquelle il avait trouvé une dot; voilà qu'elle est accourue me raconter une catastrophe ce matin, elle ne se marie plus, l'officier a filé, après avoir croqué la dot.... Entendez-vous, toujours pour les autres, jamais pour moi! Je me suis avisée, ces temps derniers, quand je suis revenue de Coulonges avec mon héritage, de lui signaler les manœuvres de Mme Martineau. Je voulais, dans le partage, la maison où je suis née, et cette femme s'est arrangée pour la garder.... Savez-vous quelle a été sa seule réponse? Il m'a répété à trois fois qu il ne voulait plus s'occuper de cette vilaine histoire.» Cependant, M. Béjuin, lui aussi, s'agitait. Il bégaya:
«Moi, c'est comme madame.... Je ne lui ai rien demandé, jamais, jamais! Tout ce qu'il a pu faire, c'est malgré moi, c'est sans que je le sache. Il profite de ce qu'on ne dit rien pour vous accaparer, oui, le mot est juste, vous accaparer...» Sa voix s'éteignit dans un bredouillement. Et tous quatre, ils continuaient à hocher la tête. Puis, ce fut M. Kahn qui recommença d'une voix solennelle:
«La vérité, voyez-vous, la voici.... Rougon est un ingrat. Vous vous souvenez du temps où nous battions tous le pavé de Paris pour le pousser au ministère.
Hein! nous sommes-nous assez dévoués à sa cause, au point d'en perdre le boire et le manger? A cette époque-là, il a contracté une dette que sa vie entière ne réussirait pas à payer. Parbleu! aujourd'hui, la reconnaissance lui est lourde, et il nous lâche. Ça devait arriver.
—Oui, oui, il nous doit tout! crièrent les autres. Il nous en récompense joliment!» Pendant un instant, ils l'écrasèrent sous l'énumération de leurs bienfaits; lorsqu'un d'eux se taisait, un autre rappelait un détail plus accablant encore. Pourtant, le colonel, tout d'un coup, s'inquiéta de son fils Auguste, le jeune homme n'était plus dans la chambre.
A ce moment, un bruit étrange vint du cabinet de toilette, une sorte de barbotement doux et continu. Le colonel se hâta d'aller voir, et il trouva Auguste très intéressé par la baignoire qu'Antonia avait oublié de vider. Des ronds de citron, dont Clorinde s'était servie pour ses ongles, flottaient. Auguste, trempant ses doigts, les flairait, avec une sensualité de collégien.
«Il est insupportable, ce petit! disait à demi-voix Clorinde. Il fouille partout.
—Mon Dieu! continua doucement Mme Correur, qui semblait avoir attendu la sortie du colonel, ce dont Rougon manque surtout, c'est de tact.... Ainsi, entre nous, pendant que le brave colonel n'est pas là, Rougon a eu le plus grand tort de prendre ce jeune homme au ministère, en passant par-dessus les formalités. On ne rend pas à ses amis de ces sortes de services. On se déconsidère.» Mais Clorinde l'interrompit, murmurant:
«Chère dame, allez donc voir ce qu'ils font.»
M. Kahn souriait. Quand Mme Correur ne fut plus là, il baissa la voix à son tour.
«Elle est charmante!... Le colonel a été comblé par Rougon. Mais, vraiment, elle n'a guère à se plaindre.
Rougon s'est absolument compromis pour elle, dans cette fâcheuse affaire Martineau. Il a fait preuve là de bien de moralité. On ne tue pas un homme pour être agréable à une vieille connaissance, n'est-ce pas?» Il s'était levé, il marchait à petits pas. Puis, il retourna à l'anti-chambre prendre son porte-cigares dans son paletot. Le colonel et Mme Correur rentraient.
«Tiens! Kahn s'est envolé», dit le colonel.
Et, sans transition, il s'écria:
«Nous pouvons échiner Rougon, nous autres. Seulement, je trouve que Kahn devrait faire le mort. Je n'aime pas les gens sans cœur, moi. Tout à l'heure, j'ai évité de parler. Mais dans ce café où j'ai passé l'après-midi, on disait très carrément que Rougon tombait pour avoir prêté son nom à cette grande flouerie du chemin de fer de Niort à Angers. On ne manque pas de nez à ce point-là! Cet imbécile de gros homme qui va tirer des pétards et prononcer des discours d'une lieue, dans lesquels il se permet même d'engager la responsabilité de l'empereur!... Voilà, mes bons amis! C'est Kahn qui nous a fichus en plein gâchis. Hein, Béjuin, c'est aussi votre opinion?»
M. Béjuin approuva vivement de la tête. Il avait déjà donné toute son adhésion aux paroles de Mme Correur et de M. Kahn. Clorinde, la tête toujours renversée, s'amusait à mordre le gland de sa cordelière, qu'elle promenait sur sa figure comme pour se chatouiller; et elle ouvrait de grands yeux qui riaient silencieusement en l'air.
«Chut!» souffla-t-elle.
M. Kahn rentrait, en coupant un cigare du bout des dents. Il l'alluma, jeta trois ou quatre grosses bouffées; on fumait dans la chambre de la jeune femme. Puis il reprit, continuant la conversation, concluant:
«Enfin, si Rougon prétend avoir ébranlé son pouvoir pour nous servir, je déclare que je nous trouve au contraire horriblement compromis par sa protection. Il a une façon brutale de pousser les gens qui leur casse le nez contre les murs.... D'ailleurs, avec ses coups de poing à assommer les bœufs, le voilà de nouveau par terre. Merci! je n'ai pas envie de le ramasser une seconde fois! Quand un homme ne sait pas ménager son crédit, c'est qu'il n'a pas des idées nettes. Il nous compromet, entendez-vous, il nous compromet!... Moi, ma foi! j'ai de trop lourdes responsabilités, je l'abandonne.» Il hésitait pourtant, sa voix faiblissait, tandis que le colonel et Mme Correur baissaient la tête sans doute pour éviter de se prononcer aussi nettement. En somme, Rougon était toujours au ministère; puis, à le quitter, il aurait fallu pouvoir s'appuyer sur une autre toute-puissance.
«Il n'y a pas que le gros homme», dit négligemment Clorinde.
Ils la regardaient, espérant un engagement plus formel. Mais elle eut un simple geste, comme pour leur demander un peu de patience. Cette promesse tacite d'un crédit tout neuf, dont les bienfaits pleuvraient sur eux, était au fond la grande raison de leur assiduité aux jeudis et aux dimanches de la jeune femme. Ils flairaient un prochain triomphe, dans cette chambre aux odeurs violentes. Croyant avoir usé Rougon à satisfaire leurs premiers rêves, ils attendaient l'avènement de quelque pouvoir jeune, qui contenterait leurs rêves nouveaux, extraordinairement multipliés et élargis. Cependant, Clorinde s'était relevée sur ses coussins.
Accoudée au bras de la causeuse, elle se pencha brusquement vers Pozzo, lui souffla dans le cou, avec des rires aigus, comme prise d'une folie heureuse. Quand elle était très contente, elle avait de ces joies soudaines d'enfant. Pozzo, dont la main semblait s'être endormie sur la guitare, renversa la tête en montrant ses dents de bel Italien, et il frissonnait comme chatouillé par la caresse de ce souffle, tandis que la jeune femme riait plus haut, soufflait plus fort, pour lui faire demander grâce. Puis, après l'avoir querellé en italien, elle ajouta; en se tournant vers Mme Correur:
«Il faut qu'il chante, n'est-ce pas?... S'il chante, je ne soufflerai plus, je le laisserai tranquille.... Il a fait une chanson bien jolie.» Alors, ils demandèrent tous la chanson. Pozzo se remit à gratter sa guitare; et il chanta, les yeux sur Clorinde. C'était un murmure passionné, accompagné de petites notes légères; les paroles italiennes ne s'entendaient pas, soupirées, tremblées; au dernier couplet, sans doute un couplet de souffrance amoureuse, Pozzo, qui prenait une voix sombre, resta la bouche souriante, d'un air de ravissement dans le désespoir.
Quand il se tut, on l'applaudit beaucoup. Pourquoi ne faisait-il pas éditer ces choses charmantes? Sa situation dans la diplomatie n'était pas un obstacle.
«J'ai connu un capitaine qui a fait jouer un opéra comique, dit le colonel Jobelin. On ne l'en a pas plus mal regardé au régiment.
—Oui, mais dans la diplomatie..., murmura Mme Correur en hochant la tête.
—Mon Dieu! non, je crois que vous vous trompez, déclara M. Kahn. Les diplomates sont comme les autres hommes. Plusieurs cultivent les arts d'agrément.» Clorinde avait lancé un léger coup de pied dans le flanc de Pozzo, en lui donnant un ordre à demi-voix. Il se leva, jeta la guitare sur un tas de vêtements. Et quand il revint, au bout de cinq minutes, il était suivi d'Antonia portant un plateau où se trouvaient des verres et une carafe; lui, tenait un sucrier qui n'avait pu trouver place sur le plateau. Jamais on ne buvait autre chose que de l'eau sucrée chez la jeune femme; encore les familiers de la maison savaient-ils lui faire plaisir lorsqu'ils prenaient de l'eau pure.
«Eh bien, qu'y a-t-il?» dit-elle en se tournant vers le cabinet de toilette, où une porte grinçait.
Puis, comme se souvenant, elle s'écria:
«Ah! c'est maman.... Elle était couchée.» En effet, c'était la comtesse Balbi, enveloppée dans une robe de chambre de laine noire; elle avait noué sur sa tête un lambeau de dentelle, dont les bouts s'enroulaient à son cou. Flaminio, le grand laquais à longue barbe, à mine de bandit, la soutenait par-derrière, la portait presque entre ses bras. Et elle semblait n'avoir pas vieilli, la face blanche, gardant son sourire continu d'ancienne reine de beauté.
«Attends, maman! reprit Clorinde. Je vais te donner ma chaise longue. Moi, je m'allongerai sur le lit.... Je ne suis pas bien. J'ai une bête qui est entrée. Voilà qu'elle recommence à me mordre.» Il y eut tout un déménagement. Pozzo et Mme Correur conduisirent la jeune femme à son lit; mais il fallut tirer les couvertures et taper les oreillers. Pendant ce temps, la comtesse Balbi se coucha sur la chaise longue. Derrière elle, Flaminio resta debout, noir, muet, couvant d'un regard abominable les personnes qui se trouvaient là.
«Ça ne vous fait rien que je me couche, n'est-ce pas? répétait la jeune femme. Je suis beaucoup mieux couchée.... Je ne vous renvoie pas, au moins? Il faut rester.» Elle s'était allongée, le coude enfoncé dans un oreiller, étalant sa blouse noire, dont l'ampleur faisait sur la couverture blanche une mare d'encre. Personne, d'ailleurs, ne songeait à s'en aller. Mme Correur causait à demi-voix avec Pozzo de la perfection des formes de Clorinde, qu'ils venaient de soutenir. M. Kahn, M. Béjuin et le colonel présentaient leurs compliments à la comtesse. Celle-ci s'inclinait avec son sourire. Puis, sans se retourner, de temps à autre, elle disait, d'une voix très douce:
«Flaminio!» Le grand laquais comprenait, soulevait un coussin, apportait un tabouret, tirait de sa poche un flacon d'odeur, de son air farouche de brigand en habit noir.
A ce moment, Auguste commit un malheur. Il avait rôdé dans les trois pièces, s'était arrêté à tous les chiffons de femme qui traînaient. Puis, commençant à s'ennuyer, il avait eu l'idée de boire des verres d'eau sucrée coup sur coup. Clorinde le surveillait depuis un instant, regardant le sucrier se vider, lorsqu'il cassa le verre, dans lequel il tapait la cuiller violemment.
«C'est le sucre! il en met trop! cria-t-elle.
—Imbécile! dit le colonel. Tu ne peux pas boire de l'eau tranquillement?... Matin et soir, un grand verre. Il n'y a rien de meilleur. Ça préserve de toutes les maladies.» Heureusement, M. Bouchard entra. Il venait un peu tard, à dix heures passées, parce qu'il avait dû dîner en ville. Et il parut surpris de ne pas trouver là sa femme.
«M. d'Escorailles s'était chargé de l'amener, dit-il, et j'avais promis de la reprendre en passant.» Au bout d'une demi-heure, en effet, Mme Bouchard arriva, accompagnée de M. d'Escorailles et de M. La Rouquette. Après une brouille d'une année, le jeune marquis s'était remis avec la jolie blonde; maintenant, leur liaison tournait à l'habitude, ils se reprenaient pour huit jours, ne pouvaient s'empêcher de se pincer et de s'embrasser derrière les portes, lorsqu'ils se rencontraient. Cela allait de soi, naturellement, avec des renouveaux de désir très vifs. Comme ils venaient chez les Delestang en voiture découverte, ils avaient rencontré M. La Rouquette. Et tous les trois s'en étaient allés au Bois, riant haut, lâchant des plaisanteries risquées; même M. d'Escorailles avait cru un moment rencontrer la main du député, derrière la taille de Mme Bouchard. Quand ils entrèrent, ils apportèrent une bouffée de gaieté, la fraîcheur des allées noires du Bois, le mystère des feuilles endormies, où s'étouffait la polissonnerie de leurs rires.
«Oui, nous revenons du lac, dit M. La Rouquette. Ma parole! on m'a débauché... Je rentrais bien tranquillement travailler.» Il redevint subitement sérieux. Pendant la dernière session, il avait prononcé un discours à la Chambre sur une question d'amortissement, après un grand mois d'études spéciales; et, depuis lors, il prenait des allures posées d'homme marié, comme s'il avait enterré sa vie de garçon à la tribune. Kahn l'emmena au fond de la chambre, en murmurant:
«A propos, vous qui êtes bien avec Marsy...» Leurs voix se perdirent, Ils causèrent bas. Cependant, la jolie Mme Bouchard, qui avait salué la comtesse, s'était assise devant le lit, gardant dans sa main la main de Clorinde, la plaignant beaucoup, d'une voix flûtée.
M. Bouchard, debout, digne et correct, s'écria tout à coup, au milieu des conversations étouffées:
«Je ne vous ai pas conté?... Il est gentil, le gros homme!» Et, avant de s'expliquer, il parla amèrement de Rougon, comme les autres. On ne pouvait plus lui rien demander, il n'était même plus poli; et M. Bouchard tenait avant tout à la politesse. Puis, lorsqu'on lui demanda ce que Rougon lui avait fait, il finit par répondre:
«Moi, je n'aime pas les injustices.... C'est pour un des employés de ma division, Georges Duchesne; vous le connaissez, vous l'avez vu chez moi. Il est plein de mérite, ce garçon! Nous le recevons comme notre enfant. Ma femme l'aime beaucoup, parce qu'il est de son pays.... Alors, dernièrement, nous complotions ensemble de faire nommer Duchesne sous-chef. L'idée était de moi, mais tu l'approuvais, n'est-ce pas, Adèle?» Mme Bouchard, l'air gêné, se pencha davantage vers Clorinde, pour éviter les regards de M. d'Escorailles, qu'elle sentait fixés sur elle.
«Eh bien, continua le chef de division, vous ne savez pas de quelle façon le gros homme a accueilli ma demande?... Il m'a regardé un bon moment en silence, de son air blessant, vous savez. Ensuite, il m'a carrément refusé la nomination. Et comme je revenais à la charge, il m'a dit, avec un sourire: «Monsieur Bouchard, n'insistez pas, vous me faites de la peine; il y a des raisons graves...» Impossible d'en tirer autre chose.
Il a bien vu que j'étais furieux, car il m'a prié de le rappeler au bon souvenir de ma femme.... N'est-ce pas, Adèle?» Mme Bouchard avait justement eu dans la soirée une explication vive avec M. d'Escorailles, au sujet de ce Georges Duchesne. Elle crut devoir dire, d'un ton d'humeur:
«Mon Dieu! M. Duchesne attendra.... Il n'est pas si intéressant!» Mais le mari s'entêtait.
«Non, non, il a mérité d'être sous-chef, il sera sous-chef! Je perdrai plutôt mon nom.... Moi, je veux qu'on soit juste!» On dut le calmer. Clorinde, distraite, tâchait d'entendre la conversation de M. Kahn et de M. La Rouquette, réfugiés au pied de son lit. Le premier expliquait sa situation à mots couverts. Sa grande entreprise du chemin de fer de Niort à Angers se trouvait en pleine déconfiture. Les actions avaient commencé par faire quatre-vingts francs de prime à la Bourse, avant qu'un seul coup de pioche fût donné. Embusqué derrière sa fameuse compagnie anglaise, M. Kahn s'était livré aux spéculations les plus imprudentes. Et, aujourd'hui, la faillite allait éclater, si quelque main puissante ne le ramassait dans sa chute.
«Autrefois, murmurait-il, Marsy m'avait offert de vendre l'affaire à la Compagnie de l'Ouest. Je suis tout prêt à rentrer en pourparlers. Il suffirait d'obtenir une loi...» Clorinde les appela discrètement d'un geste. Et, penchés tous deux au-dessus du lit, ils causèrent longuement avec elle. Marsy n'avait pas de rancune. Elle lui parlerait. Elle lui offrirait le million qu'il demandait, l'année précédente, pour appuyer la demande de concession. Sa situation de président du Corps législatif lui permettrait d'obtenir très aisément la loi nécessaire.
