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Sous les déodars

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The Project Gutenberg eBook of Sous les déodars

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Title: Sous les déodars

Author: Rudyard Kipling

Translator: Albert Savine

Release date: September 27, 2023 [eBook #71738]

Language: French

Original publication: Paris: Stock, 1910

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS LES DÉODARS ***

SOUS LES DÉODARS

L’auteur et l’éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au Ministère de l’Intérieur (section de la librairie) en septembre 1909.

TABLE DES MATIÈRES


DU MÊME AUTEUR ET DU MÊME TRADUCTEUR

  • Simples Contes des Collines.
  • Nouveaux Contes des Collines.
  • Trois Troupiers.
  • Autres Troupiers.
  • Au blanc et noir.

DU MÊME TRADUCTEUR

  • Juan Valera.Le Commandeur Mendoza.
  • Narcis Oller.Le Papillon, préface d’Émile Zola.
  • —                Le Rapiat.
  • Jacinto Verdaguer.L’Atlantide.
  • Emilia Pardo Bazan.Le Naturalisme.
  • Henryk Sienkiewicz.Pages d’Amérique.
  • Andrew Carnegie.La Grande-Bretagne jugée par un Américain.
  • Elisabeth Barrett Browning.Poèmes et poésies.
  • Th. de Quincey.Souvenirs autobiographiques du Mangeur d’opium.
  • Th. Roosevelt.La Vie au Rancho.
  • —                Chasses et parties de chasse.
  • —                La Conquête de l’Ouest.
  • —                New-York.
  • Percy Bysshe Shelley.Œuvres en prose.
  • Robert-L. Stevenson.Enlevé!
  • Algernon C. Swinburne.Nouveaux Poèmes et Ballades.
  • Oscar Wilde.Le Crime de lord Arthur Savile.
  • —              Le Portrait de monsieur W. H.
  • —              Poèmes.
  • —              Le Prêtre et l’Acolyte.
  • —              Théâtre.—I.—Drames.
  • —              Théâtre.—II.—Comédies.
  • A. Conan Doyle.Mystères et Aventures.
  • —                  Le Parasite.
  • —                  La Grande Ombre.
  • —                  Un Début en médecine.
  • —                  Idylle de banlieue.
  • —                  Nouveaux Mystères et Aventures.

EN PRÉPARATION

  • Rudyard Kipling.La Cité de l’épouvantable nuit.
  • —                  Lettres de marque.
  • —                  Au hasard de la vie.
  • A. Conan Doyle.Rodney Stone.
  • —                  La merveilleuse Découverte de Raffles Haw.
  • Henryk Sienkiewicz.La Préférée.
  • Armando Palacio Valdes.L’Idylle d’un malade.
  • José-Maria de Pereda.Au premier Vol.
  • Robert-L. Stevenson.Les joyeux Drilles.
  • Bret Harte.Maruja.

BIBLIOTHÈQUE COSMOPOLITE—Nº 38


RUDYARD KIPLING

Sous les Déodars

Traduction d’ALBERT SAVINE

Et comme il est incapable d’employer, d’utiliser
convenablement le court laps de temps qui
lui fut confié en dépôt et qu’il le gaspille d’une
façon ennuyeuse et morne en peines et sots
tourments, en querelles, en plaisirs, naturellement,
il réclame à grands cris l’héritage de
l’éternel avenir, pour que son mérite puisse se
donner libre carrière,—ce qui évidemment
est de toute justice.

(La Cité de l’épouvantable nuit.)


PARIS—Iᵉʳ
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
155, RUE SAINT-HONORÉ, 155
DEVANT LE THÉATRE-FRANÇAIS

1910




De cet ouvrage il a été tiré à part,
sur papier de Hollande, huit exemplaires
numérotés et paraphés par l’éditeur.

A NONCE CASANOVA

20 Avril 1909.

Nous connaissons tous le cèdre du Liban. Les Poètes de la Bible l’ont chanté comme le plus altier et le plus superbe des arbres de l’Asie, et Jussieu, au siècle le moins créateur de légendes, a renouvelé la sienne en le rapportant à travers les flots de la Méditerranée et en le nourrissant de partie de sa ration d’eau.

Nous en savons bien moins long sur le Déodar ou Déodara, le cèdre de l’Himalaya. Bien qu’on l’ait acclimaté dans la forêt de Fontainebleau, ce conifère aux rameaux flexibles et inclinés, à la feuille glauque et blanchâtre, nous est à peu près inconnu.

Voici Kipling, qui va nous initier aux charmes des Déodars qui couvrent les pentes de l’Himalaya.

N’était-il pas naturel qu’il empruntât, lors de ses débuts, le titre d’un de ses recueils de nouvelles à un arbre aussi abondant au Jakko et aux bords de Simla.

C’est, en effet, à la période de sa vie ou il venait d’écrire les Simples Contes des Collines, Trois Troupiers et Au Blanc et Noir que se rattachent les pages que nous présentons aujourd’hui au public français.

Nos lecteurs y retrouveront Madame Hauksbee en compagnie de son amie Madame Mallowe, le Tertium quid dont Kipling leur a ailleurs promis l’histoire, la Colline de l’Illusion. Ce sont d’anciennes connaissances qu’on revoit volontiers.

A. S.

L’ÉDUCATION D’OTIS YEERE

 

 

I

Cette histoire est celle d’un insuccès, mais la femme qui échoua disait qu’on en pourrait faire un récit instructif et qui mériterait d’être imprimé pour le plus grand profit de la génération nouvelle.

La génération nouvelle ne demande point à recevoir des leçons, étant tout à fait prête à en donner à quiconque voudra bien lui en demander.

Qu’importe! Voici l’histoire.

Elle commence où doit commencer une histoire qui se respecte, c’est-à-dire à Simla: c’est là que toutes commencent et que quelques-unes finissent d’une façon funeste.

La méprise vint de ce qu’une femme des plus intelligentes commit une maladresse, et ne la répara point.

Les hommes ont le droit reconnu de faire des faux pas; mais qu’une femme intelligente commette une erreur, c’est en dehors des voies régulières de la Nature et de la Providence.

Tous les braves gens savent en effet qu’une femme est la seule chose infaillible qu’il y ait au monde, excepté le titre d’emprunt émis par le gouvernement en 1879, et portant intérêt à quatre et demi pour cent.

Toutefois nous devons nous rappeler que six jours consécutifs passés à répéter le rôle principal de l’Ange Déchu au Nouveau Théâtre de la Gaîté, où les plâtres ne sont pas encore secs, c’était bien suffisant pour produire une certaine rupture d’équilibre intellectuel, capable à son tour de conduire à des excentricités.

Mistress Hauksbee arriva à la «fonderie» pour déjeuner avec mistress Mallowe, son unique amie intime, car elle n’était en aucune façon femme à frayer avec son sexe.

Et ce fut un déjeuner entre femmes, porté interdite à tout le monde.

Et toutes deux se mirent à parler chiffons, ce qui en français est équivalent de «mystères.»

—J’ai joui d’une période de santé parfaite, dit mistress Hauksbee, le déjeuner fini, et quand les deux dames furent confortablement installées dans le petit boudoir qui communiquait avec la chambre à coucher de mistress Mallowe:

—Ma chère petite, qu’est-ce qu’il a fait? dit avec douceur mistress Mallowe.

Il est à remarquer que les dames d’un certain âge se traitent mutuellement de «ma chère petite» tout comme des fonctionnaires qui ont vingt-huit ans de service se disent: «Mon garçon,» entre employés de même grade dans l’Annuaire.

—Il n’y a point de il dans l’affaire. Qui suis-je donc pour qu’on m’impute toujours gratuitement quelque conquête imaginaire? Suis-je un apache?

—Non, ma chère, mais il y a presque toujours un scalp en train de sécher à l’entrée de votre wigwam, et un scalp tout frais.

C’était une allusion au petit Hawley qui avait pris l’habitude de courir tout Simla à cheval, à la saison des pluies, pour aller rendre visite à mistress Hauksbee.

Cette dame se mit à rire.

—Pour mes péchés, l’aide-major de Tyrconnel m’a condamnée, l’autre soir, à me placer auprès du Mussuck. Chut! Ne riez pas. C’est un de mes admirateurs les plus dévoués. Quand on servit les entremets—il faudrait réellement que quelqu’un aille leur apprendre à faire les puddings, à Tyrconnel,—le Mussuck fut enfin libre de se consacrer à mon service.

—La bonne âme! Je connais son appétit, dit mistress Mallowe. Est-ce qu’il s’est mis, oh! est-ce qu’il s’est mis à faire sa cour?

—Grâce à une faveur spéciale de la Providence, non. Il a expliqué l’importance qu’il avait comme une des colonnes de l’Empire. Je n’ai point ri.

—Lucy, je ne vous crois pas.

—Demandez au capitaine Sangar. Il était en face de nous. Je disais donc que le Mussuck poitrinait.

—Il me semble que je le vois faisant la roue, dit d’un air pensif mistress Mallowe, en grattant les oreilles de son fox-terrier.

—Je fus impressionnée comme il convenait, tout à fait comme il convenait. Je bâillai franchement.

—Une surveillance sans trêve et l’art de jouer des uns contre les autres, disait le Mussuck en engloutissant sa glace par pelletées, je vous en réponds, mistress Hauksbee, voilà le secret de notre gouvernement.

Mistress Mallowe rit longtemps et gaîment:

—Et qu’avez-vous dit?

—M’avez-vous jamais vue embarrassée pour répondre? J’ai dit:

—C’est bien ce que j’ai remarqué dans mes relations avec vous.

Le Mussuck se gonfla d’orgueil.

Il va venir me voir demain. Le petit Hawley doit venir aussi.

—«Surveillance constante et l’art de jouer de l’un contre l’autre. Voilà, mistress Hauksbee, voilà le secret de notre gouvernement». Et j’irai jusqu’à dire que si nous pouvions pénétrer jusqu’au cœur du Mussuck, nous verrions qu’il se regarde comme un homme de génie.

—Comme il est des deux autres choses. Il me plaît le Mussuck, et je ne vous permettrai pas de lui donner des noms d’oiseau. Il m’amuse.

—Il vous a convertie vous aussi, à ce qu’il paraît. Parlez-moi de cette période de santé parfaite et, je vous en prie, donnez à Tim une tape sur le nez avec le coupe-papier. Ce chien aime trop le sucre. Prenez-vous du lait dans votre thé?

—Non, merci. Polly, je suis lasse de cette vie: elle est vide.

—Mettez-vous à la dévotion dans ce cas. J’ai toujours dit que vous finiriez par Rome.

—Cela se réduirait à planter là une demi-douzaine d’attachés en uniforme rouge pour un seul costume noir, et si je jeûnais, il me viendrait des rides, qui ne s’en iraient jamais, jamais. Avez-vous remarqué, ma chère, que je vieillis!

—Merci de cette courtoisie, mais je vais vous la rendre. Oui, nous ne sommes plus tout à fait, ni vous ni moi... comment dirai-je?

—Ce que nous avons été. «Je sens ça dans mes os,» pour parler comme mistress Crossley. Polly, j’ai gâché ma vie.

—Comment ça?

—Le comment importe peu; mais je le sens. Je prétends devenir une Puissance, avant de mourir.

—Alors soyez une Puissance. Vous avez de l’esprit assez pour faire n’importe quoi... et la beauté.

Mistress Hauksbee brandit une cuiller à thé dans la direction de son hôtesse.

—Polly, si vous m’accablez ainsi sous les compliments, j’en viendrai à ne plus croire que vous êtes femme. Dites-moi comment faire pour devenir une Puissance?

—Apprenez au Mussuck qu’il est le plus enchanteur et le plus svelte des hommes d’Asie, il vous dira tout ce qui vous plaira, en gros et en détail.

—Fi du Mussuck! Je vise à devenir une Puissance intellectuelle, et non une force motrice. Polly, je vais organiser un salon.

Mistress Mallowe se tourna languissamment sur le canapé et posa sa tête sur sa main.

—Écoutez les paroles du Prophète, le fils de Baruch, dit-elle.

Vous déciderez-vous à parler raisonnablement?

—C’est mon intention, ma chère, car je vois que vous êtes sur le point de commettre une sottise.

—Je n’ai jamais de ma vie commis de sottise,—du moins de sottise pour laquelle je n’aie pu trouver une explication, après coup.

—Sur le point de commettre une sottise, reprit mistress Mallowe sans se déconcerter. A Simla, impossible d’organiser un salon. Un bar offrirait plus de chances de succès.

—Peut-être. Mais pourquoi? Cela semble si facile.

—C’est justement en cela que la chose est difficile. Combien y a-t-il de femmes intelligentes à Simla?

—Deux: vous et moi, dit mistress Hauksbee sans l’ombre d’une hésitation.

—Quelle modestie. Mistress Feardon vous en saurait gré. Et combien d’hommes intelligents?

—Oh! une... des centaines, dit mistress Hauksbee, d’un air vague.

—Voilà l’erreur fatale! Il n’y en a pas un seul. Ils sont tous engagés d’avance par le gouvernement. Voyez mon mari, par exemple. Jack a été un homme intelligent. Je le dis: d’autres le diraient aussi. Le gouvernement lui a mis le grappin dessus. Toutes ses idées, tous ses talents de causeur,—et jadis il était vraiment un causeur de talent, même aux yeux de sa femme—tout cela lui a été ôté par ce... cet évier de gouvernement. Il en est de même pour tous les hommes qui ont quelque emploi ici. Je ne suppose pas qu’un condamné russe sous le régime du knout soit fort propre à amuser le reste de son équipe, et tout notre monde masculin est une troupe de forçats en habits à dorures.

—Mais il y a des douzaines de...

—Je sais ce que vous allez dire: des douzaines de gens en congé, de gens désœuvrés. Je l’admets, mais ils se répartissent en deux catégories détestables: le civil qui serait enchanté de posséder la connaissance du monde et la distinction du militaire, et le militaire qui serait adorable s’il avait la culture du civil.

