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Souvenirs d'un sexagénaire, Tome II

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CHAPITRE IV.

Le 13 vendémiaire.—Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, La Harpe et d'Avrigny sont compromis.—Conduite généreuse de Chénier.—Maison de Talma ouverte aux proscrits de tous les partis.—Un royaliste et un terroriste, tous deux hors la loi, se prennent de querelle entre la poire et le fromage.—La seule spéculation que j'aie faite dans ma vie.

Dans les temps de révolution, la crise qui met le parti vainqueur en péril dérive souvent du principe même de sa victoire. C'est ce qui arriva immédiatement après les journées de prairial. Ce n'était pas par amour pour le gouvernement que la jeunesse parisienne s'était ralliée aux troupes qui le défendirent. Les terroristes abattus, les jeunes gens dont la présomption s'était accrue par les éloges exagérés que la législature avait donnés à leurs services, se crurent appelés à régler désormais les destinées de la France. La partie de la Convention dont ils avaient raffermi le pouvoir, ne leur paraissant pas valoir mieux que celle qu'ils venaient d'écraser, ils résolurent de se débarrasser aussi de ces révolutionnaires; et tant avec l'aide de certains républicains aveuglés par d'implacables ressentimens, qu'avec celui des royalistes restés en France et des émigrés rentrés depuis thermidor, ils tentèrent d'anéantir la Convention et de rétablir la royauté sur les ruines de la république.

Ensanglantée de nouveau, la France se vit en proie à toutes les fureurs d'une réaction; et répétés dans tous les départemens, les chants de vengeance dont Paris retentissait furent pendant seize mois le signal de massacres non moins odieux que les crimes qui les avaient provoqués.

Ce mouvement, produit par des intérêts divers contre un ordre de choses qui les blessait également, pouvait bien en amener le renversement; mais comme ces divers intérêts poursuivaient chacun l'établissement d'un ordre de choses différent, le succès de cette coalition était-il à désirer? Dans quel chaos ne retomberait-on pas après, la victoire?

Cette considération empêcha quantité de bons esprits de seconder un mouvement contraire aux intérêts définitifs de la majorité de la France. Comme il était évident que la destruction de la liberté suivrait la ruine de la Convention, plusieurs ennemis même de la Convention se rallièrent à elle pour conserver la liberté.

Au fait, n'était-ce pas de cela véritablement qu'il s'agissait? Le règne de la Convention était arrivé à son terme. La nouvelle constitution, qui partageait entre deux conseils législatifs et un directoire exécutif les pouvoirs que ce sénat avait réunis en ses mains pendant sa longue dictature, venait d'être acceptée par les assemblées primaires. N'allait-elle pas être mise en activité, et ne procédait-on pas à l'élection des membres qui devaient composer les deux conseils?

Cette opération même fournit aux factieux l'occasion qu'ils attendaient pour agir ouvertement. Ayant remarqué que la constitution de 1791 avait été détruite en 1792, parce que les membres de l'Assemblée constituante, consultant la délicatesse plus que la politique, s'étaient déclarés inhabiles à faire partie de l'assemblée qui devait mettre cette constitution en activité, les conventionnels avaient décrété que les deux tiers de la législature nouvelle seraient pris dans l'ancienne législature. Leurs ennemis se prévalurent de cette disposition pour les accuser dans les assemblées primaires de vouloir se perpétuer dans le pouvoir, et la firent rejeter par les sections. La majeure partie de la garde nationale, qui de fait n'était que la majorité des électeurs, appuyant cette opinion, la Convention se vit menacée par vingt-cinq mille hommes auxquels elle n'avait que sept mille hommes à opposer.

On en vint aux mains. On sait quel fut le résultat de cette lutte. Les colonnes parisiennes qui, grâce à l'impéritie du général Menou, avaient remporté le 13 vendémiaire un avantage sur les troupes du gouvernement, s'étant hasardées le 14 à marcher sur les Tuileries, furent repoussées et dispersées par suite des dispositions qu'avait prises le général que Barras s'était adjoint dans le commandement de l'armée de l'intérieur, le général Bonaparte.

La Convention, qui se crut assez vengée par le canon, n'abusa pas de la victoire; nombre de personnes furent mises hors la loi à la vérité, mais on ne les rechercha pas dans les retraites où elles se réfugièrent. Une seule tête qui vint se livrer tomba malgré les précautions qu'une sage politique avait prises pour n'en abattre aucune.

Les proscriptions n'avaient eu pour but que d'éloigner des assemblées primaires, au moment des élections, les ennemis de la république. Ce but rempli, les proscrits reparurent bientôt, grâce à la facilité qu'ils eurent de purger leur contumace d'après le système d'indulgence adopté par le nouveau gouvernement.

Pendant les élections, il eût été dangereux toutefois pour eux de se laisser prendre; c'est ce qui pensa arriver à Regnauld de Saint-Jean d'Angély.

