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Son Excellence Eugène Rougon

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«Enfin, ce n'est pas votre faute, vous avez les mains liées en ce moment.... Donnons le million, croyez-moi.

—Jamais! répéta Rougon avec force. Dans quinze jours, vous aurez votre concession, entendez-vous!» Le fiacre venait de s'arrêter devant le petit hôtel de la rue Marbeuf. Alors, sans descendre, la portière fermée, ils causèrent là encore un instant, comme s'ils s'étaient trouvés dans leur cabinet, très à l'aise. Rougon avait le soir à dîner M. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenir M. Kahn, qui refusait, à son grand regret, étant déjà invité ailleurs. Maintenant, le grand homme se passionnait pour l'affaire de la concession. Quand il fut enfin descendu du fiacre, il referma amicalement la portière, en échangeant un dernier signe de tête avec l'ancien député.

«A demain jeudi, n'est-ce pas?» cria celui-ci, qui allongea le cou, pendant que la voiture l'emportait.

Rougon rentra avec une légère fièvre. Il ne put même lire les journaux du soir. Bien qu'il fût à peine cinq heures, il passa au salon où il attendit ses invités, en se promenant de long en large. Le premier soleil de l'année, ce pâle soleil de janvier, lui avait donné un commencement de migraine. Il gardait de son après-midi une sensation très vive. Toute la bande était là, les amis qu'il subissait, ceux dont il avait peur, ceux pour lesquels il éprouvait une véritable affection, le poussant, l'acculant à un dénouement immédiat. Et cela ne lui déplaisait pas; il donnait raison à leur impatience, il sentait monter en lui une colère faite de leurs colères.

C'était comme si, peu à peu, on eût rétréci l'espace devant ses pas. L'heure venait où il lui faudrait faire quelque saut formidable.

Brusquement, il songea à Gilquin, qu'il avait complètement oublié. Il sonna pour demander si «le monsieur au paletot vert» était revenu, pendant son absence. Le domestique n'avait vu personne. Alors, il donna l'ordre, s'il se présentait le soir, de l'introduire dans son cabinet.

«Et vous me préviendrez tout de suite, ajouta-t-il, même si nous sommes à table.» Puis, sa curiosité réveillée, il alla chercher la carte de Gilquin. Il relut à plusieurs reprises: «C'est pressé, une drôle d'affaire», sans en apprendre davantage. Quand M. Bouchard et le colonel arrivèrent, il glissa la carte dans sa poche, troublé, irrité par cette phrase, qui se plantait de nouveau dans sa cervelle.

Le dîner fut très simple. M. Bouchard était garçon depuis deux jours, sa femme ayant dû partir auprès d'une tante malade, dont elle parlait d'ailleurs pour la première fois. Quant au colonel, qui trouvait toujours son couvert mis chez Rougon, il avait amené ce soir-là son fils Auguste, alors en congé. Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec sa bonne grâce silencieuse.

Le service s'opérait sous ses yeux, lentement, minutieusement, sans qu'on entendît le moindre bruit de vaisselle. On causa des études dans les lycées. Le chef de bureau cita des vers d'Horace, rappela les prix qu'il avait remportés aux concours généraux, vers 1813. Le colonel aurait voulu une discipline plus militaire; et il dit pourquoi Auguste s'était fait refuser au baccalauréat, en novembre: l'enfant avait une intelligence si vive, qu'il allait toujours au-delà des questions des professeurs, ce qui mécontentait ces messieurs. Pendant que son père expliquait ainsi son échec, Auguste mangeait un blanc de volaille, avec un sourire en dessous de cancre réjoui.

Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parut émotionner Rougon, jusque-là distrait. Il crut que c'était Gilquin, il leva vivement les yeux vers la porte, pliant déjà machinalement sa serviette, en attendant d'être prévenu. Mais ce fut Du Poizat qui entra.

L'ancien sous-préfet s'assit à deux pas de la table, en familier de la maison. Il venait souvent le soir de bonne heure, tout de suite après son repas, qu'il prenait dans une petite pension du faubourg Saint-Honoré.

«Je suis éreinté, murmura-t-il sans donner aucun détail sur ses besognes compliquées de l'après-midi. Je serais allé me coucher, si je n'avais eu l'idée de venir jeter un coup d'œil sur les journaux.... Ils sont dans votre cabinet, n'est-ce pas, Rougon?» Il resta là pourtant, il accepta une poire avec deux doigts de vin. La conversation s'était mise sur la cherté des vivres; tout, depuis vingt ans, se trouvait doublé; M. Bouchard se souvenait d'avoir vu les pigeons à quinze sous la paire, dans sa jeunesse. Cependant, dès que le café et les liqueurs furent servis, Mme Rougon se retira discrètement. On retourna au salon sans elle; on était comme en famille. Le colonel et le chef de bureau apportèrent eux-mêmes la table de jeu devant la cheminée; et ils battirent les cartes, absorbés, perdus déjà dans de profondes combinaisons. Auguste, sur un guéridon, feuilletait la collection d'un journal illustré. Du Poizat avait disparu.

«Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il est extraordinaire, hein?» Rougon s'approcha, hocha la tête. Puis, comme il revenait s'asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever les bûches, le domestique, qui était entré doucement, vint lui dire à l'oreille:

«Le monsieur de ce matin est là.» Il tressaillit. Il n'avait pas entendu le coup de sonnette. Dans son cabinet, il trouva Gilquin debout, un rotin sous le bras, examinant avec des clignements d'yeux d'artiste une mauvaise gravure représentant Napoléon à Sainte-Hélène. Il restait boutonné jusqu'au menton, au fond de son grand paletot vert, la tête couverte d'un chapeau de soie noir presque neuf, fortement incliné sur l'oreille.

«Eh bien?» demanda vivement Rougon.

Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la tête, il dit en regardant la gravure:

«C'est touché tout de même!... Il a l'air de joliment s'embêter, là-dessus!» Le cabinet se trouvait éclairé par une seule lampe, posée sur un coin de bureau. A l'entrée de Rougon, un petit bruit, un frémissement de papier, était parti d'un fauteuil à dossier énorme, placé devant la cheminée; puis, un tel silence avait régné, qu'on eût pu croire au craquement d'un tison à demi éteint. Gilquin, d'ailleurs, refusait de s'asseoir. Les deux hommes demeurèrent près de la porte, dans un pan d'ombre que jetait un corps de bibliothèque.

«Eh bien?» répétait Rougon.

Et il dit avoir passé rue Guisarde, l'après-midi. Alors, l'autre parla de sa concierge, une excellente femme, qui s'en allait de la poitrine, à cause de la maison, dont le rez-de-chaussée était humide.

«Mais cette affaire pressée.... Qu'est-ce donc?

—Attends! Je suis venu pour ça. Nous allons causer.... Et tu es monté, tu as entendu la chatte? Imagine toi, c'est une chatte qui est venue par les gouttières. Une nuit, comme ma fenêtre était restée ouverte, je l'ai trouvée couchée avec moi. Elle me léchait la barbe. Ça m'a semblé une farce, et je l'ai gardée.» Enfin, il se décida à parler de l'affaire. Mais l'histoire fut longue. Il commença par conter ses amours avec une repasseuse, dont il s'était fait aimer, un soir, à la sortie de l'Ambigu. Cette pauvre Eulalie venait d'être obligée de laisser ses meubles à son propriétaire, parce qu'un amant l'avait quittée, juste au moment où elle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle habitait un hôtel de la rue Montmartre, près de son atelier; et c'était chez elle qu'il avait couché toute la semaine, au deuxième, la porte au fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnait sur la cour.

Rougon, résigné, l'écoutait.

«Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j'avais apporté un gâteau et une bouteille de vin.... Nous avons mangé ça dans le lit, tu comprends. Nous nous couchons de bonne heure.... Eulalie s'est levée un peu avant minuit, pour secouer les miettes. Puis, la voilà qui dort à poings fermés. Une vraie souche, cette fille!... Moi, je ne dormais pas. J'avais soufflé la bougie, je regardais en l'air, lorsqu'une dispute s'est élevée dans la chambre voisine. Il faut te dire que les deux chambres communiquaient par une porte aujourd'hui condamnée.

Les voix restaient basses; la paix parut se faire; mais j'entendis des bruits si singuliers, que, ma foi, j'allai coller mon œil contre une fente de la porte.... Non, tu ne devinerais jamais...» Il s'arrêta, les yeux arrondis, jouissant de l'effet qu'il pensait produire.

«Eh bien, ils étaient deux, un jeune de vingt-cinq ans, assez gentil, et un vieux qui doit avoir dépassé la cinquantaine, petit, maigre, maladif.... Les gaillards examinaient des pistolets, des poignards, des épées, toutes sortes d'armes neuves dont l'acier luisait.... Ils parlaient dans un jargon à eux, que je ne comprenais pas d'abord. Mais, à certains mots, j'ai reconnu de l'italien.

Tu sais, j'ai voyagé en Italie, pour les pâtes. Alors, je me suis appliqué, et j'ai compris, mon bon.... Ce sont des messieurs qui sont venus à Paris pour assassiner l'empereur. Voilà!» Et il croisa les bras, serrant sa canne sur sa poitrine, tandis qu'il répétait à plusieurs reprises:

«Hein? elle est drôle!» C'était là l'affaire que Gilquin trouvait drôle. Rougon haussa les épaules; vingt fois on lui avait dénoncé des complots. Mais l'ancien commis voyageur précisait:

«Tu m'as dit de venir te répéter les cancans du quartier. Moi, je veux bien te rendre service, je te répète tout, n'est-ce pas? Tu as tort de branler la tête.... Crois-tu que si j'étais allé à la préfecture, on ne m'aurait pas lâché un joli pourboire? Seulement, j'aime mieux en faire profiter un ami. Entends-tu, c'est sérieux! Va conter la chose à l'empereur, qui t'embrassera, parbleu!»

Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme il les nommait. Dans la journée, il en venait deux autres, un jeune et un d'âge mûr, très beau, avec une face pâle, de longs cheveux noirs, qui semblait être le chef. Tout ce monde-là rentrait éreinté, discutait à mots couverts, brièvement. La veille, il les avait vus charger des «petites machines» en fer, qu'il croyait être des bombes. Il s'était fait donner la clef d'Eulalie; il restait dans la chambre, sans souliers, l'oreille tendue.

Et, dès neuf heures, le soir, il s'arrangeait de façon à ce qu'Eulalie ronflât, pour tranquilliser les voisins. Selon lui, il ne fallait jamais mettre les femmes dans les affaires politiques. A mesure que Gilquin parlait, Rougon devenait grave.

Il croyait. Sous la légère ivresse de l'ancien commis voyageur, au milieu des détails étranges dont le récit se trouvait coupé, il sentait une vérité se dégager et s'imposer. Puis, toute son attente de la journée, sa curiosité anxieuse, le frappaient maintenant comme un pressentiment. Et il était repris par ce tremblement intérieur qui le tenait depuis le matin, une émotion involontaire d'homme fort dont le sort va se jouer sur un coup de carte.

«Des imbéciles qui doivent avoir toute la préfecture à leurs trousses», murmura-t-il en affectant une grande indifférence.

Gilquin se mit à ricaner. Il mâchait entre ses dents:

«La préfecture fera bien de se presser, en ce cas.» Et il se tut, riant toujours, donnant une tape amicale à son chapeau. Le grand homme comprit qu'il n'avait pas tout dit. Il le regarda en face. Mais l'autre rouvrait la porte, en reprenant:

«Enfin, te voilà prévenu.... Moi, je vais dîner, mon bon. Je n'ai pas encore dîné, tel que tu me vois. J'ai filé mes individus tout l'après-midi.... Et j'ai une faim!» Rougon l'arrêta, offrit de lui faire servir un morceau de viande froide; et il donna tout de suite l'ordre de mettre un couvert dans la salle à manger. Gilquin parut très touché. Il referma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestique n'entendît pas.

«Tu es un bon garçon... Écoute bien. Je ne veux pas te mentir. Si tu m'avais mal reçu, j'allais à la préfecture.... Mais à présent tu sauras tout. C'est de l'honnêteté, hein? Tu te souviendras de ce service-là, j'espère.

Les amis sont toujours les amis, on a beau dire...» Alors, il se pencha, il ajouta d'une voix sifflante:

«C'est pour demain soir.... On doit nettoyer Badinguet devant l'Opéra, à son entrée au théâtre. La voiture, les aides de camp, la clique, tout sera balayé du coup.» Pendant que Gilquin s'attablait dans la salle à manger, Rougon resta au milieu de son cabinet, immobile, la face terreuse. Il réfléchissait, il hésitait. Enfin, il s'assit à son bureau, prit une feuille de papier; mais il la repoussa presque aussitôt. Un instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte, comme sur le point de donner un ordre. Et il revint lentement, il s'absorba de nouveau dans une pensée qui noyait son visage d'ombre.

A ce moment, devant la cheminée, le fauteuil à dossier énorme eut une secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journal d'un air tranquille.

«Comment! vous étiez là, vous! dit Rougon rudement.

—Mais sans doute, je lisais les journaux, répondit l'ancien sous-préfet, avec un sourire qui montrait ses dents blanches mal rangées. Vous le saviez bien, vous m'avez vu en entrant.» Ce mensonge effronté coupa court à toute explication. Les deux hommes se regardèrent quelques secondes, en silence. Et comme Rougon semblait le consulter, perplexe, s'approchant une seconde fois de son bureau, Du Poizat eut un petit geste qui signifiait clairement: «Attendez donc, rien ne presse, il faut voir.» Pas un mot ne fut échangé entre eux: Ils retournèrent au salon.

Ce soir-là, une telle querelle avait éclaté entre le colonel et M. Bouchard, à propos des princes d'Orléans et du comte de Chambord, qu'ils venaient de jeter les cartes, jurant de ne plus jamais jouer ensemble. Ils s'étaient assis aux deux côtés de la cheminée, les yeux gros de menaces. Quand Rougon entra, ils se réconciliaient, en faisant de lui un éloge extraordinaire.

«Oh! je ne me gêne pas, je le dis devant lui, poursuivit le colonel. Il n'y a personne de sa taille à cette heure.

—Nous disons du mal de vous, vous entendez», reprit Bouchard d'un air fin.

Et la conversation continua.

«Une intelligence hors ligne!

—Un homme d'action qui a le coup d'œil des conquérants!

—Ah! nous aurions bien besoin qu'il s'occupât un peu de nos affaires!

—Oui, le gâchis serait moins grand. Lui seul peut sauver l'Empire.» Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un air maussade, par modestie. Ces coups d'encensoir en pleine figure lui étaient extrêmement agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait si délicieusement chatouillée, que lorsque le colonel et M. Bouchard, pendant des soirées entières, se renvoyaient ainsi des phrases admiratives. Leur bêtise s'étalait, leurs visages prenaient des expressions gravement bouffonnes; et plus il les sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone, qui le célébrait à faux, d'une façon continue. Parfois, il en plaisantait, quand les deux cousins n'étaient pas là; mais il n'y contentait pas moins tous ses appétits d'orgueil et de domination. C'était un fumier d'éloges, assez vaste pour qu'il pût y vautrer à l'aise son grand corps.

«Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant la tête. Ah! si j'étais réellement aussi fort que vous le croyez...» Il n'acheva pas. Il s'était assis devant la table de jeu, et machinalement il faisait une réussite, ce qui ne lui arrivait plus que très rarement. M. Bouchard et le colonel allaient toujours; ils le déclaraient grand orateur, grand administrateur, grand financier, grand politique.

Du Poizat, resté debout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans regarder Rougon, comme s'il n'eût pas été là:

«Mon Dieu! un événement suffirait.... L'empereur est très bien disposé pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate, qu'il sente le besoin d'un bras énergique, et après-demain Rougon est ministre.... Mon Dieu! oui.» Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller au fond de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveau toute grise d'ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses et infatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient le bercer, le pousser à quelque résolution, devant laquelle il hésitait encore. Il finissait par sourire, lorsque le jeune Auguste, qui venait d'achever la réussite interrompue, s'écria:

«Elle a réussi, monsieur Rougon.

—Parbleu! dit Du Poizat, répétant le mot habituel du grand homme, ça réussit toujours!» A ce moment, un domestique vint dire à Rougon qu'un monsieur et une dame le demandaient; et il lui remit une carte, qui lui fit pousser un léger cri.

«Comment! ils sont à Paris!» C'étaient le marquis et la marquise d'Escorailles. Il se hâta de les recevoir dans son cabinet. Ils s'excusèrent de venir si tard. Puis, dans leur conversation, ils laissèrent entendre qu'ils se trouvaient à Paris depuis deux jours, mais que la peur de voir mal interpréter leur visite chez un personnage tenant de près au gouvernement leur avait fait remettre cette visite à l'heure indue où ils se présentaient. Cette explication ne blessa nullement Rougon. La présence du marquis et de la marquise dans sa maison était pour lui un honneur inespéré. L'empereur en personne aurait frappé à sa porte, qu'il eût éprouvé une satisfaction de vanité moins grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c'était tout Plassans qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique, froid, guindé, dont il avait gardé, du fond de sa jeunesse, une idée d'Olympe inaccessible; et il satisfaisait enfin un rêve d'ambition ancienne, il se sentait vengé des dédains de sa petite ville, lorsqu'il y traînait ses souliers éculés d'avocat sans causes.

«Nous n'avons pas trouvé Jules, dit la marquise.

Nous nous faisions un plaisir de le surprendre.... Il a dû aller à Orléans, pour une affaire, paraît-il.» Rougon ignorait l'absence du jeune homme. Mais il comprit, en se souvenant que la tante auprès de laquelle se trouvait Mme Bouchard, habitait Orléans.

Et il excusa Jules, il expliqua même l'affaire grave, un travail sur une question d'abus de pouvoir, qui avait nécessité son voyage. Il le donna comme un garçon intelligent, dont la carrière serait belle.

«Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sans appuyer sur cette allusion à la ruine de la famille. Nous nous sommes séparés de lui avec un grand déchirement.» Et, discrètement, le père et la mère déplorèrent les nécessités de notre abominable époque qui empêchent les fils de grandir dans la religion de leurs parents. Eux, n'avaient pas remis les pieds à Paris, depuis la chute de Charles X. Ils n'y seraient certes jamais revenus, s'il ne s'était agi de l'avenir de Jules. Depuis que le cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l'empire, ils feignaient bien devant le monde de le renier, mais ils travaillaient à son avancement d'une façon sourde et continue.

«Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon, reprit le marquis d'un ton de familiarité charmante. Nous aimons notre enfant, c'est bien légitime.... Oh! vous avez beaucoup fait, et nous vous remercions.

Mais il faut que vous fassiez plus encore. Nous sommes des amis et des compatriotes, n'est-ce pas?» Rougon, très ému, s'inclinait. L'attitude humble de ces deux vieillards qu'il avait connus si majestueux, quand ils se rendaient, le dimanche, à l'église Saint-Marc, lui causait un grandissement de sa propre personne. Il leur fit des promesses formelles.

Lorsqu'ils se retirèrent, après vingt minutes de conversation intime, la marquise lui prit une main, qu'elle garda dans la sienne, en murmurant:

«Alors, c'est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommes venus exprès de Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous, à notre âge! Maintenant, nous nous en retournerons bien joyeux.... On nous disait que vous ne pouviez plus rien.» Rougon eut un sourire. Il prononça ces derniers mots d'un air de décision qui semblait répondre en lui à des pensées secrètes:

«On peut ce qu'on veut.... Comptez sur moi.» Cependant, quand ils ne furent plus là, l'ombre d'un regret lui passa encore sur le visage. Il s'arrêta au milieu de l'anti-chambre, lorsqu'il aperçut, respectueusement debout, dans un coin, un individu proprement mis, balançant entre ses doigts un petit chapeau de feutre rond.

«Qu'est-ce que vous voulez?» lui demanda-t-il d'un ton brusque.

L'individu, très grand, très fort, murmura, en baissant les yeux:

«Monsieur ne me reconnaît pas?» Et comme Rougon disait non, brutalement:

«Je suis Merle, l'ancien huissier de monsieur au Conseil d'État.» Rougon se radoucit un peu.

«Ah! très bien. Vous portez toute votre barbe, maintenant.... Eh bien, qu'est-ce que vous voulez, mon garçon?» Alors, Merle expliqua, avec des manières polies d'homme comme il faut. Il avait rencontré Mme Correur, l'après-midi; c'était elle qui lui avait conseillé d'aller voir monsieur le soir même; sans cela, il ne se serait jamais permis de déranger monsieur à pareille heure.

«Mme Correur est bien bonne», répéta-t-il à plusieurs reprises.

Puis, il dit enfin qu'il se trouvait sans place. S'il portait toute sa barbe, c'était qu'il avait quitté le Conseil d'État depuis environ six mois. Et quand Rougon l'interrogea sur les motifs de son renvoi, il n'avoua pas avoir été mis à la porte pour sa mauvaise conduite. Il pinça les lèvres, il répondit d'un air discret:

«On savait combien j'étais dévoué à monsieur.

Depuis le départ de monsieur, on me faisait toutes sortes de misères, parce que je n'ai jamais su cacher mes sentiments.... Un jour, j'ai failli donner un soufflet à un camarade, qui disait des choses inconvenantes.... Et ils m'ont renvoyé.».

Rougon le regardait fixement.

«Alors, mon garçon, c'est à cause de moi que vous voilà sur le pavé?» Merle eut un petit sourire.

«Et je vous dois une place, n'est-ce pas? Il faut que je vous case quelque part?» Il sourit de nouveau, en disant simplement:

«Monsieur serait bien bon.» Un court silence régna. Rougon tapait légèrement ses mains l'une contre l'autre, d'un mouvement machinal et nerveux. Il se mit à rire, résolu, soulagé. Il avait trop de dettes, il voulait payer tout.

«Je songerai à vous, vous aurez votre place, reprit-il.

Vous avez bien fait de venir, mon garçon.» Et il le congédia. Cette fois, il n'hésitait plus. Il entra dans la salle à manger, où Gilquin achevait un pot de confitures, après avoir mangé une tranche de pâté, une cuisse de poulet et des pommes de terre froides. Du Poizat, qui était venu rejoindre ce dernier, causait avec lui, à califourchon sur une chaise. Ils parlaient des femmes, de la façon de se faire aimer, très crûment.

Gilquin avait gardé son chapeau sur la tête; et il se renversait, il se dandinait sur sa chaise, un cure-dent aux lèvres, pour avoir bon genre. «Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avec un claquement de langue. Je vais rue Montmartre voir ce que deviennent mes oiseaux.» Mais Rougon, qui semblait très gai, le plaisanta.

Est-ce qu'il croyait toujours à son histoire de conspirateurs, maintenant qu'il avait dîné? Du Poizat, lui aussi, affectait l'incrédulité la plus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec Gilquin, auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous le bras, répétait, dès qu'il pouvait placer un mot:

«Alors, vous n'allez pas prévenir...

—Eh! si, finit par répondre Rougon. On se moquera de moi, voilà tout.... Rien ne presse. Demain matin.» L'ancien commis voyageur tenait déjà le bouton de la porte. Il revint en ricanant.

«Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, je m'en fiche, moi! Ça serait même plus drôle.

—Oh! reprit le grand homme d'un air convaincu, presque religieux, l'empereur ne craint rien, même si l'histoire est vraie. Ces coups-là ne réussissent jamais.... Il y a une Providence.» Ce mot fut le dernier prononcé. Du Poizat s'en alla avec Gilquin, qu'il tutoyait amicalement. Et lorsque, une heure plus tard, à dix heures et demie, Rougon donna une poignée de main à M. Bouchard et au colonel qui partaient, il s'étira les bras, il bailla, comme il faisait parfois, en disant: «Je suis éreinté. Je vais joliment dormir, cette nuit.»

Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture de l'empereur, devant l'Opéra. Une épouvantable panique s'emparait de la foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquante personnes étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuée roide, barrait le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé. Un aide de camp, blessé à la nuque, laissait derrière lui des gouttes de sang. Et, sous la lueur crue du gaz, au milieu de la fumée, l'empereur descendu sain et sauf de la voiture criblée de projectiles, saluait. Son chapeau seul était troué d'un éclat de bombe.

Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin, pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises, témoigné l'envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner, Clorinde arriva. Alors, il s'oublia avec elle, jusqu'au soir, dans son cabinet. Elle venait pour le consulter sur une affaire compliquée, et elle se montrait découragée, elle n'arrivait à rien, disait-elle. Lui, alors, la consola, très touché de sa tristesse, montrant beaucoup d'espoir, donnant à entendre que tout allait changer. Il n'ignorait pas le dévouement et la propagande de ses amis; il récompenserait jusqu'aux plus humbles d'entre eux. Quand elle le quitta, il l'embrassa au front. Puis, après son dîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, il prit le chemin le plus direct pour arriver sur les quais, étouffant, cherchant l'air vif de la rivière. Cette soirée d'hiver était très douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait peser sur la ville, dans un silence noir. Au loin, le grondement des grandes voies se mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d'un pas égal, toujours devant lui, frôlant de son paletot la pierre du parapet; des lumières à l'infini, dans l'enfoncement des ténèbres, pareilles à des étoiles marquant les bornes d'un ciel éteint, lui donnaient une sensation élargie, immense, de ces places et de ces rues dont il ne voyait plus les maisons; et, à mesure qu'il avançait, il trouvait Paris grandi, fait à sa taille, ayant assez d'air pour sa poitrine. L'eau couleur d'encre, moirée d'écailles d'or vivantes, avait une respiration grosse et douce de colosse endormi, qui accompagnait l'énormité de son rêve. Comme il arrivait en face du Palais de justice, une horloge sonna neuf heures. Il eut un tressaillement, il se tourna, prêta l'oreille; il lui semblait entendre passer sur les toits une panique soudaine, des bruits lointains d'explosions, des cris d'épouvante.

Paris, tout d'un coup, lui parut dans la stupeur de quelque grand crime. Et il se rappela alors de cet après-midi de juin, l'après-midi clair et triomphant du baptême, les cloches sonnant dans le soleil chaud, les quais emplis d'un écrasement de foule, toute cette gloire de l'empire à son apogée, sous laquelle il s'était senti un instant écrasé, au point de jalouser l'empereur. A cette heure, c'était sa revanche, un ciel sans lune, la ville terrifiée et muette, les quais vides, traversés d'un frisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de louche embusqué au fond de la nuit. Lui, respirant à longs soupirs, aimait ce Paris coupe-gorge, dans l'ombre effrayante duquel il ramassait la toute-puissance.

Dix jours plus tard, Rougon remplaça au ministère de l'Intérieur M. de Marsy, qui fut nommé président du Corps législatif.


IX

Un matin de mars, au ministère de l'Intérieur, Rougon était dans son cabinet, très occupé à rédiger une circulaire confidentielle que les préfets devaient recevoir le lendemain. Il s'arrêtait, soufflait, écrasait la plume sur le papier.

«Jules, donnez-moi donc un synonyme à autorité, dit-il. C'est bête, cette langue!... Je mets autorité à toutes les lignes.

—Mais pouvoir, gouvernement, empire», répondit le jeune homme en souriant.

M. Jules d'Escorailles, qu'il avait pris pour secrétaire, dépouillait la correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvrait soigneusement les enveloppes avec un canif, parcourait les lettres d'un coup d'œil, les classait.

Devant la cheminée où brûlait un grand feu, le colonel, M. Kahn et M. Béjuin se trouvaient assis. Tous trois très à l'aise, allongés, chauffaient leurs semelles, sans dire un mot. Ils étaient chez eux. M. Kahn lisait un journal. Les deux autres, béatement renversés, tournaient leurs pouces, en regardant la flamme.

Rougon se leva, versa un verre d'eau sur une console, et le but d'un trait.

«Je ne sais ce que j'ai mangé hier, murmura-t-il.

J'avalerais la Seine, ce matin.» Et il ne se rassit pas tout de suite. Il fit le tour du cabinet, déhanchant son grand corps. Son pas ébranlait sourdement le parquet, sous l'épais tapis. Il alla écarter les rideaux de velours vert, pour avoir plus de jour.

Puis, au milieu de la vaste pièce, d'un luxe noir et fané de palais garni, il s'étira les bras, les mains nouées derrière la nuque, jouissant, comme pâmé par l'odeur administrative, l'odeur de puissance satisfaite, qu'il respirait là. Un rire lui venait malgré lui; et il riait tout seul, les côtes chatouillées, d'un rire de plus en plus fort où sonnait le triomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette gaieté, se tournèrent, lui adressèrent un hochement de tête silencieux.

«Ah! c'est bon tout de même!» dit-il simplement.

Comme il reprenait sa place devant l'énorme bureau de palissandre, Merle entra. L'huissier était correct, en habit noir et en cravate blanche. Il n'avait plus un poil de barbe, rasé de près, la face digne.

«Je demande pardon à Son Excellence, murmura-t-il, il y a là le préfet de la Somme...

—Qu'il aille au diable! je travaille, répondit brutalement Rougon. Il est incroyable que je ne puisse avoir un moment à moi.» Merle ne se déconcerta pas. Il continua:

«M. le préfet assure que Son Excellence l'attend.... Il y a aussi les préfets de la Nièvre, du Cher et du Jura.

—Eh bien, qu'ils attendent, ils sont faits pour ça!» reprit Rougon très haut.

L'huissier sortit. M. d'Escorailles avait eu un sourire.

Les trois autres, qui se chauffaient, s'allongèrent davantage, très amusés également par la réponse du ministre.

Celui-ci fut flatté de son succès.

«C'est vrai, je suis dans les préfets depuis un mois.... Il a fallu que je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez! il y en a de stupides. Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence à en avoir assez.... D'ailleurs, je travaille pour eux, ce matin.» Et il se remit à sa circulaire. On n'entendit plus, dans l'air chaud de la pièce, que le bruit de sa plume d'oie et le léger froissement des enveloppes ouvertes par M. d'Escorailles. M. Kahn avait pris un autre journal; le colonel et M. Béjuin sommeillaient à demi. Au-dehors, la France, peureuse, se taisait. L'empereur, en appelant Rougon au pouvoir, voulait des exemples. Il connaissait sa poigne de fer; il lui avait dit, au lendemain de l'attentat, dans la colère de l'homme sauvé: «Pas de modération! il faut qu'on vous craigne!» Et il venait de l'armer de cette terrible loi de sûreté générale, qui autorisait l'internement en Algérie ou l'expulsion hors de l'Empire de tout individu condamné pour un fait politique. Bien qu'aucune main française n'eût trempé dans le crime de la rue Le Peletier, les républicains allaient être traqués et déportés; c'était le coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2 décembre. On parlait d'un mouvement préparé par le parti révolutionnaire; on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers. Dès le milieu de mars, trois cent quatre-vingts internés étaient embarqués à Toulon.

Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le pays tremblait, dans la terreur qui sortait, comme une fumée d'orage, du cabinet de velours vert, où Rougon riait tout seul, en s'étirant les bras.

Jamais le grand homme n'avait goûté de pareils contentements. Il se portait bien, il engraissait; la santé lui était revenue avec le pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coups de talon, pour qu'on entendît la lourdeur de son pas aux quatre coins de la France son désir était de ne pouvoir poser son verre vide sur une console, jeter sa plume, faire un mouvement, sans donner une secousse au pays. Cela l'amusait d'être une épouvante, de forger la foudre, au milieu de la béatitude de ses amis, d'assommer un peuple avec ses poings enflés de bourgeois parvenu. Il avait écrit dans une circulaire: «C'est aux bons à se rassurer, aux méchants seuls à trembler.» Et il jouait son rôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d'une main jalouse. Un immense orgueil lui venait, l'idolâtrie de sa force et de son intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait à lui-même des régals de jouissance surhumaine.

Dans la poussée des hommes du Second Empire, Rougon affichait depuis longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiait répression à outrance; refus de toutes les libertés, gouvernement absolu. Aussi personne ne se trompait-il, en le voyant au ministère.

Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux; il avait des besoins plutôt que des opinions; il trouvait le pouvoir trop désirable, trop nécessaire à ses appétits de domination, pour ne pas l'accepter, sous quelque condition qu'il se présentât. Gouverner, mettre son pied sur la nuque de la foule, c'était là son ambition immédiate; le reste offrait simplement des particularités secondaires, dont il s'accommoderait toujours. Il avait l'unique passion d'être supérieur. Seulement, à cette heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait aux affaires, doublaient pour lui la joie du succès; il tenait de l'empereur une entière liberté d'action, il réalisait son ancien désir de mener les hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rien ne l'épanouissait davantage que de se sentir détesté. Puis, parfois, quand on lui collait le nom de tyran entre les épaules, il souriait, il disait ces paroles profondes:

«Si je deviens libéral un jour, ils diront que j'ai changé.» Mais la plus grande volupté de Rougon était encore de triompher devant sa bande. Il oubliait la France, les fonctionnaires à ses genoux, le peuple de solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivre dans l'admiration continue des dix à quinze familiers de son entourage. Il leur ouvrait à toute heure son cabinet, les faisait régner là, sur les fauteuils, à son bureau même, se disait heureux d'en rencontrer sans cesse entre ses jambes, ainsi que des animaux fidèles. Le ministre, ce n'était pas seulement lui, mais eux tous, qui étaient comme des dépendances de sa personne. Dans la victoire, un travail sourd se faisait, les liens se resserraient, il se prenait à les aimer d'une amitié jalouse, mettant sa force à ne pas être seul, se sentant la poitrine élargie par leurs ambitions. Il oubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver très intelligents, très forts, à son image. Il voulait surtout qu'on le respectât en eux, il les défendait avec emportement, comme il aurait défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaient les siennes.

Même il finissait par s'imaginer leur devoir beaucoup, soudant au souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoins lui-même, il taillait à la bande de belles proies, il goûtait à la combler la joie personnelle d'agrandir autour de lui l'éclat de sa fortune.

Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède.

M. d'Escorailles, après avoir examiné la suscription d'une des lettres qu'il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l'ouvrir.

«Une lettre de mon père», dit-il.

Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministre d'avoir pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deux pages de fine écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche. Puis, avant de se remettre au travail, il demanda:

«Du Poizat n'a pas écrit?

—Si, monsieur, répondit le secrétaire en cherchant une lettre parmi les autres. Il commence à se reconnaître dans sa préfecture. Il dit que les Deux Sèvres, et en particulier la ville de Niort, ont besoin d'être menées par une main solide.» Rougon parcourait la lettre. Quand il l'eut achevée:

«Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirs qu'il demande.... Ne lui répondez pas, c'est inutile.

Ma circulaire lui est destinée.» Il reprit la plume, cherchant les dernières phrases.

Du Poizat avait voulu être préfet à Niort, dans son pays; et le ministre, à chaque décision grave, se préoccupait surtout des Deux-Sèvres, gouvernant la France d'après les avis et les besoins de son ancien compagnon de misère. Il terminait enfin sa lettre confidentielle aux préfets, lorsque M. Kahn, brusquement, se fâcha.

«Mais c'est abominable!» cria-t-il.

Et tapant de la main le journal qu'il tenait, s'adressant à Rougon:

«Avez-vous lu ça?... Il y a, en tête, un article qui fait appel aux plus mauvaises passions. Tenez, écoutez cette phrase: "La main qui punit doit être impeccable, car si la justice vient à se tromper, le lien social lui même se dénoue. Comprenez-vous?... Et dans les faits divers, donc! Je trouve là l'histoire d'une comtesse enlevée par le fils d'un marchand de grains. On ne devrait pas laisser passer des anecdotes pareilles. Ça détruit le respect du peuple pour les hautes classes.» M. d'Escorailles intervint.

«Le feuilleton est encore plus odieux. Il s'agit d'une femme bien élevée qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas même des remords.» Rougon eut un geste terrible.

«Oui, oui, on m'a déjà signalé ce numéro, dit-il. Vous devez voir que j'ai marqué les passages au crayon rouge.... Un journal qui est à nous, pourtant! Tous les jours, je suis obligé de l'éplucher ligne par ligne. Ah! le meilleur ne vaut rien, il faudrait leur couper le cou à tous!» Il ajouta plus bas, en pinçant les lèvres:

«J'ai envoyé chercher le directeur. Je l'attends.» Le colonel avait pris le journal des mains de M. Kahn. Il s'indigna et le passa à M. Béjuin, qui, à son tour, parut écœuré. Rougon, les coudes sur le bureau, songeait, les paupières à demi closes.

«A propos, dit-il en se tournant vers son secrétaire, ce pauvre Huguenin est mort hier. Voilà une place d'inspecteur vacante. Il faudra nommer quelqu'un.» Et comme les trois amis, devant la cheminée, levaient vivement la tête, il continua:

«Oh! une place sans importance. Six mille francs. Il est vrai qu'il n'y a absolument rien à faire.» Mais il fut interrompu. La porte d'un cabinet voisin s'était ouverte.

«Entrez, entrez, monsieur Bouchard! cria-t-il.

J'allais vous faire appeler.»

M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportait un travail sur les maires et les préfets qui sollicitaient des croix de chevalier et d'officier. Rougon avait vingt-cinq croix à distribuer aux plus méritants. Il prit le travail, examina la liste des noms, feuilleta les dossiers. Pendant ce temps, le chef de division, s'approchant de la cheminée, donnait des poignées de main à ces messieurs. Il s'adossa, releva les pans de sa redingote, pour présenter ses cuisses à la flamme.

«Hein? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printemps sera tardif.

—Une pluie du tonnerre de Dieu! dit le colonel. Je sens une attaque, j'ai eu des élancements dans le pied gauche toute la nuit.» Puis, après un silence:

«Et madame? demanda M. Kahn.

—Je vous remercie, elle se porte bien, répondit

M. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois.» Il y eut un nouveau silence. Rougon feuilletait toujours les papiers. Il s'arrêta à un nom.

«Isidore Gaudibert.... Est-ce qu'il n'a pas fait des vers, celui-là?

—Parfaitement! dit M. Bouchard. Il est maire de Barbeville depuis 1852. A chaque heureux événement, pour le mariage de l'empereur, pour les couches de l'impératrice, pour le baptême du prince impérial, il a envoyé à Leurs Majestés des odes pleines de goût.» Le ministre faisait une moue méprisante. Mais le colonel affirma avoir lu les odes; lui, les trouvait spirituelles. Il en citait particulièrement une, dans laquelle l'empereur était comparé à un feu d'artifice. Et, sans transition, à demi-voix, par satisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se mirent à dire le plus grand bien de l'empereur. Maintenant, toute la bande était bonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel et M. Bouchard, réconciliés, ne se jetant plus à la tête les princes d'Orléans et le comte de Chambord, luttaient désormais à qui ferait l'éloge du souverain en meilleurs termes.

«Ah! non, pas celui-là! cria tout à coup Rougon. Ce Jusselin est une créature de Marsy. Je n'ai pas besoin de récompenser les amis de mon prédécesseur.» Et, d'un trait de plume qui écorcha le papier, il biffa le nom.

«Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu'un.... C'est une croix d'officier.» Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d'Escorailles, malgré sa grande jeunesse, avait reçu la croix de chevalier huit jours auparavant; M. Kahn et M. Bouchard étaient officiers; le colonel venait enfin d'être nommé commandeur.

«Voyons, nous disons une croix d'officier», répétait Rougon, en fouillant de nouveau dans les dossiers.

Mais il s'interrompit, comme frappé d'une idée subite.

«Est-ce que vous n'êtes pas maire quelque part, monsieur Béjuin?» demanda-t-il.

M. Béjuin se contenta d'incliner la tête à deux reprises. Ce fut M. Kahn qui répondit pour lui.

«Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petite commune où se trouve sa cristallerie.

—Cela va tout seul, alors! dit le ministre, ravi de cette occasion de pousser un des siens. Il n'est justement que chevalier.... Monsieur Béjuin, vous ne demandez jamais rien. Il faut toujours que je songe à vous.»

M. Béjuin eut un sourire et remercia. Il ne demandait jamais rien, en effet. Mais il était sans cesse là, silencieux, modeste, attendant les miettes; et il ramassait tout.

«Léon Béjuin, n'est-ce pas? à la place de Pierre François Jusselin, reprit Rougon en opérant le changement de nom.

—Béjuin, Jusselin, ça rime», fit remarquer le colonel. Cette observation parut une plaisanterie très fine. On en rit beaucoup. Enfin, M. Bouchard remporta les pièces signées. Rougon s'était levé; il avait des inquiétudes dans les jambes, disait-il; les jours de pluie l'agitaient.

Cependant, la matinée s'avançait, les bureaux bourdonnaient au loin; des pas rapides traversaient les pièces voisines; des portes s'ouvraient, se fermaient; tandis que des chuchotements couraient, étouffés par les tentures. Plusieurs employés vinrent encore présenter des pièces à la signature du ministre. C'était un va-et-vient continu, la machine administrative en travail, avec une dépense extraordinaire de papiers promenés de bureau en bureau. Et, au milieu de cette agitation, derrière la porte, dans l'anti-chambre, on entendait le gros silence résigné des vingt et quelques personnes qui s'assoupissaient sous les regards de Merle, en attendant que Son Excellence voulût bien les recevoir. Rougon, pris comme d'une fièvre d'activité, se débattait parmi tout ce monde, donnait des ordres à demi-voix dans un coin de son cabinet, éclatait brusquement en paroles violentes contre quelque chef de service, taillait la besogne, tranchait les affaires d'un mot, énorme, insolent, le cou gonflé, la face crevant de force.

Merle entra, avec sa tranquille dignité que les rebuffades ne pouvaient entamer.

«M. le préfet de la Somme... commença-t-il.

—Encore!» interrompit furieusement Rougon.

L'huissier s'inclina, attendit de pouvoir parler.

«M. le préfet de la Somme m'a prié de demander à Son Excellence si elle le recevrait ce matin. Dans le cas contraire, Son Excellence serait bien bonne de lui fixer une heure pour demain.

—Je le recevrai ce matin.... Qu'il ait un peu de patience, que diable!» La porte du cabinet était restée ouverte, et l'on apercevait l'anti-chambre, par l'entrebâillement, une vaste pièce, avec une grande table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge, le long des murs. Tous les fauteuils étaient occupés; même deux dames se tenaient debout, devant la table. Les têtes se tournaient discrètement, des regards se glissaient dans le cabinet du ministre, suppliants, tout allumés du désir d'entrer.

Près de la porte, le préfet de la Somme, un petit homme blême, causait avec ses deux collègues du Jura et du Cher. Et comme il faisait le mouvement de se lever, croyant sans doute qu'il allait enfin être admis, Rougon reprit, en s'adressant à Merle:

«Dans dix minutes, entendez-vous.... Je ne puis absolument recevoir personne en ce moment.» Mais il parlait encore qu'il vit M. Beulin-d'orchère traverser l'anti-chambre. Il alla vivement à sa rencontre, l'attira d'une poignée de main dans son cabinet, en criant:

«Eh! entrez donc, cher ami! Vous arrivez, n'est-ce pas? Vous n'avez pas attendu?... Quoi de nouveau?» La porte fut refermée sur le silence consterné de l'anti-chambre. Rougon et M. Beulin-d'orchère eurent un entretien à voix basse, devant une des fenêtres; le magistrat, nommé récemment premier président de la Cour de Paris, ambitionnait les sceaux; mais l'empereur, tâté à son égard, était resté impénétrable.

«Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Le renseignement est excellent. J'agirai, je vous le promets.» Il venait de le faire sortir par ses appartements, lorsque Merle parut, en annonçant:

«Monsieur La Rouquette.

—Non, non, je suis occupé, il m'embête!» dit Rougon, en faisant un geste énergique pour que l'huissier refermât la porte.

M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n'en pénétra pas moins dans le cabinet, souriant, la main tendue:

«Comment va Votre Excellence? C'est ma sœur qui m'envoie. Hier, vous aviez l'air un peu fatigué, aux Tuileries.... Vous savez qu'on doit jouer un proverbe dans les appartements de l'impératrice, lundi prochain. Ma sœur a un rôle. Combelot a dessiné les costumes. Vous viendrez, n'est-ce pas?» Et il demeura là un grand quart d'heure, souple et caressant, cajolant Rougon, qu'il appelait tantôt «Votre Excellence» et tantôt «cher maître». Il plaça quelques anecdotes sur les petits théâtres, recommanda une danseuse, demanda un mot pour le directeur de la manufacture des tabacs, afin d'avoir de bons cigares. Et il finit par dire un mal épouvantable de M. de Marsy, en plaisantant.

«Il est gentil tout de même, déclara Rougon, quand le jeune député ne fut plus là. Voyons, je vais me tremper la figure dans ma cuvette, moi. J'ai les joues qui éclatent.» Il disparut un instant derrière une portière. On entendit un grand barbotement d'eau. Il reniflait, il soufflait.

Cependant, M. d'Escorailles, ayant fini de classer la correspondance, venait de tirer de sa poche une petite lime à manche d'écaille et se travaillait les ongles, délicatement. M. Béjuin et le colonel regardaient le plafond, si enfoncés dans leurs fauteuils, qu'ils semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment, M. Kahn fouilla le tas des journaux à côté de lui, sur une table. Il les retournait, regardait les titres, les rejetait. Puis, il se leva. «Vous partez? demanda Rougon, qui reparut, s'épongeant la figure dans une serviette.

—Oui, répondit M. Kahn, j'ai lu les journaux, je m'en vais.» Mais il lui dit d'attendre. Et il le prit à son tour à l'écart, il lui annonça qu'il se rendrait sans doute dans les Deux-Sèvres, la semaine suivante, pour l'ouverture des travaux du chemin de fer de Niort à Angers. Plusieurs motifs le poussaient à faire un voyage là-bas.

M. Kahn se montra enchanté. Il avait enfin obtenu la concession, dès les premiers jours de mars. Seulement, il s'agissait maintenant de lancer l'affaire, et il sentait toute la solennité que la présence du ministre donnerait à la mise en scène, dont il soignait déjà les détails.

«Alors, c'est entendu, je compte sur vous pour le premier coup de mine», dit-il en s'en allant.

Rougon s'était remis devant son bureau. Il consultait une liste de noms. Derrière la porte, dans l'anti-chambre, l'attente grandissait.

«J'ai à peine un quart d'heure, murmura-t-il. Enfin, je recevrai ceux que je pourrai.» Il sonna et dit à Merle:

«Faites entrer M. le préfet de la somme.» Mais il reprit aussitôt, la liste sous les yeux:

«Attendez donc!... Est-ce que M. et Mme Charbonnel sont là? Faites-les entrer.» On entendit la voix de l'huissier appelant: «Monsieur et madame Charbonnel!» Et les deux bourgeois de Plassans parurent, suivis par les regards étonnés de toute l'anti-chambre. M. Charbonnel était en habit, un habit à queue carrée, qui avait un collet de velours; Mme Charbonnel portait une robe de soie puce, avec un chapeau à rubans jaunes. Depuis deux heures, ils attendaient, patiemment.

«Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon.

Merle vous connaît.» Puis, sans leur laisser balbutier des phrases où les mots: «Votre Excellence» revenaient sans cesse, il cria gaiement:

«Victoire! Le Conseil d'État a rendu son arrêt. Nous avons battu notre terrible évêque.» L'émotion de la vieille dame fut si forte qu'elle dut s'asseoir. Le mari s'appuya au dossier d'un fauteuil.

«J'ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait le ministre. Comme je tenais à vous l'apprendre moi même, je vous ai fait prier de venir ce matin!... Hein! voilà une jolie tuile, cinq cent mille francs!» Il plaisantait, heureux de leurs visages bouleversés.

Mme Charbonnel put enfin demander d'une voix étranglée et timide:

«C'est fini, bien sûr?... On ne recommencera plus le procès?

—Non, non, soyez tranquilles. L'héritage est à vous.» Et il donna quelques détails. Le Conseil d'État n'avait pas autorisé les sœurs de la Sainte-Famille à accepter le legs, en se basant sur l'existence d'héritiers naturels, et en cassant le testament qui ne paraissait pas avoir tous les caractères d'authenticité désirables. Mgr Rochart était exaspéré. Rougon, qui l'avait rencontré la veille chez son collègue le ministre de l'Instruction publique, riait encore de ses regards furibonds. Son triomphe sur le prélat l'égayait beaucoup.

«Vous voyez bien qu'il ne m'a pas mangé, dit-il encore. Je suis trop gros.... Oh! tout n'est pas terminé entre nous. J'ai vu ça à la couleur de ses yeux. C'est un homme qui ne doit rien oublier. Mais ceci me regarde.» Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec des révérences. Ils dirent qu'ils partiraient le soir même. Maintenant, ils étaient pris d'une vive inquiétude, la maison de leur cousin Chevassu, à Faverolles, se trouvait gardée par une vieille domestique dévote, très dévouée aux sœurs de la Sainte-Famille; peut-être, en apprenant l'issue du procès, allait-on dévaliser la maison. Ces religieuses devaient être capables de tout.

«Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque chose clochait là-bas, écrivez-moi.» Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte, il remarqua l'étonnement des figures, dans l'anti-chambre; le préfet de la Somme échangeait un sourire avec ses collègues du Jura et du Cher; les deux dames, devant la table, avaient aux lèvres un léger pli de dédain. Alors, il haussa la voix, rudement: «Écrivez-moi, n'est-ce pas? Vous savez combien je vous suis dévoué... Et quand vous serez à Plassans, dites à ma mère que je me porte bien.» Il traversa l'anti-chambre, les accompagna jusqu'à l'autre porte, pour les imposer à tout ce monde, sans aucune honte d'eux, tirant un grand orgueil d'être parti de leur petite ville et de pouvoir aujourd'hui les mettre aussi haut qu'il lui plaisait. Et les solliciteurs, les fonctionnaires, inclinés sur leur passage, saluaient la robe de soie puce et l'habit à queue carrée des Charbonnel.

Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le colonel debout.

«A ce soir, dit ce dernier. Il commence à faire trop chaud chez vous.» Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles à l'oreille. Il s'agissait de son fils Auguste, qu'il allait retirer du collège, désespérant de lui voir jamais passer son baccalauréat. Rougon avait promis de le prendre dans son ministère, bien que le diplôme de bachelier fût exigé de tous les employés.

«Eh bien, c'est cela, amenez-le, répondit-il. Je passerai par-dessus les formalités. Je chercherai un biais.... Et il gagnera quelque chose tout de suite, puisque vous y tenez.»

M. Béjuin resta seul devant la cheminée. Il roula son fauteuil, s'installa au milieu, sans paraître s'apercevoir que la pièce se vidait. Il demeurait toujours le dernier, attendait encore quand les autres n'étaient plus là, dans l'espoir de se faire offrir quelque part oubliée.

Merle, de nouveau, reçut l'ordre d'introduire le préfet de la Somme. Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s'approcha du bureau, en disant avec un sourire aimable:

«Si Son Excellence daigne le permettre, je vais m'acquitter d'une toute petite commission.» Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour écouter.

«C'est cette pauvre Mme Correur.... Je suis allé chez elle ce matin. Elle est couchée, elle a un clou bien mal placé, et très gros! oh! plus gros que la moitié du poing.

Ça n'a rien de dangereux, mais ça la fait beaucoup souffrir, parce qu'elle a la peau très fine...

—Alors? demanda le ministre.

—J'ai même aidé la bonne à la retourner. Mais j'ai mon service, moi.... Alors, elle est très inquiète, elle aurait voulu voir Son Excellence pour les réponses qu'elle attend. Je m'en allais, quand elle m'a rappelé, en me disant que je serais bien gentil, si je pouvais ce soir lui rapporter es réponses, après mon travail.., son Excellence serait-elle assez obligeante...?» Le ministre se tourna tranquillement.

«Monsieur d'Escorailles, donnez-moi donc ce dossier là-bas, dans cette armoire.» C'était le dossier de Mme Correur, une énorme chemise grise crevant de papiers. Il y avait là des lettres, des projets, des pétitions de toutes les écritures et de toutes les orthographes: demandes de bureaux de tabac, demandes de bureaux de timbres, demandes de secours, de subventions, de pensions, d'allocations.

Toutes les feuilles volantes portaient en marge l'apostille de Mme Correur, cinq ou six lignes suivies d'une grosse signature masculine.

Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres, de petites notes écrites de sa main au crayon rouge.

«La pension de Mme Jalaguier est portée à dix-huit cents francs. Mme Leturc a son bureau de tabac.... Les fournitures de Mme Chardon sont acceptées.... Rien encore pour Mme Testanière.... Ah! vous direz aussi que j'ai réussi pour Mlle Herminie Billecoq. J'ai parlé d'elle, des dames donneront la dot nécessaire à son mariage avec l'officier qui l'a séduite.

—Je remercie mille fois Son Excellence», dit Merle en s'inclinant.

Il sortait, lorsqu'une adorable tête blonde, coiffée d'un chapeau rose, parut à la porte.

«Puis-je entrer?» demanda une voix flûtée.

Et Mme Bouchard, sans attendre la réponse, entra.

Elle n'avait pas vu l'huissier dans l'anti-chambre, elle était allée droit devant elle. Rougon, qui l'appelait «ma chère enfant», la fit asseoir, après avoir gardé un instant entre les siennes ses petites mains gantées.

«Est-ce pour quelque chose de sérieux? demanda-t-il.

—Oui, oui, très sérieux», répondit-elle avec un sourire.

Alors, il recommanda à Merle de n'introduire personne. M. d'Escorailles, qui avait fini la toilette de ses ongles, était venu saluer Mme Bouchard. Elle lui fit signe de se pencher, lui parla tout bas, vivement. Le jeune homme approuva de la tête. Et il alla prendre son chapeau, en disant à Rougon:

«Je vais déjeuner, je ne vois rien d'important.... Il n'y a que cette place d'inspecteur. Il faudrait nommer quelqu'un.» Le ministre restait perplexe, secouait la tête.

«Oui, sans doute, il faut nommer quelqu'un.... On m'a proposé déjà un tas de monde. Ça m'ennuie de nommer des gens que je ne connais pas.» Et il regardait autour de lui, dans les coins de la pièce, comme pour trouver. Son regard brusquement tomba sur M. Béjuin, allongé devant la cheminée, silencieux, béat.

«Monsieur Béjuin», appela-t-il.

Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger.

«Voulez-vous être inspecteur? Je vous expliquerai: une place de six mille francs, où l'on n'a rien à faire, et qui est très compatible avec vos fonctions de député.»

M. Béjuin dodelina de la tête. Oui, oui, il acceptait. Et quand l'affaire fut entendue, il resta encore là deux minutes à flairer l'air. Mais il sentit sans doute qu'il n'y aurait plus rien à ramasser ce matin-là, car il se retira lentement, en traînant les pieds, derrière M. d'Escorailles.

«Nous voilà seuls.... Voyons, qu'y a-t-il, ma chère enfant?» demanda Rougon à la jolie Mme Bouchard.

Il avait roulé un fauteuil, et s'était assis devant elle, au milieu du cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe de cachemire de l'Inde rose pâle, d'une grande douceur, qui la drapait comme un peignoir. Elle était habillée sans l'être. Sur ses bras, sur sa gorge, l'étoffe souple vivait; tandis que, dans la mollesse de la jupe, de larges plis marquaient la rondeur de ses jambes. Il y avait là une nudité très savante, une séduction calculée jusque dans la taille placée un peu haut, dégageant les hanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait, elle semblait sans linge, délicieusement mise pourtant.

«Voyons, qu'y a-t-il?» répéta Rougon.

Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, les cheveux frisés sous son chapeau rose, montrant la blancheur mouillée de ses dents, entre ses lèvres ouvertes. Sa petite figure avait un abandon câlin, un air de prière ardent et soumis.

«C'est quelque chose que j'ai à vous demander», murmura-t-elle enfin.

Puis, elle ajouta vivement:

«Dites d'abord que vous me l'accordez.» Mais il ne promit rien. Il voulait savoir auparavant. Il se défiait des dames. Et, comme elle se penchait tout près de lui, il l'interrogea:

«C'est donc bien gros, que vous n'osez parler. Il faut que je vous confesse, n'est-ce pas?... Procédons par ordre. Est-ce pour votre mari?» Elle répondait non de la tête, sans cesser de sourire.

«Diable!... Pour M. d'Escorailles alors? Vous complotiez quelque chose à voix basse, tout à l'heure.» Elle répondait toujours non. Elle avait une légère moue, signifiant clairement qu'il avait bien fallu renvoyer M. d'Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelque surprise, elle rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans ses jambes.

«Écoutez.... Vous ne me gronderez pas? vous m'aimez bien un peu?... C'est pour un jeune homme.

Vous ne le connaissez pas; je vous dirai son nom tout à l'heure, quand vous lui aurez donné la place.... Oh! une place sans importance. Vous n'aurez qu'un mot à dire, et nous vous serons bien reconnaissants.

—Un de vos parents peut-être?» demanda-t-il de nouveau.

Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissa glisser ses mains pour qu'il les reprît dans les siennes. Et elle dit très bas:

«Non, un ami.... Mon Dieu, je suis bien malheureuse!» Elle s'abandonnait, elle se livrait à lui par cet aveu.

C'était une attaque très voluptueuse, d'un art supérieur, savamment calculée pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, il crut même qu'elle inventait cette histoire par un raffinement de séduction, afin de se faire désirer davantage, au sortir des bras d'un autre.

«Mais c'est très mal!» s'écria-t-il.

Alors, d'un geste prompt et familier, elle lui mit sa main dégantée sur la bouche. Elle s'était allongée tout contre lui. Ses yeux se fermaient dans son visage pâmé.

L'un de ses genoux relevait sa jupe molle, qui la couvrait à peine du fin tissu d'une longue chemise de nuit.

L'étoffe tendue du corsage avait les émotions de sa gorge. Pendant quelques secondes, il la sentit comme nue entre ses bras. Et il la saisit brutalement par la taille, il la planta debout au milieu du cabinet, se fâchant, jurant.

«Tonnerre de Dieu! soyez donc raisonnable!» Elle, les lèvres blanches, resta devant lui, avec des regards en dessous.

«Oui, c'est très mal, c'est indigne! M. Bouchard est un excellent homme. Il vous adore, il a une confiance aveugle en vous.... Non, certes, je ne vous aiderai pas à le tromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse absolument! Et je vous dis ce que je pense, je ne mâche pas mes paroles, ma belle enfant.... On peut être indulgent.

Ainsi, par exemple, passe encore...» Il s'arrêta, il allait laisser échapper qu'il lui tolérait M. d'Escorailles. Peu à peu, il se calmait, une grande dignité lui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise d'un petit tremblement; lui resta debout, la chapitra d'importance. Ce fut un sermon en forme, avec de très belles paroles. Elle offensait toutes les lois divines et humaines; elle marchait sur un abîme, déshonorait le foyer domestique, se préparait à une vieillesse de remords; et, comme il crut deviner un léger sourire aux coins de ses lèvres, il fit même le tableau de cette vieillesse, la beauté dévastée, le cœur à jamais vide, la rougeur du front sous les cheveux blancs. Puis, il examina sa faute au point de vue de la société; là, surtout, il se montra sévère, car si elle avait pour elle l'excuse de sa nature sensible, le mauvais exemple qu'elle donnait devait rester sans pardon; ce qui l'amena à tonner contre le dévergondage moderne, les débordements abominables de l'époque. Enfin, il fit un retour sur lui-même. Il était le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de son pouvoir pour encourager le vice. Sans la vertu, un gouvernement lui semblait impossible. Et il termina en mettant ses adversaires au défi de trouver dans son administration un seul acte de népotisme, une seule faveur due à l'intrigue.

La jolie Mme Bouchard l'écoutait, la tête basse, pelotonnée, montrant son cou délicat sous le bavolet de son chapeau rose. Quand il se fut soulagé, elle se leva, se dirigea vers la porte, sans dire un mot. Mais comme elle sortait, la main sur le bouton, elle leva la tête, et se remit à sourire, en murmurant:

«Il s'appelle Georges Duchesne. Il est commis principal dans la division de mon mari, et veut être sous-chef...

—Non, non!» cria Rougon.

Alors, elle s'en alla, en l'enveloppant d'un long regard méprisant de femme dédaignée. Elle s'attardait, elle traînait sa jupe avec langueur, désireuse de laisser derrière elle le regret de sa possession.

Le ministre entra dans son cabinet d'un air de fatigue. Il avait fait un signe à Merle qui le suivit. La porte était restée entrouverte.

«M. le directeur du Vœu national, que Son Excellence a fait demander, vient d'arriver, dit l'huissier à demi-voix.

—Très bien! répondit Rougon. Mais je recevrai auparavant les fonctionnaires qui sont là depuis longtemps.» A ce moment, un valet de chambre parut à la porte conduisant aux appartements particuliers. Il annonça que le déjeuner était prêt et que Mme Delestang attendait Son Excellence au salon. Le ministre s'était avancé vivement.

«Dites qu'on serve! Tant pis! je recevrai plus tard. Je crève de faim.»

Il allongea le cou pour jeter un coup d'œil l'anti-chambre était toujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n'avait bougé. Les trois préfets causaient dans leur coin; les deux dames, devant la table, s'appuyaient du bout de leurs doigts, un peu lasses; les mêmes têtes, aux mêmes places, demeuraient fixes et muettes, le long des murs, contre les dossiers de velours rouge. Alors, il quitta son cabinet, en donnant à Merle l'ordre de retenir le préfet de la Somme et le directeur du Vœu national.

Mme Rougon, un peu souffrante, était partie la veille pour le Midi, où elle devait passer un mois; elle avait un oncle du côté de Pau. Delestang, chargé d'une mission très importante au sujet d'une question agricole, se trouvait en Italie depuis six semaines. Et c'était ainsi que le ministre, avec lequel Clorinde voulait causer longuement, l'avait invitée à venir déjeuner au ministère, en garçons.

Elle l'attendait patiemment, en feuilletant un traité de droit administratif, qui traînait sur une table.

«Vous devez avoir l'estomac dans les talons, lui dit-il gaiement. J'ai été débordé, ce matin.» Et il lui offrit le bras, il la conduisit à la salle à manger, une pièce immense, dans laquelle les deux couverts, mis sur une petite table devant la fenêtre, étaient comme perdus. Deux grands laquais servaient. Rougon et Clorinde, très sobres tous les deux, mangèrent vite: quelques radis, une tranche de saumon froid, des côtelettes à la purée et un peu de fromage. Ils ne touchèrent pas au vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l'eau. A peine échangèrent-ils dix paroles. Puis, quand les deux laquais, après avoir desservi, eurent apporté le café et les liqueurs, la jeune femme lui adressa un léger mouvement des sourcils, qu'il comprit parfaitement.

«C'est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai.» Les laquais sortirent. Alors, elle se leva, en donnant des tapes sur sa jupe pour faire tomber les miettes. Elle portait une robe de soie noire, trop grande, chargée de volants, si compliquée, qu'elle y était empaquetée, sans qu'on pût distinguer où se trouvaient ses hanches et sa gorge.

«Quelle halle! murmurait-elle, en allant au fond de la pièce. C'est un salon pour noces et repas de corps, votre salle à manger!» Et elle revint, ajoutant:

«Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi!

—Diable! dit Rougon, c'est qu'il n'y a pas de tabac.

Je ne fume jamais.» Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche une petite blague en soie rouge brodée d'or, guère plus grosse qu'une bourse. Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis, comme ils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes dans toute la pièce. Enfin, sur le coin d'un dressoir, ils trouvèrent trois allumettes, qu'elle emporta soigneusement. Et, la cigarette aux lèvres, allongée de nouveau sur sa chaise, elle se mit à boire son café par petites gorgées, en regardant Rougon bien en face, avec un sourire.

«Eh bien, je suis tout à vous, dit celui-ci, qui souriait également. Vous aviez à causer, causons.» Elle eut un geste d'insouciance.

«Oui. J'ai reçu une lettre de mon mari. Il s'ennuie à Turin. Il est très heureux d'avoir obtenu cette mission, grâce à vous; seulement, il ne veut pas qu'on l'oublie là-bas.... Mais nous parlerons de cela tout à l'heure. Rien ne presse.» Elle se remit à fumer et à le regarder avec son irritant sourire. Rougon, peu à peu, s'était accoutumé à la voir, sans se poser les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sa curiosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, il l'acceptait maintenant comme une figure classée, connue, dont les étrangetés ne lui causaient plus un sursaut de surprise. Mais, à la vérité, il ne savait toujours rien de précis sur elle, il l'ignorait toujours autant qu'aux premiers jours. Elle restait multiple, puérile et profonde, bête le plus souvent, singulièrement fine parfois, très douce et très méchante. Quand elle le surprenait encore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas l'explication, il avait des haussements d'épaules d'homme fort, il disait que toutes les femmes étaient ainsi. Et il croyait par là témoigner un grand mépris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire de Clorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents, entre les lèvres rouges.

«Qu'avez-vous donc à me regarder? demanda-t-il enfin, gêné par ces grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j'ai quelque chose qui vous déplaît?» Une pensée cachée venait de luire au fond des yeux de Clorinde, pendant que deux plis donnaient à sa bouche une grande dureté. Mais elle reprit aussitôt son rire adorable, soufflant sa fumée par minces filets, murmurant:

«Non, non, je vous trouve très bien.... Je pensais à une chose, mon cher. Savez-vous que vous avez une fière chance?

—Comment cela?

—Sans doute.... Vous voilà au sommet que vous vouliez atteindre. Tout le monde vous a poussé, les événements eux-mêmes vous ont servi.» Il allait répondre, lorsqu'on frappa à la porte. Clorinde, d'un mouvement instinctif, cacha sa cigarette derrière sa jupe. C'était un employé qui voulait communiquer à Son Excellence une dépêche très pressée.

Rougon, d'un air maussade, lut la dépêche, indiqua à l'employé le sens dans lequel il fallait rédiger la réponse. Puis il referma la porte violemment, et venant se rasseoir:

«Oui, j'ai eu des amis très dévoués. Je tâche de m'en souvenir.... Et vous avez raison, j'ai à remercier jusqu'aux événements. Les hommes ne peuvent souvent rien quand les faits ne les aident pas.» En disant ces paroles d'une voix lente, il la regardait, ses lourdes paupières baissées, cachant à demi le regard dont il l'étudiait. Pourquoi parlait-elle de sa chance? Que savait-elle au juste des événements favorables auxquels elle faisait allusion? Peut-être Du Poizat avait-il causé? Mais, à la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie d'un ressouvenir sensuel, il sentait en elle une autre préoccupation; sûrement elle ignorait tout. Lui-même oubliait, préférait ne pas trop fouiller au fond de sa mémoire. Il y avait une heure dans sa vie qui finissait par lui sembler très confuse. Il en arrivait à croire qu'il devait réellement sa haute situation au dévouement de ses amis.

«Je ne voulais rien être, on m'a poussé malgré moi, continua-t-il. Enfin les choses ont tourné pour le mieux. Si je réussis à faire quelque bien, je serai satisfait.» Il acheva son café. Clorinde roulait une seconde cigarette.

«Vous vous rappelez? murmura-t-elle, il y a deux ans, quand vous avez quitté le conseil d'État, je vous questionnais, je vous demandais la raison de ce coup de tête. Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-là! Mais, maintenant, vous pouvez parler.... Voyons, là, franchement, entre nous, aviez-vous un plan arrêté?

—On a toujours un plan, répondit-il finement. Je me sentais tomber, je préférais faire le saut moi-même.

—Et votre plan s'est-il exécuté, les choses ont-elles exactement marché comme vous l'aviez prévu?» Il eut un clignement d'yeux de compère qui se met à l'aise.

«Mais non, vous le savez bien, jamais les choses ne marchent ainsi.... Pourvu qu'on arrive!» Et il s'interrompit, lui offrant des liqueurs.

«Hein? du curaçao ou de la chartreuse?» Elle accepta un petit verre de chartreuse. Comme il versait, on frappa de nouveau. Elle cacha encore sa cigarette, avec un geste d'impatience. Lui, furieux, sans lâcher le carafon, se leva. Cette fois, c'était pour une lettre scellée d'un large cachet. Il la parcourut d'un regard, la fourra dans une poche de sa redingote, en disant:

«C'est bien! Et qu'on ne me dérange plus, n'est-ce pas?» Clorinde, quand il fut revenu en face d'elle, trempa ses lèvres dans la chartreuse, buvant goutte à goutte, le regardant en dessous, les yeux luisants. Elle était reprise par cet attendrissement qui lui noyait la face.

Elle dit très bas, les deux coudes posés sur la table:

«Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu'on a fait pour vous.» Il s'approcha, posa à son tour ses deux coudes, en s'écriant vivement:

«Tiens, c'est vrai, vous allez me conter ça! Maintenant, il n'y a plus de cachotteries, n'est-ce pas?... Dites-moi ce que vous avez fait?» Elle répondit non du menton, longuement, en pinçant sa cigarette des lèvres.

«C'est donc terrible? Vous craignez que je ne puisse pas payer ma dette, peut-être?... Attendez, je vais tâcher de deviner.... Vous avez écrit au pape et vous avez mis tremper quelque bon Dieu dans mon pot à eau, sans que je m'en aperçoive?» Mais elle se fâcha de cette plaisanterie. Elle menaçait de s'en aller, s'il continuait.

«Ne riez pas de la religion, disait-elle. Ça vous porterait malheur.» Puis, calmée, chassant de la main la fumée qu'elle soufflait et qui semblait incommoder Rougon, elle reprit d'une voix particulière:

«J'ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait des amis.» Elle éprouvait un besoin mauvais de lui tout conter.

Elle voulait qu'il n'ignorât pas de quelle façon elle avait travaillé à sa fortune. Cet aveu était une première satisfaction, dans sa longue rancune si patiemment cachée.

S'il l'avait poussée, elle aurait donné des détails précis.

C'était ce retour en arrière qui la rendait rieuse, un peu folle, la peau chaude d'une moiteur dorée.

«Oui, oui, répéta-t-elle, des hommes très hostiles à vos idées, dont j'ai dû faire la conquête pour vous, mon cher.» Rougon était devenu très pâle. Il avait compris.

«Ah!» dit-il simplement.

Il cherchait à éviter ce sujet. Mais, effrontément, tranquillement, elle plantait dans ses yeux son large regard noir, riant d'un rire de gorge. Alors, il céda, il l'interrogea.

«M. de Marsy, n'est-ce pas?» Elle répondit oui d'un signe de tête, en rejetant derrière son épaule une bouffée de fumée.

«Le chevalier Rusconi?» Elle répondit encore oui.

«M. Lebeau, M. de Salneuve, M. Guyot-Laplanche?» Elle répondait toujours oui. Pourtant, au nom de M. de Plouguern, elle protesta. Celui-là, non. Et elle acheva son verre de chartreuse, à petits coups de langue, la mine triomphante.

Rougon s'était levé. Il alla au fond de la pièce, revint derrière elle, lui dit dans la nuque:

«Pourquoi pas avec moi, alors?» Elle se retourna brusquement, de peur qu'il ne lui baisât les cheveux.

«Avec vous? mais c'est inutile! Pour quoi faire, avec vous?... C'est bête, ce que vous dites là! Avec vous, je n'avais pas besoin de plaider votre cause.» Et, comme il la regardait, pris d'une colère blanche, elle partit d'un grand éclat de rire.

«Ah! l'innocent! on ne peut pas seulement plaisanter, il croit tout ce qu'on lui dit!... Voyons, mon cher, me pensez-vous capable de mener un pareil commerce? Et pour vos beaux yeux encore! D'ailleurs, si j'avais commis toutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien sûr.... Non, vrai, vous êtes amusant!» Rougon resta un moment décontenancé. Mais la façon ironique dont elle se démentait, la rendait plus provocante, et toute sa personne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, répétait ses aveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendre par la taille, lorsqu'on frappa une troisième fois.

«Tant pis! murmura-t-elle, je garde ma cigarette.» Un huissier entra, tout essoufflé, balbutiant que Son Excellence le ministre de la Justice demandait à parler à Son Excellence; et il regardait du coin de l'œil cette dame qui fumait.

«Dites que je suis sorti! cria Rougon. Je n'y suis pour personne, entendez-vous!» Quand l'huissier se fut retiré à reculons, en saluant, il s'emporta, donna des coups de poing sur les meubles.

On ne le laissait plus respirer; la veille encore, on l'avait relancé jusque dans son cabinet de toilette, pendant qu'il se faisait la barbe. Clorinde, délibérément, marcha vers la porte.

«Attendez, dit-elle. On ne nous dérangera plus.» Elle prit les clefs, les mit en dedans, ferma à double tour.

«Là. On peut frapper, maintenant.» Et elle revint rouler une troisième cigarette, debout devant la fenêtre. Il crut à une heure d'abandon. Il s'approcha, lui dit dans le cou:

«Clorinde!»

Elle ne bougea pas, et il reprit d'une voix plus basse:

«Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas?» Ce tutoiement la laissa calme. Elle dit non de la tête, mais faiblement, comme si elle avait voulu l'encourager, le pousser encore. Il n'osait la toucher, devenu tout d'un coup timide, demandant la permission en écolier que sa première bonne fortune paralyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la nuque, à la racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute méprisante, en s'écriant:

«Tiens, ça vous reprend donc, mon cher? Je croyais que ça vous avait passé... Quel drôle d'homme vous faites! Vous embrassez les femmes après dix-huit mois de réflexion.» Lui, la tête baissée, se ruant sur elle, avait saisi une de ses mains qu'il mangeait de baisers. Elle la lui abandonnait. Elle continuait à se moquer, sans se fâcher.

«Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c'est tout ce que je vous demande.... Ah! je n'aurais pas cru cela de vous! Vous étiez devenu si sage, quand j'allais vous voir rue Marbeuf! Et vous voilà de nouveau en folie, parce que je vous raconte des saletés, dont je n'ai jamais eu l'idée, Dieu merci! Eh bien, vous êtes propre, mon cher!... Moi, je ne brûle pas si longtemps. C'est de l'histoire ancienne. Vous n'avez pas voulu de moi, je ne veux plus de vous.

—Écoutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il.

Je ferai tout, je donnerai tout.» Mais elle disait encore non, le punissant dans sa chair de ses anciens dédains, goûtant là une première vengeance. Elle l'avait souhaité tout-puissant pour le refuser et faire ainsi un affront à sa force d'homme.