—Mot détestable. Les civils ont-ils de la culture? Je n’ai jamais étudié cette espèce à fond.

—Ne vous gaussez pas de l’emploi de Jack. Oui: ils sont comme les théières du bazar de Lakka, bonne matière, mais sans aucun chic. Ils n’en peuvent mais, les pauvres mignons. Un civil ne commence à devenir supportable qu’après avoir roulé par le monde une quinzaine d’années.

—Et un militaire?

—Quand il a servi pendant le même temps. Les jeunes de chaque catégorie sont affreux. Vous en auriez par douzaines dans votre salon.

—Je ne le souffrirais pas, dit mistress Hauksbee avec une résolution farouche, je dirais au portier de les balayer. Je mettrais leurs colonels et leurs commissaires de planton à la porte pour les empêcher d’entrer. Je les donnerais à la petite Topsham pour en faire joujou.

—La petite Topsham vous saurait gré de ce cadeau. Mais revenons au salon. Admettons que vous ayez réuni tous les hommes et toutes les femmes ensemble, qu’en ferez-vous? Les faire causer? Mais ils se mettraient à flirter d’un commun accord. Notre salon deviendrait un Peliti de bon ton, un Hôtel de la Médisance, éclairé par des lampes.

—Il y a une certaine dose de raison dans cette remarque.

—Il y a toute la sagesse de ce monde. Certes, douze saisons passées à Simla auraient dû vous apprendre qu’il est impossible de concentrer quoi que ce soit dans l’Inde, et un salon ne peut réussir qu’à la condition d’être permanent. En deux saisons, tout votre personnel serait dispersé d’un bout à l’autre de l’Asie. Nous ne sommes guère que de petites boules de terre sur les flancs des collines, et qu’un jour ou l’autre, la vallée aspirera de son souffle. Nous avons perdu l’art de causer—du moins nos hommes l’ont perdu.—Nous n’avons point de cohésion...

—George Eliot ressuscitée! interrompit malignement mistress Hauksbee.

—Et puis, ma chère railleuse, ni hommes, ni femmes n’ont collectivement d’influence. Venez à la vérandah et jetons un coup d’œil sur le Mail.

Les deux dames vinrent considérer la route qui se peuplait rapidement, car tout Simla était dehors pour profiter d’un entracte entre averse et brouillard.

—Que comptez-vous faire pour fixer ce flot? Regardez: voici le Mussuck, un homme, qui est la bonté même. C’est une puissance dans le pays, bien qu’il mange autant qu’un marchand des quatre saisons. Voici le colonel Blone, le général Grucher, sir Dugald Delane et sir Henry Haughton, et Mr. Jellalatty, tous des chefs de service, tous des gens puissants.

—Et tous mes fervents admirateurs, dit mistress Hauksbee avec onction. Sir Henry Haugton est fou de moi. Mais continuez.

—Pris à part, chacun d’eux est un homme de mérite. Réunis, ils ne sont plus qu’une cohue d’Anglo-Indiens?. Qui s’intéresse à des propos d’Anglo-Indiens? Votre Salon n’arriverait pas à souder ensemble les différents ministères et à vous rendre maîtresse de l’Inde, ma chère. Tous ces gens-là se mettraient à parler de leur boutique administrative et le feraient, en se groupant dans votre salon, tant ils ont peur que leurs propos ne soient surpris par les gens de condition inférieure. Ils ont oublié tout ce qu’ils ont pu savoir de littérature et d’art... Quant aux femmes...

—La seule chose dont elles puissent causer, ce sont les dernières Courses, ou les gaffes de leur dernière bonne. Ce matin, j’étais en visite chez mistress Derwills...

—Vous croyez cela? Elles savent causer avec les petits officiers et les petits officiers savent causer avec elles. Votre salon ferait admirablement leur affaire, si vous respectiez les préjugés religieux du pays, et que vous vous teniez amplement pourvue de Kala juggahs[B].

—Quantité de Kala juggahs! Oh! ma pauvre petite idée! Des Kala juggahs dans un salon politique! Mais qui donc vous en a appris aussi long?

—C’est peut-être que j’en ai essayé moi-même ou bien que je connais une femme qui en a essayé. J’ai fait un sermon en règle pour peser le pour et le contre. La conclusion, c’est...

—Inutile d’achever... c’est le mot: néant! Polly, je vous remercie. Ces maudites bêtes...

Et mistress Hauksbee, de la vérandah, montra de la main deux hommes fendant la foule qui passaient au-dessous, et qui la saluèrent d’un coup de chapeau.

—Ces mauvaises bêtes n’auront pas la joie de posséder un second hôtel des Potins, ou un Peliti d’extra. Je renonce à l’idée de tenir un salon. Cela me paraissait pourtant bien séduisant. Mais que faire? Il faut pourtant que je fasse quelque chose.

—Pourquoi? N’y a-t-il pas Abana et Pharpar?

—Jack vous a rendue presque aussi malicieuse que lui. Il me faut cela, naturellement. Je me lasse de tout et de tous, depuis une partie de campagne au clair de lune, à Seepee, jusqu’aux charmes du Mussuck.

—Oui, ces choses-là arrivent tôt ou tard. Avez-vous encore assez de vigueur pour tendre votre arc?

Mistress Hauksbee ferma la bouche d’un air rageur.

Puis elle se mit à rire.

—Je crois m’y voir. De grandes affiches rouges sur le Mail: «Mistress Hauksbee! Irrévocablement: sa dernière représentation sur quelque scène que ce soit. Qu’on se le dise!» Plus de danses, plus de promenades à cheval, plus de petits déjeuners, plus de représentations théâtrales suivies de soupers, plus de querelles à l’ami le plus aimé, le plus cher, plus d’escrime avec un partenaire mal choisi qui n’a pas assez d’esprit pour habiller d’un langage décent ce qu’il lui plaît d’appeler ses sentiments, plus d’exhibition publique du Mussuck pendant que mistress Tarkass va, de maison en maison, partout Simla, colporter d’horribles histoires sur mon compte! Plus aucune de ces choses si profondément assommantes, abominables, détestables, mais qui, tout de même, donnent tout son intérêt à l’existence! Oui, je vois tout! Ne m’interrompez pas, Polly, je suis inspirée. Un «nuage» à raies mauve et blanc sur mes superbes épaules, une place au cinquième rang à la Gaîté, et les deux chevaux vendus! Vision délicieuse. Un fauteuil confortable, où aboutissent trois courants d’air différents, dans chaque salle de bal, et de beaux souliers amples, raisonnables, qui permettent à tous les couples de trébucher en se rendant à la vérandah. Puis on va souper. Pouvez-vous vous imaginer la scène? La cohue gloutonne est partie. Un petit sous-lieutenant qui se fait prier, aussi rouge par tout son visage qu’un baby auquel on vient de mettre de la poudre... On ferait vraiment bien de tanner les petits sous-lieutenants avant de les exporter... Polly... La maîtresse de maison le renvoyant à son service, il traverse la pièce d’un pas furtif, dans ma direction, en tourmentant un gant deux fois trop grand pour lui,—je déteste les gens qui portent les gants à la façon d’un pardessus,—et tâche d’avoir l’air d’avoir pensé à cela pour la première fois: «Puis-je havoir le plaisir de vous offrir mon bras pour le souper?» Alors, je me lève avec le sourire que donne l’appétit. Tenez, comme ceci.

—Lucy, comment pouvez-vous être aussi absurde?

—Et je m’avance majestueusement à son bras. Comme cela! Après le souper, je partirais de bonne heure, vous savez, parce que je craindrais de m’enrhumer. Personne pour s’occuper de mon rickshaw, le mien, s’il vous plaît. Je resterais là, avec ce «nuage» mauve et blanc sur la tête, pendant que l’humidité trempe mes chers, mes vieux, mes respectables pieds, et que Tom appelle à force de jurons et de cris l’équipage de la memsahib. Puis, on rentre. On se couche à onze heures et demie. Voilà une vie vraiment excellente, où l’on est réconfortée par les visites du Padri, qui vient à l’instant même de conduire quelqu’un en terre quelque part là-bas.

Elle montra dans le lointain les pins qui cachaient le cimetière et reprit avec un geste violemment dramatique:

—Écoutez, je vois tout... tout jusqu’aux corsets! Quels corsets! Six roupies huit aunas la paire, Polly, avec de la flanelle rouge, ou bien de la lisière, n’est-ce pas? Ce qu’on met au bout de ces choses terribles! Je pourrais vous en faire un dessin.

—Lucy, au nom du Ciel, finissez donc d’agiter les bras de cette façon idiote. Songez qu’on peut vous voir de tout le Mail.

—Eh bien, qu’on voie! On croira que je m’exerce pour l’Ange Déchu. Tenez, voici le Mussuck. Comme il se tient mal à cheval! Voyez.

Elle envoya, avec une grâce infinie, un baiser au vénérable administrateur indien.

—A présent, voilà qui lui vaudra d’être blagué au Club, en ces termes délicats qu’affectent ces brutes d’hommes, et le petit Hawley me rapportera tout, en atténuant les détails de peur de me choquer. Ce garçon est trop bon pour vivre longtemps, Polly. Je songe sérieusement à lui recommander de donner sa démission et d’entrer dans le clergé. Dans l’état d’esprit où il se trouve présentement, il m’obéirait. Heureux, heureux enfant!

—Jamais, dit mistress Mallowe avec une indignation affectée, jamais vous ne déjeunerez plus ici, Lucinde, votre conduite est scandaleuse.

—C’est votre faute, répliqua mistress Hauksbee, pourquoi avoir voulu me suggérer d’abdiquer? Rien que cela! Non, jamais! ja-a-mais! Je jouerai, je danserai, je chevaucherai, je flirterai, je ferai des cancans, je dînerai en ville, je m’approprierai les prisonniers légitimes de toutes les femmes qu’il me plaira, jusqu’à ce que je tombe, ou qu’une femme plus forte que moi me confonde devant tout Simla, et ma bouche ne sera plus que poussière et cendres avant que je capitule ainsi.

Elle se dirigea vers le salon.

Mistress Mallowe la suivit et lui passa le bras autour de la taille.

—Il n’y a rien à redire à ma conduite, reprit mistress Hauksbee d’un air de défi, et cherchant son mouchoir. Voilà dix soirs que je dîne en ville et que je passe l’après-midi à répéter. Vous en seriez fatiguée vous-même. Je suis seulement fatiguée, rien que fatiguée.

Mistress Mallowe ne témoigna point de compassion à mistress Hauksbee et ne l’engagea point à aller se coucher. Elle lui donna une autre tasse de thé et renoua la conversation.

—J’ai passé par là, moi aussi, ma chère, dit-elle.

—Je m’en souviens, dit mistress Hauksbee, avec un rayonnement de malice sur les traits, en 84, n’est-ce pas? La saison suivante, vous vous êtes beaucoup moins surmenée.

Mistress Mallowe sourit d’un air de supériorité, d’un air de sphinx.

—Je suis devenue une Influence.

—Grands Dieux! mon enfant, vous ne vous êtes pas envolée parmi les Théosophistes, et vous n’avez pas baisé le gros orteil de Bouddha, n’est-ce pas? J’ai voulu m’affilier jadis, mais on m’a écartée comme sceptique—ce qui m’ôte toute chance de perfectionner ma pauvre petite intelligence.

—Non, je n’ai pas théosophisé. Jack dit...

—Ne parlez pas de Jack. Ce que dit un mari, on le sait d’avance. Qu’est-ce que vous avez fait?

—J’ai fait une impression durable.

—Et moi aussi... pendant quatre mois. Mais cela ne m’a pas le moins du monde consolée. J’avais pris l’homme en grippe. Est-ce que vous n’allez pas cesser de sourire de cet air insondable et me dire où vous voulez en venir?

Alors mistress Mallowe parla.

. . . . . . . . . . . . .

—Et vous prétendez soutenir que tout cela fut purement platonique de part et d’autre?

—Absolument; et dans le cas contraire, je ne m’y serais point embarquée.

—Et c’est à vous qu’il doit sa dernière promotion?

Mistress Mallowe affirma d’un signe de tête.

—Et vous l’avez mis en garde contre la petite Topsham?

Autre signe affirmatif.

—Et vous lui avez parlé du mémoire particulier envoyé sur son compte par sir Dugald Delane?

Troisième signe affirmatif.

—Pourquoi?

—Quelle question à faire à une femme? D’abord, parce que cela m’amusait. Aujourd’hui, je suis fière de ma conquête. Si je vis, il continuera à réussir. Oui, je le mettrai sur le chemin qui mène tout droit à la croix de Chevalier, à tout ce qui peut avoir quelque prix aux yeux d’un homme. Quant au reste, cela le regarde.

—Polly, vous êtes la plus extraordinaire des femmes.

—Pas le moins du monde. Je me concentre, voilà tout. Vous, vous vous éparpillez, ma chère, et bien que tout Simla connaisse votre habileté à conduire un attelage...

—Ne pourriez-vous pas employer un terme plus gracieux?

—Un attelage à six, depuis le Mussuck jusqu’au petit Hawley, vous n’y gagnez rien, pas même de vous amuser.

—Et vous?

—Essayez ma recette. Prenez un homme et non point un gamin, notez bien, un homme très mûr, sans attaches, et soyez pour lui un guide, un philosophe, une amie. Vous trouverez là l’occupation la plus intéressante à laquelle vous vous soyez jamais adonnée. C’est chose possible, vous n’avez pas besoin de me regarder comme cela—puisque je l’ai fait.

—Il y a là un élément de danger qui donne de l’attrait à l’aventure. Je chercherai un homme de ce genre et lui dirai: «Maintenant, il est bien entendu qu’il ne doit pas être question de flirt. Faites exactement ce que je vous dirai. Mettez à profit mes renseignements et mes conseils, et tout ira bien.» Est-ce là votre idée!

