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Souvenirs d'un sexagénaire, Tome II

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs d'un sexagénaire, Tome II

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Title: Souvenirs d'un sexagénaire, Tome II

Author: A.-V. Arnault

Release date: December 21, 2007 [eBook #23953]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE, TOME II ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE

TOME SECOND.
PAR A. V. ARNAULT,
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Verum amo. Verum volo dici.

PLAUTE. Mostellaria.

PARIS.
LIBRAIRIE DUFÉY, RUE DES MARAIS-S.-G. 17.

1833.

LIVRE V.

DU 1er JANVIER 1793 AU 29 JUILLET 1794.

CHAPITRE PREMIER.

Moeurs nouvelles.—Procès du roi.—Anecdote.—Travaux littéraires.—Opéra-comique.—Partie de chasse.

De retour à Paris, je n'y reconnaissais plus rien, tant sa physionomie avait changé en moins de quatre mois. Ainsi nous avons peine à reconnaître les traits d'un ami dans un visage labouré par une violente maladie.

À mon départ, la lutte des démocrates contre les aristocrates, ou plutôt des républicains contre les royalistes, n'avait pas effacé tout vestige des anciennes moeurs: on retrouvait encore dans les discussions même les plus violentes l'indice des habitudes que donnent l'éducation et l'usage du monde. Ce reste de politesse avait disparu depuis l'ouverture de la Convention, où le pouvoir, que ne posséda jamais la faction de la Gironde, qui avait provoqué le renversement de la monarchie, fut subitement usurpé par la faction de la montagne qui l'avait accomplie, et qui affecta les formes brutales des brigands et des assassins qu'elle s'était donnés pour alliés.

Les formules consacrées par l'usage avaient été proscrites par un décret spécial, et les appelations de citoyen et de citoyennes substituées à celles de monsieur, madame et mademoiselle. La loi ne défendait pas toutefois d'être poli. Elle ordonnait seulement de l'être d'une autre manière. Les gens grossiers, à qui la dernière révolution avait donné le dessus, car, dans les orages, la bourbe monte à la surface de l'eau, les gens grossiers firent de la loi l'interprète de leurs habitudes. Ils prétendirent qu'être poli c'était être mauvais Français. Non contens d'aggraver par l'accent avec lequel ils prononçaient les termes légaux ce que l'omission des termes supprimés avait d'incivil pour de certaines oreilles, ils s'étudiaient à les convertir en injure, ne les employant qu'avec le tutoiement, forme qui, lorsqu'elle n'est pas l'expression de l'admiration ou de la tendresse, est celle du plus outrageant mépris.

Toutes les modes se réglèrent sur cette innovation. Les gens qui par peur s'étudiaient à faire des fautes de français, s'habillèrent par peur comme les gens dont ils avaient adopté le langage; ils endossèrent la carmagnole, ils se couronnèrent du bonnet rouge, affectant les moeurs des bourreaux pour les apitoyer, et se calomniant pour se justifier.

L'objet dont tous les esprits s'occupaient alors était le procès de Louis XVI. Persuadés que pour tuer la monarchie il fallait tuer le monarque, et que pour forcer la nation à résister à toute l'Europe il fallait la compromettre avec toute l'Europe, les vainqueurs du 10 août, réunis en Convention, avaient décidé que le roi, détrôné par eux, serait jugé par eux. Cette décision s'exécutait, et déjà ce grand procès était commencé quand je rentrai dans la capitale.

Les débats auxquels il donna lieu, leur résultat, sont trop connus pour que j'en reproduise ici les détails. Mais si je ne retrace pas ces faits en totalité, du moins puis-je en rappeler quelques circonstances qui constateront l'opinion de la grande majorité des habitans de Paris et de la France. Rien ne prouve aussi évidemment qu'en révolution les plus grands événemens sont, la majeure partie du temps, l'ouvrage d'une audacieuse minorité. Pendant toute la durée de ce procès, Paris semblait douter de ce qu'il voyait; il ne concevait pas qu'on l'eût commencé, il n'imaginait pas qu'on osât l'achever; il en suivait la marche avec une anxiété toujours croissante. La majorité de la population était contre cette mesure. Les uns, ne voyant dans Louis XVI qu'un fonctionnaire écrasé sous un fardeau que des épaules plus fortes que les siennes n'auraient peut-être pas supporté, et ne trouvant dans les griefs qu'on lui imputait que des fautes qui, si graves qu'elles fussent, étaient punies par la déchéance, ne concevaient pas que, depuis qu'il était entré dans la classe commune, on poursuivît dans l'homme privé le coupable qui avait été puni dans le roi: les autres, pensant que la politique devait s'accorder avec la justice pour le protéger contre la fureur des montagnards, et que le coup dont on voulait le frapper ne pouvant atteindre le prince qu'un usage immémorial appellerait au trône après lui, croyaient qu'il valait mieux détenir le monarque déchu que de mettre en possession de ses droits le successeur qu'il avait au-delà des frontières. Quelques uns pensaient enfin qu'un roi déchu n'est plus à craindre, et qu'il y aurait autant de dignité que de générosité à constater, en déportant Louis, le peu d'inquiétude que donnaient ses ressentimens. Ces opinions, qui étaient aussi celles de la majorité de la Convention, n'y prévalurent cependant pas. La peur les étouffa, et l'arrêt fatal fut porté au grand étonnement de la plupart des juges qui l'avaient rendu. Ce fut moins l'oeuvre de la conviction que celle de l'audace et de la lâcheté.

Cet arrêt une fois prononcé, on eut impatience de le voir exécuter, et pour en assurer l'exécution on recourut au moyen qui semblait le plus propre à l'empêcher. On fit prendre les armes à la garde nationale tout entière. La plupart de ces gens qui, comme citoyens, eussent tenté peut-être un effort pour sauver la victime, assurèrent sa mort comme soldats, chacun se défiant de son voisin et craignant de manifester une pitié dont le premier mouvement aurait été puni sur-le-champ. Ainsi la mort du plus malheureux des rois fut assurée par des hommes qui en avaient horreur.

Les dispositions de la multitude étaient à peu près les mêmes. Les bourreaux le savaient bien, et ce n'est pas sans cause qu'ils ordonnèrent au moment fatal le roulement de tambours dans lequel se perdirent les dernières paroles du fils de saint Louis.

Louis XVI, qui portait jusqu'au sublime le courage passif, mourut en martyr.

Le peuple surtout fut frappé de stupeur. Ce qui venait de s'accomplir lui semblait impossible même après l'accomplissement. Des mots de différentes natures, mais tous également expressifs, manifestèrent les sentimens de la halle, dont la population, moins féroce que grossière, a été souvent calomniée, et à qui l'on prête communément les discours et les actions de cette populace errante qui colporte de rue en rue un trafic qu'elle est prête à quitter dès que le désordre lui offre quelque chance de bénéfice.

On a accusé la politique anglaise d'avoir contribué par une influence cruelle à la consommation d'un acte qu'elle a depuis affecté de vouloir venger, acte qui, frappant dans Louis XVI le protecteur de la révolution américaine, satisfaisait à la rancune britannique; acte qui, devant brouiller la France avec toutes les monarchies de l'Europe, assurerait tout à la fois la ruine d'une nation que l'Angleterre enviait, et la perte d'un prince qu'elle haïssait. Je laisse aux politiques de profession à discuter ces opinions. Je ne me sens pas fondé suffisamment à prononcer en cette circonstance sur les intentions d'un cabinet qui a pu se souvenir de l'indifférence avec laquelle celui du Louvre avait vu tomber la tête de Stuart; mais ce que je puis certifier, c'est que, dès le mois de septembre 1792, l'Angleterre montrait peu de compassion pour le Bourbon détrôné par le 10 août, et que les boutiques des marchands d'estampes y étaient tapissées de caricatures, par lesquelles on appelait le ridicule sur la victime de ce terrible événement. Quelques unes même semblaient en prédire la terrible conséquence. J'ai raconté le propos que le portier de Covent-Garden m'adressa en m'annonçant le sort qui attendait Louis XVI; son opinion était assez généralement celle du peuple de Londres.

Mais revenons à celui de Paris. Au coin d'une rue, le soir même de l'exécution, j'entendis un mot touchant. Il fut dit par une marchande. Quelqu'un venait de lui acheter des petits pains, «Dis donc, voisine, s'écria-t-elle sans s'inquiéter qu'on l'entendît, et contemplant la monnaie frappée à l'effigie du malheureux Louis, dis donc, c'est avec sa tête qu'ils achètent du pain!»

Dans ce terrible procès, où il fut décidé de la vie d'un roi par un nombre de voix qui, d'après les lois alors en vigueur, eût été insuffisant pour la condamnation d'un simple citoyen à la moindre des peines, quelques votes se firent remarquer, les uns par l'expression de la plus inconcevable fureur, les autres par celle de la générosité la plus courageuse.

L'histoire conservera ceux de Kersaint, de Lanjuinais, de Daunou, de Bresson (des Vosges), de Marec (du Finistère), de Chiappe (de la Corse), d'Himbert (de la Marne), et surtout celui de Rabaud de Saint-Étienne. Je suis las de ma portion de despotisme; je suis fatigué, bourrelé de la tyrannie que j'exerce pour ma part, s'écriait-il en abdiquant sa sanglante magistrature. Au péril de leur tête, les autres refusèrent de frapper celle de Louis XVI, opposant les principes invariables de l'équité à ceux de la politique douteuse dont se prévalaient les fauteurs de l'opinion adverse.

Quelques uns de ces derniers firent de la rhétorique à cette occasion. Faire de l'esprit en pareille circonstance! Ce ne fut pas le tort de Sieyès. Il passe cependant pour avoir aggravé la rigueur de son opinion par un trait qu'on lui a souvent reproché. Ce trait ne lui appartient pas; je me fais un devoir de l'affirmer et de le démontrer. Voici le fait.

Le Moniteur, dans l'article où il rend compte de la fatale séance où Louis fut condamné, et dans lequel il tient note des considérations sur lesquelles plusieurs votans crurent devoir se fonder, dit, quand il en vient au tour de Sieyès: Sieyès, LA MORT, (sans phrase). De cette réflexion, qui est d'un journaliste, on a fait un appendice du vote d'un juge. Sieyès a toujours protesté contre cette interprétation.

Pendant la durée de ce long procès, Louis parut d'autant plus noble qu'il se montra plus simple. Repoussant tout moyen de défense qui ne résulterait pas de la logique la plus sévère, il permit à ses avocats de convaincre ses juges, mais non de les attendrir; d'éclairer leur conscience, mais non d'émouvoir leur pitié; de plaider dans l'intérêt de sa vie moins que dans celui de la justice. Il avait presque interdit l'éloquence à Me de Sèze, qui lui a obéi.

Mais c'est trop s'appesantir sur ces douloureux souvenirs. J'ajouterai seulement à ce que j'ai dit sur cette grande catastrophe, que les sentimens consignés ici sans intention de flatter ou d'offenser qui que ce soit, me furent souvent imputés à crime par la faction qui osa l'accomplir.

Je devais m'y attendre. Mais pouvais-je imaginer qu'on me désignerait un jour comme y ayant contribué? C'est pourtant ce qui est arrivé. Cela ne peut guère s'expliquer que par la difficulté de justifier la persécution dont j'ai été l'objet après la seconde restauration, et l'inscription de mon nom sur les tables de 1815. On m'a imputé un grand grief pour disculper Louis XVIII d'une grande injustice, et parce qu'il était plus commode d'imputer un crime au persécuté qu'un tort au persécuteur. Mais ce crime, je n'ai pas même eu occasion de le commettre, puisque je n'étais pas membre de l'assemblée qui l'a commis.

Quoi qu'il en soit, cette prévention à laquelle j'ai dû des complimens qui m'ont fait horreur, et des reproches qui m'ont fait pitié, s'était tellement accréditée que c'est à elle qu'il faut surtout attribuer la fureur avec laquelle les royalistes se déchaînèrent contre le succès de Germanicus. Le fait suivant le démontre d'une manière assez plaisante.

Quinze jours après cette représentation, qui du théâtre fit descendre la tragédie dans le parterre, et dont le bruit était parvenu jusque dans les Pays-Bas que j'habitais depuis mon exil, je fis un voyage en Hollande, où quelques affaires m'appelaient. Dans la diligence où je ne connaissais personne, et où personne ne me connaissait, se trouvait un officier français venant de Paris. De caractère communicatif, comme il nous avait mis au courant de sa marche, on l'accabla de questions sur ce qui se passait en France, et l'article de Germanicus ne fut pas oublié. Ce qu'il dit de la pièce littérairement n'était pas de nature à blesser l'amour-propre de l'auteur. «Les meilleurs royalistes, ajouta-t-il, se sont fait un devoir de rendre justice au mérite de cet ouvrage; mais ils ont fait justice aussi de l'auteur, quand les jacobins ont osé le demander, et quand ils ont voulu que le nom de ce régicide fût proclamé.—C'est donc un régicide que cet auteur? dit un Hollandais en secouant sa pipe.—Si c'est un régicide? un conventionnel! autrement, serait-il exilé?» La conversation, dont je me gardai bien de me mêler, changea ensuite de sujet.

Comme nous approchions de La Haye, «Messieurs, dit l'officier français en s'adressant à moi comme aux autres, mon séjour dans ce pays-ci ne sera pas long. Dans huit jours je dois être de retour à Paris. Si quelqu'un de vous avait quelque chose à faire dire dans ce pays-là, qu'il dispose de moi.» Chacun l'ayant remercié, «Monsieur, dis-je, quand vint mon tour, j'userai, moi, de votre obligeance. J'ai quelque chose à faire dire dans ce pays-là. On n'y connaît qu'une partie de l'histoire de l'auteur de Germanicus. Permettez-moi de vous la faire connaître tout entière, afin que vous puissiez la raconter à votre retour. Personne mieux que moi ne sait ce qu'a fait et ce que veut faire cet homme-là. Il ne rêve qu'à des crimes, c'est la vérité; et non pas seulement à ces crimes qui n'ont pour objet que la ruine d'une famille ou la mort d'un homme; c'est du renversement des États, c'est de la mort des princes, c'est de ces grands complots qui bouleversent l'ordre social, qui détrônent les dynasties, qui changent le destin des empires, qu'il est incessamment occupé. Il a ourdi je ne sais combien de conspirations: tantôt c'est une république qu'il veut substituer à une monarchie, tantôt un empire qu'il veut substituer à une république. Faut-il se délivrer d'un prince? tous les moyens lui sont bons. Au moment même où je vous parle, ne prépare-t-il pas le poison qui au premier moment terminera les jours d'un personnage des plus illustres!—Que me dites-vous là?—Rien qui ne soit exactement vrai.—Notez toutefois que cet homme, si familiarisé avec les combinaisons les plus atroces, est d'ailleurs assez bon diable. Il n'est pas mauvais mari, il est bon fils, bon père, bon ami, bon maître, même pour son chien. Il ne ferait pas de mal à un enfant. Il n'a jamais tué que des rois; c'est sa manie, mais que des rois de théâtre. Voilà ce que je vous prie de vouloir bien dire à vos amis de Paris, sur mon témoignage; et je parle en connaissance de cause, car cet homme et moi nous ne faisons qu'un.—Quoi! Monsieur?…—Oui, Monsieur, je suis l'auteur de Germanicus

On se figure l'impression que cette explication produisit sur les auditeurs, et particulièrement sur le personnage qui l'avait provoquée. «Quoi! vous n'avez pas voté la mort du roi?—Aristocrate comme vous alors, je n'étais pas même membre de l'assemblée qui l'a jugé.»

Je dois le dire à l'honneur de cet officier, il parut profondément pénétré du désir de détruire une erreur qu'il se désolait d'avoir partagée. «À mon retour à Paris, je ferai connaître la vérité, dit-il, en me faisant affectueusement ses adieux.—Mais pourquoi donc êtes-vous exilé? ajouta-t-il.—Tâchez de le savoir, lui répondis-je, et quand vous le saurez, vous me l'apprendrez; c'est encore une obligation que je vous aurai.»

Le roi mort, les royalistes de l'intérieur ne songèrent plus qu'à se faire oublier. Mais la France n'en fut pas moins agitée. La division éclata bientôt entre les républicains; division qui vengea le trône par les calamités de tous les genres dont notre malheureuse nation fut accablée pendant trois ans, division dont la Gironde fut la première victime, division dans laquelle succomba l'exécrable Marat, son premier instigateur, division qui, au bout de son terme que l'on peut voir dans le 10 thermidor où succomba Robespierre, sous lequel avait succombé Danton, avait dévoré successivement tous ses fauteurs.

Pendant cette terrible période, je cherchai mon refuge dans les lettres. Exempt de la réquisition comme homme marié, et peu jaloux d'occuper des fonctions dans l'administration, je ne pris pas de service dans l'armée qui combattait pour une cause où je ne voyais pas encore celle de la France; je ne réclamai pas même les attributions très-modestes qui m'avaient été données dans la fabrication du papier-monnaie. Je fis bien quant à ce dernier objet. Si peu importante qu'elle fût, une place était toujours convoitée par quelque individu occupant une place inférieure, ou par quelque individu sans place. Le moindre employé se trouvait ainsi en butte à des dénonciations de tous les genres; et pour peu qu'il fût vulnérable, il finissait par recevoir sa destitution sur l'échafaud où périt l'infortuné La Marche, qui était resté seul directeur de la fabrication des assignats, d'où ses deux collègues s'étaient très-prudemment retirés.

Avant mon voyage en Angleterre, c'est-à-dire pendant l'été qui suivit la première représentation de Lucrèce, je m'étais amusé à composer non pas un opéra-comique, mais un drame lyrique, drama per musica, comme disent les Italiens; et ce drame avait été reçu à la Comédie-Italienne, nom que portait alors notre second théâtre lyrique. Les acteurs m'ayant prié de mettre en vers le dialogue qui dans l'origine était en prose, et que depuis on m'a prié de remettre en prose, je m'imposai ce travail dont le sujet n'a guère d'analogie avec le caractère de l'époque où il fut achevé. L'admiration que m'inspirait le génie de Méhul à qui ce sujet avait plu me donna le courage de le remanier. Si affreuse que soit l'époque que me rappelle ce travail, je ne le revois pas sans plaisir quand je songe qu'il fut l'occasion de ma liaison avec un des hommes que j'ai le plus aimés, avec un des hommes les plus aimables que j'aie connus.

Méhul n'avait guère alors que trente ans. Il était doué de l'imagination la plus ardente et de la sensibilité la plus vive, facultés qu'il dépensait presque exclusivement dans la culture de son art, et qui, réunies à un jugement exquis et à un esprit supérieur, composaient son génie. Ambitieux de gloire au-delà de toute idée, il sacrifiait à cette ambition l'intérêt même, auquel à son âge on sacrifie toutes les autres; il réservait, pour exprimer les passions, toute l'énergie avec laquelle il les eût senties s'il s'y fut abandonné.

Hors du monde, au milieu du monde même, il était tout à son art. Des amis chez lesquels il s'était mis en pension pourvoyant à ses besoins, il ne sortait guère de la réclusion à laquelle il s'était condamné pour vivre dans la postérité, comme un cénobite pour gagner la vie éternelle, qu'autant qu'il y était contraint pour diriger ses répétitions.

Je ne crois pas que notre première entrevue ait été ménagée par un médiateur. Il me semble que, tout plein de l'impression qu'avaient faites sur moi son Euphrosine et sa Stratonice, je courus le remercier de tout le bonheur que je lui devais.

À la nature des éloges que je lui donnai, il reconnut que je l'avais compris; et par suite de cette sympathie, dès cette première entrevue, nous prîmes l'engagement de faire un opéra ensemble. Rien de plus propre à lier deux personnes qui ont quelque analogie morale, qu'un rapprochement où, de coeur comme d'esprit, deux associés concourent à la création d'une même oeuvre: voilà un véritable mariage. C'est ce qui nous arriva, et je ne le dis pas sans orgueil. Du premier jour que je vis Méhul, se forma entre nous une liaison qui n'a fini qu'avec sa vie, liaison dans laquelle, malgré la sévérité de son caractère, il apportait un charme auquel il était impossible de résister, et que le plus indépendant des hommes, Hoffman lui-même, a senti presque aussi vivement que moi, quoiqu'il s'y soit peut-être moins abandonné.

Je voyais Méhul presque tous les jours, soit à Paris pendant la mauvaise saison, soit pendant la belle, à Gentilly, où il occupait un appartement dans le vieux château, dont le parc était à sa disposition.

Ceci me rappelle un fait assez singulier pour que je croie pouvoir le consigner ici.

Gentilly n'est pas éloigné de Montrouge. Dans ce dernier village s'était retirée la famille le Sénéchal, famille aussi aimable que respectable, et avec les goûts, les opinions et les affections de laquelle mes goûts, mes opinions et mes affections s'accordaient merveilleusement. Elle habitait là une jolie maison entre deux jardins. Hors du foyer de la révolution, sans journaux, sans autre société que celle de quelques amis tels que Desfaucherets, Florian, Baraguey-d'Hilliers, Lacretelle le jeune et celui qui écrit ceci, exclusivement occupée des arts, elle oubliait quelquefois un désordre auquel elle n'assistait plus et un bruit qu'elle n'entendait plus; ou plutôt, comme des assiégés qui, familiarisés avec les accidens d'un siége, finissent par n'en plus tenir compte et par rentrer dans toutes leurs habitudes, elle revenait quelquefois aux amusemens de l'extrême jeunesse, à ceux où l'on trouve des distractions dans le mouvement et même dans un exercice forcé.

Les dames qui prenaient part à ces jeux, auxquels les enfans étaient admis comme de raison, aimaient surtout ceux où la ruse peut suppléer la vigueur. Tel était le jeu du cerf, que nous avions modifié dans leur intérêt et pour le rendre plus facile et moins fatigant.

Le jardin, si grand qu'il fût, nous paraissant trop étroit pour les développemens de notre tactique, et chacun, chiens comme gibier, regrettant de n'avoir pas un parc à sa disposition, je pensai à celui de Gentilly, dont Méhul pouvait disposer. La demande me parut d'autant plus facile à faire que Méhul était très-connu de ces dames. À son début à Paris, avant de travailler pour le théâtre, il avait donné des leçons de musique, et elles avaient été ses premières écolières. Quoique par suite de la détermination qu'il avait prise, de se livrer exclusivement à la composition, il eût cessé de les voir, il ne leur en était pas moins dévoué, elles ne lui en étaient pas moins attachées. Nulle part son génie n'était plus admiré et ses hautes qualités mieux appréciées que dans cette société si gracieuse, si spirituelle, si accessible à toutes les impressions du bon et du beau. Le parc, comme on le pense, fut mis à la disposition des chasseurs. La meute dans laquelle Méhul s'enrôla fut augmentée en raison de l'étendue du terrain, et divisée en deux bandes, à la tête desquelles on mit un piqueur muni d'un cornet à bouquin, dont il devait sonner dès qu'il apercevrait la bête.

On en força plus d'une, car la partie dura six heures au moins. Pendant tout ce temps, les chiens ne cessèrent pas de donner de la voix, et les chasseurs de donner du cor ou du cornet. À la nuit, chiens, piqueurs, gibier, chasseurs retournèrent souper de compagnie à Montrouge, tout aussi étonnés qu'enchantés d'avoir obtenu quelques heures de plaisir dans un temps qui en promettait si peu. Baraguey-d'Hilliers surtout, que les intérêts de Custines, dont il était aide de camp, retenaient passagèrement à Paris, et qui s'était livré à ce jeu du meilleur coeur du monde, ne concevait pas qu'on pût encore rencontrer d'aussi douces distractions. Nous nous en étonnâmes bien plus à notre retour. Pendant que nous nous amusions à des jeux d'enfans, tout était en rumeur dans la capitale: Marat venait d'être assassiné.

