Souvenirs d'un sexagénaire, Tome II
NOTES.
[1: Marchand de toile qui avait fortement contribué à appeler Robespierre au tribunal de Versailles. Il fut aussi député à la Convention.]
[2: Mme GAIL (Sophie Garre). Née avec le goût de tous les arts, elle cultiva surtout la musique. Ses dispositions pour cet art se manifestèrent par des compositions pleines de grâces qu'elle produisait à un âge où d'ordinaire on a peine à concevoir les compositions des autres. Quelques romances qu'elle publia en 1790 dans les journaux de musique, et que les amateurs accueillirent, furent distinguées des connaisseurs. L'étonnement se serait mêlé au plaisir si on avait su qu'elles étaient l'ouvrage d'un enfant de douze ans.
Celui qui écrit cette notice ne se rappelle pas sans émotion les succès précoces d'un talent aux efforts duquel il se plaisait à fournir des thèmes, en s'essayant aussi.
C'est vers 1794 que Mlle Garre échangea son nom contre celui qu'elle a rendu plus célèbre. Elle épousa à cette époque M. Gail, professeur ou lecteur au collége de France. Cet helléniste jouissait dès lors de toute sa réputation. Des travaux pénibles et utiles sur les langues anciennes, des versions du grec en latin, des éditions correctes, élucidées de commentaires, fortifiées de notes, et aussi, je crois, quelques doctes querelles, l'avaient fait connaître dans le monde savant. Il mérita d'obtenir Mlle Garre, puisqu'il avait apprécié ses qualités. Leur mariage ne fut pas heureux cependant. L'art et la science qu'il avait rapprochés s'effarouchèrent réciproquement.
Une séparation volontaire rompit, au bout de quelques années, cette union où l'un trouvait trop de distractions et l'autre trop peu d'agrémens, et rendit les deux époux à leurs goûts dominans. L'art et la science y gagnèrent. M. Gail acheva dans la retraite sa version de Thucydide, et Mme Gail, rentrée dans la société, en fit les délices par des talens qui se perfectionnèrent en s'exerçant.
La vie dépendante et sédentaire convenait peu à une imagination aussi active que la sienne. Libre une fois, c'est en voyageant qu'elle fit l'essai de son affranchissement. Après avoir parcouru les provinces méridionales de la France, elle voulut voir l'Espagne. En y cherchant le plaisir, elle y trouva la gloire. C'est avec les yeux et les oreilles de l'artiste qu'elle parcourait cette péninsule qui ne semble déshéritée des arts que parce qu'elle a renoncé à faire valoir leur succession, et où l'on retrouve si souvent leurs traces entre celles des Arabes et des Goths.
L'accent et la modulation de la musique espagnole attirèrent surtout l'attention de la voyageuse, et restèrent profondément gravés dans sa mémoire. Ils se reproduisent fréquemment dans ses compositions, mais embellis par un talent plein de charmes, mais modifiés par un goût exquis. Tel air des deux Jaloux, tel morceau de la Sérénade n'est que le développement d'un trait de ces chansons monotones et mélancoliques que hurlent les Catalans, que lamentent les Andalous. Modulé par Mme Gail, ce chant, toujours original, se change en musique des plus suaves.
Ce n'est qu'au retour de ses voyages que Mme Gail songea sérieusement à travailler pour la scène. Avant, elle s'était bien essayée dans le genre dramatique; un opéra de sa composition, représenté en société, avait été applaudi par Méhul lui-même. Elle n'avait pu néanmoins se résoudre à offrir au public un ouvrage que ce grand maître ne trouvait pas exempt de fautes. Une étude opiniâtre et plus approfondie de l'art lui donna bientôt les moyens d'exprimer ses idées avec autant de pureté qu'elles avaient de charmes, avec cette correction sans laquelle, dans tous les arts, les succès du génie même sont incomplets.
C'est par un chef-d'oeuvre que Mme Gail débuta. Peu d'opéras ont été entendus avec autant d'enthousiasme que les deux Jaloux. peu l'ont autant mérité. Une musique neuve et non pas étrange, originale et non pas bizarre, gracieuse et non pas affectée, assure à cette jolie comédie un succès aussi durable que celui dont jouissent les plus aimables productions de Grétry[3].
On sait que cet opéra est tiré d'une comédie en cinq actes de Dufresny; comédie réduite, avec beaucoup d'habileté, en un acte par M. Vial, auteur de plusieurs autres ouvrages charmans aussi, et qui lui appartiennent en entier.
Après cet opéra, Mme Gail en fit représenter un autre encore en un acte, intitulé Mlle de Launay à la Bastille. Le fond en est tiré des mémoires de cette dame, plus connue sous le nom de Mme de Staal. C'est une intrigue assez triste, dans laquelle le gouverneur même de la Bastille joue le rôle de médiateur entre cette prisonnière qu'il aime, et un prisonnier qui en est aimé. Présentée sous un aspect comique, cette situation pouvait être piquante: mais dans cet opéra, qui tient plus du drame que de la comédie, le gouverneur est martyr et non pas dupe; or les martyrs ne sont pas gais.
Cet ouvrage eut peu de succès. La musique néanmoins ne diminua pas la haute idée qu'on avait conçue du talent de Mme Gail. Entre plusieurs morceaux accueillis avec transports, on distingua la romance délicieuse que termine ce refrain: ma liberté! ma liberté! ainsi chante Philomèle captive. Ces morceaux auraient maintenu la pièce au théâtre si, en France, on ne voulait pas être intéressé par le drame autant qu'enchanté par la musique.
La Sérénade est le dernier ouvrage dramatique de Mme Gail. Ce n'est pas par défaut de gaieté que pèche cette comédie dont Regnard est l'auteur, et dont on a fait un opéra en la semant d'airs et de morceaux d'ensemble. Nous ne ferons pas l'éloge de cette délicieuse production. La musique de la Sérénade est dans la mémoire de tout le monde; celle des deux Jaloux ne lui est supérieure ni en facilité, ni en originalité, ni en grâces. Hélas! c'était le chant du cygne.
Et la main qui tirait de la lyre des sons si harmonieux s'est glacée! Et la voix qui modulait des accens si mélodieux s'est éteinte! Que ne pouvait-on pas attendre d'un talent qui, dans l'espace de si peu d'années, avait donné des preuves si brillantes de son heureuse fécondité, d'un talent dont les ressources se multipliaient à mesure qu'il multipliait ses productions! Mme Gail s'occupait à consolider sa gloire par des ouvrages de plus longue haleine, quand une maladie aiguë est venue l'enlever aux arts et à l'amitié. Elle était tout au plus âgée de quarante-trois ans.
Quand on songe que si la jeunesse de l'artiste date de l'époque où il commence à produire, elle ne finit qu'à celle où il cesse de produire, on peut dire que Mme Gail est morte dans la fleur de sa jeunesse; et si l'on juge de ce qu'elle pouvait faire par ce qu'elle a fait, quelle source de regrets pour les amis des arts que cette mort prématurée!
Les chansons, les romances et autres compositions légères de Mme Gail auraient peut-être suffi à lui acquérir la réputation que lui assurent ses grandes compositions. Ces sortes de pièces, qui sont en musique ce que les pièces fugitives sont en poésie, suffisent aussi à la gloire de leur auteur, quand elles portent le cachet du génie. N'eût-il fait que ses poésies légères, Voltaire serait immortel. Saint-Aulaire s'est immortalisé par quatre vers. Tel homme en a fait quarante mille, et n'est pas connu. L'important est de faire des vers et des chants qu'on retienne: tel était surtout le talent de Mme Gail.
Qui ne connaît ses pièces détachées? De quel salon n'ont-elles pas fait les délices? De quelles réunions, dans quelle solitude ne se sont-elles pas fait entendre? Dans quelle partie du monde civilisé n'ont-elles pas été portées par la voix de l'art et de la beauté? Chacun les redemandait, c'était en faire l'éloge. Garat les louait mieux que personne, il les chantait. Après avoir exécuté les morceaux, les plus pathétiques de Gluck, de Mozart, de Nazolini, il ne croyait un concert complet que lorsqu'il avait fait entendre quelques productions de cette verve gracieuse et facile. Qui ne lui a pas entendu chanter en duo, avec sa femme, la jolie romance qui commence par ce vers: La jeune et sensible Isabelle? Si Pétrarque n'a rien fait de plus ingénieux que ces couplets qui sont de Mme de Bourdie, Cimarosa n'a rien composé de plus gracieux que cet air qui est de Mme Gail.
Son talent faisait le charme continuel de la société. Il se prêtait à tous les caprices, quelque acte de complaisance qu'on en exigeât. Sous les doigts de cette femme habile, le piano suffisait à tout ce que la circonstance pouvait en réclamer. Que de fois, dans nos réunions, n'a-t-il pas tenu lieu d'orchestre! Les airs que Mme Gail improvisait alors, à la demande des danseurs, retenaient dans le salon, comme auditeurs, ceux-là même pour qui la danse avait le moins d'attraits; et ces airs qui, à son insu, bientôt se répandaient dans Paris, n'étaient pas moins originaux, pas moins mélodieux que ceux qu'elle travaillait à loisir.
À ce talent si supérieur, Mme Gail joignait toutes les qualités d'une femme aimable, tous les avantages d'une femme d'esprit. Dès sa première jeunesse, elle avait vécu dans la société des littérateurs et des poëtes les plus célèbres de l'époque. À la ville, dans la maison de son père, elle avait vu souvent La Harpe; elle avait rencontré souvent aussi Delille à la campagne, dans les bois de Meudon. Elle aimait la poésie avec passion; elle aimait avec passion tous les arts. Les talens, de quelque nature qu'ils fussent, n'avaient pas d'appréciateur plus délicat, plus enthousiaste. Ils ne sauraient trop la regretter.
L'amitié l'a regrettée plus encore. Mme Gail inspirait ce noble sentiment aussi vivement qu'elle le ressentait. Nous jugeons par nous-mêmes de la douleur que sa perte laisse dans la société intime dont elle était l'âme, et qui se composait surtout de ses vieux amis.