—Plus ou moins, dit mistress Mallowe avec un sourire énigmatique, mais assurez-vous que l’on vous comprend.

II

Pan! pan! Pouf! pouf! Quel nuage de poussière sale. Ma poupée a eu un accident. Et toute la sciure de bois est partie.

(Chanson de nourrice.)

Ainsi, à la Fonderie, d’où l’on voit tout le Mail de Simla, mistress Hauksbee était aux pieds de mistress Mallowe, et recueillait les leçons de la sagesse.

Le résultat de cet entretien fut la grande idée que mistress Hauksbee était fière de prendre à son compte.

—Je vous en avertis, dit mistress Mallowe, qui éprouvait déjà quelques remords de sa suggestion, la chose n’est pas aussi aisée qu’on le croirait. La première femme venue,—la petite Topsham elle-même—, conquérir un homme, mais il en est très peu, très peu qui sachent le manier quand il est pris.

—Mon enfant, j’ai été un Saint Siméon Stylite féminin, qui regardait d’en haut les hommes, pendant ces... ces dernières années. Demandez au Mussuck si je m’entends à les mener.

Mistress Hauksbee s’en alla en chantonnant: j’irai à lui et je lui dirai du ton le plus ironique, pendant que mistress Mallowe riait toute seule.

Puis, elle devint tout à coup sérieuse:

—Je me demande si j’ai bien fait de conseiller cette distraction. Lucy est une femme avisée, mais un peu trop étourdie.

Huit jours plus tard, elles se rencontrèrent à un concert du lundi.

—Eh bien? demanda mistress Mallowe.

—Je le tiens, dit mistress Hauksbee, les yeux pétillants de gaieté.

—Qui est-il, petite fille? Je suis désolée de vous avoir parlé de cela.

—Regardez entre les colonnes, au troisième rang, le quatrième à partir du bout. En ce moment, vous pouvez voir sa figure. Regardez.

—Otis Yeere! C’est bien le dernier auquel j’aurais songé. Je n’aurais jamais cru! Je ne vous crois pas.

—Ah! Eh bien, attendez que mistress Tarkass ait commencé à démolir Milton Wellings, alors je vous dirai tout. Chut! la voix de cette femme me rappelle toujours un train souterrain qui passe sous Earl’s court avec les freins serrés. Écoutez à présent. Il s’agit vraiment d’Otis Yeere?

—Oui, je le vois, mais il ne s’ensuit pas qu’il soit votre conquête.

—Il l’est, par droit de premier occupant. Je l’ai trouvé abandonné, sans amis, le soir même de notre entretien, au Burra Khana[C] de Dugald Delane. Ses yeux m’ont plu et j’ai causé avec lui. Le lendemain il m’a rendu visite. Le surlendemain, nous avons fait ensemble une promenade à cheval. Aujourd’hui il est attaché par les mains et les pieds aux roues de ma voiture. Vous verrez, quand le concert sera fini. Il ne sait pas encore que je suis ici.

—Grâce à Dieu, vous n’avez pas choisi un gamin. Qu’allez-vous faire de lui, en supposant que vous ayez fait sa conquête!

—En supposant!... Ah! vraiment, est-ce qu’une femme... est-ce que moi je puis me tromper en ces sortes de choses? En premier lieu...

Et mistress Hauksbee se mit à compter ses motifs sur le bout de ses petits doigts gantés.

—En premier lieu, je l’habillerai convenablement. Pour le moment, il est habillé comme un paquet, et son plastron de chemise a l’air d’un numéro du Pionnier qu’on aurait froissé. En second lieu, quand je l’aurai rendu présentable, je formerai ses manières. Quant à ses mœurs, elles sont irréprochables.

—Il paraît que vous avez découvert bien des choses sur son compte, depuis quelques jours à peine que vous le connaissez?

—Comme vous devez certainement le savoir, la première preuve de l’intérêt qu’un homme porte à une femme consiste à lui parler de sa charmante personne, sa personne à lui. Si la femme l’écoute sans bâiller, il commence à trouver qu’elle lui plaît. Et si elle continue à flatter l’animal dans sa vanité, il finit par l’adorer.

—Dans quelques cas.

—Laissons de côté les exceptions. Je connais celle à laquelle vous pensez. En troisième et dernier lieu, après qu’il aura été poli, rendu joli, je me propose, comme vous le disiez, d’être pour lui un guide, un philosophe, une amie, et il réussira, tout comme a réussi votre ami. Je me suis toujours demandé comment cet homme a eu de l’avancement. Le Mussuck est-il venu vous trouver l’annuaire civil à la main, et mettant un genou en terre, non, deux genoux—à la Gibbon—vous l’a-t-il tendu en disant: «Ange adorable, choisissez un emploi pour votre ami?»

—Lucy, vos longues expériences dans le monde militaire vous ont corrompue. On ne fait point de ces choses-là dans l’administration civile.

—Je n’entends point déprécier le corps dont Jack fait partie, ma chère. Je me bornais à me renseigner. Donnez-moi trois mois, et vous verrez quels changements je ferai subir à ma proie.

—Agissez à votre gré, puisqu’il le faut. Mais je suis désolée d’avoir eu la faiblesse de suggérer ce passe-temps.

—Je suis la discrétion même, et l’on peut avoir en moi une confiance il-li-mi-tée, dit mistress Hauksbee, empruntant ces mots au texte de l’Ange Déchu.

Et la conversation s’arrêta en même temps que cessait le long et sonore cri de guerre de mistress Tarkass.

Les ennemis les plus acharnés de mistress Hauksbee,—et ils étaient nombreux,—ne pouvaient guère l’accuser de perdre du temps.

Otis Yeere était un de ces personnages muets prédestinés à être toute leur vie la propriété du premier venu.

Dix ans passés dans les fonctions civiles au service de Sa Majesté, dans le Bengale, et, en des postes peu ambitionnés, n’avaient pas contribué à le rendre fier et n’avaient rien fait pour lui inspirer confiance.

Assez âgé pour avoir perdu cette première fleur d’enthousiasme insouciant qui fait pleuvoir sur l’assistant à son début les rêves de commissariat et de décorations, et qui lui fait tirer sur son collier avec le zèle et le désintéressement du jeune cheval;—trop jeune encore pour jeter un regard sur l’avancement réalisé, et pour remercier la Providence d’être allé aussi loin dans de telles circonstances, il était resté fixé au point mort de sa carrière.

Et l’homme qui est passé à l’immobilité cède à la plus légère impulsion du dehors.

La fortune avait statué que, pendant la première partie de sa carrière, Otis Yeere serait un de ces simples soldats sur lesquels passent les roues pesantes de l’administration, manœuvre qui leur coûte le cœur et l’âme, l’intelligence et la force.

Jusqu’au jour où la vapeur remplacera le travail manuel dans la direction de l’Empire, il y aura toujours cette proportion d’hommes à user, à consommer dans l’éternelle et machinale routine.

Pour eux, l’avancement est chose fort lointaine et l’usure de la friction journalière est constante, toujours présente.

Les secrétariats ne les connaissent que de nom. Ils ne constituent point l’élite des districts, où l’on va chercher les hommes pour les emplois de chefs de division et de collecteurs.

Ils sont uniquement les simples soldats,—chair à fièvre.—Ils partagent avec le ryot et le taureau de charrue l’honneur d’être la plinthe sur laquelle porte l’État.

Les anciens ont déjà renoncé à leurs ambitions. Les moins anciens y renoncent en soupirant. Les uns et les autres apprennent à attendre patiemment la fin de la journée.

Douze ans à servir comme simple soldat, c’est, dit-on, suffisant pour miner les cœurs des plus braves et émousser les intelligences les plus aiguisées.

Otis Yeere avait fui, pour quelques mois, cette existence et était venu chercher à Simla un peu de société masculine.

Son congé fini, il retournerait à son district marécageux, d’un vert amer, et mal peuplé du Bengale, où il retrouverait l’assistant indigène, le docteur indigène, le magistrat indigène, la gare fumante et brûlante, la ville malpropre, l’insolence effrontée de la municipalité, où des vies humaines s’usaient à ergoter.

Toutefois la vie foisonnait.

Le sol suintait les êtres humains, comme il fourmille de grenouilles après les pluies.

Les vides faits pendant une saison étaient remplis à déborder par la fécondité de la saison suivante.

Otis ne cachait nullement sa reconnaissance de pouvoir lâcher en peu de temps sa besogne, de fuir cette ruche chaude, geignante, maladive, incapable de se suffire à elle-même, mais toute-puissante pour démonter, paralyser, entraver l’homme aux yeux enfoncés qui dans l’ironique langage officiel «en avait la charge.»

*
* *

—Je savais qu’il y a des femmes fagotées au Bengale. Il nous en vient de temps en temps, mais je ne savais pas qu’il y eût aussi des hommes fagotés.

Alors, pour la première fois, Otis s’aperçut que ses habits montraient un peu trop leur âge.

Mistress Hauksbee ne fut pas longtemps à apprendre d’Otis lui-même tout ce qu’elle voulut savoir sur son sujet d’expérience.

Elle sut quelle existence il avait menée dans ces districts qu’elle désignait vaguement par ces mots: «Ces terribles pays du choléra».

Elle apprit aussi, mais cela seulement plus tard, quel genre de vie il avait compté mener, et quels rêves il avait faits dans l’an de grâce 1877, avant que la cruauté de la vie vint lui briser le cœur.

Les sentiers ombreux, où l’on chevauche autour de la colline de la Perspective, étaient très agréablement accommodés pour ce genre de confidences.

—Pas encore, disait mistress Hauksbee à mistress Mallowe. Pas encore, il faut que j’attende que l’homme soit au moins habillé convenablement. Grand Dieu, est-il possible qu’il ne se doute pas combien il est honorable pour lui que, moi, je me charge de lui?

Mistress Hauksbee ne comptait point parmi ses défauts la fausse modestie.

—Toujours avec mistress Hauksbee! disait mistress Mallowe, à demi-voix avec son plus doux sourire, à Otis. Oh! les hommes! Voici nos Punjabis qui murmurent sur ce que vous avez accaparé la femme la plus aimable de Simla. Un jour ou l’autre, ils vous mettront en pièces sur le Mail, monsieur Yerre.

Et mistress Mallowe descendit la côte à grand bruit, après s’être assurée, par un regard jeté par-dessous la frange de son ombrelle, de l’effet produit par ses paroles.

Le coup alla à son but.

C’était évident! Otis Yeere était un personnage dans ce tourbillon affolant de Simla. Il avait accaparé la femme la plus charmante de Simla et les Punjabis murmuraient.

Cette idée justifiait un léger éclair de vanité.

Otis n’avait jamais regardé sa liaison avec mistress Hauksbee comme un événement qui pût intéresser le public.

L’idée d’être un objet d’envie était une sensation agréable pour un homme sans importance reconnue.

Elle s’accrut par la suite le jour où quelqu’un qui déjeunait au club dit d’un ton de dépit: «Eh, Yeere, vous allez bien pour un terrassier affaibli! N’y a-t-il pas un ami pour vous dire que c’est la femme la plus dangereuse de Simla?»

Yeere rit en dedans et passa outre.

Quand donc enfin ses habits neufs seraient-ils prêts?

Il descendit au Mail pour s’informer et mistress Hauksbee, qui venait de monter en voiture la côte de l’église, lui jeta un coup d’œil approbateur:

—Il apprend à se tenir comme un homme au lieu de se regarder comme une pièce du mobilier.

Puis, fermant à demi les yeux pour mieux voir à travers l’éclat aveuglant du soleil, elle ajouta:

—C’est un homme, quand il se tient de cette façon-là. Bienfaisante satisfaction de soi-même, que serions-nous sans toi?

Les habits neufs firent naître une nouvelle provision d’assurance.

Otis Yeere s’aperçut qu’il était capable d’entrer dans une pièce, sans se sentir couvert d’une légère moiteur, qu’il pouvait la traverser, aller même s’entretenir avec mistress Hauksbee, tout comme si les chambres étaient faites pour qu’on les traversât.

Pour la première fois, depuis neuf ans, il fut fier de lui-même, content de son existence, satisfait de ses habits neufs et heureux de son amitié avec mistress Hauksbee.

—La présomption, voilà ce qui manque au pauvre garçon, disait-elle confidentiellement à mistress Mallowe. Je me figure que dans le Bas-Bengale on occupe les fonctionnaires à labourer la terre. Vous le voyez, il m’a fallu commencer par les rudiments, n’est-ce pas? mais vous reconnaîtrez, n’est-il pas vrai, ma chère, qu’il a fait d’immenses progrès, depuis que je me suis chargée de son éducation. Accordez-moi encore un peu de temps, et il ne se reconnaîtra plus lui-même.

En effet, Yeere oubliait déjà rapidement ce qu’il avait été.

Un de ses collègues lui remit avec brutalité la chose en mémoire en lui demandant, comme cela, à propos de rien:

—Ah! ça! mais on vous a donc nommé tout dernièrement membre du conseil? Vous vous tenez aussi raide qu’une demi-douzaine de ces gens-là.

—J’en... j’en suis bien fâché; je ne l’ai pas fait exprès, vous savez, dit Otis d’un ton d’excuse.

—Il n’y a plus moyen de vous tenir, reprit d’un ton grognon le vieux routier. Descendez, Otis, descendez de voire perchoir, et débarrassez-vous de cette folle affectation, en même temps que de votre fièvre. Trois mille roupies par mois ne suffiraient pas à la justifier.

Yeere rapporta l’incident à mistress Hauksbee.

Il en était venu à la regarder comme sa directrice de conscience.

—Et vous avez fait des excuses! Fi, que c’est vilain! Je déteste un homme qui s’excuse. Ne vous excusez jamais de ce que votre ami qualifie de raideur. Jamais! Il est dans le rôle d’un homme de se montrer insolent, arrogant jusqu’au jour où il rencontre plus fort que lui. Maintenant, polisson, écoutez-moi.