«Jamais, jamais! répéta-t-elle à plusieurs reprises.

Vous ne vous souvenez donc pas? Jamais!» Alors, honteusement, Rougon se traîna à ses pieds. Il avait pris ses jupes entre ses bras, il baisait ses genoux à travers la soie. Ce n'était pas la robe molle de Mme Bouchard, mais un paquet d'étoffe d'une épaisseur irritante, et qui pourtant le grisait de son odeur.

Elle, avec un haussement d'épaules, lui abandonnait les jupes. Mais il s'enhardissait, ses mains descendaient, cherchaient les pieds, au bord du volant.

«Prenez garde!» dit-elle de sa voix paisible.

Et, comme il enfonçait les mains, elle lui posa sur le front le bout embrasé de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulut de nouveau se précipiter sur elle.

Mais elle s'était échappée et tenait un cordon de sonnette, adossée contre le mur, près de la cheminée. Elle cria:

«Je sonne, je dis que c'est vous qui m'avez enfermée!» Il tourna sur lui-même, les poings aux tempes, le corps secoué d'un grand frisson. Et, pendant quelques secondes, il demeura immobile, avec la peur d'entendre sa tête éclater. Il se roidissait pour se calmer d'un coup, les oreilles bourdonnantes, les yeux aveuglés de flammes rouges.

«Je suis une brute, murmura-t-il. C'est stupide.» Clorinde riait d'un air de victoire, en lui faisant de la morale. Il avait tort de mépriser les femmes; plus tard, il reconnaîtrait qu'il existait des femmes très fortes.

Puis, elle retrouva son ton de bonne fille.

«Nous ne sommes pas fâchés, hein?... Voyez-vous, ne me demandez jamais ça. Je ne veux pas, ça ne me plaît pas.» Rougon se promenait, honteux de lui. Elle lâcha le cordon de sonnette, alla se rasseoir devant la table, où elle se fit un verre d'eau sucrée.

«J'ai donc reçu hier une lettre de mon mari, reprit-elle tranquillement. J'avais tant d'affaires ce matin, que je vous aurais peut-être manqué de parole pour le déjeuner, si je n'avais désiré vous la montrer. Tenez, la voici.... Il vous rappelle vos promesses.» Il prit la lettre, la lut en marchant, la rejeta sur la table, devant elle, avec un geste d'ennui.

«Eh bien?» demanda-t-elle.

Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, il bâillait légèrement.

«Il est bête», finit-il par dire.

Elle fut très blessée. Depuis quelque temps, elle ne tolérait plus qu'on parût douter des capacités de son mari. Elle baissa un instant la tête, réprimant les petits mouvements de révolte dont ses mains étaient agitées.

Peu à peu, elle s'affranchissait de sa soumission d'écolière, semblait prendre à Rougon assez de sa force pour se poser en adversaire redoutable. «Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini, dit le ministre, poussé à se venger sur le mari de la résistance de la femme. Ah! le bonhomme n'est pas facile à caser.

—Vous exagérez, mon cher, reprit-elle après un silence. Autrefois, vous juriez qu'il avait le plus bel avenir. Il possède des qualités très sérieuses et très solides.... Allez, ce ne sont pas les hommes vraiment forts qui vont le plus loin.» Rougon continuait sa promenade. Il haussait les épaules.

«Votre intérêt est qu'il entre au ministère. Vous y compterez un ami. Si réellement le ministre de l'Agriculture et du Commerce se retire pour des raisons de santé, comme on le dit, l'occasion est superbe. Mon mari est compétent, et sa mission en Italie le désigne au choix de l'empereur.... Vous savez que l'empereur l'aime beaucoup; Ils s'entendent très bien ensemble; Ils ont les mêmes idées.... Un mot de vous enlèverait l'affaire.» Il fit encore deux ou trois tours sans répondre. Puis, s'arrêtant devant elle:

«Je veux bien, après tout.... Il y en a de plus bêtes.... Mais je fais cela uniquement pour vous. Je désire vous désarmer. Hein! vous ne devez pas être bonne. N'est-ce pas, vous êtes très rancunière?» Il plaisantait. Elle se mit à rire également, en répétant:

«Oui, oui, très rancunière.... Je me souviens.» Puis, comme elle le quittait, il la retint un instant à la porte. A deux reprises, ils se serrèrent fortement les doigts, sans ajouter un mot.

Dès que Rougon fut seul, il retourna à son cabinet. La grande pièce était vide. Il s'assit devant le bureau, les coudes au bord du buvard, soufflant dans le silence. Ses paupières se baissaient, une somnolence rêveuse le tint assoupi pendant près de dix minutes. Mais il eut un sursaut, il s'étira les bras; et il sonna. Merle parut.

«M. le préfet de la somme attend toujours, n'est-ce pas?... Faites-le entrer.» Le préfet de la Somme entra, blême et souriant, en redressant sa petite taille. Il fit son compliment au ministre d'un air correct. Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s'asseoir.

«Voici, monsieur le préfet, pourquoi je vous ai mandé. Certaines instructions doivent être données de vive voix.... Vous n'ignorez pas que le parti révolutionnaire relève la tête. Nous avons été à deux doigts d'une catastrophe épouvantable. Enfin, le pays demande à être rassuré, à sentir au-dessus de lui l'énergique protection du gouvernement. De son côté, Sa Majesté l'empereur est décidée à faire des exemples, car jusqu'à présent on a singulièrement abusé de sa bonté...» Il parlait lentement, renversé au fond de son fauteuil, jouant avec un gros cachet à manche d'agate. Le préfet approuvait chaque membre de phrase d'un vif mouvement de tête.

«Votre département, continua le ministre, est un des plus mauvais. La gangrène républicaine...

—Je fais tous mes efforts... voulut dire le préfet.

—Ne m'interrompez pas.... Il faut donc que la répression y soit éclatante. C'est pour m'entendre avec vous sur ce sujet que j'ai désiré vous voir.... Nous nous sommes occupés ici d'un travail, nous avons dressé une liste...» Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un dossier qu'il feuilleta.

«On a dû répartir sur toute la France le nombre d'arrestations jugées nécessaires. Le chiffre pour chaque département est proportionné au coup qu'il s'agit de porter.... Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez, la Haute-Marne, où les républicains sont en infime minorité, trois arrestations seulement. La Meuse, au contraire, quinze arrestations.... Quant à votre département, la Somme, n'est-ce pas? nous disons la Somme...» Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupières.

Enfin, il leva la tête et regarda le fonctionnaire en face.

«Monsieur le préfet, vous avez douze arrestations à faire.» Le petit homme blême s'inclina, en répétant:

«Douze arrestations.... J'ai parfaitement compris Son Excellence.»

Mais il restait perplexe, pris d'un léger trouble qu'il ne voulait pas montrer. Après quelques minutes de conversation, comme le ministre le congédiait en se levant, il se décida à demander:

«Son Excellence pourrait-elle me désigner les personnes...?

—Oh! arrêtez qui vous voudrez!... Je ne puis pas m'occuper de ces détails. Je serais débordé. Et partez ce soir, procédez aux arrestations dès demain.... Ah! pourtant, je vous conseille de frapper haut. Vous avez bien là-bas des avocats, des négociants, des pharmaciens, qui s'occupent de politique. Coffrez-moi tout ce monde-là. Ça fait plus d'effet.» Le préfet se passa la main sur le front, d'un geste anxieux, fouillant déjà sa mémoire, cherchant des avocats, des négociants, des pharmaciens. Il hochait toujours la tête d'un air d'approbation. Mais Rougon ne fut sans doute pas satisfait de son attitude hésitante.

«Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majesté est très mécontente en ce moment du personnel administratif. Il pourrait y avoir bientôt un grand mouvement préfectoral. Nous avons besoin d'hommes très dévoués, dans les circonstances graves où nous sommes.» Ce fut comme un coup de fouet.

«Son Excellence peut compter sur moi, s'écria le préfet. J'ai déjà mes hommes; il y a un pharmacien à Péronne, un marchand de drap et un fabricant de papier à Doullens; quant aux avocats, ils ne manquent pas, c'est une peste.... Oh! j'assure à Son Excellence que je trouverai les douze.... Je suis un vieux serviteur de l'empire.» Il parla encore de sauver le pays, et s'en alla, en saluant très bas. Le ministre, derrière lui, balança son grand corps d'un air de doute, il ne croyait pas aux petits hommes. Sans se rasseoir, il barra la Somme d'un trait rouge sur la liste. Plus des deux tiers des départements se trouvaient déjà barrés. Le cabinet gardait le silence étouffé de ses tentures vertes mangées par la poussière, l'odeur grasse dont l'embonpoint de Rougon semblait l'emplir.

Quand il sonna Merle de nouveau, il s'irrita de voir que l'anti-chambre était toujours pleine. Il crut même reconnaître les deux dames, devant la table.

«Je vous avais dit de congédier tout le monde, cria-t-il. Je sors, je ne puis recevoir.

—M. le directeur du Vœu national est là», murmura l'huissier.

Rougon l'avait oublié. Il noua les poings derrière son dos et donna l'ordre de l'introduire. C'était un homme d'une quarantaine d'années, mis avec une grande recherche, la figure épaisse.

«Ah! vous voilà, monsieur, dit le ministre d'une voix rude. Il est impossible que les choses continuent sur un pareil pied, je vous en préviens!» Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elle désorganisait, elle démoralisait, elle poussait à tous les désordres. Il préférait aux journalistes les brigands qui assassinent sur les grandes routes; on guérit d'un coup de poignard, tandis que les coups de plume sont empoisonnés; et il trouva d'autres comparaisons encore plus saisissantes. Peu à peu, il se fouettait lui-même, il s'agitait furieusement, il roulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le directeur, resté debout, baissait la tête sous l'orage, la mine humble et consternée. Il finit par demander:

«Si Son Excellence daignait m'expliquer, je ne comprends pas bien pourquoi...

—Comment, pourquoi?» s'écria Rougon, exaspéré.

Il se précipita, étala le journal sur son bureau, en montra les colonnes toutes balafrées à coups de crayon rouge.

«Il n'y a pas dix lignes qui ne soient répréhensibles!

Dans votre article de tête, vous paraissez mettre en doute l'infaillibilité du gouvernement en matière de répression. Dans cet entrefilet à la seconde page, vous semblez faire une allusion à ma personne, en parlant des parvenus dont le triomphe est insolent. Dans vos faits divers, traînent des histoires ordurières, des attaques stupides contre les hautes classes.» Le directeur, épouvanté, joignait les mains, tâchait de placer un mot.

«Je jure à Son Excellence.... Je suis désespéré que Son Excellence ait pu supposer un instant.... Moi qui ai pour Son Excellence une si vive admiration...» Mais Rougon ne l'écoutait pas.

«Et le pis, monsieur, c'est que personne n'ignore les liens qui vous attachent à l'administration. Comment les autres feuilles peuvent-elles nous respecter, si les journaux que nous payons ne nous respectent pas?...

Depuis ce matin, tous mes amis me dénoncent ces abominations.» Alors, le directeur cria avec Rougon. Ces articles-là ne lui avaient point passé sous les yeux. Mais il allait flanquer tous ses rédacteurs à la porte. Si Son Excellence le voulait, il communiquerait chaque matin à Son Excellence une épreuve du numéro. Rougon, soulagé, refusa; il n'avait pas le temps. Et il poussait le directeur vers la porte, lorsqu'il se ravisa.

«J'oubliais. Votre feuilleton est odieux.... Cette femme bien élevée qui trompe son mari est un argument détestable contre la bonne éducation. On ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une faute.

—Le feuilleton a beaucoup de succès, murmura le directeur, inquiet de nouveau. Je l'ai lu, je l'ai trouvé très intéressant.

—Ah! vous l'avez lu.... Eh bien, cette malheureuse a-t-elle des remords à la fin?» Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à se souvenir.

«Des remords? non, je ne crois pas.» Rougon avait ouvert la porte. Il la referma sur lui, en criant:

«Il faut absolument qu'elle ait des remords!... Exigez de l'auteur qu'il lui donne des remords!»


X

Rougon avait écrit à Du Poizat et à M. Kahn, pour qu'on lui évitât l'ennui d'une réception officielle aux portes de Niort. Il arriva un samedi soir, vers sept heures, et descendit directement à la préfecture, avec l'idée de se reposer jusqu'au lendemain midi; il était très las. Mais après le dîner, quelques personnes vinrent. La nouvelle de la présence du ministre devait déjà courir la ville. On ouvrit la porte d'un petit salon, voisin de la salle à manger; un bout de soirée s'organisa. Rougon, debout entre les deux fenêtres, fut obligé d'étouffer ses bâillements et de répondre d'une façon aimable aux compliments de bienvenue.

Un député du département, cet avoué qui avait hérité de la candidature officielle de M. Kahn, parut le premier, effaré, en redingote et en pantalon de couleur; et il s'excusait, il expliquait qu'il rentrait à pied d'une de ses fermes, mais qu'il avait quand même voulu saluer tout de suite Son Excellence. Puis, un homme gros et court se montra, sanglé dans un habit noir un peu juste, ganté de blanc, l'air cérémonieux et désolé. C'était le premier adjoint. Il venait d'être prévenu par sa bonne. Il répéta que M. le maire serait désespéré; M. le maire, qui attendait Son Excellence le lendemain seulement, se trouvait à sa propriété des Varades, à dix kilomètres. Derrière l'adjoint, défilèrent encore six messieurs; grands pieds, grosses mains, larges figures massives; le préfet les présenta comme des membres distingués de la Société de statistique. Enfin, le proviseur du lycée amena sa femme, une délicieuse blonde de vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettes révolutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province à Rougon, amèrement.

Cependant, M. Kahn, qui avait dîné avec le ministre et le préfet, était très questionné sur la solennité du lendemain. On devait se rendre à une lieue de la ville, dans le quartier dit des Moulins, devant l'entrée d'un tunnel projeté pour le chemin de fer de Niort à Angers; et là Son Excellence le ministre de l'Intérieur mettrait lui même le feu à la première mine. Cela parut touchant.

Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorer l'entreprise si laborieuse d'un vieil ami. D'ailleurs, il se considérait comme le fils adoptif du département des Deux-Sèvres, qui l'avait autrefois envoyé à l'Assemblée législative. A la vérité, le but de son voyage, vivement conseillé par Du Poizat, était de le montrer dans toute sa puissance à ses anciens électeurs, afin d'assurer complètement sa candidature, s'il lui fallait jamais un jour entrer au Corps législatif.

Par les fenêtres du petit salon, on voyait la ville noire et endormie. Personne ne venait plus. On avait appris trop tard l'arrivée du ministre. Cela tournait au triomphe, pour les gens zélés qui se trouvaient là. Ils ne parlaient pas de quitter la place, ils se gonflaient dans la joie d'être les premiers à posséder Son Excellence en petit comité. L'adjoint répétait plus haut, d'une voix dolente, sous laquelle perçait une grande jubilation:

«Mon Dieu! que M. le maire va être contrarié!.., et M. le président! et M. le procureur impérial! et tous ces messieurs!» Vers neuf heures pourtant, on put croire que la ville était dans l'anti-chambre. Il y eut un bruit imposant de pas. Puis, un domestique vint dire que M. le commissaire central désirait présenter ses hommages à Son Excellence. Et ce fut Gilquin qui entra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants paille et des bottines de chevreau. Du Poizat l'avait casé dans son département. Gilquin très convenable, ne gardait qu'un dandinement un peu osé des épaules et la manie de ne pas se séparer de son chapeau appuyé contre sa hanche, légèrement renversé, dans une pose étudiée sur quelque gravure de tailleur. Il s'inclina devant Rougon, en lui murmurant avec une humilité exagérée:

«Je me rappelle au bon souvenir de son Excellence, que j'ai eu l'honneur de rencontrer plusieurs fois à Paris.» Rougon sourit. Ils causèrent un instant. Gilquin passa ensuite dans la salle à manger, où l'on venait de servir le thé. Il y trouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de la table, la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit salon, maintenant, on parlait de la grandeur du règne; Du Poizat, debout à côté de Rougon, exaltait l'empire; et tous deux échangeaient des saluts, comme s'ils s'étaient félicités d'une œuvre personnelle, en face des Niortais béants d'une admiration respectueuse.

«Sont-ils forts, ces mâtins-là!» murmura Gilquin, qui suivait la scène par la porte grande ouverte.

Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude de M. Kahn. Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanches mal rangées et sa face d'enfant fiévreux, où le triomphe avait mis une flamme, faisait rire d'aise Gilquin, qui le trouvait «très réussi».

«Hein? Vous ne l'avez pas vu arriver dans le département? continua-t-il à voix basse. Moi, j'étais avec lui. Il tapait les pieds d'un air rageur en marchant. Allez, il devait en avoir gros sur le cœur contre les gens d'ici.

Depuis qu'il est dans sa préfecture, il se régale à se venger de son enfance. Et les bourgeois qui l'ont connu pauvre diable autrefois n'ont pas envie aujourd'hui de sourire, quand il passe, je vous en réponds! Oh! c'est un préfet solide, un homme tout à son affaire. Il ne ressemble guère à ce Langlade que nous avons remplacé, un garçon à bonnes fortunes, blond comme une fille.... Nous avons trouvé des photographies de dames très décolletées jusque dans les dossiers du cabinet.» Gilquin se tut un instant. Il croyait s'apercevoir que, d'un angle du petit salon, la femme du proviseur ne le quittait pas des yeux. Alors, voulant développer les grâces de son buste, il se plia pour dire de nouveau à M. Kahn:

«Vous a-t-on raconté l'entrevue de Du Poizat avec son père? Oh! l'aventure la plus amusante du monde!...

Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amassé un magot en prêtant à la petite semaine, et qui vit maintenant comme un loup, au fond d'une vieille maison en ruine, avec des fusils chargés dans son vestibule.... Or, Du Poizat, auquel il a prédit vingt fois l'échafaud, rêvait depuis longtemps de l'écraser. Ça entrait pour une bonne moitié dans son désir d'être préfet ici.... Un matin donc, Du Poizat endosse son plus bel uniforme, et, sous le prétexte de faire une tournée, va frapper à la porte du vieux. On parlemente un bon quart d'heure. Enfin le vieux ouvre. Un petit vieillard blême qui regarde d'un air hébété les broderies de l'uniforme.

Et savez-vous ce qu'il a dit, dès la seconde phrase, quand il a su que son fils était préfet? "Hein! Léopold, n'envoie plus toucher les contributions!" Au demeurant, ni émotion, ni surprise.... Lorsque Du Poizat est revenu, il pinçait les lèvres, la face blanche comme un linge. Cette tranquillité de son père l'exaspérait. En voilà un sur le dos duquel il ne montera jamais!»

M. Kahn hochait discrètement la tête. Il avait remis la liste des invitations dans sa poche, il prenait à son tour une tasse de thé, en jetant des coups d'œil dans le salon voisin.

«Rougon dort debout, dit-il. Ces imbéciles devraient bien le laisser aller se coucher. Il faut qu'il soit solide pour demain. Je ne l'avais pas revu, reprit Gilquin. Il a engraissé.» Puis, il baissa encore la voix, il répéta:

«Très forts, ces gaillards!... Ils ont manigancé je ne sais quoi, au moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Le lendemain, patatras! la danse a eu lieu tout de même. Rougon prétend qu'il est allé à la préfecture, où personne n'a voulu le croire. Enfin, ça le regarde, on n'a pas besoin d'en causer.... Cet animal de Du Poizat m'avait payé un fameux déjeuner dans un café des boulevards. Oh! quelle journée! Nous avons dû passer la soirée au théâtre; je ne me souviens plus bien, j'ai dormi deux jours.» Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de Gilquin inquiétantes. Il quitta la salle à manger. Alors, Gilquin, resté seul, se persuada que la femme du proviseur le regardait décidément. Il rentra dans le salon, s'empressa auprès d'elle, finit par lui apporter du thé, des petits fours, de la brioche. Il était vraiment fort bien; il ressemblait à un homme comme il faut mal élevé, ce qui paraissait attendrir un peu la belle blonde.

Cependant, le député démontrait la nécessité d'une nouvelle église à Niort, l'adjoint demandait un pont, le proviseur parlait d'agrandir les bâtiments du lycée, tandis que les six membres de la Société de statistique, muets, approuvaient tout de la tête.

«Nous verrons demain, messieurs, répondit Rougon, les paupières à demi fermées. Je suis ici pour connaître vos besoins et faire droit à vos requêtes.» Dix heures sonnaient, lorsqu'un domestique vint dire un mot au préfet, qui se pencha aussitôt à l'oreille du ministre. Celui-ci se hâta de sortir. Mme Correur l'attendait, dans une pièce voisine. Elle était avec une fille grande et mince, la figure fade, toute salie de taches de rousseur.

«Comment, vous êtes à Niort! s'écria Rougon.

—Depuis cet après-midi seulement, dit Mme Correur. Nous sommes descendus là, en face, place de la Préfecture, à l'hôtel de Paris.» Et elle expliqua qu'elle arrivait de Coulonges, où elle avait passé deux jours. Puis, s'interrompant pour montrer la grande fille.

«Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulu m'accompagner.» Herminie Billecoq fit une révérence cérémonieuse.

Mme Correur continua:

«Je ne vous ai pas parlé de ce voyage, parce que vous m'auriez peut-être blâmée; mais c'était plus fort que moi, je voulais voir mon frère.... Quand j'ai appris votre voyage à Niort, je suis accourue. Nous vous guettions, nous vous avons regardé entrer à la préfecture; seulement nous avons jugé préférable de nous présenter très tard. Ces petites villes sont si méchantes!» Rougon approuva de la tête. Mme Correur, en effet, grasse, peinte en rose, habillée de jaune, lui semblait compromettante en province.

«Et vous avez vu votre frère? demanda-t-il.

—Oui, murmura-t-elle, les dents serrées, je l'ai vu.

Mme Martineau n'a pas osé me mettre à la porte. Elle avait pris la pelle, elle faisait brûler du sucre.... Ce pauvre frère! Je savais qu'il était malade, mais ça m'a donné un coup tout de même de le voir si décharné. Il m'a promis de ne pas me déshériter; cela serait contraire à ses principes. Le testament est fait, la fortune doit être partagée entre moi et Mme Martineau.... N'est-ce pas, Herminie?

—La fortune doit être partagée, affirma la grande fille. Il l'a dit quand vous êtes entrée, il l'a répété quand il vous a montré la porte. Oh! c'est sûr, je l'ai entendu.»

Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant:

«Eh bien, je suis enchanté! Vous êtes plus tranquille maintenant. Mon Dieu, les querelles de famille, ça finit toujours par s'arranger.... Allons, bonsoir. Je vais me coucher.» Mais Mme Correur l'arrêta. Elle avait tiré son mouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise d'une crise brusque de désespoir.

«Ce pauvre Martineau!... Il a été si bon, il m'a pardonné avec tant de simplicité!... Si vous saviez, mon ami.... C'est pour lui que je suis accourue, c'est pour vous supplier en sa faveur...» Les larmes lui coupèrent la voix. Elle sanglotait. Rougon, étonné, ne comprenant pas, regardait les deux femmes. Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait, mais plus discrètement; elle était très sensible, elle avait l'attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier la première:

«M. Martineau s'est compromis dans la politique.» Alors, Mme Correur se mit à parler avec volubilité.

«Vous vous souvenez, je vous ai témoigné des craintes, un jour. J'avais un pressentiment.... Martineau devenait républicain. Aux dernières élections, il s'était exalté et avait fait une propagande acharnée pour le candidat de l'opposition. Je connaissais des détails que je ne veux pas dire. Enfin, tout cela devait mal tourner.... Dès mon arrivée à Coulonges, au Lion d'Or, où nous avons pris une chambre, j'ai questionné les gens, j'en ai appris encore plus long. Martineau a fait toutes les bêtises. Ça n'étonnerait personne dans le pays, s'il était arrêté. On s'attend à voir les gendarmes l'emmener d'un jour à l'autre.... Vous pensez quelle secousse pour moi! Et j'ai songé à vous, mon ami...» De nouveau, sa voix s'éteignit dans des sanglots. Rougon cherchait à la rassurer. Il parlerait de l'affaire à Du Poizat, il arrêterait les poursuites, si elles étaient commencées. Même il laissa échapper cette parole:

«Je suis le maître, allez dormir tranquille.» Mme Correur hochait la tête, en roulant son mouchoir, les yeux séchés. Elle finit par reprendre, à demi-voix:

«Non, non, vous ne savez pas. C'est plus grave que vous ne croyez.... Il mène Mme Martineau à la messe et reste à la porte, en affectant de ne jamais mettre le pied dans l'église, ce qui est un sujet de scandale chaque dimanche. Il fréquente un ancien avocat retiré là-bas, un homme de 48, avec lequel on l'entend pendant des heures parler de choses terribles. On a souvent aperçu des hommes de mauvaise mine se glisser la nuit dans son jardin, sans doute pour venir prendre un mot d'ordre.» A chaque détail, Rougon haussait les épaules; mais Mlle Herminie Billecoq ajouta vivement, comme fâchée d'une telle tolérance:

«Et les lettres qu'il reçoit de tous les pays, avec des cachets rouges; c'est le facteur qui nous a dit cela. Il ne voulait pas parler, il était tout pâle. Nous avons dû lui donner vingt sous.... Et son dernier voyage, il y a un mois. Il est resté huit jours dehors, sans que personne dans le pays puisse encore savoir aujourd'hui où il est allé. La dame du Lion d'Or nous a assuré qu'il n'avait pas même emporté de malle.