«Allez, il n'y a encore que Marsy si l'on veut le succès de ces sortes d'affaires, dit-elle en souriant. Quand on se passe de lui pour en lancer une, on est bientôt forcé de l'appeler, pour le supplier d'en raccommoder les morceaux.» Dans la chambre, maintenant, tout le monde parlait à la fois, très haut, Mme Correur expliquait son dernier désir à Mme Bouchard: aller mourir à Coulonges, dans la maison de sa famille; et elle s'attendrissait sur les lieux où elle était née, elle forcerait bien Mme Martineau à lui rendre cette maison toute pleine des souvenirs de son enfance. Les invités, fatalement, revenaient à Rougon: M. d'Escorailles racontait la colère de son père et de sa mère qui lui avaient écrit de rentrer au Conseil d'État, de briser avec le ministre, en apprenant les abus de pouvoir de celui-ci; le colonel racontait comment le gros homme s'était absolument refusé à demander pour lui à l'empereur une situation dans les palais impériaux; M. Béjuin lui-même se lamentait de ce que Sa Majesté n'était pas venue visiter la cristallerie de Saint-Florent, lors de son dernier voyage à Bourges, malgré l'engagement formel pris par Rougon d'obtenir cette faveur. Et, au milieu de cette rage de paroles, la comtesse Balbi, sur la chaise longue, souriait, regardait ses mains encore potelées, répétait doucement:
«Flaminio!» Le grand diable de domestique avait sorti de la poche de son gilet une toute petite boîte d'écaille pleine de pastilles à la menthe. La comtesse les croquait avec des mines de vieille chatte gourmande.
Vers minuit seulement, Delestang rentra. Quand on le vit soulever la portière du boudoir, un profond silence se fit, tous les cous s'allongèrent. Mais la portière était retombée, personne ne le suivait. Alors, après une nouvelle attente de quelques secondes, des exclamations partirent:
«Vous êtes seul?
—Vous ne l'amenez donc pas?
—Vous avez donc perdu le gros homme en route?» Et il y eut un soulagement. Delestang expliqua que Rougon, très fatigué, venait de le quitter au coin de la rue Marbeuf.
«Il a bien fait, dit Clorinde en se couchant tout à fait sur le lit. Il est si peu amusant!» Ce fut le signal d'un nouveau déchaînement de plaintes et d'accusations. Delestang protestait, lançait des: Permettez! permettez! Il affectait d'ordinaire de défendre Rougon. Quand on le laissa parler, il dit d'une voix mesurée:
«Sans doute il aurait pu mieux agir envers certains de ses amis. Mais il n'en reste pas moins une grande intelligence.... Quant à moi, je lui serai éternellement reconnaissant...
—Reconnaissant de quoi? cria M. Kahn courroucé.
—Mais de tout ce qu'il a fait...» On lui coupa violemment la parole. Rougon n'avait jamais rien fait pour lui. Où prenait-il que Rougon eût fait quelque chose?
«Vous êtes étonnant! dit le colonel. On ne pousse pas la modestie à ce point-là!... Mon cher ami, vous n'aviez besoin de personne. Parbleu! vous êtes monté par vos propres forces.» Alors, on célébra les mérites de Delestang. Sa ferme modèle de la Chamade était une création hors ligne, qui révélait depuis longtemps en lui les aptitudes d'un bon administrateur et d'un homme d'État véritablement doué. Il avait le coup d'œil prompt, l'intelligence nette, la main énergique sans rudesse. D'ailleurs, l'empereur ne l'avait-il pas distingué, dès le premier jour? Il se rencontrait sur presque tous les points avec Sa Majesté.
«Laissez donc! finit par déclarer M. Kahn, c'est vous qui soutenez Rougon. Si vous n'étiez pas son ami, si vous ne l'appuyiez pas dans le conseil, il y a quinze jours au moins qu'il serait par terre.» Pourtant, Delestang protestait encore. Certainement, il n'était pas le premier venu; mais il fallait rendre justice aux qualités de tout le monde. Ainsi, le soir même, chez le garde des Sceaux, dans une question de viabilité très embrouillée, Rougon venait de montrer une clarté d'aperçu extraordinaire.
«Oh! la souplesse d'un avoué retors», murmura M. La Rouquette d'un air de dédain.
Clorinde n'avait point encore ouvert les lèvres. Des regards se tournaient vers elle, sollicitant le mot que chacun attendait. Elle roulait doucement la tête sur l'oreiller, comme pour se gratter la nuque. Elle dit enfin, en parlant de son mari, sans le nommer:
«Oui, grondez-le.... Il faudra le battre, le jour où l'on voudra le mettre à sa vraie place.
—La situation de ministre de l'Agriculture et du Commerce est tout à fait secondaire», fit remarquer M. Kahn, afin de brusquer les choses.
C'était toucher à une plaie vive. Clorinde souffrait de voir son mari parqué dans ce qu'elle appelait «un petit ministère». Elle s'assit brusquement sur son séant, en lâchant le mot attendu:
«Eh! il sera à l'Intérieur quand nous voudrons!» Delestang voulut parler. Mais tous s'étaient précipités, l'entourant d'un brouhaha de ravissement. Alors, lui, sembla se déclarer vaincu. Peu à peu, une teinte rosée montait à ses joues, une jouissance noyait sa face superbe. Mme Correur et Mme Bouchard, à demi-voix, le trouvaient beau; la seconde surtout, avec le goût pervers des femmes pour les hommes chauves, regardait passionnément son crâne nu. M. Kahn, le colonel et les autres, avaient des coups d'œil, de petits gestes, des mots rapides, pour dire le cas énorme qu'ils faisaient de sa force. Ils s'aplatissaient devant le plus sot de la bande, ils s'admiraient en lui. Ce maître-là, au moins, serait docile et ne les compromettrait pas. Ils pouvaient impunément le prendre pour dieu, sans craindre sa foudre.
«Vous le fatiguez», fit remarquer la jolie Mme Bouchard de sa voix tendre.
On le fatiguait! Ce fut une commisération générale.
En effet, il était un peu pâle, ses yeux se fermaient. Pensez donc! quand on travaille depuis le matin cinq heures! Rien ne brise comme les travaux de tête. Et avec une douce violence, on exigea qu'il allât se coucher. Il obéit docilement, il se retira, après avoir posé un baiser sur le front de sa femme.
«Flaminio!» murmura la comtesse.
Elle aussi voulait se mettre au lit. Elle traversa la chambre au bras du domestique, en envoyant à chacun un petit salut de la main. Dans le cabinet de toilette, on entendit Flaminio jurer, parce que la lampe s'était éteinte.
Il était une heure. On parla de se retirer. Mais Clorinde assurait qu'elle n'avait pas sommeil, qu'on pouvait rester. Pourtant personne ne se rassit. La lampe du boudoir venait également de s'éteindre; une forte odeur d'huile se répandait. On eut beaucoup de peine à retrouver de menus objets, un éventail, la canne du colonel, le chapeau de Mme Bouchard. Clorinde, tranquillement allongée, empêcha Mme Correur de sonner Antonia; la femme de chambre se couchait à onze heures. Enfin, on partait, quand le colonel s'aperçut qu'il oubliait Auguste; le jeune homme dormait sur le canapé du boudoir, la tête appuyée sur une robe roulée en tampon; on le gronda de n'avoir pas remonté la lampe. Dans l'ombre de l'escalier, où le gaz baissé agonisait, Mme Bouchard eut un léger cri; son pied avait tourné, disait-elle. Et, comme tout ce monde descendait prudemment le long de la rampe, de grands rires vinrent de la chambre de Clorinde, où Pozzo s'était attardé; sans doute elle lui soufflait dans le cou.
Chaque jeudi et chaque dimanche, les soirées se ressemblaient. Au-dehors, le bruit courait que Mme Delestang avait un salon politique. On s'y montrait très libéral, on y battait en brèche l'administration autoritaire de Rougon. Toute la bande était passée au rêve d'un empire humanitaire, élargissant peu à peu et à l'infini le cercle des libertés publiques. Le colonel, à ses moments perdus, rédigeait des statuts pour des associations d'ouvriers; M. Béjuin parlait de créer une cité, autour de sa cristallerie de Saint-Florent; M. Kahn, pendant des heures, entretenait Delestang du rôle démocratique des Bonaparte dans la société moderne. Et, à chaque nouvel acte de Rougon, il y avait des protestations indignées, des terreurs patriotiques de voir la France sombrer aux mains d'un tel homme. Un jour, Delestang soutint que l'empereur était le seul républicain de l'époque. La bande affectait des allures de secte religieuse apportant le salut. Maintenant, elle complotait d'une façon ouverte le renversement du gros homme, pour le plus grand bien du pays.
Cependant, Clorinde ne se hâtait pas. On la trouvait étendue sur tous les canapés de son appartement, distraite, les yeux en l'air, étudiant les coins du plafond.
Quand les autres criaient et piétinaient d'impatience autour d'elle, elle avait une figure muette, un jeu lent de paupières pour les inviter à plus de prudence. Elle sortait moins, s'amusait à s'habiller en homme avec sa femme de chambre, sans doute afin de tuer le temps.
Elle s'était prise brusquement de tendresse pour son mari, l'embrassait devant le monde, lui parlait en zézayant, témoignait des inquiétudes très vives pour sa santé qui était excellente. Peut-être voulait-elle cacher ainsi l'empire absolu, la surveillance continue, qu'elle exerçait sur lui. Elle le guidait dans ses moindres actions, lui faisait chaque matin la leçon, comme à un écolier dont on se méfie. Delestang se montrait d'ailleurs d'une obéissance absolue. Il saluait, souriait, se fâchait, disait noir, disait blanc, selon la ficelle qu'elle avait tirée Dès qu'il n'était plus monté, il revenait de lui même se remettre entre ses mains, pour qu'elle l'accommodât. Et il restait supérieur.
Clorinde attendait. M. Beulin-d'orchère, qui évitait de venir le soir, la voyait souvent pendant la journée. Il se plaignait amèrement de son beau-frère, l'accusait de travailler à la fortune d'une foule d'étrangers; mais cela se passait toujours ainsi, on se moquait bien des parents! Rougon seul pouvait détourner l'empereur de lui confier les Sceaux, par crainte d'avoir à partager son influence dans le conseil. La jeune femme fouettait sa rancune. Puis, elle parlait à demi-mot du prochain triomphe de son mari, en lui donnant la vague espérance d'être compris dans la nouvelle combinaison ministérielle. En somme, elle se servait de lui pour savoir ce qui se passait chez Rougon. Par une méchanceté de femme, elle aurait voulu voir ce dernier malheureux en ménage; et elle poussait le magistrat à faire épouser sa querelle par sa sœur. Il dut essayer, regretter tout haut un mariage dont il ne tirait aucun profit; mais il échoua sans doute, devant la placidité de Mme Rougon. Son beau-frère, disait-il, était très nerveux depuis quelque temps. Il insinuait qu'il le croyait mûr pour la chute; et il regardait la jeune femme fixement, il lui racontait des faits caractéristiques, d'un air aimable de causeur colportant sans malice les cancans du monde. Pourquoi donc n'agissait-elle pas, si elle était maîtresse? Elle, paresseusement, s'allongeait davantage, prenait une mine de personne enfermée chez elle par un temps de pluie, se résignant dans l'attente d'un rayon de soleil.
Pourtant, aux Tuileries, la puissance de Clorinde grandissait. On causait à voix basse du vif caprice que Sa Majesté éprouvait pour elle. Dans les bals, aux réceptions officielles, partout où l'empereur la rencontrait, il tournait autour de ses jupes de son pas oblique, lui regardait dans le cou, lui parlait de près, avec un lent sourire. Et, disait-on, elle n'avait encore rien accordé, pas même le bout des doigts. Elle jouait son ancien jeu de fille à marier, très provocante, libre, disant tout, montrant tout, mais continuellement sur ses gardes, se dérobant juste à la minute voulue. Elle semblait laisser mûrir la passion du souverain, guetter une circonstance, ménager l'heure où il ne pourrait plus rien lui refuser, afin d'assurer le triomphe de quelque plan longuement conçu.
Ce fut vers cette époque qu'elle se montra tout d'un coup très tendre à l'égard de M. de Plouguern. Il y avait, depuis plusieurs mois, de la brouille entre eux. Le sénateur, fort assidu auprès d'elle, et qui venait assister presque chaque matin à son lever, s'était un beau jour fâché de se voir consigné à la porte de son cabinet, lorsqu'elle faisait sa toilette. Elle rougissait, prise d'un caprice de pudeur, ne voulant plus être taquinée, gênée, disait-elle, par les yeux gris du vieillard où s'allumaient des flammes jaunes. Mais lui, protestait, refusait de se présenter, comme tout le monde, aux heures où sa chambre s'emplissait de visites. N'était-il pas son père? ne l'avait-il pas fait sauter sur ses genoux toute petite?
Et il racontait avec un ricanement les corrections qu'il se permettait de lui administrer jadis, les jupes relevées.
Elle finit par rompre, un jour où, malgré les cris et les coups de poing d'Antonia, il était entré pendant qu'elle se trouvait au bain. Quand M. Kahn ou le colonel Jobelin lui demandait des nouvelles de M. de Plouguern, elle répondait d'un air pincé:
«Il rajeunit, il n'a pas vingt ans.... Je ne le vois plus.» Puis, brusquement, on ne rencontra que M. de Plouguern chez elle. A toute heure, il était là, dans les coins du cabinet de toilette, au fond des trous intimes de la chambre. Il savait où elle serrait son linge, lui passait une chemise ou une paire de bas; même on l'avait surpris en train de lui lacer son corset. Clorinde montrait le despotisme d'une jeune mariée.
«Parrain, va me chercher la lime à ongles, tu sais, dans le tiroir.... Parrain, donne-moi donc mon éponge...» Ce mot de parrain était une caresse. Lui, maintenant, parlait très souvent du comte Balbi, précisant les détails de la naissance de Clorinde. Il mentait, disait avoir connu la mère de la jeune femme au troisième mois de sa grossesse. Et lorsque la comtesse, avec son rire éternel sur sa face usée, se trouvait là, dans la chambre, au moment du lever de Clorinde, il adressait à la vieille dame des regards d'intelligence, attirait d'un clignement d'yeux son attention sur une épaule nue, sur un genou à demi découvert.
«Hein? Léonora, murmurait-il, tout votre portrait!» La fille lui rappelait la mère. Son visage osseux flambait. Souvent, il allongeait ses mains sèches, prenait Clorinde, se serrait contre elle, pour lui conter quelque ordure. Cela le satisfaisait. Il était voltairien, niait tout, combattait les derniers scrupules de la jeune femme, en disant avec son ricanement de poulie mal graissée:
«Mais, bête, c'est permis.... Quand ça fait plaisir, c'est permis.» On ne sut jamais jusqu'où les choses allèrent entre eux. Clorinde avait alors besoin de M. de Plouguern; elle lui réservait un rôle dans le drame qu'elle rêvait.
D'ailleurs, il lui arrivait parfois d'acheter ainsi des amitiés dont elle ne se servait plus ensuite, si elle venait à changer de plan. C'était, à ses yeux, comme une poignée de main donnée à la légère et sans profit. Elle avait ce beau dédain de ses faveurs qui déplaçait en elle l'honnêteté commune et lui faisait mettre ses fiertés autre part.
Cependant, son attente se prolongeait. Elle causait à mots couverts, avec M. de Plouguern, d'un événement vague, indéterminé, trop lent à se produire. Le sénateur semblait chercher des combinaisons, d'un air absorbé de joueur d'échecs; et il hochait la tête, il ne trouvait sans doute rien. Quant à elle, les rares jours où Rougon venait encore la voir, elle se disait lasse, elle parlait d'aller en Italie passer trois mois. Puis, les paupières à demi closes, elle l'examinait d'un mince regard luisant.
Un sourire de cruauté raffinée pinçait ses lèvres. Elle aurait pu tenter déjà de l'étrangler entre ses doigts effilés; mais elle voulait l'étrangler net; et c'était une jouissance, cette longue patience qu'elle mettait à regarder pousser ses ongles. Rougon, toujours très préoccupé, lui donnait des poignées de main distraites, sans remarquer la fièvre nerveuse de sa peau. Il la croyait plus raisonnable, la complimentait d'obéir à son mari.
«Vous voilà presque comme je vous voulais, disait-il.
Vous avez bien raison, les femmes doivent rester tranquilles chez elles.» Et elle criait, avec un rire aigu, quand il n'était plus là:
«Mon Dieu! qu'il est bête!... Et il trouve les femmes bêtes, encore!» Enfin, un dimanche soir, vers dix heures, au moment où toute la bande était réunie dans la chambre de Clorinde, M. de Plouguern entra d'un air triomphant.
«Eh bien, demanda-t-il en affectant une grande indignation, vous connaissez le nouvel exploit de Rougon?... Cette fois, la mesure est comble.» On s'empressa autour de lui. Personne ne savait rien.
«Une abomination! reprit-il, les bras en l'air. On ne comprend pas qu'un ministre descende si bas...» Et il raconta d'un trait l'aventure. Les Charbonnel, en arrivant à Faverolles pour prendre possession de l'héritage du cousin Chevassu, avaient fait grand bruit de la prétendue disparition d'une quantité considérable d'argenterie. Ils accusaient la bonne chargée de la garde de la maison, femme très dévote; à la nouvelle de l'arrêt rendu par le Conseil d'État, cette malheureuse devait s'être entendue avec les sœurs de la Sainte-Famille, et avoir transporté au couvent tous les objets de valeur faciles à cacher. Trois jours après, ils ne parlaient plus de la bonne; c'étaient les sœurs elles-mêmes qui avaient dévalisé leur maison. Cela faisait dans la ville un scandale épouvantable. Mais le commissaire refusait d'opérer une descente au couvent, lorsque, sur une simple lettre des Charbonnel, Rougon avait télégraphié au préfet de donner des ordres pour qu'une visite domiciliaire eût lieu immédiatement.
«Oui, une visite domiciliaire, cela est en toutes lettres dans la dépêche, dit M. de Plouguern en terminant. Alors, on a vu le commissaire et deux gendarmes bouleverser le couvent. Ils y sont restés cinq heures. Les gendarmes ont voulu tout fouiller.... Imaginez-vous qu'ils ont mis le nez jusque dans les paillasses des sœurs...