Une circonstance toute particulière a mêlé une émotion bien douce aux sentimens douloureux que cette femme si sincèrement aimante a dû éprouver en se voyant arracher, à la force de l'âge, à tout ce qu'elle aimait. L'unique fruit de son mariage, son fils s'était montré digne d'elle. Il avait remporté le prix sur le sujet proposé cette année-là par l'académie des belles-lettres. Le jour de deuil se changea pour cette mère en un jour de triomphe; et ce n'est qu'après avoir vu les lauriers sur le front de son enfant que ses yeux consolés se sont fermés pour jamais.
Ainsi mourut, heureuse encore, cette femme qui a mérité de l'être, et de l'être plus long-temps; cette femme qui a traversé la vie sans avoir fait aucun mal; cette femme dont le passage en ce monde n'est signalé que par la production du talent le plus aimable; cette femme dont le génie ajoutait encore aux jouissances du bonheur même; cette femme qui, dans des temps de malheur et de persécution, a si souvent suspendu les peines du proscrit que venaient charmer jusque dans les cachots, jusque dans l'exil, ses chants qui désormais ne seront plus entendus sans douleur par un de ceux dont ils ont fait la consolation.
A. V. A.
À Bruxelles, en 1819. ]
[3: Je m'imaginais, quand j'écrivais cela en 1819, qu'une nouvelle révolution musicale était prête à éclater, et que Grétry comme Paësiello, comme Piccini, comme Sacchini, comme Cimarosa, étaient au moment d'être expulsés de la scène que Mozart seul dispute encore à Rossini.]
[4: Je retrouve dans un journal du temps l'analyse de cette facétie. La voici:
«De pauvres diables de comédiens de campagne, auxquels leur directeur a fait banqueroute, ne sachant que devenir, se réfugient dans un couvent de capucins où le père Barnabas, qui en est le gardien, les reçoit avec plaisir. Il y a déjà quelque temps qu'ils y sont, lorsque les révérends pères Arlequin et Polichinelle s'aperçoivent qu'ils s'ennuient. Or, comme l'a dit Figaro, l'ennui n'engraisse que les sots. Nos comédiens ne le sont pas, et c'est pour cela, et parce qu'ils avaient presque tous, avant leur retraite, contracté l'habitude des sept péchés mortels, qu'ils ne peuvent plus vivre en reclus. D'ailleurs, une perpétuelle contrainte les ennuie, et vainement on voudrait tenter de faire oublier au père Gilles sa paresse, au père Pantalon sa colère, au père Polichinelle sa gourmandise, au père Scaramouche son orgueil, au père Cassandre son avarice, au père Scapiu son envie, au père Arlequin sa luxure, et au révérend père Barnabas la réunion de tous ces vices.
«Cependant ce vénérable gardien a reçu une lettre dans laquelle on lui apprend qu'on va supprimer tous les couvens, et c'est ce qui lui fait croire qu'il est nécessaire de prendre certaines précautions.
Air: du vaudeville de l'île des femmes.
Faisons d'abord notre paquet
Sans accuser la Providence;
Et puis, lorsque nous l'aurons fait,
Mettons en Dieu notre espérance.
Comme la résignation
Doit couronner la foi parfaite,
Disons avec soumission:
La volonté de Dieu soit faite.
«Mais il ne serait pas mal pour donner à ce paquet un embonpoint convenable, d'y joindre la bourse de Cassandre. Ah! ce serait bien fait, si cet avare Cassandre ne surveillait sans cesse son argent. En attendant de pouvoir le lui escamoter, notre gardien entend la coulpe de ses frères, et lorsqu'ils ont chacun fait leur acte d'humilité, ils vont à l'église pour chanter l'office.
«C'est le tour du père Arlequin d'être portier, et il est, ma foi, bien heureux, car il trouve l'occasion d'ouvrir la porte au plus joli Récollet du monde.
ARLEQUIN.
Air: Jupiter un jour en fureur.
Mon frère, on ne refuse pas
La porte à gens de votre mine.
COLOMBINE.
Quoi! si près de sa Colombine.
Il ne la reconnaît pas!
ARLEQUIN.
C'est un moine de contrebande
Et si j'osais en vérité…
COLOMBINE.
Faites-moi la charité.
ARLEQUIN.
Frère, je la demande.
Quel teint fleuri, quel air friand,
Et quelle fraîcheur de chanoine!
Jamais un aussi joli moine
N'est entré dans le couvent:
Aisément cela se devine,
À ce regard vif et fripon,
C'est l'amour en capuchon,
Ou bien c'est Colombine.
«Lorsque la reconnaissance d'Arlequin et de Colombine est bien et dûment faite, le père Cassandre survient, tout essoufflé, et renouvelant, jusqu'à un certain point, la scène d'Harpagon, qui prétend que tout le monde lui a volé son argent, il accuse tantôt le père Capucin, tantôt le frère Récollet de lui avoir joué un semblable tour. On découvre bientôt que c'est au père Barnabas seul qu'il faut l'attribuer. Eh bien! dit Arlequin à toute la ci-devant troupe qui s'est rassemblée, suivez-moi, et nous allons le contraindre, non-seulement à rendre l'argent de Cassandre, mais à nous livrer celui de la communauté.
«Barnabas, qui ne soupçonne pas qu'on l'ait découvert, vient faire un repas fraternel avec un cochon, qui, par parenthèse, joue fort bien son rôle, et pour lequel il a la plus grande prédilection. Pendant qu'ils mangent ensemble, Arlequin, Gilles, Polichinelle, Cassandre, Pantalon, Scapin et Scaramouche, qui ont jeté leurs frocs aux orties, paraissent en habits de caractère; et comme ils ne se sont montrés qu'après une évocation d'Arlequin, le révérend père Barnabas les prend naturellement pour des diables. Ils font une entrée terrible, et ils obligent le moine à danser un rigaudon avec eux, pendant que Gilles chante la ronde suivante, sur l'air: L'autre jour le gros René.
Tout atteste et reconnaît
Le pouvoir du diable;
Dans tout ce qu'on dit et fait,
Est mêlé le diable.
Certain auteur l'a prouvé,
En vers à la diable
Ô gué!
En vers à la diable.
L'homme d'esprit a, dit-on,
Tout l'esprit d'un diable;
Nous disons d'un bon garçon
Qu'il est un bon diable,
Et de l'honnête homme à pied
C'est un pauvre diable
Ô gué!
C'est un pauvre diable.
Qui désire être cité.
Mène un train de diable:
N'a pas qui veut pour beauté
La beauté du diable;
Plus d'un ouvrage vanté
Ne vaut pas le diable
Ô gué!
Ne vaut pas le diable.
Quel est l'homme qui jamais
Ne se donne au diable?
Les trois quarts de nos projets
Où vont-ils? au diable;
Par la queue, ah! que j'en sais
Qui tirent le diable
Ô gué!
Qui tirent le diable.
«Toutes ces diableries-là ne font pas perdre la tête au père Barnabas, et les diables se retirent. L'auteur, profitant du conseil que Sédaine donne au diable dans son fameux pot-pourri, fait paraître l'aimable Colombine, qui est vraiment un diable bien plus dangereux que tous les autres pour le Gardien, puisqu'en lui faisant espérer de l'épouser, elle le met dans le cas de lui donner son argent et de signer un contrat de mariage qui n'est autre que celui d'Arlequin et de Colombine. Cette comédie-parade finit par le couplet suivant adressé au parterre, et qu'il a fait répéter. Il est sur l'air De la croisée.
Voici l'instant où maint auteur,
Pour obtenir votre suffrage,
Par maint couplet adulateur
Vous implore pour son ouvrage.
Citoyens, quoiqu'en pareil cas,
Nous disons avec bonhomie:
Si nous ne vous amusons pas,
Sifflez la comédie.
«Ici le public, qui avait pris cette liberté avant qu'on se fût avisé de la lui donner, est revenu à des sentimens moins sévères. Cette pièce, qu'on n'aurait dû juger que comme une comédie-parade, pourra très-bien rester au théâtre, lorsque l'auteur y aura fait quelques retranchemens, et surtout lorsque les acteurs voudront bien employer, en la jouant, non le sérieux glaçant que Montauciel prétend n'être bon qu'à porter le diable en terre, mais cette précieuse gaieté qui embellit toutes les productions comiques.»
(Extrait du Journal des Spectacles, qui s'imprimait chez VEZART et LE
NORMANT, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois.)
Après avoir relu cette analyse, je suis de l'avis du public, c'est-à-dire de son premier avis, et je ne conçois pas qu'il ait supporté dix ou douze représentations d'un pareil fouillis.]
[5: André Chénier périt le 7 thermidor; et Marie-Joseph Chénier fut du nombre des infortunés que la journée fatale au tyran vengea sans les consoler.
Réintégré, par la révolution du 9 thermidor, dans le crédit qu'il n'avait perdu que parce qu'il avait osé prêcher la modération, Chénier usa de ce crédit pour adoucir du moins les malheurs d'autrui. Personne ne réclama vainement son appui. Que de familles durent à ses sollicitations la prompte liberté d'un père, d'une mère ou d'un frère! C'est en soulageant le malheur des autres qu'il cherchait à se distraire du sien.
Il fut un des législateurs les plus ardens à poursuivre la punition des fauteurs du comité de gouvernement; mais l'horreur qu'il portait à ces prétendus républicains ne l'avait pas détaché de la république. Les hommes qui voulaient la destruction de cet ordre de choses trouvèrent donc en Chénier peu de complaisance pour leurs projets. D'atroces accusations s'élevèrent dès lors contre lui. Diffamant l'homme qu'ils ne pouvaient séduire, des écrivains de parti accusèrent Chénier d'avoir été complice des tyrans dont il avait été victime. Entretenant en lui, par une calomnie incessamment répétée, le souvenir d'un malheur qu'on craignait qu'il oubliât, un journal, que je n'ai pas besoin de nommer, lui adressait tous les jours cette question que Dieu fit au premier assassin: Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?
