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Sous les déodars

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Bon seigneur, soyez courtois.
Quand vous passerez par la ville, seigneur,
Si vous avez quelque amour pour moi,
Achetez-moi une robe de futaine.

Lui.—Je ne dirai pas moi: «Cherche dans le puits, Jeannette, Jeannette.» Attendez justement un peu, ma chère, et vous serez comblée de robes de futaine, sans parler du reste.

Elle.—Et quand les habits seront usés, vous m’en achèterez de neufs, sans compter le reste?

Lui.—Assurément.

Elle.—Je me le demande.

Lui.—Voyons, chérie, si j’ai passé deux jours et deux nuits en chemin de fer, ce n’est pas pour vous entendre dire: je me le demande. Je croyais que nous avions arrangé tout cela à Shaifazehat.

Elle, distraite.—A Shaifazehat? Est-ce qu’il y a toujours une station? Il y a de cela des siècles, des siècles. Elle doit tomber en ruines. Tout, à l’exception de la route Kutcha[D] d’Amirtallah. Je ne crois pas que cet écroulement se continue jusqu’au jour du jugement.

Lui.—Vous trouvez? De quelle humeur êtes-vous en ce moment?

Elle.—Je ne saurais le dire. Comme il fait froid! Hâtons le pas, vite!

Lui.—Il vaudrait mieux aller un peu à pied. Arrêtez vos jhampanies et descendons. Qu’avez-vous ce soir, ma chère?

Elle.—Rien; il faudra vous accoutumer à mes façons. Si je vous ennuie, je puis retourner à la maison. Voici le capitaine Cogleton qui arrive. Je crois pouvoir dire qu’il s’empressera de m’escorter.

Lui.—Où! et entre nous encore! Au diable le capitaine Cogleton!

Elle.—Courtois chevalier! Est-ce votre ordinaire de jurer souvent en causant? Ça détonne un peu, et vous pourriez jurer après moi.

Lui.—Mon ange... je ne savais ce que je disais. Vous faites volte-face si vite que je ne puis vous suivre. Je me couvrirai de poussière et de cendres, en guise d’excuses...

Elle.—Il y en aura assez, plus tard.—Bonsoir, capitaine Cogleton, vous allez chanter? Les chœurs se forment-ils déjà? Quelles danses vous réserverai-je la semaine prochaine? Non! vous devez les avoir inscrites tout de travers. La cinquième et la septième, ai-je dit. Si vous vous êtes trompé, je ne veux pas en subir les conséquences. Il faut que vous changiez votre programme.

Lui.—Je croyais vous avoir entendu dire que vous n’étiez pas beaucoup sortie, cette saison.

Elle.—C’est très vrai, mais quand je sors, je danse avec le capitaine Cogleton. Il est si bon danseur!

Lui.—Et vous vous reposez dehors avec lui, je suppose?

Elle.—Oui; y trouvez-vous à redire? Dois-je désormais rester sous le boisseau?

Lui.—De quoi vous parle-t-il?

Elle.—De quoi parlent les hommes quand ils reconduisent les dames à leur place?

Lui.—Heu! je ne sais pas trop! Mais maintenant que me voilà, il faudra vous priver quelque temps de cet enchanteur de Cogleton. Il ne me plaît guère.

Elle, après une pause.—Savez-vous ce que vous avez dit?

Lui.—Je ne suis pas sûr de le savoir. Je ne suis pas de très bonne humeur.

Elle.—Je le vois, je m’en aperçois. Mon sincère et fidèle amant, où sont «votre éternelle constance, votre foi inaltérable, votre respectueux dévouement?» Je me rappelle ces phrases; on dirait que vous les avez oubliées. Je cite un nom d’homme, en passant...

Lui.—Vous en dites bien plus long.

Elle.—Soit, je lui parle d’une danse, peut-être la dernière de ma vie, avant de... avant mon départ, et aussitôt, vous voilà à me témoigner une défiance injurieuse.

Lui.—Je n’ai pas dit un mot.

Elle.—Oh! vous en avez dit bien plus long par sous-entendu. Guy, est-ce là le capital de confiance qui nous servira de point de départ pour notre nouvelle existence?

Lui.—Non, non, naturellement. Je ne voulais pas dire cela. Sur ma parole, sur mon honneur, je ne voulais pas dire cela. Passons, ma chère, passons.

Elle.—Oui, pour cette fois, et aussi pour la suivante, et ainsi de suite pendant des années et des années, jusqu’au jour où je serai hors d’état de m’en offenser. Vous en demandez trop, mon Lancelot..., et vous en savez trop.

Lui.—Comment l’entendez-vous?

Elle.—Cela, c’est une partie du châtiment: c’est qu’il ne saurait y avoir une confiance parfaite entre nous.

Lui.—Pourquoi pas, au nom du Ciel?

Elle.—Chut! C’est bien assez de l’enfer. Interrogez-vous vous-même.

Lui.—Je ne saisis pas.

Elle.—Vous avez en moi une confiance si naturelle, que, quand je regarde un autre homme... Cela ne fait rien. Guy, avez-vous jamais fait la cour à une jeune fille... à une honnête jeune fille?

Lui.—Oui, j’ai quelque idée d’avoir fait ça. Il y a des siècles. C’était aux temps barbares, avant de vous avoir rencontrée, ma chère.

Elle.—Dites-moi comment vous lui avez parlé.

Lui.—Qu’est-ce qu’un homme dit à une jeune fille? Je l’ai oublié.

Elle.Moi, je m’en souviens. Il lui dit qu’il a confiance en elle, qu’il adore le sol qu’elle a foulé de ses pas, qu’il l’aimera, l’honorera, la protégera jusqu’à son dernier jour, et dans cette conviction, elle l’épouse. Du moins, je parle d’une jeune fille qui était sans protection.

Lui.—Eh bien, alors?

Elle.—Et alors, Guy? Et alors il faut à cette jeune fille dix fois plus d’amour et de confiance, et de respect, qu’il n’eût suffi de lui en accorder si elle eût été une simple femme mariée et que l’autre... l’autre existence où elle consent à entrer, doive être simplement supportable. Comprenez-vous?

Lui.—Simplement supportable? Mais ce sera le Paradis.

Elle.—Ah! pouvez-vous me donner tout ce que j’ai demandé?... non pas maintenant, non pas même dans quelques mois, mais quand vous commencerez à songer à ce que vous auriez pu faire si vous aviez conservé votre emploi et votre place, là-bas, dans la Société, quand vous en viendrez à me regarder comme un boulet, un fardeau? C’est alors que j’aurai le plus besoin de cela, Guy, car, dans tout ce vaste monde, je n’aurai plus que vous.

Lui.—Vous êtes un peu nerveuse, ce soir, ma chérie, et vous avez une façon bien dramatique d’envisager la situation. Une fois accomplies les démarches nécessaires devant les tribunaux, il n’y aura plus d’obstacles sur la route du...

Elle.—Du saint état de mariage. Ha! Ha! Ha!

Lui.—Ne riez pas de cette horrible façon.

Elle.—Je ne... Je ne puis... m’en empêcher. N’est-ce pas absurde? Ha! Ha! Ha! Guy, arrêtez-moi vite. Autrement, je rirai jusqu’à ce que nous soyons à l’église.

Lui.—Je vous en supplie, arrêtez-vous. Ne vous donnez pas en spectacle. Qu’est-ce que vous avez?

Elle.—Rien, cela va mieux à présent.

Lui.—Eh bien, tant mieux. Un instant, ma chère. Il y a une petite mèche folle qui s’est échappée de derrière votre oreille droite, et qui se promène sur votre joue. Là!

Elle.—Merci, je crains bien que mon chapeau ne soit aussi un peu de travers.

Lui.—Pourquoi portez-vous ces énormes poignards en guise d’épingles à chapeau. Ils sont assez grands pour tuer un homme.

Elle.—Oh! vous n’allez pas me tuer, j’espère. Vous me le faites entrer dans la tête. Laissez-moi faire. Vous êtes si maladroit!

Lui.—Avez-vous eu beaucoup d’occasions de faire des comparaisons entre nous, dans ce genre de besogne?

Elle.—Guy, quel est mon nom?

Lui.—Je ne comprends pas.

Elle.—Voici mon porte-cartes. Savez-vous lire?

Lui.—Oui, après?

Elle.—Eh bien, voilà la réponse à votre question. Suis-je suffisamment humiliée, ou tenez-vous à me demander s’il y en a encore un autre?

Lui.—Je comprends maintenant. Ma chérie, je n’ai pas eu un seul instant cette idée. Je plaisantais seulement. Voilà! Quelle chance qu’il n’y ait eu personne sur la route. On aurait été scandalisé.

Elle.—On le sera bien davantage avant la fin.

Lui.—Non, pas cela! Je n’aime pas à vous entendre parler ainsi.

Elle.—Homme déraisonnable! Qui donc m’a demandé d’envisager face à face la situation et de l’accepter? Dites moi, est-ce que j’ai l’air d’une mistress Penner? Ai-je l’air d’une coquine? Jurer, ce n’est point dans mes habitudes. Donnez-moi votre parole d’honneur, mon honorable ami, que je ne ressemble point à mistress Buzgago. Voici sa pose, avec les mains jointes derrière la tête. Aimez-vous cela?

Lui.—Ne posez pas!

Elle.—Je ne pose pas. Je suis mistress Buzgago. Écoutez:

Pendant une anné tout entière
Le Régiment n’a pas r’paru,
Au Ministère de la Guerre
On le r’porta comme perdu.
On r’nonçait à retrouver sa trace,
Quand un matin, subitement,
On le vit r’paraître sur la place,
L’Colonel toujours en avant.

Voilà comment elle roule ses rr. Est-ce que je lui ressemble?

Lui.—Non, mais je trouve mauvais que vous persistiez à jouer la cabotine et à chanter de ces choses-là. Où diable avez-vous bien pu ramasser la Chanson du Colonel? Ce n’est pas une chanson de salon. Elle n’est pas convenable.

Elle.—C’est mistress Buzgago qui me l’a apprise. C’est à la fois une chanteuse de salon et une chanteuse de bon ton, et dans deux mois, elle me fermera son salon, et grâce à Dieu, elle n’est pas aussi inconvenante que je le suis. O Guy, Guy! Je voudrais être semblable à certaines femmes et ne pas m’embarrasser de scrupules. Que dit donc Keene? «Savoir porter des cheveux pris à un cadavre et renier le pain qu’on mange.»

Lui.—Je ne suis qu’un homme d’une intelligence limitée, et en ce moment même, me voilà tout abasourdi. Quand vous aurez tout à fait épuisé le bruyant défilé de vos diverses humeurs, dites-le-moi, et je tâcherai de comprendre la dernière.

Elle.—Des humeurs! Guy. Je n’en ai aucune. J’ai seize ans, et vous vingt tout juste, et vous m’avez attendue devant l’école pendant deux heures au froid. Et maintenant je vous ai rencontré, et nous rentrons ensemble à pied à la maison. Cela va-t-il à Votre Majesté Impériale?

Lui.—Non, nous ne sommes pas des enfants. Pourquoi ne pouvez-vous pas être raisonnable?

Elle.—Voilà ce qu’il me demande, au moment où je vais commettre un suicide par amour de lui, et... Oh! je ne tiens pas à faire la Française, à tenir des propos sans suite sur ma mère... Mais vous ai-je jamais dit que j’ai une mère, et un frère qui était mes délices avant mon mariage? Il est marié maintenant. Pouvez-vous vous imaginer le plaisir que va lui donner la nouvelle de cette fugue en duo? Avez-vous parmi les vôtres, quelqu’un, Guy, qui puisse être charmé de ces aventures?

Lui.—Une ou deux personnes. On ne peut faire une omelette sans casser des œufs.

Elle, avec lenteur.—Je n’en vois pas la nécessité.

Lui.—Ah! Que voulez-vous dire?

Elle.—Faut-il que je dise la vérité?

Lui.—Etant donné les circonstances, cela vaudrait tout autant.

Elle.—Guy, j’ai peur.

Lui.—Je croyais que nous nous étions mis d’accord sur tous les points. De quoi avez-vous peur?

Elle.—De vous.

Lui.—Oh! que tout aille au diable! Encore la vieille antienne! Voilà qui est trop fort.

Elle.—De vous.

Lui.—Et puis quoi?

Elle.—Qu’est-ce que vous pensez de moi?

Lui.—C’est tout à fait à côté de la question. Qu’est-ce que vous comptez faire?

Elle.—Je n’ose pas risquer cela. J’ai peur. Si je pouvais me borner à tricher.

Lui.—A la Buzgago? Non merci. C’est le seul point sur lequel il me reste quelque notion d’honneur. Je ne veux pas manger de son sel, tout en le volant. J’entends le razzier ouvertement ou pas du tout.

Elle.—Je n’ai jamais voulu dire autre chose.

Lui.—Alors, dites-moi pourquoi vous vous donnez l’air de ne vouloir pas venir?

Elle.—Ce n’est point un air, Guy. J’ai peur.

Lui.—Expliquez-vous, je vous prie.

Elle.—Cela ne peut pas durer, Guy, cela ne peut pas durer. Vous vous fâcherez, et alors vous jurerez, et puis vous deviendrez jaloux. Puis vous cesserez d’avoir confiance en moi. Vous en êtes déjà là maintenant, et vous, vous serez vous-même le meilleur prétexte à douter. Et moi... qu’est-ce que je ferai? Je ne vaudrai pas mieux que mistress Buzgago, pas mieux que la première venue. Et vous le saurez! Oh! Guy, ne le voyez-vous donc pas?

Lui.—Je vois que vous êtes déraisonnable à désespérer, petite femme.

Elle.—Voilà. Dès que je soulève une objection, vous vous fâchez. Que ferez-vous quand je ne serai plus que votre propriété, une propriété volée. Cela ne se peut, Guy, cela est impossible. Je croyais la chose possible, mais non, elle ne l’est pas. Vous vous lasserez de moi.

Lui.—Je vous dis que non. N’y a-t-il pas moyen de vous le faire comprendre?

Elle.—Allons, est-ce que vous ne voyez rien? Si vous me parlez sur ce ton maintenant, vous me lancerez plus tard d’horribles injures, si je ne fais pas absolument comme vous voudrez. Et si vous étiez cruel envers moi, Guy, où irais-je? où irais-je? Je ne puis compter sur vous, je ne puis compter sur vous.

Lui.—Je devrais, ce me semble, vous dire que je puis avoir confiance en vous. J’en ai d’amples motifs.

Elle.—Ne le dites pas, mon cher, cela me fait souffrir autant que si vous me frappiez.

Lui.—Voilà qui n’est pas des plus plaisant pour moi.

Elle.—Je ne saurais qu’y faire. Je voudrais être morte. Je ne puis avoir confiance en vous, et je n’ai pas confiance en moi. Oh! Guy, laissons tomber la chose et n’y pensons plus.

Lui.—Trop tard maintenant. Je ne vous comprends pas. Je ne le puis pas... et je ne suis pas assez maître de moi pour avoir avec vous un entretien ce soir. Puis-je aller vous voir demain?

Elle.—Oui... Non... Donnez-moi le temps... Après-demain. Je monte ici en rickshaw et je le rencontre chez Peliti. Vous, vous allez monter à cheval.

Lui.—J’irai aussi chez Peliti. J’ai besoin de prendre quelque chose. Mon univers s’écroule sur ma tête, et les étoiles tombent. Qu’est-ce qu’ont donc ces brutes à brailler dans l’ancienne bibliothèque?

Elle.—C’est la répétition pour les chœurs du bal masqué. N’entendez-vous pas la voix de mistress Buzgago? C’est une idée toute nouvelle. Ecoutez...

Mistress Buzgago (dans l’ancienne bibliothèque, con molta espressione):

Gardez en haut, gardez en bas. Margery Daw
A vendu son lit pour coucher sur la paille,
Ne faut-il pas qu’elle soit une sotte, une salope,
Pour vendre son lit et coucher dans la boue.

Le Capitaine Cogleton.—A la place de boue, je mettrai foin. Ça fait meilleur effet.

Lui.—Non, j’ai changé d’idée au sujet de la boisson. Bonsoir, petite dame. Vous verrai-je demain?

Elle.—Ou... Oui! Bonsoir, Guy. Il ne faut pas m’en vouloir.

Lui.—Vous en vouloir! Vous savez que j’ai absolument confiance en vous. Bonne nuit et... Dieu vous bénisse. (Trois secondes après, seule.) Hum! je donnerais quelque chose pour savoir quel est l’autre homme qui est derrière tout cela?

UNE FEMME DE DEUXIÈME CATÉGORIE

«Est fuga, volvitur rota.» Nous allons à la dérive. Où distingue-t-on confusément le port? Un, deux, trois, quatre, cinq font leur partie. C’est quelque chose tant de gagné si le numéro un fournit plus que son écot. Montre-nous-le, Hugues de Saxe-Gotha.

(Maitre Hugues de Saxe-Gotha.)

 

 

—Habillée! Ne venez point me dire que cette femme-là fut jamais habillée de sa vie. Elle se levait debout au milieu de la pièce, pendant que son ayah... non, son mari... c’était certainement un homme... lançait des habits sur elle. Ensuite elle s’est coiffée avec ses doigts et a frotté son chapeau dans la poussière sous le lit. Je sais qu’elle l’a fait. Je le sais tout comme si j’avais été présente à l’orgie. Qui est-elle? demanda mistress Hauksbee.