—Les paillasses des sœurs, oh! c'est indigne! s'écria Mme Bouchard révoltée.
—Il faut manquer tout à fait de religion, déclara le colonel.
—Que voulez-vous, soupira à son tour Mme Correur, Rougon n'a jamais pratiqué... J'ai si souvent tenté en pure perte de le réconcilier avec Dieu!»
M. Bouchard et M. Béjuin hochaient la tête d'un air désespéré, comme s'ils venaient d'apprendre quelque catastrophe sociale qui leur faisait douter de la raison humaine. M. Kahn demanda, en frottant rudement son collier de barbe:
«Et, naturellement, on n'a rien trouvé chez les sœurs?
—Absolument rien!» répondit M. de Plouguern.
Puis, il ajouta d'une voix rapide:
«Une casserole en argent, je crois, deux timbales, un porte-huilier, des bêtises, des cadeaux que l'honorable défunt, vieillard d'une grande piété, avait faits aux sœurs pour les récompenser de leurs bons soins pendant sa longue maladie.
—Oui, oui, évidemment», murmurèrent les autres.
Le sénateur n'insista pas. Il reprit d'un ton très lent, en accentuant chaque phrase d'un petit claquement de main:
«La question est ailleurs. Il s'agit du respect dû à un couvent, à une de ces saintes maisons, où se sont réfugiées toutes les vertus chassées de notre société impie.
Comment veut-on que les masses soient religieuses, si les attaques contre la religion partent de si haut? Rougon a commis là un véritable sacrilège, dont il devra rendre compte.... Aussi la bonne société de Faverolles est-elle indignée. Mgr Rochart, l'éminent prélat, qui a toujours témoigné aux sœurs une tendresse particulière, est immédiatement parti pour Paris, où il vient demander justice. D'autre part, au Sénat, on était toujours très irrité, on parlait de soulever un incident, sur les quelques détails que j'ai pu fournir. Enfin l'impératrice elle-même...» Tous tendirent le cou.
«Oui, l'impératrice a su cette déplorable histoire par Mme de Llorentz, qui la tenait de notre ami La Rouquette, auquel je l'avais racontée. Sa Majesté s'est écriée: "M. Rougon n'est plus digne de parler au nom de la France.—Très bien!» dit tout le monde.
Ce jeudi-là, ce fut, jusqu'à une heure du matin, l'unique sujet de conversation. Clorinde n'avait pas ouvert la bouche. Aux premiers mots de M. de Plouguern, elle s'était renversée sur sa chaise longue, un peu pâle, les lèvres pincées. Puis elle se signa trois fois, rapidement, sans qu'on la vît, comme si elle remerciait le Ciel de lui avoir accordé une grâce longtemps demandée.
Ses mains eurent ensuite des gestes de dévote furieuse au récit de la visite domiciliaire. Peu à peu, elle était devenue très rouge. Les yeux en l'air, elle s'absorba dans une rêverie grave.
Alors, pendant que les autres discutaient, M. de Plouguern s'approcha d'elle, glissa une main au bord de son corsage, pour lui pincer familièrement le sein. Et, avec son ricanement sceptique, du ton libre d'un grand seigneur qui a roulé dans tous les mondes, il souffla à l'oreille de la jeune femme:
«Il a touché au Bon Dieu, il est foutu!»
XIII
Rougon, pendant huit jours, entendit monter contre lui une clameur croissante. On lui aurait tout pardonné, ses abus de pouvoir, les appétits de sa bande, l'étranglement du pays; mais avoir envoyé des gendarmes retourner les paillasses des sœurs, c'était un crime si monstrueux, que les dames, à la cour, affectaient un petit tremblement sur son passage. Mgr Rochart faisait, aux quatre coins du monde officiel, un tapage terrible; il était allé jusqu'à l'impératrice, disait-on. D'ailleurs, le scandale devait être entretenu par une poignée de gens habiles; des mots d'ordre circulaient; les mêmes bruits s'élevaient de tous les côtés à la fois, avec un ensemble singulier. Au milieu de ces furieuses attaques, Rougon resta d'abord calme et souriant. Il haussait ses fortes épaules, appelait l'aventure «une bêtise». Il plaisantait même. A une soirée du garde des Sceaux, il laissa échapper: «Je n'ai pourtant pas raconté qu'on a trouvé un curé dans une paillasse»; et, le mot ayant couru, l'outrage et l'impiété étant au comble, il y eut une nouvelle explosion de colère. Alors, lui, peu à peu, se passionna. On l'ennuyait, à la fin! Les sœurs étaient des voleuses, puisqu'on avait découvert chez elles des casseroles et des timbales d'argent. Et il se mit à vouloir pousser l'affaire, il s'engagea davantage, parla de confondre tout le clergé de Faverolles devant les tribunaux.
Un matin, de bonne heure, les Charbonnel se firent annoncer. Il fut très étonné, il ne les savait pas à Paris.
Dès qu'il les aperçut, il leur cria que les choses marchaient bien; la veille, il avait encore envoyé des instructions au préfet pour obliger le parquet à se saisir de l'affaire. Mais M. Charbonnel parut consterné.
Mme Charbonnel s'écria: «Non, non, ce n'est pas cela.... Vous êtes allé trop loin, monsieur Rougon. Vous nous avez mal compris.» Et tous deux se répandirent en éloges sur les sœurs de la Sainte-Famille. C'étaient de bien saintes femmes.
Ils avaient pu un instant plaider contre elles; mais jamais, certes, ils n'étaient descendus jusqu'à les accuser de vilaines actions. Tout Faverolles, d'ailleurs, leur aurait ouvert les yeux, tant les personnes de la société y respectaient les bonnes sœurs.
«Vous nous feriez le plus grand tort, monsieur Rougon, dit Mme Charbonnel en terminant, si vous continuiez à vous acharner ainsi contre la religion. Nous sommes venus pour vous supplier de vous tenir tranquille.... Dame! là-bas, ils ne peuvent pas savoir, n'est-ce pas? Ils croyaient que nous vous poussions, et ils auraient fini par nous jeter des pierres.... Nous avons donné un beau cadeau au couvent, un christ d'ivoire qui était pendu au pied du lit de notre pauvre cousin.
—Enfin, conclut M. Charbonnel, vous êtes averti, ça vous regarde maintenant.... Nous autres, nous n'y sommes plus pour rien.» Rougon les laissa parler. Ils avaient l'air très mécontents de lui, même ils finissaient par hausser la voix. Un léger froid lui était monté à la nuque. Il les regardait, pris subitement d'une lassitude, comme si un peu de sa force venait encore de lui être enlevé. D'ailleurs, il ne discuta pas. Il les congédia, en leur promettant de ne plus agir. Et, en effet, il laissa étouffer l'affaire.
Depuis quelques jours, il était sous le coup d'un autre scandale, auquel son nom se trouvait mêlé indirectement. Un drame affreux avait eu lieu à Coulonges. Du Poizat, entêté, voulant monter sur le dos de son père, selon l'expression de Gilquin, était revenu un matin frapper à la porte de l'avare. Cinq minutes plus tard, les voisins entendirent des coups de fusil dans la maison, au milieu de hurlements épouvantables. Quand on entra, on trouva le vieillard étendu au pied de l'escalier, la tête fendue; deux fusils déchargés gisaient au milieu du vestibule. Du Poizat, livide, raconta que son père, en le voyant se diriger vers l'escalier, s'était mis brusquement à crier au voleur, comme frappé de folie, et lui avait tiré deux coups de feu, presque à bout portant; il montrait même le trou d'une balle dans son chapeau.
Puis, toujours d'après lui, son père, tombant à la renverse, était allé se briser le crâne sur l'angle de la première marche. Cette mort tragique, ce drame mystérieux et sans témoin soulevaient dans tout le département les bruits les plus fâcheux. Les médecins constatèrent bien un cas d'apoplexie foudroyante. Les ennemis du préfet n'en prétendaient pas moins que celui-ci devait avoir poussé le vieux; et le nombre de ses ennemis grandissait chaque jour, grâce à l'administration pleine de rudesse qui écrasait Niort sous un régime de terreur. Du Poizat, les dents serrées, crispant ses poings d'enfant maladif, restait blême et debout, arrêtant les commérages sur le pas des portes, d'un seul regard de ses yeux gris, quand il passait. Mais il lui arriva un autre malheur; il lui fallut casser Gilquin, compromis dans une vilaine histoire d'exonération militaire; Gilquin, pour cent francs, s'engageait à exempter des fils de paysan; et tout ce qu'on put faire, ce fut de le sauver de la police correctionnelle et de le renier. Cependant, jusque-là, Du Poizat s'était appuyé fortement sur Rougon, dont il engageait la responsabilité davantage à chaque nouvelle catastrophe. Il dut flairer la disgrâce du ministre, car il vint à Paris sans l'avertir, très ébranlé lui-même, sentant craquer ce pouvoir qu'il avait ruiné, cherchant déjà quelque main puissante où se raccrocher. Il songeait à demander son changement de préfecture, afin d'éviter une démission certaine. Après la mort de son père et la coquinerie de Gilquin, Niort devenait impossible.
«J'ai rencontré M. Du Poizat dans le faubourg Saint-Honoré, à deux pas d'ici, dit un jour Clorinde au ministre, par méchanceté. Vous n'êtes donc plus bien ensemble?... Il a l'air furieux contre vous.» Rougon évita de répondre. Peu à peu, ayant dû refuser plusieurs faveurs au préfet, il avait senti un grand froid entre eux; maintenant, ils s'en tenaient aux simples relations officielles. D'ailleurs, la débandade était générale. Mme Correur elle-même l'abandonnait.
Certains soirs, il éprouvait de nouveau cette impression de solitude, dont il avait souffert déjà autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bande doutait de lui. Après ses journées si remplies, au milieu de la foule qui assiégeait son salon, il se retrouvait seul, perdu, navré. Ses familiers lui manquaient. Un impérieux besoin lui revenait de l'admiration continue du colonel et de M. Bouchard, de la chaleur de vie dont l'entourait sa petite cour; jusqu'aux silences de M. Béjuin qu'il regrettait. Alors, il tenta encore de ramener son monde; il se fit aimable, écrivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liens étaient rompus, jamais il ne parvint à les avoir tous là, à ses côtés; s'il renouait d'un bout, quelque fâcherie, à l'autre bout, cassait le fil; et il restait quand même incomplet, avec des amis, avec des membres en moins.
Enfin, tous s'éloignèrent. Ce fut l'agonie de son pouvoir. Lui, si fort, était lié à ces imbéciles par le long travail de leur fortune commune. Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces, dans cette diminution de son importance, demeuraient comme inutiles; ses gros poings tapaient le vide. Le jour où son ombre fut seule au soleil, où il ne put s'engraisser davantage des abus de son crédit, il lui sembla que sa place avait diminué par terre; et il rêva une nouvelle incarnation, une résurrection en Jupiter Tonnant, sans bande à ses pieds, faisant la loi par le seul éclat de sa parole.
Cependant, Rougon ne se croyait pas encore sérieusement ébranlé. Il traitait dédaigneusement les morsures qui lui entamaient à peine les talons. Il Gouvernerait puissamment, impopulaire et solitaire. Puis, il mettait sa grande force dans l'empereur. Sa crédulité fut alors son unique faiblesse. Chaque fois qu'il voyait Sa Majesté, il la trouvait bienveillante, très douce, avec son pâle sourire impénétrable; et elle lui renouvelait l'expression de sa confiance, elle lui répétait les instructions si souvent données. Cela lui suffisait. Le souverain ne pouvait songer à le sacrifier. Cette certitude le décida à tenter un grand coup. Pour faire taire ses ennemis et asseoir son pouvoir solidement, il imagina d'offrir sa démission, en termes très dignes: il parlait des plaintes répandues contre lui, il disait avoir strictement obéi aux désirs de l'empereur, et sentir le besoin d'une haute approbation, avant de continuer son œuvre de salut public. D'ailleurs, il se posait carrément en homme à forte poigne, en représentant de la répression sans merci. La cour était à Fontainebleau. La démission partie. Rougon attendit avec un sang-froid de beau joueur. L'éponge allait être passée sur les derniers scandales, le drame de Coulonges, la visite domiciliaire chez les sœurs de la Sainte-Famille. S'il tombait, au contraire, il voulait tomber de toute sa hauteur, en homme fort.
Justement, le jour où le sort du ministre devait se décider, il y avait dans l'Orangerie des Tuileries, une vente de charité, en faveur d'une crèche patronnée par l'impératrice. Tous les familiers du palais, tout le haut monde officiel allait sûrement s'y rendre, pour faire leur cour. Rougon résolut d'y montrer sa face calme.
C'était une bravade: regarder en face les gens qui le guetteraient de leurs regards obliques, promener son tranquille mépris au milieu des chuchotements de la foule. Vers trois heures, il donnait un dernier ordre au chef du personnel, avant de partir, quand son valet de chambre vint lui dire qu'un monsieur et une dame insistaient vivement pour le voir, à son appartement particulier. La carte portait les noms du marquis et de la marquise d'Escorailles.
Les deux vieillards, que le valet, trompé par leur mise presque pauvre, avait laissés dans la salle à manger, se levèrent cérémonieusement. Rougon se hâta de les mener au salon, tout ému de leur présence, vaguement inquiet. Il s'exclama sur leur brusque voyage à Paris, voulut se montrer très aimable. Mais eux restaient pincés, roides, la mine grise.
«Monsieur, dit enfin le marquis, vous excuserez la démarche que nous nous trouvons obligés de faire. Il s'agit de notre fils Jules. Nous désirerions le voir quitter l'administration, nous vous demandons de ne pas le garder davantage auprès de votre personne.» Et, comme le ministre les regardait d'un air d'extrême surprise:
«Les jeunes gens ont la tête légère, continua-t-il.
Nous avons écrit deux fois à Jules pour lui exposer nos raisons, en le priant de se mettre à l'écart.... Puis, comme il n'obéissait pas, nous nous sommes décidés à venir. C'est la deuxième fois, monsieur, que nous faisons le voyage de Paris en trente ans.» Alors, il se récria, Jules avait le plus bel avenir. Ils allaient briser sa carrière. Pendant qu'il parlait, la marquise laissa échapper des mouvements d'impatience.
Elle s'expliqua à son tour avec plus de vivacité:
«Mon Dieu, monsieur Rougon, ce n'est pas à nous de vous juger. Mais il y a dans notre famille certaines traditions.... Jules ne peut tremper dans une persécution abominable contre l'Église. A Plassans, on s'étonne déjà. Nous nous fâcherions avec toute la noblesse du pays.» Il avait compris. Il voulut parler. Elle lui imposa silence, d'un geste impérieux.
«Laissez-moi achever.... Notre fils s'est rallié malgré nous. Vous savez quelle a été notre douleur, en le voyant servir un gouvernement illégitime. J'ai empêché son père de le maudire. Depuis ce temps, notre maison est en deuil, et lorsque nous recevons des amis, le nom de notre fils n'est jamais prononcé. Nous avions juré de ne plus nous occuper de lui; seulement, il est des limites, il devient intolérable qu'un d'Escorailles se trouve mêlé aux ennemis de notre sainte religion.... Vous m'entendez, n'est-ce pas monsieur?» Rougon s'inclina. Il ne songea même pas à sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait le marquis et la marquise tels qu'il les avait connus, à l'époque où il crevait de faim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue et d'insolence. Si d'autres lui avaient tenu un si singulier langage, il les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé, blessé, rapetissé; c'était sa jeunesse de pauvreté lâche qui revenait; un instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates éculées. Il promit de décider Jules.
Puis, il se contenta d'ajouter, en faisant allusion à la réponse qu'il attendait de l'empereur:
«D'ailleurs, madame, votre fils vous sera peut-être rendu dès ce soir.» Quand il se retrouva seul, Rougon se sentit pris de peur. Ces vieilles gens avaient ébranlé son beau sang-froid. Maintenant, il hésitait à paraître à cette vente de charité, où tous les yeux liraient son trouble sur son visage. Mais il eut honte de cette frayeur d'enfant. Et il partit, en passant par son cabinet. Il demanda à Merle s'il n'était rien venu pour lui. «Non, Excellence», répondit d'un ton pénétré l'huissier, qui semblait aux aguets depuis le matin.
L'Orangerie des Tuileries, où avait lieu la vente de charité, était ornée très luxueusement pour la circonstance. Une tenture de velours rouge à crépines d'or cachait les murs, changeait la vaste galerie nue en une haute salle de gala. A l'un des bouts, à gauche, un immense rideau, également de velours rouge, coupait la galerie, ménageait une pièce; et ce rideau, relevé par des embrasses à glands d'or énormes, s'ouvrait largement, mettait en communication la grande salle, où se trouvaient alignés les comptoirs de vente, et la pièce plus étroite, dans laquelle était installé le buffet. On avait semé le sol de sable fin. Des pots de majolique dressaient, dans chaque coin, des massifs de plantes vertes. Au milieu du carré formé par les comptoirs, un pouf circulaire faisait comme un banc de velours bas, à dossier très renversé; tandis que, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs montait, une gerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des œillets, des verveines, pareils à une pluie de gouttes éclatantes. Et, devant les portes vitrées ouvertes, à deux battants, sur la terrasse du bord de l'eau, des huissiers en habit noir, la mine grave, consultaient d'un coup d'œil les cartes des invités.