Sorti depuis le 10 thermidor de la cachette où il s'était enfermé depuis le 10 août, il en avait rapporté une haine trop profonde contre le parti qui l'avait forcé à s'y réfugier, pour ne pas saisir avec avidité l'occasion de la satisfaire. Aspirant ouvertement à se faire élire, par suite de l'influence que lui avaient acquise sa réputation et ses talens, il avait été nommé président de sa section, secrétaire d'une assemblée électorale, et capitaine de grenadiers nationaux. Ces titres divers, qui semblaient lui garantir sa nomination à la législature, le rendaient aussi redoutable que qui que ce fût pour la Convention. Ses démarches, en conséquence, avaient été attentivement surveillées; on n'ignorait pas qu'après avoir échauffé les esprits comme orateur, il avait dirigé comme officier sa compagnie contre le gouvernement établi: on avait en conséquence donné ordre de l'arrêter. Heureusement cet ordre fut-il paralysé dans son exécution par la générosité de Chénier.

Malgré tant de raisons pour se tenir sur ses gardes et même pour ne pas se montrer, peu de jours après le 14 vendémiaire, Regnauld, ignorant qu'un mandat avait été lancé contre lui, ou s'imaginant que braver le danger c'était le détourner, ne s'avise-t-il pas d'aller à l'Opéra-Comique en loge découverte, avec sa femme dont la beauté attirait tous les regards! Assez surpris de sa sécurité, j'étais dans cette loge avec eux, quand une personne que je ne connaissais pas se la faisant ouvrir, m'engage à sortir, et me dit que quelqu'un désirait me parler au foyer. J'y cours, j'y trouve Chénier, avec qui je n'avais pas eu de rapports depuis le 10 thermidor: «N'êtes-vous pas, me dit-il, avec Regnauld de Saint-Jean d'Angély?—Oui.—Quel intérêt prenez-vous à lui?—Celui que je n'ai jamais cessé de prendre à la famille où il est entré en épousant une demoiselle de Bonneuil.—Cette belle personne qui est avec lui?—Oui, la fille d'une dame que votre frère André a éperdument aimée.—Allez donc dire à son mari de sortir d'ici sans perdre un moment.—Et pourquoi?—Ignorez-vous qu'il est gravement compromis dans l'affaire des sections? Il y a ordre de l'arrêter partout où on le trouvera: s'il reste un quart d'heure, une minute de plus ici, il est perdu; le mandat d'arrêt est signé. Qu'il se garde même de rentrer chez lui: peut-être les gendarmes y sont-ils. Qu'il s'en aille; qu'il se cache. Allez vite.»

Regnauld, comme on le pense, se hâta de profiter de l'avis que lui donnait un homme qu'il aimait peu et qui ne l'aimait pas. Après le combat, les haines se taisent dans les âmes généreuses, et l'homme du parti vaincu n'est plus pour elles qu'un homme à plaindre. On mettait en effet les scellés chez Regnauld pendant qu'il s'attendrissait, en voyant l'opéra de Philippe et Georgette, sur une situation semblable à celle où il se trouvait sans trop s'en douter.

Après quelques semaines, il recouvra la liberté par l'effet de l'amnistie qui signala l'installation du gouvernement directorial. Il avait été écarté de la législature; le but était rempli.

Ce n'est pas le seul service de ce genre que Chénier rendit à cette époque. D'Avrigny aussi s'était prononcé contre les conventionnels: non content de pérorer dans sa section, la section Le Pelletier, poussé par un zèle héroïque, pendant que le président était allé prendre quelque repas ou quelque repos, il avait occupé le fauteuil; et pour que l'assemblée, qui s'était déclarée en permanence, ne restât pas sans régulateur, il avait porté la main à la sonnette, insigne d'une autorité fort dangereuse pour ce moment, insigne qui appelait la proscription sur tous les imprudens qui pendant ces jours-là oseraient y toucher; et à ces causes, il avait été arrêté. Chénier, qu'à la demande de cette bonne Mme d'Avrigny j'allai prier d'intervenir en faveur de ce président d'office, me promit de faire en sorte qu'on ne lui fût pas rigoureux. En effet, malgré les dénonciations qui avaient été faites contre lui au comité de gouvernement, d'Avrigny fut mis en liberté au bout de quelques jours, indulgence dont il était presque tenté de s'offenser quand il sut que son libérateur, pour la lui concilier, s'était fondé sur le peu d'importance que son talent prêtait à ses opinions. Chénier désobligeait quelquefois en obligeant.

Chénier éprouva plus de difficultés à garantir La Harpe des effets de l'animosité provoquée contre lui par ses déclamations. Converti par la persécution, mais changeant de parti sans changer de caractère, depuis sa sortie de prison cet homme immodéré en tout attaquait la révolution avec toute la violence et toute l'acrimonie qu'il avait mises d'abord à la défendre. Il n'avait pas péroré dans sa section, mais il avait fait de la chaire du lycée de Paris une véritable chaire de paroisse, où, en expiation de ses anciennes erreurs, provoquant de tous ses voeux la contre-révolution qu'il servait de tous ses moyens, il vouait à l'exécration non seulement les doctrines révolutionnaires qu'il avait exagérées, et les doctrines philosophiques qu'il avait déshonorées, mais encore les philosophes qui, en déplorant l'abus qu'on avait fait de leurs principes, ne croyaient pas devoir les abjurer.