C'est ici le lieu de raconter une anecdote qui est bonne à publier, ne fût-ce que parce qu'elle fait connaître dans quels excès on peut être entraîné par l'esprit de parti.
Le fondateur d'une des feuilles que je signale à l'indignation de tout honnête homme, faisait chez moi, après la mort de Chénier, l'éloge du talent et aussi celui du caractère de ce grand écrivain. «Vous voilà donc enfin juste? dis-je à cet apologiste: L'esprit de parti ne vous aveugle donc plus?—Il ne m'a jamais aveuglé: telles ont toujours été mes opinions sur Chénier, me répondit en souriant ce galant homme.—Mais, pendant dix-huit mois, ne l'avez-vous pas journellement accusé d'avoir fait égorger son frère? avez-vous donc cru ce fait réel?—Moi! pas un moment.—Pourquoi donc ces accusations quotidiennes?—Vous me le demandez! me dit-il avec on regard où se peignait autant de malice que de pitié; vous n'entendez rien à la politique, je le vois.—Eh bien!—Sachez que, quand il s'agit de ruiner dans l'opinion un homme important du parti contraire, tous les moyens sont bons. Chénier était un des appuis du parti républicain; voulant la ruine de ce parti, nous avons fait tout pour décréditer un de ses chefs, pour le démonétiser: voilà toute l'histoire.»
Cet aveu naïvement atroce, je ne suis pas la seule personne à qui il ait été fait par l'homme en question. Feu Ginguené le reçut aussi, et ce n'est pas sans rougir, m'a-t-il dit: car, en fait de politique semblable, il était aussi novice que moi, soit dit sans le déprimer.
Chénier réfuta cette calomnie par des vers aussi touchans qu'harmonieux. Il n'est pas possible de les lire sans se laisser convaincre par ce chant de génie et de douleur.
Il y a trente ans que ces vers sont publiés. Quoiqu'ils soient devenus classiques, Mme de Genlis ne les avait probablement pas lus. Autrement, aurait-elle osé reproduire dans ses Mémoires les lâches interprétations que ces vers réfutent si puissamment?
«Il a eu le tort beaucoup plus grave, dit cette dame, à la suite de quelques reproches qu'elle adresse à Chénier, de laisser périr son malheureux frère, qu'il aurait pu sauver en employant son crédit sous le règne de la terreur. On a même dit généralement qu'il avait participé à sa condamnation: ce que je ne puis croire; mais cette odieuse imputation fut accréditée dans le temps par son silence, car il aurait pu sans danger se justifier autrement.»
Renvoyons, pour toute réponse, Mme de Genlis à l'épître sur la Calomnie, publiée à l'époque où Chénier est accusé de s'être tu; ou plutôt transcrivons ceux des vers de cette épître qui sont relatifs au fait que nous examinons ici. Si Mme de Genlis aime les bons vers, elle ne lira pas ceux-là sans plaisir; et nous aurons flatté son goût, tout en éclairant sa justice.
Narcisse et Tigellin, bourreaux législateurs,
De ces menteurs gagés se font les protecteurs.
De toute renommée envieux adversaires,
Et d'un parti cruel plus cruels émissaires,
Odieux proconsuls, régnant par des complots,
Des fleuves consternés ils ont rougi les flots.
J'ai vu fuir à leur nom les épouses tremblantes;
Le Moniteur fidèle, en ses pages sanglantes,
Par le souvenir même inspire la terreur,
Et dénonce à Clio leur stupide fureur.
J'entends crier encor le sang de leurs victimes;
Je lis en traits d'airain la liste de leurs crimes;
Et c'est eux qu'aujourd'hui l'on voudrait excuser!
Qu'ai-je dit? On les vante! et l'on m'ose accuser!
Moi! jouet si long-temps de leur lâche insolence;
Proscrit pour mes discours, proscrit pour mon silence;
Seul, attendant la mort, quand leur coupable voix
Demandait à grands cris du sang et non des lois!
Ceux que la France a vus ivres de tyrannie,
Ceux-là même, dans l'ombre armant la calomnie,
Me reprochent le sang d'un frère infortuné,
Qu'avec la calomnie ils ont assassiné!
L'injustice agrandit une âme libre et fière.
Ces reptiles hideux, sifflant dans la poussière,
En vain sèment le trouble entre son ombre et moi:
Scélérats! contre vous elle invoque la loi.
Hélas! pour arracher la victime aux supplices,
De mes pleurs chaque jour fatiguant vos complices,
J'ai courbé devant eux mon front humilié;
Mais ils vous ressemblaient: ils étaient sans pitié.
Si, le jour où tomba leur puissance arbitraire.
Des fers et de la mort je n'ai sauvé qu'un frère,
Qu'au fond des noirs cachots Dumont avait plongé,
Et qui deux jours plus tard périssait égorgé,
Auprès d'André Chénier avant que de descendre,
J'élèverai la tombe où manquera sa cendre,
Mais où vivront du moins, et son doux souvenir,
Et sa gloire, et ses vers, dictés pour l'avenir.
Là, quand de thermidor la septième journée
Sous les feux du Lion ramènera l'année,
Ô mon frère! je veux, relisant tes écrits,
Chanter l'hymne funèbre à tes mânes proscrits.
Là, tu verras souvent, près de ton mausolée,
Tes frères gémissans, ta mère désolée,
Quelques amis des arts, un peu d'ombre et des fleurs;
Et ton jeune laurier grandira sous mes pleurs.
Je le demande à Mme de Genlis: en conscience, l'auteur de ces vers-là peut-il être, de quelque façon que ce soit, coupable d'un fratricide? Qu'elle ne s'obstine donc pas à se faire l'écho d'une calomnie désavouée par les gens même qui l'ont fabriquée, l'écho des plus dégoûtantes déclamations révolutionnaires. Tarder plus long-temps à se rétracter, ne serait-ce pas manquer de bonne foi, et, qui pis est peut-être pour une dame de si bon ton, manquer de bon goût?
Pour épuiser tout ce qui nous reste à dire au sujet des attaques livrées par Mme de Genlis à la mémoire de Chénier, nous l'engagerons aussi à s'assurer de la vérité des anecdotes dans lesquelles elle le fait figurer, ou du moins à ne pas les dénaturer en altérant leurs détails, comme elle le fait dans l'anecdote suivante.
«Cette horrible exagération d'une mauvaise action, dit-elle à la suite de l'imputation que nous venons de signaler, donna lieu à une anecdote très-vraie et très-curieuse. La célèbre actrice Mlle Dumesnil existait encore à cette époque; mais elle était très-vieille. M. Chénier, sans l'avoir jamais vue, sans se faire annoncer, se rendit un matin chez elle. Il la trouva dans son lit, et si souffrante quelle ne répondit rien à ce qu'il lui dit d'obligeant. Cependant M. Chénier la conjura de lui dire uniquement un vers, un seul vers d'une tragédie, afin, disait-il, qu'il pût se vanter de l'avoir entendue déclamer. Mlle Dumesnil, faisant un effort sur elle-même, lui adressa ce vers de l'un de ses plus beaux rôles:
«Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.»
Mme de Genlis aurait tort de mettre historique au bas de cette histoire. Rien de moins exact que cette version. Le hasard a voulu que j'aie eu connaissance de la visite faite par Chénier à Mlle Dumesnil, le jour même où elle a eu lieu. J'en tiens le récit de Dugazon, qui, avec Mme Vestris, avait servi d'introducteur à Chénier près de la camarade de Lekain. Il en résulte d'abord que Chénier ne se présenta pas seul; il en résulte de plus que si, pressée vivement par lui et par eux de déclamer quelque chose, Mlle Dumesnil, qui les avait reçus avec obligeance, déclama le vers cité par Mme de Genlis, et le déclama avec un accent admirable, ce fut sans aucune intention malveillante. Sa mémoire seule plaça sur ses lèvres ce vers qu'elle récita pour complaire à un poëte illustre, dont elle réclamait en ce moment l'appui, par suite de l'état de détresse où la révolution l'avait jetée. Peut-être aussi Mlle Dumesnil, dans l'isolement où elle vivait, ignorait-elle l'existence des calomnies exhumées aujourd'hui par Mme de Genlis. Enfin, l'espèce d'énergie que supposerait l'intention qu'on lui prête est tout-à-fait incompatible avec la bonté qui faisait le fond de son caractère, bonté que le temps ne fait qu'accroître dans les bons coeurs, et qui est la véritable grâce de la vieillesse.
Tout cela se passait, au reste, pendant que Mme de Genlis habitait Altona. Les nouvelles de France ne lui arrivaient pas là sans avoir été altérées par l'esprit de parti: elle est donc excusable d'avoir cru ces faits quand on les lui a racontés; mais est-elle excusable, quand elle s'est déterminée à les écrire, de les avoir donnés pour véritables, sans s'être assurée s'ils étaient en effet conformes à la vérité?
(Extrait d'une lettre adressée, en 1826, à l'éditeur des oeuvres complètes de M. J. CHÉNIER.)
Je crois compléter cette réfutation en y joignant le discours qui fut prononcé sur la tombe de Chénier; discours qui valut à son auteur les félicitations d'un des complices de la calomnie quotidienne à laquelle on vient de répondre.
«Messieurs,
«Entre les pertes nombreuses que nous avons à déplorer depuis peu de temps, il n'en est pas de plus difficile à réparer que celle qui nous rappelle en ce lieu funèbre. La mort ne saurait frapper au milieu de vous, que les lettres n'aient à gémir, que nous n'ayons à regretter un orateur, un philosophe, un littérateur ou un poëte. Combien ses coups ne sont-ils pas cruels, quand toutes ces douleurs se renouvellent à la fois par la chute d'une seule tête!
«Il est inutile, je crois, de faire devant vous l'énumération des droits de M. de Chénier aux regrets de quiconque aime ou cultive des lettres.