Les dames patronnesses ne comptaient guère avoir beaucoup de monde avant quatre heures. Dans la grande salle, debout derrière les comptoirs, elles attendaient les clients. Sur les longues tables couvertes de drap rouge, s'étalaient les marchandises; il y avait plusieurs comptoirs d'articles de Paris et de chinoiseries, deux boutiques de jouets d'enfant, un kiosque de bouquetière plein de roses, enfin un tourniquet sous une tente, comme dans les fêtes de la banlieue. Les vendeuses, décolletées en toilette de bal, prenaient des grâces marchandes, des sourires de modiste plaçant un vieux chapeau, des inflexions caressantes de voix, bavardant, faisant l'article sans savoir; et, à ce jeu de demoiselles de magasin, elles s'encanaillaient avec de petits rires, chatouillées par toutes ces mains d'acheteurs, les premières venues, frôlant leurs mains. C'était une princesse qui tenait une des boutiques de joujoux; en face, une marquise vendait des porte-monnaie de vingt-neuf sous, qu'elle ne lâchait pas à moins de vingt francs; toutes deux rivales, mettant le triomphe de leur beauté dans la plus grosse recette, raccrochaient les pratiques, appelaient les hommes, demandaient des prix impudents, puis, après des marchandages furieux de bouchères voleuses, donnaient un peu d'elles, le bout de leurs doigts, la vue de leur corsage largement ouvert, par-dessus le marché, pour décider les gros achats. La charité restait le prétexte. Peu à peu, pourtant, la salle s'emplissait. Des messieurs, tranquillement, s'arrêtaient, examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie de l'étalage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens très élégants s'écrasaient, ricanaient, allaient jusqu'à des allusions polissonnes sur leurs emplettes; tandis que ces dames, d'une complaisance inépuisable, passant de l'un à l'autre, offraient toute leur boutique du même air ravi. Être à la foule pendant quatre heures, c'est un régal. Un bruit d'encan s'élevait, coupé de rires clairs, au milieu du piétinement sourd des pas sur le sable. Les tentures rouges mangeaient la lumière crue des hautes fenêtres vitrées, ménageaient une lueur rouge, flottante, qui allumait les gorges nues d'une pointe de rose. Et, entre les comptoirs, parmi le public, promenant de légères corbeilles pendues à leur cou, six autres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes de hauts fonctionnaires, se précipitaient au-devant de chaque nouveau venu, en criant des cigares et du feu.
Mme de Combelot surtout avait beaucoup de succès.
Elle était bouquetière, assise très haut dans le kiosque plein de roses, un chalet découpé, doré, pareil à une grande volière. Toute en rose elle-même, un rose de peau qui continuait sa nudité au-delà de l'échancrure du corsage, portant seulement entre les deux seins le bouquet de violettes d'uniforme, elle avait imaginé de faire ses bouquets devant le public, comme une vraie bouquetière: une rose, un bouton, trois feuilles, qu'elle roulait entre ses doigts, en tenant le fil du bout des dents, et qu'elle vendait d'un louis à dix louis, selon la figure des messieurs. Et l'on s'arrachait ses bouquets, elle ne pouvait suffire aux commandes, elle se piquait de temps à autre, affairée, suçant vivement le sang de ses doigts.
En face, dans la baraque de toile, la jolie Mme Bouchard tenait le tourniquet. Elle portait une délicieuse toilette bleue d'une coupe paysanne, la taille haute, le corsage formant fichu, presque un déguisement, pour avoir bien l'air d'une marchande de pain d'épice et d'oublies. Avec cela, elle affectait un zézaiement adorable, un petit rire niais de la plus fine originalité. Sur le tourniquet, les lots étaient classés, d'affreux bibelots de cinq ou six sous, maroquinerie, verrerie, porcelaine; et la plume grinçait contre les fils de laiton, la plaque tournante emportait les lots, dans un bruit continu de vaisselle cassée. Toutes les deux minutes, quand les joueurs manquaient, Mme Bouchard disait de sa douce voix d'innocente, débarquée la veille de son village:
«A vingt sous le coup, messieurs.... Voyons, messieurs, tirez un coup...» Le buffet également sablé, orné aux angles de plantes vertes, était garni de petites tables rondes et de chaises cannées. On avait tâché d'imiter un vrai café, pour plus de piquant. Au fond, au comptoir monumental, trois dames s'éventaient, en attendant les commandes des consommateurs. Devant elles, des carafons de liqueurs, des assiettes de gâteaux et de sandwiches, des bonbons, des cigares et des cigarettes faisaient un étalage louche de bal public. Et, par moments, la dame du milieu, une comtesse brune et pétulante, se levait, se penchait pour verser un petit verre, ne se reconnaissait plus au milieu de cette débandade de carafons, manœuvrant ses bras nus au risque de tout casser. Mais Clorinde régnait au buffet. C'était elle qui servait le public des tables. On eût dit Junon fille de brasserie. Elle portait une robe de satin jaune, coupée de biais de satin noir, aveuglante, extraordinaire, un astre dont la traîne ressemblait à une queue de comète. Décolletée très bas, le buste libre, elle circulait royalement entre les chaises cannées, promenant des chopes sur des plateaux de métal blanc, avec une tranquillité de déesse. Elle frôlait les épaules des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsage ouvert, pour prendre les ordres, répondait à tous, sans se presser, souriante, très à l'aise. Quand les consommations étaient bues, elle recevait de sa main superbe les pièces blanches et les sous, qu'elle jetait d'un geste déjà familier au fond d'une aumônière, pendue à sa ceinture.
Cependant, M. Kahn et M. Béjuin venaient de s'asseoir. Le premier tapa sur la table de zinc, par manière de plaisanterie, en criant:
«Madame, deux bocks!» Elle arriva, servit les deux bocks et resta là debout, à se reposer un instant, le buffet se trouvant alors presque vide. Distraite, à l'aide de son mouchoir de dentelle, elle s'essuyait les doigts, sur lesquels la bière avait coulé. M. Kahn remarqua la clarté particulière de ses yeux, le rayonnement de triomphe qui sortait de toute sa face. Il la regarda, les paupières battantes; puis il demanda:
«Quand êtes-vous revenue de Fontainebleau?
—Ce matin, répondit-elle.
—Et vous avez vu l'empereur, quelles nouvelles?» Elle eut un sourire, pinça les lèvres d'un air indéfinissable, en le regardant à son tour. Alors, il lui vit un bijou original qu'il ne lui connaissait pas. C'était, à son cou nu, sur ses épaules nues, un collier de chien, un vrai collier de chien en velours noir, avec la boucle, l'anneau, le grelot, un grelot d'or dans lequel tintait une perle fine. Sur le collier se trouvaient écrits en caractères de diamants deux noms, aux lettres entrelacées et bizarrement tordues. Et, tombant de l'anneau, une grosse chaîne d'or battait le long de sa poitrine, entre ses seins, puis remontait s'attacher sur une plaque d'or, fixée au bras droit, où on lisait: J'appartiens à mon maître. «C'est un cadeau?» murmura discrètement M. Kahn, en montrant le bijou d'un signe.
Elle répondit oui de la tête, les lèvres toujours pincées, dans une moue fine et sensuelle. Elle avait voulu ce servage. Elle l'affichait avec une sérénité d'impudeur qui la mettait au-dessus des fautes banales, honorée d'un choix princier, jalousée de toutes. Quand elle s'était montrée, le cou serré dans ce collier, sur lequel des yeux perçants de rivales prétendaient lire un prénom illustre mêlé au sien, toutes les femmes avaient compris, échangeant des coups d'œil, comme pour se dire: C'est donc fait! Depuis un mois, le monde officiel causait de cette aventure, attendait ce dénouement. Et c'était fait, en vérité; elle le criait elle-même, elle le portait écrit sur l'épaule. S'il fallait en croire une histoire chuchotée d'oreille à oreille, elle avait eu pour premier lit, à quinze ans, la botte de paille où dormait un cocher, au fond d'une écurie. Plus tard, elle était montée dans d'autres couches, toujours plus haut, des couches de banquiers, de fonctionnaires, de ministres, élargissant sa fortune à chacune de ses nuits. Puis, d'alcôve en alcôve, d'étape en étape, comme apothéose, pour satisfaire une dernière volonté et un dernier orgueil, elle venait de poser sa belle tête froide sur l'oreiller impérial.
«Madame, un bock, je vous prie!» demanda un gros monsieur décoré, un général qui la regardait en souriant.
Et quand elle eut apporté le bock, deux députés l'appelèrent.
«Deux verres de chartreuse, s'il vous plaît!» Un flot de monde arrivait, de tous côtés les demandes se croisaient: des grogs, de l'anisette, de la limonade, des gâteaux, des cigares. Les hommes la dévisageaient, causant bas, allumés par l'histoire polissonne qui courait. Et, quand cette fille de brasserie, sortie le matin même des bras d'un empereur, recevait leur monnaie, la main tendue, ils semblaient flairer, chercher sur elle quelque chose de ces amours souveraines. Elle, sans un trouble, tournait lentement le cou, pour montrer son collier de chien, dont la grosse chaîne d'or avait un petit bruit. Cela devait être un ragoût de plus, se faire la servante de tous, lorsqu'on vient d'être reine pendant une nuit, traîner autour des tables d'un café pour rire, parmi les ronds de citron et les miettes de gâteau, des pieds de statue baisés passionnément par d'augustes moustaches.
«C'est très amusant, dit-elle en revenant se planter devant M. Kahn. Ils me prennent pour une fille, ma parole! Il y en a un qui m'a pincée, je crois. Je n'ai rien dit. A quoi bon?... C'est pour les pauvres, n'est-ce pas?»
M. Kahn, d'un clignement d'yeux, la pria de se pencher; et, très bas, il demanda:
«Alors, Rougon?...
—Chut! tout à l'heure, répondit-elle en baissant la voix également. Je lui ai envoyé une carte d'invitation à son nom. Je l'attends.»
Et M. Kahn ayant hoché la tête, elle ajouta vivement:
«Si, si, je le connais, il viendra.... D'ailleurs, il ne sait rien.»
M. Kahn et M. Béjuin se mirent dès lors à guetter l'arrivée de Rougon. Ils voyaient toute la grande salle, par la large ouverture des rideaux. La foule y augmentait de minute en minute. Des messieurs, renversés autour du pouf circulaire, les jambes croisées, fermaient les yeux d'un air somnolent; tandis que, s'accrochant à leurs pieds tendus, un continuel défilé de visiteurs tournait devant eux. La chaleur devenait excessive. Le brouhaha grandissait dans la buée rouge flottant au-dessus des chapeaux noirs. Et, par moments, au milieu du sourd murmure, le grincement du tourniquet partait avec un bruit de crécelle.
Mme Correur, qui arrivait, faisait à petits pas le tour des comptoirs, très grosse, vêtue d'une robe de grenadine rayée blanche et mauve, sous laquelle la graisse de ses épaules et de ses bras se renflait en bourrelets rosâtres. Elle avait une mine prudente, des regards réfléchis de cliente cherchant un bon coup à faire.
D'ordinaire, elle disait qu'on trouvait d'excellentes occasions, dans ces ventes de charité; ces pauvres dames ne savaient pas, ne connaissaient pas toujours leurs marchandises. Jamais, d'ailleurs, elle n'achetait aux vendeuses de sa connaissance; celles-là «salaient» trop leur monde. Quand elle eut fait le tour de la salle, retournant les objets, les flairant, les reposant, elle revint à un comptoir de maroquinerie, devant lequel elle resta dix grosses minutes, à fouiller l'étalage d'un air perplexe. Enfin, négligemment, elle prit un portefeuille en cuir de Russie sur lequel elle avait jeté les yeux depuis plus d'un quart d'heure.
«Combien?» demanda-t-elle.
La vendeuse, une grande jeune femme blonde, en train de plaisanter avec deux messieurs, se tourna à peine, répondit:
«Quinze francs.» Le portefeuille en valait au moins vingt. Ces dames, qui luttaient entre elles à tirer des hommes des sommes extravagantes, vendaient généralement aux femmes à prix coûtant, par une sorte de franc-maçonnerie. Mais Mme Correur remit le portefeuille sur le comptoir d'un air effrayé, en murmurant:
«Oh! c'est trop cher.... Je veux faire un cadeau. J'y mettrai dix francs, pas plus. Vous n'avez rien de gentil à dix francs?» Et elle bouleversa de nouveau l'étalage. Rien ne lui plaisait. Mon Dieu! si ce portefeuille n'avait pas coûté si cher! Elle le reprenait, fourrait son nez dans les poches. La vendeuse, impatientée, finit par le lui laisser à quatorze francs, puis à douze. Non, non, c'était encore trop cher. Et elle l'eut à onze francs, après un marchandage féroce. La grande jeune femme disait:
«J'aime mieux vendre.... Toutes les femmes marchandent, pas une n'achète.... Ah! si nous n'avions pas les messieurs!» Mme Correur, en s'en allant, eut la joie de trouver au fond du portefeuille une étiquette portant le prix de vingt-cinq francs. Elle rôda encore, puis s'installa derrière le tourniquet, à côté de Mme Bouchard. Elle l'appelait «ma chérie», et lui ramenait sur le front deux accroche-cœurs qui s'envolaient.
«Tiens, voilà le colonel!» dit M. Kahn, toujours attablé au buffet, les yeux guettant les portes.
Le colonel venait parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il comptait en être quitte avec un louis; et cela lui saignait déjà fortement le cœur. Dès la porte, il fut entouré, assailli par trois ou quatre dames, qui répétaient:
«Monsieur, achetez-moi un cigare.... Monsieur, une boîte d'allumettes...» Il sourit, en se débarrassant poliment. Ensuite, il s'orienta, voulut payer sa dette tout de suite, s'arrêta à un comptoir tenu par une dame très bien en cour, à laquelle il marchanda un étui à cigares fort laid.
Soixante-quinze francs! Il ne fut pas maître d'un geste de terreur, il rejeta l'étui et fila; tandis que la dame, rouge, blessée, tournait la tête, comme s'il avait commis sur sa personne une inconvenance. Alors, lui, pour empêcher les commentaires fâcheux, s'approcha du kiosque où Mme de Combelot tournait toujours ses petits bouquets. Ça ne devait pas être cher, ces bouquets-là. Par prudence, il ne voulut pas même d'un bouquet, devinant que la bouquetière devait mettre un haut prix à son travail. Il choisit, dans le tas de roses, la moins épanouie, la plus maigre, un bouton à demi mangé. Et galamment, sortant son porte-monnaie:
«Madame, combien cette fleur?
—Cent francs, monsieur», répondit la dame, qui avait suivi son manège du coin de l'œil.
Il balbutia, ses mains tremblèrent. Mais, cette fois, il était impossible de reculer. Du monde se trouvait là, on le regardait. Il paya, et, se réfugiant dans le buffet, il s'assit à la table de M. Kahn, en murmurant:
«C'est un guet-apens, un guet-apens...
—Vous n'avez pas vu Rougon dans la salle?» demanda M. Kahn.
Le colonel ne répondit pas. Il jetait de loin des regards furibonds aux vendeuses. Puis, comme M. d'Escorailles et M. La Rouquette riaient très fort devant un comptoir, il dit encore entre ses dents:
«Parbleu! les jeunes gens, ça les amuse.... Ils finissent toujours par en avoir pour leur argent.»
M. d'Escorailles et M. La Rouquette, en effet, s'amusaient beaucoup. Ces dames se les arrachaient. Dès leur entrée, des bras s'étaient tendus vers eux; à droite, à gauche, leurs noms sonnaient.
«Monsieur d'Escorailles, vous savez ce que vous m'avez promis.... Voyons, monsieur La Rouquette, vous m'achèterez bien un petit dada. Non? Alors, une poupée. Oui, oui, une poupée, c'est ce qu'il vous faut!» Ils se donnaient le bras, pour se protéger, disaient-ils, en riant. Ils avançaient, radieux, pâmés, au milieu de l'assaut de toutes ces jupes, dans la caresse tiède de ces jolies voix. Par moments, ils disparaissaient, noyés sous les gorges nues, contre lesquelles ils feignaient de se défendre, avec de petits cris d'effroi. Et, à chaque comptoir, ils se laissaient faire une aimable violence.
Puis, ils jouaient l'avarice, en affectant des effarouchements comiques. Une poupée d'un sou, un louis, ça n'était pas dans leurs moyens! Trois crayons, deux louis, on voulait donc leur retirer le pain de la bouche!
C'était à mourir de rire. Ces dames avaient une gaieté roucoulante, pareille à un chant de flûte. Elles devenaient plus âpres, grisées par cette pluie d'or, triplant, quadruplant les prix, mordues de la passion du vol.
Elles se les passaient de main en main, avec des clignements d'yeux, et des mots couraient: «Je vais les pincer, ceux-là... Vous allez voir, on peut les saler...», phrases qu'ils entendaient et auxquelles ils répondaient par des saluts plaisants. Derrière leur dos, elles triomphaient, elles se vantaient; la plus forte, la plus jalousée fut une demoiselle de dix-huit ans, qui avait vendu un bâton de cire à cacheter trois louis. Cependant, arrivé au bout de la salle, comme une vendeuse voulait absolument lui fourrer dans la poche une boîte de savons, M. d'Escorailles s'écria:
«Je n'ai plus le sou. Si vous voulez que je vous fasse des billets?» Il secouait son porte-monnaie. La dame, lancée, s'oubliant, prit le porte-monnaie, le fouilla. Et elle regardait le jeune homme, elle semblait sur le point de lui demander sa chaîne de montre.
C'était une farce. M. d'Escorailles emportait toujours dans les ventes un porte-monnaie vide, pour rire.
«Ah! zut! dit-il en entraînant M. La Rouquette, je deviens chien, moi!... Hein? il faut tâcher de nous refaire.» Et, comme Ils passaient devant le tourniquet, Mme Bouchard jeta un cri:
«A vingt sous le coup, messieurs.... Tirez un coup...» Ils s'approchèrent, en feignant de n'avoir pas entendu.
«Combien le coup, la marchande?