Chénier, qu'il n'oubliait pas dans ses anathèmes, mit toute sa vengeance à détourner de la tête de cet énergumène la proscription qu'il ne cessait d'appeler sur la tête des autres. Il défendit constamment dans le comité La Harpe, qui dut plus d'une fois son salut à la généreuse obstination d'un homme qu'il n'a jamais cessé d'outrager.

De toutes les sentences mortelles qui furent prononcées pour faits relatifs aux journées de vendémiaire, je l'ai dit, une seule fut exécutée; elle frappait un homme pris les armes à la main à la tête d'un rassemblement armé. Condamnés par contumace, les autres ne furent pas même recherchés dans les retraites qu'ils avaient choisies.

Talma dont la maison, comme celle du bon Dieu, était ouverte à tous les pécheurs, et qui, après avoir recueilli plus d'un fédéraliste au 31 mai, hébergeait un terroriste depuis prairial, reçut un royaliste qui, à la suite des journées de vendémiaire, se crut obligé de se cacher.

Quoique l'homme de prairial appartînt à une faction qui l'avait proscrit comme girondin, et l'homme de vendémiaire à un parti qui l'eût proscrit comme révolutionnaire, ne voyant en eux que des proscrits, il leur prodiguait tous les soins de l'hospitalité la plus attentive. Mais craignant qu'ils fussent moins indulgent entre eux qu'il ne l'était pour eux, il leur laissait ignorer qu'également miséricordieux pour tout le monde, il les logeait sous un toit commun; et comme le terroriste était caché au grenier, il avait caché le royaliste à la cave.

Julie ne m'avait pas mis d'abord dans la confidence. Quelque temps après avoir recueilli le premier, comme elle désirait procurer quelque distraction à ce malheureux qui passait ses journées dans une solitude absolue: «Auriez-vous bien de la répugnance, me dit-elle un soir, à souper avec un terroriste?—Avec un terroriste!—Avec Fusil.—Fusil, qui vous dénonçait aux jacobins vous et votre mari?—Peut-être.—Et par quel hasard souperait-il chez vous?—Par le hasard qui fait qu'il y loge.—Et par quel hasard le logez-vous?—Parce qu'il nous a demandé asile contre le décret qui le met hors la loi. Il ne mourra pas sur l'échafaud, je l'espère; mais j'ai peur qu'il ne meure d'ennui si je ne trouve quelque moyen de le récréer. À l'heure du souper, ma porte est fermée: il peut venir ici sans risque. Il y vient quand nous sommes seuls; il y viendrait ce soir, si vous n'aviez pas trop peur de lui.—Horreur, voulez-vous dire. Mais quand vous vous montrez si généreuse, quand vous surmontez votre haine, pourrais-je ne pas surmonter une répugnance?»

Le terroriste dès ce soir-là prit place entre nous. Nous reconnûmes bientôt avec plaisir que nos égards pour son malheur le touchaient, l'apprivoisaient même. S'il n'était pas tout-à-fait désabusé de sa doctrine, du moins avouait-il qu'il ne lui serait plus possible désormais de la pratiquer, qu'il ne s'en sentait plus le courage. Être dégoûté d'une vertu pareille, c'était presque en être corrigé.

À dater de ce jour, il venait donc souper tous les soirs en compagnie, quand survint le proscrit de vendémiaire. Ses hôtes se crurent obligés alors à plus de précautions. Sans lui en expliquer la raison, ils n'invitèrent plus que de deux jours l'un le terroriste à souper, où le royaliste était invité aussi de deux jours l'un, mais de manière à ce qu'ils ne pussent pas se rencontrer.

L'arrangement était sage. On aurait bien fait de s'y tenir. Mais comme il privait chacun des reclus de la moitié des adoucissemens qu'on pouvait apporter à sa situation, Julie, au bout de quelques jours, se le reprocha comme un excès de prudence, comme un acte de cruauté: «Le malheur, disait-elle, doit avoir disposé ces pauvres gens à l'indulgence; ils seront sûrement l'un pour l'autre ce qu'ils sont l'un et l'autre pour nous, un objet de pitié. Nous leur faisons injure en les croyant moins généreux que nous, qui avons tant à nous plaindre de tous deux. Il faut les faire souper ce soir ensemble.—Oui, il faut les faire boire ensemble, dit Talma. Ils ne se connaissent pas: présentons-les l'un à l'autre comme des amis de la maison. Si la conversation s'engageait sur les affaires publiques, nous ne la laisserions pas aller trop loin; et puis rien ne serait plus facile que de les réconcilier. Le verre à la main on se passe tout. Faisons-les souper ensemble, ce sera drôle!»