—Herminie, je vous en prie! dit Mme Correur d'un air inquiet. Martineau est dans d'assez vilains draps. Ce n'est pas à nous de le charger.» Rougon maintenant écoutait, en examinant tour à tour les deux femmes. Il devenait très grave.

«S'il est si compromis que cela...», murmura-t-il.

Il crut voir une flamme s'allumer dans les yeux troublés de Mme Correur. Il continua:

«Je ferai mon possible, mais je ne promets rien.

—Ah! il est perdu, il est bien perdu! s'écria Mme Correur. Je le sens, voyez-vous.... Nous ne voulons rien dire. Si nous vous disions tout...» Elle s'interrompit pour mordre son mouchoir.

«Moi qui ne l'avais pas vu depuis vingt ans! Et je le retrouve pour ne le revoir jamais peut-être!... Il a été si bon, si bon!» Herminie eut un léger hochement des épaules. Elle faisait à Rougon des signes pour lui donner à entendre qu'il fallait pardonner au désespoir d'une sœur, mais que le vieux notaire était le pire des gredins.

«A votre place, reprit-elle, je dirais tout. Ça vaudrait mieux.»

Alors, Mme Correur parut se décider à un grand effort. Elle baissa encore la voix.

«Vous vous rappelez les Te Dem» qu'on a chantés partout, quand l'empereur a été si miraculeusement sauvé, devant l'Opéra.... Eh bien, le jour où l'on a chanté le Te Deum» à Coulonges, un voisin a demandé à Martineau s'il n'allait pas à l'église, et ce malheureux a répondu: "Pour quoi faire, à l'église? Je me moque bien de l'empereur!"

—"Je me moque bien de l'empereur!" répéta Mlle Herminie Billecoq d'un air consterné.

—Comprenez-vous mes craintes maintenant? continua l'ancienne maîtresse d'hôtel. Je vous l'ai dit, ça n'étonnerait personne dans le pays s'il était arrêté.» En prononçant cette phrase, elle regardait Rougon fixement. Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger une dernière fois cette grosse face molle, où des yeux pâles clignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s'arrêta un instant au cou gras et blanc.

Puis, il ouvrit les bras, il s'écria:

«Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas le maître.» Et il donna des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il, d'intervenir dans ces sortes d'affaires. Si la justice se trouvait saisie, les choses devaient avoir leur cours. Il aurait préféré ne pas connaître Mme Correur, parce que son amitié pour elle allait lui lier les mains; il s'était juré de ne jamais rendre certains services à ses amis. Enfin, il se renseignerait. Et il cherchait à la consoler déjà, comme si son frère était déjà en route pour quelque colonie. Elle baissait la tête, elle avait de petits hoquets qui secouaient l'énorme paquet de cheveux blonds dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle se calmait. Comme elle prenait congé, elle poussa Herminie devant elle, en disant:

«Mademoiselle Herminie Billecoq.... Je vous l'ai présentée, je crois. Pardonnez, j'ai la tête si malade!... C'est cette demoiselle que nous sommes parvenus à doter.

L'officier, son séducteur, n'a pu encore l'épouser, à cause des formalités qui sont interminables.... Remerciez Son Excellence, ma chère.» La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d'une innocente devant laquelle on a lâché un gros mot.

Mme Correur la laissa sortir la première; puis, serrant fortement la main de Rougon, se penchant vers lui, elle ajouta:

«Je compte sur vous, Eugène.» Quand le ministre revint dans le petit salon, il le trouva vide. Du Poizat avait réussi à congédier le député, le premier adjoint et les six membres de la Société de statistique. M. Kahn lui-même était parti, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain, à dix heures. Il ne restait dans la salle à manger que la femme du proviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en causant de Paris; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait des courses, du Salon de peinture, d'une première représentation à la Comédie-Française, avec l'aisance d'un homme auquel tous les mondes étaient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait à voix basse au préfet des renseignements sur un professeur de quatrième soupçonné d'être républicain.

Il était onze heures. On se leva, on salua Son Excellence; et Gilquin se retirait avec le proviseur et sa femme, en offrant son bras à cette dernière, lorsque Rougon le retint.

«Monsieur le commissaire central, un mot, je vous prie.».

Puis, lorsqu'ils furent seuls, il s'adressa à la fois au commissaire et au préfet.

«Qu'est-ce donc que l'affaire Martineau?... Cet homme est-il réellement très compromis?» Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelques renseignements.

«Mon Dieu, je ne pensais pas à lui. On l'a dénoncé.

J'ai reçu des lettres.... Il est certain qu'il s'occupe de politique. Mais il y a déjà eu quatre arrestations dans le département. J'aurais préféré, pour arriver au nombre de cinq que vous m'avez fixé, faire coffrer un professeur de quatrième qui lit à ses élèves des livres révolutionnaires.

—J'ai appris des faits bien graves, dit sévèrement Rougon. Les larmes de sa sœur ne doivent pas sauver ce Martineau, s'il est vraiment si dangereux. Il y a là une question de salut public.»

Et se tournant vers Gilquin:

«Qu'en pensez-vous?

—Je procéderai demain à l'arrestation, répondit celui-ci. Je connais toute l'affaire. J'ai vu Mme Correur à l'hôtel de Paris, où je dîne d'habitude.» Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet de sa poche, biffa un nom pour en écrire un autre au-dessus, tout en recommandant au commissaire central de faire surveiller quand même le professeur de quatrième. Rougon accompagna Gilquin jusqu'à la porte. Il reprit:

«Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez en personne à Coulonges. Soyez très doux.» Mais Gilquin se redressa d'un air blessé. Il oublia tout respect, il tutoya Son Excellence.

«Me prends-tu pour un sale mouchard! s'écria-t-il.

Demande à Du Poizat l'histoire de ce pharmacien que j'ai arrêté au lit, avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d'un huissier. Personne n'a rien su.... J'agis toujours en homme du monde.» Rougon dormit neuf heures d'un sommeil profond.

Quand il ouvrit les yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit appeler Du Poizat, qui arriva, un cigare aux dents, l'air très gai. Ils causèrent, ils plaisantèrent comme autrefois, lorsqu'ils habitaient chez Mme Mélanie Correur, et qu'ils allaient se réveiller, le matin, avec des tapes sur leurs cuisses nues. Tout en se débarbouillant, le ministre demanda au préfet des détails sur le pays, les histoires des fonctionnaires, les besoins des uns, les vanités des autres. Il voulait pouvoir trouver pour chacun une phrase aimable.

«N'ayez pas peur, je vous soufflerai!» dit Du Poizat en riant.

Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna sur les personnages qui l'approcheraient. Rougon, parfois, lui faisait répéter un fait pour le mieux caser dans sa mémoire. A dix heures, M. Kahn arriva.

Ils déjeunèrent tous les trois, en arrêtant les derniers détails de la solennité. Le préfet ferait un discours; M. Kahn aussi. Rougon prendrait la parole le dernier.

Mais il serait bon de provoquer un quatrième discours.

Un instant, ils songèrent au maire; seulement Du Poizat le trouvait trop bête, et il conseilla de choisir l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, qui se trouvait naturellement désigné, mais dont M. Kahn craignait l'esprit critique. Enfin, ce dernier, en sortant de table, emmena le ministre à l'écart, pour lui indiquer les points sur lesquels il serait heureux de le voir insister, dans son discours.

Le rendez-vous était pour dix heures et demie, à la préfecture. Le maire et le premier adjoint se présentèrent ensemble; le maire balbutiait, était au désespoir de ne s'être pas trouvé à Niort, la veille; tandis que le premier adjoint affectait de demander à Son Excellence si elle avait passé une bonne nuit, si elle se sentait remise de sa fatigue. Ensuite, parurent le président du tribunal civil, le procureur impérial et ses deux substituts, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, que suivirent à la file le receveur général, le directeur des contributions directes et le conservateur des hypothèques. Plusieurs de ces messieurs étaient avec leurs dames, la femme du proviseur, la jolie blonde, vêtue d'une toilette bleu ciel du plus piquant effet, causa une grosse émotion; elle pria Son Excellence d'excuser son mari, retenu au lycée par une attaque de goutte, qui l'avait pris la veille au soir en rentrant. Cependant, d'autres personnages arrivaient: le colonel du 78e de ligne caserné à Niort, le président du tribunal de commerce, les deux juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et forêts accompagné de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux, des délégués de la Chambre consultative des arts et manufactures, de la Société de statistique et du Conseil des prud'hommes.

La réception avait lieu dans un grand salon de la préfecture. Du Poizat faisait les présentations. Et le ministre, souriant, plié en deux, accueillait chaque personne en vieille connaissance. Il savait des particularités étonnantes sur chacune d'elles. Il parla au procureur impérial, très élogieusement, d'un réquisitoire prononcé dernièrement par lui dans une affaire d'adultère; il demanda d'une voix émue au directeur des contributions directes des nouvelles de madame, alitée depuis deux mois; il retint un instant le colonel du 78e de ligne, pour lui montrer qu'il n'ignorait pas les brillantes études de son fils à Saint-Cyr; il causa chaussures avec un conseiller municipal qui possédait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec le conservateur des hypothèques, archéologue passionné, une discussion sur une pierre druidique découverte la semaine précédente. Quand il hésitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait à son aide d'un mot habilement soufflé. D'ailleurs, il gardait un aplomb superbe.

Comme le président du tribunal de commerce entrait et s'inclinait devant lui, il s'écria d'une voix affable:

«Vous êtes seul, monsieur le président? J'espère bien que vous amènerez madame au banquet, ce soir...» Il s'arrêta, en voyant autour de lui l'embarras des figures. Du Poizat le poussait légèrement du coude.

Alors, il se souvint que le président du tribunal de commerce vivait séparé de sa femme, à la suite de certains faits scandaleux. Il s'était trompé, il avait cru parler à l'autre président, au président du tribunal civil. Cela ne troubla en rien son aplomb. Souriant toujours, sans chercher à revenir sur sa maladresse, il reprit d'un air fin:

«J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, monsieur.

Je sais que mon collègue le garde des Sceaux vous a porté pour la décoration.... C'est une indiscrétion. Gardez-moi le secret.» Le président du tribunal de commerce devint très rouge. Il suffoquait de joie. Autour de lui, on s'empressait, on le félicitait; pendant que Rougon prenait note mentalement de cette croix donnée avec tant d'à-propos, pour ne pas oublier d'avertir son collègue. C'était le mari trompé qu'il décorait. Du Poizat eut un sourire d'admiration.

Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans le grand salon. On attendait toujours, les visages muets, les regards gênés.

«L'heure avance, on pourrait partir», murmura le ministre.

Mais le préfet se pencha, lui expliqua que le député, l'ancien adversaire de M. Kahn, n'était pas encore là.

Enfin celui-ci entra, tout suant; sa montre avait dû s'arrêter, il n'y comprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de la veille, il commença une phrase:

«Comme je le disais hier soir à Votre Excellence...» Et il marcha à côté de Rougon, en lui annonçant qu'il retournerait le lendemain matin à Paris. Le congé de Pâques avait pris fin le mardi, la session était rouverte.

Mais il avait cru devoir rester quelques jours de plus à Niort, pour faire les honneurs du département à Son Excellence.

Tous les invités étaient descendus dans la cour de la préfecture, où une dizaine de voitures, rangées des deux côtés du perron, attendaient. Le ministre monta avec le député, le préfet et le maire, dans une calèche qui prit la tête. Le reste des invités s'empila le plus hiérarchiquement possible; il y avait là deux autres calèches, trois victorias et des chars à bancs à six et à huit places. Dans la rue de la Préfecture, le défilé s'organisa. On partit au petit trot. Les rubans des dames s'envolaient, tandis que leurs jupes débordaient par-dessus les portières. Les chapeaux noirs des messieurs miroitaient au soleil. Il fallut traverser tout un bout de la ville. Le long des rues étroites, le pavé aigu secouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit de ferraille. Et à toutes les fenêtres, sur toutes les portes, les Niortais saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, très surpris de voir la redingote bourgeoise du ministre à côté de l'habit brodé du préfet.

Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plantée d'arbres magnifiques. Il faisait très doux; une belle journée d'avril, un ciel clair, tout blond de soleil. La route, droite et unie, s'enfonçait au milieu de jardins pleins de lilas et d'abricotiers en fleur. Puis les champs s'élargirent en vastes cultures, coupées de loin en loin, par un bouquet d'arbres. Dans les voitures, on causait.

«Voilà une filature, n'est-ce pas?» dit Rougon, à l'oreille duquel le préfet se penchait.

Et s'adressant au maire, lui montrant le bâtiment de briques rouges, au bord de l'eau:

«Une filature qui vous appartient, je crois.... On m'a parlé de votre nouveau système de cardage pour les laines. Je tâcherai de trouver un instant afin de visiter toutes ces merveilles.» Il demanda des détails sur la puissance motrice de la rivière. Selon lui, les moteurs hydrauliques dans de bonnes conditions, avaient d'énormes avantages. Et il émerveilla le maire par ses connaissances techniques.

Les autres voitures suivaient, un peu débandées. Des conversations arrivaient, hérissées de chiffres, au milieu du trot assourdi des chevaux. Un rire perlé sonna, qui fit tourner toutes les têtes: c'était la femme du proviseur, dont l'ombrelle venait de s'envoler sur un tas de cailloux.

«Vous possédez une ferme par ici, reprit Rougon en souriant au député. La voilà, sur ce coteau, si je ne me trompe.... Des prairies superbes! Je sais, d'ailleurs, que vous vous occupez d'élevage, et que vous avez eu des vaches couronnées, aux derniers comices agricoles.» Alors, ils parlèrent bestiaux. Les prairies, trempées de soleil, avaient une douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs y naissaient. Des rideaux de grands peupliers ménageaient des échappées d'horizon, des coins de paysage adorables. Une vieille femme qui conduisait un âne dut arrêter la bête au bord du chemin, pour laisser passer le cortège. Et l'âne se mit à braire, effaré par cette procession de voitures, dont les panneaux vernis luisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les hommes gantés, tinrent leur sérieux.

On monta, à gauche, une légère pente; puis, on redescendit. On était arrivé. C'était un creux dans les terres, le cul-de-sac d'un étroit vallon, une sorte de trou étranglé entre trois coteaux qui faisaient muraille. De la campagne environnante, en levant les yeux, on ne voyait, sur le ciel noir, que les carcasses crevées de deux moulins en ruine. Là, au fond, au milieu d'un carré d'herbe, une tente était dressée, de la toile grise bordée d'un large galon rouge, avec des trophées de drapeaux, sur les quatre faces. Un millier de curieux venus à pied, des bourgeois, des dames, des paysans du quartier, s'étageaient à droite, du côté de l'ombre, le long de l'amphithéâtre formé par un des coteaux. Devant la tente, un détachement du 78e de ligne se trouvait sous les armes, en face des pompiers de Niort, dont le bel ordre était très remarqué; tandis que, au bord de la pelouse, une équipe d'ouvriers, en blouses neuves, attendaient, ayant à leur tête des ingénieurs boutonnés dans leurs redingotes. Dès que les voitures se montrèrent, la Société philharmonique de la ville, une société composée d'instrumentistes amateurs, se mit à jouer l'ouverture de La Dame blanche.

«Vive Son Excellence!» crièrent quelques voix, que le bruit des instruments étouffa.

Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait le trou au fond duquel il se trouvait, fâché de cet étranglement de l'horizon, qui lui semblait rapetisser la solennité. Et il resta là un instant dans l'herbe, attendant un compliment de bienvenue. Enfin, M. Kahn accourut. Il s'était échappé de la préfecture aussitôt après le déjeuner; seulement il venait, par prudence, d'examiner la mine à laquelle Son Excellence devait mettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre jusqu'à la tente. Les invités suivaient. Il y eut un moment de confusion. Rougon demandait des renseignements.

«Alors, c'est dans cette tranchée que doit s'ouvrir le tunnel?

—Parfaitement, répondit M. Kahn. La première mine est creusée dans ce rocher rougeâtre, où Votre Excellence voit un drapeau.» Le coteau du fond, entamé à la pioche, montrait le roc. Des arbustes déracinés pendaient parmi les déblais. On avait semé de feuillages le sol de la tranchée. M. Kahn indiqua encore de la main le tracé de la voie ferrée, que marquait une double file de jalons, alignant des bouts de papier blanc, au milieu des sentiers, des herbes, des buissons. C'était un coin paisible de nature à éventrer.

Pourtant, les autorités avaient fini par se caser sous la tente. Les curieux, derrière, se penchaient, pour voir entre les toiles. La Société philharmonique achevait l'ouverture de La Dame blanche.

«Monsieur le ministre, dit tout à coup une voix aiguë qui vibra dans le silence, je tiens à remercier le premier Votre Excellence d'avoir bien voulu accepter l'invitation que nous nous sommes permis de lui adresser. Le département des Deux-Sèvres gardera un éternel souvenir...» C'était Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenait à trois pas de Rougon, debout tous les deux; et, à certaines chutes de phrases cadencées, ils inclinaient légèrement la tête l'un vers l'autre. Il parla ainsi un quart d'heure, rappelant au ministre la façon brillante dont il avait représenté le département à l'Assemblée législative; la ville de Niort avait inscrit son nom dans ses annales comme celui d'un bienfaiteur, et brûlait de lui témoigner sa reconnaissance en toute occasion. Du Poizat s'était chargé de la partie politique et pratique.

Par moments, sa voix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait plus que ses gestes, un mouvement régulier de son bras droit; et le millier de curieux étagés sur le coteau s'intéressaient aux broderies de sa manche, dont l'or luisait dans un coup de soleil.

Ensuite, M. Kahn s'avança au milieu de la tente. Lui, avait la voix très grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallon formait écho et renvoyait les fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop complaisamment.

Il conta ses longs efforts, les études, les démarches qu'il avait dû faire pendant près de quatre ans, pour doter le pays d'une nouvelle voie ferrée. Maintenant, toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le département; les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient leur fabrication, la vie commerciale pénétrerait jusque dans les plus humbles villages; et il semblait, à l'entendre, que les Deux-Sèvres devenaient, sous ses mains élargies, une contrée de cocagne, avec des ruisseaux de lait et des bosquets enchantés, où des tables chargées de bonnes choses attendaient les passants. Puis, brusquement, il affecta une modestie outrée. On ne lui devait aucune gratitude, il n'aurait jamais mené à bien un aussi vaste projet, sans le haut patronage dont il était fier. Et, tourné vers Rougon, il l'appela «l'illustre ministre, le défenseur de toutes les idées nobles et utiles». En terminant, il célébra les avantages financiers de l'affaire. A la Bourse, on s'arrachait les actions.

Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argent dans une entreprise à laquelle Son Excellence le ministre de l'Intérieur voulait attacher son nom!

«Très bien, très bien!» murmurèrent quelques invités.

Le maire et plusieurs représentants de l'autorité serrèrent la main de M. Kahn qui affectait d'être très ému.

Au-dehors, des applaudissements éclataient. La Société philharmonique crut devoir attaquer un pas redoublé; mais le premier adjoint se précipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendant ce temps, sous la tente, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées hésitait, disait qu'il n'avait rien préparé. L'insistance du préfet le décida. M. Kahn, très inquiet, murmura à l'oreille de ce dernier:

«Vous avez eu tort. Il est mauvais comme la gale.» L'ingénieur en chef était un homme long et maigre, qui avait de grandes prétentions à l'ironie. Il parlait lentement, en tordant le coin de sa bouche, toutes les fois qu'il voulait lancer une épigramme. Il commença par écraser M. Kahn sous les éloges. Puis, les allusions méchantes arrivèrent. Il jugea en quelques mots le projet de chemin de fer, avec ce dédain des ingénieurs du gouvernement pour les travaux des ingénieurs civils. Il rappela le contre-projet de la Compagnie de l'Ouest, qui devait passer par Thouars, et insista, sans paraître y mettre de malice, sur le coude du tracé de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux de Bressuire. Le tout sans brutalité aucune, mêlé de phrases aimables, procédant par coups d'épingle, sentis des seuls initiés. Il fut plus cruel encore en finissant. Il parut regretter que «l'illustre ministre» vînt se compromettre dans une affaire dont le côté financier donnait des inquiétudes à tous les hommes d'expérience. Il faudrait des sommes énormes; la plus grande honnêteté, le plus grand désintéressement seraient nécessaires. Et il laissa tomber cette dernière phrase, la bouche tordue:

«Ces inquiétudes sont chimériques, nous sommes complètement rassurés en voyant, à la tête de l'entreprise, un homme dont la belle situation de fortune et la haute probité commerciale sont bien connues dans le département.» Un murmure d'approbation courut. Seules quelques personnes regardaient M. Kahn, qui s'efforçait de sourire, les lèvres blanches. Rougon avait écouté en fermant les yeux à demi, comme gêné par la grande lumière. Quand il les rouvrit, ses yeux pâles étaient devenus noirs. Il comptait d'abord parler très brièvement. Mais il avait maintenant un des siens à défendre.

Il fit trois pas, se trouva au bord de la tente; et là, avec un geste dont l'ampleur semblait s'adresser à toute la France attentive, il commença.

«Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par la pensée, d'embrasser l'empire tout entier d'un coup d'œil, et d'élargir ainsi la solennité qui nous rassemble, pour en faire la fête du labeur industriel et commercial. Au moment même où je vous parle, du nord au midi, on creuse des canaux, on construit des voies ferrées, on perce des montagnes, on élève des ponts...» Un profond silence s'était fait. Entre les phrases, on entendait des souffles dans les branches, puis la voix haute d'une écluse, au loin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue avec les soldats, sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques, pour voir parler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, les spectateurs avaient fini par se mettre à leur aise; les dames s'étaient accroupies, après avoir étalé leur mouchoir à terre; deux messieurs, que le soleil gagnait, venaient d'ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et la voix de Rougon montait peu à peu. Il paraissait gêné au fond de ce trou, comme si le vallon n'eût pas été assez vaste pour ses gestes. De ses mains brusquement jetées en avant, il semblait vouloir déblayer l'horizon, autour de lui. A deux reprises, il chercha l'espace; mais il ne rencontra en haut, au bord du ciel, que les moulins dont les carcasses éventrées craquaient au soleil.

L'orateur avait repris le thème de M. Kahn, en l'agrandissant. Ce n'était plus le département des Deux-Sèvres seulement qui entrait dans une ère de prospérité miraculeuse, mais la France entière, grâce à l'embranchement de Niort à Angers. Pendant dix minutes, il énuméra les bienfaits sans nombre dont les populations seraient comblées. Il poussa les choses jusqu'à parler de la main de Dieu. Puis, il répondit à l'ingénieur en chef; il ne discutait pas son discours, il n'y faisait aucune allusion; il disait simplement le contraire de ce qu'il avait dit, insistant sur le dévouement de M. Kahn, le montrant modeste, désintéressé, grandiose. Le côté financier de l'entreprise le laissait plein de sérénité. Il soudait, il entassait d'un geste rapide des monceaux d'or. Alors, les bravos lui coupèrent la voix.

«Messieurs, un dernier mot», dit-il après s'être essuyé les lèvres avec son mouchoir.

Le dernier mot dura un quart d'heure. Il se grisait, il s'engageait plus qu'il n'aurait voulu. Même, à la péroraison, comme il en était à la grandeur du règne, célébrant la haute intelligence de l'empereur, il laissa entendre que Sa Majesté patronnait d'une façon particulière l'embranchement de Niort à Angers. L'entreprise devenait une affaire d'État.

Trois salves d'applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux, volant dans le ciel pur, à une grande hauteur, s'effaroucha, avec des croassements prolongés.

Dès la dernière phrase du discours, la Société philharmonique s'était mise à jouer, sur un signal parti de la tente; tandis que les dames, serrant leurs jupes, se relevaient vivement, désireuses de ne rien perdre du spectacle. Cependant, autour de Rougon, les invités souriaient d'un air ravi. Le maire, le procureur impérial, le colonel du 78e de ligne hochaient la tête, en écoutant le député s'émerveiller à demi-voix, de façon à être entendu du ministre. Mais le plus enthousiaste était sûrement l'ingénieur en chef des ponts et chaussées; il affecta une servilité extraordinaire, la bouche tordue, comme foudroyé par les magnifiques paroles du grand homme.