Nous nous étions promis de recommencer la partie; il y fallut renoncer. Ce meurtre, qui ne chagrinait pas même les gens les plus ardens à le venger, servit de prétexte à un accroissement de rigueurs contre les royalistes. Apprenant de plus que les jacobins de Gentilly, car il y en avait partout, avaient tiré de singulières conjectures des innocentes fanfares dont retentissaient les échos de leur commune pendant que leur monstrueuse idole tombait sous le poignard d'une héroïne, nous ne crûmes pas prudent de nous exposer à tomber dans leurs filets, et nous ne renouâmes pas ces parties de chasse dont la curée aurait pu devenir sanglante.

CHAPITRE II.

Règne de la terreur.—Mes homonymes.—Danton s'oppose à mon départ pour
Naples.—L'abbé Delille.—Lemière.—Drames divers.—L'Ami des
Lois
.—M. Laya.—Fabre d'Églantine.

Les temps devenaient plus durs de jour en jour. La condamnation du roi, à laquelle les Girondins eurent la faiblesse de consentir après avoir eu le courage d'en démontrer l'illégalité, leur avait ouvert le chemin de l'échafaud; les misérables qui les y poussèrent les y suivirent, et Robespierre lui-même y monta après Danton qu'il y avait poussé, et qui avait répondu à ceux qui l'avertissaient de son danger: Robespierre ne peut pas vouloir m'envoyer à l'échafaud; il sait trop que m'y faire monter serait prouver qu'il y peut monter lui-même.

Pour échapper aux dangers dont tout le monde était menacé, le plus sage était d'en user comme dans les temps où la foudre gronde, et de s'abstenir de mouvement autant que possible.

Je m'appliquai donc à ne me faire remarquer de quelque manière que ce fût dans ma section. Supportant toutes les charges et ne recherchant aucun bénéfice, je ne portais ombrage à personne; bien plus, je m'étais fait quelques amis parmi mes concitoyens du bas étage, parce que je me faisais remplacer par eux dans le service de la garde nationale, et que je payais grassement mes remplaçans.

Je me souviens à cette occasion que dans les huit premiers mois qui suivirent mon retour à Paris, les billets de garde venaient fréquemment me réclamer. Au lieu d'un que je devais recevoir par mois, j'en recevais trois. Mon nom, à la vérité, n'était pas orthographié sur tous de la même manière; sur un d'eux il était terminé par un d, sur un autre il était accolé au nom Condé. Veulent-ils me rappeler par là mon émigration et mes relations avec les émigrés? me disais-je; et je payais sans contester, trouvant qu'il valait mieux sacrifier sa bourse qu'exposer sa vie.

Un jour pourtant que je m'expliquais sur ce fait avec mon caporal, qui était mon portier, «Je veux l'éclaircir, me dit-il; j'en parlerai au sergent-major,» qui était notre savetier commun. À force de recherches, ces militaires découvrirent que cela provenait d'une erreur du tambour qui, chargé de porter à domicile les billets de garde, portait chez moi non seulement les billets qui m'étaient destinés, mais aussi ceux qui s'adressaient à un citoyen Arnaud, notaire, demeurant comme moi rue Sainte-Avoie, et à son frère qui, pour se distinguer de lui, avait ajouté à son nom ce nom de Condé qui m'avait donné tant d'inquiétude. Ainsi je payais pour tous les Arnault du quartier.

Ce qu'il y a de pis, c'est que, pendant ce temps-là, les bourriches qui m'étaient envoyées d'Amiens, de Chartres, et d'autres lieux où j'avais des relations, prenaient une marche inverse de celle de ces billets de garde, et allaient chez mes homonymes. Il y avait plus d'avantage alors à être connu des commissionnaires que des tambours.

Une fois enfin je me déterminai à mettre un terme à ces quiproquo. Un exemplaire relié de ma tragédie de Lucrèce, et relié par Bozérian, avait été porté chez ce notaire, à qui certes je ne le destinais pas, et qui s'obstinait cependant à le garder. J'allai le réclamer moi-même, et comme il hésitait à me le rendre et me sommait de justifier de mes titres à cette propriété: «Ils sont sur le titre même de l'ouvrage, lui répondis-je. Lisez: Lucrèce, tragédie en cinq actes; ces actes là sont-ils de ceux qui se font dans votre cabinet? Tenez-vous-en à vos actes; s'ils valent moins que ceux-ci, ils rapportent davantage.»

Toutes les puissances européennes n'étaient pas entrées d'abord dans la coalition qui par suite de l'exécution de Louis XVI s'était formée contre la France. Naples, Venise et Constantinople conservaient, en apparence du moins, avec la république les relations qu'elles avaient eues avec la monarchie.

Trois nouveaux ambassadeurs furent envoyés à ces trois gouvernemens, M. Noël à Venise, M. Maret à Naples, M. de Sémonville à Constantinople. M. Noël seul parvint à sa destination. MM. Maret et Sémonville, qui voyageaient ensemble, furent arrêtés sur territoire neutre par les agens de l'Autriche qui violait ainsi dans nos ambassadeurs les droits de toutes les nations. Ce n'est pas, au reste, la seule fois que cela lui est arrivé.

Les deux ambassadeurs furent enfermés dans la forteresse de Mantoue. Peu s'en fallut que je ne partageasse leur sort. Maret, à qui j'avais témoigné le regret de ne pouvoir aller à Naples avec lui, avait, sans m'en parler, porté mon nom sur la liste des personnes qu'il désirait emmener, liste qui devait être soumise à la censure du comité de salut public. Rayez ce nom, lui dit Danton qu'il consulta sur ses choix; il réveille des souvenirs qui vous compromettraient ainsi que celui qui le porte.

Étranger aux factions qui se disputaient le sceptre, ou plutôt la hache, je n'ai rien de particulier à raconter sur les grandes querelles qui alors ensanglantèrent la France, sur cette guerre d'extermination entre deux partis dont l'un en voulait faire une république fédérative, et l'autre une république une et indivisible. Le premier succomba, et sa chute aggrava nos maux. De cette époque date l'établissement de ce système de gouvernement si bien nommé la terreur, gouvernement aux yeux duquel c'était être suspect qu'être modéré, et criminel qu'être suspect. Pendant son règne, les prisons, qui s'étaient multipliées, ne cessèrent pas de se remplir au gré du hasard, et, semblables à l'antre du cyclope, de se vider au caprice du féroce Fouquier-Tainville, pour se remplir encore.

La tactique dont les députés dits montagnards usèrent pour assurer l'arrestation des députés dits girondins et de leurs fauteurs est aussi remarquable que celle dont ils avaient usé pour assurer l'exécution de Louis XVI. Craignant des mouvemens en faveur des accusés, ils firent ordonner à tous les gardes nationaux de se rendre à leurs sections respectives, pour y attendre l'ordre de se porter où leur présence serait requise. Là, sous l'empire de la discipline militaire, et se surveillant les uns les autres, ils attendirent pendant trois jours l'ordre de marcher, que ne leur envoyait pas le gouvernement, qui cependant faisait arrêter par des gardes d'élite les députés signalés.

Mlle Contat occupait pendant le printemps de cette année 1793 un appartement dans la délicieuse retraite que Watelet s'était faite dans une île de la Seine vers Argenteuil, et qu'on appelait Moulin-Joli. J'allai l'y voir souvent. J'y rencontrai à chaque voyage l'abbé Delille, à qui ce beau lieu doit une partie de sa célébrité, et qui s'efforçait d'y oublier Paris et ses horreurs. Tout à la poésie, il y travaillait à son poëme de l'Imagination, dont il nous récitait des fragmens sans trop se faire prier. Vigée s'y trouvait aussi. Entre eux et une des femmes les plus spirituelles qui aient existé, je retrouvai là quelques heures qui me semblaient appartenir à une autre époque.

Delille, alors célibataire, était un homme de la société la plus aimable. Doué de l'humeur la plus facile et la plus égale, doux comme une femme, gai comme un enfant, ingénu jusqu'à la naïveté, avec un esprit des plus vifs et des plus brillans, c'était tout l'opposé de La Harpe. Ne refusant pas des conseils, mais ne dictant pas de lois, et aussi indulgent pour la jeunesse que son confrère lui était sévère, il en était aimé presque autant que des femmes, et n'a eu pour ennemis que les envieux que lui faisait son talent, dont il était impossible de ne pas lui pardonner la supériorité quand on connaissait l'excellence de son caractère.

Quelques traits, qui trouveront ailleurs leur place, mettront le lecteur à même d'en juger.

J'allais souvent aussi, comme par le passé, à Saint-Germain. J'eus plusieurs fois pour compagnon dans la voiture publique le bonhomme Lemière, dont la famille habitait cette ville. Je le trouvai singulièrement affaibli; il était presque tombé en enfance. Son âme honnête, plus encore qu'énergique, n'avait pu, sans en être accablée, voir les terribles catastrophes qui venaient de se succéder. Il ne reconnaissait, dans les fureurs auxquelles sa patrie était en proie, ni les sentimens de ce Guillaume Tell, ni les vertus de ce Barnevelt dont il avait été l'interprète. La tragédie court les rues, disait-il à ceux qui lui demandaient pourquoi il ne faisait plus de tragédies. Cette horreur avança le terme de sa vie.

Lemière, qu'on a beaucoup ridiculisé, et c'est un des torts de Palissot, a droit à plus d'un éloge. Si défectueux qu'ils soient, ses ouvrages présentent à côté des passages les plus répréhensibles des beautés d'un ordre supérieur. Le nombre des beaux vers l'emporte de beaucoup chez lui sur le nombre des mauvais. Il y a même des morceaux de longue haleine qui sont tout-à-fait irréprochables. Plusieurs de ses tragédies ont long-temps occupé la scène, et cela se conçoit: on y trouve, dans des scènes vraiment belles, des traits de dialogue dignes des grands maîtres, et des effets dont il n'a pris le modèle nulle part. Mais ce n'est pas sous ce rapport qu'on se plaît à le citer. L'entend-on nommer, on s'arme contre sa mémoire de quatre ou cinq vers ridicules, et l'on ne parle pas des autres.

Il réunissait plus d'un genre d'esprit, et la force en lui n'excluait pas toujours la grâce. J'ai parlé du quatrain qu'il écrivit sur un éventail, et dont on a fait honneur à Monsieur, depuis Louis XVIII, ce qui n'est pas moins flatteur pour l'un que pour l'autre. Son poëme sur la peinture contient plusieurs morceaux non moins gracieux que celui-là et d'une bien autre importance.

Lemière a dit quantité de mots heureux qui sont moins connus que certains traits échappés à sa vanité naïve. J'en citerai deux que je tiens de son neveu, homme bien plus vain et bien moins spirituel que lui.

Un soir que seul à minuit, en habit de taffetas, le chapeau sous le bras et la brette au côté, il revenait de souper en ville, un homme dont il lui était permis de suspecter l'intention, venant droit à lui sous les piliers des halles, lui demande d'un ton assez arrogant quelle heure il est à sa montre: «Regardez-y, voici l'aiguille,» répond Lemière en lui présentant la pointe de son épée.

Déjà sur le retour, il avait épousé une femme jeune et jolie. Rien d'ingénieux comme la forme par laquelle il exprimait l'idée qu'il voulait donner de la beauté de celle qui était pour lui belle comme un ange. Tous les jours, disait-il, je passe ma main sur ses épaules pour sentir s'il ne lui vient pas des plumes.

Les théâtres cependant étaient restés ouverts. Bien plus ils n'étaient pas déserts. Les muses dramatiques, au milieu de ces terribles événemens, n'étaient restées ni stériles ni muettes. Au second Théâtre-Français, qui avait pris le nom de Théâtre de la République, on avait représenté successivement l'Intrigue épistolaire de Fabre d'Églantine, la Virginie de La Harpe, le Caïus Gracchus, le Calas et le Fénélon de Chénier.

On sait à quel genre de mérite l'Intrigue épistolaire dut son succès; c'est au vis comica dont elle abonde. Quoiqu'elle fût l'oeuvre d'un révolutionnaire forcené, quoiqu'elle ait été jouée dans des circonstances où chaque auteur croyait devoir s'appuyer sur la révolution, et où c'était en raison des allusions aux intérêts du moment qu'une pièce réussissait, cette pièce tout-à-fait étrangère aux circonstances fut accueillie avec enthousiasme par un peuple qui aimait à rire et qui voulait rire même entre deux actes de barbarie. C'est, après celles de Beaumarchais, une des pièces d'intrigue les plus amusantes qui soient au théâtre; il ne lui manque qu'un meilleur style pour être excellente. L'Intrigue épistolaire et le Philinte, je le répète, suffisent pour assurer à leur auteur une place des plus honorables après Molière et avant Collin.

Fabre avait le génie essentiellement comique. «Entre le moment où je vous donne cette tabatière et celui où vous me la remettrez, me disait-il un jour, il y a une comédie;» et tout en disant cela il improvisait une intrigue sur ce fait. Il voyait la comédie partout.

La Virginie de La Harpe, qui avait été jouée sans succès avant la révolution, en obtint dans des circonstances avec lesquelles elle avait quelque analogie. Ce n'est pas une bonne pièce; mais elle contient de bonnes scènes, elle en contient même de belles: en tête il faut mettre celle où le décemvir et le tribun, où Appius et Icilius sont aux prises. Cette scène contient des beautés d'un ordre supérieur. On y trouve entre autres sur le despotisme un morceau rempli de pensées aussi vraies qu'énergiques, morceau non moins bien raisonné que bien écrit, espèce de prédiction qu'on applaudissait par pressentiment, et dont la fin déplorable de Robespierre et de ses collègues démontra dix-huit mois après la justesse.

La Harpe, qui avait gardé l'anonyme lors de la première apparition de Virginie, avoua cette fois sa pièce. Lorsqu'il se coiffait du bonnet rouge, il pouvait accepter un triomphe révolutionnaire. Ce succès est un des péchés qu'il crut devoir expier dans le sac et dans la cendre à une époque où il en fit de moins pardonnables.

Les trois pièces de Chénier, malgré la faveur qui s'attachait à son talent et à ses opinions, n'obtinrent pas toutes trois la même fortune. Caïus Gracchus et Fénélon réussirent pleinement; mais le succès de Calas fut moins complet.

Caïus Gracchus, où l'on trouve une peinture des plus vives et des plus animées des discussions du forum, discussions relatives aux intérêts avec lesquels ceux qui occupaient alors les esprits avaient tant de rapport, Caïus Gracchus, dis-je, devait plaire à un peuple qu'il grandissait en le représentant. Aussi cette pièce, qui pourrait paraître froide aujourd'hui, mais qui brûlait alors des passions du moment, fut-elle accueillie avec transport et resta-t-elle à la scène jusqu'au moment où la démence révolutionnaire convertie en rage ne permit plus même d'y prononcer le nom de loi. Tout considéré, le succès de Caïus Gracchus ne doit pas surprendre.

Mais on peut être surpris de celui de Fénélon, ouvrage où les leçons de la philantropie la plus douce sont données par un homme appartenant aux deux ordres qu'on poursuivait alors avec tant de fureur, par un homme qui, tout à la fois noble et prêtre, prêche de parole et d'exemple cette tolérance qu'alors on ne pouvait pas pratiquer sans crime. Par quelle bizarrerie un public composé en partie de cannibales et d'athées applaudissait-il à une pièce qui, dans chacun de ses vers, contenait la réprobation de ses principes et de ses actes? Ce n'est pas seulement parce qu'elle est écrite avec une grâce particulière, parce que le rôle de Fénélon est plein d'onction, parce que Monvel le jouait avec un talent admirable; c'est aussi, j'aime à le croire, parce que la vertu a un charme auquel le scélérat lui-même n'est pas insensible, et qu'une bonne action commande l'admiration même aux coeurs les moins capables de l'imiter:

Video meliora proboque,
Deteriora sequor. OVID.

Peut-être est-ce aussi parce que les coeurs les plus durs ont besoin de se reposer du mal.

La même philosophie se retrouve dans Calas; mais l'action de ce drame est moins attachante, indépendamment de ce qu'elle est trop lente. On y trouve de fort belles scènes, mais point ou peu de mouvement. Il y a de plus, à mon sens, un grand défaut; c'est que le style y manque souvent de vérité. Chénier, qui croyait que la tragédie ne pouvait pas être écrite d'un style trop élevé, et qui voulait que son Calas fût une tragédie, y prête parfois à ses personnages, qui sont nos contemporains, un langage pareil à ceux des héros d'Athènes et de Rome; il semble même se complaire à enfler son style en raison de l'humilité des acteurs qu'il fait parler, ou de la trivialité des idées qu'il veut rendre. Ce défaut a été plus senti que les beautés dont il a semé cette pièce. Calas n'a pas pu rester au théâtre.

Le Théâtre-Français, où l'année précédente on avait donné avec un grand succès le Vieux Célibataire, fut assez abandonné dès la fin de 1792. La tragédie s'y jouait pourtant avec plus d'ensemble qu'au Théâtre de la République, où Monvel et Talma n'étaient que médiocrement secondés, et la comédie y était incomparablement mieux jouée aussi, Baptiste, Dugazon et Grandménil, soutiens de la nouvelle scène, n'y figurant qu'avec des femmes fort inférieures en talent à Mlle Contat, à Mlle Joly, à Mlle Devienne et à Mme Petit. N'importe: la réputation d'aristocratie dont les ci-devant comédiens du roi étaient entachés éloignait d'eux plus de monde que leur talent n'en attirait; et quoique merveilleusement jouée par la réunion des plus jolies actrices qui fussent à leur théâtre, où elles abondaient, les Femmes, comédie de Desmoustiers, n'y rappelèrent guère que les vieux amateurs.

L'Ami des Lois seul y avait ramené momentanément la foule. L'effet de cette pièce, où domine l'amour d'une liberté sage, et qui exprimait par cela même l'opinion de la plus grande partie des Français, fut prodigieux. Heureux d'entendre ce qu'ils n'osaient dire, les honnêtes gens accouraient y applaudir leurs secrètes pensées, et manifester ainsi leur horreur pour tout ce qui se faisait. Les anarchistes, qui s'y virent démasqués, hurlèrent contre ce succès toujours croissant. La commune de Paris en voulut arrêter le cours; mais elle en fut empêchée par la Convention, non que celle-ci tout entière approuvât l'esprit dans lequel la pièce était composée, mais parce que les droits de l'auteur y furent défendus par les girondins qui professaient l'amour de l'ordre; et plus encore peut-être parce que les anarchistes de la Convention s'indignaient que ceux de la commune rivalisassent avec eux de tyrannie. Protégé peut-être moins par l'esprit de justice que par l'esprit de rivalité, l'Ami des Lois continua d'être joué, mais ce triomphe fut court; la mort de l'infortuné Louis XVI y mit un terme, et Laya l'eût payé de sa tête, s'il ne se fût soustrait en se cachant aux vengeances du parti dont il avait osé livrer les atroces ridicules à la risée publique.

Je me rappelle à cette occasion une conversation que j'eus avec Fabre de l'Églantine, ou d'Églantine, surnom qu'il s'était donné en mémoire d'un prix remporté par lui aux jeux floraux.

L'auteur de l'Ami des Lois s'était condamné depuis quelques mois à une réclusion volontaire pour éviter la prison que lui réservaient ses ennemis, quand une personne qui lui portait un vif intérêt me pria de prendre des informations auprès des gens en place que je pourrais connaître, pour savoir si les jours de Laya étaient menacés, et s'il y avait nécessité pour lui à se faire, en se privant de sa liberté, plus de mal que ses ennemis ne voulaient peut-être lui en faire. Au fait, il n'y avait pas de mandat lancé contre lui.

Rencontrant un soir aux Italiens d'Églantine qui, ainsi que je l'ai dit, s'était montré obligeant pour moi lors de mon incarcération, je l'abordai, et après l'avoir félicité de s'être fait le patron des gens de lettres auprès des comités de gouvernement, je lui parlai de quelques uns d'entre eux qui ne se croyaient pas en sûreté, et entre autres de Desfaucherets et de Laya. «Desfaucherets, me dit-il, je ne vois pas pourquoi il aurait de l'inquiétude. Il ne nous aime pas, mais il ne l'a pas prouvé publiquement. On ne pense pas à lui. Qu'il n'y fasse pas penser; qu'il ne se montre pas; on n'ira pas le chercher. S'il se trouvait dans l'embarras, au reste, venez me le dire; je ferai ce que je pourrai pour l'en tirer.—Bien; mais Laya?—Oh! pour Laya, c'est autre chose. Laya qui a fait l'Ami des Lois!—N'aimeriez-vous pas les lois?—Laya qui a attaqué Robespierre!—Vous aimez donc bien Robespierre?—Robespierre!» et me regardant avec les yeux les plus expressifs: «Savez-vous ce que c'est qu'attaquer Robespierre? peut-on se cacher trop soigneusement quand on a attaqué Robespierre?—Est-ce donc un crime de lèse-majesté que d'attaquer Robespierre? Robespierre est-il un roi?—Robespierre… est Robespierre,» répliqua-t-il en élevant l'index de sa main droite dont il gesticulait. «Attaquer Robespierre!» répéta-t-il d'une voix qui devenait plus grave à mesure qu'il répétait ce nom. Je n'en pus pas obtenir d'autre réponse.

Je tirai de cela deux conséquences qui, ce me semble, ne manquaient pas de justesse: l'une, que le pauvre Laya était infailliblement perdu si on le découvrait: je le lui fis dire; l'autre, que Robespierre était devenu un objet d'inquiétude et de jalousie pour ses noirs collègues; et que n'osant encore l'accuser comme usurpateur de l'autorité, ils s'étudiaient à le désigner pour tel par la déférence qu'ils affectaient envers lui, par l'importance qu'ils feignaient d'attacher à sa personne.

Il me parut évident dès lors que la discorde était dans le camp d'Agramant, et qu'avant peu elle éclaterait. En effet, quelques mois après, la faction de Danton, dont Fabre faisait partie, monta sur l'échafaud, où, quelques mois après, Robespierre fut entraîné à son tour. Fabre, dans notre conversation, préludait à l'accusation du tyran.

CHAPITRE III.

Théâtre du faubourg Saint-Germain.—Les Femmes, de Desmoustiers.—Paméla, de François de Neufchâteau, etc.—Le Somnambule.—Anecdote curieuse.—Les ci-devant comédiens ordinaires du roi sont arrêtés.—Mlle Lange.—Manuscrit de l'auteur soustrait aux scellés.—Anecdotes.

À travers ces désordres et ces horreurs, la littérature obéissait encore à l'impulsion qu'elle avait reçue antérieurement à la révolution, et certains esprits s'obstinaient à lui conserver le caractère de recherche et de galanterie qui lui avait été dernièrement donné par Dorat. De ce nombre était notre ami Vigée, qui se complaisait à rimer, d'après Chapelle, des riens en rimes redoublées: c'était pour lui le plus brillant emploi que l'homme de lettres pût faire de son talent. Rien ne contrastait avec les circonstances comme une épître qu'il adressa à Mlle Contat, et qui fut insérée dans tous les journaux du temps. C'était presque une bouffonnerie que d'entendre les crieurs publics qui, pour stimuler la curiosité, avaient l'habitude d'énoncer le sommaire de ce que leurs feuilles contenaient, annoncer dans leurs hurlemens, entre la grande colère du père Duchêne et le grand décret de la Convention nationale, la petite épître du citoyen Vigée à Louise Contat. Le poëte fut plus flatté de cette publication que l'actrice qui, loin de cacher son dépit, l'exprimait de la manière la plus piquante, et surtout ne pouvait pas pardonner à Vigée d'avoir employé en parlant d'elle le pronom possessif ma, licence poétique qui au fait prouvait en lui plus d'imagination que de jugement. Ma Louise! répétait-elle. Vigée en effet, tout galant homme qu'il était, ne manquait ni de pédanterie ni de fatuité; ces deux défauts ne s'excluent pas.

Vigée crut racheter son tort, si tant est qu'il l'ait reconnu, en composant pour Mlle Contat un acte intitulé: la Matinée d'une jolie femme. Cette petite pièce est faite sur le modèle de la Manie des arts, petite pièce faite par Rochon de Chabanne sur le modèle du Cercle, petite pièce de Poinsinet, que ces deux imitations sont loin de valoir. Le talent de Mlle Contat ne put donner à l'oeuvre de Vigée qu'un succès éphémère. On y venait voir l'actrice avec laquelle elle a probablement disparu pour jamais de la scène, comme ont disparu de la société les moeurs qu'elle reproduisait. C'est, sans contredit, ce qu'a fait de moins bon Vigée, à qui le théâtre est redevable de quelques jolis ouvrages.