Le projet s'exécuta le soir même. Ignorant qui ils étaient, ces Messieurs furent d'abord très-polis, très-prévenans entre eux. Leur attitude toutefois était tant soit peu différente. Celle du terroriste avait ce caractère de modestie qui sied au soldat d'un parti battu. Celle du royaliste, au contraire, était aussi arrogante que s'il eût été le chef d'un parti vainqueur. Qu'était-ce pourtant que ce royaliste? un pauvre clerc de notaire, qui, président par intérim, comme d'Avrigny, s'était brûlé les doigts en touchant à la sonnette pendant l'incartade des sections.

Tout se passait à merveille, quand au dessert un mot gâta tout. «Il n'y a qu'un terroriste qui puisse penser ainsi, dit à je ne sais quel propos l'ex-président.—Il n'y a qu'un royaliste qui puisse parler comme cela, réplique le ci-devant bonnet rouge.—C'est parler comme un misérable.—C'est penser comme un scélérat.—Si jamais nous avons le dessus!—Si jamais nous prenons notre revanche!» Et l'un et l'autre de se lever, en disant qu'il aimait mieux perdre la vie que de se retrouver avec un pareil monstre.

Ce ne fut pas sans peine que le maître et la maîtresse de la maison, qui les prirent chacun en particulier, parvinrent à les reconduire dans leurs loges, où ils les gardèrent quelques semaines encore à l'insu l'un de l'autre. De ces bêtes déchaînées, le terroriste, je dois pourtant le dire, n'était pas la plus féroce.

Les jours suivans, nous entendîmes alternativement ces forcenés, qu'on s'était bien gardé de désabuser, maudire le hasard qui les avait fait se rencontrer, et se charger réciproquement d'imprécations qu'au fait ils méritaient tous les deux; mais cela n'avait plus rien de tragique, aussi nous permîmes-nous d'en rire.

Depuis le 10 thermidor, les assignats, dont la valeur n'était plus soutenue par la violence, se dépréciaient de jour en jour dans une effrayante progression; mais comme cette dépréciation était moins rapide à Paris que dans les départemens, et particulièrement dans les villes de commerce, il s'ensuivait que, par une opération facile, on pouvait faire des bénéfices considérables en allant acheter dans ces villes, avec du numéraire, du papier qu'on rapportait à Paris pour l'y échanger contre de l'or, qu'on retournait vite échanger en province contre du papier, ainsi de suite. À faire ces voyages le plus rapidement possible, on gagnait mieux que ses frais de poste, et l'on gagnait d'autant plus que la place où se faisait l'opération était plus éloignée de Paris.

Lenoir était associé à une compagnie qui se livrait à ces spéculations: «Viens souper avec nous, me dit-il un soir: tu te trouveras avec Talma et avec sa femme, à laquelle tu feras tes adieux.—Et pourquoi?—Parce que je l'emmène demain à Marseille.—À ce soir donc.—N'oublie pas cet engagement.» Je ne l'oubliai pas, et je vis qu'un doux engagement mène quelquefois plus loin qu'on ne pense.

Avant de quitter Paris, esquissons la nouvelle physionomie que lui imprimait l'étrange manie qui s'emparait alors de presque toute sa population. Aux fureurs politiques assoupies un moment avait succédé la fureur de l'agiotage; elle n'avait pas été plus active et plus générale au temps de Law. Les denrées seules conservant leur valeur, chacun se hâtait d'échanger son papier contre des denrées, qu'il revendait au fur et à mesure de ses besoins. Ce genre de trafic se faisait par tout le monde et se faisait partout, au tribunal, dans les salons, dans les théâtres, à la Bourse, ailleurs même. Les gens s'abordaient rarement sans se proposer une partie de sucre ou de percale, de café ou d'indigo, et sans tirer de leur poche, tout en se donnant une main, un échantillon qu'ils se présentaient de la main qu'ils ne se serraient pas: puis, sans explication, sans discussion, sans l'intervention de quelque courtier que ce fût, se consommait à l'instant même le marché, que quelquefois à l'instant même le contractant repassait à un autre acheteur, qui traitait aussi sur échantillon. Ainsi le même objet pouvait changer dix fois d'acquéreur en une journée, sans avoir une seule fois changé de place.

Spéculer n'est pas mon fort, en matière de commerce surtout: une fois pourtant je me trouvai engagé dans une spéculation commerciale. Deux dames, que la révolution n'avait guère mieux traitées que moi, me proposèrent de faire avec elles, sur une partie de coton, une opération qui, disaient-elles, promettait un bénéfice certain; mais il fallait pour la faire un déboursé de 50,000 francs. Je ne les avais pas: un financier qui voulait faire ma fortune me les prêta pour cinq jours. Je ne conçois pas la tranquillité de ceux qui se mettent à la merci de la Fortune! Aussi malheureux que le savetier de La Fontaine, je ne dormis pas de ces cinq jours-là.

L'opération toutefois fut des plus heureuses. Je ne sais pas au juste quel produit nous en retirâmes; mais je sais qu'il a suffi à l'achat d'un cheval que nous donnâmes au fils de l'une de mes associées, le premier cheval sur lequel ce cavalier, devenu depuis colonel de housards, ait fait ses exercices. On n'aurait pas aujourd'hui à moins de dix écus une pareille monture chez un marchand de chevaux… de bois.