—Sais pas, dit d’une voix faible mistress Mallowe, vous me donnez la migraine. Je suis malheureuse aujourd’hui. Etayez-moi avec des fondants, réconfortez-moi avec des chocolats, car je suis... N’avez-vous rien apporté de chez Peliti?

—Il faut d’abord répondre à des questions. Vous aurez les sucreries quand vous aurez répondu. Qui est donc, qu’est-ce donc, cette créature? Il y avait au moins une demi-douzaine d’hommes autour d’elle, et on eût dit qu’elle allait s’endormir au milieu d’eux.

—Delville, dit mistress Mallowe, Shady Delville, pour la distinguer de mistress Jim du dit lieu. Elle danse comme elle s’habille, comme un paquet, je crois. Son mari est quelque part du côté de Madras. Allez la voir, si elle vous intéresse tant que cela.

—Qu’ai-je à faire de femmes shigramitiques? Elle a simplement attiré mon attention une minute et je me suis étonnée de l’attraction qu’une femme aussi fagotée peut exercer sur un certain type d’hommes. Je m’attendais à la voir sortir de ses habits jusqu’au moment où j’ai regardé ses yeux.

—Des crochets et des yeux, sûrement, fit mistress Mallowe avec langueur.

—Ne faites pas la maligne, Polly. Vous me donnez mal à la tête; et autour de cette meule de foin, il y avait une troupe d’hommes, un vrai rassemblement.

—Peut-être qu’ils s’attendaient aussi...

—Polly, ne soyez pas rabelaisienne.

Mistress Mallowe se pelotonna confortablement sur le sofa et consacra toute son attention aux bonbons.

Elle et mistress Hauksbee partageaient la même maison à Simla, où ces événements survinrent deux saisons après l’affaire d’Otis Yeere, qui a déjà été contée.

Mistress Hauksbee se dirigea vers la vérandah et jeta de là un coup d’œil sur le Mail, le front tout ridé par la réflexion.

—Bah! fit mistress Hauksbee, vraiment!

—Qu’y a-t-il, dit mistress Mallowe d’une voix endormie.

—Ce paquet... et le Maître de danse... celui auquel je trouve à redire.

—Pourquoi au Maître de danse? C’est un gentleman d’âge moyen, aux tendances peu en faveur, et romanesques, et qui recherche mon amitié.

—Alors résignez-vous à sa perte. Les femmes fagotées sont naturellement collantes, et je m’imagine volontiers que cette bête-là,—comme son chapeau a l’air terrible, vu d’en haut!—doit être particulièrement collante.

—Je lui souhaite de tout mon cœur du succès avec ce Maître de danse, pour ce qui me concerne. Je n’ai jamais pu m’intéresser à un menteur monotone. Le but qu’il poursuit vainement dans son existence est de persuader aux gens qu’il est célibataire.

—Oh! oh! je crois avoir déjà rencontré cette sorte d’homme. Et l’est-il?

—Non, il me l’a confié il y a quelques jours. Pouah! il y a des hommes qu’on devrait tuer.

—Qu’a-t-il fait?

—Il posait pour la plus horrible des horreurs; pour l’homme incompris. Dieu sait si la femme incomprise est assez triste et assez écœurante, mais l’autre sexe...

—Et avec cela gras! Moi, je lui aurais ri au nez. Les hommes me prennent rarement pour confidente. Comment se fait-il qu’ils s’adressent à vous?

—C’est dans le but de produire sur moi de l’effet grâce à leurs antécédents. Protégez-moi contre les hommes à confidences.

—Et pourtant vous les encouragez.

—Que voulez-vous que je fasse? Ils parlent; j’écoute et ils jurent que je sympathise avec eux. Je le sais bien, je témoigne toujours de l’étonnement même quand l’intrigue est la plus vieillotte qu’on puisse rêver.

—Oui, les hommes se montrent si effrontément explicites, dès qu’on leur permet de parler, tandis que les confidences des femmes sont toujours pleines de réserves, de mensonges, excepté quand...

—Excepté quand elles perdent la tête, et quand, vous connaissant depuis une semaine, elles épanchent en vous des secrets inexprimables. Vraiment, quand on y réfléchit, nous en savons bien plus long sur les hommes que sur les personnes de notre propre sexe.

—Et ce qui est extraordinaire, c’est que les hommes se refusent à croire qu’il en est ainsi. Ils prétendent que nous cherchons à cacher quelque chose.

—C’est généralement ce qu’ils font pour leur compte. Hélas! ces chocolats m’écœurent et je n’en ai pas mangé plus d’une douzaine. Je crois que je vais me coucher.

—Alors vous allez engraisser, ma chère. Si vous preniez plus d’exercice, et si vous vous intéressiez d’une manière plus intelligente à votre prochain, vous...

—Seriez aussi aimée que mistress Hauksbee. Vous êtes une chérie de bien des manières, et je vous aime. Vous n’êtes point la femme d’une femme, mais pourquoi vous tourmentez-vous au sujet de simples êtres humains?

—C’est que, faute d’anges qui, j’en suis sûre, sont les êtres les plus monotones, les hommes et les femmes sont les êtres les plus attrayants qu’il y ait au monde, ma chère paresseuse. Je m’intéresse à la Femme fagotée, je m’intéresse au Maître de danse, je m’intéresse au petit Hawley, et je m’intéresse à vous.

—Pourquoi me classer avec le petit Hawley? Il vous appartient en propre.

—Oui, et dans son langage innocent, il déclare que je fais de lui quelque chose de bien. Encore un petit progrès, et quand il aura passé son examen supérieur ou subi toutes les épreuves que les autorités jugeront nécessaire d’exiger de lui, je choisirai une jolie jeune fille, la petite Holt, je pense, et...

A ces mots, elle agita la main d’un geste aérien:

—Ce que mistress Hauksbee aura uni, aucun homme ne sera capable de le désunir. Voilà tout.

—Et quand vous aurez attelé sous le même joug May Holt et l’homme le plus incasable qu’on connaisse à Simla, que vous vous serez acquis la haine éternelle de la maman Holt, que ferez-vous de moi, ô dispensatrice des destinées de l’Univers?

Mistress Hauksbee se laissa tomber dans une chaise basse, devant le feu, et le menton dans sa main, elle considéra mistress Mallowe longtemps et avec attention.

—Je ne sais, dit-elle en hochant la tête, et je ne sais ce que je ferai de vous. Il est évidemment impossible de vous marier à quelque autre. Votre mari y trouverait à redire, et tout bien considéré, l’entreprise pourrait ne pas trop bien tourner. Je crois que je commencerai par vous apprendre à ne plus... comment dire?... «ne plus vous endormir sur les bancs des brasseries et à ne plus ronfler au soleil.»

—C’est assez, je n’aime pas vos citations, elles sont si malignes. Allez au cabinet de lecture, et apportez-moi quelques livres nouveaux.

—Pendant que vous dormez? Non. Si vous ne voulez pas m’accompagner, je vais étendre votre manteau le plus neuf sur la capote de ma voiture, et si quelqu’un me demande ce que je fais là, je répondrai que je le porte chez Phelps pour qu’il trouve à le louer. Je ferai en sorte d’être aperçue par mistress Mac Namara. Allons, prenez vos affaires. Soyez une bonne fille.

Mistress Mallowe obéit en gémissant.

Toutes deux se rendirent au cabinet de lecture, où elles trouvèrent mistress Delville et l’homme auquel on avait donné le sobriquet de Maître de danse.

A ce moment, mistress Mallowe, tout à fait réveillée, retrouva son éloquence.

—La voici, cette créature, dit mistress Hauksbee du ton dont on montre une limace sur la route.

—Non, dit mistress Mallowe, la créature c’est l’homme. Heu! Bonsoir, monsieur Bent, je croyais que vous veniez prendre le thé, cet après-midi.

—Mais n’était-ce pas pour demain? répondit le Maître de danse... J’avais compris... je me figurais... je suis désolé... Comme c’est malheureux!

Mais mistress Mallowe était déjà partie.

—Pour un homme qui s’entend si bien à donner le change, comme vous me l’avez décrit, dit à demi-voix mistress Hauksbee, il me fait l’effet d’un maladroit. Mais voyons, pourquoi aurait-il préféré une promenade avec le paquet à prendre le thé avec nous? Affinités électives, je suppose. Ils sont tous deux fagotés. Polly, jamais je ne pardonnerai à cette femme tant que la terre tournera.

—Je pardonne n’importe quoi à n’importe quelle femme, dit mistress Mallowe. Ce sera un châtiment suffisant pour elle. Quel timbre de vulgarité elle a dans la voix!

La voix de mistress Delville n’était point jolie. Son port était moins gracieux encore, et sa toilette était négligée atrocement. Toutes ces choses-là mistress Mallowe les constata en regardant par-dessus les feuillets de sa Revue.

—Mais qu’y a-t-il donc en elle? dit mistress Hauksbee. Voyez-vous ce que je voulais dire en parlant d’habits qui tombent au hasard. Si j’étais homme, j’aimerais mieux mourir que de me montrer avec un tel paquet de chiffons. Et pourtant elle a de beaux yeux, mais... oh!

—Quoi?

—Elle ne sait pas s’en servir. Sur mon honneur, elle ne sait pas. Regardez, oh! regardez. La négligence, je puis la souffrir, mais l’ignorance, jamais. Cette femme est une sotte.

—Chut! elle va vous entendre.

—Toutes les femmes de Simla sont sottes. Elle croira que je parle d’une autre. Quel couple absolument déplaisant elle fait avec le Maître de danse. Cela me fait penser à une chose. Supposez-vous qu’ils en viennent à danser ensemble?

—Attendez, on verra. Je ne lui envie pas la conversation du Maître de danse, quel répugnant personnage! Sa femme devrait arriver ici le plutôt possible.

—Savez-vous quelque chose sur son compte?

—Rien que ce qu’il m’a appris. C’est peut-être une invention d’un bout à l’autre. Il a épousé une jeune fille élevée à la campagne, je crois, et comme il a une âme honorable, chevaleresque, il m’a dit qu’il se repentait de son marché et la renvoyait le plus souvent possible chez sa mère, une personne qui avait habité dans le Doon depuis les temps les plus anciens dont on se souvienne, et qui va à Mussoorie quand les autres retournent chez eux. La femme est actuellement chez sa mère. Il le dit.

—Des enfants?

—Un seulement, et il parle de sa femme en des termes qui révoltent. Cela me l’a fait prendre en grippe. Et lui, il croyait faire de brillantes épigrammes.

—C’est là un vice particulier aux hommes. Je le déteste parce qu’il ne quitte presque pas un instant les entours de quelque jeune fille, tenant à distance les bons partis. Il ne persécutera plus May Holt, ou je me trompe fort.

—Non, je crois que mistress Delville pourra occuper son attention pendant un certain temps.

—Croyez-vous qu’elle le sait père de famille?

—Elle ne le sait pas par lui. Il m’a fait jurer un secret éternel. C’est pourquoi je vous mets au fait. Connaissez-vous ce type d’homme?

—Non pas intimement, grâce à Dieu. En règle générale, quand un mari se met à me dire du mal de sa femme, le Seigneur, j’imagine, m’inspire une réponse appropriée à sa sottise et nous nous quittons en froid. Je ris.

—Moi, c’est autre chose. Je n’ai pas l’instinct de l’humour.

—Alors, cultivez-le. L’humour a été mon principal soutien pendant tant d’années que je ne les compte plus. Un sens bien cultivé de l’humour sauvera une femme, alors que la religion, l’éducation, les influences domestiques échoueront. Et nous pouvons toujours, à un moment donné, avoir besoin d’être sauvées.

—Est-ce que vous supposez de l’humour à cette Delville?

—Sa toilette l’accuse. Comment une créature qui porte son supplément sous son bras gauche peut-elle avoir la moindre notion de ce qui vous va bien, et à plus forte raison de ce qui fait ressortir votre sottise? Si elle écarte le Maître de danse après l’avoir vu une seule fois danser, je pourrai l’estimer... Autrement...

—Mais est-ce que nous n’allons pas beaucoup trop loin dans nos suppositions, ma chère? Vous avez vu cette femme chez Peliti. Une demi-heure après, vous la retrouverez avec le Maître de danse. Une heure après, vous la rencontrez là-bas, au cabinet de lecture...

—Encore avec le Maître de danse, ne l’oubliez pas.

—Encore avec le Maître de danse, j’en conviens; mais y a-t-il là un motif de vous imaginer que...?

—Je n’imagine rien. Je n’ai aucune imagination. Je suis seulement convaincue que si le Maître de danse éprouve une attraction pour le paquet, c’est qu’il est critiquable de toutes les façons, et qu’elle l’est pour tout le reste. Si je connais l’homme tel que vous l’avez décrit, il tient maintenant sa femme en esclavage.

—Elle a vingt ans de moins que lui.

—Pauvre créature! et en définitive, après qu’il a posé, fait le fanfaron, menti,—il a sous cette moustache en broussailles, une bouche faite uniquement pour le mensonge,—il sera récompensé suivant ses mérites.

Mais mistress Hauksbee, la tête très près du rayon qui supportait les livres, chantonnait à demi-voix:

Qu’est-ce qu’il aura, celui qui aura tué le Daim?

C’était une femme dont rien n’enchaînait la langue.

Un mois plus tard, elle énonça son intention d’aller rendre visite à mistress Delville.

Mistress Hauksbee et mistress Mallowe étaient toutes deux en toilette du matin, et il régnait une grande paix dans ce pays.

—Je devrais y aller telle que je suis, dit mistress Mallowe. Ce serait la complimenter délicatement sur son goût.

Mistress Hauksbee s’étudiait dans un miroir.

—En admettant qu’elle ait une seule fois franchi cette porte, je mettrais cette robe-ci, après toutes les autres, pour lui montrer ce que devrait être une toilette matinale. Cela lui donnerait de la vie. Pour le moment, je prendrai la robe gorge-de-pigeon—doux emblème de jeunesse et d’innocence. Je mettrai aussi mes gants neufs.

—Si vous avez vraiment l’intention d’y aller, la robe couleur de tan clair serait bien assez bonne. Vous savez d’ailleurs que la pluie fait des taches sur la nuance gorge-de-pigeon.

—Cela m’est égal, je puis la rendre jalouse. Du moins je l’essaierai, quoiqu’on ne puisse guère s’y attendre chez une femme qui met sur son amazone une collerette de dentelle.

—Juste ciel! Et quand cela?

—Hier, pour faire cette promenade à cheval avec le Maître de danse. Je les ai rencontrés derrière Jakko et la pluie avait fripé la dentelle. Pour compléter l’effet, elle portait un chapeau terai malpropre, avec l’élastique sous le menton. Je me sentais bien trop contente pour prendre la peine de la mépriser.

—Le petit Hawley vous accompagnait à cheval. Qu’est-ce qu’il pensait?

—Est-ce qu’un gamin remarque jamais ces choses-là? Est-ce qu’il me plairait s’il y faisait attention? Il ouvrait de grands yeux, de la façon la plus blessante, et au moment même où je croyais qu’il avait aperçu l’élastique, il dit: «Il y a je ne sais quoi de très prenant dans cette physionomie.» Je le remis tout de suite à sa place. Je n’approuve point qu’un gamin se laisse prendre à une figure.

—A une figure qui n’est point la vôtre. Je ne serais pas du tout surprise que le petit Hawley allât immédiatement faire une visite.

—Je le lui ai défendu. Qu’elle s’en tienne au Maître de danse et à sa femme quand elle arrivera. Je serais assez curieuse de voir mistress Bent et cette Delville ensemble.

Mistress Hauksbee partit et revint au bout d’une heure, la figure un peu rouge.

—Il n’y a pas de bornes à la perfidie de la jeunesse! J’avais ordonné au petit Hawley de ne point faire cette visite, pour peu qu’il tînt à ma protection. La première personne sur laquelle je tombe,—tomber c’est bien le mot propre,—dans son petit salon rempli de coins sombres, c’est naturellement le petit Hawley. Elle nous a fait attendre dix minutes, et alors elle a apparu telle que si on venait de la sortir de la corbeille au linge sale. Vous savez comment je suis, ma chère, quand on me met hors de moi. Je pris un air supérieur, un air de supériorité écrrrasante. Je levai les yeux au ciel, je n’avais entendu parler de rien... je baissai les yeux sur le tapis et «je ne sus vraiment pas»... «Je jouai avec mon porte-cartes». Je fis un «je m’en étais douté.» Le petit Hawley se tortillait comme une fillette et il me fallut le congeler en lui lançant des regards de travers entre les phrases.

—Et elle?

—Elle était assise, recroquevillée, sur le bord du canapé. Elle faisait de son mieux pour éveiller l’impression qu’elle souffrait du mal d’estomac, pour le moins. Tout ce que je pus faire, ce fut de ne point lui faire de questions sur les symptômes qu’elle ressentait. Lorsque je me levai, elle poussa un grognement tout à fait pareil à celui d’un buffle dans l’eau. Trop paresseuse pour faire un mouvement.

—En êtes-vous certaine?

—Est-ce que je suis aveugle, Polly? Fainéantise, pure fainéantise, pas autre chose,—à moins que ses vêtements ne soient bâtis que de façon à pouvoir s’asseoir dedans. Je suis restée un quart d’heure à essayer de distinguer quelque chose dans l’obscurité, de deviner les détails qui l’entouraient, pendant qu’elle tirait la langue.

—Lu... Lucy!