Simplement, carrément, pendant que la voiture faisait le tour de Jakko, mistress Hauksbee enseigna à Otis Yeere le grand Evangile de la présomption, en l’illustrant de tableaux vivants, d’après les gens rencontrés dans leur promenade de l’après-midi du dimanche.

—Grands Dieux! dit-elle en finissant par l’argument personnel, bientôt vous vous excuserez d’être mon attaché.

—Jamais, dit Otis Yeere. C’est là une tout autre affaire. Je serai toujours...

—Que va-t-il dire? pensa mistress Hauksbee.

—Fier de cela.

—Rien à craindre pour le moment, pensa encore mistress Hauksbee.

—Mais je crains d’être devenu fat. C’est comme Jeshurun, vous savez. Lorsqu’il eut engraissé, il se mit à ruer. Cela vient, sans doute, de ce qu’on n’a plus d’ennuis et de l’air de la montagne.

—L’air de la montagne! Ah vraiment? se dit à part soi mistress Hauksbee. Il serait resté à se tenir caché au club jusqu’au dernier jour de son congé, si je ne l’avais pas déniché.

Et, tout haut:

—Pourquoi ne le seriez-vous pas? Vous y avez tous les droits possibles.

—Moi? Comment?

—Oh! de cent façons. Je ne vais pas gaspiller cette charmante soirée en explications, mais je sais que vous les avez. Qu’est-ce que c’était ce tas de manuscrits que vous m’avez montrés sur la grammaire des aborigènes? Comment les appelle-t-on?

—Les Gullals. C’est un tas de sottises. J’ai bien trop de besogne à présent pour me casser la tête à propos de Gullals. Vous devriez venir voir mon district. Descendez par là un de ces jours avec votre mari, et je vous le ferai voir. Quel pays charmant dans la saison des pluies! Une nappe d’eau, sur laquelle effleure la voie du chemin de fer, avec des serpents qui sortent de partout, et en été des mouches vertes et de la limonade verte! Les indigènes mourraient de peur si vous faisiez seulement claquer un fouet de chien à leurs oreilles. Mais ils savent que cela vous est interdit, et en conséquence ils s’entendent pour vous rendre la vie insupportable. Mon district est surveillé par je ne sais qui, à Darjeeling, sur la foi des faux rapports d’un homme de loi indigène. Oh! c’est un coin du paradis.

Otis Yeere eut un rire amer.

—Il n’y a pas la moindre nécessité à ce que vous y restiez. Pourquoi y restez-vous?

—Parce qu’il le faut: que puis-je faire pour en sortir?

—Quoi? mais cent cinquante choses. S’il n’y avait pas tant de monde sur la route, j’aurais un vrai plaisir à vous gifler. Demandez, mon brave garçon, demandez. Tenez, voilà le jeune Hexarly qui a six ans de service et pas la moitié de vos talents. Il a demandé ce qu’il lui fallait et il l’a obtenu. Tenez, là-bas, près du couvent, voilà Mac Arthurson qui est arrivé à sa situation actuelle, en demandant,—en demandant carrément, franchement, après être sorti par lui-même du rang. Un homme en vaut un autre dans votre administration, croyez-moi. J’ai vu Simla pendant plus de saisons que je ne tiens à en compter sur mes doigts. Vous figurez-vous que les gens sont choisis pour leurs emplois parce qu’on connaît d’avance leurs aptitudes? Vous avez tous subi un examen difficile,—comment appelez-vous cela?... pour commencer, et à l’exception d’un petit nombre qui ont tout à fait mal tourné, vous êtes tous capables de travailler ferme. Pour le reste, cela dépend des sollicitations. Appelez cela de l’aplomb, de l’insolence. Appelez cela comme vous voudrez, mais demandez. Les gens font ce raisonnement,—oui, je sais ce que disent les gens,—que par la seule audace qu’on montre à demander, on prouve qu’on a de l’étoffe. Un homme faible ne dit point: «Donnez-moi ceci ou cela», il pleurniche: «Pourquoi ne m’a-t-on pas donné ceci ou cela?» Si vous étiez dans l’armée, je vous dirais: «Apprenez à faire tourner des assiettes ou à jouer du tambourin avec vos orteils.» Mais telles que sont les choses, demandez. Vous appartenez à une administration où l’on devrait être capable de commander la flotte du canal, ou de raccommoder une jambe vingt minutes après l’ordre donné, et pourtant vous hésitez à demander d’être délivré d’un district en marmelade verte, où vous n’êtes pas le maître, vous l’admettez vous-même. Lâchez complètement le gouvernement du Bengale. Darjeeling même est un petit trou perdu. J’y ai habité jadis et les loyers étaient d’une cherté fabuleuse. Faites-vous valoir. Adressez-vous au gouvernement de l’Inde pour qu’il se charge de vous. Tâchez d’obtenir un poste sur la frontière, où le premier venu a un grand avenir, s’il a confiance en soi. Allez quelque part. Faites quelque chose. Vous avez deux fois autant d’intelligence, et trois fois autant d’années de service que les gens d’ici, et... et...

Mistress Hauksbee s’interrompit pour reprendre haleine.

Puis, elle continua:

—De quelque façon que vous envisagiez la chose, ne la perdez pas de vue. Vous qui devriez aller si loin!

—Je ne sais, dit Otis Yeere un peu abasourdi par cette éloquence inattendue, je n’ai pas aussi bonne opinion de moi-même.

Ce que fit mistress Hauksbee n’était pas strictement platonique, mais c’était adroit.

Elle posa légèrement sa main sur la patte dégantée qui s’allongeait sur le bord de la capote rabattue de la voiture.

Elle regarda son homme bien en face, et lui dit d’une voix tendre, peut-être trop tendre:

—Si vous manquez de confiance en vous, moi j’en ai. Est-ce assez, mon ami?

—C’est assez, répondit Otis d’un ton solennel.

Il resta longtemps silencieux, à refaire les rêves qu’il avait faits huit ans auparavant, mais à travers ces rêves passait, comme l’éclair parmi des nuages dorés, la lueur des yeux violets de mistress Hauksbee.

C’est chose curieuse, chose impénétrable que les complications de l’existence qu’on mène à Simla, le seul endroit de ce pays désolé où la vie vaille la peine d’être vécue.

Peu à peu, entre les hommes et les femmes, dans les intervalles entre la danse, le jeu et les courses, on en vint à dire qu’Otis Yeere, l’homme aux yeux duquel venait de s’allumer la lueur d’une assurance tout récemment acquise, s’était conduit «d’une façon assez brillante» dans le désert d’où il venait.

Il avait ramené à la raison une municipalité égarée. Il avait employé le budget sous sa propre responsabilité, sauvé la vie à des centaines de gens.

Il en savait plus que personne au monde sur les Gullals. Il avait des connaissances très étendues sur les tribus aborigènes, et malgré sa jeunesse, il était l’autorité la plus considérable sur les Gullals indigènes.

Nul ne savait au juste ce qu’étaient, ce que faisaient les Gullals jusqu’au jour où le Mussuck, qui venait de faire une visite à mistress Hauksbee et se piquait de savoir discerner les intelligences, expliqua que c’était une tribu de féroces montagnards, située quelque part dans les environs de Sikkim, et dont le grand Empire lui-même jugeait utile de s’attacher l’amitié.

Or, nous savons déjà qu’Otis Yeere avait montré à mistress Hauksbee les notes manuscrites réunies par lui pendant six ans de séjour au sujet de ces mêmes Gullals.

Il lui avait aussi raconté comment, malade, abattu par la fièvre qu’avait produite leur négligence, réduit presque à l’impuissance par la perte de son employé préféré, plein d’une fureur sauvage à la vue du pays désolé dont il avait la charge, il avait un jour envoyé au diable la réunion d’yeux que composait son «intelligent bureau local» pour un assortiment de haramzadas.

Cet acte de brutale et tyrannique oppression lui avait valu une réprimande royale de la part du gouvernement du Bengale, mais la chronique ne parla que de phtisie du Nord et n’en fit nulle mention.

De là nous arrivons forcément à conclure que mistress Hauksbee publia ses souvenirs et les fit sonner aux oreilles de gens futiles et prêts, elle le savait bien, à exagérer le bien et le mal.

Et Otis Yeere lui-même se comporta ainsi qu’il convenait au héros de maints récits.

—Vous pouvez bien causer avec moi, quand vous n’êtes pas en train de broyer du noir. Causez donc, et faites de votre mieux pour briller, pour intéresser, dit mistress Hauksbee.

Otis Yeere n’avait pas besoin d’être stimulé.

Pensez à un homme qui a, pour le soutenir, les conseils d’une femme qui est femme du monde ou plus encore. Tant qu’il gardera sa possession de lui-même, il pourra s’entretenir avec les deux sexes sur un pied d’égalité.

C’est un avantage que la Providence ne voulut jamais imaginer, elle, qui créa l’homme certain jour, et la femme, le lendemain, afin de bien indiquer par là que l’un ne connaîtrait qu’un tout petit peu de la vie de l’autre.

Un tel homme va loin, ou bien, privé du conseil qui l’étayait, il s’affaisse brusquement, et les gens de son monde se mettent à chercher pourquoi.

Grâce à la savante stratégie de mistress Hauksbee, qui avait en outre à sa disposition la science de mistress Mallowe, Otis Yeere, fier de lui-même, et ayant fini par croire en lui-même parce que d’autres y croyaient, était prêt à s’élever à toutes les grandeurs qui pourraient lui advenir, et il était sûr que toutes choses tourneraient bien.

Il combattrait de ses propres armes. Il avait résolu que ce nouvel effort aboutirait à un résultat plus heureux que la première capitulation consentie par un «assistant» désespéré.

Qu’aurait-il pu arriver? Il est impossible de le dire. L’événement lamentable se produisit: il fut le résultat direct de l’assertion, émise par mistress Hauksbee, qu’elle passerait la saison suivante à Darjeeling.

—Êtes-vous absolument décidée à cela? dit Otis Yeere.

—Absolument. Nous écrivons maintenant pour retenir un logement.

Otis Yeere eut «un arrêt brusque», comme s’exprima mistress Hauksbee en discutant avec mistress Mallowe au sujet de la rechute.

—Il s’est conduit, dit-elle de mauvaise humeur, exactement comme le poney du capitaine Kerrington aux dernières courses,... à cela près qu’Otis Yeere est un âne. Il s’est arc-bouté sur ses pieds de devant et a refusé de faire un pas de plus. Polly, cet homme est en train de me désillusionner. Que faire?

En général, mistress Mallowe n’est pas d’avis qu’on demeure ébahi, mais cette fois elle ouvrit de grands yeux, les plus grands possibles.

—Jusqu’à présent vous avez conduit l’affaire si habilement, dit-elle. Parlez-lui, et demandez-lui quelle est son intention.

—Je le ferai... à une des danses de ce soir.

—Non... non, pas à une danse, dit prudemment mistress Mallowe. Les hommes ne sont jamais complètement eux-mêmes à un bal. Mieux vaut attendre jusqu’à demain matin.

—Sottises! S’il prétend dérailler de cette façon absurde, il n’y a pas un jour à perdre. Venez-vous? Non? Eh bien, ma chère, tenez ma place. Quoi qu’il arrive, je n’attendrai pas plus tard que le souper.

Mistress Mallowe attendit toute la soirée, et demeura longtemps, gravement, à regarder le feu, et de temps à autre, elle souriait toute seule.

*
* *

—Oh! Oh! Oh! cet homme est idiot. Il n’y a pas à dire, c’est un idiot achevé. Je suis fâchée de l’avoir rencontré.

Mistress Hauksbee fit irruption, à minuit, presque en larmes, chez mistress Mallowe.

—Qu’est-il donc arrivé? demanda mistress Mallowe, mais l’expression de son regard disait bien quelle réponse elle attendait.

—Ce qui est arrivé? Mais tout est arrivé. Il était là. J’allai à lui, et lui dis: «Voyons, que signifie cette absurdité?» Ne riez donc pas, ma chère, je ne puis le souffrir. Mais vous savez ce que je veux dire. Alors ce fut net, je le lui dis clairement et lui demandai une explication, et il dit... Oh! je perds patience avec de pareils idiots... Vous savez que j’avais parlé d’aller à Darjeeling l’année prochaine? Il m’importe peu d’aller ici ou . J’aurais décidé de changer de séjour et préféré perdre le prix du loyer pour m’épargner cela. Il a dit, en propres termes, qu’il était décidé à ne plus se donner aucun mal, parce que... parce qu’il serait envoyé dans une province bien éloignée de Darjeeling et que son propre district, celui qu’habitent ces créatures, est à moins d’un jour de voyage.

—Ah!... fit mistress Mallowe, d’un ton d’une personne qui a réussi à dépister un mot obscur dans tout un dictionnaire.

—Avez-vous jamais rien entendu dire d’aussi fou, d’aussi absurde? Et il avait la balle devant lui, rien qu’un coup de pied à donner. Je l’aurais fait arriver à n’importe quoi, à n’importe quoi dans le vaste monde. Il serait allé jusqu’au bout de la terre. Je l’y aurais aidé. Ne l’ai-je pas fait, Polly? N’est-ce pas moi qui l’ai créé, cet homme? Ne me doit-il pas tout? Et pour me récompenser, juste au moment où tout était arrangé le mieux du monde, voilà cet accès de folie qui rompt tout.

—Bien peu d’hommes sont capables d’apprécier votre dévouement à sa valeur.

—Oh! Polly, ne vous moquez pas de moi. Dès cette heure-ci, je renonce aux hommes. Je me suis sentie capable de le tuer séance tenante. De quel droit cet Homme... cette Chose,—que j’ai ramassée dans son misérable champ de riz, s’est-il permis de me faire une déclaration d’amour?

—Il a fait cela? Il l’a fait?