«Doué d'un esprit aussi étendu que délié, d'un jugement aussi pénétrant que juste; doué d'une âme brûlante et de la plus ardente imagination, il excella dans toutes les parties où les succès durables ne s'obtiennent que par la réunion si rare de facultés si diverses.
«La tribune et le théâtre retentissent encore de ses triomphes. La littérature et la philosophie lui sont redevables de plusieurs écrits dictés par la critique la plus judicieuse, par le goût le plus délicat. Aux ouvrages qu'il a publiés, il a dû en ajouter beaucoup d'autres, si l'on en juge par l'insatiable amour qu'il avait pour l'étude, par l'infatigable activité de sa tête, dans laquelle, pendant la maladie qui le travaillait depuis onze ans, sa vie semblait s'être réfugiée.
«Eh! combien n'eût-il pas augmenté le nombre des productions du génie, si la révolution qui l'a saisi dans la fougue de la jeunesse, si nos dissensions civiles, au milieu desquelles un esprit si ardent ne pouvait demeurer neutre, n'étaient venues le disputer à ses travaux littéraires, à l'instant même où il s'y livrait avec cette passion que justifie un premier succès, avec cette impétuosité qui le caractérisa dans toutes les circonstances de sa vie!
«Les questions qui divisaient alors la France, dès long-temps préjugées par la raison, sont décidées aujourd'hui par l'expérience. De trop longs malheurs nous ont fait connaître quel système de gouvernement convenait au génie et aux intérêts de notre nation, entre les systèmes que les partis opposés voulaient ou conserver ou établir dans notre malheureuse patrie.
«Si Chénier erra en politique, il n'erra point en morale. Le parti qu'il embrassa ne fut pas favorable à la monarchie, mais dans ce parti, divisé aussitôt après son déplorable triomphe, Chénier fut du petit nombre des hommes qui osèrent élever la voix en faveur de l'ordre et de l'humanité.
«Des lois et non du sang, s'écriait-il à cette époque où les tables de la loi disparaissaient sous les tables de proscriptions.
«C'était être rebelle alors qu'être raisonnable, et traître que de n'être pas cruel. Chénier fut promis à l'échafaud; mais le coup qui n'eût frappé que lui n'eût pas satisfait la vengeance de ses féroces ennemis. Sa tête ne devait tomber qu'après que son coeur aurait été déchiré par les plus cruelles tortures. Chénier vit la fureur qu'il avait si noblement provoquée s'étendre sur toute sa famille. Son orgueil, que rien jusqu'alors n'avait pu briser, s'humilia devant les bourreaux, et s'humilia en vain. Son frère, dont il admirait les talens, tout en combattant ses principes, tomba sous la hache des décemvirs. N'espérant plus pour son frère, il n'espérait plus que la mort, quand une révolution imprévue mit un terme à la plus sanglante des tyrannies dont l'histoire des hommes ait offert l'exemple.
«Là, ses dangers finissent, mais non pas ses tourmens. Échappé à la hache, Chénier n'échappa point à la calomnie. Des gens que le malheur rendait injustes confondirent dans leur haine tous les membres d'une assemblée qui elle-même avait été décimée par la tyrannie exercée en son nom.
«Chénier fut désigné comme complice d'un meurtre qu'il n'avait pu empêcher, le meurtre de son frère! C'était une consolation, pour des âmes exaspérées, que d'outrager la nature pour trouver un crime de plus dans le parti contraire. On osa ordonner le remords à un coeur déchiré de regrets.
«Si ces regrets, que Chénier exprima depuis en vers si touchans, laissaient encore quelques doutes sur son innocence, s'il était encore besoin de le justifier, après la plus éloquente des justifications, j'ajouterais… mais non: laissons là de froids raisonnemens, qui ne feraient que provoquer des raisonnemens plus froids encore. Un seul fait en dira plus que tout ce qu'on a dit, que tout ce qu'on pourrait dire.
«Dans sa douleur, Chénier se réfugia entre les bras de sa mère, qui a vécu, qui est morte dans les siens. Mères, c'est vous que j'en atteste. Le sein d'une mère n'eût-il pas été pour jamais fermé au repentir même d'un fils, qui l'aurait si atrocement déchiré?
«Depuis l'époque du 9 thermidor jusqu'à celle du 18 brumaire, Chénier continua à se livrer presque exclusivement à la politique; mais s'il s'occupa peu des lettres pour sa gloire, il s'en occupa beaucoup pour leur utilité. Membre du comité d'instruction publique, il fut l'un des plus ardens provocateurs de ces décrets par lesquels le gouvernement de cette époque signala son retour vers les idées sociales; de ces décrets par lesquels l'État vint au secours de tant d'hommes célèbres tombés dans une pénurie déshonorante pour l'État lui seul; de ces décrets par lesquels les professeurs ont été rendus aux écoles, l'instruction rendue aux élèves: de ce décret enfin par lequel l'Institut a été créé.
«L'anarchie avait succédé à la tyrannie. Dans la grande journée qui mit un terme à tous les désordres, dans cette journée du 18 brumaire où tout bon citoyen fut soldat, Chénier, sans quitter la toge, marcha sous les drapeaux du libérateur que la Providence nous ramenait du fond de l'Égypte.
«La vérité veut que nous confessions qu'il servit moins vivement depuis la cause qu'il avait d'abord embrassée avec tout l'enthousiasme que lui inspirait le héros auquel il s'était rallié. Imprudemment passionné pour cette liberté absolue que tant de législateurs ont rêvée et qui n'a existé réellement chez aucun peuple, il sembla quelquefois oublier la triste épreuve à laquelle la France avait été soumise.
«Les malheurs qu'il s'attira en quelques circonstances, par des écarts auxquels son talent n'a donné que trop d'éclat, furent bientôt réparés par les bienfaits que son talent lui obtint.
«Ces bienfaits du souverain arrachèrent au plus absolu dénûment un homme qui avait participé pendant dix ans à la législation et au gouvernement de la France, un homme qui avait joui pendant la majeure partie de ce temps d'un crédit sans bornes, dont il n'usa que pour les autres, dont il usa non seulement pour l'intérêt de quiconque le réclama, mais encore pour le salut de tant de personnes auxquelles il ne laissa pas le temps de le réclamer.
«Indépendamment de l'honorable pension qu'elle lui avait accordée sur son épargne, Sa Majesté a voulu, par de nouveaux, témoignages d'estime et de bienveillance, adoucir les derniers momens de notre illustre et malheureux confrère.
«La reconnaissance dont il était pénétré pour tant de générosité le suivit jusque dans ce tombeau. Il se plaisait à l'exprimer de sa voix affaiblie; et dans l'impossibilité où ses doigts glacés étaient d'en tracer l'expression, il priait les amis qui l'assistaient dans ses douleurs, d'acquitter pour lui cette dette sacrée.
«Il n'est pas mort non plus ingrat envers l'amitié. Rien de plus doux, rien de plus affectueux dans son intimité que cet homme si fougueux, si intraitable quelquefois dans ses relations publiques; que cet homme qui, passionné en tout, et non moins sensible au bienfait qu'irritable à l'injure, tirait ses défauts du principe même de ses qualités, ou chez qui, pour mieux dire, les défauts n'étaient que des qualités exagérées. Ses dernières paroles ont été des bénédictions pour les amis de toutes les classes dont son lit de mort fut entouré, et quand la parole lui manqua, ses derniers regards achevèrent les actions de grâces que son coeur ne cessa de leur adresser que lorsqu'il a cessé de battre.
«M. de Chénier avait à peine quarante-sept ans.
«Regrettons-le, Messieurs, pour notre gloire plus encore que pour la sienne! Il avait fait assez pour lui; mais il pouvait faire encore plus pour nous. Regrettons-le particulièrement, nous qui sommes entrés dans l'une des carrières que cet homme, dont tant d'aptitudes diverses ont multiplié l'existence, a si glorieusement parcourues! regrettons-le parce qu'il s'y montra supérieur à nous! regrettons-le parce qu'il pouvait s'y montrer supérieur à lui-même!
«Après une vie orageuse, qu'il dorme en paix dans cette enceinte
que notre choix a indiquée pour notre dernière réunion! que la
terre lui soit légère! que nos adieux, que nos regrets lui portent
la consolation jusque dans ce froid asile où toutes les passions
viennent s'éteindre, jusque sous la pierre funèbre contre laquelle
toutes les haines doivent se briser! que les calomniateurs surtout
s'en écartent et respectent le sommeil de leur victime! Que dis-je?
Eh! que lui importent désormais la calomnie et ses clameurs! La
voix de la calomnie peut-elle s'élever au-dessus de la grossière
atmosphère qui environne cette terre de douleurs? le peut-elle
atteindre jusque dans ces régions célestes, où, dans le sein du
Dieu de Fénélon, votre collègue oublie les injustices des hommes
entre la mère qu'il a tant chérie et le frère qu'il a tant pleuré?»
]
[6: Cette pièce (Epicharis) dont le plan n'est pas exempt de défauts. C'est sur le premier acte d'Epicharis que porte particulièrement cette critique. Est-il bien vraisemblable que dans le lieu et au moment même où se passe l'orgie, est-il bien vraisemblable que dans ces jardins remplis des familiers de Néron et où se trouve Néron lui-même, Epicharis exhale à haute voix l'indignation et les résolutions que lui inspirent les scènes dont elle est entourée? Ne doit-elle pas craindre d'être entendue par le premier individu que le hasard amènera dans le bosquet obscur où elle déclame? Ne doit-elle pas craindre d'être entendue par quelque courtisan de l'empereur ou par l'empereur lui-même? Qu'elle sorte indignée de ce lieu d'ivresse et de prostitution, et que hors de là elle fasse part à son intime amie de tous les sentimens qu'elle en rapporte, c'est dans l'ordre. Mais qu'elle s'explique sur tout cela dans ce lieu même, cela n'est-il pas contre toute raison? Une femme outragée peut manquer de prudence, mais non pas une femme qui conspire. L'intérêt de la réussite ne la force-t-elle pas à quelque circonspection?