Si musquée qu'elle fut, cette pièce paraissait toutefois sévère comparativement à celle qui fut jouée immédiatement après elle; je veux parler des Femmes, de Desmoustiers. Nulle oeuvre de l'époque n'est moins empreinte de sa couleur que celle-là; on la croirait de la fin du règne de Louis XV; on la prendrait pour une oeuvre posthume de l'auteur de la Coquette corrigée, ou de celui de la Feinte par amour. Il faut l'avouer pourtant, dans son style apprêté, Desmoustiers exprime souvent des idées justes, des sentimens vrais, et développe parfois des observations très-fines. Les Femmes sont d'un auteur à qui la connaissance du coeur humain n'est pas étrangère; mais cette pièce est trop vide d'action; la vérité du fond ne s'y retrouve pas assez souvent dans les formes, et quelques traits heureux et naturels ne compensent pas l'afféterie qui règne dans la majeure partie de cette composition.

Cette comédie qui, ainsi que je l'ai dit plus haut, était jouée avec un talent rare par des femmes charmantes, commençait à devenir à la mode pour un certain monde, quand les Français qui, en multipliant les nouveautés, s'efforçaient de réparer le déficit que la défection des acteurs dissidens avait produit dans leur répertoire, représentèrent la Paméla de François de Neufchâteau.

Sans être un ouvrage du premier ordre, cette comédie, imitée de Goldoni, et faite sur le même fond que Nanine, n'est pas dénuée de mérite. Je doute néanmoins qu'elle eût produit une grande sensation dans une autre circonstance que celle où elle a été jouée. Elle est écrite avec pureté, mais d'un style généralement terne et rarement comique. L'action en est lente, et ce n'est pas sans se traîner qu'elle arrive au dénouement.

Le succès de Paméla n'avait pas été très-brillant, quoique cette pièce fut merveilleusement jouée par Fleury et par cette Mlle Lange, à qui sur sa figure on aurait donné son nom; cependant elle attirait quelque attention parce que certains personnages s'y montraient décorés des ordres anglais, appareil qui frappait d'autant plus les yeux que toutes les décorations françaises, même celle de l'ordre de Saint-Louis, avaient disparu, les institutions auxquelles elles appartenaient étant proscrites par la nouvelle législation. Les révolutionnaires se prévalurent de cela pour imputer à l'esprit contre-révolutionnaire le succès de Paméla. Le Théâtre-Français fut fermé par ordre du comité de salut public, et les comédiens ci-devant ordinaires du roi furent jetés en prison, à l'exception pourtant de Molé, qui, en considération de ses opinions, eut le malheur d'être exempté de la peine portée contre ses camarades.

La représentation de Paméla fut moins la cause que l'occasion de cet acte de rigueur. C'était le théâtre par lequel avait été accueilli et représenté l'Ami des Lois qu'on voulait détruire. J'ajouterai qu'un incident qui passa inaperçu au milieu des faits monstrueux dont chaque journée était alors remplie, provoqua l'explosion d'un ressentiment que les terroristes n'avaient jusqu'alors réprimé qu'avec peine, et qui n'attendait que le moment pour éclater.

À la suite d'une représentation de Paméla, on avait donné le Somnambule, de Pont de Veyle. Dans cette pièce, un bonhomme tourmenté de la manie de détruire et de construire, ne pense qu'aux changemens qu'il peut opérer dans ses jardins. Une montagne masque la vue de son château. Comme il n'a que cette montagne en tête, dans un moment où il s'agit de tout autre chose entre les personnages avec lesquels il est en scène, il s'écrie du ton le plus résolu: La montagne sautera. Or on désignait dans le public, par la dénomination montagne, le groupe qui, dans certaine partie de la salle où s'assemblait la Convention, formait la faction qu'avait dominée Marat, groupe au sommet duquel ce monstre avait long-temps siégé, et d'où s'exhalaient comme d'un volcan les propositions les plus épouvantables et les plus atroces résolutions.

Par un rapprochement subit, le parterre fit application à cette montagne de la détermination prise à propos de l'autre, et manifesta par des applaudissemens redoublés le désir qu'il avait de la voir sauter. On devine le reste. Le parterre fut châtié comme l'étaient, disent les bonnes gens, les fils de France, sur le derrière d'autrui. Les comédiens payèrent pour ce prince.

Je courus grand risque de partager leur sort. Voici comment:

J'avais rassemblé dans un cahier quelques essais poétiques de ma façon, des pièces fugitives, des romances, des chansons qui, dans le temps, avaient obtenu quelques succès. Mlle Lange m'ayant témoigné le désir de lire ce recueil, je le lui prêtai, et il était en sa possession quand elle fut arrêtée comme ses camarades. Or toutes les pièces qu'il contenait n'étaient pas du genre le plus innocent. Quelques unes avaient trait à ce qui se passait; et ce n'était pas pour en faire l'éloge que j'en parlais. Il y avait entre autres certains couplets où la promotion de Robespierre à la dignité de juge au tribunal de Versailles était célébrée de manière à ne pas concilier au chansonnier la bienveillance de ce législateur. C'est le prouver que dire qu'ils avaient été insérés dans les Actes des Apôtres. Au reste les voici:

Monsieur le député d'Arras,
Versailles vous offre un refuge:
De peur d'être jugé là-bas,
Ici constituez-vous juge.
Juger vaut mieux qu'être pendu
Je le crois bien, mon bon apôtre;
Mais différé n'est pas perdu,
Et l'un n'empêchera pas l'autre.

On vous salarie en raison
Ou triste état de nos finances;
Mais c'est sur le tour du bâton
Que nous fondons nos espérances.
Lecointe[1] sait le produit net
Du poste brillant qu'il vous donne,
Et chacun de nous se promet
De vous mesurer à son aune.

Versailles, par cet heureux choix,
Moins à blâmer qu'on ne le trouve,
Sert toute la France à la fois,
Et voici comment je le prouve:
En tout temps, brave homme, et surtout
Dans les présentes conjonctures,
Il est bon d'avoir un égout
Où pousser toutes les ordures.

La plaisanterie était un peu vive. Quand j'appris que les scellés avaient été mis chez les acteurs arrêtés, il me parut impossible que le maudit recueil échappât aux recherches des agens du gouvernement, et que le salut de Mlle Lange ne fut pas compromis par cette découverte.

Ma perte d'autre part était inévitable. Bien que ce cahier, que je possède encore, ne fut pas écrit de ma main, et qu'il ne portât pas mon nom, pouvais-je ne pas le réclamer? pouvais-je, par un lâche silence, laisser tomber sur la tête d'autrui une vengeance que j'avais provoquée?

Torturé par ces idées, j'attendais depuis vingt-quatre heures le résultat des perquisitions de la police, quand mon manuscrit me fut remis.

Au lever des scellés, Mlle Lange avait eu l'adresse de l'escamoter, comme Rosine escamote un billet sous les yeux même de son tuteur. Plus fière de son habileté qu'effrayée de son péril, elle me le remit en riant, et me rendit deux fois la vie, car ce tour de passe-passe ne sauvait pas moins sa tête que la mienne.

Cette communauté de danger fortifia notre liaison, qui n'a fini qu'avec sa vie; et cela se conçoit, elle était fondée sur la plus pure amitié.

Puisque j'en suis sur cet article, je veux le compléter, et faire connaître Mlle Lange, qui n'a pas toujours été jugée avec justice.

Quant au physique, il n'est pas possible d'imaginer des traits plus réguliers et plus gracieux que les siens. De grands yeux bruns, un nez parfaitement dessiné, une bouche admirable de forme et de fraîcheur et ornée de dents de la blancheur la plus éblouissante et de la proportion la plus régulière, un teint dont l'éclat était encore relevé par celui de ses longs cheveux châtains, faisaient de sa tête une des plus parfaites qui aient jamais reposé sur des épaules humaines. Ses mains, ses pieds ne le cédaient à son visage ni en délicatesse ni en blancheur; elle eût été la plus parfaite des créatures si les proportions de sa taille eussent répondu à l'élégance du reste de sa personne.

Quant au moral, elle n'avait qu'à se louer aussi de la nature. Sans avoir cet esprit qui dans Mlle Contat éclatait en saillies si brillantes et s'exprimait en traits si profonds, elle ne manquait ni de sagacité ni de pénétration. Elle possédait surtout cette vivacité d'intelligence qui saisit toutes les finesses de la pensée d'autrui, et rien ne lui plaisait tant que la conversation de gens supérieurs. Douée d'ailleurs d'une grande égalité d'humeur, elle était de la société la plus douce, quoiqu'elle fût un peu moqueuse. Enfin, si elle avait quelques défauts, ils étaient assez rachetés par ses qualités pour qu'elle ait réussi à se faire aimer de tout le monde, voire de la fille que son mari avait eue d'un premier mariage.

Je ne me lassais pas de contempler cette tête charmante: en conclura-t-on que je ne l'ai pas contemplée impunément? On se trompera: je la regardais comme je regarde un beau jardin qui ne m'appartient pas, avec plaisir, mais sans envie, sans désir de l'acquérir en échange de la modeste propriété qui s'accommode à toutes mes convenances, mais que je ne connais pas seulement par ses qualités extérieures.

Je ne sache pas qu'il existe un portrait ressemblant de Mlle Lange. Un grand artiste essaya de la peindre et n'y réussit pas. Était-ce un malheur réel pour lui? Ce portrait, d'ailleurs admirablement peint, compromettait-il son talent? Il faut qu'il l'ait cru, car ce portrait donna lieu à une aventure qui compromit assez fortement son caractère. Voilà un malheur véritable.

M. Simons, négociant de Bruxelles, homme dont les dehors modestes couvrent une haute capacité pour les affaires, avait épousé Mlle Lange. Il chargea Girodet d'en faire le portrait. Enchanté d'avoir à reproduire une si belle figure, Girodet se mit au travail avec enthousiasme, avec amour. L'ouvrage fini, il porta la recherche jusqu'à orner de camées le cadre où il l'enferma, camées qui faisaient aux perfections de l'original les allusions les plus flatteuses, puis il l'exposa au Salon. Comme on l'a déjà dit, le portrait ne ressemblait pas; tout le monde fut de cet avis. Soit que Mme Simons ait été de l'avis de tout le monde, soit qu'au prix qu'on mit à son tableau Girodet ait eu lieu de s'apercevoir qu'on n'en était pas entièrement satisfait, prenant plus d'humeur que de chagrin, il résolut de se venger de l'injure qu'on faisait à son talent, et redemanda son tableau sous le prétexte de le retoucher, mais en réalité pour le mettre en pièces; ce qu'il fit, après avoir renvoyé le prix qui lui en avait été donné.

Son dépit avait fait du bruit; mais on n'y pensait plus, quand au bout de six semaines, dans le cadre même où le portrait avait été exposé, et où les madrigaux peints étaient remplacés par des camées satiriques, on voit paraître au Salon un tableau allégorique des plus injurieux pour Mme Simons. Pendant le temps qui venait de s'écouler, renfermé dans son atelier, Girodet s'était uniquement étudié à outrager avec le pinceau dont il s'était complu à la caresser, cette femme qu'il avait proclamée angélique. Le cri des honnêtes gens fit disparaître ce monument d'une vengeance si indigne d'un artiste français, quand même elle aurait été provoquée par des torts suffisans, mais le souvenir en reste encore; il a imprimé à la mémoire de son auteur une tache proportionnée à l'esprit et au talent dont il fit preuve en cette circonstance, qui honore moins son caractère que son esprit.

Le souvenir de ce fait se représentait toujours à moi quand je rencontrais Girodet, et me donnait presque autant d'aversion pour sa personne que j'avais d'admiration pour ses ouvrages. Il me semblait incompatible surtout avec le sentiment qui lui a inspiré son Endymion. La tête où naquit une conception si suave concevoir une pareille noirceur!

Né avec un tempérament bilieux, Girodet était irritable au dernier point. Sa haine pour la critique ne le tourmentait pas moins que son amour pour la gloire. L'émulation n'était en lui que de la jalousie; il avait cependant assez de talent pour n'être pas jaloux.

Mlle Lange, par le crédit de quelques amis, obtint la faveur d'avoir une maison de santé pour prison. Ce mode de réclusion n'avait rien de sévère. Sauf la faculté de sortir, la prisonnière était aussi libre là que chez elle; elle y vivait dans la meilleure compagnie, et recevait qui elle voulait depuis neuf heures du matin jusqu'à neuf heures du soir. Réunie à quelques autres détenus, elle y tenait une table excellente, où elle invitait qui elle voulait. J'y dînai plusieurs fois, et je tiens note de ce fait, parce qu'il me mit en rapport avec plusieurs personnages de haute distinction qu'hélas! je n'ai pas revus depuis. De ce nombre était le président de Nicolaï. Je le vis trop et trop peu. Quelques mois après que j'eus fait connaissance avec lui, il avait cessé d'exister. Dans ces prisons, pas plus que dans les autres, on n'était à l'abri des réquisitions de l'atroce Fouquier-Tainville. Il prenait aussi son horrible dîme sur les privilégiés qu'elles renfermaient. Plus d'une fois le vide qu'un convive laissait à cette table m'annonça qu'il y avait attendu la mort moins tristement qu'ailleurs, mais qu'il n'y avait pas échappé.

Bientôt on envia aux prévenus les adoucissemens dont ils jouissaient dans les maisons de santé, et l'accès en fut interdit à leurs amis, à leurs parens même, s'ils n'étaient porteurs d'une permission qu'il fallait aller chercher au comité de sûreté générale. Je ne revis Mlle Lange, à dater de là, qu'après que la mort de Robespierre eût rendu à la vie tant d'infortunés qui attendaient sous clef le coup sous lequel tant de têtes sont tombées, et qui ne respectait pas plus la beauté que le génie.

La galanterie n'était pas plus à l'ordre du jour en ce temps-là que la pitié. Non seulement les bourreaux qui régnaient se plaisaient à faire tomber sous leur faux des têtes de femmes, comme un polisson à faucher des roses avec sa baguette, mais ils les tourmentaient par les exigences les plus ridicules dans la vie civile. Les femmes étaient assujetties comme les hommes à solliciter des comités de leurs sections respectives des certificats de toute espèce, soit pour voyager en paix, soit même pour vivre en paix dans le domicile où elles se renfermaient.

La mesure la moins ridicule de ce genre n'est pas celle par laquelle la municipalité de Paris les astreignait, ainsi que les autres habitans de quelque maison que ce fut, à consigner sur une affiche placardée à la porte qui donnait sur la rue leurs noms, prénoms, surnoms et leur âge. Quels mécontentemens cette taquinerie tyrannique ne provoqua-t-elle pas! Je ne sache guère que l'affiche où le général Santerre proposait la proscription des chiens qui en ait provoqué d'aussi grands.

Malgré le danger auquel on s'exposait en désobéissant à cet arrêté, peu de dames s'y conformèrent exactement. Aucune n'en profita, il est vrai, pour se donner, en se vieillissant, un caractère plus respectable, mais beaucoup en usèrent pour rapprocher leur âge de celui de l'innocence et se rajeunir. Je me souviens qu'une femme fort jolie, et qui n'était pas à beaucoup près d'âge à avoir intérêt à mentir sur cet article, saisissant cette occasion pour réformer son extrait de baptême, se débarrassa de quelques années; si bien que nous n'étions plus du même âge, quoique deux ans auparavant, dans un moment où elle n'avait rien de caché pour moi, elle se fût félicitée d'être née la même année et je crois aussi le même jour que moi. Ainsi le temps ayant reculé de deux ans pour elle, tandis qu'il avait avancé de deux ans pour moi, nous nous trouvions à quatre ans de différence. Comme je la félicitais d'avoir rajeuni précisément dans la mesure où j'avais vieilli: «Mon ami, me dit-elle, je compte bien, si cette vilaine loi dure, en profiter tous les ans pour me rajeunir encore. Savez-vous bien que, dans dix ans, l'affiche de cette année fera autorité?»

CHAPITRE IV.

Je fais représenter un vaudeville, un grand opéra et un opéra-comique.—Censure dramatique.—Mort de Bailly.—Le chant du départ.—Chénier.—Méhul, Hoffmann, Rose Renaud.—Fête à l'Être-Suprême.

Cependant la révolution prenait journellement un caractère plus effroyable. Débarrassée de toute opposition par l'arrestation de soixante et onze membres du parti de la Gironde, et surtout par la mort de Vergniaud, de Gensonné et de vingt autres individus qui prêtaient à cette faction l'importance attachée à leur talent et à leur caractère, la montagne ne mettait plus de bornes à son despotisme, et quelle fortune, quelle existence ne menaçait-il pas?

Mais encore, tant qu'il vous laissait vivre, fallait-il trouver les moyens de vivre. Ma ruine commencée par les événemens dont j'ai rendu compte, avait été achevée par la dépréciation des assignats. Ne voulant pas servir un gouvernement que j'abhorrais, c'est dans mon industrie que je cherchai des ressources contre les besoins de ma famille et les miens. Je me livrai avec plus d'ardeur que jamais, par calcul, à un travail que jusqu'alors je m'étais imposé par goût.

Depuis mon retour d'Angleterre, ou plutôt depuis mon retour à Paris, j'avais abandonné à la moitié du troisième acte ma Zénobie, pour la reprendre en des temps plus opportuns. La possibilité de reproduire des rois sur la scène, sinon pour outrager la royauté, ne me paraissant pas devoir revenir, je cherchai dans l'histoire un sujet analogue à l'esprit du gouvernement qui me semblait devoir, à la longue, prévaloir en France, le gouvernement républicain, que je voyais dans le lointain succéder après les avoir renversées, tant à la domination des montagnards qu'à l'usurpation du comité de salut public.

Les projets ambitieux que Spurius Mélius cachait sous une apparence de patriotisme; l'énergique caducité de Cincinnatus qui, pour sauver Rome, laissait la charrue qu'il allait reprendre après avoir sauvé Rome; le zèle impétueux de Servilius, l'héroïque brutalité de ces régénérateurs d'une liberté d'autant plus ombrageuse qu'elle venait d'échapper tout récemment au joug des décemvirs, les moeurs si vigoureuses et si simples de ces laboureurs et de ces soldats en toge, tout cela me parut avoir avec l'état de choses où nous tendions des rapports si frappans que, sans égard pour le danger de traiter un tel sujet dans les circonstances où nous étions, je me mis à l'ouvrage.

En faisant une pièce, je m'occupais cependant de faire jouer les pièces que j'avais faites. Par suite du besoin d'échapper à un désoeuvrement absolu, mon travail sur Phrosine et Mélidore achevé, je m'étais mis à composer un vaudeville, dont la tentation de saint Antoine était le sujet, et qui avait été reçu au théâtre de Barré. J'en suivais les répétitions tout en suivant celles de Phrosine, qu'on venait aussi de mettre à l'étude.

La tentation de saint Antoine, me dira-t-on, ne pouvait fournir matière qu'à une farce. Par quelle bizarrerie, auteur tragique, aviez-vous traité un pareil sujet? Je répondrai d'abord que les extrêmes se touchent; et puis je raconterai comment cette idée m'est venue en tête.

Un de mes amis de collège, M. de Soubeyran, entre un matin dans ma chambre. J'étais au lit; bien plus, je dormais encore, et tout en dormant je riais du meilleur coeur du monde. Comme ce rire se prolongeait après mon réveil: «Qu'est-ce donc, me dit-il, qui te rend si gai de si bonne heure?—Un rêve; car quelle autre chose, dans le temps où nous sommes, peut nous donner occasion de rire?—Et ce rêve, ne peux-tu le raconter?—Je rêvais que, réduits à se faire moines, de pauvres comédiens jouaient à leur abbé les tours que le diable joua jadis au père de tous les moines, et que par la malice des siens le père gardien des capucins était soumis à toutes les épreuves, à toutes les tentations dont saint Antoine a triomphé.—Sais-tu bien que voilà une comédie toute faite?—Une farce, un vaudeville; tu as ma foi raison.—Pourquoi ne le ferais-tu pas?—Qui t'a dit que je ne le ferais pas?»

Il me parut en effet piquant de mettre mon rêve en action. Les idées qui nous viennent les yeux fermés valent peut-être bien celles qui nous viennent les yeux ouverts, me disais-je; c'est aussi une inspiration qu'un rêve. Profitons de celle-ci.

Aussitôt dit, aussitôt fait: j'arrange mon plan; j'y mets en jeu les personnages de la parade, à qui je fais débiter sur les airs à la mode toutes les niaiseries, toutes les calembredaines, tous les calembours qu'on débitait alors, car même alors on en débitait en face du supplice et sur le supplice même: enfin je fais un vaudeville. Barré, à qui je le lis, en trouve l'idée comique, l'exécution plaisante, le demande pour son théâtre, fait copier les rôles, les distribue, et mon rêve se joue.

La pièce avait plu à tous mes amis. Quelques détails assez gais, quelques couplets assez plaisans, quelques scènes assez bien filées leur avaient fait croire qu'elle était bonne. Je l'avais cru aussi. Le public n'en jugea pas tout-à-fait de même. La fable que j'avais imaginée pour mettre en scène le pot-pourri de Sédaine ne lui parut pas heureuse. Il le témoigna sans trop de ménagemens. Malgré les applaudissemens qu'il avait accordés à plusieurs détails, la pièce, qui toutefois était arrivée jusqu'à la fin, allait être probablement éliminée du théâtre de la manière la plus bruyante, quand le dernier couplet du vaudeville final amena la plus singulière et la moins attendue des péripéties.

La comédie, tel était le refrain du vaudeville final rimé sur l'air de la Croisée. Employant les phrases faites où figure ce mot, j'avais fait dire très-philosophiquement, je crois, au philosophe de la pièce, à M. Cassandre:

La vie est un drame moral;
Des acteurs le monde est l'école.
C'est un théâtre où, bien ou mal,
Chacun prétend jouer un rôle.
Le sage observe dans un coin
Nos travers et notre folie.
Heureux qui peut en paix, de loin,
Juger la comédie!

Polichinelle avait bredouillé très-sagement aussi une sentence assez plausible. Rappelant aux spectateurs la faveur avec laquelle il avait été jadis accueilli par chacun d'eux, il ajoutait en la réclamant pour lui en cette circonstance:

Heureux qui peut, comme un enfant,
Rire à la comédie!

Voici, dit au parterre Arlequin qui prit la parole après lui,

Voici l'instant où maint auteur,
Pour obtenir votre suffrage,
Par maint couplet adulateur
Vous implore pour son ouvrage.
Mes amis, bien qu'en pareil cas,
Nous disons avec bonhomie,
Si nous ne vous amusons pas,
    Sifflez la comédie.

Par esprit de contradiction, le parterre fit le contraire de ce qu'on lui demandait; il se mit à applaudir avec transport, et, grâce à quelques corrections, l'ouvrage obtint quelques représentations; mais ce n'était, tout bien considéré, qu'un mauvais rêve.

Parmi les passages qui furent accueillis avec faveur se trouve une ronde, la ronde du Diable, qui de la scène a passé dans la société, et que quelques personnes ont jugé à propos de s'attribuer; ce n'est pas la dernière fois qu'on m'ait honoré en me volant. Mme Gail[2], m'a plus honoré encore, en mettant sur les paroles de cette ronde un air tout-à-fait original: c'était faire d'une chenille un papillon; c'était lui donner des ailes. À la faveur de la musique, ces couplets ont été partout où l'on chante.

C'est à peu près tout ce qui me reste de cette facétie[4]. Quand on cessa de la représenter, j'en réclamai en vain le manuscrit. Le pauvre diable qui remplissait alors au Vaudeville les fonctions de souffleur, et qui en cette qualité avait soufflé ma pièce, me la souffla d'une autre manière. Jamais je n'ai pu la retirer de son greffe. Peut-être l'aura-t-il débitée en détail aux boulevards, pour les théâtres desquels il travaillait, et dont il était un des fournisseurs les plus actifs. Si cela est, Dieu pour l'amour duquel il travaillait lui fasse grâce!