—Allons, soit, je retire la langue. Pourtant si elle n’a pas fait cela quand j’étais dans la chambre, je suis sûre qu’elle l’a fait une minute après ma sortie. En tout cas, elle était assise en tas et elle grognait. Demandez au petit Hawley, ma chère. Je crois que les grognements devaient passer pour des phrases, mais elle parlait d’une façon si indistincte que je n’en répondrais pas.

—Vous êtes incorrigible, tout simplement.

—Je ne le suis pas. Traitez-moi civilement. Accordez-moi une paix honorable. Ne mettez pas en face de la fenêtre le seul siège disponible, et un enfant pourra manger de la confiture sur mes genoux avant que j’aille à l’église. Mais quand on me parle par grognements, je trouve cela mauvais. N’en feriez-vous pas autant? Est-ce que vous supposez qu’elle communique au Maître de danse ses considérations sur la vie et l’amour au moyen d’une série de «grmphs» modulés?

—Vous accordez trop d’importance au Maître de danse.

—Il est arrivé quand nous partions, et le Paquet est devenu presque cordial, rien qu’en le voyant. Il a eu un sourire gras et s’est mis à circuler d’une façon familière, fort propre à éveiller des soupçons, dans ce chenil mal éclairé.

—Ne soyez pas si dépourvue de charité. Je pardonne tous les péchés, excepté celui-là.

—Ecoutez la voix de l’Histoire. Je me borne à décrire ce que j’ai vu. Quand il est entré, le paquet gisant sur le sofa s’est ranimé un peu. Le petit Hawley et moi, nous sommes sortis. Il a perdu ses illusions, mais j’ai cru de mon devoir de lui faire sévèrement la leçon pour être allé là. Et c’est tout.

—Maintenant, je vous en supplie, laissez en paix la misérable créature et le Maître de danse. Ils ne vous ont jamais fait aucun mal.

—Aucun mal? S’habiller de façon à servir de modèle et de pierre de scandale à la moitié de Simla, et cela pour se trouver en présence de cette personne qui a l’air d’avoir été habillée par la main de Dieu... Ce n’est point que je cherche un seul instant à le déprécier, mais vous savez de quelle façon «tikka-durzie» il habille ces lis des campagnes... Cette personne attire les regards des hommes et même de quelques gens qui ont fort bon goût. N’est-ce pas à vous dégoûter de tout vêtement? Je l’ai dit au petit Hawley.

—Et que vous a répondu ce charmant enfant?

—Il en est devenu d’un rouge! Il s’est mis à regarder au loin vers les collines bleues comme un chérubin en peine. Est-ce que je parle au hasard, Polly? Laissez-moi dire ce que j’ai à dire, et je serai calme. Sans cela, il pourrait bien se faire que je me mette à courir par Simla et à y colporter quelques réflexions originales. En exceptant toujours votre aimable personnalité, il n’y a pas dans tout le pays une seule femme qui me comprenne, quand je suis... Quel est donc le mot exact?

Tête fêlée, suggéra mistress Mallowe.

—C’est cela même. Et maintenant déjeunons. Les exigences de la société vous épuisent, et, comme dit mistress Delville...

A ce point mistress Hauksbee laissa échapper, à la stupeur des khitmagars[E], une succession de grognements qui firent ouvrir de grands yeux surpris à mistress Mallowe.

—Que Dieu nous donne une opinion favorable de nous-mêmes, dit pieusement mistress Hauksbee, revenant à sa langue natale. Eh bien! chez toute autre femme, on aurait trouvé cela vulgaire. Je suis consumée du désir de voir mistress Bent. Je m’attends à des complications.

—Femme d’une seule idée! dit brièvement mistress Mallowe, toutes les complications sont aussi vieilles que les montagnes. J’ai passé par toutes, ou presque toutes, toutes, toutes.

—Et pourtant vous ne comprenez pas que jamais les hommes et les femmes ne se conduisent de la même façon deux fois de suite. Je suis une vieille femme qui a été jeune. Si jamais je repose ma tête sur vos genoux, vous apprendrez, ma grande chère sceptique, que nous ne sommes séparées que par de la gaze; mais jamais, non, jamais, je n’ai cessé de m’intéresser aux hommes et aux femmes. Polly, je veux avoir le cœur net de cette affaire jusqu’à sa fin amère.

—Je vais me coucher, dit mistress Mallowe tranquillement. Je ne me mêle jamais des affaires des hommes et des femmes, tant que je n’y suis pas forcée.

Et elle se retira avec dignité dans sa chambre.

La curiosité de mistress Hauksbee ne fut pas longtemps sans récompense, car mistress Bent arriva à Simla peu de jours après la conversation, qui a été fidèlement rapportée ci-dessus, et elle remonta le Mail au bras de son mari.

—Voyez-vous! disait mistress Hauksbee en se frottant le nez, d’un air pensif. Voilà le dernier anneau de la chaîne, si nous laissons de côté le mari de la Delville, quel qu’il puisse être. Réfléchissons. Les Bent et les Delville habitent le même hôtel, et la Delville est détestée de la Waddy—Vous connaissez la Waddy? C’est un paquet presque aussi gros. La Waddy, de son côté, abomine le Bent mâle, ce qui lui vaudra certainement d’aller en Paradis, si le poids de ses autres péchés ne l’emporte dans la balance.

—Ne soyez pas aussi difficile, dit mistress Mallowe. La figure de mistress Bent me plaît.

—C’est la Waddy que je discute, riposta d’un ton supérieur mistress Hauksbee. La Waddy va entraîner à l’écart la Bent femelle, après avoir emprunté—oui—tout ce qu’elle pourra, depuis des épingles à cheveux jusqu’à des biberons d’enfant. C’est ainsi, ma chère, qu’on vit à l’hôtel. La Waddy contera à la Bent femelle des faits vrais et faux au sujet du Maître de danse et au Paquet.

—Lucy, je vous aimerais mieux si vous n’étiez pas toujours à jeter un coup d’œil dans les chambres des gens.

—Le premier venu peut regarder dans leur salon de réception, et remarquez-le bien, quoi que je fasse, jamais je ne parlerai comme le fera la Waddy. Espérons que le sourire gras du Maître de danse et ses manières de pédagogue adouciront le cœur de la vache qu’est sa femme. Si jamais une bouche dit la vérité, je croirais que la petite mistress Bent est capable, à l’occasion, de se mettre fort en colère.

—Mais quelle raison a-t-elle de se mettre en colère?

—Quelle raison? Le Maître de danse est à lui seul une raison. Comment cela se dit-il: «Si, dans sa vie, se présentent de légères erreurs, regardez-le en face, et alors vous les croirez toutes.» Je suis prête à croire n’importe quoi de défavorable sur le compte du Maître de danse, parce que je le déteste à un point! Et le Paquet s’habille d’une façon si révoltante, si dépourvue de goût...

—Que sans doute elle est, elle aussi, capable de toutes les iniquités? Je préfère toujours avoir sur les gens les opinions les plus favorables. Cela vous évite tant de désagréments.

—Très bien. Quant à moi, j’aime mieux croire le pis. Cela vous économise tant de sympathie mal placée. Et vous pouvez être certaine que la Waddy est de la même opinion que moi.

Mistress Mallowe soupira et ne répondit pas.

Cette conversation se tenait après le dîner, pendant que mistress Hauksbee s’habillait pour aller au bal.

—Je suis trop fatiguée pour y aller, supplia mistress Mallowe.

Et mistress Hauksbee la laissa en paix jusqu’à deux heures du matin, où elle entendit frapper avec insistance à sa porte.

—Ne vous fâchez pas trop, ma chère, dit mistress Hauksbee, mon idiote d’ayah est rentrée à la maison, et comme je compte dormir cette nuit, il n’y a pas une âme qui soit capable de me délacer.

—Oh! voilà qui est trop fort, fit mistress Mallowe d’un ton boudeur.

—Je n’y puis rien. Me voilà devenue une veuve solitaire, abandonnée, ma chère, mais je ne veux pas me coucher avec un corset. Et puis, quelles nouvelles! Oh! délacez-moi, vous serez si bonne, ma chère! Le Paquet... le Maître de danse... Moi et le petit Hawley... vous connaissez la vérandah du Nord?

—Comment m’y prendre si vous tournez tout le temps comme cela, dit mistress Mallowe, en cherchant à défaire le nœud des lacets.

—Oh! je n’y pensais plus. Il faut que je vous conte la chose sans l’aide de vos yeux. Savez-vous que vous avez des yeux charmants, ma chère? Eh bien, pour commencer, j’ai conduit le petit Hawley vers un kala juggah[F].

—S’est-il bien fait prier pour cela?

—Oui, beaucoup. Il y avait des boxes improvisés disposés en kanats[G], et elle était dans le plus rapproché, en train de causer avec lui.

—Qui, lui? Comment? Expliquez-vous.

—Vous savez ce que je veux dire... le Paquet et le Maître de danse. Nous ne perdions pas un mot. Nous avons eu l’aplomb d’écouter, surtout le petit Hawley. Polly, cette femme me plaît tout à fait.

—Voilà qui est intéressant. Comme cela. Maintenant, tournez-vous. Qu’est-il arrivé?

—Un instant. Ah! ah! Comme je me sens soulagée! Je n’aspirais qu’à m’en délivrer pendant la dernière demi-heure, ce qui est de mauvais augure à l’âge que j’ai... Mais, comme je le disais, nous écoutâmes. Nous entendîmes le Paquet parler d’une voix plus traînante que jamais. Elle supprime les g de la fin comme le ferait une serveuse de bar ou un aide de camp de sang bleu. «Voyons, vous commencez à m’aimer un peu trop», disait-elle, et le Maître de danse en convenait en un langage qui m’écœurait presque. Le Paquet réfléchit un instant. Puis, nous l’entendîmes dire: «Voyons, monsieur Bent, pourquoi êtes-vous si atrocement menteur?» Je faillis éclater pendant que le Maître de danse se défendait de cette accusation. On dirait qu’il ne lui avait jamais dit qu’il était marié.

—J’ai dit qu’il n’en soufflerait pas un mot.

—Et elle avait pris cela à cœur, pour des motifs personnels, je suppose. Elle reprit la parole, de sa voix traînante, pendant cinq minutes, lui reprochant sa perfidie sur un ton presque maternel: «Maintenant que vous possédez une charmante petite femme—vous en avez une—elle est dix fois trop bonne pour un gros vieux comme vous, et puis, voyons, vous ne m’avez jamais dit un mot d’elle; j’ai réfléchi à ça un bon bout de temps, et je suis venue à penser que vous êtes un menteur.» N’était-ce pas délicieux? Et le Maître de danse divagua, déraisonna au point que le petit Hawley donna à entendre qu’il allait faire irruption et le battre. Sa voix, quand il est animé par la peur, se tourne en fausset aigu. Le Paquet doit être une femme extraordinaire. Elle expliqua que s’il avait été célibataire, elle aurait pu ne point blâmer son dévouement, mais que, puisqu’il était marié et père d’un charmant bébé, elle le regardait comme un hypocrite. Elle le lui dit deux fois. Et elle finit sa phrase traînante sur ces mots: «Tout ça, je vous le dis parce que votre femme est fâchée contre moi. Je déteste les querelles avec les autres femmes et j’ai de l’affection pour votre femme. Vous savez comment vous vous êtes conduit pendant les six dernières semaines. Vous n’auriez pas dû agir ainsi. Non, vous ne l’auriez pas dû. Vous êtes trop vieux et trop gras.» Pouvez-vous vous imaginer la grimace que faisait le Maître de danse en entendant cela?—«Maintenant, allez-vous-en, dit-elle, je n’ai pas besoin de vous dire ce que je pense de vous, parce que je ne vous trouve pas très chic. Je resterai ici jusqu’à l’autre danse.» Auriez-vous cru que cette créature avait tant d’étoffe que cela?

—Je ne l’ai jamais étudiée d’aussi près que vous l’avez fait. Cela vous a un air peu naturel. Qu’est-il arrivé?

—Le Maître de danse essaya les doux propos, les reproches, le ton badin, le style du lord gardien suprême, et il me fallut positivement pincer le petit Hawley pour le faire se tenir tranquille. Elle poussait un grognement à la fin de chaque phrase, et à la fin, il s’en alla, en jurant tout seul, comme cela se voit dans les romans. Il avait l’air plus déplaisant que jamais. Je me mis à rire. Je l’aime, cette femme, en dépit de sa toilette. Et maintenant, je vais me coucher. Qu’est ce que vous pensez de cela?

—Je ne penserai à rien avant demain matin, dit mistress Mallowe en bâillant. Peut-être disait-elle vrai. Cela leur arrive parfois, par hasard.

Le récit, qu’avait fait mistress Hauksbee de ce qu’elle avait surpris en écoutant aux portes, était embelli, mais vrai au fond.

Pour des raisons qu’elle était seule à connaître, mistress Shady Delville s’était ruée sur M. Bent et l’avait déchiré en morceaux, pour le rejeter loin d’elle, défait, déconcerté, avant de retirer de lui pour toujours la lumière de ses yeux.

Comme il était homme de ressources, et qu’il ne lui avait guère plu, tant s’en faut, d’être qualifié d’homme vieux et gras, il fit comprendre à mistress Bent que, pendant qu’elle était en résidence dans le Doon, il avait été exposé aux incessantes persécutions de mistress Delville.

Il fit et refit ce conte avec tant d’éloquence qu’il finit par y croire, tandis que sa femme s’étonnait des mœurs et coutumes de certaines femmes.

Lorsque l’action languissait, mistress Shady intervenait toujours au bon moment dans le duo conjugal, pour rallumer la flamme affaiblie de la défiance dans l’âme de mistress Bent, et contribuer de toutes les façons à faire régner la paix et le confort dans l’hôtel.

Mistress Bent n’avait pas une existence fort heureuse, car si l’histoire de mistress Waddy était vraie, Bent était, au dire de sa femme, l’homme le plus indigne de confiance qui fût au monde.

A l’en croire lui-même, il avait des manières et une conversation si attrayantes qu’il fallait constamment le tenir à l’œil. Et quand il l’eut, cette surveillance, il se repentit sincèrement de son mariage et négligea sa tenue.

Mistress Delville, seule de l’hôtel, ne changeait pas.

Elle recula sa chaise de six pas vers le bout de la table, et de temps à autre, à la faveur du demi-jour, risqua quelques ouvertures amicales auprès de mistress Bent, qui les repoussa.

—Elle fait cela à cause de moi, donnait à entendre la vertueuse Bent.

—C’est une femme dangereuse et intrigante, ronronnait mistress Waddy.

Et ce qu’il y avait de pis, c’est que tous les autres hôtels de Simla étaient pleins.

*
* *

—Polly, avez-vous peur de la diphtérie?

—De rien au monde, excepté de la petite vérole. La diphtérie vous tue, mais elle ne vous défigure pas. Pourquoi cette question?

—Parce que le petit Bent l’a attrapée. En conséquence, tout l’hôtel est sens dessus dessous. La Waddy a mis «ses cinq petits sur le rail» et pris la fuite. Le Maître de danse a des craintes pour sa précieuse gorge et sa malheureuse petite femme n’a pas la moindre idée de ce qu’il faut faire. Elle a parlé de le mettre dans un bain à la moutarde... pour le croup!

—Où avez-vous appris tout cela?

—A l’instant même, sur le Mail. Le docteur Howlen me l’a dit. Le directeur de l’hôtel accable d’injures les Bent, et les Bent le lui rendent. C’est un couple peu débrouillard.

—Eh bien! qu’avez-vous en tête?

—Ceci... et je sais que c’est une chose bien grave à demander. Vous opposeriez-vous à ce que j’amène ici le petit, avec sa mère?

—A la condition absolue, formelle, que nous ne verrons jamais le Maître de danse.

—Il sera bien trop heureux de se tenir à l’écart. Polly, vous êtes un ange. La femme a vraiment tout à fait perdu la tête.

—Et vous ne savez rien d’elle, insouciante, et vous voulez la soustraire à la risée publique, pour vous assurer une minute de distraction! C’est pourquoi vous risquez votre vie pour l’amour de son moutard. Non, Loo, ce n’est pas moi qui suis l’ange. Je me tiendrai renfermée dans mon appartement, et je l’éviterai. Mais faites comme il vous plaira, dites-moi seulement pourquoi vous agissez ainsi.

Les yeux de mistress Hauksbee prirent plus de douceur. Elle regarda d’abord par la fenêtre, puis elle fixa ses yeux sur mistress Mallowe.

—Je ne sais pas, dit simplement mistress Hauksbee.

—Ah, ma chérie!

—Polly, vous avez failli me déchirer ma frange. Ne recommencez pas sans m’avoir prévenue. Maintenant nous allons veiller à ce que les chambres soient prêtes. Je ne suppose pas que d’un mois on me permette de circuler dans la société.

—Et moi aussi. Grâce à Dieu, je pourrai donc prendre autant de sommeil qu’il m’en faut.

A sa grande surprise, mistress Bent et son bébé furent amenés chez mistress Hauksbee et mistress Mallowe avant même qu’elle se doutât où elle était.

Bent témoigna avec ardeur, avec sincérité, sa reconnaissance, car il avait peur de la contagion, et il espérait en outre que plusieurs semaines passées à l’hôtel en tête à tête avec mistress Delville pourraient aboutir à des explications.

Mistress Bent avait abandonné toute idée de jalousie, dans son angoisse pour la vie de son enfant.