LIVRE VII.

NOVEMBRE 1795 À MARS 1796.

CHAPITRE PREMIER.

Voyage dans le Midi.—Lyon, le Rhône, Marseille.

Talma, ainsi que je crois l'avoir dit, était beaucoup moins âgé que sa femme, ou, si l'on aime mieux, Julie était tant soit peu moins jeune que son mari. Ni l'un ni l'autre ne s'en était aperçu d'abord; mais petit à petit leurs yeux se dessillèrent. Julie remarqua que Talma ne rentrait guère à la maison que pour dormir, long-temps même avant l'heure où l'on dort: cela lui donna des soupçons; elle le fit épier, surprit des secrets; on se brouilla, puis on se raccommoda pour se brouiller encore. Bref, on commençait de part et d'autre à sentir qu'une union dans laquelle l'un exigeait trop et l'autre n'accordait pas assez, n'était qu'un supplice; et des deux parts on pensait, sans se le dire, à se débarrasser d'une chaîne qui devenait de jour en jour plus lourde; Julie pensait même à une séparation, quand Lenoir, espérant qu'un voyage pourrait apporter quelque changement dans cette détermination, lui proposa de venir avec lui à Marseille, où il ne comptait rester que peu de jours: «Vous verrez, lui disait-il, par l'effet de cette courte absence, s'il vous est possible de vous passer de lui.»

Dans son dépit, Julie avait accepté la proposition; mais quand il fut question d'en venir au fait, la résolution l'abandonna: «Me voilà donc obligé de partir seul, dit Lenoir.—Et pourquoi? répliqua Julie. S'il vous faut absolument un camarade de voyage, que n'emmenez-vous Arnault? Il vous tiendra aussi bonne compagnie que moi.—Quelle idée! m'écriai-je.—Pas si mauvaise, reprit Lenoir, puisque Madame ne veut pas tenir sa parole. Tout est prêt: j'ai dans ma cour une bonne chaise de poste; voilà un passeport pour deux personnes, un ordre du général Bonaparte pour avoir des chevaux. À six heures ils seront à la voiture, et nous partons.—Mais je n'ai fait aucun préparatif: il est onze heures passées.—Nous avons plus de temps qu'il ne nous en faut. Écris deux mots chez toi; dis qu'on ne t'attende pas de quelques jours; que tu vas à la campagne, que tu vas à Marseille. Demande ce qu'il te faut pour ce temps-là. Mon domestique, qui va porter ton billet, rapportera ton bagage; et en attendant tu dormiras ici sans t'inquiéter de rien.»

Tout le monde trouvant cet arrangement fort sensé, j'écrivis le billet, et après avoir souhaité le bonsoir à nos amis, qui me souhaitèrent un bon voyage, j'attendis en dormant le moment du départ.

Au fait, aucune affaire n'exigeait pour le moment ma présence à Paris; ma tragédie d'Oscar était terminée et reçue, mais la représentation ne pouvait pas avoir lieu avant quelques mois. J'avais besoin, sinon de repos, du moins de distraction; je ne connaissais pas le midi de la France; je n'aurais rien pu faire de mieux avec réflexion que ce que je fis sans trop réfléchir.

Je n'aurais rien pu faire de mieux par spéculation que ce que je fis sans calcul. Ce voyage, qui me procura tant d'agrément, ne fut pas sans influence sur ma destinée; il fut pour moi l'occasion d'une rencontre dont je ressentirai à jamais les honorables conséquences: j'allais sans m'en douter au-devant de Bonaparte.

Rien de remarquable dans notre voyage de Paris à Lyon. Je le fis très-gaiement, car il n'est pas possible de se choisir un camarade plus amusant que celui que m'avait donné le hasard. Nous roulions aussi lestement que le permettait le déplorable état des postes. Un petit incident qui ne pouvait être imputé qu'à nous-mêmes retarda pourtant notre marche, que nous ne pouvions trop accélérer, vu la nature de notre opération et l'intérêt que nous avions à ne pas être devancés. Nous étions arrivés à Mâcon dès la seconde nuit, à trois heures du matin. Lenoir, en payant le postillon, et en le payant en argent, monnaie presque inconnue depuis trois ans, lui recommande de faire atteler sur-le-champ, et s'endort. Je m'endors aussi. Au bout d'un certain temps nous sommes réveillés par je ne sais quel bruit de voix qui murmuraient autour de nous; il nous semble même entendre des éclats de rire. «Où sommes-nous? dit Lenoir en ouvrant les yeux.—À Lyon», répondis-je. Nous n'y étions pas encore: le grand jour nous permit de nous en convaincre. Depuis trois heures du matin, notre chaise était restée appuyée sur un tréteau au milieu de la rue, et il était huit heures passées. On riait de nous: nous fîmes comme tout le monde.

Le maître de poste s'excusa par le respect qu'on avait cru devoir garder pour notre sommeil, et nous promit de nous faire regagner le temps perdu. Nous arrivâmes en effet assez promptement à Lyon pour que les intérêts de mon camarade n'en souffrissent pas.