—Il l’a fait. J’ai oublié la moitié de ce qu’il m’a dit, tant j’étais en colère. Oh! mais il est arrivé une chose si drôle! Je ne puis m’empêcher d’en rire à présent, bien que je me sois sentie sur le point de pleurer de rage. Il s’est mis à délirer, et moi à m’emporter. Je crains même que nous n’ayons fait un bruit terrible dans notre Kala Juggah. Défendez ma réputation, ma chère, si demain l’affaire court tout Simla.—Alors il se pencha brusquement en avant au beau milieu de ces folies—. Je suis fermement convaincue que cet homme a perdu la tête... Il m’embrassa.

—Mœurs au-dessus de tout reproche! ronronna mistress Mallowe.

—Elles l’étaient... Elles le sont. Jamais baiser ne fut plus absurde. Je ne crois pas qu’il ait jamais embrassé une femme jusqu’à ce jour. Je rejetai la tête en arrière, et ce fut une sorte de frôlement glissant, du bout des lèvres, tenez, là, sur le bout du menton...

Mistress Hauksbee tapota de son éventail son petit menton masculin.

—Alors, naturellement, je me mis dans une furieuse colère. Je lui dis qu’il n’était point un gentleman, que j’étais désolée de l’avoir connu, et tout le reste. Il fut si aisément aplati que je ne pouvais pas me fâcher bien fort. Alors je suis venue tout droit vous trouver.

—Était-ce avant ou après le souper?

—Oh! avant... Des heures et des heures avant. N’est-ce pas absolument écœurant?

—Voyons, que j’y pense. Je m’abstiens de me prononcer jusqu’à demain. La nuit porte conseil.

Mais la nuit n’amena rien autre chose qu’un domestique porteur d’un joli bouquet de roses d’Annandale pour mistress Hauksbee.

C’était pour qu’elle le portât au bal de ce soir-là, à la villa du vice-roi.

—Il n’a pas l’air d’éprouver du remords, dit mistress Mallowe, qu’est-ce que ce billet doux que j’aperçois au milieu?

Mistress Hauksbee ouvrit le billet plié avec élégance, autre talent qu’elle avait enseigné à Otis. Elle le lut, et eut un gémissement tragique.

—Dernière épave d’une faible intelligence! Des vers? Et des siens, le croiriez-vous? Oh! dire que j’ai bâti des projets sur un idiot aussi complet.

—Non, c’est une citation prise dans mistress Browning, et extraordinairement bien choisie pour s’appliquer aux faits de la cause, comme dirait Jack. Ecoutez:

Belle! vous avez mis le pied sur un cœur,
Passez, il y a un univers plein d’hommes,
Et des femmes, aussi belles que toi,
Doivent agir aussi de temps à autre.
Tu n’as posé le pied qu’à ton insu;
Nul ne saurait t’accuser de méchanceté.
Aussi pourquoi s’est-il trouvé un cœur
A l’endroit où une belle allait poser le pied.

—Je ne l’ai pas fait, je ne l’ai pas fait, non, pas fait! dit mistress Hauksbee de mauvaise humeur, et les yeux pleins de larmes. Je n’y ai pas mis la moindre malice. Oh! comme c’est désolant!

—Vous vous êtes méprise sur le sens du compliment, dit mistress Mallowe; il vous disculpe tout à fait et... hein!... d’après cela, je suis portée à croire qu’il s’est esquivé. D’après l’expérience que j’ai des hommes, quand ils commencent à citer de la poésie, c’est qu’ils vont prendre leur vol. C’est comme les cygnes, qui chantent avant de mourir.

—Polly, vous vous montrez bien peu sensible à mes peines.

—N’est-ce pas? Sont-elles si terribles que cela? S’il a blessé votre amour-propre, je dirais d’autre part que vous avez fait quelques ravages dans son cœur.

—Oh! quand il y a un homme en cause, on ne sait jamais ce qui en est, dit mistress Hauksbee.

A L’ENTRÉE DE L’ABIME

On dit que c’était une marée inattendue. Le Seigneur, qui l’a envoyée, sait tout ce qu’il en est. Mais à mon oreille restera toujours présent le message que les cloches laissèrent tomber des airs et ce furent pour moi des cloches terribles, celles qui lancèrent dans les ténèbres cet appel «Enderby».

Jean Ingelow.

 

 

Il était une fois un Homme, sa Femme, et un «Tertium Quid».

Tous les trois étaient pauvres de sens, mais c’était la Femme qui en manquait le plus.

L’Homme aurait dû avoir l’œil sur sa Femme, et celle-ci éviter le Tertium Quid, lequel, à son tour, aurait mieux fait d’avoir une femme à soi, après une cour honnête et franche, à laquelle nul n’aurait pu trouver à redire, dans les parages de Jakko ou de la colline de l’Observatoire.

Quand vous voyez un jeune homme montant un poney couvert d’écume blanche, le chapeau en arrière sur la tête, dévaler de la colline à un train de quinze milles à l’heure pour aller retrouver une jeune personne qui montrera, en le voyant, la surprise qui convient, vous approuverez naturellement ce jeune homme, vous lui souhaiterez une nomination dans l’administration, vous vous intéresserez à son bien-être, et quand le moment propice sera venu, vous leur ferez présent de pinces à sucre ou d’une selle de dame, selon vos ressources et votre générosité.

Le Tertium Quid descendait la colline de toute la vitesse de son cheval, mais c’était pour aller au-devant de la Femme de l’Autre, et quand il remontait la côte, c’était dans le même but.

L’Autre était dans les plaines, occupé à gagner un argent que sa femme dépenserait à s’acheter des toilettes, des bracelets de quatre cents roupies, et autres objets de luxe de cette sorte et tout aussi coûteux.

Il faisait une rude besogne et lui envoyait chaque jour une lettre ou une carte postale.

De son côté, elle lui écrivait chaque jour et lui disait avec quelle impatience elle attendait qu’il revînt à Simla.

Quant au Tertium Quid, il était toujours là, se penchant par-dessus son épaule et riant pendant qu’elle écrivait les billets.

Puis, tous deux montaient à cheval pour mettre la lettre à la poste.

Or, Simla est une localité singulière, qui a ses mœurs à elle, et à moins d’y avoir passé au moins six saisons, on n’est pas en état de prononcer avec preuves de fait, genre de démonstration qui mérite le moins de confiance dans les tribunaux.

Pour ces raisons, et d’autres qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer, je me refuse à déclarer formellement qu’il existât quoi que ce fût de condamnable sans appel dans les relations qui existaient entre la Femme de l’Autre et le Tertium Quid.

S’il en existait, et que vous soyez obligé de vous faire une opinion à ce sujet, les torts étaient du côté de la Femme de l’Autre.

Elle avait des façons de petit chat et promenait partout un air de douce innocence évaporée. Mais elle en savait terriblement long dans les choses coupables.

De temps à autre, le masque tombant, les hommes s’en apercevaient, avaient le frisson et... reculaient.

Les hommes se montrent parfois délicats, et les hommes les moins délicats sont toujours les plus exigeants.

Simla est excentrique dans sa façon de traiter les amitiés.

Certaines liaisons qui se sont formées et cristallisées pendant une demi-douzaine de saisons acquièrent presque toute la sainteté du lien matrimonial et sont respectées comme telles.

Au contraire, d’autres attachements d’égale ancienneté, et selon toute apparence ayant droit aux mêmes égards, semblent ne pouvoir se faire reconnaître comme un état officiel, tandis qu’une amitié due à quelque hasard, et datant de deux mois à peine, s’installe dans une situation qui de droit appartiendrait à une amitié plus ancienne.

Ces questions-là ne sont sujettes à aucune loi qui puisse s’imprimer.

Certaines gens ont le don de s’assurer une tolérance méritée et ce don manque à d’autres.

La Femme de l’Autre ne le possédait pas.

Par exemple, regardait-elle par-dessus le mur du jardin, les femmes l’accusaient de le faire pour leur prendre leur mari.

Elle se plaignait, en termes touchants, qu’on ne lui permît pas de choisir ses amis.

Quand elle portait à ses lèvres son gros manchon blanc et vous disait cela, en regardant par-dessus l’objet et vous jetant une œillade, vous étiez convaincu qu’elle avait été calomniée d’une manière infâme, et que toutes les autres femmes avaient été trompées par leur instinct, ce qui était absurde.

On ne lui laissait pas posséder tranquillement son Tertium Quid, et elle était si étrangement faite que si on le lui avait permis, elle n’aurait connu aucune tranquillité.

Il lui fallait quelque apparence d’intrigue pour en revêtir jusqu’à ses actions les plus banales.

Après deux mois de promenades à cheval, d’abord aux environs de Jakko, puis de l’Église, puis de la colline de l’Été, puis de la colline de l’Observatoire, puis au bas de Jutogh, et enfin sur la route de voitures, où on faisait aller et retour le trajet jusqu’au défilé de Tara-Devi dans l’obscurité, elle dit au Tertium Quid:

—Frank, on dit que nous passons trop de temps ensemble: les gens sont bien méchants.

Le Tertium Quid tira sa moustache et répondit que les méchantes gens ne valaient guère la peine que les gens chics se préoccupent d’eux.

—Mais ils ne s’en tiennent pas à jaser. Ils ont écrit, écrit à mon époux, j’en suis sûre, dit la Femme de l’Autre, en tirant de la poche de sa selle une lettre qu’elle tendit au Tertium Quid.

C’était une honnête lettre, telle que l’écrivait un honnête homme, en train de cuire dans son jus, dans les plaines, pour deux cents roupies par mois (car il en laissait à sa femme huit cent cinquante) sous un banian de soie et des pantalons de coton.

Il y était dit que peut-être n’avait-elle pas songé combien il était imprudent de laisser si généralement accoler son nom à celui du Tertium Quid, qu’elle était encore trop enfant pour comprendre les dangers de ces sortes de choses; que son mari serait bien le dernier à intervenir par jalousie dans ses petites distractions et les choses qui l’intéressaient, mais qu’enfin elle ferait mieux de rompre sans bruit avec le Tertium Quid, pour être agréable à son mari.

La lettre était assaisonnée de maints petits termes d’amitié familière, qui divertirent énormément le Tertium Quid. Lui et elle en rirent si fort qu’à la distance de cinquante yards vous auriez pu voir leurs épaules s’agiter, pendant que leurs chevaux trottaient côte à côte.

Leur entretien ne vaut pas la peine d’être rapporté.

Le résultat essentiel en fut que le lendemain personne ne vit la Femme de l’Autre et le Tertium Quid ensemble. Ils étaient allés, ensemble, au cimetière, qui généralement, ne reçoit d’autres visites officielles que celles des habitants de Simla.

Un enterrement à Simla, avec le clergyman à cheval, les assistants à cheval, le cercueil geignant sur les épaules des porteurs, c’est un spectacle des plus décourageants qu’il y ait au monde, surtout quand le cortège traverse la tranchée humide, suintante, qui se trouve au bas de l’hôtel Rockcliffe, où le soleil ne pénètre jamais, où tous les filets d’eau de la montagne se donnent rendez-vous pour pleurer et gémir avant de descendre vers les vallées.

Quelquefois on s’occupe des tombes. Mais dans l’Inde, nous sommes exposés à des déplacements si fréquents qu’au bout de deux ans, les morts n’ont plus aucun ami.

Il ne leur reste plus que des connaissances, et celles-là trop occupées à s’amuser là-haut pour songer à leurs anciens camarades.

L’idée de se donner rendez-vous dans un cimetière est éminemment féminine.

Un homme eût dit tout simplement: «Laissons causer les gens et allons faire un tour sur le Mail.»

Une femme est faite tout autrement, surtout une femme comme la femme de l’Autre.

Elle et le Tertium Quid eurent le plus grand plaisir à se trouver ensemble parmi les tombes d’hommes et de femmes qu’ils avaient connus, avec qui ils avaient dansé dans les temps jadis.

Ils s’étaient munis d’une grande couverture de cheval, qu’ils avaient étendue sur l’herbe pour s’y asseoir, dans un endroit où le sol s’enfonce un peu.

C’est là que s’arrêtent les tombes pleines, et que se trouvent les fosses creusées d’avance, mais inachevées.

Tout cimetière hindou bien tenu est pourvu d’une demi-douzaine de fosses toutes creusées en cas d’urgence pour les besoins journaliers généraux.

Dans les Collines, elles sont généralement à la taille des petits enfants, parce que les enfants qui arrivent là-haut déjà affaiblis et gravement atteints, succombent souvent aux effets des pluies dans les Collines, ou bien ils attrapent la pneumonie par la faute de leurs ayahs, qui les promènent dans les bois de pins humides, après le coucher du soleil.

Naturellement, dans les cantonnements, la mesure de l’homme adulte est plus demandée. Ce sont des détails qui varient selon le climat et la population.

Un jour que la Femme de l’Autre et le Tertium Quid venaient d’arriver au cimetière, ils trouvèrent des coolies occupés à creuser le sol.

Ils avaient marqué une fosse d’adulte et le Tertium Quid demanda s’il y avait quelque sahib de malade.

Ils répondirent qu’ils ne savaient pas, mais qu’ils avaient reçu l’ordre de creuser une fosse pour un sahib.

—Mettez-vous à l’ouvrage, dit le Tertium Quid, et montrez-nous comment vous faites.

Les coolies se mirent à l’ouvrage.

La Femme de l’Autre et le Tertium Quid les regardaient en causant, pendant les deux heures qu’on mit à creuser la fosse.

Puis un coolie, emportant la terre dans un panier à mesure qu’on la tirait, sauta par-dessus la fosse.

—C’est étrange! dit le Tertium Quid. Où est mon ulster?

—Qu’est-ce qui est étrange? demanda la Femme de l’Autre.

—C’est que j’ai senti dans le dos un frisson glacial, tout comme si une oie avait marché sur ma fosse.

—Alors pourquoi rester à regarder ça? dit la Femme de l’Autre. Allons-nous-en.

Le Tertium Quid alla au bout de la fosse. Il y resta un instant à regarder, sans répondre.