—Nous pouvons vous donner du bon lait, lui dit mistress Hauksbee. Notre maison est bien plus près de celle du docteur que n’est l’hôtel, et vous n’aurez pas l’impression de vivre en quelque sorte dans le camp de l’ennemi. Où est cette bonne mistress Waddy? Il me semble qu’elle était votre amie particulière.

—Tout le monde m’a quittée, dit avec amertume mistress Bent. Mistress Waddy est partie la première. Elle a dit que je devrais être honteuse d’avoir introduit ici des maladies contagieuses, et je suis sûre que ce n’est pas ma faute si la petite Dora...

—Comme c’est beau! roucoula mistress Hauksbee. La Waddy est elle-même une maladie contagieuse «et qui s’attrape plus vite que la peste, et qui fait courir comme une folle celle qui la prend.» Il y a trois ans, j’habitais porte à porte avec elle à l’Élysée. Mais voyez-vous, vous ne nous causerez aucun dérangement, j’ai tapissé toute la maison de draps trempés dans l’acide phénique. C’est une odeur qui vous réconforte, n’est-ce pas? Rappelez-vous que je suis toujours à portée de votre voix, et que mon ayah est à vos ordres quand la vôtre va prendre ses repas, etc., etc. Si vous vous mettez à pleurer, je ne vous pardonnerai jamais.

Dora Bent occupait jour et nuit l’attention impuissante de sa mère.

Le docteur venait trois fois par jour et la maison était empestée partout de l’odeur du liquide de Condy, de l’eau de chlore, et des lavages à l’acide phénique.

Mistress Mallowe restait dans ses appartements. Elle croyait avoir fait assez de sacrifices à la cause de l’humanité, et mistress Hauksbee était plus appréciée comme garde dans la chambre de la malade que la mère qui avait presque perdu la tête.

—Je ne connais rien aux soins à donner aux malades, disait mistress Hauksbee au docteur, mais indiquez-moi ce qu’il faut faire, et je le ferai.

—Empêchez cette femme affolée d’embrasser la petite, et qu’elle se mêle le moins possible des soins, dit le docteur. Je l’expulserais de la chambre de la malade, mais franchement je crois qu’elle mourrait d’inquiétude. Elle est pire qu’inutile et c’est sur vous et sur les ayahs que je compte, souvenez-vous-en.

Mistress Hauksbee accepta cette responsabilité, bien qu’elle eût pour premier effet de dessiner des ronds bistrés sous ses yeux et de la forcer à mettre ses vieux costumes.

Mistress Bent s’accrochait à elle avec une foi plus qu’enfantine.

—Je sais que vous guérirez Dora, n’est-ce pas, disait-elle au moins vingt fois par jour.

A quoi mistress Hauksbee répondait vaillamment:

—Mais naturellement, je la guérirai.

Cependant l’état de Dora ne s’améliorait pas et l’on eût dit que le docteur ne quittait pas la maison.

—Il y a quelque danger que ces choses ne prennent une fâcheuse tournure, dit-il. Je reviendrai demain entre trois et quatre heures du matin.

—Grands Dieux! dit mistress Hauksbee, il ne m’a jamais dit quelle tournure cela pourrait prendre. Mon instruction a été horriblement négligée et je n’ai plus que cette mère affolée pour m’aider.

La nuit se passa lentement.

Mistress Hauksbee sommeillait sur son siège près du feu.

Il y avait bal à la villa du Vice-Roi. Elle en rêva jusqu’au moment où elle eut la sensation que mistress Bent fixait sur elle un regard anxieux.

—Réveillez-vous! Réveillez-vous! Faites quelque chose, criait piteusement mistress Bent. Dora étouffe. Elle va mourir. Voulez-vous la laisser mourir?

Mistress Hauksbee se leva brusquement et se pencha sur le lit.

L’enfant faisait des efforts violents pour respirer, pendant que la mère, désespérée, se tordait les mains.

—Oh! que puis-je faire? Que puis-je faire? Elle ne veut pas rester tranquille, je ne peux pas la maintenir. Pourquoi le docteur n’a-t-il pas dit que cela allait arriver? criait mistress Bent. Est-ce que vous n’allez pas me secourir? Elle se meurt.

—Je... Je n’ai jamais vu mourir un enfant, avant maintenant, balbutia mistress Hauksbee d’une voix faible.

Puis... que nul ne blâme sa défaillance après l’épuisement causé par tant de veilles, elle se laissa aller sur sa chaise en couvrant sa figure de ses mains.

Les ayahs ronflaient tranquillement sur le seuil.

On entendit en bas le bruit de roues d’un rickshaw, une porte s’ouvrir brusquement, un pas lourd sonner dans l’escalier, et mistress Delville, entrant, trouva mistress Bent appelant à grands cris le docteur et courant autour de la pièce.

Mistress Hauksbee se bouchait les oreilles, ensevelissait sa face dans la tapisserie d’un fauteuil, frissonnait de douleur à chaque cri qui partait du lit, et murmurait:

—Dieu merci! je n’ai jamais eu d’enfant. Oh! Dieu merci, je n’ai jamais eu d’enfant.

Mistress Delville regarda un instant vers le lit, prit mistress Bent par les épaules et lui dit avec calme:

—Allez me chercher un caustique. Faites vite.

La mère obéit machinalement.

Mistress Delville s’était penchée sur l’enfant et lui ouvrait la bouche.

—Oh! vous la tuez, cria mistress Bent. Où est le docteur? Laissez-la tranquille.

Mistress Delville resta une minute sans répondre et continua à s’occuper de l’enfant.

—Maintenant le caustique, et tenez une lampe derrière mon épaule. Voulez-vous faire ce qu’on vous dit? La bouteille d’acide, si vous ne savez pas ce que je veux dire.

Mistress Delville se pencha une seconde fois sur l’enfant.

Mistress Hauksbee, se cachant toujours la figure, sanglotait, frissonnait.

Une des ayahs entra d’un pas alourdi par le sommeil pour annoncer en bâillant:

—Docteur Sahib venu.

Mistress Delville tourna la tête.

—Vous arrivez juste à temps, dit-elle. La petite étouffait quand je suis venue et j’ai fait une cautérisation.

—Rien n’indiquait que la trachée fût envahie, lors de la dernière vaporisation. Ce que je craignais, c’était la faiblesse générale, dit le docteur presque à part.

Puis il regarda et dit à demi-voix:

—Vous avez fait ce que je n’aurais pas osé faire sans une consultation.

—Elle se mourait, dit mistress Delville à voix basse. Pouvez-vous quelque chose? Quelle chance que j’aie eu l’idée d’aller au bal!

Mistress Hauksbee leva la tête.

—Est-ce fini? dit-elle d’une voix brisée. Je suis inutile, pire qu’inutile. Que faites-vous ici?

Elle regarda fixement mistress Delville, et mistress Bent, se rendant compte pour la première fois de ce qu’était une Déesse ex machina, la regarda également.

Alors mistress Delville donna des explications, en enflant un long gant sale, et égalisant les plis d’une robe de bal toute froissée et mal faite.

—J’étais au bal, et le docteur y était aussi. Il nous parlait de votre bébé, qui était si malade. Alors je suis partie de très bonne heure. J’ai trouvé votre porte ouverte, et j’ai... J’ai perdu mon petit garçon de cette façon-là il y a six mois... J’ai fait tout ce que j’ai pu pour n’y plus penser... et je suis désolée de m’être ainsi introduite de force, et... de tout ce qui est arrivé.

Mistress Bent faillit crever un œil au docteur avec une lampe, pendant qu’il se penchait sur Dora.

—Enlevez cette lampe, dit le docteur. Je crois que l’enfant s’en tirera, grâce à vous, mistress Delville. Moi, je serais arrivé trop tard... (il s’adressait à mistress Delville). Je n’avais pas l’ombre d’un motif pour m’attendre à cette crise. Cette membrane a dû pousser comme un champignon. Quelqu’une de vous veut-elle m’aider?

Il avait ses raisons pour prononcer cette dernière phrase.

Mistress Hauksbee s’était jetée dans les bras de mistress Delville, où elle pleurait amèrement, et mistress Bent formait avec elles deux un groupe d’une complication peu pittoresque, d’où sortait le bruit d’un grand nombre de sanglots et de baisers échangés au hasard.

—Grand Dieu! j’ai abîmé vos belles roses, dit mistress Hauksbee en retirant sa tête d’un tas d’horreurs en gomme et en calico qui ornaient l’épaule de mistress Delville; et elle courut au docteur.

Mistress Delville ramassa son châle, et sortit gauchement de la pièce, en épongeant ses yeux avec le gant qu’elle n’avait pas encore mis.

—J’ai toujours dit qu’elle était plus qu’une femme, clamait mistress Hauksbee à travers des sanglots convulsifs, et en voilà la preuve.

*
* *

Six semaines plus tard, mistress Bent et Dora étaient retournées à l’hôtel.

Mistress Hauksbee était sortie de la Vallée d’humiliation. Elle avait cessé de se reprocher sa défaillance dans un moment d’urgence et elle se remettait, comme ci-devant, à diriger les affaires de ce monde.

—Ainsi personne n’est mort, et tout marcha comme il fallait, et j’embrassai le Paquet, oui, Polly. Je me sens bien vieillie. Cela se voit à ma figure?

—En règle générale, les baisers ne laissent pas de marque, n’est-ce pas? C’est que vous saviez certes quel avait été le résultat de l’arrivée providentielle du Paquet.

—On devrait lui élever une statue... Seulement il ne se trouverait pas un sculpteur pour oser copier ses jupes.

—Ah! dit tranquillement mistress Mallowe, elle a reçu encore une autre récompense: Le Maître de danse s’est mis à promener ses grâces dans tout Simla et à donner à entendre à chacun que si elle est venue ici, c’est à cause de l’amour éternel qu’elle avait pour lui, pour lui sauver son enfant, et tout Simla le croit.

—Mais mistress Bent...

—Mistress Bent le croit plus fermement que personne. Maintenant elle ne veut pas adresser la parole au Paquet. Ce Maître de danse n’est-il pas un ange?

Mistress Hauksbee éleva la voix et fit rage jusqu’à l’heure du coucher. Les portes des deux chambres à coucher restaient ouvertes.

—Polly, dit une voix partant de l’obscurité, que dit la saison dernière la jeune globe-trotter, quand cette héritière américaine fut jetée hors de son rickshaw en contournant un coude? Quelque qualificatif absurde que fit éclater l’homme qui la ramassa.

—Mufle, répéta mistress Mallowe. Elle dit: mufle d’un ton nasal,—ainsi: quel mufle!

—C’est bien cela, «comme c’est bien d’un mufle.»

—Quoi!

—Tout: les bébés, la diphtérie, mis tress Bent, et le Maître de danse, et moi sanglotant à grand bruit sur une chaise, et le Paquet tombant des nues. Je me demande pourquoi, le vrai pourquoi.

—Hum!

—Qu’est-ce que vous en pensez?

—Ne me le demandez pas. Dormez.

RIEN QU’UN PETIT OFFICIER

... Non seulement imposer par le commandement, mais encore encourager par l’exemple, l’énergie dans l’accomplissement de la tâche et l’endurance persévérante dans les difficultés et les privations que comporte forcément le service militaire.

(Règlement militaire du Bengale.)

 

 

On fit passer à Bobby Wick un examen à Sandhurst.

Avant que sa nomination ne parût à la Gazette, c’était un gentleman, de sorte que quand l’impératrice eut annoncé que le «gentleman cadet Robert Hanna Wick» était affecté comme lieutenant en second aux Queues-Tortillées de Tyneside à Krab Bokhar, il devint officier et gentleman, chose fort enviable.

Les Wicks furent en joie: la maman Wick et tous les petits Wicks tombèrent à genoux et brûlèrent de l’encens en l’honneur de Bobby à raison de ses succès.

Papa Wick avait été, en son temps, commissaire.

Il avait exercé son autorité sur trois millions d’hommes dans la division de Chota-Buldana. Il avait construit de grands ouvrages pour le bien du pays et fait de son mieux pour faire croître deux brins d’herbe là où auparavant il n’en poussait qu’un.

Personne naturellement ne savait rien de cela dans le petit village anglais où il était tout juste le «vieux monsieur Wick» et où on avait oublié qu’il était chevalier de l’ordre de l’Étoile de l’Inde.

Il caressa l’épaule de Bobby et dit:

—Voilà qui est bien, mon garçon.

Et pendant qu’on confectionnait l’uniforme, il y eut une période de joie sans mélange pendant laquelle Bobby figura comme un homme qui a conquis son brevet viril à des parties de tennis où les femmes se pressaient en foule et aux picoteries autour des tasses de thé.

J’irai jusqu’à dire que si les délais pour son arrivée au corps avaient été prolongés, il serait tombé amoureux de plusieurs jeunes personnes à la fois.

Les petits villages de la campagne anglaise sont pleins à regorger de jeunes filles charmantes, parce que tous les jeunes gens s’en vont dans l’Inde chercher fortune.

—L’Inde, disait papa Wick, c’est le bon endroit. J’y ai passé mes trente ans de service et pardieu, je ne demanderais pas mieux que d’y retourner. Quand vous vous trouverez chez les Queues-Tortillées, vous serez au milieu d’amis, s’il en est qui n’aient point oublié Wick de Chota-Buldana, et il y aura des tas de gens qui se montreront obligeants pour vous en l’honneur de notre souvenir. La mère vous en apprendra plus que je ne saurais le faire au sujet de l’équipement. Mais rappelez-vous ceci, Bobby, restez fidèle à votre régiment. Vous verrez bien des gens autour de vous entrer dans l’État-Major et faire toute espèce de service excepté le service du régiment et vous aurez la tentation de les imiter. Or, tant que vous vous tiendrez dans les bornes de votre pension—et je ne me suis pas montré chiche à votre égard,—cramponnez-vous au cordeau, à tout le cordeau, et rien qu’au cordeau. Soyez précautionneux quand il s’agira d’endosser le billet d’un autre jeune fou, et si vous devenez amoureux d’une femme qui ait vingt ans de plus que vous, gardez-vous bien de m’en parler. Voilà tout.

Ce fut avec ces conseils et d’autres également précieux que papa Wick réconforta Bobby avant cette dernière, cette terrible soirée à Portsmouth, où le quartier des officiers contint plus d’habitants qu’il n’en était prévu par les règlements, où les marins en congé se prirent de querelle avec la promotion destinée à l’Inde, et où l’on se livra une bataille acharnée depuis les portes du Dockyard jusqu’aux taudis de Longport, pendant que les coureuses descendues de Fratton venaient égratigner les figures des officiers de la Reine.

Bobby Wick, une vilaine contusion sur son nez piqué de taches de rousseur, un détachement d’hommes malades et peu solides à faire manœuvrer à bord sous ses ordres, chargé de pourvoir au confort de cinquante femmes hargneuses, n’eut guère le temps d’éprouver de la nostalgie jusqu’au jour où le Malabar arriva au milieu du Canal, et où ses émotions doublèrent grâce à une petite visite des gardes de douane et à un grand nombre d’autres affaires.

Les Queues-Tortillées étaient un régiment tout à fait original.

Ceux qui les connaissaient les disaient pourris de morgue. Mais leur réserve et leur hauteur n’étaient en fait qu’une diplomatie protectrice.

Environ cinq ans auparavant, le colonel, qui les commandait, avait regardé bien dans les yeux sept gros et gras jeunes officiers qui avaient tous sollicité d’entrer dans l’état-major, et leur avait demandé pourquoi, de par les trois Étoiles, lui, commandant de l’infanterie, serait chargé d’élever des nourrissons pour ce corps de vide-bouteilles ou l’on portait des éperons de modèle défendu, ou l’on montait des bourriques fourbues, alors que les régiments noirs présentaient de grands vides et étaient laissés à l’abandon.

C’était un homme rude, un terrible homme.

En conséquence, les autres firent réaction. Ils employèrent la queue de billard comme moyen d’expression de l’opinion publique; si bien qu’enfin le bruit se répandit au loin que les jeunes gens qui entendaient se servir des Queues-Tortillées comme d’une échelle pour grimper à l’état-major, avaient à traverser des épreuves nombreuses et variées.

Certes un régiment a, autant qu’une femme, le droit de garder pour lui ses secrets.

Quand Bobby fut arrivé de Deolali et eut pris sa place parmi les Queues-Tortillées, on lui donna à entendre avec douceur, mais avec fermeté, que son régiment était pour lui un père, une mère, une épouse unie par des liens indissolubles et qu’il n’existait sous la voûte céleste aucun crime plus noir que celui de faire honte au régiment, qui était le régiment où l’on tirait le mieux, où on faisait le mieux l’exercice, où on était le mieux tenu, le régiment le plus brave, le plus illustre, et sous tous les rapports le plus admirable des régiments qu’il y eût dans les limites des Sept mers.

On lui apprit les légendes de la Vaisselle du mess, des grands Dieux en or, à figure grimaçante, qui provenaient du Palais d’Été de Pékin, jusqu’à celle de la tabatière de corne de Markhor montée en argent qui avait été offerte par le dernier commandant en chef du régiment (celui-là qui avait interpellé les sept subalternes). Et chacune de ces légendes parlait de batailles livrées à de grandes inégalités numériques, sans crainte, sans secours; d’hospitalité universelle comme celle de l’Arabe, d’honneur conquis sur des routes bien pénibles, sans autre ambition que l’honneur même, d’un dévouement ardent, aveugle pour le régiment, ce régiment qui exige les vies de tous et vit indéfiniment.