Cette grande ville était alors dans l'état le plus déplorable. De toute part on y retrouvait les traces de la fureur des partis; les quartiers les plus beaux n'étaient plus que des amas de ruines, des monceaux de décombres, monumens que la Convention s'était élevés à elle-même avec les débris de tous les monumens; symboles d'un pouvoir infernal qui, traitant les édifices comme les institutions, et les institutions comme les générations, détruisait sous prétexte de régénérer.

L'aspect de la place de Bellecourt me remplissait d'indignation. Celui de la promenade dite les Brotteaux me pénétrait de douleur. Là des monumens dispersés sous l'ombrage, et décorés d'inscriptions touchantes, me rappelaient que moissonnée, soit par les boulets de l'armée révolutionnaire, soit par la mitraille des commissaires de la Convention, l'élite de la population lyonnaise reposait sous les gazons de cette promenade, qui néanmoins était toujours ouverte aux plaisirs du peuple. Le contraste de cette foule qui se livrait à la joie au milieu de tant de sujets de tristesse, et qui dansait sur des tombes, m'affligea vivement; aussi ne fis-je que traverser cette promenade.

Je compris là toutefois, en la déplorant, la fureur avec laquelle tant de familles ont réagi après la chute du régime de la terreur contre les agens de la faction qui les avait décimées. En révolution les crimes sont toujours doubles au moins, et la société n'a pas moins à se garder de la vengeance que de l'offense.

J'eus occasion de remarquer à Lyon, comme je l'avais déjà fait à Paris, que dans les réactions les gens les plus terribles ne sont pas ceux qui pendant l'oppression s'étaient montrés les plus courageux, et que les ressentimens des lâches sont plus implacables que ceux des braves. Cela ne tiendrait-il pas à ce que le lâche a un mal de plus que le brave à venger, le mal que fait la peur?

Rien ne me fatiguait, ne m'impatientait comme je ne sais quel bourgeois, clerc de notaire aussi, je crois, qui n'ouvrait jamais la bouche que pour vanter la fureur qui ensanglantait de nouveau cette ville déjà trop ensanglantée. À l'entendre, personne mieux que lui n'avait fait son devoir en dépit des bombes. Il ne commençait jamais une phrase que par ces mots, dans le temps du siége. «Et que faisiez-vous dans le temps du siége? lui dis-je une fois; combattiez-vous?—Je ne quittais pas ma section, qui était en permanence.—Et où tenait-elle ses séances?—Dans la cave de mon patron», répondit aussi fièrement que naïvement ce brave homme. C'était vrai.

La vengeance prend trop souvent le caractère du crime qu'elle punit.
Bénie soit donc la mémoire de l'homme qui a mis un terme à toutes les
réactions, et qui, étranger à tous les partis, les a comprimés tous.
Celui-là est venu véritablement au nom du Seigneur.

Nous nous arrêtâmes à Lyon quatre jours, pendant lesquels Lenoir, qui est Lyonnais, me fit voir ce qu'il y avait de plus curieux dans la ville et dans les environs. Ce n'est pas sans un vif plaisir que je retrouvai, près du faubourg de la Guillotière, deux amis dans un même ménage. Buffaut, frère aîné de Mme de La Tour, lequel avait tout récemment épousé l'aînée des filles de Mme de Bonneuil, venait de s'établir non loin de là dans une manufacture sur le bord du Rhône. J'y passai avec eux vingt-quatre heures, pendant lesquelles je me crus à Paris. Comme ils me témoignèrent le désir d'entendre en entier mon nouvel ouvrage, dont ils ne connaissaient que des fragmens, cédant à leurs instances, quoique j'eusse laissé mon manuscrit chez moi, je le leur récitai tout entier sans hésiter. C'est un de ces tours de force qu'il ne m'est plus permis de tenter.

Notre trajet de Lyon à Avignon ne se fit pas sans aventure, sans péril même. On peut le faire en bateau par le Rhône sur lequel on embarque sa voiture, et qui vous porte en moins de trente heures dans cette ville où des chevaux ne vous mèneraient pas en moins de deux jours. On trouve à cette manière de voyager économie de temps et d'argent, pourvu toutefois qu'on ne soit pas contrarié par le vent; car s'il passe au midi, pour peu qu'il soit violent, il oppose à votre marche un obstacle que la rapidité du courant ne saurait vaincre. Force vous est de descendre à terre, et d'attendre dans une auberge qu'il souffle dans une direction plus favorable.

Nous arrivâmes assez rapidement devant Valence; mais à la hauteur de cette ville le vent contraire s'éleva soudain. Comme il était accompagné de pluie, le patron de la barque pensa qu'il s'apaiserait bientôt, et nous engagea à descendre et à dîner pendant la durée de ce court orage. Nous suivîmes son conseil. Laissant à sa garde notre chaise de poste, nous montâmes à la ville, où nous dînâmes à la première auberge qui se rencontra sur notre chemin.