Une faute plus grande encore est celle qui se trouve dans la scène suivante. Révolté des tableaux étalés sous ses yeux par tous les genres de débauche, Pison a résolu de mettre un terme à l'avilissement de Rome; il médite la mort du monstre qui ensanglante et qui souille le trône du monde; et dans un monologue où il révèle toute son indignation, il s'exprime ainsi:
J'ai médité long-temps la perte de Néron;
Nommé consul, il faut que mon bras l'exécute:
Le jour de mes honneurs doit l'être de sa chute.
Oui, d'un plus long repos j'aurais trop à rougir,
Citoyen je souffrais, consul je dois agir.
Cherchons des conjurés: rien enfin ne m'arrête.
EPICHARIS, sortant du bosquet où elle s'est cachée à l'arrivée de Pison.
Je viens vous en offrir un dont la main est prête;
et le dernier vers du monologue de Pison provoque le dialogue qui s'établit entre le consul et cette héroïne. Cela est-il admissible? Ce monologue, Epicharis a-t-elle dû l'entendre? Un monologue est-il autre chose qu'un artifice à l'aide duquel le poëte met le public dans la confidence des secrètes pensées du personnage en scène? Rien de plus naturel que les résolutions inspirées à Pison par les circonstances; elles doivent être l'objet de ses méditations. Mais ces méditations sont silencieuses, et personne ne doit entendre ces paroles qu'en réalité Pison ne prononce pas: et c'est pourtant sur ces mots, cherchons des conjurés que se noue la conspiration!
Il est fâcheux que cet acte, recommandable d'ailleurs par de brillans détails, n'ait pas été combiné avec plus de justesse. Au reste, ces défauts, je le répète, sont amplement compensés par les beautés dont abondent les actes suivans et surtout le cinquième qui n'avait pas de modèle au théâtre.
Je me plais à croire qu'on ne prendra pas le change sur la nature de l'intérêt qui dicta ces critiques, dont la franchise garantit la sincérité des éloges qu'elles accompagnent.]
[7: Orais. fun. d'Anne de Gonzagues.]
[8: 7 mars 1832.]
[9: Régnait sur la moitié de Paris. Le savetier Chalandon était président du comité révolutionnaire de la section de l'Homme Armé, qu'il gouvernait en dictateur du fond de son échoppe. Malheur aux gens dont il avait eu à se plaindre, aux gens qui lui avaient retiré ou ne lui avaient pas donné leur pratique! Ses dénonciations étaient des arrêts de mort. La rue du Grand-Chantier, entre autres, fut presque dépeuplée par l'effet de son crédit. Son autorité n'était pas renfermée dans les limites de sa section. En connaissance de son zèle et de son discernement, les comités de gouvernement lui avaient attribué droit de surveillance sur toute la rive droite de la Seine. Il pouvait même, au besoin, opérer par-delà les ponts. Chalandon était de plus membre de la commune de Paris. Il échappa toutefois au décret qui le 10 thermidor fit si cruellement justice de cette commune complice de Robespierre. Occupé ailleurs, dans le même intérêt, plus heureusement pour lui que pour les autres, ce misérable ne se trouvait pas à l'Hôtel-de-Ville quand son héros vint y chercher un asile; et en conséquence il n'avait pas mis son nom sur la déclaration qu'avaient signée soixante et onze de ses collègues, et qui fut convertie en liste de proscription.]
[10: François Benoît HOFFMAN naquit à Nancy en 1760, sous le règne du bon roi Stanislas dans la garde duquel servait son père.
Ce prince aimait les lettres. Il comptait parmi ses courtisans ou plutôt parmi ses commensaux, Voltaire, le comte de Tressan, le marquis de Saint-Lambert, le chevalier de Boufflers. Mme de Boufflers, Mme du Chatelet, formaient sa société intime. Le goût qui dominait dans sa cour s'étendit naturellement dans la ville où il était stimulé et entretenu par l'établissement d'une académie; il dirigeait les études de la jeunesse lorraine. C'est sous cette influence qu'Hoffman fit les siennes. Il était déjà connu par d'ingénieuses poésies, quand il vint habiter Paris en 1785.
Réunissant en un volume ses pièces éparses dans différens journaux, Hoffman les publia sous le titre de Poésies diverses. Ce recueil fut distingué de ceux dont la France était alors inondée. «On y reconnaît souvent, dit Grimm, ce ton aimable, ce ton mêlé de philosophie, de finesse et de naïveté qui a fait remarquer les premiers essais de M. Hoffman, et particulièrement ses fables.»
Parmi ces pièces où l'épigramme s'allie presque toujours au madrigal, et la malice du vaudeville à l'ingénuité de la romance, citons un morceau pris au hasard; il prouvera que les éloges de Grimm n'étaient pas exagérés.
J'aime l'esprit, j'aime les qualités,
Les grands talens, les vertus, la science,
Et les plaisirs enfans de l'abondance;
J'aime l'honneur, j'aime les dignités;
J'aime un ami presque autant que moi-même,
J'aime une amante un siècle et par-delà;
Mais dites-moi, combien faut-il que j'aime
Ce maudit or qui donne tout cela?
On trouve dans les poésies d'Hoffman un grand nombre de pièces aussi piquantes que celle-ci. Elles portent toutes un véritable cachet d'originalité.
Hoffman cependant travaillait à fonder sa réputation sur des titres plus importans.
Un compositeur à qui la scène lyrique est redevable de plusieurs ouvrages estimables, bien qu'ils en soient tous exilés, Lemoine, venait de débuter par un opéra d'Electre. Comme on lui reprochait d'avoir appliqué une musique barbare à un sujet atroce, et d'avoir exagéré l'âpreté du système de Gluck, il demandait aux poëtes un drame lyrique qui lui fournît l'occasion de prouver que l'énergie n'excluait pas en lui la grâce, et qu'il possédait le langage de la sensibilité aussi bien que celui de la fureur. Hoffman lui offrit l'opéra de Phèdre; et l'on reconnut qu'un compositeur français pouvait s'asseoir entre les maîtres de l'école allemande et ceux de l'école d'Italie.
Le succès de Phèdre amena une liaison intime entre ses deux auteurs, et tourna au profit du théâtre pour lequel ils avaient travaillé. Ils firent ensemble le voyage d'Italie, où ils composèrent leur opéra de Nephte, et d'où Lemoine, qui avait appris à détendre son style, rapporta la partition des Prétendus.
L'union d'Hoffman et de Lemoine, quoique cimentée en terre papale, n'était pas indissoluble. Le divorce eut lieu dès qu'Hoffman eut rencontré Méhul. Il quitta le talent pour le génie.
Le premier produit de ce second mariage fut un chef-d'oeuvre. L'opéra d'Euphrosine et Conradin parut en 1790 au milieu de la tourmente qui agitait alors tous les esprits. Étranger aux intérêts de la révolution, il obtint néanmoins l'attention d'un peuple qui la refusait à tout ce qui alors ne s'y rattachait pas. Grâce aussi à l'habileté du poëte qui lui avait fourni l'occasion de se montrer tout à la fois comique et pathétique, héroïque et bouffon, Méhul prit place entre le Corneille et le Molière de la musique, entre Gluck et Grétry.
On ne se maintient pas toujours à la hauteur où l'on a été porté par un premier élan. Méhul néanmoins ne descendit pas l'année suivante du rang où l'avait élevé Euphrosine. Dans Stratonice, où il lutte de grâce et d'expression avec les plus heureux chants de Sacchini, il démontra, par l'effet, qu'il n'y a pas d'idée comme de sentiment, pas d'opération de l'esprit comme d'affection du coeur, dont l'orchestre ne puisse devenir l'interprète quand il parle sous l'inspiration d'un homme de génie; et c'est en développant les situations qu'avait conçues Hoffman, que Méhul recula les bornes de l'art. Ils composèrent ensemble Ariodant, le Jeune Sage et le Vieux Fou, Bion, ouvrages qui offrent tous des morceaux remarquables par leur originalité, effet de l'attention qu'Hoffman apportait toujours à offrir des situations originales à son musicien.
L'opéra d'Adrien est aussi un fruit de leur association. Heureuse imitation de l'Adriano in Siria de Métastase, ce poëme, non plus que celui d'Euphrosine, n'avait aucun rapport avec les circonstances où se trouvait alors la France: on était en 1792; mais comme la reine aimait les arts, comme elle avait parlé du talent de Méhul avec estime; comme sa voiture était ordinairement traînée par des chevaux blancs, et comme on savait que des chevaux blancs devaient traîner le char d'Adrien, le bruit s'étant répandu que la reine prêtait ses chevaux pour la représentation de cette pièce, on en inféra qu'elle était évidemment faite dans les intérêts de la cour, et on ordonna d'en suspendre les études.
Cela ne réconciliait pas Hoffman avec la révolution qu'il n'aimait déjà pas trop, quoiqu'il n'aimât pas trop non plus l'ancien régime. On le contrariait parce qu'on le croyait entiché d'aristocratie; il s'entêta dans son aversion pour la démocratie parce qu'on le contrariait.
Personne plus qu'Hoffman ne savait varier les formes de la satire. Le Directoire, comme tous les gouvernemens au reste, était assez friand d'éloges. Hoffman l'estimait peu, et pourtant il le louait tous les jours sans mesure, dans une feuille qu'il publiait alors; le proclamant juste à l'occasion d'une injustice, humain à l'occasion d'une proscription, désintéressé à l'occasion d'une concussion. Cependant aucune des diatribes où ces méfaits étaient dénoncés à l'indignation publique ne se voyait accueillie des ennemis du Directoire avec la faveur qu'ils accordaient aux panégyriques d'Hoffman. Il est vrai que son journal était intitulé le Menteur.
La même originalité s'était fait remarquer antérieurement dans ses critiques littéraires.