Avant de clore cet article, encore un fait, ce sera le dernier. J'avais parié que mon vaudeville serait sifflé. J'eus le bonheur de gagner, mais je n'eus pas celui d'être payé.

Les répétitions de Phrosine, ce drame lyrique que j'avais composé pour Méhul, allaient cependant leur train. Mais ce n'est pas sans difficulté que nous parvînmes à faire représenter cet ouvrage que les acteurs étaient impatiens de mettre en scène. Qu'on me permette d'entrer dans quelques détails à ce sujet; cela peut contribuer à faire connaître l'esprit du gouvernement de cette époque, à prouver qu'il ne négligeait pas plus la tyrannie de détail que la tyrannie d'ensemble, et qu'il ne laissait échapper aucun moyen, aucune occasion d'influencer l'opinion publique et de forcer les arts à favoriser la propagation de ses doctrines, ce qui n'est pas maladroit quand on le fait adroitement.

Mais ce n'était pas par l'adresse que brillaient les agens de la commune de Paris à qui appartenait la surveillance des théâtres, et qui avaient rétabli la censure à son profit. Invité par les comédiens et sommé par la police de soumettre mon ouvrage à l'examen préalable des censeurs si je voulais qu'il fût représenté, il fallut bien s'y résigner. Le bureau où se faisait cet examen, auquel était préposé un homme de lettres nommé Baudrais, se tenait dans la cour de la Sainte-Chapelle. J'y fis deux ou trois voyages, circonstance dont je ne parle que parce qu'elle se lie à un fait qui ne s'effacera jamais de ma mémoire, et qui va sans doute entrer pour jamais dans celle de mon lecteur.

La première fois que j'allai à ce bureau, je traversai les galeries du Palais de Justice. Comme je descendais le grand escalier, une populace nombreuse remplissait la cour. Le voilà! le voilà! s'écriaient des milliers de voix. La Conciergerie s'ouvre; une charrette en sort; dedans était un malheureux, dedans était Bailly. Le col dégarni, les mains liées derrière le dos, le corps à demi couvert d'une redingote grise, exposé à une pluie glaciale qui ne cessa pas de tomber pendant cette affreuse matinée, ce vieillard accueillit avec une imperturbable indifférence les outrages de la tourbe qui pressait son supplice avec une rage égale à celle d'une meute qui demande la curée. Cette constance, vraiment stoïque, il la conserva jusqu'au dernier moment, et on le lui fit long-temps attendre. Le physique seul ne fut pas insensible en lui à tant de cruauté. Un des cannibales qui l'escortaient s'en apercevant: Tu trembles, Bailly, lui cria-t-il avec une joie féroce. J'ai froid, répondit Bailly. La contenance de Bailly au milieu de ses bourreaux fut celle de Socrate devant ses juges, qui furent des bourreaux aussi.

Le citoyen Baudrais, à qui j'avais remis mon ouvrage, me le rendit quelques jours après. Il n'y avait rien trouvé que d'innocent, ce que je conçois: «Mais ce n'est pas assez, ajouta-t-il, qu'un ouvrage ne soit pas contre nous, il faut qu'il soit pour nous. L'esprit de votre opéra n'est pas républicain; les moeurs de vos personnages ne sont pas républicaines; le mot liberté! n'y est pas prononcé une seule fois. Il faut mettre votre opéra en harmonie avec nos institutions.»

Je ne savais comment m'y prendre pour satisfaire à cette exigence. S'il n'eût été question que de mes intérêts en cette affaire, j'eusse renoncé à être joué; mais cela eût porté un grave préjudice, aux intérêts de Méhul, qui avait fait sur mon poème une musique admirable; cela eût porté un grave préjudice aussi aux intérêts du public, qui se serait vu privé d'un chef-d'oeuvre.

Legouvé me tira d'embarras. À l'aide d'une dixaine de vers placés à propos, il amena dans mon drame le mot liberté assez souvent pour satisfaire aux exigences du citoyen Baudrais, et la représentation de Phrosine fut permise: on me fit observer cependant que tout auteur comme tout artiste devait payer sa contribution patriotique en monnaie frappée au coin de la république; que jusqu'à présent je n'avais pas satisfait à cette obligation, et que préalablement à la représentation de Phrosine, il me fallait, de concert avec Méhul, fournir à la scène un ouvrage républicain. Nouvel embarras. Je ne pouvais me résoudre à faire l'apologie de l'ordre ou plutôt du désordre présent, et Méhul n'était pas plus porté que moi à l'acte de complaisance où l'on voulait nous amener.

J'imaginai pour me conformer au temps, sans déroger à mes principes, de choisir dans l'histoire un sujet analogue à la position où la France se trouvait avec l'Europe coalisée contre elle, ce qui, abstraction faite des principes du gouvernement, me fournirait l'occasion de louer, dans le patriotisme d'un ancien peuple, celui qui animait les armées françaises. Les traits réels ou imaginaires attribués par la tradition à Mutius Scévola, à Horatius Coclès, me semblèrent de cette nature. Je les développai donc dans un acte lyrique dont Méhul composait la musique à mesure que j'en composai les paroles. Le tout fut l'affaire de dix-sept jours.

La musique de cet ouvrage est d'une extrême sévérité; c'est de la musique de fer, pour me servir de l'expression de son auteur qui, s'étudiant à caractériser dans ses compositions les moeurs du peuple qu'il faisait chanter, et l'époque où se passait l'action, avait porté cette fois un peu loin peut-être l'application d'un excellent système. Ainsi en jugèrent les oreilles du plus exigeant des républicains, les oreilles de David. Il est vrai que, loin d'aimer dans la musique le caractère qu'il donnait à la peinture, David n'aimait que la musique efféminée. Mais la musique italienne même lui aurait-elle plu adaptée à des vers de ma façon, à des vers écrits par une main qu'il voyait toujours revêtue de fleurs de lis?

Quoi qu'il en soit, la pièce historique fut comptée pour une pièce patriotique, et Horatius Coclès ouvrit à Phrosine l'accès du théâtre.

Le sujet de Phrosine est emprunté à un poëme de ce Bernard, surnommé Gentil par Voltaire. On a donné quelques éloges au parti que j'en ai tiré. Je renvoie aux journaux de l'époque ceux de mes lecteurs qui veulent savoir sans le lire ce qu'ils doivent penser de mon drame; je les y renvoie aussi pour savoir l'effet que produisit la musique de cet opéra. Depuis Gluk, depuis le finale du premier acte d'Armide, on n'avait rien entendu d'aussi énergique que le finale du premier acte de Phrosine; il est à lui seul un ouvrage complet. Source des effets les plus dramatiques, l'attendrissement et la terreur y sont portés au plus haut degré. Aussi fut-il entendu avec le même enthousiasme quarante fois de suite.

On s'étonnera sans doute après cela que l'ouvrage ne soit pas resté au théâtre. Voici pourquoi. Le rôle le plus difficile de la pièce, le rôle de Jules, avait été donné à Solié, chanteur habile, acteur intelligent, mais qui n'avait ni l'énergie morale, ni la vigueur physique en dose suffisante pour le remplir; il passa ce rôle à Elleviou qui, alors dans toute la force de l'âge, péchait peut-être par des qualités opposées aux siennes. La pièce y gagna plus que l'acteur, qui se tuait en lui donnant une nouvelle vie. Survinrent cependant des dissensions politiques dans lesquelles il se trouva compromis; car alors tout le monde se mêlait de tout. L'affaire de vendémiaire, je crois, lui attira les ressentimens du parti vainqueur, et comme il était de la réquisition, on exigea qu'il se rendît à l'armée, exigence à laquelle il satisfit de fort bonne grâce.

Le cours des représentations de Phrosine fut interrompu par cet incident; et comme Méhul, de concert avec moi, ne voulait pas remettre cet ouvrage en scène sans des changemens qui n'ont jamais été achevés, il n'y a pas reparu, malgré le désir que les acteurs avaient de le rendre au public. C'est un chef-d'oeuvre perdu pour lui et pour eux, chef-d'oeuvre musical, bien entendu.

Le succès de cet opéra, qui fut joué six semaines ou deux mois avant la chute de Robespierre, pensa nous compromettre, Méhul et moi, avec la faction dominante. Ne pouvant trouver dans le poëme et dans la musique des bases d'accusation, on en chercha dans les accessoires, dans les costumes, dans les oripeaux, dont les acteurs, aussi vains en ce temps-là qu'en d'autres, avaient surchargé leurs habits; on nous dénonça pour ce luxe que nous n'avions pas prescrit, et dont le tailleur lui-même n'était pas coupable, ou plutôt n'était que complice. Il nous fallait un défenseur dans le comité de salut public. Méhul me proposa de venir avec lui chez Barrère qu'il connaissait. Nous exposâmes le sujet de notre inquiétude à ce dernier, qui nous admit à son audience avant trente ou quarante solliciteurs dont son antichambre était remplie. «Si vous m'en croyez, nous répondit-il, vous ne vous occuperez pas de cela. Laissez votre opéra suivre sa destinée à travers les dénonciations. Vous ne gagneriez rien à le retirer; on se prévaudrait même de ce fait contre vous; on affecterait d'y voir un aveu de vos intentions. Quiconque appelle sur lui l'attention publique par le temps qui court n'est-il pas exposé à la dénonciation? Et puis, ne sommes-nous pas tous au pied de la guillotine, tous, à commencer par moi?» ajouta-t-il du ton le plus dégagé.

Prenant exemple sur Barrère qui, au fait, dormait au pied de l'échafaud comme un artilleur dort sur l'affût du canon qu'il a chargé, nous laissâmes les choses aller leur train sans nous embarrasser du bruit, et nous fîmes bien.

Méhul, pensant à cette audience où Barrère, qui sortait du lit, s'était montré en robe de chambre et le col nu, me disait: «Il me semblait, quand il se plaçait dans son discours au pied de la guillotine, qu'il avait déjà fait sa toilette pour y monter.»

C'est alors que Méhul, qui avait mis en musique les choeurs du Timoléon de Chénier, composa ce chant qui, ainsi que la Marseillaise, a fait avec nos victoires le tour de l'Europe, le Chant du Départ. De cette époque datent mes premiers rapports amicaux avec Chénier. Bien que j'en aie parlé dans une notice jointe à ses oeuvres, je crois devoir en parler ici; je le fais par deux motifs: celui d'écarter d'un homme d'un talent supérieur une calomnie qui un moment appela l'horreur sur son nom, et celui d'appeler sur les auteurs de cette calomnie toute l'indignation qu'ils méritent.

Ce pauvre Méhul n'était pas cavalier. Pendant huit jours il se vit contraint à garder la chambre par suite d'un voyage à cheval que je lui avais fait faire à Saint-Leu Taverny. Nos répétitions de Phrosine en souffraient, mais non sa partition qu'il revoyait pendant que se guérissaient des blessures qui lui laissaient la tête parfaitement libre. À genoux sur un coussin devant son piano, il ne pouvait jusqu'à parfaite guérison s'y placer d'autre manière; il s'amusait aussi à composer des pièces détachées. Après m'avoir fait entendre une psalmodie fort expressive qu'il avait faite sur une romance dont je lui avais fourni les paroles, la romance d'Oscar: «Que pensez-vous de ce chant-ci?» me dit-il, en me faisant entendre le Chant du Départ. «Voilà de bien belle musique et de bien belles paroles!» m'écriai-je; car d'encore en encore, il m'avait chanté toutes les strophes de ce chant sublime. «C'est de la musique de Thimotée sur des vers de Tyrtée. Je comprends à présent les prodiges que de pareils chants faisaient faire aux Spartiates! Celui-ci fera le tour du monde. Quel est l'auteur de ces belles paroles?—Un homme que vous n'aimez pas, répondit Méhul, un homme dont du moins vous détestez les opinions.—Qu'est-ce enfin?—C'est Chénier.—Cela ne change rien à mon opinion sur ce chant. Jamais on n'a si bien fait; jamais on ne fera mieux; jamais, jamais on ne conciliera les deux extrêmes avec autant de goût; jamais on ne sera tout ensemble aussi noble et aussi populaire. Répétez-moi encore le Chant du Départ

Après m'avoir satisfait de nouveau par orgueil peut-être autant que par complaisance, car il y avait aussi de l'auteur dans Méhul: «Ceci n'est pas seulement un chant de Tyrtée, dit-il, c'est aussi un chant d'Orphée, un chant composé pour attendrir les mânes autant que pour enflammer des soldats. C'est surtout pour désarmer les accusateurs, les juges, les bourreaux de son malheureux frère, de ce pauvre André Chénier, que Marie-Joseph l'a improvisé; c'est pour fléchir le comité de salut public, insensible jusqu'à présent à ses supplications qu'il multiplie sous toutes les formes.»

Telle était en effet la position de Chénier, qui, professant les principes de la Gironde, n'était pas moins odieux aux comités de gouvernement que les Girondins qu'ils avaient égorgés. Sa gloire littéraire l'ayant protégé jusqu'alors, ils faisaient tout pour l'atténuer, tout pour faire disparaître les titres sur lesquels elle était fondée. Non contens d'interdire la scène à son Timoléon, ils avaient exigé qu'il en anéantît le manuscrit. Bien plus, pour faire exclure du théâtre celle de ses pièces que l'esprit, ou disons mieux, le fanatisme républicain dont elle brûle semblait devoir y maintenir, lui faisant un crime de croire la liberté compatible avec l'humanité, quand Gracchus s'écrie: Des lois et non du sang.—Du sang et non des lois, avait répliqué un de leurs interprètes, c'était un législateur! et à ce hurlement le rideau était tombé avec défense de se relever pour ses ouvrages. Attaquant enfin Chénier dans ses proches avant de le frapper lui-même, ils avaient arrêté deux de ses frères, et tenaient suspendu sur la tête du plus célèbre le glaive que le malheureux Chénier s'efforçait de détourner.

Comme Méhul me parlait encore de ces faits, Chénier entra. L'expression de sa figure me fit pitié; elle me disait tout ce que sa fierté me taisait: elle me disait que cet homme qu'on croyait si puissant n'avait que l'existence d'un suppliant, et qu'il était accablé de dédains plus réels que ceux qu'on l'accusait de prodiguer aux autres; elle me disait que son coeur, tourmenté par d'éternelles terreurs, était aussi torturé par le désespoir.

Tant que dura cette longue angoisse, qui ne cessa que par le coup mortel qu'André reçut la veille même du jour où la hache équitable enfin fit tomber la tête de Robespierre, Chénier revenait tous les jours rendre compte à Méhul de ses inutiles démarches, et chercher auprès du piano de ce grand maître de nouvelles consolations. J'intervenais souvent dans ces tête-à-tête. Comme j'étais censé ignorer ses douleurs, Chénier me cachait ses larmes; mais je voyais au fond de ses yeux celles que refoulait ma présence, et qui n'attendaient que mon départ pour s'échapper.

Dès lors cessa l'aversion que j'avais ressentie jusque-là pour lui. Je ne trouvai plus dans mon coeur, en dépit de mes préventions, qu'un intérêt irrésistible pour un homme frappé d'une infortune si terrible et si complète; et dès ce moment s'établirent insensiblement les rapports qui servirent de base à notre amitié.

Qu'on juge d'après cela si, bien que cette amitié n'existât pas encore, j'ai pu entendre et lire sans en être indigné les atroces imputations dont un parti impitoyable, celui que représentait dès lors la Quotidienne, accabla Chénier, dont il regardait l'inflexible républicanisme comme un des obstacles les plus puissans qui s'opposassent à ses projets. J'ai dit ailleurs[5] comment un homme perfide avec gaieté, et cruel avec grâce, se plaisait à justifier cette calomnie, où il ne voyait qu'une espièglerie politique. Je renvoie le lecteur à la notice que j'ai faite sur Chénier qui, ainsi que je l'ai dit aussi, est encore plus entièrement justifié par l'affection de sa mère que par le témoignage que je m'honore de lui rendre encore une fois.

Phrosine et Mélidore me mit en rapport avec un être charmant. Je veux parler de Rose Renaud, un des rossignols de cette couvée qui brilla un moment sur le théâtre de l'Opéra-Comique, qu'elle abandonna bientôt pour vivre en bonne mère de famille avec un homme qui, en lui donnant son nom, l'associa à sa détresse et croyait l'associer à sa fortune.

Rose, qu'elle pardonne à un vieil ami de la désigner ainsi, Rose était jolie comme un ange et candide comme une jeune fille. Je ne sais si elle avait de l'esprit et du goût, mais je sais que tout ce qu'elle disait me ravissait, que tout ce qu'elle admirait m'enchantait; je n'étais pas amoureux d'elle, et cependant il n'y a pas de figure sur laquelle mes yeux se soient reposés avec plus de plaisir, pas de voix que j'aie entendue avec plus de délices; quelquefois même il m'est arrivé de donner involontairement son nom à une personne que j'aimais plus qu'elle.

Sensible autant que moi aux grands effets de l'harmonie, la musique de Méhul la transportait d'enthousiasme. La première fois qu'elle entendit le duo d'Euphrosine, le duo gardez-vous de la jalousie, dans son transport elle brisa son éventail. Si Rose eût été capable d'aimer une autre personne que le père de son enfant, elle eût aimé Méhul, chose que j'eusse trouvée toute naturelle, ce qui me prouve bien que je n'étais pas amoureux d'elle. Elle raffolait de la musique de Mélidore. Cette conformité de goûts, cette analogie de sentimens devinrent les liens d'une société intime dont Hoffman, sur qui Rose étendait aussi son empire, faisait le complément. Que d'heures délicieuses Hoffman, Méhul et moi, nous avons passées ensemble auprès de cette créature enchanteresse, qui ne semblait satisfaite qu'autant que nous étions tous trois auprès d'elle, et près de qui nous ne semblions nous plaire qu'autant que nous étions auprès d'elle tous les trois! À quoi cela tenait-il? Jamais Hoffman ne fut plus piquant, plus original, plus fécond en saillies que dans ces réunions où Méhul contrastait avec lui par sa haute raison et par sa mélancolie. Quant à moi, j'écoutais en regardant, ou je regardais en écoutant.

Le jour où la France eut l'air de se réconcilier avec le sens commun, le jour de la fête, non pas à la Raison, mais à l'Être-Suprême, nous dînâmes ensemble chez Méot en sortant des Tuileries, où Robespierre s'était si imprudemment signalé à l'attention publique comme chef du sénat, comme souverain pontife, comme dictateur enfin, assumant ainsi la responsabilité de tout ce qui se faisait. Son élévation nous présagea sa chute. Nous nous la prédîmes réciproquement; nous la tînmes pour certaine: dès lors il nous parut hors de la loi, par cela qu'il se montrait au-dessus de la loi, par cela qu'il affectait l'empire. Deux mois après, en effet, Robespierre n'était plus. Cela prouve que nos conversations, dans lesquelles régnait le plus parfait accord, n'étaient pas toutes futiles.

Depuis ce jour je n'ai pas revu Rose. Le lendemain, seule avec l'enfant qu'elle nourrissait, elle partit pour aller rejoindre son mari. Mais les grâces de sa figure, mais le charme de son caractère, mais ce mélange de finesse, de naïveté et de bonté dont se composait un des ensembles les plus aimables qu'on puisse imaginer, tout cela m'est encore présent comme un rêve de la nuit dernière, bien que quarante ans se soient écoulés entre l'époque dont je parle et celle où j'écris. Si Rose existe encore, puisse ce souvenir éveiller doucement en elle celui du seul des amis qui survive à ceux qu'elle lui préférait, et c'était juste!

Le second Théâtre-Français, ou si l'on veut le Théâtre de la République, resté maître de la scène tragique depuis la clôture du théâtre des Comédiens ordinaires du Roi, représentait cependant avec un succès soutenu une nouvelle tragédie de Legouvé, Épicharis.

Cette pièce, dont le plan n'est pas exempt de défauts[6], les rachète par de nombreuses beautés de détail. Le rôle de Lucain, qui n'est peut-être pas assez engagé dans l'action, est rempli de fort beaux vers. Ce métromane tragique met au nombre de ses griefs contre Néron l'ennui que lui causent les vers de cet empereur. Si ce sentiment n'est pas tout-à-fait héroïque, du moins n'en est-il pas ainsi du style dans lequel il est exprimé. Ce style, qui s'élève jusqu'au ton de l'épopée, n'en est que plus naturel dans l'auteur de la Pharsale.

«Néron, disait Champfort, vit un peu là sur sa réputation. En butte à un complot ourdi par les compagnons de ses plaisirs, par les complices de ses débauches, il y est presque intéressant.» Soit; mais dans sa scène avec Épicharis, au quatrième acte, ne le retrouve-t-on pas tout entier, et les conjurés ne sont-ils pas justifiés par les développemens de ce caractère non moins fourbe que cruel? Ce quatrième acte est fort beau; mais un acte plus beau encore, c'est le cinquième.

Néron seul remplit cet acte sans action, mais non pas sans mouvement. Proscrit par le sénat, renié par l'armée, abandonné de sa cour, abandonné du monde entier, excepté d'un seul esclave, il n'a pour refuge qu'un cloaque, où tremblant et pleurant, il se cache aux exécuteurs de la sentence portée contre lui; et de son sort dépend encore celui de la terre. Qu'il est beau ce long monologue où, mettant à nu ce coeur de tigre, le poëte nous le montre si féroce dans ses espérances, si lâche dans son désespoir, suivant que, sur la foi des bruits contradictoires, il se croit ressaisi du sceptre impérial, ou se voit tombant sous les fouets infâmes par lesquels il doit expirer! Au spectacle de ses longues angoisses et au tableau de sa lente et douloureuse agonie, on s'apitoyait presque sur lui; mais bientôt c'est pour l'univers que l'on tremble, quand, se croyant sauvé, et ne rêvant déjà plus que vengeance, le monstre s'écrie dans ses illusions:

Que d'échafauds dressés vont payer mes douleurs!
Il faut une victime à chacun de mes pleurs!

Rappellerai-je à cette occasion que des critiques trouvèrent une faute dans ce dernier vers? On compte des larmes et l'on ne compte pas des pleurs, disaient-ils. C'est donc une faute que l'on admire dans ce passage de Bossuet: «Là commencera ce pleur éternel, là ce grincement de dents qui n'aura pas de fin[7].» Dieu veuille enrichir notre littérature de beaucoup de fautes pareilles!

C'est lorsque la tyrannie de Robespierre était arrivée au plus haut degré où puisse arriver la tyrannie, que cette pièce, ardente de l'amour de la liberté, fut applaudie avec le plus de transport. Aussi les amis du tyran prirent-ils ombrage de cette manifestation des sentimens du peuple. «Ne faudrait-il pas arrêter cet ouvrage, lui dit un jour Couthon?—Quand le moment sera venu, nous arrêterons l'ouvrage et l'auteur,» répondit Robespierre.

L'ouvrage et l'auteur ont vécu plus que lui; et chose singulière, le 9 thermidor, au moment où ce misérable tombait dans une situation pareille à celle où expira Néron; au moment où il éprouvait déjà en réalité, sous les verrous du Luxembourg, les tortures qu'au théâtre infligeait à Néron l'imagination du poëte, on jouait Épicharis.

CHAPITRE V.

La terreur, les terroristes.—Marie-Antoinette.—Apparent diræ facies.—Danton, Robespierre, etc.