Le dîner fini, le vent nous paraissant moins fort, nous nous décidâmes à repartir. Ce n'est pas sans difficulté que le patron y consentit. L'attrait d'une récompense ayant triomphé de sa répugnance, nous nous rembarquons, mais en vain. L'opposition du vent fut si violente qu'elle ne put être vaincue ni par la force du fleuve, ni par l'impulsion des rames, et l'effet d'une résistance égale à la puissance qui nous poussait nous fit courir d'une rive à l'autre sans avancer ni reculer.

Cependant les secousses que recevait de ces deux forces combinées notre bateau, dont la construction était des plus légères, en altéraient évidemment la solidité. De plus, les vagues entraient à bord avec assez d'abondance pour que le chien du pilote s'y désaltérât largement. Il fallut en conséquence, après une heure et demie de fatigue, revenir au point d'où nous étions partis; ce à quoi nous ne réussîmes pas sans peine. «Nous l'avons échappé belle, dit le patron en sautant à terre. Vous me donneriez tout ce qu'il y a dans votre cabriolet, que je ne me remettrais pas en route tant que soufflera ce maudit mistral.» Il ignorait, à la vérité, qu'il y avait une cinquantaine de mille francs en or dans ce cabriolet.

Cédant à la nécessité, nous retournâmes à notre auberge, laissant dans le bateau, que son propriétaire amarra au rivage, notre voiture toute chargée, mais d'où Lenoir retira cette fois un havresac qu'il avait quelque peine à porter. «Je couche ici, nous dit le patron en s'établissant dans la voiture. Soyez tranquille: dès que le temps sera meilleur, mon camarade ira vous avertir, et nous partons, quand ce serait au milieu de la nuit.»

Pendant une heure et demie, nous avions couru le danger auquel le grand Condé fut exposé sur le même fleuve, et nous ne nous montrâmes pas moins imperturbables que lui. J'avouerai pourtant, quant à moi, que je ne fus pas tout-à-fait aussi brave; car je n'avais aucune conscience du danger que j'affrontais; je n'avais pas non plus, j'en conviens, la même raison que lui pour être tranquille[13].

Il nous fallut attendre trois jours un temps meilleur, dans une ville qui n'est rien moins que belle et que le mauvais temps n'embellissait pas: heureusement est-elle voisine du clos de l'Ermitage. Des truffes et du vin délicieux nous firent prendre patience.

Au milieu de la troisième nuit, vers deux heures du matin, le vent changea enfin. Fidèle à sa parole, le patron vint nous réveiller. Un quart d'heure après, nous étions à flot.

Il ne nous arriva rien de remarquable de Valence à Avignon, pas même au Pont-Saint-Esprit. Nous le passâmes sans encombre, bien que nous ne fussions pas descendus de bateau. Nous soupâmes fort gaiement à Avignon, grâce surtout à un incident dont je ne me souviens pas sans rire. On nous avait réunis à d'autres voyageurs. Ces messieurs étant d'humeur aussi facile que nous, nous nous trouvâmes bientôt à l'aise comme entre vieilles connaissances. Mon camarade, qui est fort adroit quand il y songe, s'amusait, en recevant les assiettes, à les faire voltiger jusqu'au plafond, où elles s'élevaient en faisant plusieurs révolutions sur elles-mêmes, comme Paillasse quand il fait le saut périlleux; et aux grands applaudissemens des convives, il les rattrapait dans leur chute avec assez de dextérité pour n'en pas casser une. «Ce tour est fort joli, dit un des spectateurs, mais il n'est pas difficile à faire.—Difficile! répliqua l'escamoteur, dites qu'il est des plus faciles. Tous les talens se trouvent dans tous les hommes. Essayez.—Voilà qui est bien dit, reprend notre homme en s'essayant avec une assiette, qu'il casse.—Pas mal, pour un premier coup: essayez encore.» Nouvel essai, nouvelle assiette cassée. «Une seconde fois ne compte pas. Je n'ai réussi, moi, qu'à la troisième fois», reprend le professeur en recommençant son tour avec plus de facilité que jamais. L'écolier de recommencer, et de casser une troisième assiette plus gauchement qu'auparavant. «Courage, vous y viendrez. Voyez comme c'est aisé.» Affriolé par les encouragemens que lui donnait son perfide maître, l'apprenti recommença vingt fois sa tentative sans plus de succès; ce qui nous divertissait d'autant plus, qu'il ne manquait pas, à chaque assiette cassée, de demander papier, plume et encre, et de donner un bon sur sa maison en disant: «Qu'est-ce que cela me fait à moi? ne suis-je pas fabricant en terre de pipe?» Si on l'eût poussé davantage, il eût renouvelé toute la vaisselle de l'auberge. Le plancher était tout couvert de débris. Comme il y avait long-temps que le jeu durait: «En voilà assez pour une première leçon, lui dit Lenoir. Dans quinze jours je reviendrai ici, et je vous en donnerai une seconde, si cela vous amuse. En attendant, essayez-vous dans votre magasin.» Et disant cela, oubliant qu'il tenait à sa main un compotier, il le laissait tomber sur son voisin; c'est qu'il n'est adroit que quand il plaisante.