Plus d’une fois aussi il se trouva officiellement en contact avec le drapeau du régiment, qui ressemblait à la bordure d’un chapeau de maçon au bout d’un bâton déchiqueté.

Bobby ne se mit point à genoux pour l’adorer, parce que les jeunes officiers anglais ne sont point faits de cette façon.

Et même il se permettait de le trouver lourd à porter, au moment où ce drapeau répandait partout le respect et d’autres sentiments plus nobles encore.

Mais la meilleure des occasions, ce fut quand il fit une marche en bon ordre avec les Queues-Tortillées, pour une revue, à la pointe d’un jour de novembre.

En retranchant les hommes de service et les malades, le régiment comptait mille quatre-vingts hommes, et Bobby était du nombre, car n’était-il pas un jeune officier appartenant à la Ligne—à toute la Ligne, rien qu’à la Ligne, ainsi que l’attestait le bruit sourd de deux mille cent-soixante bottes d’ordonnance?

Il n’eût pas changé son emploi avec Deighton, de la Batterie à cheval, qui tournoyait dans une colonne de fumée, au cri poussé en chœur de «Fort à droite! Fort à gauche!» ni avec Hogan Yale, des hussards blancs, menant son escadron à toute la vitesse possible, quand même on eût jeté dans la balance le prix des fers de chevaux; ni avec «Tick» Boileau, qui s’évertuait à durer jusqu’à ce qu’il eût conquis l’éclatant turban rouge et or, pendant que les guêpes de la cavalerie du Bengale allongeaient leur galop à la suite des hussards blancs de Galles, si longs, si flemmards.

On se battit pendant toute la claire et fraîche journée.

Bobby sentait un petit frisson lui parcourir l’épine dorsale, quand il entendait le tintement métallique des cartouches vides tombant des culasses après le grondement d’une volée, car il savait qu’un jour ou l’autre, il entendrait ce son pour tout de bon.

La revue se termina par une brillante poursuite à travers la plaine, les batteries tonnant après la cavalerie, à la grande indignation des hussards blancs, les Queues-Tortillées de la Tyne pourchassant un régiment sickh jusqu’à ce que les longs et nerveux Singhs fussent pantelants d’épuisement.

Bobby était couvert de poussière et de sueur de la tête aux pieds, bien avant midi; mais son enthousiasme n’était point diminué, il n’était que concentré en un foyer.

Il revint s’asseoir aux pieds de Revere, le patron, c’est-à-dire le capitaine de sa compagnie, pour se faire instruire dans l’art sombre et mystérieux de manier les hommes, art qui forme une très grande partie de l’art militaire.

—Si vous n’avez pas goût à la chose, disait Revere entre les bouffées de son cigare, vous n’arriverez jamais à saisir le joint, mais rappelez-vous-le, Bobby, ce n’est point par le bon exercice, quoique l’exercice soit presque tout, qu’on fait traverser l’Enfer à un régiment, et qu’on le fait sortir par l’autre bout. C’est l’homme qui sait mener,—mener les hommes, mener des chèvres, mener des porcs, mener des chiens, etc.

—Dormer, par exemple, dit Bobby. Je crois qu’il rentre dans la catégorie des meneurs d’imbéciles. Il boude comme une chouette malade.

—C’est en quoi vous faites erreur, mon fils. Dormer n’est pas encore un imbécile, mais c’est un soldat diablement sale, et le caporal de sa chambrée se gausse de ses chaussures avant l’inspection du paquetage. Dormer, qui est aux deux tiers une brute, va dans un coin et grogne.

—Comment savez-vous cela? dit Bobby avec admiration.

—Parce qu’un commandant de compagnie doit savoir ces choses,—et que s’il ne les sait pas, il peut se faire qu’un crime,—ou un assassinat,—se complote sous son nez, sans qu’il en aperçoive aucun indice.

On est en train de casser les reins à Dormer,—tout gros qu’il est,—et il n’a pas assez d’esprit pour s’en fâcher. Il s’est mis à se pocharder en douce, et, Bobby, quand celui qui sert de tête de turc à une chambrée se met à boire ou à bouder, il est nécessaire de prendre des mesures pour l’arracher à lui-même.

—Quelles mesures? On ne peut pourtant pas passer tout son temps à dorloter ses hommes?

—Non, les hommes ne seraient pas longs à vous montrer qu’ils se passeraient bien de vous. Vous voilà obligé de...

A ce moment, le sergent porte-drapeau entra avec des papiers. Bobby réfléchit un instant pendant que Revere examinait les états de la compagnie.

—Est-ce que Dormer fait quelque chose, sergent? demanda Bobby du même ton que s’il continuait une conversation interrompue.

—Non, monsieur, il fait son service comme un automate, dit le sergent qui aimait à employer les grands mots. Un sale soldat, celui-là, et qui a toute sa solde retenue pour un équipement neuf. Le sien est tout couvert d’écailles.

—D’écailles? Quelles écailles?

—Des écailles de poisson, monsieur. Il est toujours à fourrager dans la rivière et à nettoyer ces poissons, ces muchly, avec ses pouces.

Revere était toujours absorbé par l’examen des papiers de la compagnie, et le sergent, qui avait pour Bobby une affection sévère, reprit:

—Il y va généralement quand il est tout à fait plein. Vous m’excuserez de dire ça, monsieur, et on dit que plus il est raide... c’est-à-dire plus il est pochard... plus il prend de poisson. On l’appelle dans la compagnie le marchand de marée toqué.

Revere signa le dernier papier et le sergent s’en alla.

—C’est là un sale amusement, se dit Bobby.

Puis, s’adressant à Revere:

—Avez-vous réellement des inquiétudes au sujet de Dormer?

—Quelque peu. Vous voyez, il n’est jamais assez fou pour qu’on l’envoie à l’hôpital, jamais assez ivre pour qu’on le fiche dedans, mais il peut s’allumer à chaque minute, maintenant qu’il est toujours à ruminer, à bouder. Si on lui témoigne quelque intérêt, il s’en offusque, et la seule fois que je l’ai emmené au tir, il a failli me tuer d’un coup de feu par accident.

—Je pêche, dit Bobby en faisant la grimace, je loue un bateau de paysan, et je descends le fleuve depuis jeudi jusqu’à dimanche, et j’emmène l’aimable Dormer, si vous pouvez vous passer de nous deux.

—Quel étonnant nigaud vous me faites! dit Revere, qui avait néanmoins dans le cœur des termes bien autrement agréables.

Bobby, capitaine d’un dhoni[H], ayant pour matelot le soldat Dormer, descendit le fleuve un jeudi matin, le simple soldat à la proue, l’officier au gouvernail.

Le simple soldat regardait d’un air embarrassé l’officier, qui respecta la réserve du simple soldat.

Au bout de six heures, Dormer se dirigea vers la poupe, salua, et dit:

—Vous demande pardon, monsieur, mais avez-vous jamais été sur le canal de Durham?

—Non, dit Bobby Wick; venez manger un morceau.

Ils mangèrent en silence.

Comme le soir approchait, le soldat Dormer eut un accès, se mit à parler tout seul:

—J’étais sur le canal de Durham, un soir tout à fait comme celui-ci,—la semaine prochaine, il y aura tout juste douze mois,—et je laissais traîner mes pieds dans l’eau...

Il se mit à fumer, et ne dit plus un mot jusqu’à l’heure du coucher.

La baguette magique de l’aurore teignit les bords gris du fleuve en nuances de pourpre, d’or et d’opale. On eût dit que le lourd dhoni avançait à travers les splendeurs d’un ciel nouveau.

Le soldat Dormer sortit la tête de la couverture et contempla les magnificences qui se déployaient en aval autour de lui.

—Eh bien, le diable m’emporte les yeux, dit le soldat Dormer, dans un murmure plein de respect. C’est comme qui dirait un tableau superbe.

Pendant tout le jour il resta muet, mais il se couvrit de sang et de saleté en nettoyant un gros poisson.

Le bateau revint le samedi soir. Dormer avait lutté depuis midi avec son langage. Quand les lignes et les bagages eurent été débarqués, il retrouva la parole:

—Vous demande pardon, monsieur, mais ça ne vous ferait-il rien que je vous serre la main?

—Je n’ai rien contre, certes, dit Bobby, en tendant la main en conséquence.

Dormer retourna à la caserne, et Bobby au mess.

—Il avait besoin d’un peu de tranquillité et de pêche, je crois. Par ma tante, c’est un animal de l’espèce la plus sale. L’avez-vous jamais vu écailler un de ces poissons muckly avec ses pouces?

—En tout cas, dit Revere, trois semaines plus tard, il fait de son mieux pour tenir ses affaires propres.

A la fin du printemps, Bobby se joignit à la cohue qui se bousculait pour avoir des congés à passer dans la montagne, et il fut aussi charmé que surpris d’obtenir trois mois.

—C’est un garçon aussi parfait que je pouvais le désirer, dit Revere, plein d’admiration.

—Le meilleur de la fournée, dit l’adjudant au colonel. Faites marquer le pas à ce nigaud de Porkiss, monsieur, et dites à Revere de le pousser.

Bobby partit donc pour Simla Pahar avec une caisse de tôle bien garnie de superbes costumes.

—Le fils de Wick,—du père Wick, de Chota Buldana?...—Invitez-le à dîner, ma chère, dirent les anciens.

—Quel charmant garçon! dirent les matrones et les jeunes filles.

—Une garnison de première classe, Simla.—Oh! c’est crevant, s’écria Bobby Wick, en se commandant une paire de pantalons blancs en treillis, à cette occasion.

«Nous sommes dans une mauvaise voie, écrivait Revere à Bobby au bout de deux mois. Depuis votre départ le régiment a pris les fièvres. Il en est littéralement pourri—deux cents à l’hôpital, cent à la chambrée, occupés à boire pour chasser la fièvre, et à la revue, les compagnies fortes de seize hommes.

«Il y a peut-être plus de maladies dans les villages à quelque distance que je ne voudrais, mais je suis tellement couvert de pustules, que je songe à me pendre.

«Qu’est-ce que ce bruit qui court, il paraît que vous courtisez une certaine miss Haverley! Rien de sérieux, j’espère. Vous êtes bien trop jeune pour vous attacher au cou des meules du moulin et le colonel vous débarrassera de cette idée en un tour de main, si vous faites cette tentative.»

Ce ne fut pas le colonel qui ramena Bobby de Simla, ce fut un commandant qui inspirait bien autrement de respect.

La maladie qui régnait dans les villages d’alentour se répandit.

Le bazar fut consigné à la troupe et alors arriva la nouvelle que les Queues-Tortillées allaient être campés sous la tente.

Le message vola aux Stations des montagnes:

«Choléra; congés interrompus; officiers rappelés.»

Hélas! adieu aux gants blancs, aux malles de fer blanc bien étanches, adieu aux promenades à cheval, aux bals, aux parties de campagne futures, aux amourettes ébauchées, aux dettes impayées.

Les jeunes officiers durent partir sans hésitation, sans faire de question, à toute la vitesse qu’on pouvait obtenir d’un tonga[I] ou d’un poney au galop, retourner à leurs régiments respectifs, comme s’ils couraient se marier.

Bobby reçut ses ordres de rappel en revenant d’un bal à la villa du vice-roi, où il avait...

La petite Haverley fut seule à savoir ce qu’avait dit Bobby, ou combien de valses il avait demandées pour le prochain bal.

A six heures du matin, on vit Bobby au bureau des tongas par une pluie battante.

Il avait encore aux oreilles le tourbillon de la dernière valse, et dans le cerveau une ivresse qui n’était due ni au vin, ni à la valse.

—Brave homme! cria à travers le brouillard Deighton, de la batterie à cheval. Où avez-vous déniché ce tonga? Je pars avec vous. Oh! j’ai une tête et demie. Moi, je n’ai pas veillé toute la nuit. On dit que la batterie est terriblement malade.

Et il se mit à fredonner douloureusement:

Laissez le... chose... ou comment cela s’appelle-t-il?
Laissez le troupeau sans abri,
Laissez le cadavre sans sépulture,
Laissez la fiancée devant l’autel.

Par ma foi, il sera plutôt question de cadavre que de fiancée, dans ce voyage. Montez, Bobby. En route, cocher.

Sur le quai d’embarquement d’Umballah, un groupe d’officiers discutaient sur les dernières nouvelles du cantonnement atteint, et ce fut là que Bobby apprit la situation réelle des Queues-Tortillées.

—Ils sont allés camper sous la tente, dit un major âgé, rappelé des tables de whist de Mussoorie, auprès d’un régiment indigène malade, ils sont allés camper sous la tente avec deux cent dix malades dans des voitures. Deux cent dix cas de fièvre seulement, et le reste avait l’air de fantômes qui auraient mal aux yeux. Un régiment de Madras aurait pu leur passer à travers le corps.

—Mais ils étaient aussi bien portants que de gros pères quand je les ai quittés.

—Alors vous ferez mieux de rejoindre votre régiment pour les remettre dans l’état où vous les avez quittés, répondit brutalement le major.

Bobby posa son front contre la vitre brouillée par la pluie, pendant que le train roulait lourdement à travers le Doon tout détrempé et il pria pour la santé des Queues-Tortillées de la Tyne.

Nainé Tal avait envoyé son contingent avec toute la hâte possible.

Les poneys de la route de Dalhousie arrivèrent tout fumants, d’une allure incertaine, à Pathankot.

On les avait poussés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces.

Pendant ce temps, la Malle de Calcutta expédiait des nuages de Darjeeling le dernier retardataire de la petite armée qui avait à livrer bataille, une bataille où le vainqueur ne devait gagner ni honneur ni médaille, contre un ennemi qui n’était ni plus ni moins que «la maladie qui tue en plein air».

Chaque officier, en faisant constater sa rentrée, disait: «C’est une mauvaise affaire» et allait aussitôt à ses quartiers, car chaque régiment, chaque batterie était sous la tente, où la Maladie lui tenait compagnie.

Bobby se fraya passage à travers la pluie jusqu’au mess improvisé des Queues-Tortillées et Revere faillit se jeter au cou du jeune homme tant il était joyeux de revoir cette laide et florissante physionomie.

—Veillez à ce qu’ils soient constamment distraits, intéressés, dit Revere. Ils se sont mis à boire, ces pauvres sots, après les deux premiers cas, et ça n’a point amélioré les choses. Oh! quelle chance de vous ravoir, Bobby! Porkiss est un... mais peu importe!

Deighton vint du camp de l’Artillerie prendre part à un dîner morne, au mess, et contribua à l’accablement général en pleurant presque sur l’état de sa bien-aimée batterie.

Porkiss s’oublia au point d’insinuer que la présence des officiers ne pouvait faire aucun bien, et que le meilleur parti à prendre était d’envoyer le régiment entier à l’hôpital, «pour que les médecins s’en chargent.»

Porkiss était démoralisé par la frayeur et ne retrouva point la paix de l’esprit quand Revere dit froidement:

—Oh! plutôt vous partirez, mieux cela vaudra, si c’est là votre façon de penser. La première école publique venue peut m’envoyer cinquante gars solides, à votre place, mais il faut du temps, Porkiss, il faut de l’argent, il faut se donner assez de mal pour faire un régiment. Supposons que vous soyez la personne à cause de laquelle nous allons en campement, eh!

Sur cela, Porkiss fut pris d’une grande crainte qui le glaça et qu’une exposition à une pluie torrentielle n’était guère propre à calmer.

Deux jours plus tard, il quitta ce monde pour un autre, où l’on tient grand compte des faiblesses de la chair, à ce que les hommes se plaisent à espérer.

Le sergent-major du régiment jeta un regard ennuyé à travers la tente du mess des sergents, quand on apporta cette nouvelle.

—C’est le pire d’entre eux qui part, dit-il, la maladie prendra le meilleur, et alors plaise à Dieu qu’elle s’arrête.

Les sergents restèrent silencieux.

L’un d’eux finit par dire:

—Ça ne peut être lui.

Et tout le monde comprit de qui Travis voulait parler.

Bobby Wick traversa comme un ouragan les tentes de sa compagnie, distribuant des encouragements, des reproches, des flatteries autant que les règlements le permettaient, blaguant ceux qui se laissaient aller, saluant le bruit qui se faisait entendre à l’aube humide, ce qui annonçait une interruption dans l’état du temps, recommandant la bonne humeur à ses hommes, en disant qu’ils seraient bientôt au bout de leurs peines.

Il parcourait sur son poney bai brun les environs du camp, ramenait les hommes qui, avec cette perversité naturelle des soldats anglais, s’entêtaient à errer dans les villages atteints, ou se désaltéraient copieusement dans les mares d’eau de pluie.

Il réconfortait ceux que frappait la panique et employait pour cela un rude langage.

Plus d’une fois il soigna les malades qui n’avaient pas d’amis, ceux qui n’avaient point de «pays».

Il organisa avec des banjos et du liège brûlé des concerts où les talents du régiment trouvaient l’occasion de se manifester entièrement.

En un mot, il jouait, selon sa propre expression, «à la chèvre folle dans le jardin».

—Vous valez une demi-douzaine de nous, Bobby, dit Revere dans un mouvement d’enthousiasme. Comment faites-vous pour y tenir?

Bobby ne répondit pas, mais si Revere avait regardé dans la poche intérieure du jeune homme, il y aurait vu une liasse de lettres mal écrites qui contenaient peut-être le secret de cette endurance.

Chaque jour Bobby recevait une de ces lettres.

L’orthographe n’en était pas irréprochable, mais les sentiments devaient être extrêmement satisfaisants, car, après les avoir reçues, Bobby devenait d’une douceur extraordinaire, et il était sujet pensant quelques instants à une aimable distraction.