L'effroyable régime, si justement caractérisé par le nom de terreur, avait cependant envahi toute la France, augmentant chaque jour de fureur et d'intensité. Résolus de régénérer la société, c'est dans le sang que ses exécrables réformateurs la retrempaient. D'abord ils avaient proscrit ceux qui les haïssaient. Ils en vinrent bientôt à proscrire ceux qui devaient les haïr, ceux qui par suite de leur position antérieure devaient détester un système qui les avait dépouillés de leur pouvoir, de leur crédit et de leur fortune. Des individus on passa aux masses. Les membres de l'Assemblée constituante, les parlemens, les fermiers généraux montèrent à l'échafaud que Louis XVI avait consacré de son sang, et que sanctifia aussi le sang de Malesherbes. Les membres les plus obscurs de ces compagnies ne furent pas plus épargnés que les plus illustres. Si leur crime n'était pas d'avoir mené, leur crime était de s'être laissé mener; leur crime était d'avoir fait partie de telle ou telle corporation, sans même avoir pris part à ses actes, sans même y avoir siégé; crime irrémissible, puisqu'il ne fut pas pardonné au génie, puisqu'il ne fut pas même pardonné à Lavoisier. Sa tête, d'où était sortie une science nouvelle, sa tête, pleine encore de nouvelles découvertes, sa tête dont l'intérêt public réclamait à tant de titres la conservation, ne fut pas épargnée!

Eh! que pouvait respecter la hache, après s'être abreuvée du sang des femmes? La beauté, les grâces, la bonté, la dignité, tout ce que les hommes honorent, tout ce qu'ils adorent, avait-il écarté de Marie-Antoinette le coup dont Louis XVI avait été frappé?

Les erreurs de la politique peuvent jusqu'à un certain point expliquer la mort du roi. On crut frapper en lui la royauté. Mais qui frappait-on dans la reine? Était-ce pour attirer sur la France la haine de toutes les familles régnantes de l'Europe qu'on répandait ce sang, auquel le sang de toutes les familles régnantes de l'Europe était mêlé?

Cette femme, que j'avais vue si belle de majesté et de bonheur à Versailles, où elle effaçait par son éclat celui de la plus brillante de toutes les cours; où elle réfléchissait la royauté dans toute sa splendeur, la jeunesse dans toute sa magie; cette femme dont la nature avait fait une grâce, la fortune une reine, l'enthousiasme une divinité, et dont la rage révolutionnaire faisait une héroïne, je la revis le 16 octobre 1793, veuve du roi et de la royauté, vêtue d'habits d'emprunt, sous lesquels ses bras étaient garrottés, je la revis, mais traînée dans une charrette à la place encore teinte du sang d'Henri IV et de saint Louis.

C'est en traversant une rue qui de la Halle aboutit à la rue de la
Féronnerie, que j'aperçus de loin ce douloureux spectacle, après lequel
je ne songeais certes pas à courir. Une demi-heure après, le sang de
Marie-Thérèse aussi coulait à la place de la Révolution.

La faux révolutionnaire finit même par frapper à tort et à travers au milieu de la multitude, comme la mitraille au milieu d'une armée, comme la peste ou le fléau régnant aujourd'hui[8] au milieu de la génération. On parle des trente-deux prisons de Paris dans lesquelles étaient évacuées toutes les prisons de la France, et qui ne s'évacuaient que pour alimenter l'échafaud. Il y avait alors, dit-on, mille, dix mille, cent mille prisons en France. Il n'y en avait qu'une, c'était la France entière. Les gens qui se croyaient libres n'étaient pas plus à l'abri du coup mortel que ceux qui l'attendaient dans les cachots. Il n'était plus nécessaire d'y passer pour monter au tribunal révolutionnaire; maint honnête homme est allé de plein saut de son domicile au supplice, ne s'arrêtant devant les juges que le temps suffisant pour entendre son arrêt.

La différence des conditions n'en apportait pas plus sous ce rapport que sous les autres dans les chances de longévité. Indifféremment choisis pour la mort, le cocher de fiacre, le duc et pair, la grisette, la princesse y étaient conduits dans le même tombereau, où l'égalité régnait comme dans la barque à Charon; où les gens des moeurs les plus différentes, où les partisans des opinions les plus opposées se trouvèrent réunis, où l'irréprochable Elisabeth fut traînée avec une fille de joie, où d'Esprémesnil se rencontra avec Chappelier.

Pas de repos pour l'instrument du meurtre. Le 21 janvier 1794, jour de divertissement (c'était l'anniversaire de la mort de Louis XVI), on lui donna toutes les effigies des rois à décapiter, sans préjudice du courant. Un sang nouveau inondait chaque jour la place où il régnait. Un jour pourtant, jour de la fête à l'Être-Suprême, il se reposa. Dirai-je quel reproche des animaux firent aux hommes ce jour-là? Quand les douze boeufs qui promenaient je ne sais quelle déesse dont Robespierre suivait le char, approchèrent de cette place imprégnée de meurtre; bien qu'elle eût été lavée, bien qu'elle fût recouverte d'un sable épais, ils s'arrêtèrent paralysés d'horreur, et ce n'est qu'à coups d'aiguillon qu'on les força de passer outre. Cela donna à penser au peuple, multitude oublieuse et imprévoyante, qui se divertissait entre la boucherie de la veille et la boucherie du lendemain.

Les factions aussi couraient expirer, poussées les unes par les autres, à cet horrible but qu'elles semblaient impatientes d'atteindre, et dont elles se frayaient la route en l'ouvrant à leurs rivales. Après les girondins y vinrent les dantonistes, et après ceux-ci les robespierristes. En frappant Danton, leur chef avait prouvé qu'aucune tête n'était invulnérable.

Je ne puis supporter la vue du sang, la vue d'un animal luttant contre la mort; j'ai dit quelle circonstance avait contribué à exagérer en moi l'horreur que la nature nous donne pour de tels spectacles. Je franchissais donc de toute la vitesse de mes jambes la place de la Révolution, quand le hasard m'y conduisait à l'heure où des cannibales amenaient l'offrande journalière à l'horrible simulacre qui, sous les attributs de la liberté, siégeait sur le socle où naguère s'élevait encore la statue de Louis XV, à l'heure où ils sacrifiaient à cette effroyable idole qui, comme la déesse de Tauride, se repaissait de victimes humaines. Deux fois pourtant j'assistai volontairement à ces hideuses hécatombes. J'ai vu, je vois Danton et Robespierre monter successivement à cet échafaud au pied duquel deux sentimens très-opposés me conduisirent à leur occasion.

Pour concevoir ma curiosité, il faut connaître les circonstances qui amenèrent la mort de ces deux hommes. L'immortalité du crime est assurée à l'un et à l'autre; elle est due à la fureur avec laquelle ils poursuivirent l'un et l'autre la domination, à laquelle ils aspirèrent toutefois dans un but différent, effet de la différence établie entre eux par leur organisation respective.

Doué d'une constitution athlétique et du tempérament le plus robuste, Danton était insatiable de volupté. C'était pour satisfaire ses sens toujours exigeans, c'était pour assouvir ses appétits toujours renaissans, qu'il ambitionnait l'argent qui donne le pouvoir, et le pouvoir qui donne l'argent. Ayant passé sa jeunesse dans une condition plus que médiocre, il avait faim de tout ce que peut donner la fortune, et tous les moyens lui paraissant bon pour obtenir ce bien qui représente tous les biens, il se fit démagogue. Le désordre, la confusion, le renversement de l'organisation sociale, pouvaient seuls le porter au premier rang, si loin duquel sa naissance l'avait placé; il les provoqua de toute son activité, poursuivant son but à travers les pillages du 10 août, à travers les massacres du 2 septembre, comme un conquérant court à la gloire à travers les provinces dévastées, à travers les murs en cendre et les campagnes jonchées de cadavres.

Mais, une fois arrivé à ce but, une fois gorgé de plaisirs et d'argent, Danton se serait arrêté volontiers pour jouir de sa fortune, et aussi pour jouir du repos; car il était naturellement indolent. Satisfait de n'être pas dominé dans une république dont il eût été le plus puissant personnage, il aurait facilement consenti à maintenir entre ses collègues et lui les apparences de l'égalité, préférant la suprématie du tribun à l'omnipotence du dictateur. Plus violent que cruel, il avait recouru accidentellement à la proscription, comme on recourt à une bataille; mais, la victoire gagnée, répugnant à prolonger le carnage, il laissait entrevoir que le système du comité de salut public le fatiguait, et qu'il improuvait dans ses rigueurs tout ce qui était de prévention, et conséquemment les institutions inquisitoriales sur lesquelles s'appuyait ce gouvernement atroce. Il s'ensuivit qu'il commençait à passer pour humain, parce qu'il était las d'être aussi féroce que ses compétiteurs. Bon vivant d'ailleurs, admettant ses complices au partage de ses plaisirs, il s'était fait des amis par son goût effréné pour toute sorte de débauches; et le dévouement que l'honnête homme n'obtient pas toujours par ses vertus, il l'avait obtenu d'une partie de ses collègues par ses vices. Le public espérait presque en lui quand il fut traduit au tribunal révolutionnaire, tribunal, soit dit en passant, institué sur sa proposition.

Son ami Camille Desmoulins y fut traduit avec lui. Le crime de celui-là était d'avoir publié, sous le titre du Vieux CORDELIER, ainsi se nommait le club dont lui et Danton avaient fait partie, une suite de brochures où le régime de la terreur était attaqué avec un talent et un courage remarquables. On en avait conclu que ce régime tirait à sa fin. L'arrestation de Danton et de Camille dissipèrent cette illusion, et furent presque une calamité publique.

Danton acheva de se concilier l'intérêt général par le caractère qu'il développa devant ses juges, par la fierté de son attitude, par la hauteur de ses réponses.

Dès qu'un prévenu est sur le banc des accusés, on oublie assez volontiers la cause qui l'y amène, on n'y voit plus qu'un malheureux sous le couteau, qu'un homme qui défend sa vie. Dans ce combat de la faiblesse contre la puissance, on aime à le voir s'élever, par la force de son âme, au-dessus des magistrats armés de toute la force de la loi. À plus forte raison ces sentimens s'emparent-ils de nous lorsque c'est avec des juges odieux, lorsque c'est avec un tribunal exécré que s'engage cette lutte héroïque. L'accusé devient alors le représentant de la société tout entière, ce sont ses propres sentimens qu'elle applaudit dans les réponses par lesquelles il foudroie ces assassins de la société, par lesquelles il exprime l'horreur et le mépris que son coeur lui inspire, et qui semblent s'exhaler de tous les coeurs.

Les feuilles du temps ont conservé les réponses quelque peu emphatiques que Danton fit à ses juges quand il daigna leur répondre. Je ne les répéterai pas; mais je crois devoir consigner ici certains traits qui lui échappèrent au moment du supplice, et circulèrent aussitôt dans la foule qui les recueillait avec avidité.

Comme Montfaucon, qui fut accroché aux fourches qu'il avait fait élever non pour lui; comme Hugues Aubriot, qui fut enfermé dans cette Bastille qu'il avait fait construire pour y enfermer les autres, quand Danton eut été condamné à mort par le tribunal qu'il avait institué, la foule se porta sur la place pour repaître ses yeux de l'horrible spectacle que les crieurs publics lui promettaient.

Je me rendais chez Méhul, qui demeurait alors rue de la Monnaie, quand je rencontrai dans la rue Saint-Honoré la charrette dans laquelle ce héros révolutionnaire présidait pour la dernière fois son parti frappé dans ses chefs. Il était calme, entre Camille Desmoulins, qu'il écoutait, et Fabre d'Églantine, qui n'écoutait personne. Camille parlait avec beaucoup de chaleur, et se démenait tellement, que ses habits détachés laissaient voir à nu son col et ses épaules, que le fer allait séparer. Jamais la vie ne s'était manifestée en lui par plus d'activité. Quant à Fabre, immobile sous le poids de son malheur, accablé par le sentiment du présent et peut-être aussi par le souvenir du passé, il n'existait déjà plus. Camille qui, en coopérant à la révolution, avait cru coopérer à une bonne oeuvre, jouissait encore de son illusion; il se croyait sur le chemin du martyre. Faisant allusion à ses derniers écrits: «Mon crime est d'avoir versé des larmes!» criait-il à la foule. Il était fier de sa condamnation. Honteux de la sienne, Fabre, qui avait été poussé dans les excès révolutionnaires par des intérêts moins généreux, était atterré par la conscience de la vérité: il ne voyait qu'un supplice au bout du peu de chemin qui lui restait à parcourir.

Une autre physionomie attira aussi mon attention dans cette charretée de réprouvés, ce fut celle de Héraut de Séchelles. La tranquillité qui régnait sur la belle figure de cet ancien avocat-général était d'une autre nature que la tranquillité de Danton, dont le visage offrait une caricature de celui de Socrate. Le calme de Héraut était celui de l'indifférence; le calme de Danton celui du dédain. La pâleur ne siégeait pas sur le front de ce dernier; mais celui de l'autre était coloré d'une teinte si ardente, qu'il avait moins l'air d'aller à l'échafaud que de revenir d'un banquet. Héraut de Séchelles paraissait enfin détaché de la vie, dont il avait acheté la conservation par tant de lâchetés, par tant d'atrocités. L'aspect de cet égoïste étonnait tout le monde: chacun se demandait son nom avec intérêt, et dès qu'il était nommé il n'intéressait plus personne.

Une anecdote. Quelques semaines avant ce jour si terrible pour lui, sur la route qu'il suivait si douloureusement, Héraut avait rencontré dans cette charrette où il devait monter, Hébert, Clootz et Ronsin qu'elle menait où il est allé. «C'est par hasard que je me suis trouvé sur leur passage, disait-il à la personne de qui je tiens ce fait; je ne courais pas après ce spectacle, mais je ne suis pas fâché de l'avoir rencontré; cela rafraîchit

Je montai chez Méhul, et, l'imagination pleine de ce que je venais de voir: «Tragédie bien commencée! j'en veux voir la fin, lui dis-je après avoir terminé en trois mots l'affaire qui m'amenait. Ce Danton joue véritablement bien son rôle. Nous sommes tous à la veille du jour qui va finir pour lui. Je veux apprendre à le bien passer aussi.—Utile étude», me dit Méhul qui voyait les choses du même oeil que moi, et qui m'eût accompagné s'il n'avait pas été en robe de chambre et en pantoufles.

Cependant la fatale voiture n'avait pas cessé de marcher; l'exécution commençait quand, après avoir traversé les Tuileries, j'arrivai à la grille qui ouvre sur la place Louis XV. De là je vis les condamnés, non pas monter, mais paraître tour à tour sur le fatal théâtre, pour disparaître aussitôt par l'effet du mouvement que leur imprimait la planche ou le lit sur lequel allait commencer pour eux l'éternel repos. Le reste de l'opération était masqué pour moi par les agens qui la dirigeaient. La chute accélérée du fer m'annonçait seule qu'elle se consommait, qu'elle était consommée.

Danton parut le dernier sur ce théâtre, inondé du sang de tous ses amis. Le jour tombait. Au pied de l'horrible statue dont la masse se détachait en silhouette colossale sur le ciel, je vis se dresser, comme une ombre du Dante, ce tribun qui, à demi éclairé par le soleil mourant, semblait autant sortir du tombeau que prêt à y entrer. Rien d'audacieux comme la contenance de cet athlète de la révolution; rien de formidable comme l'attitude de ce profil qui défiait la hache, comme l'expression de cette tête qui, prête à tomber, paraissait encore dicter des lois. Effroyable pantomime! le temps ne saurait l'effacer de ma mémoire. J'y trouvais toute l'expression du sentiment qui inspirait à Danton ses dernières paroles; paroles terribles que je ne pus entendre, mais qu'on se répétait en frémissant d'horreur et d'admiration. «N'oublie pas surtout, disait-il au bourreau avec l'accent d'un Gracque, n'oublie pas de montrer ma tête au peuple; elle est bonne à voir.»

Au pied de l'échafaud il avait dit un autre mot digne d'être recueilli, parce qu'il caractérise et la circonstance qui l'inspira, et l'homme qui l'a prononcé. Les mains liées derrière le dos, Danton attendait son tour au pied de l'échelle, quand y fut amené son ami Lacroix, dont le tour était venu. Comme ils s'élançaient l'un vers l'autre pour se donner le baiser d'adieu, un gendarme, leur enviant cette douloureuse consolation, se jette entre eux et les sépare brutalement. «Tu n'empêcheras pas du moins nos têtes de se baiser dans le panier», lui dit Danton avec un sourire affreux.

Danton, je l'ai dit, périt par suite d'une sécurité plus justifiée par la raison que par la politique. Averti des projets de Robespierre contre lui: «Robespierre ne me tuera pas, répondit-il, Robespierre sait trop bien qu'il ne pourrait m'envoyer à l'échafaud sans prouver qu'il y peut être envoyé lui-même.» Se reposant sur cette idée, il se rendormit dans la paresse et dans les plaisirs.

Avec Danton tombèrent des hommes plus regrettables que lui; aux noms de Camille Desmoulins et de Fabre d'Églantine, à qui la postérité peut accorder des regrets, il faut joindre celui de Philipeaux. Philipeaux, comme Camille, fut puni pour avoir révélé les crimes du gouvernement, pour avoir provoqué par une courageuse dénonciation le châtiment dont furent frappés plus tard les bourreaux de la France et les siens.

Danton n'avait que trop participé à ces crimes. Ministre de la justice à l'époque des massacres de septembre (c'était déjà un crime que d'exercer en des temps pareils une pareille magistrature), il avait répondu en présence d'un de mes amis, à quelqu'un qui le pressait d'user de son autorité pour arrêter l'effusion du sang: N'est-il pas temps que le peuple prenne enfin sa revanche? Mais encore la soif du sang n'était-elle pas continuelle en lui. C'était un lion qui, pressé par la faim, avait déchiré sa proie, mais non pas un tigre comme Robespierre, qui même sans appétit aimait à voir le sang couler.

Je n'ai jamais eu de rapports directs avec l'un ni avec l'autre. Une seule fois pourtant j'ai rencontré Danton, mais je n'eus pas à m'en plaindre. C'était au balcon du Théâtre-Français. Il assistait à je ne sais quelle pièce, et l'écoutait attentivement. Placé derrière lui, je m'occupais peu du spectacle, et suivant l'habitude de tant d'étourdis, je jasais assez haut avec un de mes voisins. Danton, que cette conversation amusait moins probablement qu'une bonne scène, se retournant sans humeur: «M. Arnault, me dit-il, permettez-moi d'écouter comme si on jouait une de vos pièces.—C'est Danton,» me dit mon interlocuteur. Je ne me savais pas connu de Danton, que je ne connaissais pas. Ce n'est pas sans quelque surprise que je m'entendis interpeller si gracieusement par un homme que je ne croyais rien moins que gracieux.

Bientôt, ou plus tôt bien tard, car plusieurs mois s'écoulèrent entre la prédiction de Danton et son accomplissement, arriva pour Robespierre le jour de la justice, jour appelé par les voeux de tout ce qui vivait. Pour faire connaître à quel point ce misérable méritait l'exécration publique, il suffit d'esquisser son portrait.

Doué du coeur le plus sec que la nature ait jamais formé, plus pervers que corrompu, plus cruel que violent, impassible en apparence, mais en réalité insatiable de pouvoir; envieux de tout mérite, impatient de toute supériorité, ambitieux de toute distinction, haineux, dissimulé, implacable, dominé par l'égoïsme le plus étroit, prenant pour vertu une sobriété qui n'était en lui que l'effet de son organisation, son caractère différait de celui de Danton de toute la différence de leur tempérament.

C'est en prêchant l'égalité que cet homme, qui ne pouvait pas souffrir d'égaux, s'éleva au-dessus des autres et se fit porter par le peuple à la toute-puissance. Jusqu'au moment où son ambition se manifesta tout entière, on avait incliné à croire que c'était à la liberté qu'il sacrifiait les hommes et les partis dont il provoquait la chute; on avait vu un effet de sa passion pour le bien public dans ce qui n'était que l'effet d'une jalousie dissimulée. Quelle apparence qu'un homme qui n'avait pas de besoins, qu'un homme qui dédaignait l'argent et les places, car il n'avait jamais voulu exercer le pouvoir proconsulaire, il n'avait jamais accepté une mission; quelle apparence, dis-je, qu'un homme si modeste dans ses goûts, si indifférent pour les jouissances de luxe, si simple dans ses habitudes privées, et à qui la famille du menuisier, dont la maison lui suffisait, tenait lieu de société intime, songeât à s'emparer de l'empire!

Tel fut pourtant, depuis l'ouverture de la Convention, le but constant de ses actions. Son âme aride n'eut qu'une passion, celle de la domination qu'il exerça tant qu'il n'eut pas l'air de la posséder, tant que, se contentant de la réalité, il n'en rechercha pas l'apparence, et qu'il perdit dès qu'il en affecta les dehors. Dominant par le comité de salut public, qu'il dominait comme Appius les décemvirs, après s'être servi de cette autorité collective pour abattre tous les obstacles qui se trouvaient entre lui et le pouvoir suprême, il ne s'occupait plus qu'à perdre ses agens en se séparant d'eux, en les désignant par sa retraite comme auteurs de tant de meurtres ordonnés dans son intérêt et à son instigation, espérant se faire absoudre de sa part de cruauté par la cessation des supplices qui signaleraient son arrivée à la dictature.

Cette conception prouve qu'il avait plus de malice que de génie. Ne devait-il pas tomber par la chute de la voûte dont il était la clef? Les pièces par lesquelles il devait faire condamner ses collègues ne devaient-elles pas aussi servir de base à sa condamnation?

Le public ne se laissa pas abuser par les bruits que Robespierre fit répandre. Sans lui tenir compte d'un changement de système qui ne provenait pas d'un changement de projet, il reconnut pour auteur de la tyrannie l'homme à qui elle devait profiter, l'homme qui voulait tuer ses complices pour s'emparer de leurs parts dans les produits de leur atroce association, pour jouir seul de la proie commune. Les imprécations universelles le poursuivirent jusque sur l'échafaud qu'il avait fait dresser pour les restes du parti de Danton, et où il fut poussé par eux, plus peut-être dans l'intérêt de leur propre conservation que dans celui de la vengeance de leur chef, dont s'accomplit ainsi la prédiction.

La plume ne peut donner qu'une idée imparfaite de ce qui se passa autour de ce misérable, depuis le tribunal, où son identité fut constatée, jusqu'à la place où il satisfit à la vindicte nationale. Dans cette route, déserte encore la veille au passage des condamnés, partout il rencontrait la foule qui, pour le voir, se pressait jusque sous les roues du tombereau, dont elle ralentissait la marche. Pas un regard qui ne le foudroyât, pas une bouche qui ne l'invectivât, pas un poing qui ne se levât pour le menacer. Les langues, si long-temps enchaînées, s'étaient déliées; la haine avait rompu ce silence que la terreur commandait depuis vingt mois: et comme chacun n'avait que peu de temps pour satisfaire à de si longs ressentimens, chacun s'empressait d'expectorer les malédictions amassées depuis si long-temps dans son coeur. Effroyable concert! Jamais on n'avait vu l'exemple d'une pareille unanimité: nulle voix ne s'élevait pour le plaindre; nul visage n'exprimait la compassion; et pourtant il était dans un pitoyable état! Un coup de pistolet lui avait fracassé la tête, et ne lui avait laissé de vie qu'autant qu'il en fallait pour souffrir, pour sentir la douleur de sa blessure et la terreur de son inévitable destinée. Isolé au milieu de son parti, il n'avait pas même les amis que donne le crime. Frappés du même coup que lui, ses complices n'avaient pas plus pitié de lui qu'il n'avait pitié d'eux.

Aussi féroce que tout le monde, j'en conviens, je courus au lieu de l'exécution, moins toutefois pour repaître mes yeux des souffrances de ce monstre que pour me convaincre par mes yeux de la mort de celui dont la vie menaçait celle de tout ce qui avait vie. J'y courais chercher la certitude qu'il ne s'était pas échappé comme la veille. Je l'eus. Un cri que la douleur lui arracha, quand on lui enleva l'appareil qui recouvrait sa blessure, interrompit pour la première et la dernière fois le silence qu'il gardait depuis vingt-quatre heures; et à l'instant, de la même place où j'avais vu disparaître Danton, je vis disparaître Robespierre.