«Si Son Excellence veut bien me suivre», dit M. Kahn, dont la grosse face suait de joie.

C'était la fin. Son Excellence allait mettre le feu à la première mine. Des ordres venaient d'être donnés à l'équipe d'ouvriers en blouses neuves. Ces hommes précédèrent le ministre et M. Kahn dans la tranchée, et se rangèrent au fond, sur deux lignes. Un contremaître tenait un bout de corde allumée, qu'il présenta à Rougon. Les autorités, restées sous la tente, allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Société philharmonique jouait toujours.

«Est-ce que ça va faire beaucoup de bruit? demanda avec un sourire inquiet la femme du proviseur à l'un des deux substituts.

—C'est selon la nature de la roche, se hâta de répondre le président du tribunal de commerce, qui entra dans des explications minéralogiques.

—Moi, je me bouche les oreilles», murmura l'aînée des trois filles du conservateur des eaux et forêts.

Rougon, la corde allumée à la main, au milieu de tout ce monde, se sentait ridicule. En haut, sur la crête des coteaux, les carcasses des moulins craquaient plus fort.

Alors, il se hâta, mit le feu à la mèche dont le contremaître lui indiqua le bout, entre deux pierres. Aussitôt un ouvrier souffla dans une trompe, longuement. Toute l'équipe s'écarta, M. Kahn avait vivement ramené Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitude inquiète.

«Eh bien, ça ne part donc pas?» balbutia le conservateur des hypothéqués, qui clignait les yeux d'anxiété, avec une envie folle de se boucher les oreilles, comme les dames.

L'explosion n'eut lieu qu'au bout de deux minutes.

On avait mis la mèche très longue, par prudence.

L'attente des spectateurs tournait à l'angoisse; tous les yeux, fixés sur la roche rouge, s'imaginaient la voir remuer; des personnes nerveuses dirent que ça leur cassait la poitrine. Enfin il y eut un ébranlement sourd, la roche se fendit, pendant qu'un jet de fragments, gros comme les deux poings, montait dans la fumée. Et tout le monde s'en alla. On entendait ces mots, cent fois répétés:

«Sentez-vous la poudre?» Le soir, le préfet donna un dîner, auquel les autorités assistèrent. Il avait lancé cinq cents invitations pour le bal qui suivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon était décoré de plantes vertes, et l'on avait ajouté, aux quatre coins, quatre petits lustres, dont les bougies, jointes à celles du lustre central, jetaient une clarté extraordinaire. Niort ne se souvenait pas d'un tel éclat. Le flamboiement des six fenêtres éclairait la place de la Préfecture, où plus de deux mille curieux se pressaient, les yeux en l'air, pour voir les danses. Même l'orchestre s'entendait si distinctement, que des gamins, en bas, organisaient des galops sur les trottoirs. Dès neuf heures, les dames s'éventaient, les rafraîchissements circulaient, les quadrilles succédaient aux valses et aux polkas. Près de la porte, Du Poizat, très cérémonieux, recevait les retardataires avec un sourire.

«Votre Excellence ne danse donc pas?» demanda hardiment à Rougon la femme du proviseur, qui venait d'entrer, vêtue d'une robe de tarlatane semée d'étoiles d'or.

Rougon s'excusa en souriant. Il était debout devant une fenêtre, au milieu d'un groupe. Et, tout en soutenant une conversation sur la révision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coups d'œil. De l'autre côté de la place, dans la vive lueur dont les lustres éclairaient les façades, il venait d'apercevoir, à une des croisées de l'hôtel de Paris, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq. Elles restaient là, regardant la fête, accoudées à la barre d'appui comme à la rampe d'une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus et gonflés de légers rires, à certaines bouffées chaudes de la fête.

Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grand salon, distraite, insensible à l'admiration que l'ampleur de sa longue jupe soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchait quelqu'un du regard, sans cesser de sourire, d'un air languissant.

«M. le commissaire central n'est donc pas venu? finit-elle par demander à Du Poizat, qui la questionnait sur la santé de son mari. Je lui ai promis une valse.

—Mais il devrait être là, répondit le préfet; je suis surpris de ne pas le voir.... Il a eu une mission à remplir aujourd'hui. Seulement il m'avait promis d'être de retour à six heures.» C'était vers midi, après le déjeuner, que Gilquin avait quitté Niort à cheval, pour aller arrêter le notaire Martineau. Coulonges se trouvait à cinq lieues. Il comptait y être à deux heures et pouvoir repartir vers les quatre heures au plus tard, ce qui lui permettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il était invité. Aussi ne pressa-t-il pas l'allure de son cheval, se dandinant sur sa selle, se promettant d'être très entreprenant, le soir, au bal, avec cette personne blonde, qu'il jugeait seulement un peu maigre. Gilquin aimait les femmes grasses. A Coulonges, il descendit à l'hôtel du Lion d'Or, où un brigadier et deux gendarmes devaient l'attendre. De cette façon, son arrivée ne serait pas remarquée; on louerait une voiture, on «emballerait» le notaire, sans qu'une voisine se mît sur sa porte. Mais les gendarmes n'étaient pas au rendez-vous. Jusqu'à cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant des grogs, regardant sa montre tous les quarts d'heure. Jamais il ne serait à Niort pour le dîner. Il faisait seller son cheval, lorsque enfin le brigadier parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eu malentendu.

«Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n'avons pas le temps, cria furieusement le commissaire central. Il est déjà cinq heures un quart.... Empoignons notre individu, et que ça ne traîne pas! Il faut que nous roulions dans dix minutes.» D'ordinaire, Gilquin était bon homme. Il se piquait, dans ses fonctions, d'une urbanité parfaite. Ce jour-là, il avait même arrêté un plan compliqué, afin d'éviter les émotions trop fortes au frère de Mme Correur; ainsi il devait entrer seul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, à la porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Mais ses trois heures d'attente au Lion d'Or l'avaient tellement exaspéré, qu'il oublia toutes ces belles précautions. Il traversa le village et alla sonner rudement chez le notaire, à la porte de la rue. Un gendarme fut laissé devant cette porte; l'autre fit le tour, pour surveiller les murs du jardin. Le commissaire était entré avec le brigadier. Dix à douze curieux effarés regardaient de loin.

A la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prise d'une terreur d'enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutes ses forces:

«Madame! madame! madame!» Une femme petite et grasse, dont la face gardait un grand calme, descendit lentement l'escalier.

«Madame Martineau, sans doute? fit Gilquin d'une voix rapide. Mon Dieu! madame, j'ai une triste mission à remplir.... Je viens arrêter votre mari.» Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses lèvres décolorées tremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri.

Elle resta sur la dernière marche, bouchant l'escalier avec ses jupes. Elle voulut voir le mandat d'amener, demanda des explications, traîna les choses.

«Attention! le particulier va nous filer entre les doigts», murmura le brigadier à l'oreille du commissaire.

Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, en disant:

«Montez, messieurs.» Et elle monta la première. Elle les introduisit dans un cabinet, au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe de chambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter son fauteuil où il passait ses journées. Très grand, les mains comme mortes, le visage d'une pâleur de cire, il n'avait plus que les yeux de vivants, des yeux noirs, doux et énergiques.

Mme Martineau le montra d'un geste silencieux.

«Mon Dieu! monsieur, commença Gilquin, j'ai une triste mission à remplir...» Quand il eut terminé, le notaire hocha la tête, sans parler. Un léger frisson agitait la robe de chambre drapée sur ses membres maigres. Il dit enfin, avec une grande politesse:

«C'est bien, messieurs, je vais vous suivre.» Alors, il se mit à marcher dans la pièce, rangeant les objets qui traînaient sur les meubles. Il changea de place un paquet de livres. Il demanda à sa femme une chemise propre. Le frisson dont il était secoué devenait plus violent. Mme Martineau, le voyant chanceler, le suivait, les bras tendus pour le recevoir, comme on suit un enfant.

«Dépêchons, dépêchons, monsieur», répétait Gilquin.

Le notaire fit encore deux tours; et, brusquement, ses mains battirent l'air, il se laissa tomber dans un fauteuil, tordu, roidi par une attaque de paralysie. Sa femme pleurait à grosses larmes muettes. Gilquin avait tiré sa montre.

«Tonnerre de Dieu!» cria-t-il.

Il était cinq heures et demie. Maintenant, il devait renoncer à être de retour à Niort pour le dîner de la préfecture. Avant qu'on eût mis cet homme dans une voiture, on allait perdre au moins une demi-heure. Il tâcha de se consoler en jurant bien de ne pas manquer le bal; justement il se souvenait d'avoir retenu la femme du proviseur pour la première valse.

«C'est de la frime, lui murmura le brigadier à l'oreille. Voulez-vous que je remette le particulier sur ses pieds?» Et, sans attendre la réponse, il s'avança, il adressa au notaire des exhortations pour l'engager à ne pas tromper la justice. Le notaire, les paupières closes, les lèvres amincies, gardait une rigidité de cadavre. Peu à peu, le brigadier se fâcha, en vint aux gros mots, finit par abattre sa lourde main de gendarme sur le collet de la robe de chambre. Mais Mme Martineau, si calme jusque-là, le repoussa rudement, se planta devant son mari, en serrant ses poings de dévote résolue.

«C'est de la frime, je vous dis!» répéta le brigadier.

Gilquin haussa les épaules. Il était décidé à emmener le notaire mort ou vif.

«Que l'un de vos hommes aille chercher la voiture au Lion d'Or, ordonna-t-il. J'ai prévenu l'aubergiste.» Quand le brigadier fut sorti, il s'approcha de la fenêtre, regarda complaisamment le jardin où des abricotiers étaient en fleur. Et il s'oubliait là, lorsqu'il se sentit touché à l'épaule. Mme Martineau, debout derrière lui, l'interrogea, les joues séchées, la voix raffermie:

«Cette voiture est pour vous, n'est-ce pas? Vous ne pouvez pas traîner mon mari à Niort, dans l'état où il se trouve.

—Mon Dieu! madame, dit-il pour la troisième fois, ma mission est très pénible...

—Mais c'est un crime! Vous le tuez.... Vous n'avez pas été chargé de le tuer, pourtant!

—J'ai des ordres», répondit-il d'une voix plus rude, voulant couper court à la scène de supplications qu'il prévoyait.

Elle eut un geste terrible. Une colère folle passa sur sa face de bourgeoise grasse, tandis que ses regards faisaient le tour de la pièce, comme pour chercher quelque moyen suprême de salut. Mais, d'un effort, elle s'apaisa, elle reprit son attitude de femme forte qui ne comptait pas sur ses larmes.

«Dieu vous punira, monsieur», dit-elle simplement, après un silence, pendant lequel elle ne l'avait pas quitté des yeux.

Et elle retourna, sans un sanglot, sans une supplication, s'accouder au fauteuil où son mari agonisait. Gilquin avait souri.

A ce moment, le brigadier, qui était allé lui-même au Lion d'Or, revint dire que l'aubergiste prétendait ne pas avoir pour l'instant la moindre carriole. Le bruit de l'arrestation du notaire, très aimé dans le pays, avait dû se répandre. L'aubergiste cachait certainement ses voitures; deux heures auparavant, interrogé par le commissaire central, il s'était engagé à lui garder un vieux coupé, qu'il louait d'ordinaire aux voyageurs, pour des promenades dans les environs.

«Fouillez l'auberge! cria Gilquin repris par la fureur devant ce nouvel obstacle; fouillez toutes les maisons du village!... Est-ce qu'on se fiche de nous, à la fin! On m'attend, je n'ai pas de temps à perdre.... Je vous donne un quart d'heure, entendez-vous!» Le brigadier disparut de nouveau, emmenant ses hommes, les lançant dans des directions différentes.

Trois quarts d'heure se passèrent, puis quatre, puis cinq. Au bout d'une heure et demie, un gendarme se montra enfin, la mine longue: toutes les recherches étaient restées sans résultat. Gilquin, pris de fièvre, marchait d'un pas saccadé, allant de la porte à la fenêtre, regardant tomber le jour. Sûrement on ouvrirait le bal sans lui; la femme du proviseur croirait à une impolitesse; cela le rendrait ridicule, paralyserait ses moyens de séduction. Et, chaque fois qu'il passait devant le notaire, il sentait la colère l'étrangler; jamais malfaiteur ne lui avait donné tant d'embarras. Le notaire, plus froid, plus blême, restait allongé, sans un mouvement.

Ce fut seulement à sept heures passées que le brigadier reparut, l'air rayonnant. Il avait enfin trouvé le vieux coupé de l'aubergiste, caché au fond d'un hangar, à un quart de lieue du village. Le coupé était tout attelé, et c'était l'ébrouement du cheval qui l'avait fait découvrir. Mais quand la voiture fut à la porte, il fallut habiller M. Martineau. Cela prit un temps fort long.

Mme Martineau, avec une lenteur grave, lui mit des bas blancs, une chemise blanche; puis, elle le vêtit tout en noir, pantalon, gilet, redingote. Jamais elle ne consentit à se laisser aider par un gendarme. Le notaire s'abandonnait entre ses bras sans une résistance. On avait allumé une lampe. Gilquin tapait dans ses mains d'impatience, tandis que le brigadier, immobile, mettait au plafond l'ombre énorme de son chapeau.

«Est-ce fini, est-ce fini?» répétait Gilquin.

Mme Martineau fouillait un meuble depuis cinq minutes. Elle en tira une paire de gants noirs, et les glissa dans la poche de M. Martineau.

«J'espère, monsieur, demanda-t-elle, que vous me laisserez monter dans la voiture? Je veux accompagner mon mari.

—C'est impossible», répondit brutalement Gilquin.

Elle se contint. Elle n'insista pas.

«Au moins, reprit-elle, me permettrez-vous de le suivre?

—Les routes sont libres, dit-il. Mais vous ne trouverez pas de voiture, puisqu'il n'y en a pas dans le pays.» Elle haussa légèrement les épaules et sortit donner un ordre. Dix minutes plus tard, un cabriolet stationnait à la porte, derrière le coupé. Il fallut alors descendre M. Martineau. Les deux gendarmes le portaient.

Sa femme lui soutenait la tête. Et, à la moindre plainte poussée par le moribond, elle commandait impérieusement aux deux hommes de s'arrêter, ce que ceux-ci faisaient, malgré les regards terribles du commissaire. Il y eut ainsi un repos à chaque marche de l'escalier. Le notaire était comme un mort correctement vêtu qu'on emportait. On dut l'asseoir évanoui dans la voiture.

«Huit heures et demie! cria Gilquin, en regardant une dernière fois sa montre. Quelle sacrée corvée! Je n'arriverai jamais.» C'était une chose dite. Bien heureux s'il faisait son entrée vers le milieu du bal. Il sauta à cheval en jurant, il dit au cocher d'aller bon train. En tête venait le coupé, aux portières duquel galopaient les deux gendarmes; puis, à quelques pas, le commissaire central et le brigadier suivaient; enfin, le cabriolet où se trouvait Mme Martineau, fermait la marche. La nuit était très fraîche. Sur la route grise, interminable, au milieu de la campagne endormie, le cortège passait, avec le roulement sourd des roues et la cadence monotone du galop des chevaux. Pas une parole ne fut dite pendant le trajet. Gilquin arrangeait la phrase qu'il prononcerait en abordant la femme du proviseur. Mme Martineau, par moments, se levait toute droite dans son cabriolet, croyant avoir entendu un râle; mais c'était à peine si elle apercevait, en avant, la caisse du coupé, qui roulait, noire et silencieuse.

On entra dans Niort à dix heures et demie. Le commissaire, pour éviter de traverser la ville, fit prendre par les remparts. Aux prisons, il fallut carillonner. Quand le guichetier vit le prisonnier qu'on lui amenait, si blanc, si roide, il monta réveiller le directeur.

Celui-ci, un peu souffrant, arriva bientôt en pantoufles.

Mais il se fâcha, il refusa absolument de recevoir un homme dans un pareil état. Est-ce qu'on prenait les prisons pour un hôpital?

«Puisqu'il est arrêté maintenant, que voulez-vous qu'on en fasse? demanda Gilquin, mis hors de lui par ce dernier incident.

—Ce qu'on voudra, monsieur le commissaire, répondit le directeur. Je vous répète qu'il n'entrera pas ici. Je n'accepterai jamais une pareille responsabilité.» Mme Martineau avait profité de la discussion pour monter dans le coupé, auprès de son mari. Elle proposa de le mener à l'hôtel.

«Oui, à l'hôtel, au diable, où vous voudrez! cria Gilquin. J'en ai assez, à la fin! Remportez-le!» Pourtant, il poussa le devoir jusqu'à accompagner le notaire à l'hôtel de Paris, désigné par Mme Martineau elle-même. La place de la Préfecture commençait à se vider; seuls les gamins sautaient encore sur les trottoirs, tandis que des couples de bourgeois, lentement, se perdaient dans l'ombre des rues voisines. Mais le flamboiement des six fenêtres du grand salon éclairait toujours la place de la lueur vive du plein jour; l'orchestre avait des voix de cuivre plus retentissantes; les dames, dont on voyait les épaules nues passer dans l'entrebâillement des rideaux, balançaient leurs chignons, frisés à la mode de Paris. Gilquin, au moment où l'on montait le notaire à une chambre du premier étage, aperçut, en levant la tête, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq, qui n'avaient pas quitté leur fenêtre. Elles étaient là, roulant leur cou, échauffées par les fumées de la fête. Mme Correur, cependant, avait dû voir arriver son frère, car elle se penchait, au risque de tomber. Sur un signe véhément qu'elle lui fit, Gilquin monta.

Et plus tard, vers minuit, le bal de la préfecture atteignit tout son éclat. On venait d'ouvrir les portes de la salle à manger, où un souper froid était servi. Les dames, très rouges, s'éventaient, mangeaient debout, avec des rires. D'autres continuaient à danser, ne voulant pas perdre un quadrille, se contentant des verres de sirop que des messieurs leur apportaient. Une poussière lumineuse flottait, comme envolée des chevelures, des jupes et des bras cerclés d'or, qui battaient l'air. Il y avait trop d'or, trop de musique et trop de chaleur.

Rougon, suffoquant, se hâta de sortir, sur un appel discret de Du Poizat. A côté du grand salon, dans la pièce où il les avait déjà vues la veille, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq l'attendaient, en pleurant toutes deux à gros sanglots.

«Mon pauvre frère, mon pauvre Martineau! balbutia Mme Correur, qui étouffait ses larmes dans son mouchoir. Ah! je le sentais, vous ne pouviez pas le sauver.... Mon Dieu! pourquoi ne l'avez-vous pas sauvé?» Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

«Il a été arrêté aujourd'hui. Je viens de le voir.... Mon Dieu! mon Dieu!

—Ne vous désolez pas, dit-il enfin. On instruira son affaire. J'espère bien qu'on le relâchera.» Mme Correur cessa de se tamponner les yeux. Elle le regarda, en s'écriant de sa voix naturelle:

«Mais il est mort!» Et elle reprit tout de suite son ton éploré, la figure de nouveau au fond de son mouchoir.

«Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Martineau!» Mort! Rougon sentit un petit frisson lui courir à fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la première fois, il eut conscience d'un trou devant lui, d'un trou plein d'ombre, dans lequel, peu à peu, on le poussait.

Voilà que cet homme était mort, maintenant! Jamais, il n'avait voulu cela. Les faits allaient trop loin.

«Hélas! oui, le pauvre cher homme, il est mort, racontait avec de longs soupirs Mlle Herminie Billecoq.

Il paraît qu'on a refusé de le recevoir aux prisons. Alors, quand nous l'avons vu arriver à l'hôtel dans un si triste état, madame est descendue et a forcé la porte, en criant qu'elle était sa sœur. Une sœur, n'est-ce pas? a toujours le droit de recevoir le dernier soupir de son frère. C'est ce que j'ai dit à cette coquine de Mme Martineau, qui parlait encore de nous chasser. Elle a bien été obligée de nous laisser une place devant le lit.... Oh! mon Dieu, ça été fini très vite. Il n'a pas râlé plus d'une heure. Il était couché sur le lit, tout habillé de noir; on aurait cru un notaire allant à un mariage. Et il s'est éteint comme une chandelle, avec une toute petite grimace. Ça n'a pas dû lui faire beaucoup de mal.

—Est-ce que Mme Martineau ne m'a pas cherché querelle, ensuite! conta à son tour Mme Correur. Je ne sais ce qu'elle barbotait! elle parlait de l'héritage, elle m'accusait d'avoir porté le dernier coup à mon frère. Je lui ai répondu: "Moi, madame, jamais je ne l'aurais laissé emmener, je me serais plutôt fait hacher par les gendarmes!" Et Ils m'auraient hachée, comme je vous le dis.... N'est-ce pas, Herminie?

—Oui, oui, répondit la grande fille.

—Enfin, que voulez-vous, mes larmes ne le ressusciteront pas, mais on pleure parce qu'on a besoin de pleurer.... Mon pauvre Martineau!» Rougon restait mal à l'aise. Il retira ses mains, dont Mme Correur s'était emparée. Et il ne trouvait toujours rien à dire, répugné par les détails de cette mort qui lui semblait abominable.

«Tenez! s'écria Herminie debout devant la fenêtre, on voit la chambre d'ici, là, en face, dans la grande clarté, la troisième fenêtre du premier étage, en partant de la gauche.... Il y a une lumière derrière les rideaux.» Alors, il les congédia, pendant que Mme Correur s'excusait, l'appelait son ami, expliquait le premier mouvement auquel elle avait cédé, en venant lui apprendre la fatale nouvelle.

«Cette histoire est bien fâcheuse, dit-il à l'oreille de Du Poizat, lorsqu'il rentra dans le bal, la face encore toute pâle.

—Eh! c'est cet imbécile de Gilquin!» répondit le préfet en haussant les épaules.

Le bal flambait. Dans la salle à manger, dont on apercevait un coin par la porte grande ouverte, le premier adjoint bourrait de friandises les trois filles du conservateur des eaux et forêts; tandis que le colonel du 78e de ligne buvait du punch, l'oreille tendue aux méchancetés de l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, qui croquait des pralines. M. Kahn, près de la porte, répétait très haut au président du tribunal civil son discours de l'après-midi, sur les bienfaits de la nouvelle voie ferrée, au milieu d'un groupe compact d'hommes graves, le directeur des contributions directes, les deux juges de paix, les délégués de la Chambre consultative d'agriculture et de la Société de statistique, bouches béantes.

Puis, autour du grand salon, sous les cinq lustres, une valse que l'orchestre jouait avec des éclats de trompette, berçait les couples, le fils du receveur général et la sœur du maire, l'un des substituts et une demoiselle en bleu, l'autre des substituts et une demoiselle en rose. Mais un couple surtout soulevait un murmure d'admiration, le commissaire central et la femme du proviseur galamment enlacés, tournant avec lenteur; il s'était hâté d'aller faire une toilette correcte, habit noir, bottes vernies, gants blancs; et la jolie blonde lui avait pardonné son retard, pâmée à son épaule, les yeux noyés de tendresse. Gilquin accentuait les mouvements des hanches, en rejetant en arrière son torse de beau danseur de bals publics, pointe canaille dont le haut goût ravissait la galerie. Rougon, que le couple faillit bousculer, dut se coller contre un mur, pour le laisser passer, dans un flot de tarlatane étoilée d'or.


XI

Rougon avait enfin obtenu pour Delestang le portefeuille de l'Agriculture et du Commerce. Un matin, dans les premiers jours de mai, il alla rue du Colisée prendre son nouveau collègue. Il devait y avoir conseil des ministres à Saint-Cloud, où la cour venait de s'installer.

«Tiens! vous nous accompagnez! dit-il avec surprise, en apercevant Clorinde qui montait dans le landau tout attelé devant le perron.

—Mais oui, je vais au conseil, moi aussi», répondit-elle en riant.

Puis, elle ajouta d'une voix sérieuse, lorsqu'elle eut casé entre les banquettes les volants de sa longue jupe de soie cerise pâle:

«J'ai un rendez-vous avec l'impératrice. Je suis trésorière d'une œuvre pour les jeunes ouvrières, à laquelle elle s'intéresse.» Les deux hommes montèrent à leur tour. Delestang s'assit à côté de sa femme; il avait une serviette d'avocat, en maroquin chamois, qu'il garda sur les genoux.

Rougon, les mains libres, se trouva en face de Clorinde.

Il était près de neuf heures et demie, et le conseil était pour dix heures. Le cocher reçut l'ordre de marcher bon train. Pour couper au plus court, il prit la rue Marbeuf, s'engagea dans le quartier de Chaillot, que la pioche des démolisseurs commençait à éventrer.