Puis secouant sa tête rase, il reprenait avec ardeur sa besogne.

Par quel pouvoir s’était-il attaché les cœurs des hommes les plus frustes? Et les Queues-Tortillées comptaient dans leurs rangs plus d’un diamant brut!

C’était un mystère pour le commandant comme pour le colonel qui apprit du chapelain du régiment qu’on recourait à Bobby avec bien plus d’empressement, dans les tentes d’hôpital, qu’au révérend John Emery.

—Il paraît que les hommes vous affectionnent. Est-ce que vous êtes souvent dans les hôpitaux? dit le colonel en faisant sa ronde quotidienne et en ordonnant aux hommes de se bien porter, et cela avec une brusquerie qui dissimulait mal sa peine.

—Quelque peu, monsieur, dit Bobby.

—A votre place, je n’irais pas si souvent. On dit que ce n’est pas contagieux, mais à quoi bon courir des dangers sans nécessité? Vous n’êtes pas de ceux dont nous pouvons nous priver.

Six jours plus tard, le courrier de la poste avait toutes les peines du monde à arriver jusqu’au camp, en barbotant dans la vase, et à apporter les paquets de lettres, car la pluie tombait à torrents.

Bobby reçut une lettre, l’emporta sous sa tente, et après avoir combiné d’une manière satisfaisante le programme des concerts pour la semaine suivante, il se mit en devoir d’y répondre.

Pendant une heure sa main inexpérimentée courut sur le papier, et quand le sentiment dépassait le niveau du flux normal, Bobby tirait la langue et soufflait bruyamment.

Il n’avait pas l’habitude d’écrire des lettres.

—Vous demande pardon, dit une voix à la porte de la tente, mais il y a que Dormer est terriblement mal, monsieur, et on l’a emporté.

—Que le diable emporte Dormer, et vous aussi! dit Bobby en passant le papier-buvard sur la lettre à moitié écrite. Dites-lui que j’irai demain matin.

—C’est qu’il est bien mal, monsieur, dit la voix avec quelque hésitation.

On entendit un craquement de grosses bottes qui ne veulent pas prendre un parti.

—Eh bien! dit Bobby impatienté.

—Il s’excuse d’avance de ce qu’il prend la liberté de vous dire que si vous vouliez bien venir à son aide, monsieur, si...

Tattoo loo. Prenez mon poney. Non, entrez, mettez-vous à l’abri de la pluie pendant que je fais mes préparatifs. Quels gens assommants vous me faites. Voici le brandy. Buvez-en un peu. Vous en avez besoin. Suivez-moi de près et dites-moi si je vais trop vite.

Fortifié par quatre doigts de goutte qu’il absorba sans cligner les yeux, le planton de l’hôpital suivit sans retard le poney qui glissait dans la vase, s’en couvrait malgré son dégoût, et qui finit par arriver tant bien que mal à la tente servant d’hôpital.

C’était évident. Ce soldat Dormer était horriblement bas.

Il venait d’entrer dans cette phase d’affaissement qui n’est guère agréable à regarder.

—Qu’est-ce qu’il y a, Dormer? dit Bobby en se penchant sur l’homme. Vous ne vous en irez pas pour cette fois. Vous devez m’accompagner encore une ou deux fois à la pêche.

Les lèvres bleuies s’entr’ouvrirent pour laisser échapper comme l’ombre d’un murmure:

—Vous demande pardon, monsieur, mais... Est-ce que ça ne vous ferait rien de me tenir la main?

Bobby s’assit sur le bord du lit, et la main, froide comme la glace, se serra sur la sienne comme un étau, en faisant entrer dans la chair une bague de dame qui était au petit doigt.

Bobby serra les lèvres et attendit, l’eau coulant au bas de ses pantalons.

Une heure s’écoula et la pression de la main de l’autre ne diminuait pas, la physionomie de la figure tirée ne se modifiait pas.

Bobby, avec une adresse infinie, parvint à allumer un cigare de la main gauche, car son bras droit était engourdi jusqu’au coude, et il prit son parti d’une nuit de souffrance.

A l’aube, on vit un jeune officier à la figure très pâle, assis sur le bord de la couchette d’un malade, et sur le seuil, un docteur qui l’apostrophait en des termes qu’on ne saurait imprimer.

—Vous êtes resté là toute la nuit, jeune âne, disait le docteur.

—Oui, ou peu s’en faut. Il s’est glacé sur moi.

La bouche de Dormer s’ouvrit avec un bruit de ressort. Il tourna la tête et soupira. La main close se détendit, et le bras de Bobby retomba inerte à son côté.

—Il se remettra, dit tranquillement le docteur. Ça doit avoir agi comme un révulsif pendant toute la nuit. Est-ce que vous vous attendez à des félicitations pour ce résultat?

—Oh! Peuh! dit Bobby, je croyais l’homme trépassé depuis longtemps, et seulement... seulement, je ne tenais pas à retirer ma main. Frictionnez-moi le bras, vous serez un bon garçon. Quelle poigne il avait, cet animal! Je suis glacé jusqu’à la moelle.

Et il sortit de la tente en frissonnant.

Le soldat Dormer fut autorisé à fêter avec des liqueurs fortes son retour de l’autre monde.

Quatre jours après, assis sur le bout de sa couchette, il disait d’une voix douce aux malades:

—Ça me ferait bien plaisir de lui parler. Oh! oui.

Mais cette fois Bobby était occupé à lire une autre lettre.

Il avait un correspondant plus exact que nul autre au camp.

A ce moment même, il allait écrire que la maladie avait perdu toute sa gravité, et que dans une semaine au plus elle aurait disparu.

Il ne songeait certes pas à dire que le froid glacial de la main d’un malade semblait avoir pénétré jusqu’à ce cœur dont il faisait valoir avec tant de soin les facultés aimantes.

Il était sur le point de joindre à la lettre le programme illustré du concert prochain dont il était assez fier.

Il comptait enfin écrire sur bien d’autres sujets qui ne nous regardent point et, sans doute, il l’aurait fait sans la légère migraine qui le rendit mélancolique et taciturne au mess.

—Vous vous surmenez, Bobby, dit son patron. Vous pourriez bien nous laisser l’honneur de faire quelque chose. Vous marchez, comme si vous étiez le mess à vous tout seul.

—Je veux bien, dit Bobby. D’ailleurs je me sens comme abattu.

Revere l’examina avec inquiétude, mais ne dit rien.

Cette nuit, on vit aller et venir des lanternes dans le camp.

Il se répandit un bruit qui fit lever les hommes de leurs couchettes et les amena à l’entrée des tentes.

On entendit patauger les pieds nus des porteurs de litière et le galop d’un cheval.

—Qu’y a-t-il? demanda-t-on de vingt tentes.

Et de vingt tentes jaillit cette réponse:

—C’est Wick qui est sur le flanc.

On apporta la nouvelle à Revere et il grogna:

—N’importe lequel, pourvu que ce ne fût point Bobby, cela me serait égal. Le sergent-major avait raison:

—Cette fois je pars, dit Bobby d’une voix éteinte, pendant qu’on le soulevait de la litière. Je pars.

Puis d’un air de conviction suprême:

—Vous voyez, je ne peux pas.

—Non, ou j’y perdrai mon latin, répliqua le chirurgien-major, qu’on avait envoyé chercher en toute hâte au mess où il dînait.

Lui et le chirurgien du régiment luttèrent ensemble contre la mort pour la vie de Bobby Wick.

Leur œuvre fut interrompue par une apparition en capote gris bleu qui contempla le lit avec épouvante et cria: «Oh! mon Dieu, ça ne peut pas être lui», jusqu’au moment où un infirmier indigné la chassa.

Si des soins humains et le désir de vivre avaient pu faire quelque chose, Bobby Wick aurait été sauvé.

Dans l’état où il était, il tint bon pendant trois jours et le front du chirurgien-major s’éclaircit:

—Nous le sauverons encore, dit-il.

Et le chirurgien, qui avait le cœur très jeune, bien qu’il eût le rang de capitaine, sortit tout joyeux et alla danser dans la boue.

—Je ne pars pas cette fois, murmura vaillamment Bobby Wick à la fin du troisième jour.

—Bravo! dit le chirurgien-major. Bobby, c’est la meilleure manière d’envisager la chose.

Vers le soir, une nuance grise s’étendit autour de la bouche de Bobby, et il tourna la tête d’un air très fatigué vers la paroi de la tente.

Le chirurgien-major fronça le sourcil.

—Je suis terriblement fatigué, dit Bobby d’une voix languissante. Pourquoi me persécuter de remèdes? Je n’en ai pas besoin... Qu’on me laisse en paix.

Le désir de vivre avait disparu et Bobby était content de s’en aller à la dérive, emporté par le reflux de la mort.

—Mauvais signe, dit le chirurgien-major, il ne tient plus à la vie. Il va au devant de la mort, ce pauvre enfant.

Et il se moucha.

A un mille de là, la musique du régiment jouait l’ouverture pour le concert, car on avait dit aux hommes que Bobby était hors de danger. Les notes sonores des cuivres et les gémissements des cors arrivèrent aux oreilles de Bobby.

Est-il au monde une seule joie, une seule peine,
Que je ne doive jamais connaître?
Vous ne m’aimez pas, à quoi bon?
Souhaitez-moi le bonjour et allez-vous-en.

Une expression d’irritation désespérée traversa la figure du jeune homme et il fit un effort pour secouer la tête.

Le chirurgien-major se pencha:

—Qu’y a-t-il, Bobby?

—Pas cette valse, murmura Bobby. «Le voici, notre cher petit, notre bien cher petit, bonne maman.»

Et sur ces mots il tomba dans une stupeur qui se termina par la mort, le lendemain matin de bonne heure.

Revere, les paupières rougies, le nez très pâle, entra dans la tente de Bobby pour écrire au père Wick une lettre, qui devait courber la tête blanche de l’ex-commissaire de Chota-Buldana sous le chagrin le plus cruel qu’il eût ressenti dans sa vie.

Les quelques papiers de Bobby étaient étalés en désordre sur la table. Parmi eux se trouvait une lettre inachevée.

La dernière phrase était ainsi conçue:

«Ainsi, vous voyez, ma chérie, qu’il n’y a aucun sujet de craindre, tant que vous aurez de l’affection pour moi et que j’en aurai pour vous, rien ne pourra m’atteindre...»

Revere resta une heure dans la tente.

Quand il en sortit, il avait les yeux plus rouges que jamais.

*
* *

Le troupier Conklin était assis sur un seau retourné et écoutait une chanson qui lui était assez familière.

Le troupier Conklin était convalescent et aurait dû être traité plus doucement.

—Ho, dit le soldat Conklin, voici encore un autre de ces sacrés officiers crevé.

Le seau vola sous lui, et ses yeux virent trente-six chandelles. Un homme de haute taille, en capote gris-bleu, le regardait d’un air menaçant.

—Vous devriez avoir honte, Conky.—Un officier, un sacré officier? Je vais vous apprendre à leur donner leur vrai nom. C’est un ange! C’est un ange, et un fameux! Voilà ce qu’il est.

Et l’infirmier fut si content de ce juste châtiment qu’il n’ordonna pas même au soldat Dormer de retourner à sa couchette.

LE RICKSHAW FANTOME

Que de mauvais rêves ne troublent pas mon repos, que les Puissances de l’Enfer ne me tourmentent point!

(Hymne du soir).

 

 

Un des quelques rares avantages que l’Inde a sur l’Angleterre, c’est qu’on peut la connaître à fond.

Après cinq ans de service, un homme connaît directement ou indirectement les deux ou trois cents fonctionnaires civils de sa province, les mess de dix ou douze régiments et environ quinze cents autres personnes en dehors de la caste officielle.

En dix ans, les connaissances doivent avoir doublé, et au bout de vingt ans, il connaît peu ou prou tous les Anglais de l’Empire et peut voyager partout, aller partout, sans payer de frais d’hôtel.

Les globe-trotters, qui comptent sur les distractions, comme s’ils y avaient droit, ont, même dans mes plus lointains souvenirs, émoussé cette cordialité, mais néanmoins si vous appartenez au Cercle Intérieur, si vous n’êtes point un ours ou une brebis noire, toutes les maisons vous sont ouvertes, et notre petit univers se montre très empressé, très serviable.

Rickett de Kamartha fit un séjour chez Polder de Kumaou, il y a de cela une quinzaine d’années.

Il avait l’intention de passer deux nuits chez lui, mais il fut mis à bas par une fièvre rhumatismale, et pendant six semaines il désorganisa l’installation de Polder, interrompit le travail de Polder et faillit mourir dans la chambre à coucher de Polder.

Polder se conduit comme si les événements l’avaient rendu l’éternel obligé de Rickett, et tous les ans il envoie aux petits Rickett une caisse de cadeaux et de jouets.

Il en est de même partout.

Des gens qui ne prennent pas la peine de vous cacher qu’à leur opinion vous êtes un âne bâté, des femmes qui noircissent votre réputation et qui calomnient les plus innocentes distractions de votre femme, s’useront jusqu’aux os, pour vous tirer d’affaire si vous tombez malade ou si vous éprouvez quelque embarras sérieux.

Heatherlegh, le docteur, outre sa clientèle régulière, avait un hôpital qu’il entretenait à ses frais.

C’était une réunion de pavillons en planches mal jointes, pour incurables, comme son ami le qualifiait, mais en réalité, c’était une sorte de hangar à réparer ce qui avait été endommagé par les mauvais temps.

Dans l’Inde, il fait souvent une chaleur accablante, et comme le compte des briques est toujours une quantité préfixée, comme d’autre part on n’a d’autre liberté que celle de travailler après les heures de services, sans recevoir pour cela seulement un merci, on est sujet à plier sous le faix et à devenir aussi embrouillé que les métaphores de la présente phrase.

Heatherlegh est le plus aimable docteur qui fut jamais et son ordonnance invariable pour tous les malades est: «Couchez bas, marchez lentement et tenez-vous au frais.»

Il dit qu’il y a plus de gens victimes du surmenage que ne le comporte l’importance de ce monde.

Il prétend que le surmenage a tué Pansay, qui mourut entre ses bras, il y a environ trois ans. Il a certes le droit d’être très affirmatif et il rit quand j’expose ma théorie, à savoir que Pansay avait une fêlure à la tête et qu’un petit morceau du Monde Ténébreux passa au travers et l’écrasa au point qu’il en mourût.

—Pansay lâcha la rampe, dit Heatherlegh, après la stimulation que lui avait donnée un long congé passé en Angleterre. Il se peut qu’il se soit ou non conduit comme un gredin envers mistress Keith-Wessington. Mon idée à moi est que le travail que lui donna l’installation de Katabundi lui cassa les reins et qu’il se mit à ruminer et à s’exagérer une de ces flirtations de la Peninsular and Oriental comme on en voit tous les jours. Il était certainement fiancé à miss Mannering, et c’est bien elle qui a rompu leur engagement. Puis, il prit un froid qui lui donna la fièvre, et toutes ces sottises à propos de fantômes se donnèrent libre cours. Le surmenage fut le point de départ de sa maladie; il le tint debout et finit par tuer ce pauvre diable. Portez-le au passif du système qui use un homme à faire la besogne de deux hommes et demi.

Cela, je ne le crois pas.

Il m’arrivait souvent de demeurer au chevet de Pansay, pendant que Heatherlegh était en visite chez ses clients et que je me tenais prêt à répondre à tout appel.

Il me crevait en décrivant, d’une voix basse, uniforme, la procession qui ne cessait de défiler au pied de son lit.

Il avait sur son langage l’empire qu’exerce un malade.

Quand il fut guéri, je lui suggérai d’écrire toute son histoire de A jusqu’à Z.

Je savais que l’encre pourrait l’aider à se soulager l’esprit.

Il était en proie à une fièvre violente pendant qu’il écrivait et le style pour Magazines à horreurs tragiques, qu’il adopta, ne le calma point.

Deux mois après, il fut l’objet d’un rapport qui le déclarait apte à reprendre le service, mais en dépit du fait qu’on avait un pressant besoin de lui pour aider un commissaire, dont le personnel était trop restreint, à franchir péniblement les difficultés d’un déficit, il aima mieux mourir. Il jura jusqu’au dernier jour qu’il était possédé par une sorcière.

Je reçus de lui son manuscrit avant sa mort, et voici sa version datée de 1885, et telle qu’il la mit par écrit.

*
* *

Mon médecin me dit que j’ai besoin de repos et de changement d’air.

Il est assez probable que j’aurai l’un et l’autre avant peu,—un repos que le messager en uniforme rouge, non plus que le coup de canon de midi ne sauraient troubler; un changement d’air bien autrement complet que ne pourrait me le donner un steamer en partance pour l’Angleterre.

En attendant, je suis décidé à rester où je me trouve, et bravant carrément les ordres de mon médecin, à prendre l’Univers entier pour confident.

Vous apprendrez, vous, la nature précise de ma maladie, et vous jugerez aussi par vous-mêmes s’il fut jamais homme né d’une femme, sur cette terre de misères, qui ait été tourmenté comme je le fus.

Je parle en ce moment comme pourrait le faire un criminel condamné à la pendaison, avant qu’on tire les verrous de la trappe. Ainsi donc mon récit, pour fantastique, pour hideusement improbable qu’il puisse paraître, mérite au moins l’attention.

Je suis absolument convaincu qu’il ne trouvera jamais la moindre créance.