Ce jour n'arrêta pas l'effusion du sang, mais de ce jour, du moins, le sang innocent cessa-t-il de couler. Avant la tête de Robespierre, plusieurs têtes étaient tombées, et entre autres celles de l'orgueilleux Saint-Just, du doucereux Couthon, de l'ignoble Henriot, et celle aussi de Robespierre jeune, qui, complice de sa révolte, ne l'avait pas été de sa tyrannie. L'exaspération publique était si grande en ce jour de vengeance, qu'un dévouement si généreux, quelque odieux qu'en fût l'objet, n'obtint pas même de la pitié.

Aucune circonstance, aucun incident ne donna d'ailleurs à l'exécution de Robespierre un caractère différent de celui qu'elle devait avoir. Danton s'ennoblit à ses derniers momens; Danton monta en héros sur les horribles tréteaux où l'avait conduit le crime; son courage en fit un théâtre. Ils ne furent qu'un échafaud pour Robespierre.

Le sentiment universel sur la fin de cet homme à jamais exécrable est assez bien exprimé dans cette naïve épitaphe:

Passant, ne pleure pas mon sort;
Si je vivais, tu serais mort.

LIVRE VI

AOUT 1794 À NOVEMBRE 1795.

CHAPITRE PREMIER.

Suites du 10 thermidor.—Mes sociétés pendant la terreur. Caillot,
Hoffman, d'Avrigny.—Timoléon, tragédie de Chénier.

L'effroyable tyrannie à laquelle le 10 thermidor mit un terme, c'était la république! c'étaient des républicains que les tyrans dont ce jour fit justice! Voilà pourtant les hommes et les temps dont quelques insensés ont osé se faire les apologistes! Voilà pourtant les hommes et les temps qu'ils se sont efforcés de nous rendre!

La mort de Robespierre fut suivie non seulement de celle de ses partisans avoués, mais aussi de celle d'une quantité de misérables que le hasard avait fait ses complices. En sortant du Luxembourg, prison où il avait été enfermé par un décret de la Convention et dont la volonté privée du concierge lui ouvrit les portes, il était allé se réfugier à la commune de Paris.

Fleuriot, maire de la capitale, et Payan, agent national du département de la Seine, hommes à lui, déterminèrent le conseil à se prononcer pour sa cause; et peut-être y auraient-ils entraîné les sections de Paris qu'ils gouvernaient par leurs agens, si, proscrivant la municipalité qui la proscrivait, la législature ne les eût gagnés de vitesse. Cette fois l'audace de la peur l'emporta sur celle de l'ambition. Barras marche à l'Hôtel-de-Ville. Tous les hommes qui délibéraient là avec Robespierre sont arrêtés comme lui. On se saisit de la liste de présence, qui est portée au tribunal, et ses soixante-onze signataires sont envoyés à la mort sur cette seule pièce de conviction! Les vengeances comme les crimes, tout en cette révolution porte le caractère de l'atrocité.

Grâce à l'exiguïté de mon train et au peu de bruit que je faisais dans mon quartier, je traversai les dix-huit mois que dura ce régime sans être inquiété par les autorités de ma section. On me conseillait de m'y montrer pour ne pas paraître ennemi de ce qui s'y faisait. Il me sembla prudent de n'en rien faire, et de ne pas m'offrir à l'attention des personnages qui la dirigeaient, et particulièrement à celle du citoyen Chalandon, savetier plus ambitieux que Robespierre et plus féroce que Marat, savetier que le comité de salut public avait investi de pouvoirs extraordinaires, savetier qui, du fond de son échoppe, régnait sur la moitié de Paris[9] Le souvenir de mon excursion en Angleterre eût suffi pour me faire ranger dans la classe des suspects, et l'on sait ce qui pouvait s'ensuivre. Sans affecter de me montrer et de me cacher, je me bornai à supporter les charges auxquelles on ne pouvait pas se soustraire, montant ma garde quand il le fallait, mais autant que je le pouvais me faisant remplacer, ce qui me donnait pour amis maints héros qui vivaient du métier des armes.

Si ce n'eût pas été un supplice que la douleur et l'effroi que pendant dix-huit mois entretinrent dans mon coeur la perte de tant de personnes regrettables; si j'eusse pu voir avec indifférence la désolation de tant de familles décimées par la faux révolutionnaire, si j'eusse pu être témoin insensible de tant de douleurs que je ne pouvais consoler, frappé dans ma fortune, mais épargné dans les objets de mes affections naturelles, mais épargné dans les miens, je dirais que ce régime affreux ne m'a pas atteint.

Menacé de la mort tous les jours par la mort des autres, je ne pensais pas plus à cet inévitable danger qu'un soldat ne pense au sien quand il voit tomber son camarade; et persuadé comme lui qu'on n'échappe pas à son sort, j'allais en avant avec plus d'indifférence que de courage, ne me permettant aucune bravade, mais me gardant de tout acte qui pût me faire accuser de lâcheté ou de faiblesse.

À cette horrible époque plus d'un auteur paya son tribut à l'idole du jour: Robespierre eut des panégyristes; Marat lui-même trouva des pindares. Je ne sacrifiai pas aux autels de Moloch, je n'encensai ni lui ni ses rivaux, qui, pour être moins cyniques en cruauté, n'en étaient pas plus humains.

Convaincu que toute tête qui s'élevait au-dessus des autres, si peu que ce fut, devait tomber tôt ou tard sous l'infatigable faux qui nivelait tout en France, et que ma tête même finirait par se trouver dans sa direction; pensant qu'il fallait me montrer digne de l'effroyable honneur qui me menaçait, en le provoquant par un service rendu à la société, je travaillais, ainsi que je l'ai dit, à ma tragédie de Cincinnatus. À mesure que le personnage de Robespierre se déployait, les ressources que j'avais entrevues dans mon sujet s'augmentaient, et je trouvais des traits nouveaux pour peindre ces tartufes politiques qui se font porter au pouvoir par le peuple qu'ils flattent pour le séduire, qu'ils affectent de servir pour parvenir à le dominer.

Je ne compose jamais en vers qu'en me promenant. Cette occupation m'absorbait tout entier, soit dans les courses que je faisais journellement dans Paris, soit dans mes voyages à Saint-Germain, où je n'allais plus qu'à pied, et d'où je rapportais toujours quelque nouvelle scène. Pendant quatre ans je n'ai guère eu d'autre cabinet de travail que l'allée de Neuilly, la plaine de Nanterre et le bois du Vezinet.

Puisque je fais de nouveau le voyage de Saint-Germain, qu'on me permette de parler un moment d'un homme que j'y voyais souvent; il a obtenu dans son temps assez de célébrité pour qu'on lui accorde aujourd'hui un moment d'attention; c'est Caillot.

Ce nom, qui était connu de tout le monde à une époque où le monde ne s'occupait guère que du théâtre, n'est guère connu que des amateurs de théâtre depuis que des intérêts plus graves occupent l'attention publique. Il est probable pourtant que sa mémoire se perpétuera par un effet même du talent auquel il a dû sa réputation. On désigne encore à l'Opéra-Comique, par le nom de Caillot, l'emploi dans lequel cet acteur excellait par sa franchise et par sa rondeur, par ce naturel exquis que Michot a fait revivre au Théâtre-Français où il n'est pas remplacé. Rien de communicatif comme la gaieté dont le visage de Caillot resplendissait, si ce n'est la sensibilité qui l'animait en scène, bien entendu, car hors de là, si bonhomme qu'il fut, la sensibilité n'était pas son fort; d'ailleurs, bon vivant, convive aimable, chasseur passionné, et le plus joyeux chanteur que j'aie entendu, moi qui ai entendu Désaugiers.

Après avoir joui pendant sa jeunesse de tous les succès qu'on peut obtenir dans sa profession, dès qu'il eut atteint l'âge mûr, il se retira du théâtre. En cela il fit preuve de bon sens. Il se sauva du malheur de survivre à son talent, du malheur de se dégrader, soit en consentant à descendre à des emplois inférieurs à celui qu'il avait si bien rempli, soit en s'exposant, s'il le conservait, à se montrer inférieur à lui-même. Marié depuis à une femme jolie, spirituelle et aimable, il vivait en bon père de famille à Saint-Germain, dans le voisinage duquel il possédait une jolie maison de campagne, et où il avait rempli les fonctions de maire.

Je n'ai jamais vu Caillot en scène; mais ce qu'il était dans nos soupers me fait concevoir la nature et l'étendue de ses succès. Sa qualité dominante n'était pas l'esprit, mais l'intelligence, qui lui faisait saisir avec une justesse extraordinaire l'esprit des autres. Très-différent de certains comédiens, de Dugazon par exemple, il n'ajoutait rien à ce que l'auteur avait voulu dire, mais il ne laissait rien perdre de ce que l'auteur avait dit. Doué d'ailleurs d'une physionomie des plus heureuses et d'une belle voix, il débitait et jouait avec un naturel admirable ce qu'il sentait avec vérité. Il était dans l'opéra-comique ce qu'était Préville dans la comédie; ce que ne sera jamais un acteur prétentieux.

Quand il était au théâtre, malgré les préjugés régnant, il était admis dans la meilleure société; il en fut recherché après sa retraite, et cela se conçoit; il y apportait une inaltérable gaieté. Personne n'a chanté plus heureusement les chansons de table, personne n'a porté dans sa tête un répertoire de chansons plus complet. Collé, Panard, Vadé, l'abbé de Voisnon, l'abbé de l'Attaignant même, étaient partout à sa disposition. Que de fois nous a-t-il fait oublier les heures fatales dont se composaient alors chaque journée! que de fois nous a-t-il fait oublier nos terreurs et même nos douleurs!

Comme il avait peu ressenti les effets du système en vigueur, philosophe plutôt que philanthrope, sans approuver ce qui se passait, il s'inquiétait médiocrement d'une éruption qui ne le menaçait pas. Il était, je le répète, moins sensible que bon.

C'était, on peut donner ce nom à un égoïste, un philosophe pratique. Jean Jacques avec qui il était lié, et qui mieux que personne appréciait un talent si naturel, lui voyant un couteau de chasse fort richement monté, et lui témoignant sa surprise de ce qu'un homme raisonnable avait acheté un ustensile aussi cher, quand il pouvait en avoir un aussi bon, à si bon marché: «Je ne l'ai pas acheté, lui répondit Caillot; je l'ai accepté du prince de Conti.—Vous acceptez donc des cadeaux d'un prince? vous que je croyais philosophe! Je n'en accepte pas, moi.—Et moi, je fais le contraire. Vous êtes un philosophe qui refuse; je suis un philosophe qui accepte.»

Mais revenons à Cincinnatus. Ce drame, qui fait une allusion continuelle à la politique de Robespierre, n'était pas encore achevé quand la mort de ce tyran dénoua si tragiquement le drame qu'il jouait en réalité. C'est sous ce rapport seulement que cette catastrophe me causa quelque contrariété. Que ne me serait-il pas arrivé pourtant si, lui régnant, cette pièce avait été présentée à un théâtre où il avait de chauds partisans? Je le répète dans toute la sincérité de mon coeur, c'est ce qui m'inquiétait le moins. D'Avrigny, Legouvé, Méhul et Hoffman, à qui j'en récitai le second acte dans les premiers jours de thermidor, furent étonnés de l'audace de mon intention. «Cette pièce vous perdra si le monstre ne se perd pas avant vous, me dirent-ils unanimement;—mais continuez, vous n'arriverez pas au dénouement avant lui, si vite que vous alliez,» ajouta Hoffman en bégayant.

C'était un homme à part qu'Hoffman. J'ai connu peu d'hommes aussi spirituels; plus spirituels, aucun. Également remarquable par l'originalité de ses idées et par l'originalité de l'expression dont il revêtait les idées d'autrui, en disant même ce qu'il empruntait, il ne disait rien que de neuf. Rien d'aussi piquant que sa conversation, si ce n'est les articles qu'il dispersa long-temps dans différens journaux, et que, dans les dernières années de sa vie, il ne plaça plus que dans le Journal des Débats[10]. Je ne crois pas que, depuis Voltaire, on ait écrit rien de supérieur en critique ou en satire; car ses articles sur la littérature et sur la philosophie participent de ces deux caractères. Il unissait à l'esprit le plus délié la raison la plus solide, et à tout cela l'instruction la plus étendue. Personne n'apportait dans la discussion une dialectique plus subtile et plus serrée; personne non plus ne prêtait à des argumens plus puissans des formes plus mordantes, plus incisives. L'ironie était son arme familière. Les gens qu'il en a frappés, si invulnérables qu'ils se croient, en gardent tous des cicatrices plus ou moins profondes.

Je n'ai pas connu de caractère plus indépendant. Toute tyrannie lui était insupportable, toute sujétion même. C'est pour cela que, sous tous les régimes, il fut de l'opposition, passant pour royaliste sous la république, et pour républicain sous la monarchie, parce qu'il était ennemi de tous les excès. Il admira long-temps Napoléon sans l'aimer, et quelque temps il aima Louis XVIII sans l'admirer, mais prêt à le faire si ce prince justifiait les espérances qu'il avait fondées sur lui. Désabusé dès la première restauration, avant la seconde il était dans l'opposition. «Avant de régner, me disait-il, Louis XVIII était sage et Napoléon aussi; dès qu'ils ont porté la couronne, tout a changé. Il semblerait qu'il suffise qu'elle touche une tête pour qu'elle soit frappée de démence.»

La franchise était une de ses qualités dominantes, comme on en peut juger par ce propos. En aucun temps, aucune considération n'a pu l'astreindre à dissimuler ou à déguiser ses opinions; aucune, pas même la crainte de la mort. En 1793, pendant que la terreur enchaînait toutes les langues, la sienne, se donnant plus de liberté que jamais, criblait sans relâche de sarcasmes les puissans du jour; et ce n'était pas dans une société intime et sous la protection de portes bien fermées, mais au foyer de la Comédie, mais devant l'auditoire que lui donnait le hasard, qu'il leur livrait cette guerre qui faisait trembler pour lui tout le monde, excepté lui. Son imprudence le sauva. «Tu n'es pas un conspirateur, toi, lui disait un jour je ne sais quel jacobin qu'il persiflait; les gens qui se cachent sont les seuls que nous redoutions, c'est eux que nous cherchons. Quant à toi, nous sommes sûrs de te trouver quand nous voudrons te prendre, et de te trouver déclamant contre nous à la Comédie.»

Ils songeaient à le vouloir, et Hoffman, qui en avait été averti, ne venait plus depuis quelques jours à la Comédie, quand leur mort prévint la sienne.

Hoffman avait quelque difficulté à s'énoncer; il bégayait. Cela tenait, je crois, à ce que l'activité de sa langue ne répondait pas à la rapidité avec laquelle se succédaient ses pensées. Il s'ensuivait que, dans cet encombrement d'idées, les mots se heurtaient et se gênaient entre eux à leur sortie: de là une impatience qui lui faisait souvent terminer en épigramme la phrase qu'il avait commencée dans l'intention la plus innocente.

Il allait peu dans le monde, où pourtant on ne fut jamais plus aimable que lui. À l'heure du spectacle, on le trouvait ordinairement au foyer de l'Opéra-Comique, amassant autour de lui, sans trop y songer, un cercle d'auditeurs qu'il captivait par une conversation pleine de lumières et de saillies, et d'où il ne sortait guère que pour aller retrouver ses livres, sa bonne et son chat, entre lesquels il passait la plus grande partie de sa journée.

D'Avrigny ne pouvait être comparé à Hoffman, ni pour la portée de son esprit, ni pour l'étendue de ses connaissances. Sa conversation était lourde et dogmatique, son débit emphatique et apprêté: il ne manquait pas toutefois de talent. L'on trouve peu d'imagination dans ses ouvrages; mais son style n'est dénué ni de chaleur ni de mouvement. Plus redondant qu'harmonieux, peut-être a-t-il moins le caractère dramatique que le caractère épique, et satisfait-il moins l'esprit que l'oreille; mais encore se recommande-t-il par le nombre, l'élégance et la correction.

Au reste, tout était d'accord dans d'Avrigny; les vers semblaient naturels quand il les déclamait; et cela, sans doute, parce que rien n'était moins naturel que sa déclamation: sa voix puissante et accentuée semblait faite exprès pour débiter de grands mots.

Peu de poëtes travaillaient avec moins de facilité et plus de persévérance. Il a passé dix ou douze ans à faire, défaire et refaire sa Jeanne d'Arc, qui n'est pas une tragédie sans mérite, à beaucoup près, mais qui est plutôt un produit de l'obstination que de l'inspiration.

Son esprit empesé contrastait plaisamment avec l'esprit impatient d'Hoffman. Rien ne m'amusait comme de les entendre discuter, même lorsqu'ils étaient d'accord; car, s'ils l'étaient quant au fond, ils ne l'étaient pas quant aux formes, et n'avaient pas raison de la même manière; Hoffman avait mieux raison que d'Avrigny.

D'Avrigny avait épousé Mlle Renaud, soeur de Rose, et l'aînée d'une famille qui à elle seule composait une troupe complète d'opéra-comique. Séduit par l'admirable voix de Mlle Renaud, d'Avrigny l'épousa; mais dès qu'il l'eut épousée, il ne lui permit plus de chanter, même pour lui. Mme d'Avrigny se soumit à tout. C'était une femme d'une douceur incomparable et d'une modestie que ses succès au théâtre n'avaient même pas altérée. Son calme imperturbable contrastait singulièrement avec l'impétuosité de son mari, l'un des hommes les plus violens qu'on pût rencontrer, mais bon diable d'ailleurs.

Créole de la Martinique, d'Avrigny signait avant la révolution dans l'Almanach des Muses, dont il était un des contribuables les plus féconds, le chevalier de l'Oeuillard. Rose, en l'appelant le chevalier deux liards, donnait à entendre que ce titre n'était pas soutenu d'une grande fortune.

Aristocrate comme Hoffman et comme moi, d'Avrigny abhorrait Robespierre, que Méhul et Legouvé n'aimaient pas plus, malgré leur patriotisme, qui ressemblait fort à notre royalisme.

Cincinnatus ne fut achevé en effet qu'après la mort de Robespierre. Au lieu d'être un tableau de ce qui devait être, ce ne fut plus qu'un tableau de ce qui avait été. Les comédiens du Théâtre de la République à qui je le portai, le premier Théâtre-Français étant toujours fermé, décidèrent que cette tragédie serait représentée immédiatement après le Timoléon de Chénier. Elle le fut en effet au commencement de l'hiver qui suivit.

Son effet me prouva qu'une pièce dont l'intérêt porte sur une question politique perd beaucoup de sa valeur au théâtre hors de la circonstance avec laquelle elle est en rapport. L'ouvrage, quoique applaudi, n'excita pas à beaucoup près l'enthousiasme sur lequel j'avais compté. On lui accorda des éloges, mais on vint peu lui en apporter. Il n'obtint guère que ce qu'on appelle un succès d'estime. Peut-être n'en est-il pas indigne. Les moeurs et la politique de la vieille Rome, le caractère des vieux Romains, ceux de Cincinnatus, de Mélius et de Servilius me paraissent assez habilement tracés; la discussion du sénat peut aussi mériter des éloges. Elle est conduite, ce me semble, avec art, et n'est pas dénuée d'éloquence. Je n'ai pas regret à la peine que cette pièce m'a coûtée; mais encore une fois je n'ai pas recueilli le fruit que j'en attendais, quoiqu'elle fût jouée par Baptiste, Monvel et Talma.

Consignerai-je ici un trait qui prouve à quel point quelques uns de mes auditeurs étaient ignorans en matière d'histoire?

L'un d'eux demandait à un de mes amis, à Eusèbe Salverte, si le saint dont il s'agissait dans la pièce n'était pas celui qui avait donné son nom à l'ordre de Saint-Cinnatus, qu'il croyait, comme l'ordre de saint Louis, porter le nom d'un héros canonisé?

Terminons ce chapitre en rendant compte aussi de l'effet de la représentation de Timoléon.

Malgré le luxe avec lequel cette pièce avait été montée, malgré la belle musique dont Méhul avait enrichi les choeurs, qu'exécutaient les chanteurs de l'Opéra, malgré l'intérêt qu'inspire un ouvrage défendu, l'effet de Timoléon fut autre qu'on ne l'attendait pendant la terreur. On avait motivé tant d'atrocités par les intérêts républicains, que le public inclinait à croire qu'ils n'inspiraient rien que de cruel; le sacrifice fait par Timoléon à la liberté de Corinthe fut jugé avec cette prévention. Quelque soin qu'eût pris Chénier pour prouver que toute ambition était étrangère au coeur de son héros, et que c'était par un effort de vertu qu'il avait assujetti sa tendresse à l'amour de la liberté, on ne vit dans l'acte de Timoléon que le crime d'une ambition démesurée. L'effet de la pièce se ressentit de ce préjugé, et la réputation de l'auteur plus encore.

J'ai dit ailleurs quelle application lâche et cruelle on fit à Chénier de la situation du frère de Timophane; jamais application ne fut plus gratuite. Ils le savaient tout aussi bien que moi les gens qui renouvelaient quotidiennement cette calomnie pour dépopulariser un homme qu'ils ne pouvaient corrompre. Ils appelaient cela plaisanterie. Quel temps que celui où l'on plaisante ainsi!

Ce n'est pas la dernière fois que j'exprimerai mon opinion sur cette facétie: leurs auteurs la rejetaient en riant sur les moeurs du temps; je l'impute, moi, à leur caractère. Les moeurs du temps ne sauraient justifier aux yeux d'un honnête homme l'emploi d'un moyen qui n'est pas honnête. Je reviendrai là-dessus tant que l'occasion s'en présentera. On ne saurait trop signaler une pareille politique au mépris et à l'indignation.

CHAPITRE II.

Société de la rue Chantereine.—Talma et Julie sa première femme,
Souques, Riouffe, Lenoir, Allard.—Mlle Desgarcins.—Fin déplorable de
Champfort.

Les études de Cincinnatus m'avaient mis en relations fréquentes avec Talma; elles ne se bornèrent pas long-temps à des intérêts de théâtre. Il était difficile de se trouver en contact avec Talma sans prendre un vif attachement pour un homme doué de qualités si rares. L'ingénuité de son esprit, la bonté de son caractère exercèrent bientôt sur moi un empire que le temps n'a fait que fortifier, et qui lui a toujours acquis pour amis les admirateurs qu'attirait à lui son talent.

Ce talent est connu debout le monde. Produit de l'organisation la plus heureuse, de l'intelligence la plus prompte, et de la sensibilité la plus vive, il parut supérieur dès le moment même où Talma débuta. Au fait il l'était, comparativement à celui des acteurs avec lesquels il entrait alors en concurrence; et il le devint relativement à lui-même quand il se fut perfectionné par trente ans d'exercice et d'observations. Au bout de trente ans, Talma n'était pas moins sensible que dans son jeune âge, mais il rendait avec plus de vérité, mais il exprimait avec plus de justesse les mouvemens et l'accent des passions, qu'il avait mieux étudiés, et sans moins remuer le coeur, il satisfaisait plus la raison.

Fondant tous les talens dans le sien, il était parvenu à se faire du pathétique de Brizard, de la noblesse de Dufresne, de la profondeur de Lekain, et de la sensibilité de Monvel, alliés à sa propre énergie, et modifiés par les facultés qui lui étaient propres, le talent le plus parfait qu'on puisse imaginer, talent qui se manifesta surtout dans le rôle de Charles VI, le dernier qu'il ait joué: ce fut vraiment le chant du cygne.

C'est presque sans efforts qu'alors il produisit de si grands effets. Dans ses débuts, c'est par l'emploi de tous ses moyens qu'il avait étonné le public.

Les ennemis que lui avaient suscités ses premiers succès s'en prévalurent pour calomnier son caractère. À les entendre, Talma n'était qu'un Othello débarbouillé, qu'un Charles IX en frac. L'esprit de parti surtout accréditait ces préventions; et le plus doux des hommes, pour avoir embrassé avec quelque chaleur celles des opinions généreuses qui provoquèrent la révolution, ne fut long-temps qu'un terroriste pour les ennemis de la révolution.

C'est ainsi que d'abord je le jugeai moi-même, malgré la sympathie qui m'entraînait vers lui: je regrettais de ne pas pouvoir aimer un homme qu'il m'était impossible de ne pas admirer. À mesure que je le connus mieux, les rapprochemens, multipliés par la circonstance dont il s'agit, me débarrassant de mes préventions, je reconnus que cet homme, si terrible en scène, était partout ailleurs le meilleur enfant du monde.