C'étaient des rues désertes, bordées de jardins et de constructions en planches, des traverses escarpées qui tournaient sur elles-mêmes, d'étroites places de province plantées d'arbres maigres, tout un coin bâtard de grande ville se chauffant sur un coteau, au soleil matinal, avec des villas et des échoppes à la débandade.

«Est-ce laid, par ici!» dit Clorinde, renversée au fond du landau.

Elle s'était tournée à demi vers son mari, elle l'examina un instant, la face grave; et, comme malgré elle, elle se mit à sourire. Delestang, correctement boutonné dans sa redingote, était assis avec dignité sur son séant, le corps ni trop en avant ni trop en arrière. Sa belle figure pensive, sa calvitie précoce qui lui haussait le front faisaient retourner les passants. La jeune femme remarqua que personne ne regardait Rougon, dont le visage lourd semblait dormir. Alors, maternellement, elle tira un peu la manchette gauche de son mari, trop enfoncée sous le parement.

«Qu'est-ce que vous avez donc fait cette nuit? demanda-t-elle au grand homme, en lui voyant étouffer des bâillements dans ses doigts.

—J'ai travaillé tard, je suis harassé, murmura-t-il.

Un tas d'affaires bêtes!» Et la conversation tomba de nouveau. Maintenant, c'était lui qu'elle étudiait. Il s'abandonnait aux légères secousses de la voiture, sa redingote déformée par ses larges épaules, son chapeau mal brossé, gardant les marques d'anciennes gouttes de pluie. Elle se souvenait d'avoir, le mois précédent, acheté un cheval à un maquignon qui lui ressemblait. Son sourire reparut avec une pointe de dédain.

«Eh bien? dit-il, impatienté d'être examiné de la sorte.

—Eh bien, je vous regarde! répondit-elle. Est-ce que ce n'est pas permis?... Vous avez donc peur qu'on ne vous mange?» Elle lança cette phrase d'un air provocant, en montrant ses dents blanches. Mais lui, plaisanta.

«Je suis trop gros, ça ne passerait pas.

—Oh! si l'on avait bien faim!» dit-elle très sérieusement, après avoir paru consulter son appétit.

Le landau arrivait enfin à la porte de la Muette. Ce fut, au sortir des ruelles étranglées de Chaillot, un élargissement brusque d'horizon dans les verdures tendres du Bois. La matinée était superbe, trempant au loin les pelouses d'une clarté blonde, donnant un frisson tiède à l'enfance des arbres. Ils laissèrent à droite le parc aux daims et prirent la route de Saint-Cloud. Maintenant, la voiture roulait sur l'avenue sablée, sans une secousse, avec une légèreté et une douceur de traîneau glissant sur la neige.

«Hein? est-ce désagréable, ce pavé! reprit Clorinde, en s'allongeant. On respire ici, on peut causer.... Est-ce que vous avez des nouvelles de notre ami Du Poizat?

—Oui, dit Rougon. Il se porte bien.

—Et est-il toujours content de son département?» Il fit un geste vague, voulant se dispenser de répondre. La jeune femme devait connaître certains ennuis que le préfet des Deux-Sèvres commençait à lui donner par la rudesse de son administration. Elle n'insista pas, elle parla de M. Kahn et de Mme Correur, en lui demandant des détails sur son voyage là-bas, d'un air de curiosité méchante. Puis, elle s'interrompit, pour s'écrier:

«A propos! j'ai rencontré hier le colonel Jobelin et son cousin M. Bouchard. Nous avons parlé de vous.... Oui, nous avons parlé de vous.» Il pliait les épaules, il ne disait toujours rien. Alors, elle rappela le passé.

«Vous vous souvenez de nos bonnes petites soirées, rue Marbeuf. A présent, vous avez trop d'affaires, on ne peut plus vous approcher. Vos amis s'en plaignent. Ils prétendent que vous les oubliez.... Vous savez, je dis tout, moi. Eh bien, on vous traite de lâcheur, mon cher.» A ce moment, comme la voiture venait de passer entre les deux lacs, elle croisa un coupé, qui rentrait à Paris. On vit une face rude se rejeter au fond du coupé, sans doute pour éviter un salut.

«Mais c'est votre beau-frère! cria Clorinde.

—Oui, il est souffrant, répondit Rougon avec un sourire. Son médecin lui a ordonné des promenades matinales.» Et tout d'un coup, s'abandonnant, il continua, pendant que le landau filait sous de grands arbres, le long d'une allée à la courbe molle:

«Que voulez-vous! je ne puis pourtant pas leur donner la lune!... Ainsi voilà Beulin-d'orchère qui a fait le rêve d'être garde des Sceaux. J'ai tenté l'impossible, j'ai sondé l'empereur sans pouvoir rien en tirer. L'empereur, je crois, a peur de lui. Ce n'est pas ma faute, n'est-ce pas?... Beulin-d'orchère est premier président.

Cela devrait lui suffire, que diable! en attendant mieux.

Et il évite de me saluer! C'est un sot.» Maintenant, Clorinde, les yeux baissés, les doigts jouant avec le gland de son ombrelle, ne bougeait plus.

Elle le laissait aller, elle ne perdait pas une phrase.

«Les autres ne sont pas plus raisonnables. Si le colonel et Bouchard se plaignent, ils ont grand tort, car j'ai déjà trop fait pour eux.... Je parle pour tous mes amis.

Ils sont une douzaine d'un joli poids sur mes épaules!

Tant qu'ils n'auront pas ma peau, ils ne se déclareront pas satisfaits.» Il se tut, puis, il reprit en riant avec bonhomie:

«Bah! s'ils en avaient absolument besoin, je la leur donnerais bien encore.... Quand on a les mains ouvertes, il n'est plus possible de les refermer. Malgré tout le mal que mes amis disent de moi, je passe mes journées à solliciter pour eux une foule de faveurs.» Et, lui touchant le genou, la forçant à le regarder:

«Voyons, vous! Je vais causer avec l'empereur ce matin.... Vous n'avez rien à demander?

—Non, merci», répondit-elle d'une voix sèche.

Comme il s'offrait toujours, elle se fâcha, elle l'accusa de leur reprocher les quelques services qu'il avait pu leur rendre, à son mari et à elle. Ce n'étaient pas eux qui lui pèseraient davantage. Elle termina, en disant:

«A présent, je fais mes commissions moi-même. Je suis assez grande fille, peut-être!» Cependant, la voiture venait de sortir du Bois. Elle traversait Boulogne, dans le tapage d'un convoi de grosses charrettes, le long de la Grande-Rue. Jusque-là, Delestang était resté au fond du landau, béat, les mains posées sur la serviette de maroquin, sans une parole, comme livré à quelque haute spéculation intellectuelle.

Alors, il se pencha, il cria à Rougon, au milieu du bruit:

«Pensez-vous que Sa Majesté nous retienne à déjeuner?» Rougon eut un geste d'ignorance. Il dit ensuite:

«On déjeune au palais, quand le conseil se prolonge.» Delestang rentra dans son coin, où il parut de nouveau en proie à une rêverie des plus graves. Mais il se pencha une seconde fois, pour poser cette question:

«Est-ce que le conseil sera très chargé ce matin?

—Oui, peut-être, répondit Rougon. On ne sait jamais. Je crois que plusieurs de nos collègues doivent rendre compte de certains travaux.... Moi, en tout cas, je soulèverai la question de ce livre pour lequel je suis en conflit avec la commission de colportage.

—Quel livre? demanda vivement Clorinde.

—Une ânerie, un de ces volumes qu'on fabrique pour les paysans. Cela s'appelle Les Veillées du bonhomme Jacques. Il y a de tout là-dedans, du socialisme, de la sorcellerie, de l'agriculture, jusqu'à un article célébrant les bienfaits de l'association.... Un bouquin dangereux, enfin!» La jeune femme, dont la curiosité ne devait pas être satisfaite, se tourna comme pour interroger son mari.

«Vous êtes sévère, Rougon, déclara Delestang. J'ai parcouru ce livre, j'y ai découvert de bonnes choses; le chapitre sur l'association est bien fait.... Je serais surpris si l'empereur condamnait les idées qui s'y trouvent exprimées.» Rougon allait s'emporter. Il ouvrait les bras, dans un geste de protestation. Et il se calma brusquement, comme ne voulant pas discuter; il ne dit plus rien, jetant des coups d'œil sur le paysage, aux deux côtés de l'horizon. Le landau était alors au milieu du pont de Saint-Cloud; en bas, toute moirée de soleil, la rivière avait des nappes dormantes d'un bleu pâle; tandis que des files d'arbres, le long des rives, enfonçaient dans l'eau des ombres vigoureuses. L'immense ciel, en amont et en aval, montait, tout blanc d'une limpidité printanière, à peine teinté d'un frisson bleu.

Lorsque la voiture se fut arrêtée dans la cour du château, Rougon descendit le premier et tendit la main à Clorinde. Mais celle-ci affecta de ne pas accepter ce soutien; elle sauta légèrement à terre. Puis, comme il restait le bras tendu, elle lui, donna un petit coup d'ombrelle sur les doigts, en murmurant:

«Puisqu'on vous dit qu'on est grande fille!» Et elle semblait sans respect pour les poings énormes du maître, qu'elle gardait longtemps autrefois dans ses mains d'élève soumise, afin de leur voler un peu de leur force. Aujourd'hui, elle pensait sans doute les avoir assez appauvris; elle n'avait plus ses cajoleries adorables de disciple. A son tour, poussée en puissance, elle devenait maîtresse. Quand Delestang fut descendu de voiture, elle laissa Rougon entrer le premier, pour souffler à l'oreille de son mari:

«J'espère que vous n'allez pas l'empêcher de patauger, avec son bonhomme Jacques. Vous avez là une bonne occasion de ne pas toujours dire comme lui.» Dans le vestibule, avant de le quitter, elle l'enveloppa d'un dernier regard, s'inquiéta d'un bouton de sa redingote qui tirait sur l'étoffe; et, tandis qu'un huissier l'annonçait chez l'impératrice, elle les regarda disparaître, Rougon et lui, souriante.

Le conseil des ministres se tenait dans un salon voisin du cabinet de l'empereur. Au milieu, une douzaine de fauteuils entouraient une grande table, recouverte d'un tapis. Les fenêtres, hautes et claires, donnaient sur la terrasse du château. Quand Rougon et Delestang entrèrent, tous leurs collègues se trouvaient déjà réunis, à l'exception du ministre des Travaux publics et du ministre de la Marine et des Colonies, alors en congé.

L'empereur n'avait pas encore paru. Ces messieurs causèrent pendant près de dix minutes, debout devant les fenêtres, groupés autour de la table. Il y en avait deux de visages chagrins, qui se détestaient au point de ne jamais s'adresser la parole; mais les autres, la mine aimable, se mettaient à l'aise, en attendant les affaires graves. Paris s'occupait alors de l'arrivée d'une ambassade venue du fond de l'Extrême-Orient, avec des costumes étranges et des façons de saluer extraordinaires.

Le ministre des Affaires étrangères raconta une visite qu'il avait rendue, la veille, au chef de cette ambassade; il se moquait finement, tout en restant très correct.

Puis, la conversation tomba à des sujets plus frivoles; le ministre d'État fournit des renseignements sur la santé d'une danseuse de l'Opéra, qui avait failli se casser la jambe. Et même dans leur abandon, ces messieurs demeuraient en éveil et en défiance, cherchant certaines de leurs phrases, rattrapant des moitiés de mot, se guettant sous leurs sourires, redevenant subitement sérieux, dès qu'ils se sentaient surveillés.

«Alors, c'est une simple foulure? dit Delestang, qui s'intéressait beaucoup aux danseuses.

—Oui, une foulure, répéta le ministre d'État. La pauvre femme en sera quitte pour garder quinze jours la chambre.... Elle est bien honteuse, d'être tombée.» Un petit bruit fit tourner les têtes. Tous s'inclinèrent; l'empereur venait d'entrer. Il resta un instant appuyé au dossier de son fauteuil. Et il demanda de sa voix sourde, lentement:

«Elle va mieux?

—Beaucoup mieux, sire, répondit le ministre en s'inclinant de nouveau. J'ai eu de ses nouvelles ce matin.» Sur un geste de l'empereur, les membres du conseil prirent place autour de la table. Ils étaient neuf; plusieurs étalèrent des papiers devant eux; d'autres se renversèrent, en se regardant les ongles. Un silence régna.

L'empereur semblait souffrant; il roulait doucement les bouts de ses moustaches entre ses doigts, la face éteinte. Puis, comme personne ne parlait, il parut se souvenir, il prononça quelques mots.

«Messieurs, la session du Corps législatif va être close...» Il fut d'abord question du budget, que la Chambre venait de voter en cinq jours. Le ministre des Finances signala les vœux exprimés par le rapporteur. Pour la première fois, la Chambre avait des velléités de critique. Ainsi, le rapporteur souhaitait voir l'amortissement fonctionner d'une façon normale et le gouvernement se contenter des crédits votés, sans recourir toujours à des demandes de crédits supplémentaires.

D'autre part, des membres s'étaient plaints du peu de cas que le Conseil d'État faisait de leurs observations, quand ils cherchaient à réduire certaines dépenses; un d'entre eux avait même réclamé pour le Corps législatif le droit de préparer le budget. «Il n'y a pas lieu, selon moi, de tenir compte de ces réclamations, dit le ministre des Finances en terminant. Le gouvernement dresse ses budgets avec la plus grande économie possible; et cela est tellement vrai, que la commission a dû se donner beaucoup de mal pour arriver à retrancher deux pauvres millions.... Toutefois, je crois sage d'ajouter trois demandes de crédits supplémentaires, qui étaient à l'étude. Un virement de fonds nous donnera les sommes nécessaires, et la situation sera régularisée plus tard.» L'empereur approuva de la tête. Il paraissait ne pas écouter, les yeux vagues, regardant comme aveuglé la grande lueur claire tombant de la fenêtre du milieu, en face de lui. Il y eut de nouveau un silence. Tous les ministres approuvaient, après l'empereur. Pendant un instant, on n'entendit plus qu'un léger bruit. C'était le garde des Sceaux qui feuilletait un manuscrit de quelques pages, ouvert sur la table. Il consulta ses collègues d'un regard.

«Sire, dit-il enfin, j'ai apporté le projet d'un mémoire sur la fondation d'une nouvelle noblesse.... Ce sont encore de simples notes; mais j'ai pensé qu'il serait bon, avant d'aller plus loin, de les lire en conseil, afin de pouvoir profiter de toutes les lumières...

—Oui, lisez, monsieur le garde des Sceaux, interrompit l'empereur. Vous avez raison.» Et il se tourna à demi, pour regarder le ministre de la Justice, pendant qu'il lisait. Il s'animait, une flamme jaune brûlait dans ses yeux gris.

Cette question d'une nouvelle noblesse préoccupait alors beaucoup la cour. Le gouvernement avait commencé par soumettre au Corps législatif un projet de loi punissant d'une amende et d'un emprisonnement toute personne convaincue de s'être attribué sans droit un titre nobiliaire quelconque. Il s'agissait de donner une sanction aux anciens titres et de préparer ainsi la création de titres nouveaux. Ce projet de loi avait soulevé à la Chambre une discussion passionnée; des députés, très dévoués à l'empire, s'étaient écriés qu'une noblesse ne pouvait exister dans un État démocratique; et, lors du vote, vingt-trois voix venaient de se prononcer contre le projet. Cependant, l'empereur caressait son rêve. C'était lui qui avait indiqué au garde des Sceaux tout un vaste plan.

Le mémoire débutait par une partie historique.

Ensuite, le futur système se trouvait exposé tout au long; les titres devaient être distribués par catégories de fonctions, afin de rendre les rangs de la nouvelle noblesse accessibles à tous les citoyens; combinaison démocratique qui paraissait enthousiasmer fort le garde des Sceaux. Enfin suivait un projet de décret. A l'article II, le ministre haussa et ralentit la voix:

«Le titre de comte sera concédé après cinq ans d'exercice dans leurs fonctions ou dignités, ou après avoir été nommés par nous grands-croix de la Légion d'honneur: à nos ministres et aux membres de notre conseil privé; aux cardinaux, aux maréchaux, aux amiraux et aux sénateurs; à nos ambassadeurs et aux généraux de division ayant commandé en chef.» Il s'arrêta un instant, interrogeant l'empereur du regard, pour demander s'il n'avait oublié personne. Sa Majesté, la tête un peu tombée sur l'épaule droite, se recueillait. Elle finit par murmurer: «Je crois qu'il faudrait joindre les présidents du Corps législatif et du Conseil d'État.» Le garde des Sceaux hocha vivement la tête en signe d'approbation, et se hâta de mettre une note sur la marge de son manuscrit. Puis, au moment où il allait reprendre sa lecture, il fut interrompu par le ministre de l'Instruction publique et des cultes qui avait une omission à signaler.

«Les archevêques... commença-t-il.

—Pardon, dit sèchement le ministre de la Justice, les archevêques ne doivent être que barons. Laissez-moi lire le décret tout entier.» Et il ne se retrouva plus dans ses feuilles de papier. Il chercha longtemps une page qui s'était égarée parmi les autres. Rougon, carrément assis, le cou enfoncé entre ses rudes épaules de paysan, souriait du coin des lèvres; et, comme il se tournait, il vit son voisin le ministre d'État, le dernier représentant d'une vieille famille normande, sourire également d'un fin sourire de mépris. Alors tous deux eurent un léger hochement de menton. Le parvenu et le gentilhomme s'étaient compris.

«Ah! voici, reprit enfin le garde des Sceaux:

Article III. Le titre de baron sera concédé: 1° Aux membres du Corps législatif qui auront été honorés trois fois du mandat de leurs concitoyens; 2° aux conseillers d'État, après huit ans d'exercice; 3° au premier président et au procureur général de la Cour de cassation, au premier président et au procureur général de la Cour des comptes, aux généraux de division et aux vice-amiraux, aux archevêques et aux ministres plénipotentiaires, après cinq ans d'exercice dans leurs fonctions, ou s'ils ont obtenu le grade de commandeur de la Légion d'honneur...» Et il continua ainsi. Les premiers présidents et les procureurs généraux des cours impériales, les généraux de brigade et les contre-amiraux, les évêques, jusqu'aux maires des chefs-lieux de préfecture de première classe, devaient être faits barons; seulement, on leur demandait dix ans de service.

«Tout le monde baron, alors!» murmura Rougon à demi-voix.

Ses collègues, qui affectaient de le regarder comme un homme mal élevé, prirent des mines graves, pour lui faire comprendre qu'ils trouvaient cette plaisanterie très déplacée. L'empereur avait paru ne pas entendre.

Cependant, lorsque la lecture fut terminée, il demanda:

«Que pensez-vous du projet, messieurs?» Il y eut une hésitation. On attendait une interrogation plus directe.

«Monsieur Rougon, reprit Sa Majesté, que pensez-vous du projet?

—Mon Dieu! Sire, répondit le ministre de l'Intérieur en souriant de son air tranquille, je n'en pense pas beaucoup de bien. Il offre le pire des dangers, celui du ridicule. Oui, j'aurais peur que tous ces barons-là ne prêtassent à rire.... Je ne mets pas en avant les raisons graves, le sentiment d'égalité qui domine aujourd'hui, la rage de vanité qu'un pareil système développerait...» Mais il eut la parole coupée par le garde des Sceaux, très aigre, très blessé, se défendant en homme attaqué personnellement. Il se disait bourgeois, fils de bourgeois, incapable de porter atteinte aux principes égalitaires de la société moderne. La nouvelle noblesse devait être une noblesse démocratique; et ce mot de «noblesse démocratique» rendait sans doute si bien son idée, qu'il le répéta à plusieurs reprises. Rougon répliqua, toujours souriant, sans se fâcher. Le garde des Sceaux, petit, sec, noirâtre, finit par lancer des personnalités blessantes. L'empereur demeurait comme étranger à la querelle; il regardait de nouveau, avec de lents balancements d'épaules, la grande clarté blanche tombant de la fenêtre, en face de lui. Pourtant, quand les voix montèrent et devinrent gênantes pour sa dignité, il murmura:

«Messieurs, messieurs...» Puis, au bout d'un silence:

«Monsieur Rougon a peut-être raison.... La question n'est pas mûre encore. Il faudra l'étudier sur d'autres bases. On verra plus tard.» Le conseil examina ensuite plusieurs menues affaires. On parla surtout du journal Le siècle, dont un article venait de produire un scandale à la cour. Il ne se passait pas de semaine sans que l'empereur fût supplié, dans son entourage, de supprimer ce journal, le seul organe républicain qui restât debout. Mais Sa Majesté, personnellement, avait une grande douceur pour la presse, elle s'amusait souvent, dans le secret du cabinet, à écrire de longs articles en réponse aux attaques contre son gouvernement; son rêve inavoué était d'avoir son journal à elle, où elle pourrait publier des manifestes et entamer des polémiques. Toutefois, Sa Majesté décida, ce jour-là, qu'un avertissement serait envoyé au siècle.

Leurs Excellences croyaient le conseil fini. Cela se voyait à la manière dont ces messieurs se tenaient assis sur le bord de leurs fauteuils. Même le ministre de la Guerre, un général à l'air ennuyé qui n'avait pas soufflé mot de toute la séance, tirait déjà ses gants de sa poche, lorsque Rougon s'accouda fortement à la table.

«Sire, dit-il, je voudrais entretenir le conseil d'un conflit qui s'est élevé entre la commission de colportage et moi, au sujet d'un ouvrage présenté à l'estampille.» Ses collègues se renfoncèrent dans leurs fauteuils.

L'empereur se tourna à demi, avec un léger hochement de tête, pour autoriser le ministre de l'Intérieur à continuer.

Alors, Rougon entra dans des détails préliminaires. Il ne souriait plus, il n'avait plus son air bonhomme. Penché au bord de la table, le bras droit balayant le tapis d'un geste régulier, il raconta qu'il avait voulu présider lui-même une des dernières séances de la commission, pour stimuler le zèle des membres qui la composaient.

«Je leur ai indiqué les vues du gouvernement sur les améliorations à opérer dans les importants services dont ils sont chargés.... Le colportage aurait de graves dangers si, devenant une arme entre les mains des révolutionnaires, il aboutissait à raviver les discussions et les haines. La commission a donc le devoir de rejeter tous les ouvrages fomentant et irritant des passions qui ne sont plus de notre âge. Elle accueillera au contraire les livres dont l'honnêteté lui paraîtra inspirer un acte d'adoration pour Dieu, d'amour pour la patrie, de reconnaissance pour le souverain.» Les ministres, très maussades, crurent cependant devoir saluer au passage ce dernier membre de phrase.

«Le nombre des mauvais livres augmente tous les jours, continua-t-il. C'est une marée montante contre laquelle on ne saurait trop protéger le pays. Sur douze livres publiés, onze et demi sont bons à jeter au feu.

Voilà la moyenne.... Jamais les sentiments coupables, les théories subversives, les monstruosités antisociales n'ont trouvé autant de chantres.... Je suis obligé parfois de lire certains ouvrages. Eh bien, je l'affirme...» Le ministre de l'Instruction publique se hasarda à l'interrompre.

«Les romans... dit-il.—Je ne lis jamais de romans», déclara sèchement Rougon.

Son collègue eut un geste de protestation pudibonde, un roulement d'yeux scandalisé, comme pour jurer que lui non plus ne lisait jamais de romans. Il s'expliqua.

«Je voulais dire simplement ceci: les romans sont surtout un aliment empoisonné servi aux curiosités malsaines de la foule.

—Sans doute, reprit le ministre de l'Intérieur. Mais il est des ouvrages tout aussi dangereux: je parle de ces ouvrages de vulgarisation, où les auteurs s'efforcent de mettre à la portée des paysans et des ouvriers un fatras de science sociale et économique, dont le résultat le plus clair est de troubler les cerveaux faibles.... Justement, un livre de ce genre, Les Veillées du bonhomme Jacques, est en ce moment soumis à l'examen de la commission. Il s'agit d'un sergent qui, rentré dans son village, cause chaque dimanche soir avec le maître d'école, en présence d'une vingtaine de laboureurs; et chaque conversation traite un sujet particulier, les nouvelles méthodes de culture, les associations ouvrières, le rôle considérable du producteur dans la société. J'ai lu ce livre qu'un employé m'a signalé; je l'ai trouvé d'autant plus inquiétant, qu'il cache des théories funestes sous une admiration feinte pour les institutions impériales. Il n'y a pas à s'y tromper, c'est là l'œuvre d'un démagogue. Aussi ai-je été très surpris, quand j'ai entendu plusieurs membres de la commission m'en parler d'une façon élogieuse. J'ai discuté certains passages avec eux, sans paraître les convaincre.