Puis, laissant tomber au fond un caillou, il dit:

—C’est affreux, c’est froid, horriblement froid. Je crois bien que je ne reviendrai plus au cimetière. Je trouve qu’il n’y a rien de plaisant à voir creuser ces fosses.

Tous deux s’en allèrent à pied et furent d’avis que le cimetière donnait des idées noires.

Ils arrangèrent aussi une promenade à cheval pour le lendemain: on partirait du cimetière, on passerait par le tunnel de Mashobra, on irait jusqu’à Fagoo, et l’on reviendrait parce que tout le monde serait à la garden-party donnée par le vice-roi, à sa maison de campagne, et que tous ceux de Mashobra y seraient aussi.

En arrivant sur la route du cimetière, le cheval du Tertium Quid fit une tentative pour partir à fond de train sur la montée, parce qu’il était las d’être resté si longtemps immobile, et il trouva moyen de se luxer un tendon de l’arrière-train.

—Je serai obligé de prendre la jument demain, dit le Tertium Quid, bien qu’elle ne supporte rien qui soit moins léger qu’une bride.

Ils convinrent de tous les détails pour se retrouver au cimetière, après avoir laissé aux gens de Mashobra un temps raisonnable pour arriver à Simla.

Cette nuit-là, il y eut une forte pluie.

Le lendemain, quand le Tertium Quid se trouva au rendez-vous, il vit qu’il y avait un pied d’eau dans la nouvelle fosse, qui avait été creusée dans une argile dure et compacte.

—Par Jupiter voilà qui est abominable! dit le Tertium Quid. Figurez-vous qu’on vous emballe, et puis qu’on vous descend dans ce puits!

Alors ils se mirent en route pour Fagoo.

La jument jouait avec la bride et posait les pieds à terre avec autant de soin que si elle avait été chaussée de satin.

Le soleil brillait divinement.

La route qui descend de Mashobra à Fagoo est qualifiée officiellement de route Himalaya-Thibet,—mais ce nom-là n’empêche point qu’elle ait à peine six pieds de large en certains endroits et que la profondeur de la vallée d’en bas ne varie de mille à deux mille pieds.

—Maintenant, nous allons au Thibet, dit gaîment la Femme de l’Autre, comme les chevaux approchaient de Fagoo.

Elle se trouvait du côté de la route qui bordait le précipice.

—Dans le Thibet, répondit le Tertium Quid, aussi loin que possible des gens qui disent des choses affreuses et des époux qui écrivent des lettres stupides. Avec vous, jusqu’au bout du monde.

Un coolie, chargé d’une poutre, parut au tournant, et la jument fit un grand écart pour l’éviter, pieds de devant rentrés, hanches en saillie, ainsi que doit le faire toute jument raisonnable.

—Jusqu’au bout du monde, dit la Femme de l’Autre, en jetant par-dessus son épaule une regard qui, s’adressant au Tertium Quid, lui disait des choses inexprimables.

Il sourit, mais pendant qu’elle le regardait, son sourire se glaça en quelque sorte sur sa figure pour faire place à une sorte de ricanement nerveux, ce ricanement nerveux des gens qui ne se sentent pas fort à l’aise en selle.

La jument semblait s’effondrer par l’avant; ses naseaux émettaient un craquement sec, pendant qu’elle s’efforçait de comprendre ce qui se passait.

La pluie de la nuit précédente avait délayé la partie extérieure de la route Himalaya-Thibet, et cette route s’en allait sous elle.

—Qu’est-ce que vous faites? dit la Femme de l’Autre.

Le Tertium Quid ne répondit pas. Il eut un autre ricanement nerveux et planta ses éperons dans le flanc de la jument, qui battait la route à coups redoublés de ses pieds de devant.

La lutte s’engagea.

La Femme de l’Autre cria:

—Oh! Frank, descendez.

Mais le Tertium Quid était collé à sa selle.

Il avait la figure bleue et blanche.

Il regarda la Femme de l’Autre dans les yeux.

Alors la Femme de l’Autre saisit à deux mains la tête de la jument, la tint par les naseaux et non par la bride.

L’animal dégagea sa tête d’une secousse et dégringola en bas, en poussant un grand cri, le Tertium Quid encore en selle, avec son ricanement nerveux.

La Femme de l’Autre entendit le roulement des pierres et de la terre meuble qui se détachaient de la route, et le cri que jetèrent en s’effondrant l’homme et le cheval.

Puis tout se tut.

Elle cria à Frank de quitter sa jument et de remonter. Mais Frank ne répondit pas.

Il était là-bas, sous sa monture, à une profondeur de neuf cents pieds, où il écrasait le maïs d’un champ.

Les invités, en revenant de la fête donnée à la villa du vice-roi, dans les brouillards du soir, rencontrèrent une femme affolée.

Elle allait contournant les rampes, les yeux et la bouche grand ouverts, avec une expression qui lui donnait l’air d’une méduse.

Un homme, au péril de sa vie, l’arrêta, la descendit de sa selle, réduite à l’état de loque sans consistance, et l’assit sur le bord de la route pour tirer d’elle une explication.

Ce furent vingt minutes de perdues.

Alors on la renvoya chez elle dans la litière d’une dame, où elle resta la bouche béante, tortillant les doigts de ses gants.

Elle resta couchée les trois jours suivants, qui furent des jours de pluie, de sorte qu’elle n’assista point aux funérailles du Tertium Quid, lequel fut descendu dans dix-huit pouces d’eau, alors qu’il avait trouvé à redire à ce qu’il y en eût douze.

UNE COMÉDIE SUR LA GRANDE ROUTE

Tout projet comporte l’occasion et la réflexion: voilà pourquoi l’homme est très misérable.

(Ecclésiaste, VIII, 6.)

 

 

La destinée et le gouvernement de l’Inde ont fait de la station de Kashima une prison, et si j’écris cette histoire, c’est que rien ne peut soulager les pauvres âmes qui y subissent leur supplice, et je fais des prières pour que le gouvernement de l’Inde se laisse persuader de disperser aux quatre vents la population européenne.

Kashima est limitée en tous les sens par le cercle des hauteurs de Dosheri, aux cimes couronnées de rocs.

Au printemps tout y est flamboyant de roses. En été, les roses meurent et des hauteurs descend un vent chaud. En automne, les brouillards blancs qui viennent des jhils forment sur cette localité comme une nappe liquide, et en hiver les gelées coupent au ras du sol tout ce qui est jeune et tendre.

Il n’y a qu’une perspective à Kashima. C’est une vaste étendue de pâturages et de terres labourables qui se prolonge, parfaitement plate jusqu’aux pentes pelées, d’un gris bleu, des collines de Dosheri.

Il n’y a aucune distraction si ce n’est le tir à la bécasse et la chasse au tigre, mais depuis bien longtemps les tigres ont été chassés des tanières qu’ils occupaient dans les excavations des rocs.

Quant aux bécasses, elles ne font apparition qu’une fois par an.

Narkarra, qui est situé à cent quarante-trois milles par la route, est la station la plus rapprochée de Kashima. Mais Kashima ne va jamais à Narkarra, où il se trouve au moins douze Anglais; elle reste claquemurée dans l’enceinte des collines de Dosheri.

Tout Kashima est d’accord pour disculper mistress Vansuythen de toute intention méchante, mais tout Kashima est d’accord pour lui imputer, à elle seule, ses souffrances.

Boulte, l’ingénieur, mistress Boulte et le capitaine Kurrell, savent cela. Ils composent la population européenne de Kashima, si nous en exceptons le major Vansuythen, qui ne compte pas du tout, et mistress Vansuythen, qui a une importance prédominante.

Vous devez vous rappeler, bien que vous ne le compreniez pas, que toutes les lois perdent de leur force dans une petite société inconnue, où l’opinion publique n’existe pas.

Quand un homme est absolument seul dans une station, il court quelques risques de s’engager dans de mauvaises voies.

Ce risque s’accroît à chaque unité qui s’ajoute à la population, jusqu’au nombre de douze,—celui d’un jury.

Après cela commencent la crainte et la prudence qui en est la suite, et l’action humaine prend une allure moins grotesquement saccadée.

Il régnait à Kashima une paix profonde jusqu’au jour où y arriva mistress Vansuythen.

En dépit de cela, et, vu la malice du Destin, peut-être à cause de cela, elle ne tenait qu’à un seul homme, et cet homme était le major Vansuythen.

Si elle avait été laide ou bête, la chose aurait été intelligible pour Kashima. Mais c’était une femme au teint clair, avec des yeux très calmes, d’un gris qui rappelait la nuance d’un lac au moment précis où la lueur du soleil va s’éclairer.

Aucun des hommes qui ont vu ces yeux-là ne fut, par la suite, en état d’expliquer de quelle sorte de femme elle avait l’air.

Les yeux les éblouissaient.

Elle savait, par son propre sexe, qu’elle «n’était point désagréable à voir, mais qu’elle se faisait tort en prenant l’air si grave.» Et cependant sa gravité lui était naturelle.

Elle n’avait point l’habitude de sourire.

Elle se bornait à traverser la vie, en regardant passer les gens, et les femmes trouvaient à redire qu’ils se missent à genoux pour l’adorer.

Elle sait le mal qu’elle a fait à Kashima, et elle en est profondément fâchée, mais le major Vansuythen n’arrive pas à comprendre pourquoi mistress Boulte ne vient pas au thé de l’après-midi au moins trois fois par semaine.

—Quand il n’y a que deux femmes dans une station, elles devraient se voir très fréquemment.

Longtemps, bien longtemps avant que mistress Vansuythen arrivât de ces endroits lointains où il y a de la société et des distractions, le capitaine Kurrell avait découvert que mistress Boulte était la seule femme au monde qui fît son affaire.

Et n’allez pas les en blâmer.

Kashima était aussi loin du monde que le ciel et l’autre endroit, et les collines de Dosebri gardèrent bien leur secret.

Boulte n’avait rien à voir dans l’affaire: il était en campement pour une quinzaine consécutive.

C’était un homme dur, lourdaud, et ni mistress Boulte ni Kurrell n’avaient de pitié pour lui.

Ils avaient à eux deux tout Kashima. Ils étaient l’un à l’autre entièrement, absolument, et en ces jours-là, Kashima était un jardin d’Éden.

Quand Boulte revenait de ses pérégrinations, il donnait à Kurrell une tape entre les épaules, l’appelait: «Mon vieux», et tous les trois dînaient ensemble.

Kashima était heureux alors.

La justice divine paraissait aussi lointaine que Narkarra ou le chemin de fer qui va vers la côte. Mais le gouvernement expédia le major Vansuythen à Kashima, et il y vint accompagné de sa femme.

A Kashima l’étiquette a beaucoup d’analogie avec celle qui régnerait sur une île déserte.

Quand un étranger y est jeté, toute la population descend sur le rivage pour lui souhaiter la bienvenue.

Kashima se rassembla sur le quai de maçonnerie qui se trouve près de la route de Narkarra et se mit en devoir d’offrir le thé aux Vansuythen.

Cette cérémonie fut réputée une visite en règle et leur donna le libre usage de la station avec ses droits et privilèges.

Quand les Vansuythen furent installés, ils donnèrent, pour pendre la crémaillère, une petite réception à tout Kashima, et cela ouvrit leur maison à tout Kashima, conformément à l’usage immémorial de la station.

Puis arrivèrent les pluies, époque où personne ne peut sortir pour camper, où la route de Narkarra disparaît sous les inondations du fleuve Kasun.

Le bétail allait s’enfonçant jusqu’aux genoux dans les pâturages en forme de bassin circulaire de Kashima.

Les nuages tombaient par masses des collines de Dosheri et couvraient tout.

A la fin des pluies, les façons de Boulte à l’égard de sa femme se modifièrent.

C’était devenu une affection démonstrative.

Ils avaient douze ans de mariage: ce changement abasourdit mistress Boulte. Elle haïssait son mari de toute la haine d’une femme qui n’a jamais reçu de son compagnon que des preuves de bonté, et qui, malgré ces bontés, s’est mal conduite envers lui.

En outre, elle avait assez affaire à tenir tête, à monter la garde pour défendre son bien: son Kurrell.

Pendant deux mois, les pluies avaient rendu les collines de Dosheri invisibles, ainsi que bon nombre d’autres choses.

Mais quand elles eurent pris fin, mistress Boulte put voir que son homme, l’homme par excellence, son Ted (elle l’appelait Ted au temps jadis, lorsque Boulte était trop loin pour entendre), son Ted glissait peu à peu hors des chaînes de l’esclavage.

—La femme à Vansuythen s’est emparée de lui, se dit mistress Boulte.

Et quand Boulte fut parti, elle pleura sur sa conviction, malgré les protestations exagérées de fidélité que prodiguait Ted.

A Kashima les peines de cœur donnent autant de bonheur que l’amour, car il n’y a pour les affaiblir aucune autre ressource que le vol du temps.

Mistress Boulte n’avait pas soufflé mot à Kurrell de ses soupçons, car elle n’avait pas une absolue certitude et sa nature exigeait qu’elle fût absolument certaine avant d’engager une démarche quelconque.

Voilà pourquoi elle se conduisit comme on va le voir.

Boulte revint un soir à la maison et s’adossa aux montants de la porte en mâchonnant sa moustache.

Mistress Boulte était occupée à mettre quelques fleurs dans un vase. Même à Kashima, on se donne des airs de civilisation.

—Petite femme, dit Boulte d’un ton calme, avez-vous de l’affection pour moi?

—Évidemment, dit-elle en riant. Pouvez-vous le demander?

—Mais je parle sérieusement, dit Boulte. Est-ce que vous m’aimez?

Mistress Boulte lâcha les fleurs et se hâta de faire demi-tour.

—Voulez-vous que je vous réponde franchement?

—Ou... oui, je vous ai fait cette question.