Il n'y avait pas d'humeur plus facile que la sienne. Obligeant, indulgent, et très éloigné de traiter les gens de l'opinion opposée à la sienne comme il en avait été traité longtemps, il apportait dans le commerce de la société une candeur, une simplicité, une naïveté, que j'ai retrouvées rarement en d'autres personnes au même degré, si ce n'est en des enfans. Son beau talent prenait sa source dans une belle âme, âme toutefois plus généreuse qu'énergique, et plus sensible que forte.

Quant au reste, se reposant dans le monde des fatigues du théâtre, il y semblait indifférent à tout ce qui se passait autour de lui: mais c'était encore de son art qu'il s'occupait, dans l'espèce de somnolence où il paraissait plongé. C'est en rapport avec cet art qu'il y voyait tout, et qu'il observait surtout les terribles catastrophes qui se multipliaient sous ses yeux. Un acte héroïque, un sentiment sublime, quel que fût l'homme auquel il appartînt, absorbait toute son attention. Comme Joseph Vernet, qui s'étudiait à peindre la tempête au milieu d'une tempête prête à l'engloutir, étudiant pour les reproduire au théâtre les scènes qui pendant la terreur s'improvisaient devant lui, il oubliait qu'impliqué dans ces tragédies trop réelles, il avait des motifs pour trembler de ce qu'il admirait. Républicain comme un artiste, mais non pas anarchiste, il avait désiré passer d'un ordre de choses défectueux à un meilleur; et croyant l'avoir trouvé dans le système rêvé par les girondins, il s'était hautement déclaré pour leur doctrine, détestant tout haut les excès contre lesquels s'élevait ce parti, qui était devenu celui de la modération, et surtout exécrant les fureurs de Marat.

Ces opinions, auxquelles sa franchise avait donné de l'éclat, pensèrent le perdre; son talent toutefois le sauva. Les juges de Louis XVI, les juges du roi de France, hésitèrent au moment de frapper un roi de théâtre. Malgré les dénonciations dont il avait été l'objet, Talma ne fut pas compris dans la proscription qui atteignit presque tous les amis des Vergniaux, des Gensonné, des Ducos, dont il professa toujours les principes, dont il honora toujours la mémoire.

En cela il obéissait, autant qu'à son propre penchant, à l'impulsion que lui donnait une femme au souvenir de laquelle je dois un tribut d'estime et d'amitié.

Connue dans le monde sous le nom de Julie, cette femme, plus remarquable encore par le charme de son caractère et de son esprit que par celui de sa figure, tout agréable qu'elle fût, alliait à un physique presque grêle une âme des plus énergiques. Également passionnée pour les arts, les lettres, la philosophie et la politique, après avoir réuni chez elle, sous l'ancien régime, ce que la cour et la ville avaient de plus aimable, elle y réunissait, depuis la révolution, aux littérateurs et aux artistes les plus célèbres, les plus célèbres membres de la législature.

Dire que dans son salon, où le vicomte de Ségur et le comte de Narbonne se rencontraient avant 1789 avec Champfort et David, David et Champfort s'étaient rencontrés habituellement depuis avec Mirabeau, Vergniaux et Dumouriez, c'est prouver qu'à ces diverses époques ce salon avait été le point de réunion des hommes les plus remarquables.

Une âme de la trempe de celle de Julie ne pouvait pas être faiblement émue par le talent de Talma, et Talma ne pouvait pas être insensible à la préférence que montrait pour lui une femme si distinguée. Il prit sa reconnaissance pour un sentiment plus tendre, et dans la première jeunesse encore, il épousa cette femme qui, trop jeune de coeur peut-être, touchait presque à la maturité de l'âge, et dans ses illusions se dissimula trop les conséquences de cet acte, le moins raisonnable de ceux qu'elle ait signés de sa vie.

Talma était bon. Tant qu'il n'eut pour personne le sentiment qu'il croyait avoir pour Julie, tout alla bien; mais quand une autre femme eut fait naître en lui ce sentiment auquel Julie se croyait un droit exclusif, la brouille se mit dans le ménage, et finit par amener une séparation, au grand regret de leurs amis communs.

Les choses n'en étaient pas là, ils vivaient même dans l'accord le plus parfait, quand je fus amené et retenu dans leur société par un attrait composé de ce que le coeur et l'esprit d'autrui pouvaient m'offrir de plus sympathique avec mes goûts et mes affections.

Quelles soirées charmantes je passai dans cette douce société! Les jours où Talma avait joué, il était rare que je ne me laissasse pas entraîner chez eux avec deux ou trois de leurs amis. Une fois là, il n'y avait plus moyen de s'en éloigner. On se mettait à table, et la conversation s'établissait pour finir quand il plairait à Dieu. Talma cessait bientôt d'y prendre part, mais non pas d'y assister: harassé par plus d'une fatigue, à peine le souper matériel était-il terminé; sans sortir de table, il entrait dans un sommeil bien réel, que ne troublaient pas même les discussions les plus animées.

C'est dans ces discussions que j'ai eu lieu de reconnaître tout ce qu'il y avait de finesse et de force, d'élévation et de générosité dans l'âme de sa femme. Elle discutait avec une égale lucidité les questions les plus ardues de la politique et de la philosophie, mais dans les formes convenables à son sexe, mais en se tenant également éloignée du pédantisme et de la frivolité, mais sans se faire homme, mais en unissant la puissance de la grâce à celle de l'esprit et de la raison, et tenant la balance entre l'homme d'État, l'homme du monde et le philosophe, comme autrefois Aspasie entre Alcibiade, Périclès et Socrate.

C'est chez elle et d'elle que j'ai appris à connaître, à estimer et à plaindre ces girondins que leur modération a conduits à la mort, à qui l'on ne pourrait guère reprocher que des illusions, si la peur ne leur avait pas arraché le vote qui a perdu Louis XVI sans les sauver; si enfin, dans ce grand procès, ils avaient été aussi généreux, aussi courageux que ce Kersaint, qui partagea leur sort sans avoir partagé leurs opinions dans cette dernière circonstance.

La conversation nous menait quelquefois si avant dans la nuit que, vu la distance où je me trouvais de mon domicile[11], il me fallait rester à coucher chez Talma. L'illusion qui pendant le souper m'avait transporté en Grèce, m'y retenait encore après le souper, la chambre qu'on me réservait étant décorée à la grecque, et le seul lit grec qui fût alors dans Paris étant celui où je m'endormais dans la pourpre, au milieu des trophées.

Souques, Riouffe, Lenoir, Allard, tels étaient les habitués de la maison. Ce ne sont pas des hommes du commun; tous ont fait preuve d'une rare capacité dans des facultés différentes.

Girondin enthousiaste, quoique rien ne fût plus modéré dans son expression que cet enthousiasme, Souques avait été secrétaire de Brissot de Warville. Lors de la proscription du parti dont ce réformateur était un des apôtres les plus zélés, il avait accompagné son patron dans sa fuite. Arrêté avec lui à Limoges, et ramené avec lui à Paris, il n'y fut pourtant pas écroué ainsi que Brissot. Les amis que son excellent caractère lui avaient faits, même parmi les proscripteurs, obtinrent des comités de gouvernement qu'il attendrait son sort définitif en ville, où, sans être tout-à-fait libre et tout-à-fait prisonnier, il fut mis sous la surveillance d'un gendarme qui ne le quittait ni jour ni nuit, et qu'il appelait sa bonne.

Que de fois ne l'ai-je pas rencontré, dans les promenades, chez le restaurateur ou dans les spectacles, accompagné de cette ombre qui, attachée à ses pas, s'associait à tous ses plaisirs! Quant à ses peines, c'est autre chose. Je me souviens qu'un jour où je rencontrai ce pauvre Souques, qui, mis en réquisition pour l'extraction du salpêtre, traînait le camion dans la rue de la Verrerie, son inséparable marchait librement auprès de lui, comme un charretier à côté de la voiture, à laquelle il s'était bien gardé de s'atteler. Je fis beaucoup rire dès le soir même avec cette histoire Talma et sa femme, en leur disant que j'étais chargé de leur faire des complimens de la part d'un cheval à qui j'avais donné une poignée de main.

Il y avait eu quelque courage à le faire en public; mais il y en avait bien plus au généreux ménage qui m'en fit l'observation, à recevoir journellement dans Souques un suspect qui devait appeler la suspicion sur la seule maison où il fut admis, comme un pestiféré porte la peste dans le seul hospice qui lui soit ouvert.

Souques était plus recommandable en société par la bonté de son coeur et l'honnêteté de son âme, que par la vivacité de son esprit. Quoiqu'il en eût dans une proportion remarquable, et il en a donné la preuve dans sa comédie du Chevalier de Canolle; moins brillant que judicieux dans la conversation, il était plus enclin, chose assez rare, à admirer les autres qu'à se faire remarquer lui-même. J'ai vu peu de gens aussi dépourvus de prétentions; j'avouerai même que, le prenant pour ce qu'il se donnait, je ne l'appréciais pas d'abord ce qu'il valait.

Riouffe, au contraire, me parut dès le premier jour tout ce qu'il était et tout ce qu'il a été, c'est-à-dire un des esprits les plus vifs, les plus faciles et les plus originaux qui fussent alors. Rien de plaisant, de piquant, de brillant et quelquefois même de profond comme sa conversation; le feu d'artifice le plus étincelant, le plus éblouissant, n'en donnerait qu'une imparfaite idée. Ajoutez à cela que rien n'était moins apprêté, et que ces formes, qu'un autre n'eût trouvées qu'à force de recherche, prenaient chez lui le caractère et le charme des expressions les plus naturelles.

C'est à la différence qui existait entre l'esprit de Souques et l'esprit de Riouffe qu'il faut attribuer celle du traitement qu'ils éprouvèrent après la défaite de leur parti. Plus spéculatif qu'actif, Souques fut ménagé, parce qu'il s'était attaqué à des opinions seulement. Quant à Riouffe, qui s'était aussi attaqué aux hommes, sa pétulance malicieuse lui avait fait des ennemis implacables: les terroristes ne lui pardonnaient pas les sarcasmes dont il les avait poursuivis de concert avec Giret Dupré. Celui-ci les paya de sa tête. Autant en fût arrivé à Riouffe sans le 10 thermidor: ces Messieurs n'entendaient pas la plaisanterie.

Si Riouffe eût été moins paresseux, mais il l'était avec délices, comme Figaro, il eût acquis sans doute une réputation brillante en littérature, où il ne s'est fait connaître que par des essais.

Le plus remarquable est l'histoire de sa longue détention à la Conciergerie, où il fut jeté comme complice des Girondins. Je n'oublierai jamais l'impression que produisit sur moi ce récit, dont il nous fit lecture chez Talma. C'est un morceau digne d'attention, tant sous le rapport de l'intérêt qu'on ne peut refuser aux faits qu'il renferme, que relativement à la justesse des observations qui les accompagnent, et de l'originalité du style dans lequel ils sont racontés. Le style de Riouffe donne une idée de sa conversation, si abondante en perceptions originales, si féconde en saillies imprévues. Je le répète, peu d'hommes ont eu autant d'esprit, moins encore en ont eu davantage; mais cet esprit était un trésor qu'il prodiguait pièce à pièce en discours fugitifs, sans songer à laisser à la postérité un monument qui constatât à quel point il était riche.

Souques et Riouffe sont morts avant l'âge; l'un de chagrin et dans la pénurie, après avoir siégé dix ans au corps législatif; l'autre, d'une maladie qu'il avait contractée en visitant les prisons de sa préfecture. Pour un magistrat, c'est être mort au champ d'honneur.

Lenoir, leur ami et le mien, vit encore; aussi spirituel que l'un et l'autre, mais doué d'un genre d'esprit différent, ou plutôt appliquant la même faculté à des objets différens, il a droit aussi à une mention particulière.

C'est un génie à part que le génie des affaires; génie de les créer, et qu'il ne faut pas confondre avec l'esprit des affaires, avec l'intelligence suffisante pour les conduire. Je ne l'ai trouvé chez personne à un degré plus éminent que chez Lenoir. Personne plus que lui ne m'a paru posséder la faculté d'apercevoir les rapports que pouvaient avoir entre eux des objets sans valeur dans leur isolement, et qui par leur rapprochement peuvent devenir des élémens de richesse. Personne plus que lui ne m'a paru avoir le génie de ces combinaisons qui acquièrent à leurs inventeurs des trésors non existans pour tout autre que pour eux. Là où le commun des spéculateurs n'aperçoit rien, il voit des sources de bénéfices qu'il réalise sans que jamais la probité puisse improuver les procédés par lesquels il asservit la fortune; il sait l'art de l'enchaîner sans lui faire violence, l'art de gagner sans tricher, comme un joueur habile gagne de franc jeu.

Néanmoins il n'est pas riche. Bien plus, j'ai vu trois fois l'aisance même lui échapper: cela ne conclut pourtant pas contre ce que je dis. L'art d'acquérir ne comporte pas toujours celui de conserver. Lenoir ne s'est pas dit assez que le plus habile des spéculateurs n'étant que celui qui établit ses succès sur le plus de chances possibles, il ne saurait les combiner de manière à ce qu'il n'en ait aucune contre lui; que si trois fois dans la vie on rencontre une de ces chances défavorables, si rares qu'elles puissent être, on est ruiné trois fois. C'est ce qui lui est arrivé dans ses opérations les plus importantes. Comme le commerçant qui remet toujours sa fortune sur l'eau; comme Napoléon, qui ne voyait dans les conquêtes qu'il avait faites que des moyens d'en faire de nouvelles, à force de défier le sort il a fatigué sa complaisance, et il ne peut plus guère donner, pour preuve de son habileté, que les fortunes qu'il a fait faire, et qui survivent à celles qu'il avait faites.

Rien de plus piquant que de lui entendre exposer ses théories économiques et financières. Tout ce que ces matières si arides de leur nature ont d'abstrait et de fastidieux pour l'imagination, disparaît dans ses démonstrations. Il vous amuse avec des calculs; il vous fait rire avec des chiffres. Ces objets qui, avant que je l'entendisse, n'avaient été pour moi que des sujets d'ennui, devenaient, grâce à lui, les objets les plus intéressans de nos conversations.

Bien qu'il s'applique spécialement à ces matières, il n'en est pas une qu'il ne puisse traiter et qu'il ne traite avec une égale sagacité, pas une qu'il ne saisisse sous des rapports qui souvent ont échappé à l'attention des doctes même. Avec lui, une discussion sur un art profitera toujours à l'homme de cet art; il s'y trouve toujours quelque aperçu neuf. Ainsi en est-il d'une discussion sur une science, en matière d'acoustique ou d'optique, par exemple: étendant ce qu'il sait, devinant ce qu'il n'a pas appris, unissant à l'intelligence l'esprit d'application, il n'est pas de prestiges dont il n'ait découvert le principe et perfectionné les procédés.

J'ajouterai à ceci que son coeur vaut son esprit, et qu'il n'en est pas de meilleur. J'en dis autant de son caractère; c'est celui du camarade le plus gai, le plus amusant et le plus amusable que le sort puisse vous donner.

Sans avoir une portée d'esprit aussi élevée que les personnes dont je viens de parler, Allard joignait aussi le goût des arts à l'intelligence des affaires. Leur consacrant sa vie, non tout entière, car il en donnait le plus qu'il pouvait au plaisir, il était surtout homme du monde. Semblable à Souques en ce qu'il avait au plus haut degré le sentiment de l'esprit d'autrui, il en différait en ce qu'il n'était appelé à rien produire qui le mît dans les rangs des hommes qu'il admirait. Il aimait passionnément le théâtre. De là sa liaison intime avec Talma et avec Chénier, de là sa liaison plus intime encore avec une personne qui aussi avait obtenu de grands succès dans la tragédie, avec Mlle Desgarcins. Cette dernière liaison, qui s'était nouée de la manière la plus douce, se dénoua de la manière la plus douloureuse. Mlle Desgarcins, soupçonnant qu'elle avait une rivale, elle ne se trompait que quant au nombre, arrive un matin chez Allard pour le forcer à s'expliquer. C'était Hermione chez Pyrrhus. N'obtenant pas la satisfaction qu'elle se croyait en droit d'exiger, comme la fille d'Hélène elle se frappe de plusieurs coups de poignard.

Le pauvre Allard la soigna jusqu'à parfaite guérison; mais plus effrayé qu'attendri par cette catastrophe, il ne put se déterminer à reprendre des chaînes si pesantes; la fierté de sa maîtresse d'ailleurs l'en débarrassa. Cette aventure au reste ne lui nuisit pas auprès des dames.

Qu'un amant mort pour nous nous mettrait en crédit!

REGNARD.

Mlle Desgarcins quitta le théâtre à cette occasion. Ce fut une perte pour l'art. Cette actrice n'était pas belle de figure, mais elle était faite à ravir; de plus elle avait une de ces voix qui attendrissent les coeurs les moins sensibles, nescia mansuescere corda. Par cette mélodie à laquelle M. Fontanes ne put pas résister, elle désarma des brigands qui, après l'avoir enfermée dans une cave pour l'assassiner, lui permirent de ne mourir que de sa frayeur, ce qui arriva quelques mois après.

Quelques autres personnes venaient parfois se mêler à nos soupers, mais ce n'étaient guère que des oiseaux de passage amenés là par le caprice ou par la tempête, car cette maison était ouverte surtout à quiconque avait besoin d'un refuge.

C'est là que je fis connaissance avec M. Roederer, lorsque la mort de Robespierre lui permit, au bout de deux ans, de sortir de la réclusion à laquelle il s'était condamné pour sauver sa tête. C'est là aussi que je retrouvai Champfort, enfin désabusé de ses illusions.

Deux mots sur l'un et sur l'autre; tous deux échappaient à un sort affreux. Le premier, après le 10 août, s'était trouvé compromis avec tous les partis par les événemens de cette terrible journée. Procureur syndic du département de la Seine, et obligé par les devoirs de sa place de faire respecter le domicile royal et de protéger la personne du monarque, comme il avait donné à la garde nationale accourue à la défense du château l'ordre de repousser la force par la force, le parti populaire lui reprocha d'avoir fait tirer sur le peuple; d'un autre côté, voyant que malgré ses efforts l'explosion qu'il espérait comprimer allait éclater, comme il avait conseillé au roi d'aller chercher un refuge dans le sein de l'Assemblée législative, où Louis n'avait trouvé qu'une prison, le parti de la cour l'accusa d'avoir donné ce conseil dans une perfide intention. Le sentiment de cette double injustice n'aggrava pas peu le chagrin que lui donna son isolement. L'injustice d'un parti se supporte avec fierté même; mais il est difficile de ne pas être atterré par l'injustice de tous les partis[12]. Rentré enfin dans la pleine possession de sa liberté et dans le commerce des hommes, il était au reste plus sensible à cela pour le moment qu'à tout. Attendant sa justification de l'histoire qui, en définitive, revoit les jugemens des contemporains et ne les confirme pas toujours, il jouissait de sa résurrection avec un sentiment qui se communiquait à toutes les personnes qui l'approchaient.

Il n'en était pas ainsi de Champfort; ses erreurs et ses malheurs lui avaient laissé une morosité dont il ne pouvait s'affranchir, et à laquelle la honte qu'il avait de lui-même contribuait peut-être autant que l'horreur qu'il avait pour ses persécuteurs.

Retracerai-je les détails de sa déplorable aventure? Champfort, qui aimait la liberté avec délire, ne pouvait tolérer l'ignoble tyrannie qui régnait sous ce nom depuis l'assassinat des girondins. Comme il s'exprimait sur les auteurs de son désappointement avec toute l'humeur d'un homme pris pour dupe, et que ce sentiment donnait encore plus d'acrimonie à ses sarcasmes, qui d'ordinaire n'en manquaient pas, le comité de sûreté générale lança un mandat en vertu duquel il fut mené en prison. Il n'y resta à la vérité que quelques jours, mais il s'y était trouvé si mal qu'en sortant il avait juré de mourir plutôt que d'y rentrer jamais. Il était réinstallé chez lui sous la surveillance d'un gendarme qu'il traitait sur le pied de l'égalité la plus parfaite, quand, tout en dînant avec lui, celui-ci lui apprit, sans aucun ménagement, qu'il avait ordre de le reconduire en prison. «En prison!» dit Champfort, et il se retire dans son cabinet sous prétexte de faire ses préparatifs, mais dans une intention que révéla bientôt un coup de pistolet. On enfonce la porte qu'il avait fermée au verrou, et on le trouve étendu sur le carreau, baigné dans son sang et défiguré de la plus horrible manière. Dirigé par une main tremblante, le pistolet, mal appuyé sur son front, lui avait fracassé l'os du nez, enfoncé l'oeil droit, mais ne l'avait pas tué, et il n'avait pas été mieux servi par le rasoir avec lequel, furieux de s'être manqué, il avait essayé de se couper la gorge; n'y réussissant pas, il se vengeait sur lui-même de sa maladresse par d'autres maladresses, s'entaillant au hasard par tout le corps avec le même instrument, dans l'espoir de se couper les veines.

Champfort échappa à toutes ces tentatives, et il n'en fut que plus à plaindre. Défiguré de la plus affreuse manière, affaibli par tant de lésions, objet d'horreur pour ceux pour qui il n'était pas objet de pitié, il traîna pendant six mois, chez le peu d'amis qui lui restaient, ce qui survivait de lui-même, et, pour comble de malheur, il n'a pas langui assez long-temps pour voir la chute de la tyrannie dont il avait été le provocateur, mais dont il refusa d'être le complice. En poussant à la démocratie, s'il avait appelé la démagogie, du moins ne voulut-il pas être démagogue. Champfort traduisait cette formule: fraternité ou la mort, par sois mon frère ou je te tue. C'est, disait-il, la fraternité de Caïn et d'Abel. Il mourut peu de jours après le supplice de frère Danton et peu de mois avant celui de frère Robespierre, qui l'eût consolé du sien.

CHAPITRE III.

La vallée de Montmorency.—Je commence une nouvelle tragédie.—Picard.—Le 13 prairial.—Anecdote.—Regnauld de Saint-Jean d'Angély.—Mme de Beaufort.—Le vicomte de Ségur.—Luce de Lancival.—Encore Le Brun.

Immédiatement après la mort de Robespierre, on respira. Malgré le désir qu'ils avaient de maintenir la terreur, les comités de gouvernement furent obligés de se relâcher de cet horrible système, et de recevoir de la Convention le mouvement qu'elle recevait du public. L'humanité était devenue à la mode; ils furent obligés de s'y mettre. Soit pour expier le passé, soit pour le faire oublier, les fauteurs les plus actifs de la tyrannie s'empressèrent d'en réparer les effets. Devenue terrible à ses instituteurs et à ses directeurs, l'activité du tribunal révolutionnaire reçut une autre direction. Les prisons se vidèrent pour se remplir de leurs anciens pourvoyeurs; et rendus les uns aux autres, les membres des familles que le glaive révolutionnaire n'avait pas anéanties s'occupèrent à réparer leurs malheurs en attendant l'occasion de les venger.

C'est alors que je me liai plus étroitement avec une famille à laquelle m'ont attaché depuis les sentimens les plus tendres et les plus solides, la famille de Mme de La Tour.

Trois traits suffiront à peindre cette excellente femme. Qu'on se figure un ensemble formé de l'esprit le plus vif, de l'intelligence la plus étendue et de la bonté la plus active; mais les faits la peindront mieux encore.

Quand M. de Bonneuil, dont la fortune entière était placée chez les princes, l'eut perdue par le fait de leur émigration, Mme de La Tour, qui avait épousé un de ses neveux, le recueillit dans sa maison avec ses trois filles, à qui leur mère venait d'être enlevée, Mme de Bonneuil, compromise par son dévouement pour la famille des Bourbons, ayant été jetée dans une prison d'où elle semblait ne devoir sortir que pour aller à l'échafaud. La bienveillance de Mme de La Tour s'étendit même sur tous les amis de la famille qu'elle avait adoptée, et à ce titre je me vis admis dans son intimité. C'est un des incidens les plus heureux de ma vie. Dès lors commença cette liaison qui a eu sur ma destinée une influence si importante, si constante et si douce, liaison fondée sur une conformité de goûts, d'opinions, de sentimens entre cette excellente femme et moi, entre moi et la famille dont elle était la mère, et la société dont elle était le centre.