Hoffman, qui pensait que les vers d'un opéra-comique même devaient avoir la forme de vers, ne pardonnait pas à feu Sédaine de l'Académie Française, la platitude des vers de Richard Coeur-de-Lion. Voici ce qu'il imagina pour démontrer à quel point cet académicien avait poussé dans son chef-d'oeuvre le mépris de toute élégance poétique.
«Quelqu'un, disait-il, me soutenait l'autre jour, au café de Foy, qu'il y avait de l'exagération dans la critique que je faisais des vers de Richard Coeur-de-Lion; et que, si négligés qu'ils fussent, ils ne l'étaient pas plus que ceux du commun des opéras comiques.—Je le nie, répliquai-je; on ne trouve des vers pareils dans aucun autre opéra, pas même dans aucun autre opéra de Sédaine. Bien plus, on n'en trouverait pas de pareils parmi les vers qui servent d'enveloppe aux bonbons.—Oh! pour cette fois, vous voulez rire.—Je parle très-sérieusement.—Vous mériteriez qu'on vous prit au mot.—Essayez.—Tout de bon?—Tout de bon. Faites venir deux sacs de bonbons de deux fabriques différentes, l'un de pistaches à la rose du Fidèle Berger, l'autre de pastilles au chocolat du Grand Monarque. Si la majorité des vers du confiseur, que nous prendrons au hasard dans ces sacs, est plus mauvaise que celle des vers de l'académicien, que nous leur comparerons dans l'ordre où ils sont rangés dans son Richard, je paie les bonbons; sinon, vous les paierez.»
Le pari accepté, on procède au tirage; et après la comparaison faite, les habitués du café prononcent à l'unanimité que les vers de Richard sont communément moins bons que ceux des deux poëtes de la rue des Lombards.
Ce qui ajouta encore au piquant de cette facétie, c'est qu'en la racontant Hoffman avait soin d'intercaler dans son récit le procès-verbal des débats, et d'y inscrire les vers sur le mérite desquels l'audience avait prononcé après confrontation.
Dialecticien non moins habile que critique ingénieux, il ne sortit jamais sans honneur des polémiques où il se trouva engagé. On comptait parmi les antagonistes qu'il a complètement battus, ce Clément qui s'était acharné sur Delille, Saint-Lambert et Voltaire, et ce Geoffroi qui s'acharnait après tout le monde.
Dans sa querelle contre Clément, il défendait les intérêts d'autrui, ceux de l'auteur des Vénitiens, dont le succès avait réveillé l'humeur hargneuse de ce vieux pédant. Les trois lettres qu'il publia dans cette occasion sont des modèles de critique judicieuse et de bonne plaisanterie. Mais il s'était contenté de repousser avec des armes légères le trait décoché avec plus de malveillance que d'énergie par un bras impuissant. Telum imbelle sine ictu.
Dans sa querelle avec Geoffroi, celle-là s'engagea à l'occasion de l'acharnement avec lequel ce zoïle critiquait Adrien, il employa des moyens plus puissans. On fut surtout étonné de l'étendue de l'érudition qu'il déploya en cette occasion, où il ne négligea pas toutefois d'employer ses armes ordinaires.
Sa victoire sur le plus renommé des rédacteurs du Journal des Débats fut constatée par les démarches que les propriétaires de ce journal firent pour l'attacher à leur entreprise. La spéculation leur fut profitable.
Engageant son talent sans aliéner son indépendance, Hoffman ne traitait que des matières de son choix; mais par cela même il les traitait avec toutes les ressources que la conviction peut fournir à l'esprit.
Ennemi des paradoxes et des préjugés, il a fait une guerre infatigable à tous les genres de charlatanisme. Le magnétisme, la mnémonique, la crânologie, le romantisme, ont été tour à tour l'objet de ses railleries, et il ne les a épargnées ni à M. de Schlegel, ni à l'abbé Fenaigle, ni au docteur Gall, ni à Mme de Genlis.
S'il exigeait qu'on lui laissât toute liberté pour attaquer, il voulait aussi qu'on laissât toute liberté aux autres pour répondre: rien ne le prouve comme le fait suivant.
Les directeurs d'un journal auquel il travaillait, lui ayant envoyé un article virulent dirigé contre lui, et dont l'auteur réclamait l'insertion dans leur feuille, il le leur rendit avec cette apostille:
«Ai lu le présent article, et n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression.
«HOFFMAN.»
Ce que Hoffman abhorrait plus que tout, c'est la compagnie de Jésus, ou les Jésuites si on l'aime mieux. Il leur avait juré une guerre éternelle. Il est mort en la leur faisant. Il terminait un article contre eux lorsqu'il a été saisi par la crise dans laquelle il a succombé.
Au reste, il ne les redoutait pas moins qu'il ne les détestait. Trois ans avant sa mort, quand la restauration des enfans d'Ignace en France paraissait assurée, il songeait à leur céder la place et à aller chercher un refuge contre eux, soit en Belgique, soit en Toscane. On a trouvé dans son testament des preuves de cette appréhension. Il y demandait à n'être enterré qu'après avoir été ouvert, persuadé qu'il serait empoisonné par ces bons pères. Cela explique pourquoi, mort le 25 avril, il n'a été inhumé que le 28.
Ennemi de toute tyrannie, Hoffman n'aimait pas plus les exagérés de 1815 que ceux de 1795, et les jacobins à bonnet blanc que les ultrà à bonnet rouge. La monarchie constitutionnelle est le gouvernement qu'il préférait à tous les autres. Ce n'est pas la preuve la moins évidente qu'il ait donnée de l'excellence de son jugement.
A. V. A. (inédit.) ]
[11: Je demeurais rue Sainte-Avoie, et Talma rue Chantereine.]
[12: Quiconque voudra prononcer en connaissance de cause sur cet article doit lire l'ouvrage que M. le comte Roederer a publié l'année dernière (1832), et dans lequel sont exposés les faits qui ont précédé, préparé et accompagné la révolution du 10 août. Rien de plus propre que cette Chronique, où l'on n'avance rien qui ne soit appuyé de pièces authentiques, à dissiper les incertitudes qui pourraient subsister encore relativement à ce point d'histoire sur lequel les passions des divers partis ont jeté tant d'obscurité.]
[13: En 1645, le prince de Condé, celui qui cette année-là même avait conquis, ou devait conquérir à Rocroi son premier titre au surnom de Grand, surpris par l'ouragan sur le Rhône qu'il descendait avec le marquis de La Moussaie, lui adressa ce couplet sur l'air lon lan la derirette qui, à en juger d'après cela, n'est pas neuf:
Carus amicus Mussæus,
Ah! Deus bone! quod tempus!
Lon lan la derirette.
Imbre sumus perituri,
Landeriri.
Ce à quoi le marquis de La Moussaie, encore meilleur latiniste que le prince, répondit, sur le même air:
Securæ sunt nostræ vitæ,
Sumus enim Sodomitæ,
Lan lan la derirette,
Igne tantùm perituri,
Landeriri.
Le marquis de La Moussaie avait fait probablement ses humanités avec le prince.
Cette pièce, extraite d'un recueil de chansons historiques faites depuis 1617 jusqu'en 1725, c'est-à-dire depuis la régence de Marie de Médicis jusqu'après celle du duc d'Orléans, le règne de Louis XIV y compris, n'avait pas été publiée que je sache. Elle méritait de l'être, sous ce rapport qu'elle peint le caractère des hommes qui alors donnaient le ton à la ville et à la cour, et pour qui fut inventé le sobriquet de petits-maîtres, et sous ce rapport aussi qu'elle donne une idée des moeurs de ces ambitieux qui par ce dévergondage préludaient à celui de la Fronde.
De plus, rien ne prouve comme le volumineux manuscrit sur lequel je l'ai copiée avec la plus scrupuleuse exactitude, que, sous les rois les plus absolus, le gouvernement français était vraiment une monarchie tempérée par des chansons, et peut-être aussi que les faits les plus graves trouvent autant de parodistes que de panégyristes.
Puisque nous sommes encore sur le Rhône, qu'on me permette de le remonter jusqu'à Lyon, et d'y ramener un moment le lecteur. J'ai parlé des inscriptions qui ornaient les cénotaphes de gazon élevés dans les Broteaux[14] par les Lyonnais à la mémoire de ceux de leurs concitoyens morts pendant le siége, ou à la suite du siège, soit sur le champ de bataille, soit sur l'échafaud, victimes de la cause commune. Voici ces inscriptions qu'une dame, témoin des malheurs qu'elles rappellent, nous a tout récemment procurées. Parmi ces pièces, toutes quatre empreintes du même sentiment, il en est une surtout, la dernière, qui porte le cachet d'un talent véritable. Je me rangerais volontiers de l'opinion qui l'attribue à M. Fontanes.
I.
Lyonnais[15], venez souvent sur ce triste rivage
À vos amis répéter vos adieux;
Ils vous ont légué leur courage:
Sachez vivre et mourir comme eux.
II.
Passant, respecte notre cendre;
Couvre-la d'une simple fleur.
À tes neveux nous te chargeons d'apprendre
Que notre mort acheta leur bonheur.
III.
Pour eux la mort était une victoire.
Ils étaient las de voir tant de forfaits.
Dans le trépas ils ont trouvé la gloire,
Sous ce gazon ils ont trouvé la paix.
IV.
Champ ravagé par une horrible guerre,
Tu porteras un jour d'immortels monumens.
Hélas! que de valeur, de vertus, de talens
Sont cachés sous un peu de terre!
]
[14: Promenade de Lyon.]
[15: L'auteur a fait ce mot de deux syllabes.]
[16: Un oeil de poudre, expression consacrée: pas plus de poudre qu'il n'en fallait pour satisfaire l'opinion, ou bien autant de poudre qu'en exigeait une demi-toilette.
Me pardonnera-t-on de reproduire ici le résumé de quelques recherches sur ce mot poudre?
Il se reproduit à chaque instant dans la conversation; il entre dans la composition de plusieurs proverbes. Examinons ses différentes acceptions.