—Vingt sous, messieurs.» Les rires recommencèrent de plus belle. Mais Mme Bouchard, dans sa toilette bleue, restait candide, levant des yeux étonnés sur les deux messieurs, comme si elle ne les avait pas connus. Alors, une partie formidable s'engagea. Pendant un quart d'heure, le tourniquet grinça, sans un arrêt. Ils tournaient l'un après l'autre. M. d'Escorailles gagna deux douzaines de coquetiers, trois petits miroirs, sept statuettes en biscuit, cinq étuis à cigarettes; M. La Rouquette eut pour sa part deux paquets de dentelle, un vide-poche en porcelaine de camelote monté sur des pieds de zinc doré, des verres, un bougeoir, une boîte avec une glace.
Mme Bouchard, les lèvres pincées, finit par crier:
«Ah! bien, non, vous avez trop de chance! Je ne joue plus.... Tenez, emportez vos affaires.» Elle en avait fait deux gros tas, à côté, sur une table.
M. La Rouquette parut consterné. Il lui demanda d'échanger son tas contre le bouquet de violettes d'uniforme, qu'elle portait piqué dans ses cheveux. Mais elle refusa.
«Non, non, vous avez gagné ça, n'est-ce pas? Eh bien, emportez ça.
—Madame a raison, dit gravement M. d'Escorailles.
On ne boude pas la fortune, et du diable si je laisse un coquetier!... Moi, je deviens chien.» Il avait étalé son mouchoir et nouait proprement un paquet. Il y eut une nouvelle explosion d'hilarité.
L'embarras de M. La Rouquette était aussi bien divertissant. Alors, Mme Correur, qui avait gardé jusque-là, au fond de sa boutique, une dignité souriante de matrone, avança sa grosse face rose. Elle voulait bien faire un échange, elle.
«Non, je ne veux rien, se hâta de dire le jeune député.
Prenez tout, je vous donne tout.» Et Ils ne s'en allèrent pas, ils restèrent là un instant.
Maintenant, à demi-voix, ils adressaient des galanteries à Mme Bouchard, d'un goût douteux. A la voir, les têtes tournaient plus encore que son tourniquet. Que gagnait-on à son joli jeu? Ça ne valait pas le jeu de pigeon vole; et Ils voulaient lui jouer à pigeon vole toutes sortes de choses aimables. Mme Bouchard baissait les cils, avec un rire de jeune bête; elle avait un léger balancement de hanches, comme une paysanne dont les messieurs se gaussent; pendant que Mme Correur s'extasiait sur elle, en répétant d'un air ravi de connaisseuse:
«Est-elle gentille! est-elle gentille!» Mais Mme Bouchard finit par donner des tapes sur les mains de M. d'Escorailles, qui voulait examiner le mécanisme du tourniquet, en prétendant qu'elle devait tricher. Allaient-ils la laisser tranquille, à la fin! Et, quand elle les eut renvoyés, elle reprit sa voix engageante de marchande.
«Voyons, messieurs, à vingt sous le coup.... Un coup seulement, messieurs.»
A ce moment, M. Kahn, debout pour voir par-dessus les têtes, se rassit avec précipitation en murmurant:
«Voici Rougon.... N'ayons pas l'air, n'est-ce pas?» Rougon traversait la salle, lentement. Il s'arrêta, joua au tourniquet de Mme Bouchard, paya trois louis une des roses de Mme de Combelot. Puis, quand il eut fait ainsi son offrande, il parut vouloir repartir sur-le-champ. Il écartait la foule, marchait déjà vers une porte. Mais, tout d'un coup, comme il venait de jeter un regard dans le buffet, il se dirigea de ce côté, la tête haute, calme, superbe. M. d'Escorailles et M. La Rouquette s'étaient assis près de M. Kahn, de M. Béjuin et du colonel; il y avait encore là M. Bouchard, qui arrivait. Et tous ces messieurs, quand le ministre passa devant eux, eurent un léger frisson, tant il leur sembla grand et solide, avec ses gros membres. Il les avait salués de haut, familièrement. Il se mit à une table voisine. Sa large face ne se baissait pas, se tournait lentement, à gauche, à droite, comme pour affronter et supporter sans une ombre les regards qu'il sentait fixés sur lui.
Clorinde s'était approchée, traînant royalement sa lourde robe jaune. Elle lui demanda, en affectant une vulgarité où perçait une pointe de raillerie:
«Que faut-il vous servir?
—Ah! voilà! dit-il gaiement. Je ne bois jamais rien.... Qu'est-ce que vous avez?» Alors, elle lui énuméra rapidement des liqueurs: fine champagne, rhum, curaçao, kirsch, chartreuse, anisette, vespétro, kummel.
«Non, non, donnez-moi un verre d'eau sucrée.» Elle alla au comptoir, apporta le verre d'eau sucrée, toujours avec sa majesté de déesse. Et elle resta devant Rougon, à le regarder faire fondre son sucre. Lui, continuait à sourire. Il dit les premières banalités venues.
«Vous allez bien?... Il y a un siècle que je ne vous ai vue.
—J'étais à Fontainebleau», répondit-elle simplement.
Il leva les yeux, l'examina d'un regard profond. Mais elle l'interrogeait à son tour.
«Et êtes-vous content? tout marche-t-il à votre gré?
—Oui, parfaitement, dit-il.
—Allons, tant mieux!» Et elle tourna autour de lui, avec des attentions de garçon de café. Elle le couvait de la flamme mauvaise de ses yeux, comme sur le point de laisser à chaque instant échapper son triomphe. Enfin, elle se décidait à le quitter, quand elle se haussa sur les pieds, pour jeter un regard dans la salle voisine. Puis, lui touchant l'épaule:
«Je crois qu'on vous cherche», reprit-elle, le visage tout allumé.
Merle, en effet, s'avançait respectueusement, entre les chaises et les tables du buffet. Il fit coup sur coup trois saluts. Et il priait Son Excellence de l'excuser. On avait apporté derrière Son Excellence la lettre que Son Excellence devait attendre depuis le matin. Alors, tout en n'ayant pas reçu d'ordre, il avait cru.... «C'est bien, donnez», interrompit Rougon.
L'huissier lui remit une grande enveloppe et alla rôder dans la salle. Rougon, d'un coup d'œil, avait reconnu l'écriture; c'était une lettre autographe de l'empereur, la réponse à l'envoi de sa démission. Une petite sueur froide monta à ses tempes. Mais il ne pâlit même pas. Il glissa tranquillement la lettre dans la poche intérieure de sa redingote, sans cesser d'affronter les regards de la table de M. Kahn, auquel Clorinde était allée dire quelques mots. Toute la bande à présent le guettait, ne perdait pas un de ses mouvements, dans une fièvre aiguë de curiosité.
La jeune femme étant revenue se planter devant lui, Rougon but enfin la moitié de son verre d'eau sucrée et chercha une galanterie.
«Vous êtes toute belle aujourd'hui. Si les reines se faisaient servantes...» Elle coupa son compliment, elle dit avec son audace:
«Alors, vous ne lisez pas?» Il joua l'oubli. Puis, feignant de se souvenir:
«Ah! oui, cette lettre.... Je vais la lire, si cela peut vous plaire.» Et, à l'aide d'un canif, il fendit l'enveloppe, soigneusement. D'un regard il eut parcouru les quelques lignes.
L'empereur acceptait sa démission. Pendant près d'une minute, il tint le papier sur son visage, comme pour le relire. Il avait peur de ne plus être maître du calme de sa face. Un soulèvement terrible se faisait en lui; une rébellion de toute sa force qui ne voulait pas accepter la chute, le secouait furieusement, jusqu'aux os; s'il ne s'était pas roidi, il aurait crié, fendu la table à coups de poing. Le regard toujours fixé sur la lettre, il revoyait l'empereur tel qu'il l'avait vu à Saint-Cloud, avec sa parole molle, son sourire entêté, lui renouvelant sa confiance, lui confirmant ses instructions. Quelle longue pensée de disgrâce devait-il donc mûrir, derrière son visage voilé, pour le briser si brusquement, en une nuit, après l'avoir vingt fois retenu au pouvoir?
Enfin Rougon, d'un effort suprême, se vainquit. Il releva sa face, où pas un trait ne bougeait; il remit la lettre dans sa poche, d'un geste indifférent. Mais Clorinde avait appuyé ses deux mains sur la petite table.
Elle se courba dans un moment d'abandon, elle murmura, les coins de la bouche frémissants:
«Je le savais. J'étais là-bas encore ce matin.... Mon pauvre ami!» Et elle le plaignait d'une voix si cruellement moqueuse, qu'il la regarda de nouveau les yeux dans les yeux. Elle ne dissimulait plus, d'ailleurs. Elle tenait la jouissance attendue depuis des mois, goûtant sans hâte, phrase à phrase, la volupté de se montrer enfin à lui en ennemie implacable et vengée.
«Je n'ai pas pu vous défendre, continua-t-elle, vous ignorez sans doute...» Elle n'acheva pas. Puis, elle demanda, d'un air aigu:
«Devinez qui vous remplace à l'intérieur?» Il eut un geste d'insouciance. Mais elle le fatiguait de son regard. Elle finit par lâcher ce seul mot:
«Mon mari!» Rougon, la bouche sèche, but encore une gorgée d'eau sucrée. Elle avait tout mis dans ce mot, sa colère d'avoir été dédaignée autrefois, sa rancune menée avec tant d'art, sa joie de femme de battre un homme réputé de première force. Alors, elle se donna le plaisir de le torturer, d'abuser de sa victoire; elle étala les côtés blessants. Mon Dieu! son mari n'était pas un homme supérieur; elle l'avouait, elle en plaisantait même; et elle voulait dire que le premier venu avait suffi, qu'elle aurait fait un ministre de l'huissier Merle, si le caprice lui en était poussé. Oui, l'huissier Merle, un passant imbécile, n'importe qui: Rougon aurait eu un digne successeur. Cela prouvait la toute-puissance de la femme. Puis, se livrant complètement, elle se montra maternelle, protectrice, donneuse de bons conseils.
«Voyez-vous, mon cher, je vous l'ai dit souvent, vous avez tort de mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtes que vous pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre nous traiter de folles, de meubles embarrassants, que sais-je encore? de boulets au pied.... Regardez donc mon mari! Est-ce que j'ai été un boulet à son pied?... Moi, je voulais vous faire voir ça. Je m'étais promis ce régal, vous vous souvenez, le jour où nous avons eu cette conversation vous avez vu, n'est-ce pas? Eh bien, sans rancune... vous êtes très fort, mon cher. Mais dites-vous bien une chose: une femme vous roulera toujours quand elle voudra en prendre la peine.» Rougon, un peu pâle, souriait.
«Oui, vous avez raison peut-être, dit-il d'une voix lente, évoquant toute cette histoire. J'avais ma seule force, vous aviez...
—J'avais autre chose, parbleu!» acheva-t-elle avec une carrure qui arrivait à de la grandeur, tant elle se mettait haut dans le dédain des convenances.
Il n'eut pas une plainte. Elle lui avait pris de sa puissance pour le vaincre; elle retournait aujourd'hui contre lui les leçons épelées à son côté, en disciple docile, pendant leurs bons après-midi de la rue Marbeuf. C'était là de l'ingratitude, de la trahison, dont il buvait l'amertume sans dégoût, en homme d'expérience. Sa seule préoccupation, dans ce dénouement, restait de savoir s'il la connaissait enfin tout entière. Il se rappelait ses anciennes enquêtes, ses efforts inutiles pour pénétrer les rouages secrets de cette machine superbe et détraquée. La bêtise des hommes, décidément, était bien grande.
A deux fois, Clorinde s'était éloignée pour servir des petits verres. Puis, lorsqu'elle se fut satisfaite, elle recommença sa marche royale entre les tables, en affectant de ne plus s'occuper de lui. Il la suivait des yeux; et il la vit s'approcher d'un monsieur à barbe immense, un étranger dont les prodigalités révolutionnaient alors Paris. Ce dernier achevait un verre de malaga.
«Combien, madame? demanda-t-il en se levant.
—Cinq francs, monsieur. Toutes les consommations sont à cinq francs.» Il paya. Puis, du même ton, avec son accent:
«Et un baiser, combien?
—Cent mille francs», répondit-elle sans une hésitation.
Il se rassit, écrivit quelques mots sur une page arrachée d'un agenda. Ensuite, il lui posa un gros baiser sur la joue, la paya, s'en alla d'un pas plein de flegme. Tout le monde souriait, trouvait ça très bien.
«Il ne s'agit que de mettre le prix», murmura Clorinde, en revenant près de Rougon.
Et il vit là une nouvelle allusion. Elle avait dit jamais pour lui. Alors, cet homme chaste, qui avait reçu sans plier le coup de massue de sa disgrâce, souffrit beaucoup du collier qu'elle portait si effrontément. Elle se penchait davantage, le provoquait, roulait son cou. La perle fine tintait dans le grelot d'or; la chaîne pendait, comme tiède encore de la main du maître; les diamants luisaient sur le velours, où il épelait aisément le secret connu de tous. Et jamais il ne s'était senti à ce point mordu par la jalousie inavouée, cette brûlure d'envie orgueilleuse, qu'il avait éprouvée parfois en face de l'empereur tout-puissant. Il aurait préféré Clorinde au bras de ce cocher, dont on parlait à voix basse. Cela irritait ses anciens désirs, de la savoir hors de sa main, tout en haut, esclave d'un homme qui d'un mot courbait les têtes.
Sans doute la jeune femme devina son tourment. Elle ajouta une cruauté, elle lui désigna d'un clignement d'yeux Mme de Combelot, dans son kiosque de fleuriste, vendant ses roses. Et elle murmurait, avec son rire mauvais:
«Hein! cette pauvre Mme de Combelot; elle attend toujours!» Rougon acheva son verre d'eau sucrée. Il étouffait. Il prit son porte-monnaie, balbutia:
«Combien?
—Cinq francs.» Lorsqu'elle eut jeté la pièce dans l'aumônière, elle présenta de nouveau la main, en disant plaisamment:
«Et vous ne donnez rien pour la fille?» il chercha, trouva deux sous qu'il lui mit dans la main. Ce fut sa brutalité, la seule vengeance que sa rudesse de parvenu sut inventer. Elle rougit, malgré son grand aplomb. Mais elle prit sa hauteur de déesse. Elle s'en alla, saluant, laissant tomber de ses lèvres:
«Merci, Excellence.» Rougon n'osa pas se mettre debout tout de suite. Il avait les jambes molles, il craignait de fléchir, et il voulait se retirer comme il était venu, solide, la face calme.
Il redoutait surtout de passer devant ses anciens familiers, dont les cous tendus, les oreilles élargies, les yeux braqués n'avaient pas perdu un seul incident de la scène. Il promena ses regards quelques minutes, jouant l'indifférence. Il songeait. Un nouvel acte de sa vie politique était donc fini. Il tombait, miné, rongé, dévoré par sa bande. Ses fortes épaules craquaient sous les responsabilités, sous les sottises et les vilenies qu'il avait prises à son compte, par une forfanterie de gros homme, un besoin d'être un chef redouté et généreux. Ses muscles de taureau rendaient simplement sa chute plus retentissante, l'écroulement de sa coterie plus vaste. Les conditions mêmes du pouvoir, la nécessité d'avoir derrière soi des appétits à satisfaire, de se maintenir grâce à l'abus de son crédit, avaient fatalement fait de la débâcle une question de temps. Et, à cette heure, il se rappelait le travail lent de sa bande, ces dents aiguës qui chaque jour mangeaient un peu de sa force. Ils étaient autour de lui; ils lui grimpaient aux genoux, puis à la poitrine, puis à la gorge, jusqu'à l'étrangler; ils lui avaient tout pris, ses pieds pour monter, ses mains pour voler, sa mâchoire pour mordre et engloutir; ils habitaient dans ses membres, en tiraient leur joie et leur santé, s'en donnaient des ripailles, sans songer au lendemain. Puis, aujourd'hui, l'ayant vidé, entendant le craquement de la charpente, ils filaient, pareils à ces rats que leur instinct avertit de l'éboulement prochain des maisons, dont ils ont émietté les murs. Toute la bande était luisante, florissante. Elle s'engraissait déjà d'un autre embonpoint. M. Kahn venait de vendre son chemin de fer de Niort à Angers au comte de Marsy. Le colonel devait obtenir, la semaine suivante, une situation dans les palais impériaux; M. Bouchard avait la promesse formelle que son protégé, l'intéressant Georges Duchesne, serait nommé sous-chef de bureau dès l'entrée de Delestang au ministère de l'Intérieur.
Mme Correur se réjouissait d'une grosse maladie de Mme Martineau, croyant déjà habiter sa maison de Coulonges, mangeant ses rentes en bonne bourgeoise, faisant du bien dans le canton. M. Béjuin était certain de recevoir la visite de l'empereur à sa cristallerie, vers l'automne. M. d'Escorailles, enfin, vivement sermonné par le marquis et la marquise, se mettait aux genoux de Clorinde, gagnait un poste de sous-préfet par son seul émerveillement à la regarder servir des petits verres. Et Rougon, en face de la bande gorgée, se trouvait plus petit qu'autrefois, les sentait énormes à leur tour, écrasé sous eux, sans oser encore quitter sa chaise, de peur de les voir sourire, s'il trébuchait.