L'auteur, m'ont-ils assuré, aurait même fait l'hommage d'un exemplaire de son livre à Sa Majesté... Alors, sire, avant d'opérer la moindre pression, j'ai cru devoir prendre votre avis et celui du conseil.» Et il regardait en face l'empereur, dont les yeux vacillants finirent par se poser sur un couteau à papier, placé devant lui. Le souverain prit ce couteau, le fit tourner entre ses doigts, en murmurant:

«Oui, oui, Les Veillées du bonhomme Jacques...» Puis, sans se prononcer davantage, il eut un regard oblique, à droite et à gauche de la table.

«Vous avez peut-être parcouru le livre, messieurs, je serais bien aise de savoir...» Il n'achevait pas, il mâchait ses phrases. Les ministres s'interrogeaient furtivement, comptant chacun que son voisin allait pouvoir répondre, donner un avis. Le silence se prolongeait au milieu d'une gêne croissante. Évidemment pas un d'eux ne connaissait même l'existence de l'ouvrage. Enfin le ministre de la Guerre se chargea de faire un grand geste d'ignorance pour tous ses collègues. L'empereur tordit ses moustaches, ne se pressa pas.

«Et vous, monsieur Delestang?» demanda-t-il.

Delestang se remuait dans son fauteuil, comme en proie à une lutte intérieure. Cette interrogation directe le décida. Mais, avant de parler, il jeta involontairement un coup d'œil du côté de Rougon.

«J'ai eu le volume entre les mains, sire.» Il s'arrêta, en sentant les gros yeux gris de Rougon fixés sur lui. Cependant, devant la satisfaction visible de l'empereur, il reprit, les lèvres un peu tremblantes:

«J'ai le regret de n'être pas de la même opinion que mon ami et collègue monsieur le ministre de l'Intérieur.... Certes, l'ouvrage pourrait contenir des restrictions et insister davantage sur la lenteur prudente avec laquelle tout progrès vraiment utile doit s'accomplir.

Mais Les Veillées du bonhomme Jacques ne m'en paraissent pas moins une œuvre conçue dans d'excellentes intentions. Les vœux qui s'y trouvent exprimés pour l'avenir, ne blessent en rien les institutions impériales. Ils en sont, au contraire, comme l'épanouissement légitimement attendu...» Il se tut de nouveau. Malgré le soin qu'il mettait à se tourner vers l'empereur, il devinait, de l'autre côté de la table, la masse énorme de Rougon, tassé sur les coudes, la face pâle de surprise. D'ordinaire, Delestang était toujours de l'avis du grand homme. Aussi ce dernier espéra-t-il un instant ramener d'un mot le disciple révolté.

«Voyons, il faut citer un exemple, cria-t-il en nouant et en faisant craquer ses mains. Je regrette de n'avoir pas apporté l'ouvrage.... Tenez, ceci, un chapitre dont je me souviens. Le bonhomme Jacques parle de deux mendiants qui vont de porte en porte, dans le village; et, sur une question du maître d'école, il déclare qu'il va enseigner aux paysans le moyen de ne jamais avoir un seul pauvre parmi eux. Suit tout un système compliqué pour l'extinction du paupérisme. On est là en pleine théorie communiste.... Monsieur le ministre de l'Agriculture et du Commerce ne peut vraiment approuver ce chapitre.» Delestang, brusquement brave, osa regarder Rougon en face. «Oh! en pleine théorie communiste, dit-il, vous allez bien loin! Je n'ai vu là qu'un exposé ingénieux des principes de l'association.»

Tout en parlant, il fouillait dans sa serviette.

«J'ai justement l'ouvrage», déclara-t-il enfin.

Et il se mit à lire le chapitre en question. Il lisait d'une façon douce et monotone. Sa belle tête de grand homme d'État, à certains passages, prenait une expression de gravité extraordinaire. L'empereur écoutait d'un air profond. Lui, semblait particulièrement jouir des morceaux attendrissants, des pages où l'auteur avait prêté à ses paysans un parler d'une niaiserie enfantine. Quant à Leurs Excellences, elles étaient enchantées. Quelle adorable histoire! Rougon lâché par Delestang, auquel il avait fait donner un portefeuille, uniquement pour s'appuyer sur lui, au milieu de la sourde hostilité du conseil! Ses collègues lui reprochaient ses continuels empiétements de pouvoir, son besoin de domination qui le poussait à les traiter en simples commis, tandis qu'il affectait d'être le conseiller intime et le bras droit de Sa Majesté. Et il allait se trouver complètement isolé! Ce Delestang était un homme à bien accueillir.

«Il y a peut-être un ou deux mots..., murmura l'empereur, quand la lecture fut terminée. Mais, en somme, je ne vois pas.... N'est-ce pas, messieurs?

—C'est tout à fait innocent», affirmèrent les ministres.

Rougon évita de répondre. Il parut plier les épaules.

Puis, il revint de nouveau à la charge, contre Delestang seul. Pendant quelques minutes encore, la discussion continua entre eux, par phrases brèves. Le bel homme s'aguerrissait, devenait mordant. Alors, peu à peu, Rougon se souleva. Il entendait pour la première fois son pouvoir craquer sous lui. Tout d'un coup, il s'adressa à l'empereur, debout, le geste véhément.

«Sire, c'est une misère, l'estampille sera accordée, puisque Votre Majesté, dans sa sagesse, pense que le livre n'offre aucun danger. Mais je dois vous le déclarer, sire, il y aurait les plus grands périls à rendre à la France la moitié des libertés réclamées par ce bonhomme Jacques.... Vous m'avez appelé au pouvoir dans des circonstances terribles. Vous m'avez dit de ne pas chercher, par une modération hors de saison, à rassurer ceux qui tremblaient. Je me suis fait craindre, selon vos désirs. Je crois m'être conformé à vos moindres instructions et vous avoir rendu les services que vous attendiez de moi. Si quelqu'un m'accusait de trop de rudesse, si l'on me reprochait d'abuser de la puissance dont Votre Majesté m'a investi, un pareil blâme, sire, viendrait à coup sûr d'un adversaire de votre politique.... Eh bien, croyez-le, le corps social est tout aussi profondément troublé, je n'ai malheureusement pas réussi, en quelques semaines, à le guérir des maux qui le rongent.

Les passions anarchiques grondent toujours dans les bas-fonds de la démagogie. Je ne veux pas étaler cette plaie, en exagérer l'horreur; mais j'ai le devoir d'en rappeler l'existence, afin de mettre Votre Majesté en garde contre les entraînements généreux de son cœur. On a pu espérer un instant que l'énergie du souverain et la volonté solennelle du pays avaient refoulé pour toujours dans le néant les époques abominables de perversion publique. Les événements ont prouvé la douloureuse erreur où l'on était. Je vous en supplie, au nom de la nation, sire, ne retirez pas votre puissante main. Le danger n'est pas dans les prérogatives excessives du pouvoir, mais dans l'absence des lois répressives. Si vous retiriez votre main, vous verriez bouillonner la lie de la populace, vous vous trouveriez tout de suite débordé par les exigences révolutionnaires, et vos serviteurs les plus énergiques ne sauraient bientôt plus comment vous défendre.... Je me permets d'insister, tant les catastrophes du lendemain seraient terrifiantes. La liberté sans entraves est impossible dans un pays où il existe une faction obstinée à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. Il faudra de bien longues années pour que le pouvoir absolu s'impose à tous, efface des mémoires le souvenir des anciennes luttes, devienne indiscutable au point de se laisser discuter.

En dehors du principe autoritaire appliqué dans toute sa rigueur, il n'y a pas de salut pour la France. Le jour où Votre Majesté croira devoir rendre au peuple la plus inoffensive des libertés, ce jour-là elle engagera l'avenir entier. Une liberté ne va pas sans une deuxième liberté, puis une troisième liberté arrive, balayant tout, les institutions et les dynasties. C'est la machine implacable, l'engrenage qui pince le bout du doigt, attire la main, dévore le bras, broie le corps.... Et, sire, puisque je me permets de m'exprimer librement sur un tel sujet, j'ajouterai ceci: le parlementarisme a tué une monarchie, il ne faut pas lui donner un empire à tuer. Le Corps législatif remplit un rôle déjà trop bruyant. Qu'on ne l'associe jamais davantage à la politique dirigeante du souverain; ce serait la source des plus tapageuses et des plus déplorables discussions. Les dernières élections générales ont prouvé une fois de plus la reconnaissance éternelle du pays; mais il ne s'en est pas moins produit jusqu'à cinq candidatures dont le succès scandaleux doit être un avertissement. Aujourd'hui, la grosse question est d'empêcher la formation d'une minorité opposante, et surtout, si elle se forme, de ne pas lui fournir des armes pour combattre le pouvoir avec plus d'impudence. Un parlement qui se tait est un parlement qui travaille.... Quand à la presse, sire, elle change la liberté en licence. Depuis mon entrée au ministère, je lis attentivement les rapports, je suis pris de dégoût chaque matin. La presse est le réceptacle de tous les ferments nauséabonds. Elle fomente les révolutions, elle reste le foyer toujours ardent où s'allument les incendies. Elle deviendra seulement utile, le jour où l'on aura pu la dompter et employer sa puissance comme un instrument gouvernemental.... Je ne parle pas des autres libertés, liberté d'association, liberté de réunion, liberté de tout faire. On les demande respectueusement dans Les Veilles du bonhomme Jacques.

Plus tard, on les exigera. Voilà mes terreurs. Que Votre Majesté m'entende bien, la France a besoin de sentir longtemps sur elle le poids d'un bras de fer...» Il se répétait, il défendait son pouvoir avec un emportement croissant. Pendant près d'une heure, il continua ainsi, à l'abri du principe autoritaire, s'en couvrant, s'en enveloppant, en homme qui use de toute la résistance de son armure. Et, malgré son apparente passion, il gardait assez de sang-froid pour surveiller ses collègues, pour guetter sur leurs visages l'effet de ses paroles. Ceux-ci avaient des faces blanches, immobiles.

Brusquement, il se tut.

Il y eut un assez long silence. L'empereur s'était remis à jouer avec le couteau à papier.

«Monsieur le ministre de l'Intérieur voit trop en noir la situation de la France, dit enfin le ministre d'État.

Rien, je pense, ne menace nos institutions. L'ordre est absolu. Nous pouvons nous reposer dans la haute sagesse de Sa Majesté. C'est même manquer de confiance en elle que de témoigner des craintes...

—Sans doute, sans doute, murmurèrent plusieurs voix.

—J'ajouterai, dit à son tour le ministre des Affaires étrangères, que jamais la France n'a été plus respectée de l'Europe. Partout, à l'étranger, on rend hommage à la politique ferme et digne de Sa Majesté. L'opinion des chancelleries est que notre pays est entré pour toujours dans une ère de paix et de grandeur.» Aucun de ces messieurs, d'ailleurs, ne se soucia de combattre le programme politique défendu par Rougon. Les regards se tournaient vers Delestang. Celui-ci comprit ce qu'on attendait de lui. Il trouva deux ou trois phrases. Il compara l'empire à un édifice.

«Certes, le principe d'autorité ne doit pas être ébranlé; mais il ne faut point fermer systématiquement la porte aux libertés publiques.... L'Empire est comme un lieu d'asile, un vaste et magnifique édifice dont Sa Majesté a de ses mains posé les assises indestructibles.

Aujourd'hui, elle travaille encore à en élever les murs.

Seulement il viendra un jour où, sa tâche achevée, elle devra songer au couronnement de l'édifice, et c'est alors...

—Jamais! interrompit violemment Rougon. Tout croulera!» L'empereur étendit la main pour arrêter la discussion. Il souriait. Il semblait s'éveiller d'une songerie.

«Bien, bien, dit-il. Nous sommes sortis des affaires courantes.... Nous verrons.» Et, s'étant levé, il ajouta:

«Messieurs, il est tard, vous déjeunerez au château.» Le conseil était terminé. Les ministres repoussèrent leurs fauteuils, se mirent debout, saluant l'empereur qui se retirait à petits pas. Mais Sa Majesté se retourna, en murmurant:

«Monsieur Rougon, un mot, je vous prie.» Alors, pendant que le souverain attirait Rougon dans l'embrasure d'une fenêtre, Leurs Excellences, à l'autre bout de la pièce, s'empressèrent autour de Delestang.

Elles le félicitaient discrètement, avec des clignements d'yeux, des sourires fins, tout un murmure étouffé d'approbation élogieuse. Le ministre d'État, un homme d'un esprit très délié et d'une grande expérience, se montra particulièrement plat; il avait pour principe que l'amitié des imbéciles porte bonheur. Delestang, modeste, grave, s'inclinait à chaque compliment.

«Non, venez», dit l'empereur à Rougon.

Et il se décida à le mener dans son cabinet, une pièce assez étroite, encombrée de journaux et de livres jetés sur les meubles. Là, il alluma une cigarette, puis il montra à Rougon le modèle réduit d'un nouveau canon, inventé par un officier; le petit canon ressemblait à un jouet d'enfant. Il affectait un ton très bienveillant, il paraissait chercher à prouver au ministre qu'il lui continuait toute sa faveur. Cependant, Rougon flairait une explication. Il voulut parler le premier.

«Sire, dit-il, je sais avec quelle violence je suis attaqué auprès de Votre Majesté.» L'empereur sourit sans répondre. La cour, en effet, s'était de nouveau mise contre lui. On l'accusait maintenant d'abuser du pouvoir, de compromettre l'empire par ses brutalités. Les histoires les plus extraordinaires couraient sur son compte, les corridors du palais étaient pleins d'anecdotes et de plaintes, dont les échos, chaque matin, arrivaient dans le palais impérial.

«Asseyez-vous, monsieur Rougon, asseyez-vous», dit enfin l'empereur avec bonhomie.

Puis, s'asseyant lui-même, il continua:

«On me bat les oreilles d'une foule d'affaires. J'aime mieux en causer avec vous.... Qu'est-ce donc que ce notaire qui est mort à Niort, à la suite d'une arrestation? un M. Martineau, je crois?» Rougon donna tranquillement des détails. Ce Martineau était un homme très compromis, un républicain dont l'influence dans le département pouvait offrir de grands dangers. On l'avait arrêté. Il était mort.

«Oui, justement, il est mort, c'est cela qui est fâcheux, reprit le souverain. Les journaux hostiles se sont emparés de l'événement, ils le racontent d'une façon mystérieuse, avec des réticences d'un effet déplorable.... Je suis très chagrin de tout cela, monsieur Rougon.» Il n'insista pas. Il resta quelques secondes, la cigarette collée aux lèvres.

«Vous êtes allé dernièrement dans les Deux-Sèvres, continua-t-il, vous avez assisté à une solennité... Êtes-vous bien sûr de la solidité financière de M. Kahn?

—Oh! absolument sûr!» s'écria Rougon.

Et il entra dans de nouvelles explications. M. Kahn s'appuyait sur une société anglaise fort riche; les actions du chemin de fer de Niort à Angers faisaient prime à la Bourse; c'était la plus belle opération qu'on pût imaginer. L'empereur paraissait incrédule.

«On a exprimé devant moi des craintes, murmura-t-il. Vous comprenez combien il serait malheureux que votre nom fût mêlé à une catastrophe.... Enfin, puisque vous m'affirmez le contraire...» Il abandonna ce second sujet pour passer à un troisième.

«C'est comme le préfet des Deux-Sèvres, on est très mécontent de lui, m'a-t-on assuré. Il aurait tout bouleversé, là-bas. Il serait en outre le fils d'un ancien huissier dont les allures bizarres font causer le département.... M. Du Poizat est votre ami, je crois?

—Un de mes bons amis, sire!» Et, l'empereur s'étant levé, Rougon se leva également.

Le premier marcha jusqu'à une fenêtre, puis revint en soufflant de légers filets de fumée.

«Vous avez beaucoup d'amis, monsieur Rougon, dit-il d'un air fin.

—Oui, sire beaucoup!» répondit carrément le ministre.

Jusque-là, l'empereur avait évidemment répété les commérages du château, les accusations portées par les personnes de son entourage. Mais il devait savoir d'autres histoires, des faits ignorés de la cour, dont ses agents particuliers l'avaient informé, et auxquels il accordait un intérêt bien plus vif; il adorait l'espionnage, tout le travail souterrain de la police. Pendant un instant, il regarda Rougon, la face vaguement souriante; puis, d'une voix confidentielle, en homme qui s'amuse:

«Oh! je suis renseigné, plus que je ne le voudrais.... Tenez, un autre petit fait. Vous avez accepté dans vos bureaux un jeune homme, le fils d'un colonel, bien qu'il n'ait pu présenter le diplôme de bachelier. Cela n'a pas d'importance, je le sais. Mais si vous vous doutiez du tapage que ces choses soulèvent!... On fâche tout le monde avec ces bêtises. C'est de la bien mauvaise politique.» Rougon ne répondit rien. Sa Majesté n'avait pas fini.

Elle ouvrait les lèvres, cherchait une phrase; mais ce qu'elle avait à dire paraissait la gêner, car elle hésita un instant à descendre jusque-là. Elle balbutia enfin:

«Je ne vous parlerai pas de cet huissier, un de vos protégés, un nommé Merle, n'est-ce pas? Il se grise, il est insolent, le public et les employés s'en plaignent.... Tout cela est très fâcheux, très fâcheux.» Puis, haussant la voix, concluant brusquement:

«Vous avez trop d'amis, monsieur Rougon. Tous ces gens vous font du tort. Ce serait vous rendre un service que de vous fâcher avec eux.... Voyons, accordez-moi la destitution de M. Du Poizat et promettez-moi d'abandonner les autres.» Rougon était resté impassible. Il s'inclina, il dit d'un accent profond:

«Sire, je demande au contraire à Votre Majesté le ruban d'officier pour le préfet des Deux-Sèvres.... J'ai également plusieurs faveurs à solliciter...» Il tira un agenda de sa poche, il continua:

«M. Béjuin supplie en grâce Votre Majesté de visiter sa cristallerie de Saint-Florent, lorsqu'elle ira à Bourges.... Le colonel Jobelin désire une situation dans les palais impériaux.... L'huissier Merle rappelle qu'il a obtenu la médaille militaire et souhaite un bureau de tabac pour une de ses sœurs...

—Est-ce tout? demanda l'empereur qui s'était remis à sourire. Vous êtes un patron héroïque. Vos amis doivent vous adorer.

—Non, sire, ils ne m'adorent pas, ils me soutiennent», dit Rougon avec une rude franchise.

Le mot parut frapper beaucoup le souverain. Rougon venait de livrer tout le secret de sa fidélité; le jour où il aurait laissé dormir son crédit, son crédit serait mort; et, malgré le scandale, malgré le mécontentement et la trahison de sa bande, il n'avait qu'elle, il ne pouvait s'appuyer que sur elle, il se trouvait condamné à l'entretenir en santé, s'il voulait se bien porter lui-même. Plus il obtenait pour ses amis, plus les faveurs semblaient énormes et peu méritées, et plus il était fort. Il ajouta respectueusement, avec une intention marquée:

«Je souhaite de tout mon cœur que Votre Majesté, pour la grandeur de son règne, garde longtemps autour d'elle les serviteurs dévoués qui l'on aidée à restaurer l'empire.» L'empereur ne souriait plus. Il fit quelques pas, les yeux voilés, songeur; et il semblait avoir blêmi, effleuré d'un frisson. Dans cette nature mystique, les pressentiments s'imposaient avec une force extrême. Il coupa court à la conversation pour ne pas conclure, remettant à plus tard l'accomplissement de sa volonté. De nouveau, il se montra très affectueux. Même, revenant sur la discussion qui avait eu lieu dans le conseil, il parut donner raison à Rougon, maintenant qu'il pouvait parler sans trop s'engager. Le pays n'était certainement pas mûr pour la liberté. Longtemps encore, une main énergique devait imprimer aux affaires une marche résolue, exempte de faiblesse. Et il termina en renouvelant au ministre l'assurance de son entière confiance; il lui donnait une pleine liberté d'agir, il confirmait toutes ses instructions précédentes. Cependant, Rougon crut devoir insister.

«Sire, dit-il, je ne saurais être à la merci d'un propos malveillant, j'ai besoin de stabilité pour achever la lourde tâche dont je me trouve aujourd'hui responsable.

—Monsieur Rougon, répondit l'empereur, marchez sans crainte, je suis avec vous.» Et, rompant l'entretien, il se dirigea vers la porte du cabinet, suivi du ministre. Ils sortirent, ils traversèrent plusieurs pièces, pour gagner la salle à manger. Mais au moment d'entrer, le souverain se retourna, emmena Rougon dans le coin d'une galerie.

«Alors, demanda-t-il à demi-voix, vous n'approuvez pas le système d'anoblissement proposé par monsieur le garde des Sceaux? J'aurais vivement désiré vous voir favorable à ce projet. Étudiez la question.»

Puis, sans attendre la réponse, il ajouta de son air tranquillement entêté:

«Rien ne presse. J'attendrai. Dans dix ans, s'il le faut.» Après le déjeuner, qui dura à peine une demi-heure, les ministres passèrent dans un petit salon voisin, où le café fut servi. Ils restèrent encore là quelques instants, à s'entretenir, debout autour de l'empereur. Clorinde, que l'impératrice avait également retenue, vint chercher son mari, avec son allure hardie de femme lancée dans les cercles d'hommes politiques. Elle tendit la main à plusieurs de ces messieurs. Tous s'empressèrent, la conversation changea. Mais Sa Majesté se montra si galante pour la jeune femme, il la serra bientôt de si près, le cou allongé, l'œil oblique, que Leurs Excellences jugèrent discret de s'écarter peu à peu.

Quatre, puis trois encore sortirent sur la terrasse du château par une porte-fenêtre. Deux seulement restèrent dans le salon, pour sauvegarder les convenances.

Le ministre d'État, plein d'obligeance, donnant un air affable à sa haute mine de gentilhomme, avait emmené Delestang; et, de la terrasse, il lui montrait Paris, au loin. Rougon, debout au soleil, s'absorbait, lui aussi, dans le spectacle de la grande ville, barrant l'horizon, pareille à un écroulement bleuâtre de nuées, au-delà de l'immense nappe verte du bois de Boulogne.

Clorinde était en beauté, ce matin-là. Fagotée comme toujours, traînant sa robe de soie cerise pâle, elle semblait avoir attaché ses vêtements à la hâte, sous l'aiguillon de quelque désir. Elle riait, les bras abandonnés.

Tout son corps s'offrait. Dans un bal, au ministère de la Marine, où elle était allée en dame de cœur, avec des cœurs de diamant à son cou, à ses poignets et à ses genoux, elle avait fait la conquête de l'empereur; et, depuis cette soirée, elle paraissait rester son amie, plaisantant chaque fois que Sa Majesté daignait la trouver belle.

«Tenez, monsieur Delestang, disait sur la terrasse le ministre d'État à son collègue, là-bas, à gauche, le dôme du Panthéon est d'un bleu tendre extraordinaire.» Pendant que le mari s'émerveillait, le ministre, curieusement, tâchait de glisser des coups d'œil au fond du petit salon, par la porte-fenêtre restée ouverte.

L'empereur, penché, parlait dans la figure de la jeune femme, qui se renversait en arrière, comme pour lui échapper, la gorge toute sonore. On apercevait seulement le profil perdu de Sa Majesté, une oreille allongée, un grand nez rouge, une bouche épaisse, perdue sous le frémissement des moustaches; et le plan fuyant de la joue, le coin de l'œil entrevu avaient une flamme de convoitise, l'appétit sensuel des hommes que grise l'odeur de la femme. Clorinde, irritante de séduction, refusait d'un balancement imperceptible de la tête, tout en soufflant de son haleine, à chacun de ses rires, le désir si savamment allumé.

Quand Leurs Excellences rentrèrent dans le salon, la jeune femme disait en se levant, sans qu'on pût savoir à quelle phrase elle répondait:

«Oh! sire, ne vous y fiez pas, je suis entêtée comme une mule.» Rougon, malgré sa querelle, revint à Paris avec Delestang et Clorinde. Celle-ci sembla vouloir faire sa paix avec lui. Elle n'avait plus cette inquiétude nerveuse qui la poussait aux sujets de conversation désagréables; elle le regardait même, par moments, avec une sorte de compassion souriante. Lorsque le landau, dans le Bois tout trempé de soleil, roula doucement au bord du lac, elle s'allongea, elle murmura, avec un soupir de jouissance:

«Hein, la belle journée, aujourd'hui!» Puis, après être restée un instant rêveuse, elle demanda à son mari:

«Dites! est-ce que votre sœur, Mme de Combelot, est toujours amoureuse de l'empereur?

—Henriette est folle!» répondit Delestang, en haussant les épaules.

Rougon donna des détails. «Oui, oui, toujours, dit-il. On raconte qu'elle s'est jetée un soir aux pieds de Sa Majesté... Il l'a relevée, il lui a conseillé d'attendre...—Ah! bien, elle peut attendre! s'écria gaiement Clorinde. Il y en aura d'autres avant elle.»


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