On donne le nom de poudre aux débris d'un solide divisé en parties aussi ténues que possible. Poudre dans ce sens est employé pour terre. Dieu dit à Adam qu'il avait tiré de la boue qui n'est que de la poudre délayée, de limo terræ, «tu es poudre et ta redeviendras poudre.» Telle est en effet l'origine et la fin de tous les hommes, les rois y compris. Les Égyptiens pour y soustraire leurs Pharaons les embaumaient: à force d'art, ils prolongeaient l'existence de ces nobles cadavres. Mais encore le temps en vient-il à bout, et à la longue fait-il tomber en poudre la momie d'un prince comme celle d'un chat.
Poudre en ce sens est très-poétique. Racine, qui peut-être est un poëte, dit en parlant de Dieu:
«Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.»
Corneille avait fait dire avant lui à Camille, soeur des Horaces, dans ses imprécations contre Rome:
«Puissé-je de mes yeux y voir tomber le foudre,
Voir ses maisons en cendre et tes lauriers en poudre!»
De là mettre en poudre, réduire en poudre.
Un imitateur de Corneille dit, en parlant de la première mésaventure du général Mack, dans une ode qui peut se chanter sur l'air de la pipe de tabac.
Vous qui deviez comme la foudre
Mettre la république à sac,
Voilà tous vos lauriers en poudre,
Vous pouvez les prendre en tabac.
PONS DE VERDUN.
Ici poudre est synonyme de poussière. La poussière a été plus d'une fois d'un grand secours à la guerre pour le capitaine qui l'a su mettre de son parti; c'est un des plus puissans auxiliaires qu'Annibal ait employé contre les Romains à la bataille de Cannes.
Dans les sables de l'Égypte, l'aventurier qui, sous le nom de l'ange Elmody, souleva les fanatiques du Delta, s'en servit habilement aussi: il faisait suivre ses soldats par une troupe de paysans qui, pour toute arme, n'avaient qu'une pelle avec laquelle ils agitaient le sable. D'autres cependant mettaient le feu aux récoltes, et le vent, sous la protection duquel l'ange avait soin de se ranger, chassait du côte des Français ces colonnes de poussière et de fumée. Voilà ce qui s'appelle jeter de la poudre aux yeux.
À propos, quelle est l'origine de ce proverbe? n'aurait-il pas pris naissance dans les camps?
Le chevalier de Bouflers me contait qu'autrefois à l'armée on jugeait de loin au volume du tourbillon de poudre (c'était le mot consacré) qu'élevait un groupe de cavaliers, du grade de l'officier que ce groupe accompagnait sur la ligne. Poudre de maréchal-de-camp, disait-on, poudre de lieutenant-général, poudre de général. Ce n'était pas raisonner absolument mal, le cortège d'un officier supérieur étant proportionné en nombre à l'importance de son grade.
Cependant on peut être induit en erreur par cet indice, et prendre des animaux pour des hommes et des troupeaux pour des troupes, comme cela est arrivé à Don Quichotte, qui à la vérité s'est trompé quelquefois plus lourdement. Un faquin entouré de goujats peut faire autant de poudre qu'un maréchal de France. Quand on y était pris, ce drôle nous a jeté de la poudre aux yeux, disait-on.
On disait aussi dans ce sens poudre de maréchal, ce qui est autre chose que poudre à la maréchale, autre espèce de poudre dont l'invention est attribuée au maréchal de Richelieu, qui a aussi l'honneur d'avoir donné son nom à une nouvelle espèce de boudin.
Une poudre plus fameuse encore, mais que ce héros n'a pas inventée, c'est ce mélange de soufre, de nitre et de charbon, à l'aide duquel les nations civilisées se foudroient à une lieue, et grâce auquel on tue, à cent pas, un lapin ou un homme. À qui appartient l'honneur ou l'horreur de cette découverte que deux moines se disputent, qu'on attribue aux Chinois, et que réclament les Barbaresques? Nous n'entreprendrons pas de décider cette question. Il nous serait plus facile de désigner les gens qui n'ont pas inventé la poudre; mais employer notre temps et notre papier à cette énumération, ce serait tirer sa poudre aux moineaux.
Je ne sais sur quelle tombe on lit cette épitaphe composée par Pons de
Verdun:
Ci-git le bon monsieur des Coudres,
Renommé pour sa pesanteur:
S'il eut un emploi dans les poudres,
Ce ne fut pas comme inventeur.
Si des moines ont inventé la poudre qui a fait révolution dans l'art de la guerre, c'est à des nones qu'on doit la poudre qui a fait révolution dans l'art de la toilette.
En 1593, écrivait Pierre de l'Étoile, on vit à Paris des religieuses se promener poudrées et frisées. La poudre remplaçait-elle sur leurs têtes dévotes les cendres de la pénitence?
La poudre passa des cellules dans les cabinets de toilette, mais ce ne fut pas tout de suite. Porter de la poudre dans les premiers temps, c'était s'afficher pour un homme à bonnes fortunes. «Le duc de Retz, dit le président Bouhier, ayant un jour les cheveux très-frisés et tres-poudrés, M. de Luynes lui dit en l'abordant, qu'on voyait bien qu'il avait une maîtresse[17].
Il fallut plus d'un siècle pour mettre la poudre à la mode. Quelques élégans l'avaient adoptée sous Louis XIII, à en juger par ce vers de Scarron:
Maint poudré qui n'a pas d'argent.
Vers la fin du règne de Louis XIV, l'usage de la poudre s'introduisait à la cour, si l'on en juge par ce passage de Saint-Simon (tome VI, chap. 32): «Monseigneur l'alla chercher (le duc de Bourgogne), et revint disant qu'il se poudrait.»
Mais ce n'est que sous la régence, quand le jeune duc de Richelieu donnait le ton, que la poudre devint d'usage général. On y avait long-temps répugne comme à l'émétique; on avait repoussé cette invention frivole avec autant d'opiniâtreté que si c'eût été une découverte utile. Quoique Louis XIV ne l'ait pas adoptée dans sa vieillesse, je gagerais que l'adoption de cette mode, qui blanchissait toutes les têtes, fut favorisée par plus d'un ci-devant jeune homme. Plus d'un personnage qui la décriait, il y a vingt-cinq ans, voudrait bien la remettre en honneur aujourd'hui.
Des villes, la poudre passa dans les villages. Un poëte en capuchon s'en plaint dans une églogue qui fut mentionnée honorablement en 1784 par l'Académie française.
De nos jours on étage, on plisse les cheveux.
Par le ciel destinée à de meilleurs usages,
Une poussière utile affadit les visages.
Comme de nos besoins la vanité se rit!
La farine vous poudre et le son vous nourrit.
DOM GÉRARD.
Quelques uns ont cru que l'usage de la poudre venait de Pologne, où l'on s'en servait, disent-ils, pour cacher les effets d'une maladie qui là s'attache aux cheveux, la plica polonica. Ne nous aurait-elle pas été rapportée de ce pays par Henri de Valois? Autant vaut en attribuer l'origine à la coquetterie des Ursulines ou des Visitandines.
Après la révolution du 10 thermidor, la poudre faillit allumer à Paris une guerre civile. Les gens qui en portaient tombaient à grands coups de bâtons sur les gens qui n'en portaient pas, et réciproquement, comme disent les mathématiciens. Il y eut bien des têtes de fêlées, bien des bras de cassés avant qu'on entendît raison, et qu'on en vint de part et d'autre à reconnaître que l'adoption d'une mode pouvait, à toute force, n'être pas une manifestation d'opinion.
On publia alors dans le journal de Paris la lettre suivante:
3 germinal an III (25 mars 1795).
«Provoquée par les terroristes, la jeunesse a repoussé la force par la force. Les agresseurs avaient enveloppé dans la proscription tout ce qui portait de la poudre; les attaqués étendirent la vengeance sur tout ce qui n'en portait pas. Les uns et les autres ont plus d'une fois frappé à faux. Il est poudré, donc il n'est pas jacobin. Il n'est pas poudré, donc il est jacobin! Je ne suis pas poudré, moi, mes frères; avant de me prendre aux cheveux, voulez-vous bien m'entendre?
«Il me semble d'abord que, sans offenser personne, on peut mettre en doute si le bon goût, qui doit passer avant le bel usage; si l'élégance républicaine, qui ne doit pas être esclave des modes, autorisent plus des hommes brillans de jeunesse à se faire des cheveux blancs que des brunes à porter des perruques blondes.
«Mais je laisse à l'écart cette grave question, et j'observe que d'excellens citoyens ont pu s'interdire l'usage de la poudre, tant à cause de son excessive cherté qui fait de sa consommation un impôt onéreux, que par cette considération digne de toucher les âmes honnêtes, en ces temps de pénurie, que cinq coiffures dissipent la nourriture d'un homme pendant un jour.
«Il y a dix ans qu'un cénobite envoya au concours de l'Académie française une églogue intitulée le Patriarche. Entre les vers pleins de sens qu'elle renfermait, j'ai remarqué et retenu celui-ci
«La farine vous poudre et le son vous nourrit.»
«Ne pourrait-il pas servir aujourd'hui d'inscription à plus d'un cabinet de toilette et d'une salle à manger?
«Combien de fois avons-nous été trompés par l'apparence? combien de fois ne le serons-nous pas encore, si nous ne donnons pas une base plus raisonnable à nos jugemens? Le jacobin pourchassé se fait blanc comme neige; et l'honnête homme, fort de sa conscience et de sa conduite ne se croit pas intéressé à jeter de la poudre aux yeux.
«À l'oeuvre on connaît l'artisan. Était-ce un ange que ce Couthon frisé à l'oiseau royal, et portant la douceur dans tous ses traits? Et feu Robespierre, qui n'est pas tout-à-fait mort, n'était-il pas, au milieu de ses noirs collègues, l'homme le mieux poudré de la France?