Pourtant, la tête plus libre, peu à peu raffermi, il se leva. Il repoussait la petite table de zinc pour passer, lorsque Delestang entra, au bras du comte de Marsy. Il courait sur ce dernier une histoire fort curieuse. A en croire certains chuchotements, il s'était rencontré avec Clorinde au château de Fontainebleau, la semaine précédente, uniquement pour faciliter les rendez-vous de la jeune femme et de Sa Majesté. Il avait mission d'amuser l'impératrice. D'ailleurs, cela paraissait piquant, rien de plus; c'étaient de ces services qu'on se rend toujours entre hommes. Mais Rougon flairait là une revanche du comte, s'employant à sa chute de complicité avec Clorinde, retournant contre son successeur au ministère les armes employées pour le renverser lui-même, quelques mois auparavant, à Compiègne; cela spirituellement, aiguisé d'une pointe d'ordure élégante. Depuis son retour de Fontainebleau, M. de Marsy ne quittait plus Delestang.
M. Kahn et M. Béjuin, le colonel, toute la bande se jeta dans les bras du nouveau ministre. La nomination devait paraître le lendemain seulement au Moniteur, à la suite de la démission de Rougon; mais le décret était signé, on pouvait triompher. Ils lui allongeaient de vigoureuses poignées de main, avec des ricanements, des paroles chuchotées, un élan d'enthousiasme que contenaient à grand-peine les regards de toute la salle.
C'était la lente prise de possession des familiers, qui baisent les pieds, qui baisent les mains, avant de s'emparer des quatre membres. Et il leur appartenait déjà; un le tenait par le bras droit, un autre par le bras gauche; un troisième avait saisi un bouton de sa redingote, tandis qu'un quatrième, derrière son dos, se haussait, glissait des mots dans sa nuque. Lui, dressant sa belle tête, avec une dignité affable, une de ces imposantes mines, correctes, imbéciles, de souverain en voyage, auquel les dames des sous-préfectures offrent des bouquets, comme on en voit sur les images officielles. En face du groupe, Rougon, très pâle, saignant de cette apothéose de la médiocrité, ne put pourtant retenir un sourire. Il se souvenait.
«J'ai toujours prédit que Delestang irait loin», dit-il d'un air fin au comte de Marsy, qui s'était avancé vers lui, la main tendue.
Le comte répondit par une légère moue des lèvres, d'une ironie charmante. Depuis qu'il avait lié amitié avec Delestang, après avoir rendu des services à sa femme, il devait s'amuser prodigieusement. Il retint un instant Rougon, se montra d'une politesse exquise.
Toujours en lutte, opposés par leurs tempéraments, ces deux hommes forts se saluaient à l'issue de chacun de leurs duels, en adversaires d'égale science, se promettant d'éternelles revanches. Rougon avait blessé Marsy, Marsy venait de blesser Rougon, cela continuerait ainsi jusqu'à ce que l'un des deux restât sur le carreau. Peut-être même, au fond, ne souhaitaient-ils pas leur mort complète, amusés par la bataille, occupant leur vie de leur rivalité; puis, ils se sentaient vaguement comme les deux contrepoids nécessaires à l'équilibre de l'empire, le poing velu qui assomme, la fine main gantée qui étrangle.
Cependant, Delestang était en proie à un embarras cruel. Il avait aperçu Rougon, il ne savait pas s'il devait aller lui tendre la main. Il jeta un coup d'œil perplexe à Clorinde, que son service semblait absorber, indifférente, portant aux quatre coins du buffet des sandwiches, des babas, des brioches. Et, sur un regard de la jeune femme, il crut comprendre, il s'avança enfin, un peu troublé, s'excusant.
«Mon ami, vous ne m'en voulez pas.... Je refusais, on m'a forcé... N'est-ce pas? Il y a des exigences...» Rougon lui coupa la parole; l'empereur avait agi dans sa sagesse, le pays allait se trouver entre d'excellentes mains. Alors, Delestang s'enhardit.
«Oh! je vous ai défendu, nous vous avons tous défendu. Mais là, entre nous, vous étiez allé un peu loin.... On a eu surtout à cœur votre dernière affaire pour les Charbonnel, vous savez, ces pauvres religieuses...» M. de Marsy réprima un sourire. Rougon répondit avec sa bonhomie des jours heureux:
«Oui, oui, la visite chez les religieuses.... Mon Dieu, parmi toutes les bêtises que mes amis m'ont fait commettre, c'est peut-être la seule chose raisonnable et juste de mes cinq mois de pouvoir.» Et il s'en allait, quand il vit Du Poizat entrer et s'emparer de Delestang. Le préfet affecta de ne pas l'apercevoir. Depuis trois jours, embusqué à Paris, il attendait. Il dut obtenir son changement de préfecture, car il se confondit en remerciements, avec son sourire de loup aux dents blanches mal rangées. Puis, comme le nouveau ministre se tournait, il reçut presque dans les bras l'huissier Merle, poussé par Mme Correur; l'huissier baissait les yeux, pareil à une grande fille timide, pendant que Mme Correur le recommandait chaudement.
«On ne l'aime pas au ministère, murmura-t-elle, parce qu'il protestait par son silence contre les abus.
Allez, il en a vu de drôles sous M. Rougon!
—Oh! oui, de bien drôles! dit Merle. Je puis en conter long.... M. Rougon ne sera guère regretté. Moi, je ne suis pas payé pour l'aimer, d'abord. Il a failli me faire mettre à la porte.» Dans la grande salle, que Rougon traversa à pas lents, les comptoirs étaient vides. Les visiteurs, pour plaire à l'impératrice qui patronnait l'œuvre, avaient mis les marchandises au pillage. Les vendeuses, enthousiasmées, parlaient de rouvrir le soir, avec un nouveau fonds. Et elles comptaient leur argent sur les tables.
Des chiffres partaient, au milieu de rires victorieux:
une avait fait trois mille francs, une autre quatre mille cinq cents, une autre sept mille, une autre dix mille.
Celle-là rayonnait. Elle était une femme de dix mille francs.
Pourtant, Mme de Combelot se désespérait. Elle venait de placer sa dernière rose, et les clients assiégeaient toujours son kiosque. Elle descendit, pour demander à Mme Bouchard si elle n'avait rien à vendre, n'importe quoi. Mais le tourniquet, lui aussi, était vide; une dame emportait le dernier lot, une petite cuvette de poupée. Elles cherchèrent quand même, elles s'entêtèrent, et finirent par trouver un paquet de cure-dents, qui avait roulé par terre. Mme de Combelot l'emporta en criant victoire. Mme Bouchard la suivit. Toutes deux remontèrent dans le kiosque.
«Messieurs! messieurs! appela la première, hardiment, debout, ramassant les hommes au-dessous d'elle, d'un geste arrondi de ses bras nus voici tout ce qui nous reste, un paquet de cure-dents.... Il y a vingt-cinq cure-dents.... Je les mets aux enchères...» Les hommes se bousculaient, riaient, levaient en l'air leurs mains gantées. L'idée de Mme de Combelot avait un succès fou.
«Un cure-dent! cria-t-elle. Il y a marchand à cinq francs... voyons, messieurs, cinq francs!
—Dix francs! dit une voix.
—Douze francs!
—Quinze francs!» Mais M. d'Escorailles ayant sauté brusquement à vingt-cinq francs, Mme Bouchard se pressa et laissa tomber de sa voix flûtée:
«Adjugé à vingt-cinq francs!» Les autres cure-dents montèrent beaucoup plus haut.
M. La Rouquette paya le sien quarante-trois francs; le chevalier Rusconi, qui arrivait, poussa son enchère jusqu'à soixante-douze francs; enfin, le dernier, un cure-dent très mince, que Mme de Combelot annonça comme étant fendu, ne voulant pas tromper son monde, disait-elle, fut adjugé pour la somme de cent dix-sept francs à un vieux monsieur, très allumé par l'entrain de la jeune femme, dont le corsage s'entrouvrait, à chacun de ses mouvements passionnés de commissaire priseur.
«Il est fendu, messieurs, mais il peut encore servir.... Nous disons cent huit!... cent dix, là-bas!... cent onze! cent douze! cent treize! cent quatorze.... Allons, cent quatorze! Il vaut mieux que cela.... Cent dix-sept! cent dix-sept! personne n'en veut plus? Adjugé à cent dix sept!» Et ce fut poursuivi par ces chiffres que Rougon quitta la salle. Sur la terrasse du bord de l'eau, il ralentit le pas. Un orage montait à l'horizon. En bas, la Seine, huileuse, d'un vert sale, coulait lourdement entre les quais blafards, où de grandes poussières s'envolaient. Dans le jardin, des bouffées d'air brûlant secouaient les arbres, dont les branches retombaient alanguies, mortes, sans un frisson des feuilles. Rougon descendit sous les grands marronniers; la nuit y était presque complète; une humidité chaude suintait comme d'une voûte de cave. Il débouchait dans la grande allée, lorsqu'il aperçut, se carrant au milieu d'un banc, les Charbonnel, magnifiques, transformés, le mari en pantalon clair et en redingote pincée à la taille, la femme coiffée d'un chapeau à fleurs rouges, portant un mantelet léger sur une robe de soie lilas. A côté d'eux, à califourchon sur le bout du banc, un individu dépenaillé, sans linge, vêtu d'une ancienne veste de chasse lamentable, gesticulait, se rapprochait. C'était Gilquin. Il donnait des tapes à sa casquette en toile, qui s'échappait.
«Un tas de gueux! criait-il. Est-ce que Théodore a jamais voulu faire tort d'un sou à quelqu'un? Ils ont inventé une histoire de remplacement militaire pour me compromettre. Alors, moi, je les ai plantés là, vous comprenez. Qu'ils aillent au tonnerre de Dieu, n'est-ce pas?... Ils ont peur de moi, parbleu! Ils connaissent bien mes opinions politiques. Jamais je n'ai été de la clique à Badinguet...» Il se pencha, ajouta plus bas, en roulant des yeux tendres:
«Je ne regrette qu'une personne là-bas.... Oh! une femme adorable, une dame de la société. Oui, oui, une liaison bien agréable.... Elle était blonde. J'ai eu de ses cheveux.» Puis, il reprit d'une voix tonnante, tout près de Mme Charbonnel, lui tapant sur le ventre:
«Eh bien, maman, quand m'emmenez-vous à Plassans, vous savez, pour manger les conserves, les pommes, les cerises, les confitures?... Hein! on a le sac, maintenant!» Mais les Charbonnel paraissaient très contrariés de la familiarité de Gilquin. La femme répondit du bout des dents, en écartant sa robe de soie lilas:
«Nous sommes pour quelque temps à Paris.... Nous y passerons sans doute six mois chaque année.
—Oh! Paris! dit le mari d'un air de profonde admiration, il n'y a que Paris!» Et, comme les coups de vent devenaient plus forts, et qu'une débandade de bonnes d'enfants courait dans le jardin, il reprit, en se tournant vers sa femme:
«Ma bonne, nous ferons bien de rentrer, si nous ne voulons pas être mouillés. Heureusement, nous logeons à deux pas.» Ils étaient descendus à l'hôtel du Palais-Royal, rue de Rivoli. Gilquin les regarda s'éloigner, avec un haussement d'épaules plein de dédain.
«Encore des lâcheurs! murmura-t-il; tous des lâcheurs!» Brusquement, il aperçut Rougon. Il se dandina, l'attendit au passage, donna une tape sur sa casquette.
«Je ne suis pas allé te voir, lui dit-il. Tu ne t'en es pas formalisé, n'est-ce pas?... Ce sauteur de Du Poizat a dû te faire des rapports sur mon compte. Des menteries, mon bon; je te prouverai ça quand tu voudras.... Enfin, moi, je ne t'en veux pas. Et, tiens, la preuve, c'est que je vais te donner mon adresse: rue du Bon-Puits, 25, à la Chapelle, à cinq minutes de la barrière voilà! si tu as encore besoin de moi, tu n'as qu'à faire un signe.» Il s'en alla, traînant les pieds. Un instant, il parut s'orienter. Puis, menaçant du poing le château des Tuileries, au fond de l'allée, d'un gris de plomb sous le ciel noir, il cria:
«Vive la République!» Rougon quitta le jardin, remonta les Champs-Élysées. Il était pris d'un désir, celui de revoir sur l'heure son petit hôtel de la rue Marbeuf. Dès le lendemain, il comptait déménager du ministère, venir de nouveau vivre là. Il avait comme une lassitude de tête, un grand calme, avec une douleur sourde tout au fond. Il songeait à des choses vagues, à de grandes choses, qu'il ferait un jour, pour prouver sa force. Par moments, il levait la tête, regardait le ciel. L'orage ne se décidait pas à crever. Des nuées rousses barraient l'horizon. Dans l'avenue des Champs-Élysées, déserte, de grands coups de tonnerre passaient, avec un fracas d'artillerie lancée au galop; et la cime des arbres en gardait un frisson.
Les premières gouttes de pluie tombèrent, comme il tournait le coin de la rue Marbeuf.
Un coupé était arrêté à la porte de l'hôtel. Rougon rencontra là sa femme qui examinait les pièces, mesurait les fenêtres, donnait des ordres à un tapissier. Il resta très surpris. Mais elle lui expliqua qu'elle venait de voir son frère, M. Beulin-d'orchère; le magistrat, instruit déjà de la chute de Rougon, avait voulu accabler sa sœur, lui annoncer sa prochaine entrée au ministère de la Justice, tâcher de jeter enfin la discorde dans le ménage. Mme Rougon s'était contentée de faire atteler, pour donner sur-le-champ un coup d'œil à leur prochaine installation. Elle gardait toujours sa face grise et reposée de dévote, son calme inaltérable de bonne ménagère; et, de son pas étouffé, elle traversait les appartements, reprenait possession de cette maison qu'elle avait faite douce et muette comme un cloître.
Son seul souci était d'administrer en intendant fidèle la fortune dont elle se trouvait chargée. Rougon fut attendri devant cette figure sèche et étroite, aux manies d'ordre méticuleuses.
Cependant, l'orage éclatait avec une violence inouïe.
La foudre grondait, l'eau tombait à torrents. Rougon dut attendre près de trois quarts d'heure. Il voulut repartir à pied. Les Champs-Élysées étaient un lac de boue, une boue jaune, fluide, qui, de l'Arc de Triomphe à la place de la Concorde, mettait comme le lit d'un fleuve vidé d'un trait. L'avenue restait déserte, avec de rares piétons se hasardant, cherchant la pointe des pavés; et les arbres, ruisselant d'eau, s'égouttaient dans le calme et la fraîcheur de l'air. Au ciel, l'orage avait laissé une queue de haillons cuivrés, toute une nuée sale, basse, d'où tombait un reste de jour mélancolique, une lumière louche de coupe-gorge.
Rougon reprenait son rêve vague d'avenir. Des gouttes de pluie égarée mouillaient ses mains. Il sentait davantage cette courbature de tout son être, comme s'il s'était heurté à quelque obstacle barrant sa route. Et, tout d'un coup, derrière lui, il entendit un grand piétinement, l'approche d'un galop cadencé dont tremblait le sol. Il se retourna.
C'était un cortège qui s'approchait, dans le gâchis de la chaussée, sous le jour navré du ciel couleur de cuivre, un retour du Bois rayant de l'éclat des uniformes les profondeurs noyées des Champs-Élysées. A la tête et à la queue, galopaient des piquets de dragons. Au milieu, roulait un landau fermé, attelé de quatre chevaux; tandis que, aux deux portières, se tenaient deux écuyers en grand costume brodé d'or, recevant, impassibles, les éclaboussures continues des roues, couverts d'une couche de boue liquide, depuis leurs bottes à revers jusqu'à leur chapeau à claque. Et, dans le noir du landau fermé, un enfant seul apparaissait, le prince impérial, regardant le monde, ses dix doigts écartés, son nez rose écrasé contre la glace.
«Tiens! ce crapaud!» dit en souriant un cantonnier, qui poussait une brouette.
Rougon s'était arrêté, songeur, et suivait le cortège filant dans le jaillissement des flaques, mouchetant jusqu'aux feuilles basses des arbres.
XIV
Trois ans plus tard, un jour de mars, il y avait une séance très orageuse au Corps législatif. On y discutait l'adresse pour la première fois.
A la buvette, M. La Rouquette et un vieux député, M. de Lamberthon, le mari d'une femme adorable, buvaient des grogs, en face l'un de l'autre, tranquillement.
«Hein! si nous retournions dans la salle? demandait M. de Lamberthon, qui prêtait l'oreille. Je crois que ça chauffe.» On entendait par moments une clameur lointaine, une tempête de voix, brusque comme un coup de vent; puis, tout retombait à un grand silence. Mais M. La Rouquette continuait à fumer d'un air de parfaite insouciance, en répondant:
«Non, laissez donc, je veux finir mon cigare.... On nous préviendra, si l'on a besoin de nous. J'ai dit qu'on nous prévienne.» Ils étaient seuls dans la buvette, une petite salle de café, très coquette, établie au fond de l'étroit jardin qui fait le coin du quai et de la rue de Bourgogne. Peinte en vert tendre, recouverte d'un treillage de bambous, s'ouvrant par de larges baies vitrées sur les massifs du jardin, elle ressemblait à une serre changée en buffet de gala, avec ses panneaux de glace, ses tables, son comptoir de marbre rouge, ses banquettes de reps vert capitonné. Une des baies ouverte laissait entrer le bel après-midi, une tiédeur printanière que rafraîchissaient les souffles vifs de la Seine. «La guerre d'Italie a mis le comble à sa gloire, reprit M. La Rouquette, continuant une conversation interrompue. Aujourd'hui, en rendant au pays la liberté, il montre toute la force de son génie...» Il parlait de l'empereur. Pendant un instant, il exalta la portée des décrets de novembre, la participation plus directe des grands corps de l'État à la politique du souverain, la création des ministres sans portefeuille chargés de représenter le gouvernement auprès des Chambres. C'était le retour du régime constitutionnel, dans ce qu'il avait de sain et de raisonnable. Une nouvelle ère, l'empire libéral, s'ouvrait. Et il secouait la cendre de son cigare, transporté d'admiration.