Mistress Boulte parla pendant cinq minutes d’une voix basse, égale, très distincte, de telle sorte qu’il fût impossible de se méprendre sur ce qu’elle disait.

Lorsque Samson brisa les colonnes de Paza, il fit une chose de mince importance, qui ne mérite point d’être comparée à celle qu’accomplit une femme en faisant choir son foyer domestique sur sa tête.

Mistress Boulte n’avait pas de sage amie pour faire comprendre à cette prudente personne qu’elle devait garder sa langue.

Elle frappa Boulte au cœur, parce qu’elle était elle-même tourmentée de ses doutes au sujet de Kurrell, parce qu’elle était lasse jusqu’à l’accablement d’avoir fait le guet pendant tout le temps des pluies.

Elle parlait sans avoir un plan, un but.

Les phrases venaient d’elles-mêmes.

Boulte écoutait, adossé au montant de la porte, les mains dans ses poches.

Quant tout fut fini, quand mistress Boulte se mit à respirer par le nez avant de fondre en larmes, il éclata de rire et se mit à regarder fixement les hauteurs de Dosheri, en face de lui.

—Est-ce tout? dit-il. Merci, je ne tenais qu’à savoir.

—Qu’est-ce que vous allez faire? dit la femme entre deux sanglots.

—Faire? Mais rien! Qu’est-ce que je ferais? Tuer Kurrell, ou vous renvoyer au pays, ou demander un congé pour obtenir un divorce? Il faut deux jours en dâk pour aller à Narkarra.

Il éclata de rire. Puis il reprit:

—Je vais vous dire ce que vous pouvez faire, vous. Vous pouvez inviter Kurrell à dîner demain,—non, jeudi.—Comme cela, vous aurez le temps de faire vos paquets,—et vous pourrez vous sauver avec lui. Je vous donne ma parole que je ne courrai point après vous.

Il prit son casque et sortit.

Mistress Boulte s’assit jusqu’au moment où le clair de lune mit une barre lumineuse sur la porte, et songea, songea, songea.

Elle avait fait de son mieux, sous l’impulsion du moment, pour abattre la maison, mais celle-ci ne voulait pas tomber.

En outre, elle n’arrivait pas à comprendre son mari et elle avait peur.

Alors, elle fut frappée de la folie qu’elle avait commise par cette inopportune confession.

Elle eut honte d’écrire à Kurrell pour lui dire:

«J’ai eu un moment de folie et j’ai tout raconté. Mon mari dit que je suis libre de fuir avec vous. Procurez-vous un dâk pour jeudi, et nous nous sauverons après le dîner.»

Il y avait dans cette façon d’agir une froideur qui ne lui disait rien. Elle resta donc chez elle, à réfléchir.

A l’heure du dîner, Boulte revint de sa promenade, pâle, l’air fatigué, égaré, et la femme fut émue de le voir si malheureux.

Pendant que la soirée s’écoulait, elle murmura quelques mots de chagrin, quelques propos qui ressemblaient à de la contrition.

Boulte revint de son humeur noire, et dit:

—Oh! cela. Mais je ne pensais point à cela! A propos, qu’est-ce que dit Kurrell au sujet de votre départ à vous deux?

—Je ne l’ai pas vu, dit mistress Boulte. Grand Dieu! Est-ce là tout?

Mais Boulte n’écoutait pas et la phrase de sa femme se perdit dans une sensation d’étranglement.

Le jour suivant n’apporta aucun soulagement à mistress Boulte, car Kurrell ne parut pas, et la nouvelle existence que, dans les cinq minutes d’affolement de la soirée précédente, elle avait cru se créer au moyen des ruines de l’ancienne, ne semblait pas plus près de se réaliser.

Boulte déjeuna, lui recommanda de faire manger le poney arabe qu’elle possédait, et s’en alla.

La matinée se passa.

A midi, la tension était insupportable.

Mistress Boulte ne pouvait pas pleurer. Elle avait épuisé ses larmes pendant la nuit; elle ne tenait pas à rester seule.

Peut-être que la femme de Vansuythen consentirait à causer avec elle, et comme en causant le cœur s’ouvre, peut-être trouverait-elle quelque soulagement en sa compagnie.

Il n’y avait pas une autre femme à la station.

A Kashima, il n’y a point d’heures régulières pour les visites.

Chacun peut tomber chez son voisin quand il lui plaît.

Mistress Boulte se coiffa d’un vaste chapeau terai et se dirigea vers la maison de Vansuythen pour emprunter la Queen de la semaine dernière.

Les deux résidences étaient contiguës.

Au lieu de suivre la route, elle franchit une ouverture de la haie de cactus et entra dans la maison par derrière.

Comme elle traversait la salle à manger, elle entendit, de l’autre côté du purdah qui masquait la porte, la voix de son mari.

Il disait:

—Mais sur mon honneur, sur mon âme et sur mon honneur, je vous jure qu’elle n’a aucune affection pour moi. Elle me l’a dit hier soir. Je vous l’aurais dit alors si Vansuythen n’avait pas été avec vous. Si c’est à cause d’elle que vous ne voulez rien me dire, vous pouvez être tranquille; c’est Kurrell...

—Comment! dit mistress Vansuythen avec un petit rire convulsif, Kurrell! Oh! non, ce n’est pas possible. Vous aurez dû commettre quelque horrible méprise. Peut-être avez-vous perdu votre sang-froid, ou mal entendu, ou quelque chose de ce genre. Les choses ne peuvent être aussi mal que vous le dites.

Mistress Vansuythen avait changé son système de défense, pour empêcher son interlocuteur à se livrer à un plaidoyer en règle, et faisait des efforts désespérés pour lui ménager une sortie de côté.

—Il doit y avoir quelque méprise, insista-t-elle, et tout pourra s’arranger.

Boulte eut un rire sauvage.

—Ce ne peut pas être le capitaine Kurrell! Il m’a dit qu’il n’avait jamais songé, pas le moins du monde songé à votre femme, monsieur Boulte. Oh! écoutez donc! Il a dit qu’il n’y avait point songé, il l’a juré, dit mistress Vansuythen.

Le purdah s’agita, et l’entretien fut interrompu par l’entrée d’une petite femme maigre, aux yeux largement cernés.

Mistress Vansuythen se dressa, la voix coupée:

—Qu’est-ce que vous disiez? demanda mistress Boulte. Ne vous inquiétez pas de cet homme. Que vous a-t-il dit, Ted? Que vous a-t-il dit? Que vous a-t-il dit?

Mistress Vansuythen se laissa aller désespérément sur le sofa, vaincue par l’agitation de la femme qui l’interrogeait.

—Il a dit... Je ne puis me rappeler ce qu’il a dit... mais j’ai compris ce qu’il disait... c’est-à-dire... Mais vraiment, mistress Boulte, n’est-ce pas là une assez étrange question.

—Allez-vous me dire ce qu’il a dit, répéta mistress Boulte.

Un tigre même prendrait la fuite devant une ourse à qui on a ravi ses oursons, et mistress Vansuythen n’était qu’une bonne femme ordinaire.

Elle reprit, avec une sorte de désespoir:

—Eh bien, il a dit qu’il n’avait jamais eu la moindre affection pour vous, et que dès lors, naturellement, il n’y avait pas l’ombre d’une raison pour que... et ce fut tout.

—Vous dites qu’il a juré qu’il n’avait point d’affection pour moi. Est-ce que c’est vrai?

—Oui, dit bien doucement mistress Vansuythen.

Mistress Boulte oscilla un instant, à l’endroit où elle se trouvait, puis tomba évanouie, la figure en avant.

—Qu’est-ce que je vous disais? fit Boulte, comme si l’entretien n’avait pas été interrompu. Vous pouvez en juger par vous-même. Elle l’aime.

Le jour commençait à se faire dans son intelligence épaisse.

Il reprit:

—Et lui, qu’est-ce qu’il vous disait?

Mais mistress Vansuythen qui n’avait aucun goût pour les explications et les protestations passionnées, s’était mise à genoux près de mistress Boulte.

—Oh! brute, s’écria-t-elle. Tous les hommes sont les mêmes. Aidez-moi à la transporter dans ma chambre. Elle s’est fendu la figure en heurtant la table. Voyons, tenez-vous tranquille et aidez-moi à la porter. Je vous déteste, je déteste le capitaine Kurrell. Soutenez-la doucement, et maintenant, en route. Partez!

Boulte porta sa femme dans la chambre de mistress Vansuythen et s’en alla impénitent, brûlant de jalousie sans attendre l’explosion de l’orage de colère et de répulsion dont le menaçait la dame.

Kurrell, s’il avait fait la cour à mistress Vansuythen, aurait-il fait à Vansuythen autant de dommage qu’il en avait fait à Boulte, qui se prit à se demander si mistress Vansuythen s’évanouirait en apprenant que l’homme qui lui avait fait la cour la reniait absolument.

Pendant qu’il méditait là-dessus, Kurrell arrivait par la route au trot de son cheval.

Il ralentit en lançant un joyeux bonjour.

—Eh bien, on est encore à chauffer mistress Vansuythen? Voilà qui est mal pour un homme posé, marié! Qu’est-ce qu’en dira mistress Boulte?

Boulte releva la tête et répondit avec lenteur:

—Menteur que vous êtes!

La figure de Kurrell s’altéra.

—Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il vivement.

—Pas grand’chose. Ma femme vous a-t-elle dit qu’elle et vous, vous êtes libres d’aller où il vous plaira? Elle a eu l’obligeance de m’expliquer la situation. Vous avez été un véritable ami pour moi, Kurrell, n’est-ce pas, mon vieux?

Kurrell grommela, essaya d’ébaucher une phrase idiote comme pour dire qu’il était prêt à donner «satisfaction». Mais la sympathie qu’il portait à la femme était morte, elle s’était usée pendant la durée des pluies, et mentalement il l’envoyait au diable pour sa stupéfiante indiscrétion.

Il eût pourtant été si facile de lâcher la chose tout doucement, par petits morceaux, tandis que maintenant, il avait sur les bras...

La voix de Boulte le rappela à lui-même.

—Je ne crois pas que ce soit une satisfaction pour moi de vous tuer, et je suis presque sûr que ce n’en serait point une pour vous de me tuer.

Puis d’un ton pleurnicheur, ridiculement en désaccord avec ses griefs, Boulte ajouta:

—Me paraît tout de même malheureux que vous n’ayez pas d’honneur pour garder la femme, maintenant que vous l’avez prise. Vous avez été un ami véritable pour elle, n’est-ce pas?

Kurrell resta longtemps l’air grave, le regard fixe.

La situation était trop forte pour lui.

—Qu’est-ce que vous voulez dire? demanda-t-il.

Boulte répondit plutôt à lui-même qu’à son interrogateur:

—Ma femme est allée à l’instant même chez mistress Vansuythen et à ce qu’il paraît, vous avez dit à mistress Vansuythen que vous n’aviez jamais aimé Emma. Je suppose que vous mentiez, selon votre habitude. Qu’est-ce que mistress Vansuythen avait à voir avec vous, ou vous avec elle? Essayez donc, pour une fois, de dire la vérité.

Kurrell reçut sans broncher cette double insulte, et répondit par une autre question.

—Continuez. Qu’est-il arrivé?

—Emma s’est évanouie, dit Boulte, simplement. Mais, voyons, qu’est-ce que vous avez dit à mistress Vansuythen?

Kurrell se mit à rire.

Si mistress Boulte, en laissant libre carrière à sa langue, avait mis le chaos dans ses projets, il pouvait du moins prendre sa revanche en blessant au vif l’homme aux yeux duquel il était humilié, montré sous un jour déshonorant.

—Ce que je lui ai dit, à elle? Dans quel but un homme dit-il un mensonge pareil? J’ai dit, je crois, à peu près tout ce que vous avez dit, et je ne crois pas me tromper de beaucoup.

—J’ai dit la vérité, fit Boulte toujours parlant plus à lui-même qu’à Kurrell. Emma m’a dit qu’elle me détestait. Elle n’a aucun droit sur moi.

—Non, je ne le suppose pas. Vous n’êtes que son mari, voyez-vous. Et qu’a dit mistress Vansuythen quand vous avez mis à ses pieds votre cœur libre de tout engagement?

Kurrell se sentit presque redevenu vertueux en faisant cette question.

—Je crois que ça n’a aucune importance, répondit Boulte, et cela ne vous regarde pas.

—Mais si, ça me regarde, je vous dis que ça me regarde, commença effrontément Kurrell.

La phrase fut interrompue par un bruyant éclat de rire de Boulte.

Kurrell se tut un instant, puis il se mit à rire lui aussi, à rire longtemps, à grand bruit, en se balançant sur sa selle.

C’était un son désagréable, cette imitation d’hilarité à laquelle se livraient ces deux hommes sur la longue ligne blanche de la route de Narkarra.

Ils n’étaient point des nouveaux venus à Kashima, sans quoi ils auraient pu croire que la captivité dans l’enceinte des hauteurs de Dosheri, avait fait perdre la raison à la moitié de la population européenne.

Le rire cessa brusquement, et Kurrell fut le premier à parler.

—Eh bien, que comptez-vous faire?

Boulte porta les yeux en amont de la route, puis vers les collines.

—Rien, dit-il, à quoi cela servirait-il? Ce serait trop féroce, ce qu’il faudrait faire. Nous n’avons qu’à reprendre l’ancien train de vie. Il ne me reste qu’à vous traiter de chien, de menteur, et je ne puis pourtant pas passer tout le temps à vous dire des injures. En outre, je ne m’en trouverais pas plus avancé. Nous ne pouvons pas quitter cet endroit. Que peut-on faire ici?

Kurrell jeta un regard circulaire sur Kashima, cette souricière, et il ne répondit pas.

Le mari trompé reprit ses propos extraordinaires.

—Continuez votre trajet, et parlez à Emma, si vous y tenez. Dieu sait si je me soucie de ce que vous ferez?

Il s’éloigna laissant Kurrell le suivre d’un air stupéfait.