«Une anecdote, et je finis.—Cet homme a tout l'air d'un coquin, disait un ci-devant seigneur, en désignant un porte-balle qui le traversait dans son chemin.—Ce Monsieur a tout l'air d'un honnête homme, répliqua modestement le marchand; mais nous pourrions bien nous tromper tous les deux.»
A. V. A.
Quoi qu'il en soit, ces préjugés subsistèrent long-temps. Long-temps on prit la présence de la poudre sur la tête pour l'étiquette du sac. C'était la couleur du parti. Certains politiques ne sortaient pas sans avoir la perruque brune dans une poche et la boîte à poudre dans l'autre, pour pouvoir se coiffer, avant d'entrer dans la maison, de l'opinion qui régnait dans le salon ou dans la salle à manger. De là ce quatrain:
Au gré de l'intérêt passant du blanc au noir,
Le matin royaliste et jacobin le soir,
Ce qu'il blâmait hier, demain prêt à l'absoudre,
Il prit, quitta, reprit la perruque et la poudre.
À Athènes, les Canéphores poudraient leurs cheveux avec de la farine d'orge: tout est renouvelé des Grecs[18].
Les Romains ne se poudraient pas avec de la farine, mais avec de l'or. Les dames jettent aujourd'hui de la poudre d'or sur le papier. Celle dont un prince galant se servit une fois était plus brillante encore.
Voici à quelle occasion: Ayant obtenu la permission de faire peindre sur une bague le serin d'une dame qu'il aimait éperdument, et de le lui envoyer en étrennes, le prince de Conti avait fait recouvrir ce portrait d'un diamant plat. Le portrait fut accepté, mais on renvoya le diamant. Son Altesse ne voulant pas le reprendre, que fit-elle pour le faire accepter? Elle le fit réduire en poudre, et en saupoudra le billet où elle consigna ses excuses. C'était un billet de prix que celui-là! Une lettre de Voltaire ou de Sévigné, séchée avec de la simple poudre de buis, a peut-être plus de prix encore.
«Quand on écrit à des femmes, a dit quelqu'un, il faut tremper sa plume dans l'arc-en-ciel, et répandre sur l'écriture la poussière des ailes du papillon.» Ce quelqu'un-là n'est-ce pas Cottin?—Non, c'est Diderot.
Il y a des poudres de bien d'autres espèces encore. Les unes s'avalent comme le café; d'autres se respirent comme le tabac, celle de toutes qui vaut le moins et se paie le plus. Pas de charlatan qui n'ait la sienne qu'il débite le mieux qu'il peut: en faire l'énumération ce serait à n'en pas finir. Sans nous arrêter à la poudre de succession, inventée par la Voisin, comme cela est constaté par l'arrêt de 1680, qui l'a condamnée à être brûlée en Grève, passons à la poudre d'escampette à l'aide de laquelle force gens ont sauvé la fortune qu'ils avaient gagnée à vendre de la poudre de perlinpinpin ou de la poudre d'oribus, comme l'a fait feu M. Law après avoir troqué son papier contre notre argent. (Extrait d'un portefeuille.)]
[17: La Cour et la Ville, par Barrière.]
[18: Revue Britannique, 5e année nº 50.]
[19: Le chemin de Coblentz. On appelait ainsi la raie que formaient les cheveux distribués en parties égales et retombant en oreilles de chien sur les oreilles d'une tête bien coiffée.]
[20: C'est à son retour d'Italie qu'à l'instigation de Joséphine, le général Bonaparte se détermina à quitter la poudre. Il fut aussitôt imité par son état-major, à commencer par Berthier, qui jusqu'alors avait été poudré comme lui. Cet exemple, qui conciliait la propreté et l'économie, avait été adopté en Égypte pour l'armée avant l'établissement du consulat: après, il fut suivi en France par tous les courtisans qui n'avaient pas de cheveux gris.]
[21: De là le nom de Vau-cluse, vallon fermé.]
[22: Orlando furioso, cant. XXII.]
[23: Tu es Petrus, et saper hanc petram ædificabo ecclesiam meam.]
[24: Voici la lettre que je crus devoir adresser à cette occasion au président du comité, sur la proposition duquel cette distribution avait été faite:
«Citoyen,
«Veuillez faire connaître au comité d'instruction publique ma renonciation à la part qui m'est attribuée dans les nouveaux encouragemens décrétés en faveur des artistes.
«Mon refus, qui vous serait parvenu plus tôt si j'eusse connu les intentions du comité, ne doit surprendre ni offenser personne. J'aime à croire que Lefèvre (auteur de Zuma), Flins, Vigée et Picard ne me feront pas l'injure de douter que je n'eusse été fier de me trouver placé près d'eux, quelle que fût la classe dans laquelle on les eût employés[25].
«Salut et fraternité.
«ARNAULT.
«Le 23 fructidor an III.
«P. S. Ne trouvez pas mauvais que je donne à cette lettre toute
la publicité possible.»
]
[25: Tous les noms auxquels le mien se trouvait accolé n'étaient pas à la vérité aussi honorables que ceux-là.]
[26: Incessabili voce.]
[27: L'exagération en tout, même en doctrine littéraire, car le rigorisme aussi est exagération; l'exagération, dis-je, était le caractère de La Harpe. Fanatique de sa nature, il le fut de la révolution comme il l'avait été de la philosophie, et de la contre-révolution comme il l'avait été de la révolution. Si c'est par figure qu'on l'affuble ici du bonnet carré, c'est très-positivement qu'on l'y montre embéguiné du bonnet rouge. En 1792, vers le 10 août, au lycée du Palais-Royal, où il professait, il en couronna ses ailes de pigeon, et fut fort applaudi. Mais ce fut autre chose quand, déposant presque aussitôt cet insigne du jacobinisme, il dit: Ce bonnet, qui fortifie et raffermit tant de têtes, fait fondre la mienne. Les frères et amis prenant cette innocente vérité pour une épigramme, le huèrent. Cela ne refroidit pas cependant son zèle. Quand les Prussiens entrèrent en Champagne, alliant au rôle de Quintilien celui de Tyrtée, sans toutefois descendre de sa chaire, il appela tous les Français à la défense du territoire. Ce n'est certes pas cela dont on le blâme, mais on peut regretter qu'il l'ait fait en vers si singuliers, qu'ils le parurent même aux patriotes dont ils exprimaient les sentimens:
Soldats, avancez et serrez:
Que la baïonnette homicide
Au-devant de vos rangs étincelante, avide,
Heurte les bataillons par le fer déchirés.
Le fer, amis, le fer, il presse le carnage:
C'est l'arme du Français, c'est l'arme du courage,
L'arme de la victoire et l'arbitre du sort.
Le fer! il boit le sang, le sang nourrit la rage,
Et la rage donne la mort.
Ces vers n'ont pas empêché que La Harpe n'ait été jeté en prison sous le règne de Robespierre, à qui pourtant il avait écrit une lettre fort longue et fort flatteuse qu'il se fit restituer après la mort de ce grand homme, mais qui a été lue d'une personne très-digne de foi, M. Laya, de qui je tiens ce fait. Ces péchés, dont La Harpe a fait pénitence dans le sac et dans la cendre, et en expiation desquels il a traduit le Psautier et composé une quasi-Apocalypse, lui ont été remis sur la terre comme dans le ciel, je le sais. Mais cela ne prouve-t-il pas qu'il a trouvé dans autrui plus de charité qu'il n'en a jamais eu pour les autres?]
[28: Tragédies de La Harpe.]
[29: Et il me le raconte. Voici ce trait tel que je l'ai trouvé dans les Soirées littéraires[30] où mon ami l'avait lu vingt ans avant moi.
«Sur la place Saint-Marc est un sénateur que je ne vous nommerai pas; son palais est contigu à celui d'un ambassadeur. Vous savez qu'il est défendu par nos lois à tout Vénitien d'avoir aucune communication avec les ambassadeurs. Cependant il y a quelque temps qu'on vit un homme grimper des toits de ce ministre étranger sur ceux du sénateur. On arrête cet homme; on le mène au conseil des Trois, à ce triumvirat terrible, dont les membres, arbitres suprêmes de la vie et de la mort, sont d'autant plus effrayans qu'on ne les connaît jamais, et que souvent on est avec eux sans s'en douter. Cet étranger allait être condamné à mort, lorsqu'une jeune femme de la plus grande beauté se présente et demande à être entendue dans l'affaire qu'on va juger. Elle est introduite devant les trois juges, plus inflexibles que les trois juges des enfers. Elle est à deux pas d'eux sans les voir, parce qu'un rideau noir impénétrable les dérobe à tous les regards. Elle dit: «Celui que vous allez juger n'est pas criminel d'État; il n'est coupable que d'un crime très-différent que je partage avec lui. Il m'aime, et c'est pour m'en assurer qu'il venait cette nuit avec mon consentement dans ma chambre. S'il est coupable, je le suis également; faites donc tomber ma tête avec la sienne, ou faites grâce à tous deux.» Elle dit; et son mari était l'un des trois. Elle ne le savait point; mais il reconnaît sa voix. Le démon de la jalousie descend dans son coeur; il est armé du glaive inflexible: son odieux rival périra; son odieuse épouse périra avec lui. «Pourquoi périront-ils? Quel est le barbare qui ne pardonne pas à l'amour? Quel mortel pourrait se défendre d'adorer mon épouse? Moi-même, en ce moment, malgré son crime qu'elle avoue, je brûle encore pour elle.» Pendant que la générosité arrache ce pardon à l'époux maltraité, ses deux collègues condamnent à mort les deux amans. «Arrêtez! s'écrie l'homme magnanime; moi je leur fais grâce à tous deux; voyons si vous osez être plus sévères que moi.» En même temps il tire le rideau noir, et l'on reconnaît sa femme; elle reconnaît elle-même son époux. Les deux juges font grâce; le jugement est prononcé; les accusés se retirent, et l'homme vertueux s'applaudit d'avoir fait une belle action.]
[30: Tome III, p. 186.]