M. de Lamberthon hochait la tête.
«Il est allé un peu vite, murmura-t-il. On aurait pu attendre encore. Rien ne pressait.
—Si, si, je vous assure, il fallait faire quelque chose, dit vivement le jeune député. C'est justement là le génie...»
Il baissa la voix, il expliqua la situation politique avec des coups d'œil profonds. Les mandements des évêques, au sujet du pouvoir temporel, menacé par le gouvernement de Turin, inquiétaient beaucoup l'empereur. D'autre part, l'opposition se réveillait, le pays traversait une heure de malaise. Le moment était venu de tenter la réconciliation des partis, d'attirer à soi les hommes politiques boudeurs en leur faisant de sages concessions. Maintenant, il trouvait l'empire autoritaire très défectueux, il transformait l'empire libéral en une apothéose dont l'Europe entière allait être éclairée.
«N'importe, il a agi trop vite, répétait M. de Lamberthon, qui hochait toujours la tête. J'entends bien, l'empire libéral; mais c'est l'inconnu, cher monsieur, l'inconnu, l'inconnu...» Et il dit ce mot sur trois tons différents, en promenant sa main devant lui, dans le vide. M. La Rouquette n'ajouta rien; il finissait son grog. Les deux députés restèrent là, les yeux perdus, regardant le ciel par la baie ouverte, comme s'ils avaient cherché l'inconnu au-delà du quai, du côté des Tuileries, où flottaient de grandes vapeurs grises. Derrière eux, au fond des couloirs, l'ouragan des voix grondait de nouveau, avec le vacarme sourd d'un orage qui s'approche.
M. de Lamberthon tournait la tête, pris d'inquiétude.
Au bout d'un silence, il demanda:
«C'est Rougon qui doit répondre, n'est-ce pas?
—Oui, je crois, répondit M. La Rouquette, les lèvres pincées, d'un air discret.
—Il était bien compromis, murmura encore le vieux député. L'empereur a fait un singulier choix, en le nommant ministre sans portefeuille et en le chargeant de défendre sa nouvelle politique.»
M. La Rouquette ne donna pas tout de suite son avis.
Il caressait sa moustache blonde d'une main lente. Il finit par dire; «L'empereur connaît Rougon.» Puis, il s'écria, d'une voix changée:
«Dites donc, ils n'étaient pas fameux, ces grogs.... J'ai une soif d'enragé. J'ai envie de prendre un verre de sirop.» Il commanda un verre de sirop. M. de Lamberthon hésita, se décida enfin pour un madère. Et ils causèrent de Mme de Lamberthon; le mari reprochait à son jeune collègue la rareté de ses visites. Celui-ci s'était renversé sur la banquette capitonnée, se mirant d'un regard oblique dans les glaces, jouissant du vert tendre des murs, de cette buvette fraîche, qui avait des airs de bosquet Pompadour, installé à quelque carrefour de forêt princière, pour des rendez-vous amoureux.
Un huissier arriva, essoufflé.
«Monsieur La Rouquette, on vous demande tout de suite, tout de suite.» Et, comme le jeune député avait un geste d'ennui, l'huissier se pencha à son oreille, lui dit à demi-voix qu'il était envoyé par M. de Marsy lui-même, le président de la Chambre. Il ajouta plus haut:
«Enfin, on a besoin de tout le monde, venez vite.»
M. de Lamberthon s'était précipité vers la salle des séances. M. La Rouquette le suivait, lorsqu'il parut se raviser. L'idée lui poussait de racoler tous les députés flâneurs, pour les envoyer à leurs bancs. Il se jeta d'abord dans la salle des conférences, une belle salle éclairée par un plafond vitré, où se trouvait une cheminée géante en marbre vert, ornée de deux femmes en marbre blanc, nues et couchées. Malgré la douceur de l'après-midi, des troncs d'arbre y brûlaient. Autour de l'immense table, trois députés sommeillaient, les yeux ouverts, en regardant les tableaux des murs et la pendule fameuse qu'on remontait une seule fois par an; un quatrième, occupé à se chauffer les reins, debout devant la cheminée, semblait examiner d'un air attendri, à l'autre extrémité de la pièce, une petite statue d'Henri IV en plâtre, qui se détachait sur un trophée de drapeaux pris à Marengo, à Austerlitz et à Iéna. A l'appel de leur collègue allant de l'un à l'autre, criant:
«Vite, vite, en séance!» ces messieurs, comme réveillés en sursaut, disparurent à la file.
Cependant, emporté par son élan, M. La Rouquette courait à la bibliothèque, quand il eut la précaution de revenir sur ses pas, pour fouiller d'un coup d'œil le couloir aux lavabos. M. de Combelot, les mains plongées au fond d'une grande cuvette, les y frottait doucement, en souriant à leur blancheur. Il ne s'émut pas, il retournait tout de suite à sa place. Et il prit le temps de s'éponger longuement les mains, à l'aide d'une serviette chaude qu'il remit ensuite dans l'étuve, aux portes de cuivre.
Même il alla, à l'extrémité du couloir, devant une haute glace, peigner sa belle barbe noire, avec un petit peigne de poche.
La bibliothèque était vide. Les livres dormaient dans leurs casiers de chêne; toutes nues, les deux grandes tables étalaient la sévérité de leurs tapis verts; aux bras des fauteuils, rangés en bon ordre, les pupitres mécaniques se repliaient, gris d'une légère poussière. Et, au milieu de ce recueillement, dans l'abandon de la galerie où traînait une odeur de papiers, M. La Rouquette dit tout haut, en faisant claquer la porte:
«Il n'y a jamais personne, là-dedans!» Alors, il se lança dans l'enfilade des couloirs et des salles. Il traversa la salle de distribution, dallée en marbre des Pyrénées, où son pas sonnait comme sous une voûte d'église. Un huissier lui ayant appris qu'un député de ses amis, M. de la Villardière, faisait visiter le Palais à un monsieur et à une dame, il s'entêta à le trouver. Il courut à la salle du général Foy, ce vestibule sévère, dont les quatre statues, Mirabeau, le général Foy, Bailly et Casimir Périer, sont l'admiration respectueuse des bourgeois de province. Et ce fut à côté, dans la salle du trône, qu'il aperçut enfin M. de la Villardière, flanqué d'une grosse dame et d'un gros monsieur, des gens de Dijon, tous deux notaires et électeurs influents.
«On vous demande, dit M. La Rouquette. Vite à votre poste, n'est-ce pas?
—Oui, tout de suite», répondit le député.
Mais il ne put s'échapper. Le gros monsieur, impressionné par le luxe de la salle, le ruissellement des dorures, les panneaux de glace, s'était découvert; et il ne lâchait pas son «cher député», il lui demandait des explications sur les peintures de Delacroix, les Mers et les Fleuves de France, de hautes figures décoratives, Mediterraneum Mare, Oceanus, Ligeris, Rhenus, sequana, Rhodanus, Garumna, Araris. Ces mots latins l'embarrassaient.
«Ligeris, la Loire», dit M. de la Villardière.
Le notaire de Dijon hocha vivement la tête; il avait compris. Cependant, sa dame considérait le trône, un fauteuil un peu plus haut que les autres, garni d'une housse et placé sur une large marche. Elle restait à distance, dévotement, l'air ému. Elle finit par se rapprocher, par s'enhardir; et, d'une main furtive, elle souleva la housse, toucha le bois doré, tâta le velours rouge.
Maintenant, M. La Rouquette battait l'aile droite du Palais, les corridors interminables, les pièces réservées aux bureaux et aux commissions. Il revint par la salle des quatre colonnes, où les jeunes députés rêvent en face des statues de Brutus, de Solon et de Lycurgue; coupa de biais la salle des pas perdus; longea rapidement le pourtour, cette galerie en hémicycle, une sorte de crypte écrasée, d'une nudité blafarde d'église, éclairée au gaz nuit et jour; et, hors d'haleine, traînant derrière lui la petite troupe de députés qu'il avait ramassée dans sa battue générale, il ouvrit toute large une porte d'acajou étoilée d'or. M. de Combelot, les mains blanches, la barbe correcte, le suivait. M. de la Villardière, qui s'était débarrassé de ses deux électeurs, marchait sur ses talons. Tous montèrent d'un élan, se jetèrent dans la salle des séances où les députés, debout à leurs bancs, furibonds, les bras tendus, menaçant un orateur impassible à la tribune, criaient:
«A l'ordre! à l'ordre! à l'ordre!
—A l'ordre! à l'ordre!» crièrent plus haut M. La Rouquette et ses amis, tout en ignorant ce dont il s'agissait.
Le vacarme était épouvantable. Il y avait des piétinements enragés, un roulement d'orage obtenu par les planchettes des pupitres secouées violemment. Des voix glapissantes, suraiguës, jetaient des notes de fifre au milieu d'autres voix ronflantes, prolongées comme des accompagnements d'orgue. Par moments, les bruits semblaient se briser, le tapage se fêlait; et alors, au milieu de la clameur mourante, des huées montaient, des paroles s'entendaient:
«C'est odieux! c'est intolérable!
—Qu'il retire le mot!
—Oui, oui, retirez le mot!» Mais le cri obstiné, le cri qui revenait sans arrêt, comme rythmé par le battement des talons, c'était ce cri: «A l'ordre! à l'ordre! à l'ordre!» s'aigrissant, s'étranglant dans les gosiers séchés.
A la tribune, l'orateur avait croisé les bras. Il regardait en face la Chambre furieuse, ces faces aboyantes, ces poings brandis. A deux reprises, croyant à un peu de silence, il ouvrit la bouche; ce qui amena un redoublement de tempête, une crise d'emportement fou. La salle craquait.
M. de Marsy, debout devant son fauteuil de président, la main sur la pédale de la sonnette, sonnait d'une façon continue; un carillon d'alarme au milieu d'un ouragan. Sa haute figure pâle gardait un sang froid parfait. Il s'arrêta un instant de sonner, tira ses manchettes tranquillement, puis se remit à son carillon. Son mince sourire sceptique, une sorte de tic qui lui était habituel, pinçait les coins de ses lèvres fines.
Lorsque les voix se lassaient, il se contentait de lancer:
«Messieurs, permettez, permettez...» Enfin, il obtint un silence relatif.
«J'invite l'orateur, dit-il, à expliquer le mot qu'il vient de prononcer.» L'orateur se penchant, s'appuyant sur le bord de la tribune, répéta sa phrase avec une affirmation entêtée du menton.
«J'ai dit que le 2 décembre était un crime...» Il ne put aller plus loin. L'orage recommença. Un député, le sang aux joues, le traita d'assassin; un autre lui jeta une ordure, si grosse, que les sténographes sourirent, en se gardant d'écrire le mot. Les exclamations se croisaient, s'étouffaient. Pourtant, on entendait la voix flûtée de M. La Rouquette qui répétait:
«Il insulte l'empereur, il insulte la France!» M. de Marsy eut un geste digne. Il se rassit, en disant:
«Je rappelle l'orateur à l'ordre.» Une longue agitation suivit. Ce n'était plus le Corps législatif ensommeillé qui avait voté, cinq ans plus tôt, un crédit de quatre cent mille francs pour le baptême du prince impérial. A gauche, sur un banc, quatre députés applaudissaient le mot lancé à la tribune par leur collègue. Ils étaient cinq maintenant à attaquer l'empire. Ils l'ébranlaient d'une secousse continue, le niaient, lui refusaient leur vote, avec un entêtement de protestation, dont l'effet devait peu à peu soulever le pays entier. Ces députés se tenaient debout, groupe infime, perdu au milieu d'une majorité écrasante; et ils répondaient aux menaces, aux poings tendus, à la pression bruyante de la Chambre sans un découragement, immobiles et fervents dans leur revanche.
La salle elle-même paraissait changée, toute sonore, frémissante de fièvre. On avait rétabli la tribune, au pied du bureau. La froideur des marbres, le développement pompeux des colonnes de l'hémicycle se chauffaient de la parole ardente des orateurs. Sur les gradins, le long des banquettes de velours rouge, la lumière de la baie vitrée tombant d'aplomb semblait allumer des incendies, dans les orages des grandes séances. Le bureau monumental avec ses panneaux sévères, s'animait des ironies et des insolences de M. de Marsy, dont la redingote correcte, la taille mince de viveur épuisé coupaient d'une ligne pauvre les nudités antiques du bas-relief placé derrière son dos. Et seules, dans leurs niches, entre leurs paires de colonnes, les statues allégoriques de l'Ordre public et de la Liberté gardaient leurs faces mortes et leurs yeux vides de divinités de pierre. Mais ce qui soufflait surtout la vie, c'était le public plus nombreux, penché anxieusement, suivant les débats, apportant là sa passion. Le second rang des tribunes venait d'être remis en place. Les journalistes avaient leur tribune particulière. Tout en haut, au bord de la corniche chargée de dorures, des têtes s'allongeaient, un envahissement de foule, qui parfois faisait lever les yeux inquiets des députés, comme s'ils avaient cru brusquement entendre le piétinement de la populace, un jour d'émeute.
Cependant, l'orateur, à la tribune, attendait toujours de pouvoir continuer. Il dit, la voix couverte par le murmure qui roulait encore:
«Messieurs, je me résume...» Mais il s'arrêta pour reprendre plus haut, dominant le bruit:
«Si la Chambre refuse de m'écouter, je proteste et je descends de cette tribune.
—Parlez, parlez!» cria-t-on de plusieurs bancs.
Et une voix épaisse, comme enrouée, gronda:
«Parlez, on saura vous répondre.» Le silence régna brusquement. Sur les gradins, dans les tribunes, on tendait le cou pour voir Rougon, qui venait de lancer cette phrase. Il était assis au premier banc, les coudes appuyés sur la tablette de marbre. Son gros dos gonflé gardait une immobilité à peine rompue de loin en loin par un léger balancement des épaules.
On n'apercevait pas son visage, enfoui entre ses larges mains. Il écoutait. Son début était attendu avec une vive curiosité; car, depuis sa nomination de ministre sans portefeuille, il n'avait pas encore pris la parole.
Sans doute il eut conscience de tous ces regards fixés sur lui. Il tourna la tête, fit le tour de la salle. En face, dans la tribune des ministres, Clorinde en robe violette, accoudée à la rampe de velours rouge, le regardait longuement, avec son audace tranquille. Ils restèrent deux secondes les yeux dans les yeux, sans se sourire, comme étrangers. Puis, Rougon reprit sa position, écouta de nouveau, le visage entre ses mains ouvertes.
«Messieurs, je me résume, disait l'orateur. Le décret du 24 novembre octroie des libertés purement illusoires. Nous sommes encore bien loin des principes de 89, inscrits si pompeusement en tête de la constitution impériale. Si le gouvernement reste armé de lois exceptionnelles, s'il continue à imposer ses candidats au pays, s'il ne dégage pas la presse du régime de l'arbitraire, enfin s'il tient toujours la France à sa merci, toutes les concessions apparentes qu'il peut faire sont mensongères...» Le président l'interrompit.
«Je ne puis laisser l'orateur employer un pareil terme.
—Très bien, très bien!» cria-t-on à droite.
L'orateur reprit sa phrase, en l'adoucissant. Il s'efforçait d'être très modéré maintenant, arrondissant de belles périodes qui tombaient avec une cadence grave, d'une pureté de langue parfaite. Mais M. de Marsy s'acharnait, discutait chacune de ses expressions. Alors, il s'éleva dans de hautes considérations, une phraséologie vague, encombrée de grands mots, où sa pensée se déroba si bien, que le président dut l'abandonner. Puis, tout d'un coup, il revint à son point de départ.
«Je me résume. Mes amis et moi, nous ne voterons pas le premier paragraphe de l'adresse en réponse au discours du trône...
—On se passera de vous», dit une voix.
Une hilarité bruyante courut sur les bancs.
«Nous ne voterons pas le premier paragraphe de l'adresse, recommença paisiblement l'orateur, si notre amendement n'est pas adopté. Nous ne saurions nous associer à des remerciements exagérés, lorsque la pensée du chef de l'État nous apparaît pleine de restrictions. La liberté est une; on ne peut la couper par morceaux et la distribuer en rations, ainsi qu'une aumône.» Ici, des exclamations partirent de tous les coins de la salle.
«Votre liberté est de la licence!
—Ne parlez pas d'aumône, vous mendiez une popularité malsaine!
—Et vous, ce sont les têtes que vous coupez!
—Notre amendement, continua-t-il, comme s'il n'entendait pas, réclame l'abrogation de la loi de sûreté générale, la liberté de la presse, la sincérité des élections...» Les rires reprenaient. Un député avait dit, assez haut pour être entendu de ses voisins: «Va, va, mon bonhomme, tu n'auras rien de tout ça!» Un autre ajoutait des mots drôles à chaque phrase tombée de la tribune.
Mais le plus grand nombre, pour s'amuser, scandait les périodes à coups précipités de couteau à papier, tapés sournoisement sous leur pupitre; ce qui produisait un roulement de baguettes de tambour, dans lequel la voix de l'orateur se trouvait étouffée. Celui-ci pourtant lutta jusqu'au bout. Il s'était redressé, il lançait puissamment ces dernières paroles, par-dessus le tumulte:
«Oui, nous sommes des révolutionnaires, si vous entendez par là des hommes de progrès, décidés à conquérir la liberté! Refusez la liberté au peuple, un jour le peuple la reprendra.» Et il descendit de la tribune, au milieu d'un nouveau déchaînement. Les députés ne riaient plus comme une bande de collégiens échappés. Ils s'étaient levés, tournés vers la gauche, poussant une fois encore le cri: «A l'ordre! à l'ordre!» L'orateur avait regagné son banc, et restait debout, entouré de ses amis. Il y eut des poussées. La majorité sembla vouloir se jeter sur ces cinq hommes, dont les faces pâles les défiaient. Mais M. de Marsy, fâché, sonnait d'une main saccadée, en regardant les tribunes où des dames se reculaient, l'air peureux.