Il y a deux mois, j’aurais mis à la porte comme fou ou comme ivre l’homme qui aurait osé me le raconter.

Il y a deux mois, j’étais l’homme le plus heureux de l’Inde. Aujourd’hui il n’en est pas, de Peshawar jusqu’à la mer, un homme qui soit plus misérable.

Mon médecin et moi, nous sommes seuls à le savoir.

Son explication, c’est que j’ai le cerveau, l’estomac et la vue également atteints d’une façon légère, ce qui produirait mes «illusions» fréquentes et persistantes.

Illusions! ah vraiment! Je le traite de sot, mais il continue à me soigner avec le même infatigable sourire, les mêmes manières pleines de douceur professionnelle, les mêmes favoris rouges régulièrement coupés, si bien que je finis par me regarder comme un malade ingrat, de mauvais caractère. Mais vous allez en juger par vous-mêmes.

Il y a trois ans, j’eus la bonne fortune,—pour mon malheur suprême,—de faire le voyage de Gravesend à Bombay, au retour d’un long congé, en compagnie d’une certaine Agnès Keith-Wessington, mariée à un officier de la région de Bombay.

Il ne vous importe en aucune façon de savoir quelle sorte de femme c’était. Contentez-vous d’apprendre qu’avant la fin du voyage, elle et moi, nous étions désespérément épris l’un de l’autre.

Le ciel sait qu’aujourd’hui je puis affirmer cela sans la moindre parcelle de vanité.

Dans les aventures de cette sorte, il y a toujours quelqu’un qui donne et quelqu’un qui reçoit.

Dès le premier jour de notre liaison de mauvais augure, j’eus conscience que la passion d’Agnès était une passion plus forte, plus dominatrice,—et si je puis employer cette expression—un sentiment plus pur que le mien.

Reconnaissait-elle ce fait, alors? Je ne saurais le dire.

Par la suite, il devint pour nous deux d’une cruelle évidence.

Arrivés à Bombay pendant le printemps, nous nous rendîmes à nos destinations respectives, et nous ne nous revîmes plus pendant les trois ou quatre mois qui suivirent.

Alors mon congé et son amour nous amenèrent tous deux à Simla.

Nous y passâmes la saison ensemble.

Mon feu de paille y flamba pour mourir piteusement avec la fin de l’année. Je ne cherche point à m’excuser. Je ne prétends point me disculper.

Mistress Wessington avait fait bien des sacrifices pour moi. Elle était prête à tout quitter.

En août 1882, elle apprit de ma propre bouche que j’en avais assez de sa présence, que j’étais las de sa compagnie, que le son de sa voix m’était une fatigue.

Quatre-vingt-dix-neuf femmes sur cent se seraient lassées de moi, comme je me déclarais las d’elle. Sur le même nombre, soixante-quinze se seraient promptement vengées par un flirt actif, bien manifeste avec d’autres hommes.

Mistress Wessington était la centième.

Jamais mon aversion ouvertement exprimée, jamais les mauvais procédés, malgré la brutalité dont j’assaisonnais nos entrevues, n’eurent le moindre effet sur elle.

—Jack, mon chéri, tel était son éternel roucoulement, je suis convaincue que c’est un malentendu,—un affreux malentendu, et nous redeviendrons bons amis un de ces jours. Je vous en prie, pardonnez-moi, Jack, mon cher.

Les torts étaient de mon côté, je le savais. Et de le savoir, cela changeait ma pitié en une endurance passive, et puis de temps en temps, en une haine aveugle, par ce même instinct qui nous presse à poser méchamment le pied sur une araignée que nous n’avons encore qu’à moitié tuée.

Et la saison de 1882 s’acheva avec cette haine dans mon cœur.

L’année suivante, nous nous retrouvâmes à Simla, elle avec sa face monotone et ses timides essais de réconciliation, moi ayant toujours jusque dans la dernière fibre de mon être la répulsion qu’elle m’inspirait.

Plusieurs fois, il me fut impossible d’éviter le tête-à-tête avec elle, et chaque fois elle me tint exactement le même langage.

Toujours cette plainte déraisonnable qu’il n’y avait «qu’un malentendu», toujours cet espoir «qu’un jour ou l’autre nous redeviendrions bons amis.»

Si j’avais tenu à regarder, j’aurais pu m’apercevoir qu’elle ne vivait que par cette espérance.

Elle s’affaiblissait, s’amaigrissait de mois en mois.

Vous admettrez avec moi, tout au moins qu’une telle conduite était bien faite pour conduire un homme au désespoir. On ne la lui demandait pas. C’était puéril, indigne d’une femme. Je soutiens qu’elle était fort à blâmer.

Et pourtant, parfois, dans les nuits noires, hantées par la fièvre et l’insomnie, je me suis pris à penser que j’aurais pu lui témoigner plus de bonté. Mais c’est là réellement une «illusion.»

Il m’aurait été impossible de continuer à feindre que je l’aimais, quand je ne l’aimais plus. Le pouvais-je? Cela eût été déloyal pour tous les deux.

L’année dernière, nous nous rencontrâmes encore, sur le même pied qu’auparavant. Toujours ces appels monotones, toujours mes réponses d’une sèche brièveté.

Je voulus tout au moins lui montrer combien étaient vains, inutiles, ses efforts pour reprendre nos anciennes relations.

La saison s’avançait.

Nous nous séparâmes,—c’est-à-dire qu’elle rencontra des difficultés pour me voir, car j’avais à m’occuper d’affaires tout autres et plus absorbantes.

Quand je pense à loisir à cela dans ma chambre de malade, la saison de 1884 m’apparaît comme un cauchemar confus où la lumière et l’ombre s’entremêlent d’une manière fantastique.

La cour que je faisais à la petite Kitty Mannering, mes espoirs, mes doutes, mes craintes, les longues chevauchées ensemble, l’aveu que je lui fis de ma passion en tremblant, sa réponse, puis par-ci par-là, la vision d’une figure pâle voltigeant dans le rickshaw, avec des livrées noir et blanc que j’avais jadis guettées avec tant d’ardeur, le salut de la main gantée de mistress Wessington, puis dans nos rencontres, en de bien rares tête-à-tête, la fatigante monotonie de ses prières.

J’aimais Kitty Mannering, d’un amour pur, sincère, et à mesure que je l’aimais davantage, j’éprouvais une haine croissante contre Agnès. En août, Kitty et moi nous nous fiançâmes.

Le lendemain, je rencontrai ces maudits jhampanies porteurs de chaises en leur livrée de pies, derrière Jakko, et me laissant aller à un mouvement passager de pitié, je m’arrêtai pour mettre mistress Wessington au courant de tout.

Elle le savait déjà.

—Ainsi donc, mon cher Jack, j’apprends que vous êtes fiancé.

Puis, après un court silence:

—Je suis sûre que c’est un malentendu, un affreux malentendu. Nous redeviendrons bons amis, Jack, autant que nous l’étions.

Ma réponse aurait fait faire la grimace même à un homme. Elle fit à la mourante, que j’avais devant moi, l’effet d’un coup de fouet.

—Je vous en prie, Jack, pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous faire de la peine, mais c’est la vérité, c’est la vérité.

Et mistress Wessington s’écroula entièrement découragée.

Je fis demi-tour et la laissai finir son voyage tranquillement.

Je sentis, mais seulement pendant une minute ou deux, que je m’étais conduit comme le dernier des goujats.

Je tournai la tête et je vis qu’elle avait fait faire demi-tour à son rickshaw, sans doute dans l’intention de me rejoindre.

Cette scène et l’endroit où elle se passa sont restés photographiés dans ma mémoire.

Le ciel rayé de pluie (nous étions à la fin de la saison humide), les prés à la nuance ternie, dégouttants d’eau, la route boueuse, et les escarpements de rochers noirs, entaillés par la poudre, formaient un arrière-plan sombre sur lequel se dessinaient nettement sur le noir les livrées noir et blanc des porteurs, le rickshaw à caisse jaune, et mistress Wessington penchant sa tête avec sa chevelure dorée.

Elle tenait son mouchoir de la main gauche, et, dans son épuisement, se renversait sur les coussins du rickshaw.

Je fis prendre à mon cheval un chemin de traverse près du réservoir de Sanjowlie, et je m’enfuis, littéralement.

Une fois je crus entendre un faible appel:

—Jack!

C’était peut-être une imagination. Je ne m’arrêtai point pour m’en assurer.

Dix minutes plus tard, je rencontrai Kitty à cheval et le charme d’une longue promenade avec elle me fit oublier cette entrevue.

Mistress Wessington mourut huit jours après et ainsi disparut l’inexprimable fardeau qu’était son existence pour la mienne.

Parfaitement heureux je regagnai les plaines.

Trois mois ne s’étaient pas écoulés que je ne songeais plus à elle, à moins que de vieilles lettres retrouvées ne vinssent rafraîchir désagréablement le souvenir de nos relations défuntes.

En janvier, j’avais déterré tout ce qui restait de notre correspondance au milieu de mes affaires en désordre et je l’avais jeté au feu.

Au commencement d’avril de cette même année 1885, j’étais de nouveau à Simla—Simla à moitié abandonné, et je passais tout mon temps à des promenades d’amoureux avec Kitty.

Il fut décidé que notre mariage aurait lieu à la fin de juin.

Vous comprendrez par là qu’aimant Kitty comme je l’aimais, je ne dis rien de trop en affirmant qu’à cette époque, j’étais l’homme le plus heureux qu’il y eût dans l’Inde.

Quatorze jours charmants s’écoulèrent sans que je m’aperçusse de leur fuite.

Puis, revenant soudain au sentiment des convenances qui s’imposent aux mortels dans la situation où nous étions, je fis remarquer à Kitty qu’un anneau de fiançailles était le signe extérieur et visible de sa dignité de jeune fiancée et qu’elle devait sans retard se rendre chez Hamilton pour se faire prendre la mesure d’un anneau de ce genre.

Jusqu’à ce moment-là, je vous en donne ma parole, nous avions totalement oublié une question aussi vulgaire.

Nous nous rendîmes donc chez Hamilton le 15 avril 1885.

Rappelez-vous bien,—quelles que soient les dénégations de mon médecin sur ce point,—que j’étais alors en parfaite santé, que je possédais une intelligence parfaitement équilibrée, que j’avais l’esprit absolument en repos.

Kitty et moi, nous entrâmes ensemble dans le magasin de Hamilton, et là, sans m’inquiéter des autres chalands, je pris mesure à Kitty d’une bague, en présence du commis que cela amusait fort. La bague était un saphir avec deux diamants.

Ensuite nous descendîmes à cheval la pente qui mène au pont de Combermere et chez Peliti.

Pendant que mon poney gallois tâtait prudemment sa route parmi les cailloux roulants et que Kitty, à mes côtés, riait et gazouillait,—pendant que tout Simla, c’est-à-dire tout ce qui était arrivé des plaines, se groupait autour de la salle de lecture et de la vérandah de Peliti,—j’entendis une voix qui m’appelait, par mon nom de baptême, d’une distance qui me semblait immense.

Je crus avoir déjà entendu cette voix-là, mais sans pouvoir d’abord préciser ni l’époque ni l’endroit.

Dans le court espace de temps qu’il faut pour parcourir l’intervalle entre la route qui passe devant le magasin de Hamilton et la première planche du pont de Combermere, j’avais passé en revue une demi-douzaine de personnes capables de commettre un pareil solécisme, et j’avais fini par me persuader que c’était un bourdonnement d’oreilles.

Juste en face du magasin de Peliti, mon regard fut arrêté par la vue de quatre porteurs de chaise, en livrée couleur de pie, qui traînaient un rickshaw à caisse jaune, article de bazar à bon marché.

En un instant ma pensée se reporta à la dernière saison et à mistress Wessington, avec une sensation d’irritation et de répugnance.

N’était-ce pas suffisant que cette femme fût morte, que tout fût fini? Ne fallait-il pas encore que ses serviteurs en noir et blanc reparussent pour me gâter cette heureuse journée?

Au service de qui étaient-ils maintenant?

Je m’en informerais et je demanderais à leur maître de me faire la faveur toute personnelle de modifier leur livrée.

Je prendrais, au besoin, ces hommes à mon service. Je leur achèterais les habits qu’ils avaient sur le dos.

Impossible de décrire le flot de souvenirs importuns que fit affluer en moi leur présence.

—Kitty, m’écriai-je, voici les jhampanies de cette pauvre mistress Wessington qui reparaissent. Je me demande qui les a pris maintenant.

Kitty avait lié superficiellement connaissance avec mistress Wessington la saison précédente et s’était vivement intéressée à cette femme maladive.

—Quoi? Où cela? demanda-t-elle. Je ne les crois nulle part.

Au moment même où elle parlait, son cheval faisant un écart pour éviter un mulet chargé, se jeta juste devant le rickshaw qui avançait.

J’eus à peine le temps de jeter un mot d’avertissement quand je vis, avec une horreur indicible, le cheval et l’amazone passer à travers les hommes et le véhicule, comme s’ils avaient été une légère vapeur.

—Qu’y a-t-il? s’écria Kitty. Qu’est-ce qui vous a fait jeter cet appel affolé? Si je suis fiancée, je ne tiens pas à ce que l’Univers entier le sache. Il y avait bien assez de place entre le mulet et la vérandah, et si vous croyez que je ne sais pas me tenir à cheval... Tenez!

Sur quoi la volontaire Kitty, redressant sa tête mignonne, se mit à lancer sa monture au grand galop dans la direction du kiosque à musique.

Elle s’attendait bien, comme elle me l’a dit plus tard, à être suivie par moi.

Qu’y avait-il? Rien, en somme. Ou bien j’étais fou, ou bien j’étais ivre, ou bien Simla était hanté par des démons.

Je retins mon cheval impatient et fis demi-tour.

Le rickshaw avait également fait demi-tour, et maintenant il était bien en face de moi, près du parapet de gauche du pont de Combermere.

—Jack! Jack! mon chéri!

Cette fois impossible de se méprendre sur les mots! Ils résonnaient dans mon cerveau comme si on les avait hurlés à mes oreilles.

—C’est un affreux malentendu, j’en suis sûre. Je vous en prie, pardonnez-moi, et nous redeviendrons bons amis.

La capote du rickshaw s’était rabattue en arrière, et à l’intérieur,—aussi vrai que j’espère, que j’invoque, le jour, la mort, cette mort que je redoute pendant la nuit,—je vis mistress Keith-Wessington, assise, le mouchoir à la main, et penchant sur sa poitrine sa tête blonde.

Combien restai-je de temps à regarder fixement? Je ne sais.

A la fin, je revins à moi-même, quand mes sais, prenant la bride du cheval, me demandèrent si j’étais indisposé.

Il n’y a qu’un pas de l’horrible au trivial.

Je dégringolai de mon cheval et courus, en chancelant, chez Peliti, demander un verre de cherry-brandy.

Deux ou trois couples s’y trouvaient, groupés autour des tables et discutant les potins du jour.

Les banalités qu’ils échangeaient me réconfortèrent mieux que n’auraient pu le faire les consolations de la religion.

Je me jetai au beau milieu de la conversation. Je bavardai. Je ris. Je plaisantai, et cela avec une figure aussi livide, aussi tirée que celle d’un cadavre, ainsi que me le montra un coup d’œil jeté sur la glace.

Trois ou quatre hommes remarquèrent mon état, et le mettant au compte d’un nombre immodéré de petits verres, s’efforcèrent charitablement de m’éloigner du groupe des promeneurs.

Mais je refusai de me laisser emmener.

J’avais besoin de la société de mes semblables: quand un enfant a pris peur dans l’obscurité, il fait irruption au milieu de la société réunie à table.

J’avais dû causer pendant près de dix minutes qui me donnèrent pourtant la sensation de l’éternité, quand j’entendis la voix claire de Kitty qui m’appelait du dehors.

Une minute après, elle entrait dans la salle et me reprochait vivement d’avoir manqué si gravement à tous mes devoirs.

Elle vit dans ma figure quelque chose qui l’arrêta soudain.

—Quoi! Jack, s’écria-t-elle. Qu’avez-vous fait? Qu’est-il arrivé? Êtes-vous malade?

Acculé ainsi à un mensonge formel, je dis que je m’étais trop exposé au soleil.

Il était cinq heures du soir, d’une soirée brumeuse d’avril. Le soleil ne s’était pas montré de tout le jour.

Je m’aperçus de ma faute dès que j’eus parlé. Je fis une tentative pour la rattraper. Je bafouillais sans remède et, en proie à une rage indicible, je suivis Kitty dehors, accompagné des sourires des gens qui me connaissaient.

Je trouvai quelques mots pour m’excuser (lesquels? je les ai oubliés). J’alléguai que je me sentais défaillir, et je rentrai au trot à mon hôtel, laissant Kitty terminer, toute seule, la promenade à cheval.

Arrivé dans ma chambre, je m’assis et tentai de me débarrasser du cauchemar en raisonnant avec calme.

Me voilà donc, moi, Théobald Jack Pansay, fonctionnaire civil du Bengale, ayant reçu une bonne éducation.

Nous sommes en l’an de grâce 1885.

Il est à présumer que je jouis de tout mon bon sens.

Il est certain que je me porte bien et j’ai planté là ma fiancée à cause de l’épouvante que m’a causée l’apparition d’une femme morte et enterrée depuis huit mois.

Impossible de nier ces faits.

Rien n’était plus éloigné de mon esprit qu’un souvenir quelconque de mistress Wessington, au moment où Kitty et moi nous sommes sortis du magasin Hamilton.