Le goût, ou plutôt l'amour de tout ce qui est beau, de tout ce qui est bon, de tout ce qui est grand, régnait dans cette maison: c'était le temple des arts.

Que le temps s'écoulait doucement dans cette réunion de femmes auxquelles les dons de l'esprit n'ont pas été moins prodigués que les qualités du coeur et les charmes de la figure, et où la raison était ornée de tant de grâces! L'exécution des partitions de Gluck, de Méhul, de Paësiello, de Cimarosa, ne remplissait pas seule nos momens; la littérature aussi contribuait à nos plaisirs journaliers, dont les discussions sur la politique et la philosophie n'étaient pas exclues. Souvent nous revenions sur le passé, tâchant d'y trouver l'explication du présent et de l'avenir que recouvrait un voile de sang. Ces discussions avaient pour nous un tel intérêt qu'elles ne finissaient souvent qu'à l'heure où les bals finissent, qu'à l'heure où l'on ne veille ordinairement qu'en bonne fortune. Mais n'en était-ce pas une? Ne puis-je pas donner ce nom à ces libres épanchemens du coeur et de l'esprit, bien qu'ils n'eussent pas lieu dans le tête-à-tête?

Mme de La Tour dès lors possédait une délicieuse campagne dans la vallée de Montmorency. Au retour de la belle saison, j'y fis quelques voyages. Ce n'était d'abord que pour un jour ou deux que je quittais Paris. Petit à petit je m'accommodai si bien des habitudes de cette maison que ce n'était plus que pour un jour ou deux que je quittais Saint-Leu.

Là j'étais presque inaccessible aux inquiétudes, ou plutôt aux terreurs si souvent renaissantes dont la capitale fut encore tourmentée pendant l'année qui suivit la terreur; reste d'agitation semblable à celle qui succède aux grandes tempêtes. Le vent a cessé, et cependant le naufrage est encore à craindre sur cette mer dont la turbulence survit à la cause qui l'a provoquée.

C'est alors que j'explorai dans toute son étendue cette vallée si riante pour les yeux, si ravissante pour l'imagination, cette vallée où règne la mémoire de Catinat et celle de Rousseau, cette vallée si riche en sites délicieux auxquels ce misantrope sublime attacha tant de souvenirs.

Habitué à ne composer qu'en me promenant, j'avais fait de cette admirable contrée mon cabinet de travail; errant au hasard dans ses vergers ou sous les bois qui les avoisinent, j'y passais les journées entières dans une espèce d'ivresse, gravissant les montagnes qui la couronnent, m'enfonçant dans les vallons qui la sillonnent, et tout occupé d'une tragédie nouvelle à laquelle je travaillais avec amour, et où je reproduisais mes propres affections: c'est Oscar. Les scènes de cet ouvrage, ses péripéties, ses catastrophes sont si fortement liées dans ma mémoire à ces localités, qu'après quarante ans je ne les revois pas, quand le hasard m'y ramène, sans y retrouver mes émotions dans toute leur vivacité.

J'avais assez l'habitude de gesticuler et de déclamer en méditant. Cela donna lieu à une assez plaisante méprise. Les femmes qui travaillaient dans les bois ne s'imaginèrent-elles pas, d'après ces indices, que j'étais un prédicateur qui s'exerçait à prêcher dans le désert! méprise accréditée par la tonsure naturelle qui dès lors calomniait mon occiput.

Picard, à qui je racontai ce fait, l'a rappelé dans ces vers de ses Amis de Collége:

Les dévots du pays l'ont pris pour le vicaire
Répétant le sermon qu'il doit nous dire en chaire.

dit-il en parlant de Clermont, personnage qui, dans cette pièce, est représenté promenant ou poursuivant comme moi ses idées par monts et par vaux.

Ce fait m'en rappelle un autre, dans lequel figure encore ce bon Picard, avec qui j'étais déjà lié, et dont la mémoire me sera toujours chère. Il faisait alors ses comédies en vers, et il avait, ainsi que moi, l'habitude de rimer en courant. Un beau jour de printemps, nous nous rencontrons hors la barrière des Champs-Élysées. «Où allez-vous comme cela, me dit-il, Arnault?—À Saint-Germain, tout en faisant des vers de tragédie. Et vous, Picard?—À Saint-Cloud, tout en faisant des vers de comédie.—Eh bien! je vous accompagnerai jusqu'à la porte du bois de Boulogne.—Et moi jusqu'à Neuilly.»

Arrivés là tout en rêvant chacun de notre côté: «Il est fâcheux, reprit-il, que nous ne suivions pas la même route; cela ne nous empêcherait pas de travailler, comme vous voyez, et nous dînerions ensemble à Saint-Cloud; mais la route de Saint-Cloud n'est pas celle de Saint-Germain.—Qui vous l'a dit? tout chemin mène à Rome. Je ne veux pas être en reste avec vous: au lieu d'arriver à Saint-Germain pour dîner, j'y arriverai pour souper.»

Nous voilà donc nous dirigeant vers Saint-Cloud, à travers les vignes, tout en versifiant, lui pour Thalie, moi pour Melpomène; lui une scène des Conjectures, moi une tirade d'Oscar.

Après un quart d'heure de silence: «Mon ami, me dit-il, vous devriez bien m'aider un peu.—En quoi?—À mettre en vers une maudite idée qui ne s'y prête pas; je la tourne et la retourne dans ma tête depuis une heure, et je n'en puis venir à bout.—Quelle est cette idée?—Je voudrais exprimer par une métaphore comment des contes, revenant aux gens qui les ont mis en circulation, sont pris par eux pour des vérités: cela est nécessaire, indispensable dans ma scène; mais il faudrait l'exprimer avec concision: essayez.»

J'essayai, et je fis les vers suivans avec la matière qu'il m'avait fournie:

Ainsi, c'est un ruisseau qui retourne à sa source,
Grossi de tous les flots rencontrés en sa course.

Conject., acte Ier, scène VII.

Après avoir dîné à Saint-Cloud en pique-nique et modestement, car nous n'étions rien moins que riches, nous reprîmes, lui le chemin de Paris, moi celui de Saint-Germain. Picard m'a rappelé plus d'une fois ce fait, en me remerciant d'avoir contribué à la confection de ses Conjectures, pour les deux vers qu'on y a le moins applaudis.

Cela se passait en 1795, époque de disette où le pain se distribuait à la ration chez les boulangers. Cette ration ne suffisait-elle pas, on recourait au pâtissier, et faute de pain on mangeait de la brioche. Je portais un pâté à mes hôtes. Picard, à qui j'en fis la confidence, ne voulut pas que la destination de ce pâté fût changée; je l'apportai donc intact à Saint-Germain, après l'avoir promené sous mon bras l'espace de huit lieues: il ne valait certes pas ce qu'il pesait.

Tourmenté cependant par les dernières convulsions de la faction expirante, Paris était près de retomber sous le joug. Le coup qui avait frappé la tête de Robespierre n'avait pas fait tomber toutes les têtes de l'hydre. Plusieurs complices de ce tyran lui survivaient, soit dans le comité de salut public, dont la majorité n'avait pas été atteinte par la révolution du 10 thermidor, soit dans le comité de sûreté générale, qu'elle n'avait pas entamé. La proscription, funeste à tant de misérables sans importance et sans talent, avait épargné des hommes qui, non moins féroces que Robespierre, ne différaient de lui que par la manière dont ils croyaient que le mal devait être fait, et qui n'étaient rien moins que partisans du système des honnêtes gens, qui prenaient enfin le dessus dans la Convention. Profitant des mécontentemens excités par la pénurie, ces forcenés soulevèrent les habitans des deux faubourgs les plus populeux de Paris, et les poussèrent aux Tuileries, où, sous prétexte de venir chercher du pain, ils apportaient la mort.

Les détails des faits accomplis dans les premiers jours de prairial an III sont trop connus pour que je croie devoir les retracer ici. Tout le monde sait avec quelle violence une populace ivre de vin et altérée de sang s'ouvrit l'accès de la Convention; comment, dans son horrible triomphe, elle y promena au bout d'une pique, parmi les législateurs, la tête d'un législateur. Tout le monde sait quelle héroïque imperturbabilité Boissy d'Anglas, qui occupait le fauteuil de président, opposa aux menaces et aux outrages de cette canaille furibonde; tout le monde sait qu'intrépide au milieu de cette forêt de piques, comme les sénateurs romains sous le glaive des soldats de Brennus, il ne sortit de son immobilité que pour saluer la tête pâle et sanglante que les assassins se plaisaient à rapprocher de la sienne; mais ce que tout le monde ne sait pas, c'est le trait que je vais raconter, trait qui prouve que, dans ses égaremens même, l'homme n'est pas dépourvu de toute générosité, et qu'en révolution les plus grands excès pourraient bien n'être, chez certaines personnes, que les erreurs d'une vertu mal appliquée.

Au nombre des conventionnels qui furent mis hors de la loi après que la Convention se fut ressaisie de l'autorité que les terroristes avaient un moment exercée, était l'Auvergnat Soubrany. Plus habitué à combattre qu'à délibérer, cet ardent démagogue remplissait d'ordinaire les fonctions de commissaire auprès des armées, où il donnait aux plus braves l'exemple d'un dévouement sans bornes aux intérêts de la république. Pour son malheur, il était de retour à Paris depuis deux jours quand la révolte éclata: les révoltés le nommèrent leur général. Associé à leur fortune pendant leur triomphe d'un moment, il fut compris dans la liste de proscription quand la victoire leur échappa. Ignorant l'état des choses, il rentrait dans la salle au moment où le décret venait d'être rendu, quand un de ses proscripteurs, Fréron je crois, court au-devant de lui: «Que viens-tu faire ici? lui dit-il; nous venons de te mettre hors de la loi.—Hors de la loi!—Oui: sauve-toi, ou plutôt viens te cacher chez moi; on ne te cherchera pas là; viens vite.—Je ne puis.—Et pourquoi?—Il faut que je rentre chez moi.—Ce serait te jeter dans la gueule du loup.—Il faut que je rentre chez moi.—Quelle nécessité?—Un émigré y est caché: j'ai seul le secret de sa retraite; il y mourra de faim, si je ne l'en tire.»

Il dit et part. Il arriva à temps pour sauver son émigré; mais comme il songeait enfin à se sauver lui-même, les gendarmes l'arrêtèrent, et le conduisirent en prison, d'où il sortit peu d'heures après pour aller à l'échafaud. Il y fut porté mourant: pour se soustraire au supplice, il s'était frappé du fer avec lequel, moins malheureux que lui, six de ses complices avaient réussi à se tuer en présence de leurs juges, et qui, de main en main, était passé tout sanglant jusque dans la sienne.

On s'étonnera sans doute qu'un proscrit ait été averti de son danger par un des hommes qui le proscrivaient. Ce fait n'est pas unique à cette époque qu'il caractérise. Il caractérise aussi Fréron que j'ai eu occasion de connaître depuis dans sa seconde mission en Provence. Là je le vis accueillir le plus cordialement du monde ce même Salicetti, qui, après s'être réfugié en Corse pour sauver sa tête compromise par une tentative analogue à celle de prairial, rentrait en France, et venait demander de l'emploi au Directoire où dominaient les chefs du parti qu'il avait voulu renverser. Ces hommes si violens n'étaient pas tous implacables. Dans ces temps d'exaltation, les criminels avaient parfois un tel semblant de générosité, que plusieurs de leurs actions, si l'on en ignorait le principe, passeraient pour des actes de vertu.

La France n'a jamais couru peut-être un danger plus grand, après le 10 thermidor, que celui dont elle fut sauvée en prairial par le bataillon de la butte des Moulins. Sans son intervention, la plus vile partie de la population de Paris restait saisie du pouvoir, et la terreur se rétablissait plus fangeuse, plus sanglante, plus hideuse que jamais.

Les quatre mois qui suivirent le 1er prairial furent tranquilles; mais cette tranquillité était celle qui sépare deux convulsions, tranquillité de la fatigue et non de la guérison. Le parti entre les mains duquel passa la puissance semblait tendre à se venger des révolutionnaires plus qu'à régulariser la révolution. Une constitution républicaine se discutait, à la vérité, dans un comité spécial; mais partout ailleurs on mettait en doute la durée de la république; et les royalistes qui ne se cachaient plus, regardant comme leurs alliés tous les ennemis que la faction détrônée avait faits à la Convention, conspiraient ouvertement le rétablissement de la royauté.

Une nouvelle crise semblait imminente, inévitable. J'en conviendrai, dans la circonstance je ne savais guère de quel parti me ranger. Les révolutionnaires m'étaient en horreur; mais leurs chefs n'existaient plus, mais les conventionnels ne songeaient qu'à faire oublier leurs crimes; tous leurs efforts y tendaient; leur intérêt répondait de leur modération. Il n'en était pas ainsi des royalistes, desquels mes vieux penchans me rapprochaient. Indépendamment de ce qu'ils avaient de longs ressentimens à exercer, ils ne dissimulaient pas qu'une extrême rigueur pourrait seule préserver à l'avenir le trône d'un mouvement pareil à celui qui l'avait renversé, et leur politique ne portait rien moins que le caractère de la modération. Désirant par-dessus tout le repos de la France, et comprenant ses véritables intérêts, il me fut impossible de faire même des voeux pour les contre-révolutionnaires. Je ne pus cependant me déterminer à agir contre d'anciens amis. J'attendis en conséquence l'événement sans le favoriser ou sans le contrarier, observant en silence les causes qui le préparaient.

C'est dans cet intervalle de prairial à vendémiaire que commença ma liaison avec Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, que je n'avais connu jusqu'alors que de réputation, et à qui devaient m'unir des liens de famille et d'amitié. Il épousa vers la fin de l'été la troisième fille de Mme de Bonneuil, celle qui, sous le nom de Laure, fixait déjà l'attention publique par sa beauté.

Cependant les maisons de campagne dont est remplie la vallée de Montmorency, et qui pour la plupart avaient été désertées sous le régime de la terreur, se repeuplaient. J'y fis connaissance avec quelques personnes distinguées; avec la Chabeaussière, possesseur à Margency d'une maison où le goût des lettres et celui du théâtre avaient réuni long-temps une société nombreuse, avec Mme de Beaufort, déjà connue avantageusement dans le monde par son roman de Zilia et par les jolies romances qui l'embellissent.

La conformité de nos goûts me conduisait fréquemment dans la petite retraite que cette dame possédait à Saint-Prix, et où je rencontrais, indépendamment de la maîtresse de la maison, la société la plus aimable. Le vicomte de Ségur y venait souvent avec Mme d'Avaux, et plus souvent encore Luce de Lancival. Un mot sur l'un et sur l'autre.

Comme le comte de Ségur, son frère aîné, homme de cour avant la révolution, le vicomte de Ségur ambitionnait, surtout depuis la révolution, la réputation d'homme de lettres; il était plus encore homme d'esprit. De jolis couplets lui avaient fait une réputation de chansonnier à Versailles; mais ces titres devenaient bien légers depuis qu'il avait été affilié à la société du Caveau, académie où il avait pour collègue dans son ancien secrétaire un chansonnier plus fort que lui. Des comédies mêlées de vaudevilles, des opéras-comiques, des essais en divers genres de littérature, et particulièrement un livre intitulé les Femmes, quel que soit leur mérite, prouvent qu'il avait reçu de la nature un esprit moins étendu et moins solide que son frère: on trouve dans ces diverses productions de la facilité, de la finesse, de la grâce; mais on y désirerait plus de vigueur, plus de vivacité et surtout plus d'originalité.

Ces deux dernières qualités ne lui manquaient pas, du moins dans la conversation: personne plus que lui n'était fécond en traits malins, en reparties imprévues et gaies. Apprenant un jour que les revenus étaient frappés d'un impôt équivalent au quart de leur intégrité: «Messieurs, disait-il,

Moi j'ai payé mon quart, et dis avec Voltaire:
À tous les coeurs bien nés que la patrie est chère!»

Le Cabriolet jaune, opéra-comique de sa façon, qu'il s'obstinait à faire représenter, était sifflé chaque fois qu'on le représentait, bien que pour le faire marcher, il s'y fût attelé avec le musicien Tarchi. «Mettez, lui disait quelqu'un, votre Cabriolet sous la remise; il n'ira jamais.—Cela m'étonne d'autant plus, répondit-il, qu'on lui fait tous les jours un nouveau train!»

Un acteur de beaucoup de talent, et par cela même un peu gâté du public, le traitant, sans égard pour sa position antérieure, d'une manière par trop légère: «Mon cher ami, oubliez-vous que depuis la révolution nous sommes égaux?» lui dit modestement ce fils d'un maréchal de France.

Ce trait vaut à mon gré tous ceux qu'on a recueillis de lui: les autres, à tout prendre, sont des jeux de mots, des calembours; celui-ci est un des mots les plus fins qui aient été dits. Tel était, au fait, le genre auquel l'esprit du vicomte de Ségur s'appliquait le plus heureusement: ce qu'il a dit est beaucoup plus piquant que ce qu'il a écrit; l'éclat de la superficie rachetait amplement en lui le défaut de profondeur. Personne n'était plus brillant dans un salon: au milieu d'un cercle de femmes, c'était le premier homme du monde.

Très-supérieur à lui comme homme de lettres, Luce de Lancival ne pouvait lui être comparé sous aucun autre rapport. Plus remarquable par la franchise que par l'élégance, ses manières se ressentaient des habitudes des trois sociétés diverses qu'il fréquentait: c'était un mélange du ton affirmatif d'un professeur, et du ton gaillard d'un bon vivant, allié dans une certaine proportion avec celui de la bonne société, à laquelle Luce n'était pas étranger. Mais de cet amalgame résultaient quelquefois des effets d'autant plus amusans pour l'observateur, que Luce, assez étourdi de sa nature, ne songeait pas toujours à quel auditoire il avait affaire, et oubliait assez habituellement qu'il avait été grand-vicaire. Instruit en littérature, mais en littérature exclusivement, tout à la rhétorique, il s'était peu occupé de philosophie et moins encore de sciences; mais il écrivait avec une égale facilité le latin et le français, en rhéteur s'entend.

Comme prosateur, il n'a publié que des discours de collége, compositions estimables dans leur genre, mais bornées par trop dans leurs développemens. Je crois qu'il pouvait mieux faire. Comme poëte, il s'est exercé dans plusieurs genres: il a fait un poëme héroïque, un poëme satirique, des idylles, des chansons. Il y a dans ces divers ouvrages de la verve, de l'esprit, mais de l'esprit du monde moins que de l'esprit de collége; il y jaillit de source. On y trouve plus de talent que de grâce, et moins de grâce que d'affectation. Tel est surtout le caractère de son Achilléide, poëme d'ailleurs fort estimable.

Son poëme De Folliculus, satire composée contre Geoffroi, sent lui-même un peu le collége; mais là ce n'est pas un défaut. N'est-ce pas dans les formes avec lesquelles il attaquait, que ce pédant devait être attaqué? N'est-ce pas avec des verges de collége que ce cuistre devait être châtié?

Luce a fait aussi plusieurs pièces de théâtre: la meilleure, celle qui lui assure une réputation honorable et durable, est sans contredit la Mort d'Hector. Cette tragédie, où l'Iliade semble se reproduire tout entière, cette tragédie, animée du génie d'Homère, a obtenu un succès aussi brillant que mérité; elle eût infailliblement ouvert à son auteur l'accès de l'Institut, si la mort précipitée du triomphateur ne l'eût empêché de recueillir tous les fruits de son triomphe. Elle contribua du moins à accroître le bien-être de Luce pendant les derniers temps de son existence. Napoléon, à qui cette tragédie plaisait singulièrement parce qu'elle était plus propre à exalter l'enthousiasme militaire que les passions politiques, et qui l'appelait une tragédie d'avant-garde, gratifia Luce, à cette occasion, d'une pension de 6000 francs. Il ne lui accorda pas cependant la Légion-d'Honneur, quoique Luce la lui eût fait demander par plusieurs personnes en crédit, et particulièrement par le duc de Bassano, à qui j'avais fait connaître l'ardent désir qu'avait Luce d'obtenir une décoration si honorée alors. «Cela, me disait Luce, irait si bien avec ma jambe de bois! cela expliquerait ma blessure.»

L'explication n'eût été rien moins que véridique; ce n'était pas aux jeux de Mars qu'il avait perdu la jambe que cette bûche remplaçait. Assez désordonné dans sa manière de vivre, Luce courait au plaisir comme un héros court à la gloire, à travers les dangers, les yeux fermés; son sang, vicié, communiqua un caractère si pernicieux à une contusion qu'il s'était faite au genou, qu'après avoir enduré pendant deux ans les angoisses du mal et les dégoûts du remède, il fut obligé de consentir à l'amputation d'un membre qui se gangrenait. Il supporta cette opération avec une admirable constance, riant au milieu des douleurs, et consolant ceux qui souffraient en lui: sa gaieté naturelle sembla même s'accroître par ce sujet de chagrin, et lui inspira plus d'un couplet. Tous les ans à la saint Pierre, fête du docteur Le Breton qui l'avait opéré, il célébrait dans une chanson l'habileté de ce chirurgien, qui, disait-il, coupait une jambe aussi lestement que son patron coupait une oreille.

Ce sacrifice prolongea de seize ans sa vie, qu'il acheva à cloche-pied le plus joyeusement qu'il put; trop joyeusement même, car il est vraisemblable que les plaisirs, auxquels il se livrait en désespéré, en avancèrent le terme: il la fit courte et bonne.

L'amputation avait remédié à un effet du mal, mais elle n'en avait pas détruit le principe. Ce principe attaqua aussi la jambe qui lui restait, et l'invasion s'étendit à tel point que le fer fut jugé impuissant pour l'arrêter.

Luce mourut en 1810, à quarante-quatre ans, au moment où on lui apportait une médaille d'or, prix du discours latin qu'il avait composé dans son lit de douleur, pour un concours ouvert par l'Université, à la proposition de M. de Fontanes, au sujet du mariage de Napoléon et de Marie-Louise. Son imperturbable philosophie ne l'avait pas abandonné un seul instant: il mourut presque en riant.

Cet excellent homme n'affligea que cette fois-là seulement ses amis, au nombre desquels étaient tous ses élèves; parmi eux on compte plus d'un homme d'une haute distinction, M. Villemain entre autres.

Je retrouvai chez Mme de Beaufort le poëte Le Brun; nulle part la malignité de son caractère ne s'est manifestée aussi odieusement que là. Objet d'une admiration peut-être excessive, il ne répondait que par des épigrammes clandestines aux éloges qu'on lui prodiguait. Et pourquoi ces épigrammes? parce que la maîtresse de la maison donnait aussi des éloges aux vers de Thomas Désorgues, poëte qui, sans avoir le génie de Le Brun, avait son mérite à lui. Mais Le Brun n'en voulait que pour lui seul: c'était le Dieu jaloux; c'était un fort mauvais homme: pas une personne de sa connaissance, pas un de ses amis même qu'il n'ait gratifié au moins d'une épigramme posthume.

Cela me rappelle une anecdote assez plaisante. Quand ce bonhomme mourut, le secrétaire perpétuel de la classe de l'Institut, à laquelle il appartenait, demanda, en nous annonçant cette nouvelle, quels étaient ceux de nous qui voulaient assister à ses obsèques? Silence universel d'abord; puis le cardinal Maury, dans un élan de charité chrétienne: «Moi, quoiqu'il ait fait des épigrammes contre moi.—Et moi aussi, malgré cela, dirent successivement tous les membres présens.—Et moi aussi, à cause de cela», dis-je quand vint mon tour. Si bien que, par cette considération, il fut conduit en terre par l'Académie entière. Que la terre lui soit légère!

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