Kurrell n’alla point rendre visite à mistress Boulte, non plus qu’à mistress Vansuythen.

Il resta en selle, songeur, pendant que son poney broutait au bord de la route.

Un bruit de roues qui se rapprochaient le rappela à lui-même.

C’était mistress Vansuythen qui ramenait mistress Boulte chez elle, pâle, épuisée, une entaille au front.

—Arrêtez, je vous prie, dit mistress Boulte. Je voudrais dire un mot à Ted.

Mistress Vansuythen obéit, mais comme mistress Boulte se penchait en avant, en s’appuyant sur le garde-boue du dogcart, Kurrell prit la parole.

—J’ai vu votre mari, mistress Boulte.

Il n’était pas besoin de plus amples explications.

Les yeux de cet homme s’étaient dirigés non point sur mistress Boulte, mais sur sa compagne.

Mistress Boulte saisit ce regard.

—Parlez-lui, implora-t-elle, en s’adressant à la femme qui était près d’elle. Oh! parlez-lui! Dites-lui ce que vous venez de me dire. Dites-lui que vous le détestez.

Elle se pencha au-devant et pleura amèrement pendant que le saïs, impassible, s’avançait pour tenir le cheval.

Mistress Vansuythen devint pourpre et lâcha les rênes. Elle n’entendait pas être mêlée à ces coupables explications.

—Je n’ai rien à voir là-dedans, dit-elle d’abord avec froideur.

Mais les sanglots de mistress Boulte la touchèrent et elle s’adressa à l’homme.

—Je ne sais trop ce que je vais dire, capitaine Kurrell, je ne sais trop comment vous qualifier. Je suis d’avis que vous vous êtes conduit... que vous vous êtes conduit d’une façon abominable, et elle s’est fait contre la table une terrible ouverture au front.

—Cela ne fait pas mal, ce n’est rien, dit mistress Boulte d’une voix faible. Cela importe peu. Dites-lui ce que vous m’avez dit. Dites-lui que vous n’avez aucune affection pour lui. Oh! Ted, est-ce que vous ne la croirez pas?

—Mistress Boulte m’a donné à entendre que vous... que vous l’aimiez jadis... reprit mistress Vansuythen.

—Eh bien, dit brutalement Kurrell, il me semble que mistress Boulte ferait mieux d’aimer d’abord son mari.

—Arrêtez, dit mistress Vansuythen, écoutez-moi d’abord. Je ne tiens pas... je ne cherche pas à savoir quoi que ce soit sur vous et sur mistress Boulte, mais je tiens à vous faire savoir que je vous hais, que je vous regarde comme un chien, et que je ne vous reparlerai jamais, jamais. Oh! je n’ose pas dire ce que je pense de vous, espèce de...

—Je veux parler à Ted, gémit mistress Boulte.

Mais le dogcart partit à grand bruit et Kurrell resta sur la route, confondu, bouillant de colère contre mistress Boulte.

Il attendit que mistress Vansuythen ramena sa voiture chez elle, et celle-ci, délivrée de l’embarras que lui causait la présence de mistress Boulte, lui répéta pour la seconde fois ce qu’elle pensait de lui et de ses actes.

C’était l’usage à Kashima que tout le monde se réunit le soir sur le quai de la route de Narkarra pour prendre le thé et discuter sur les menus détails de la journée.

Le major Vansuythen et sa femme se trouvèrent seuls au lieu de rendez-vous, peut-être pour la première fois, autant qu’il leur en souvint.

Le joyeux Major, sans tenir compte de ce que lui dit avec infiniment de raison sa femme, savoir que le reste des gens de la station étaient peut-être indisposés, insista pour qu’on se rendît en voiture aux deux bungalows et qu’on en déterrât les habitants.

—Rester assis au crépuscule! dit-il très indigné aux Boulte. Cela ne se fait pas! Que diable, nous ne formons ici qu’une famille. Il faut que vous sortiez. Il faut que Kurrell sorte aussi. Je lui dirai d’apporter son banjo.

Telle est la puissance qu’exercent une honnête simplicité et une bonne digestion sur les consciences coupables, que tout Kashima sortit, y compris le banjo, et le Major jeta sur la société un regard circulaire accompagné d’une grimace expansive.

A cette grimace, mistress Vansuythen leva les yeux un instant et regarda tout Kashima.

Sa pensée était aisée à interpréter. Le major Vansuythen ne saurait jamais rien. Il était destiné au rôle d’outsider dans cette heureuse famille qui avait pour cage les collines de Dosheri.

—Vous chantez horriblement faux, Kurrell, dit le Major fort judicieusement. Passez-moi ce banjo.

Et il chanta de façon à écorcher les oreilles jusqu’au lever des étoiles et au départ de tout Kashima pour le dîner.

*
* *

C’est ainsi que commença la nouvelle existence à Kashima, cette existence qui data du jour, où, au crépuscule, mistress Boulte lâcha bride à sa langue.

Mistress Vansuythen n’a jamais mis le Major au courant et comme il redouble d’efforts pour maintenir une cordialité fatigante, elle a été contrainte d’enfreindre son serment de ne jamais adresser la parole à Kurrell.

Ces propos, qui doivent nécessairement conserver les apparences de la politesse et de l’intérêt, servent admirablement à entretenir dans toute sa vivacité la flamme de la jalousie et une haine sourde dans l’âme de Boulte, car ils éveillent les mêmes passions au cœur de sa femme.

Mistress Boulte déteste mistress Vansuythen, parce qu’elle lui a pris Ted, et je ne sais par quelle conséquence curieuse, elle la déteste aussi parce que mistress Vansuythen déteste Ted, ce en quoi la femme est plus clairvoyante que le mari.

Et Ted, le galant capitaine, l’honorable personnage, sait désormais qu’il est possible de haïr une femme après l’avoir aimée et de pousser cette haine au point d’aller jusqu’aux coups pour la faire taire.

Et par-dessus tout, il est choqué que mistress Boulte ne puisse comprendre combien elle fait fausse route.

Boulte et lui vont ensemble à la chasse au tigre, en très bons amis.

Boulte a mis leurs relations sur un pied des plus satisfaisants.

—Vous êtes un gredin, dit-il à Kurrell, et j’ai perdu tout le respect que j’ai pu avoir pour moi-même, mais quand vous êtes avec moi, je suis certain que vous n’êtes pas à faire la cour à mistress Vansuythen ou à rendre Emma malheureuse.

Kurrell supporte tout ce que Boulte peut lui dire.

Parfois ils s’absentent ensemble pendant trois jours, et alors le Major insiste pour que sa femme aille tenir compagnie à mistress Boulte, bien que mistress Vansuythen ait déclaré à maintes reprises qu’elle préfère la société de son mari à n’importe quelle autre de ce monde. Et à en juger par la façon dont elle s’attache à lui, on peut croire qu’elle dit la vérité.

Mais naturellement, comme le dit le Major, dans une petite station, il faut que tout le monde soit en relations amicales.

LA COLLINE DE L’ILLUSION

Qui rendit vain leur profond désir? Ce fut un Dieu, un Dieu qui ordonna leur séparation et qui plaça désormais, entre leurs rivages, l’Océan insondable, salé, infranchissable.

Matthew Arnold.

 

 

Lui.—Dites, ma chère, à vos jhampanies de ne pas tant se presser. Ils oublient que je viens à peine de quitter les Plaines.

Elle.—Preuve certaine que moi, je ne suis pas encore sortie avec aucun d’eux. Oui, c’est une équipe qui n’est pas encore dressée. Où allons-nous?

Lui.—Comme d’ordinaire, au bout du monde. Non, à Jakko.

Elle.—Avez-vous dit de conduire en main votre poney derrière vous, alors. C’est un long tour.

Lui.—Et le dernier, Dieu merci.

Elle.—Y êtes-vous toujours décidé? Pendant ces derniers mois, je n’osais vous prier d’écrire à ce sujet.

Lui.—Si, c’est mon intention! C’est dans ce but que j’arrange mes affaires depuis l’automne. Qu’est-ce qui vous fait parler comme si vous songiez à cela pour la première fois?

Elle.—Moi! Oh! je ne sais, j’ai eu bien assez le temps d’y penser.

Lui.—Et vous avez changé d’idée?

Elle.—Non. Vous devriez savoir que je suis un prodige de constance. Quels sont vos... arrangements?

Lui.Nos arrangements, ma chérie.

Elle.—Nos... soit! Mon pauvre ami, comme l’insolation vous a marqué le front! Avez-vous essayé le sulfate de cuivre dans de l’eau?

Lui.—J’irai par là-haut dans un jour ou deux. Les arrangements sont assez simples. A Tonga dès les premières heures du matin; arrivée à Kalka à midi; à Umballa, à sept heures, de là par train direct de nuit, à Bombay, où nous prenons le steamer pour Rome le 21. Voilà mon plan: le Continent et la Suède, dix semaines de lune de miel.

Elle.—Chut, n’en parlez pas sur ce ton-là. Cela me fait peur. Guy, combien de temps avons-nous été fous tous les deux?

Lui.—Sept mois et quatorze jours, plus un certain nombre d’heures, je n’en sais pas exactement le compte, mais j’y songerai.

Elle.—Je voulais seulement savoir si vous vous rappeliez? Quelles sont ces deux personnes sur la route de Blessington?

Lui.—Eabrey et la femme de Penner. Qu’est-ce que cela nous fait, à nous? Racontez-moi tout ce que vous avez fait, et dit, et pensé.

Elle.—Ce que j’ai fait, c’est peu. Ce que j’ai dit, encore moins, et j’ai beaucoup réfléchi. C’est à peine si je viens de cesser.

Lui.—Vous avez eu grand tort. Et vous n’avez pas boudé?

Elle.—Pas beaucoup. Pouvez-vous vous étonner que je ne sois pas portée à l’amusement?

Lui.—A parler franchement, je m’en étonne. Où était la difficulté?

Elle.—En ceci justement: plus je connais de monde ici, et plus je suis connue, et plus la nouvelle de la catastrophe se répandra loin quand elle arrivera. Voilà qui ne me plaît guère.

Lui.—Sottises! Nous en serons à l’abri.

Elle.—Vous le croyez?

Lui.—J’en suis sûr, pour peu que nous ayons un vapeur ou un cheval pour nous emporter. Ha! Ha!

Elle.—Et le côté drôle de la chose consiste... En quoi consiste-t-il, mon Lancelot?

Lui.—En rien, ma Geneviève. Je pensais seulement à une chose.

Elle.—On dit que les hommes ont un sens plus fin de l’humour que les femmes. Maintenant, moi, je pensais aux potins.

Lui.—Ne songez pas à d’aussi laides choses. Nous serons hors de leur atteinte.

Elle.—Cela sera quand même,—dans toutes les bouches à Simla,—cela sera télégraphié d’un bout à l’autre de l’Inde,—on en parlera aux dîners, et quand Il sortira, on le dévisagera, pour voir comment Il prend la chose. Et nous serons morts, mon cher Guy, morts, et jetés dans les ténèbres extérieures, où il y a...

Lui.—Au moins de l’amour; n’est-ce point assez?

Elle.—Je l’ai dit.

Lui.—Et vous le pensez encore?

Elle.—A quoi pensez-vous?

Lui.—Qu’est-ce que j’ai fait? Cela équivaut également à la ruine pour moi, d’après le calcul du monde,—à être rejeté de sa caste, à la perte de mon emploi, à la destruction de l’œuvre de ma vie. Je paye la chose un bon prix.

Elle.—Et vous êtes placé si haut au-dessus du monde, que vous pouvez vous offrir cela. Le suis-je?

Lui.—Ma divinité... N’est-ce rien?

Elle.—Une femme très ordinaire, je le crains, mais par cela même, respectable. Comment vous portez-vous, mistress Middleditch? Votre mari? Je crois qu’il est en train de faire une promenade à cheval du côté d’Annandale avec le colonel Statters. Oui, n’est-ce pas divin après la pluie? Guy, combien de temps me laissera-t-on m’incliner devant mistress Middleditch? Jusqu’au 17?

Lui.—Puante Écossaise! A quoi bon l’introduire dans la discussion? Vous disiez?

Elle.—Rien. Avez-vous jamais vu pendre un homme?

Lui.—Oui, une fois.

Elle.—Pour quoi était-ce?

Lui.—Pour assassinat, naturellement.

Elle.—Assassinat? Est-ce un si grand crime après tout, l’assassinat? Je me demande quelles ont été ses sensations, quand la trappe est tombée.

Lui.—Je ne crois pas qu’il ait senti grand’chose. Quelle terrible petite femme on est, ce soir? Vous frissonnez: prenez votre manteau, ma chère.

Elle.—Je crois que je vais le faire. Oh! regardez ce brouillard qui s’étend sur Sanjaoli. Et moi qui comptais sur le soleil jusqu’au Mille des Dames? Retournons sur nos pas.

Lui.—A quoi bon? Il y a un nuage sur la colline de l’Élysée, et cela veut dire qu’il y a du brouillard sur tout le Mail. Allons toujours. Le vent le dissipera peut-être avant que nous soyons arrivés au couvent. Par Jupiter, il fait un froid glacial.

Elle.—Vous le sentez, parce que vous venez d’arriver des plaines. Mettez votre ulster. Qu’est-ce que vous dites de mon manteau?

Lui.—Ne demandez jamais son avis sur la toilette d’une femme, à un homme qui est désespérément, abjectement amoureux de celle qui la porte. Voyons. Comme tout ce qui vous touche, il est parfait. D’où l’avez-vous fait venir?

Elle.—C’est lui qui m’en a fait présent mercredi, jour anniversaire de notre mariage, vous savez.

Lui.—Que le diable l’emporte s’il l’a fait. Il devient généreux en vieillissant. Est-ce que ça vous plaît, cette chose bouffante qui fait le tour du col? Moi, ça ne me plaît pas.

Elle.—Ça ne vous plaît pas?

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