«Messieurs, dit-il, c'est un scandale...» Et le silence s'étant fait, il continua, de très haut, avec son autorité mordante:
«Je ne veux pas prononcer un second rappel à l'ordre. Je dirai seulement qu'il est vraiment scandaleux d'apporter à cette tribune des menaces qui la déshonorent.» Une triple salve d'applaudissements accueillit ces paroles du président. On criait bravo, et les couteaux à papier marchaient ferme, cette fois en manière d'approbation. L'orateur de la gauche voulut répondre; mais ses amis l'en empêchèrent. Le tumulte alla en s'apaisant, se perdit dans le brouhaha des conversations particulières.
«La parole est à Son Excellence M. Rougon», reprit M. de Marsy d'une voix calmée.
Un frisson courut, un soupir de curiosité satisfaite qui fit place à une attention religieuse. Rougon, les épaules arrondies, était monté pesamment à la tribune.
Il ne regarda pas d'abord la salle; il posait devant lui un paquet de notes, reculait le verre d'eau sucrée, promenait ses mains, comme pour prendre possession de l'étroite caisse d'acajou. Enfin, adossé au bureau, au fond, il leva la face. Il ne vieillissait pas. Son front carré, son grand nez bien fait, ses longues joues sans rides, gardaient une pâleur rosée, un teint frais de notaire de petite ville. Seuls ses cheveux grisonnants, si rudement plantés, s'éclaircissaient vers les tempes et découvraient ses larges oreilles. Les yeux à demi clos, il jeta un regard vers la salle, attendant encore. Un instant, il parut chercher, rencontra le visage attentif et penché de Clorinde, puis commença, la langue lourde et pâteuse:
«Nous aussi nous sommes des révolutionnaires, si l'on entend par ce mot des hommes de progrès, décidés à rendre au pays, une à une, toutes les sages libertés...
—Très bien! très bien!
—Eh! messieurs, quel gouvernement mieux que l'empire a jamais réalisé les réformes libérales dont vous venez d'entendre tracer le séduisant programme?
Je ne combattrai pas le discours de l'honorable préopinant. Il me suffira de prouver que le génie et le grand cœur de l'empereur ont devancé les réclamations des adversaires les plus acharnés de son règne. Oui, messieurs, de lui-même, le souverain a remis à la nation ce pouvoir dont elle l'avait investi, dans un jour de danger public. Magnifique spectacle, si rare dans l'histoire!
Oh! nous comprenons le dépit de certains hommes de désordre. Ils en sont réduits à attaquer les intentions, à discuter la quantité de liberté rendue.... Vous avez compris le grand acte du 24 novembre. Vous avez voulu, dans le premier paragraphe de l'adresse, témoigner à l'empereur votre profonde reconnaissance de sa magnanimité et de sa confiance en la sagesse du Corps législatif. L'adoption de l'amendement qui vous est soumis, serait une injure gratuite, je dirai même une mauvaise action. Consultez vos consciences, messieurs, demandez-vous si vous vous sentez libres. La liberté est aujourd'hui complète, entière, je m'en porte le garant...» Des applaudissements prolongés l'interrompirent. Il s'était lentement approché du bord de la tribune. Maintenant, le corps un peu penché, le bras droit étendu, il haussait sa voix, qui se dégageait avec une puissance extraordinaire. Derrière lui, M. de Marsy, allongé au fond de son fauteuil, l'écoutait, de l'air vaguement souriant d'un amateur émerveillé par l'exécution magistrale de quelque tour de force. Dans la salle, au milieu du tonnerre des bravos, des membres se penchaient, chuchotaient, surpris, les lèvres pincées. Clorinde avait abandonné ses bras sur le velours rouge de la rampe, toute sérieuse.
Rougon continuait.
«Aujourd'hui, l'heure que nous avons tous attendue avec impatience a enfin sonné. Il n'y a plus aucun danger à faire de la France prospère une France libre. Les passions anarchiques sont mortes. L'énergie du souverain et la volonté solennelle du pays ont pour toujours refoulé dans le néant les époques abominables de perversion publique. La liberté est devenue possible, le jour où a été vaincue cette faction qui s'obstinait à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. C'est pourquoi l'empereur a cru devoir retirer sa puissante main; refusant les prérogatives excessives du pouvoir comme un fardeau inutile, estimant son règne indiscutable au point de le laisser discuter. Et il n'a pas reculé devant la pensée d'engager l'avenir; il ira jusqu'au bout de sa tâche de délivrance, il rendra les libertés une à une, aux époques marquées par sa sagesse. Désormais, c'est ce programme de progrès continu que nous avons la mission de défendre dans cette assemblée...» Un des cinq députés de la gauche se leva indigné, en disant:
«Vous avez été le ministre de la répression à outrance!» Et un autre ajouta avec passion:
«Les pourvoyeurs de Cayenne et de Lambessa n'ont pas le droit de parler au nom de la liberté!» Une explosion de murmures monta. Beaucoup de députés ne comprenaient pas, se penchaient, interrogeant leurs voisins. M. de Marsy feignit de ne pas avoir entendu; et il se contenta de menacer les interrupteurs, de les rappeler à l'ordre.
«On vient de me reprocher...», reprit Rougon.
Mais des cris s'élevèrent à droite, l'empêchèrent de continuer. «Non, non, ne répondez pas!
—Ces injures ne sauraient vous atteindre!» Alors, il apaisa la Chambre d'un geste; et, s'appuyant des deux poings au bord de la tribune, il se tourna vers la gauche, d'un air de sanglier acculé.
«Je ne répondrai pas», déclara-t-il tranquillement.
Ce n'était encore que l'exorde. Bien qu'il eût promis de ne pas réfuter le discours du député de la gauche, il entra ensuite dans une discussion minutieuse. Il fit d'abord un exposé très complet des arguments de son adversaire; il y mettait une sorte de coquetterie, une impartialité dont l'effet était immense, comme dédaigneux de toutes ces bonnes raisons et prêt à les écarter d'un souffle. Puis, il parut oublier de les combattre, il ne répondit à aucune, il s'attaqua à la plus faible d'entre elles avec une violence inouïe, un flot de paroles qui la noya. On l'applaudissait, il triomphait. Son grand corps emplissait la tribune. Ses épaules, balancées, suivaient le roulis de ses phrases. Il avait l'éloquence banale, incorrecte, toute hérissée de questions de droit, enflant les lieux communs, les faisant crever en coups de foudre. Il tonnait, il brandissait des mots bêtes. Sa seule supériorité d'orateur était son haleine, une haleine immense, infatigable, berçant les périodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier de ce qu'elle charriait.
Après avoir parlé une heure sans un arrêt, il but une gorgée d'eau, il souffla un peu, en rangeant les notes placées devant lui.
«Reposez-vous!» dirent plusieurs députés.
Mais il ne se sentait pas fatigué. Il voulut terminer.
«Que vous demande-t-on, messieurs?
—Écoutez! écoutez!» Une profonde attention tint de nouveau les faces muettes, tournées vers lui. A certains éclats de sa voix, des mouvements agitaient la Chambre d'un bout à l'autre, comme sous un grand vent.
«On vous demande, messieurs, d'abroger la loi de sûreté générale. Je ne rappellerai pas l'heure à jamais maudite où cette loi fut une arme nécessaire; il s'agissait de rassurer le pays, de sauver la France d'un nouveau cataclysme. Aujourd'hui, l'arme est au fourreau.
Le gouvernement, qui s'en est toujours servi avec la plus grande modération...
—C'est vrai!
—Le gouvernement ne l'applique plus que dans certains cas tout à fait exceptionnels. Elle ne gêne personne, si ce n'est les sectaires qui nourrissent encore la coupable folie de vouloir retourner aux plus mauvais jours de notre histoire. Parcourez nos villes, parcourez nos campagnes, vous y verrez partout la paix et la prospérité; interrogez les hommes d'ordre, aucun ne sent peser sur ses épaules ces lois d'exception dont on nous fait un si grand crime. Je le répète, entre les mains paternelles du gouvernement, elles continuent à sauvegarder la société contre des entreprises odieuses dont le succès, d'ailleurs, est désormais impossible. Les honnêtes gens n'ont pas à se préoccuper de leur existence.
Laissons-les où elles dorment, jusqu'au jour où le souverain croira devoir les briser lui-même.... Que vous demande-t-on encore, messieurs? la sincérité des élections, la liberté de la presse, toutes les libertés imaginables. Ah! laissez-moi me reposer ici dans le spectacle des grandes choses que l'empire a déjà accomplies.
Autour de moi, partout où je porte les yeux, j'aperçois les libertés publiques croître et donner des fruits splendides. Mon émotion est profonde. La France, si abaissée, se relève, offre au monde l'exemple d'un peuple conquérant son émancipation par sa bonne conduite. A cette heure, les jours d'épreuve sont passés. Il n'est plus question de dictature, de gouvernement autoritaire.
Nous sommes tous les ouvriers de la liberté...
—Bravo! bravo!
—On demande la sincérité des élections. Le suffrage universel, appliqué sur sa base la plus large, n'est-il pas la condition primordiale d'existence de l'empire? Sans doute le gouvernement recommande ses candidats.
Est-ce que la révolution n'appuie pas les siens avec une audace impudente? On nous attaque, nous nous défendons, rien de plus juste. On voudrait nous bâillonner, nous lier les mains, nous réduire à l'état de cadavre.
C'est ce que nous n'accepterons jamais. Par amour pour le pays, nous serons toujours là, à le conseiller, à lui dire où sont ses véritables intérêts. Il reste, d'ailleurs, le maître absolu de son sort. Il vote, et nous nous inclinons. Les membres de l'opposition qui appartiennent à cette assemblée, où ils jouissent d'une entière liberté de parole, sont une preuve de notre respect pour les arrêts du suffrage universel. Les révolutionnaires doivent s'en prendre au pays, si le pays acclame l'empire par des majorités écrasantes.... Dans le parlement, toutes les entraves au libre contrôle sont aujourd'hui brisées; Le souverain a voulu donner aux grands corps de l'État une participation plus directe à sa politique et un témoignage éclatant de sa confiance. Vous pourrez désormais discuter les actes du pouvoir, exercer dans son plein le droit d'amendement, émettre des vœux motivés. Chaque année, l'adresse sera comme un rendez-vous entre l'empereur et les représentants de la nation, où ceux-ci auront la faculté de tout dire avec franchise. C'est de la discussion au grand jour que naissent les États forts. La tribune est rétablie, cette tribune illustrée par tant d'orateurs dont l'histoire a gardé les noms. Un parlement qui discute est un parlement qui travaille. Et voulez-vous connaître toute ma pensée? je suis heureux de voir ici un groupe de députés opposants. Il y aura toujours parmi nous des adversaires qui chercheront à nous prendre en faute, et qui mettront ainsi en pleine lumière notre honorabilité.
Nous réclamons pour eux les immunités les plus larges.
Nous ne craignons ni la passion, ni le scandale, ni les abus de la parole, si dangereux qu'ils puissent être.... Quant à la presse, messieurs, elle n'a jamais joui d'une liberté plus entière, sous aucun gouvernement décidé à se faire respecter. Toutes les grandes questions, tous les intérêts sérieux ont des organes. L'administration ne combat que la propagation des doctrines funestes, le colportage du poison. Mais, entendez-moi bien, nous sommes tous pleins de déférence pour la presse honnête, qui est la grande voix de l'opinion publique. Elle nous aide dans notre tâche, elle est l'outil du siècle. Si le gouvernement l'a prise dans ses mains, c'est uniquement pour ne pas la laisser aux mains de ses ennemis...» Des rires approbateurs s'élevèrent. Rougon, cependant, approchait de la péroraison. Il empoignait le bois de la tribune de ses doigts crispés. Il jetait son corps en avant, balayait l'air de son bras droit. Sa voix roulait avec une sonorité de torrent. Brusquement, au milieu de son idylle libérale, il parut pris d'une fureur haletante. Son poing tendu, lancé en manière de bélier, menaçait quelque chose, là-bas, dans le vide. Cet adversaire invisible, c'était le spectre rouge. En quelques phrases dramatiques, il montra le spectre rouge secouant son drapeau ensanglanté, promenant sa torche incendiaire, laissant derrière lui des ruisseaux de boue et de sang. Tout le tocsin des journées d'émeute sonnait dans sa voix, avec le sifflement des balles, les caisses de la Banque éventrées, l'argent des bourgeois volé et partagé. Sur les bancs, les députés pâlissaient. Puis, Rougon s'apaisa; et, à grands coups de louanges qui avaient des bruits balancés d'encensoir, il termina en parlant de l'empereur.
«Dieu merci! nous sommes sous l'égide de ce prince que la Providence a choisi pour nous sauver dans un jour de miséricorde infinie. Nous pouvons nous reposer à l'abri de sa haute intelligence. Il nous a pris par la main, et il nous conduit pas à pas vers le port, au milieu des écueils.» Des acclamations retentirent. La séance fut suspendue pendant près de dix minutes. Un flot de députés s'était précipité au-devant du ministre qui regagnait son banc, le visage en sueur, les flancs encore agités de son grand souffle. M. La Rouquette, M. de Combelot, cent autres, le félicitaient, allongeaient le bras pour tâcher de lui prendre une poignée de main au passage.
C'était comme un long ébranlement qui se continuait dans la salle. Les tribunes elles-mêmes parlaient et gesticulaient. Sous la baie ensoleillée du plafond, parmi ces dorures, ces marbres, ce luxe grave tenant du temple et du cabinet d'affaires, une agitation de place publique roulait, des rires de doute, des étonnements bruyants, des admirations exaltées, la clameur d'une foule secouée de passion. Les regards de M. de Marsy et de Clorinde s'étant rencontrés, ils eurent tous deux un hochement de tête; ils avouaient la victoire du grand homme. Rougon, par son discours, venait de commencer la prodigieuse fortune qui devait le porter si haut.
Un député, cependant, était à la tribune. Il avait un visage rasé, d'un blanc de cire, avec de longs cheveux jaunes dont les boucles rares tombaient sur ses épaules.
Roide, sans un geste, il parcourait de grandes feuilles de papier, le manuscrit d'un discours qu'il se mit à lire d'une voix molle. Les huissiers jetaient leur cri:
«Silence, messieurs!... Veuillez faire silence!» L'orateur avait des explications à demander au gouvernement. Il se montrait très irrité de l'attitude expectante de la France, en présence du Saint-Siège menacé par l'Italie. Le pouvoir temporel était l'arche sainte, et l'adresse devait contenir un vœu formel, une injonction même, pour son maintien intégral. Le discours entrait dans des considérations historiques, démontrait que le droit chrétien, plusieurs siècles avant les traités de 1815, avait établi l'ordre politique en Europe. Puis, venaient des phrases d'une rhétorique terrifiée, l'orateur disait voir avec effroi la vieille société européenne se dissoudre au milieu des convulsions des peuples. Par moments, à certaines allusions trop directes contre le roi d'Italie, des rumeurs s'élevaient dans la salle. Mais à droite, le groupe compact des députés cléricaux, près d'une centaine de membres, attentifs, soulignaient les moindres passages par leur assentiment, applaudissaient chaque fois que leur collègue nommait le pape, avec une légère salutation dévote.
L'orateur, en terminant, eut une phrase couverte de bravos.
«Il me déplaît, dit-il, que Venise la superbe, la reine de l'Adriatique soit devenue l'obscure vassale de Turin.» Rougon, la nuque encore mouillée de sueur, la voix enrouée, son grand corps brisé par son premier discours, s'entêta à répondre tout de suite. Ce fut un beau spectacle. Il étala sa fatigue, la mit en scène, se traîna à la tribune, où il balbutia d'abord des paroles éteintes. Il se plaignait avec amertume de trouver parmi les adversaires du gouvernement des hommes considérables, si dévoués jusque-là aux institutions impériales. Il y avait sûrement malentendu; ils ne voudraient pas grossir les rangs des révolutionnaires, ébranler un pouvoir dont l'effort constant était d'assurer le triomphe de la religion. Et, tourné vers la droite, il leur adressait des gestes pathétiques, il leur parlait avec une humilité pleine de ruse, comme à des ennemis puissants, aux seuls ennemis devant lesquels il tremblât.
Mais peu à peu, sa voix avait repris toute son emphase. Il emplissait la salle de son mugissement, il se tapait la poitrine à grands coups de poing.
«On nous a accusé d'irréligion. On a menti! Nous sommes l'enfant respectueux de l'Église et nous avons le bonheur de croire.... Oui, messieurs, la foi est notre guide et notre soutien, dans cette tâche du gouvernement, si lourde parfois à porter. Qu'adviendrait-il de nous, si nous ne nous abandonnions pas aux mains de la Providence? Nous avons la seule prétention d'être l'humble exécuteur de ses desseins, l'instrument docile des volontés de Dieu. C'est là ce qui nous permet de parler haut et de faire un peu de bien.... Et, messieurs, je suis heureux de cette occasion pour m'agenouiller ici, avec toute la ferveur de mon cœur de catholique, devant le souverain pontife, devant ce vieillard auguste dont la France restera la fille vigilante et dévouée.» Les applaudissements n'attendirent pas la fin de la phrase. Le triomphe tournait à l'apothéose. La salle croulait.
A la sortie, Clorinde guetta Rougon. Ils n'avaient plus échangé une parole depuis trois ans. Lorsqu'il parut, rajeuni, comme allégé, ayant démenti en une heure toute sa vie politique, prêt à satisfaire, sous la fiction du parlementarisme, son furieux appétit d'autorité, elle céda à un entraînement, elle alla vers lui, la main tendue, les yeux attendris et humides d'une caresse, en disant:
«Vous êtes tout de même d'une jolie force, vous.»