Rien n’était plus complètement banal que le mur qui s’étend en face de chez Peliti.

Il faisait grand jour.

La route était pleine de monde, et cependant, vous le voyez, au mépris de toute loi des probabilités, au mépris de toutes les lois naturelles, une figure est sortie du tombeau pour se montrer à moi.

Le cheval arabe de Kitty a passé à travers le rickshaw, de sorte que si je pouvais espérer qu’une femme, ressemblant extraordinairement à mistress Wessington avait pris à gage le véhicule et les coolies avec leur livrée, cette espérance s’évanouissait.

Je tournai, je tournai bien des fois la meule de la pensée et chaque fois je revins à mon impuissance, à mon désespoir.

La voix était aussi inexplicable que l’apparition.

J’eus d’abord la folle idée de mettre Kitty dans ma confidence, de lui demander de m’épouser tout de suite.

Entre ses bras je défierais le fantôme qui occupait ce rickshaw.

«Après tout, raisonnais-je, la présence du rickshaw est à elle seule une preuve suffisante qu’il s’agit d’une hallucination spectrale. On peut voir les fantômes d’hommes et de femmes, mais les fantômes de coolies et de voitures, certainement non. Tout cela est absurde; peut-on imaginer le fantôme d’un homme des Collines?»

Le lendemain, j’envoyai une lettre pleine de repentir à Kitty pour la supplier d’oublier mon étrange conduite de la veille au soir.

Ma déesse était encore furieuse et il fallut aller m’excuser en personne.

J’expliquai donc, avec une abondance de parole due à une longue méditation nocturne en vue d’inventer un mensonge, que j’avais été pris de palpitations de cœur, résultat d’une indigestion.

Cette solution, éminemment pratique, produisit son effet.

Kitty et moi, nous fîmes dans l’après-midi une promenade à cheval, où nous eûmes entre nous l’ombre de mon premier mensonge.

Rien ne put lui plaire, à l’exception d’un temps de trot autour de Jakko.

J’avais les nerfs encore ébranlés par la dernière nuit et je protestai faiblement contre cette idée.

Je suggérai la colline de l’observatoire, Jutogh, la route du marché de Boileau, n’importe quoi plutôt que le tour de Jakko.

Kitty témoigna de la mauvaise humeur, et se montra quelque peu colère.

Je cédai par crainte de provoquer une nouvelle brouille.

Nous partîmes donc ensemble vers Chota Simla.

Nous fîmes une grande partie du trajet à pied, puis selon notre habitude, l’on se mit au trot à un mille ou deux du Couvent jusqu’à la partie horizontale de la route qui mène au Réservoir de Sanjowlie.

Ces malheureux chevaux semblaient avoir des ailes et mon cœur battait de plus en plus vite à mesure que nous nous rapprochions du sommet de la montée.

Pendant toute l’après-midi, je n’avais fait que penser à mistress Wessington, et chaque pouce de la route de Jakko gardait un souvenir de nos promenades et de nos entretiens.

Les éboulis en étaient pleins. Les pins les répétaient en murmurant au-dessus de nos têtes. Les torrents, grossis par les pluies, se tordaient de rire en se contant cette histoire humiliante et le vent chantait très haut à mes oreilles ma mauvaise action.

Quand fut arrivé le moment psychologique, au milieu de l’endroit nivelé qu’on appelle le Mille des Dames, l’horrible cauchemar me guettait.

Il n’y avait en vue aucun autre rickshaw, rien que les quatre porteurs en noir et blanc, le véhicule à caisse jaune, et la tête à chignon d’or de la femme qui l’occupait, tout en apparence tel que je l’avais laissé huit mois et demi auparavant.

Pendant un instant je crus que Kitty devait voir ce que je voyais: nous nous harmonisions si bien en toutes choses!

Mais ses premiers mots me désabusèrent.

—Pas une âme en vue! Venez, Jack, nous allons jouer à qui arrivera premier aux bâtiments du Réservoir.

Son nerveux petit arabe partit comme un oiseau, mon gallois le suivant de près, et dans cet ordre nous arrivâmes sous les escarpements.

Une demi-minute plus tard, nous étions à moins de cinquante yards du rickshaw.

Je tirai sur les rênes de mon gallois et reculai un peu.

Le rickshaw était en plein milieu de la route.

L’arabe passa encore une fois au travers et mon cheval passa à sa suite.

—Jack, Jack, mon chéri, je vous en prie, pardonnez-moi...

La phrase pleurarde m’arriva aux oreilles, puis après un intervalle ce fut:

—C’est un malentendu, un affreux malentendu.

J’éperonnai mon cheval comme un possédé.

Quand je tournai la tête du côté des usines du Réservoir, les livrées noir et blanc étaient encore à attendre,—à attendre patiemment, au bas des pentes grises, et le vent m’apportait un écho moqueur des mots que je venais d’entendre.

Kitty blagua ferme le silence que je gardai pendant tout le reste de la promenade.

Jusqu’alors j’avais causé d’une façon décousue, au hasard, mais se fût-il agi de ma vie, je n’aurais plus été capable de parler d’une façon naturelle. Aussi depuis Sanjowlie jusqu’à l’Église dus-je garder un silence prudent.

Ce soir-là, je devais dîner chez les Mannering et j’eus à peine le temps de trotter jusque chez moi pour m’habiller.

Sur la route de la colline de l’Élysée, j’entendis deux hommes qui causaient dans l’obscurité.

—C’est une chose curieuse, disait l’un d’eux, que tout ait disparu sans laisser la moindre trace. Vous savez que ma femme avait une affection désordonnée pour cette personne. Ce n’est pas que j’aie jamais rien trouvé de remarquable en elle. Ne m’a-t-elle pas demandé de recueillir son vieux rickshaw et ses coolies et de n’épargner pour cela ni démarches ni dépenses, n’est-ce pas une fantaisie morbide? Oui, j’appelle cela une fantaisie de malade, mais j’ai fini quand même par faire ce que me demandait la Memsahib. Le croiriez-vous? L’homme, à qui elle l’avait loué, m’a dit que les quatre coolies,—c’étaient quatre frères,—sont tous morts du choléra sur la route de Hardwar, les pauvres diables! Quant au rickshaw, c’est l’homme lui-même qui l’a mis en morceaux. Il m’a dit qu’il ne se servait jamais du rickshaw d’une Memsahib qui était morte. Ça lui portait la déveine. Drôle d’idée, n’est-ce pas? Vous imaginez-vous cette pauvre petite mistress Wessington portant la guigne à quelqu’un, si ce n’est à elle-même?

A cet endroit de la causerie, j’éclatai de rire, mais mon rire sonnait faux à mes oreilles.

Après tout il existait donc des rickshaws fantômes, il y avait donc des emplois-fantômes dans l’autre monde?

Combien mistress Wessington payait-elle ses hommes?

A quelles heures les employait-elle?

Où allaient-ils?

La réponse apparut sous une forme visible: l’horrible apparition était là, me barrant le passage, dans le crépuscule.

Les morts vont vite et voyagent par des raccourcis ignorés des vulgaires coolies.

J’éclatai une seconde fois d’un rire bruyant et je retins soudain mon rire: Je craignais de devenir fou.

Je dus être fou jusqu’à un certain point, car je me souviens que je tirai les rênes de mon cheval au moment même où je fus devant le rickshaw et que je dis poliment bonjour à mistress Wessington.

Sa réponse fut celle que je ne connaissais que trop.

Je l’écoutai jusqu’au bout et je répliquai que j’avais déjà entendu tout cela, mais que je serais enchanté si elle avait quelque autre chose à dire.

Je ne sais quel malicieux démon plus fort que moi dut me posséder ce soir-là, car je me rappelle vaguement avoir passé cinq minutes à raconter les banalités du jour à la Chose que j’avais devant moi.

—... Fou comme un lièvre de mars... ou ivre. Max, tâchez de le ramener chez lui.

Sûrement cette voix-là n’était point celle de mistress Wessington!

Les deux hommes avaient surpris les propos que je tenais en l’air, tout seul, et ils étaient revenus sur leurs pas pour me regarder.

Ils se montrèrent très bons, très calmes, et d’après leurs propos, il était aisé de conclure qu’ils me jugeaient tout à fait gris.

Je les remerciai en phrases confuses et rentrai au trot à mon hôtel.

J’y changeai de toilette et j’arrivai chez les Mannering avec dix minutes de retard.

Je donnai comme excuse que la nuit était très noire. Kitty me gronda pour ce retard indigne d’un amoureux et je m’assis.

La conversation était déjà devenue générale, ce qui me permettait d’adresser quelques tendres propos à mon adorée, quand je m’aperçus qu’à l’autre bout de la table un homme replet, aux favoris rouges, racontait, avec force embellissements, sa rencontre avec un ivrogne inconnu, ce soir-même.

Quelques détails me convainquirent que le sujet de son récit était l’incident qui avait eu lieu une demi-heure auparavant.

Au milieu de son récit, il jeta des regards autour de lui pour quêter des applaudissements, ainsi que le font les conteurs de profession et soudain il s’écroula désemparé sur son siège.

Il y eut un moment de silence embarrassant.

L’homme aux favoris rouges balbutia quelques mots pour donner à entendre «qu’il avait oublié le reste», et sacrifia ainsi la réputation de bon conteur qui lui avait coûté six saisons de labeur.

Je lui en sus gré du fond du cœur et me remis à mon poisson.

Le dîner tirait à sa fin.

Avec un regret sincère, je me séparai de Kitty.

Je n’étais pas plus certain de mon existence que je ne l’étais de la présence de la Chose, de l’autre côté de la porte.

L’homme aux favoris rouges, qui m’avait été présenté comme le docteur Heatherlegh, de Simla, s’offrit à me tenir compagnie pour le trajet que nous devions faire ensemble.

J’acceptai avec reconnaissance.

Mon instinct ne m’avait pas trompé.

La Chose m’attendait sur le Mail, et pour mettre le comble à son système de copier ironiquement nos usages, elle avait à l’avant une lanterne allumée.

L’homme aux favoris rouges alla droit au fait, sans perdre de temps, en des termes qui montraient qu’il avait réfléchi à l’aventure pendant tout le dîner.

—Dites donc, Pansay, que diable aviez-vous donc ce soir sur la route de l’Élysée?

La soudaineté de la question m’arracha une réponse avant que j’eusse le temps de me mettre en garde.

—Ça! dis-je en montrant du doigt la Chose.

—Ça, ce doit être le D. T.[J] ou bien l’hallucination, si je ne me trompe. Or, vous ne buvez pas, je l’ai bien vu au dîner. Donc, ça ne peut pas être du D. T. Il n’y a absolument rien à l’endroit que vous me montrez, et cependant vous suez, vous tremblez de peur comme un poney effrayé. D’où je conclus que c’est une hallucination. Et je dois m’y connaître. Venez jusque chez moi. Je demeure là-bas sur la route basse de Blessington.

A mon extrême joie, le rickshaw, au lieu de nous attendre, marcha à vingt pas en avant de nous et le fit à notre allure, que nous prenions le pas, le grand trot ou le petit trot.

Pendant la durée de cette longue nuit, je dis à mon compagnon tout ce que je vous ai dit jusqu’à présent.

—Eh bien, vous avez gâché une des meilleures histoires sur laquelle j’aie jamais mis la langue, dit-il, mais je vous pardonne à raison de ce que vous avez souffert. Venez chez moi maintenant, et faites ce que je vous ordonnerai et quand je vous aurai guéri, jeune homme, que cela vous apprenne à éviter les femmes et les mets indigestes jusqu’au jour de votre mort.

Le rickshaw marchait d’une allure régulière, en avant, et mon ami aux rouges favoris semblait prendre grand plaisir à m’entendre décrire avec précision les détails de l’aventure.

—Hallucination, Pansay. Tout est dans l’œil, le cerveau et l’estomac. Mais le plus essentiel de tous, c’est l’estomac. Vous avez un cerveau trop gonflé, un trop petit estomac, et des yeux profondément atteints. Rétablissez l’estomac, et le reste suivra. Et donnez tout ce qui est français pour une pilule hépatique. Je me charge d’être votre seul médecin à partir de cette heure. Vous êtes un phénomène beaucoup trop intéressant pour m’en dessaisir.

A ce moment, nous étions dans les ombres épaisses de la route basse de Blessington.

Le rickshaw s’arrêta brusquement sous une terrasse couverte de pins et surplombant la route.

Je m’arrêtai instinctivement aussi, en expliquant pourquoi.

Heatherlegh lança un juron.

—Ah! ça! vous figurez-vous que je vais passer une nuit à geler sur cette côte pour une illusion cerebro-stomacho-oculaire... Grands Dieux! Qu’est-ce que c’est que cela?

On entendit un bruit étouffé; un nuage aveuglant de poussière se forma devant nous, puis ce furent des craquements, des froissements de branches brisées.

La terrasse, avec les pins, les arbustes, et tout le reste, s’était écroulée sur une longueur de dix yards, obstruant toute la route qui passait au-dessous.

Les arbres déracinés chancelèrent, se balancèrent un instant dans l’ombre, pareils à des géants ivres, puis s’abattirent parmi les autres avec un fracas de tonnerre.

Nos deux chevaux étaient immobiles, suaient de peur.

Dès que le craquement de la terre et des pierres qui dégringolaient se fut calmé, mon compagnon me dit à mi-voix:

—L’ami, si nous avions avancé, nous serions en ce moment à dix pieds sous terre. Il y a plus de choses au ciel et sur terre... Venez chez moi, Pansay, et remercions Dieu. J’ai grand besoin d’un doigt de quelque chose.

Nous revînmes sur nos pas jusqu’à la côte de l’église, et j’arrivai chez le docteur Heatherlegh un peu après minuit.

Les tentatives pour me guérir commencèrent presque aussitôt, et pendant une semaine, il me conserva constamment sous ses yeux.

Bien des fois durant ces huit jours, je bénis l’heureuse chance qui m’avait mis en relation avec le plus capable et le meilleur des médecins de Simla.

De jour en jour mon entrain revint. Mon caractère reprit son égalité.

De jour en jour aussi, j’en vins à admettre la théorie de Heatherlegh qui imputait l’hallucination spectrale à l’état des yeux, du cerveau et de l’estomac.

J’écrivis à Kitty pour lui dire qu’une entorse légère causée par une chute de cheval me retenait chez moi pour quelques jours, et que je serais rétabli avant qu’elle eût le temps de regretter mon absence.

Le traitement de Heatherlegh était aussi simple que possible: il consistait en pilules hépatiques, bains froids et exercices violents, pris à la tombée de la nuit ou à la pointe du jour, car ainsi qu’il le faisait remarquer avec sagesse: «Un homme qui a une entorse à la cheville ne fait pas douze milles par jour et votre jeune dame serait bien étonnée si elle vous voyait.»

A la fin de la semaine, après de fréquents examens de la pupille et du pouls, la prescription d’un régime strictement sévère et de la marche à pied, Heatherlegh me renvoya avec autant de brusquerie qu’il m’avait pris sous sa direction.

—Mon garçon, je garantis votre cure mentale, et cela revient à dire que je vous ai guéri de la plupart de vos maladies corporelles. Maintenant tirez vos grègues d’ici le plus tôt que vous pourrez et allez-vous-en faire votre cour à miss Kitty.

Je m’efforçais de lui exprimer ma gratitude pour sa bonté.

Il m’interrompit:

—Ne vous figurez pas que j’ai fait cela pour vous. J’entrevois que vous vous êtes conduit dans toute cette affaire comme un coquin. Mais, malgré tout, vous êtes un phénomène, et un phénomène aussi curieux que vous êtes un mufle. Non... reprit-il en m’interrompant une seconde fois... pas même une roupie, s’il vous plaît! Allez-vous-en et voyez si vous retrouverez ces troubles des yeux, du cerveau, de l’estomac. Je vous donnerai un lakh, chaque fois que vous l’éprouverez.

Une demi-heure plus tard, j’étais dans le salon des Mannering avec Kitty.

J’étais ivre de l’ivresse que donne le bonheur présent et de la certitude que je ne serais plus persécuté par cette odieuse apparition.

Fort du sentiment de ma sécurité toute récente, je proposai aussitôt une promenade à cheval, et j’indiquai ma préférence pour un trot autour de Jakko.

Jamais je ne m’étais senti aussi dispos, aussi plein de vitalité, d’esprits purement animaux que dans cet après-midi du 30 avril.

Kitty était enchantée du changement survenu dans mon aspect, et elle m’en fit compliment dans son langage charmant et plein de franchise.

Nous sortîmes ensemble de chez les Mannering, riant, causant. Puis nous partîmes au trot comme autrefois sur la route de Chota Simla.

J’avais hâte d’arriver au Réservoir de Sanjowlie, pour y redoubler la fermeté de ma conviction.

Les chevaux faisaient de leur mieux, mais ils me paraissaient trop lents.

Kitty était étonnée de ma turbulence.

—Voyons, Jack, s’écria-t-elle à la fin, vous vous conduisez comme un enfant. Qu’est-ce que vous faites?

Nous étions juste au bas du Couvent, et par pure bravade, je faisais faire à mon gallois des plongeons, des courbettes à travers la route, tout en le chatouillant avec la boucle de ma cravache.

—Qu’est-ce que je fais, ma chère? Mais rien. Tout juste rien du tout. Si vous étiez restée une semaine à ne rien faire que de rester couchée, vous seriez aussi turbulente que moi.

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