Le lendemain nous allâmes coucher à Aix, où nous arrivâmes long-temps après la chute du jour. Nous avions éprouvé un retard considérable au passage de la Durance.

Que l'aspect de ses rives désolées m'affligea! que celui de la Provence répondit peu d'abord à l'idée que je m'en étais faite! Je m'imaginais entrer dans le printemps: au lieu de la verdure et des fleurs, je ne rencontrais que l'olivier poudreux, dont le feuillage n'est guère moins triste que la nudité de nos arbres forestiers.

La tiédeur de la température était, à mon sens, le seul avantage que nous eût procuré jusques alors la longue course que nous achevions sur la terre aride qui recouvre les roches depuis Lambesc jusqu'à Septem.

Ces roches, à travers lesquelles la grande route est creusée, et qui s'étendent au loin à droite et à gauche dans des forêts de pins, servent souvent de retraite aux voleurs. Nous ne l'ignorions pas, grâce à l'attention qu'on avait à chaque poste de nous en avertir, pour nous déterminer à prendre des escortes que les voleurs peut-être nous auraient fournies.

Lenoir s'y refusait constamment, moins par économie que par suite d'un système trop singulier pour que je ne croie pas devoir le développer. «Si nous prenons une escorte, me disait-il, nous donnerons à penser que nous avons un grand intérêt à le faire, et ce serait un avertissement pour les voleurs, s'il y en a qui nous épient pendant que nous changeons de chevaux. On croira au contraire que des gens qui ne prennent aucune précaution n'ont rien à perdre; et puis, si nous étions attaqués dans ces rochers, deux hommes suffiraient-ils à nous défendre? Il vaut mieux s'en fier au hasard. Je crois d'ailleurs que tant de gens n'ont été dépouillés par les voleurs que pour s'y être mal pris avec eux. Au lieu de leur montrer le pistolet, que ne leur parlaient-ils raison? Il n'y a pas d'homme qui n'entende raison. Je suis persuadé qu'en pareille rencontre j'amènerais ces gens-là, en leur parlant principes, à un partage amiable, et à recevoir leur part, au lieu de la prendre.»

Telle était en bref la théorie que lui, propriétaire, me développait sur la propriété, et cela le long du bois de la Taillade, vrai coupe-gorge, où nous étions engagés à la nuit noire. Heureusement gagnâmes-nous la couchée sans avoir occasion d'en faire l'essai avec les philosophes de grands chemins. Ce pauvre Lenoir croyait alors les bonnes gens eux-mêmes meilleurs qu'ils ne sont; il les croyait bons comme lui.

D'Aix à Marseille, le sol change de nature; plus on avance vers cette dernière ville, plus il se couvre de verdure. Point de vue toutefois, tant que vous n'êtes pas parvenu au sommet d'une côte que les chevaux ne gravissent qu'avec peine, et qu'on appelle la Viste. Mais de là quel coup d'oeil ravissant! Le spectacle le plus inattendu se déroule tout à coup à vos yeux. Les prestiges s'opèrent à l'aide des machines avec moins de rapidité sur le plus merveilleux de nos théâtres. Devant vous une perspective sans autres bornes que le ciel et la mer; à vos pieds Marseille et d'innombrables bastides dispersées autour d'elle comme des satellites autour d'une planète. Je n'ai pas vu de paysage plus enchanteur en Italie, même sous le ciel de Naples, même du sommet du Vésuve, ou plutôt aucun paysage, si magnifique qu'il soit, n'a produit sur moi la même impression.

Pour compléter ce tableau, ajoutons que sur les points où la mer est cachée il est encadré dans des montagnes qui se dessinent sur le ciel dans les formes les plus bizarres. Il en est même dont la réunion offre l'aspect d'un géant couché. Puget avait demandé aux États de Provence une somme assez modique pour régulariser cette ébauche de la nature, ce Titan qui couvre de son corps autant de lieues peut-être que du sien couvrait d'arpens cet Encelade de gigantesque mémoire. Puget prétendait réaliser là le prodige de ce Grec qui voulait tailler en statue le mont Athos.

CHAPITRE II.

Quatre mois de séjour dans le Midi.—Marseille.—Les perruques.—La
Titus.—Fréron.—Leclerc.—Montpellier.—Toulon.—Le général
Bonaparte.—Un tour de Salicetti.

Je ne connaissais personne en arrivant à Marseille; mais la société de mon camarade devint aussitôt la mienne. Il me présenta le jour même de mon arrivée chez M. Laugier, homme aimable et père d'une famille non moins aimable que lui, dont l'amiral Pléville était chef. J'y fus accueilli comme un vieil ami.

M. Laugier partageait son temps entre les affaires et les plaisirs. La journée appartenait aux spéculations de commerce et de bourse, la soirée aux amusemens: cela le mettait en rapport avec toute la ville. Recevant beaucoup de monde, il allait chez beaucoup de monde. Par égard pour lui, tout ce monde-là nous fit fête; et bientôt nous fûmes aussi connus à Marseille que si nous l'avions toujours habitée.

Je dois le dire pourtant, les personnes qui nous recevaient ne le faisaient pas toutes sans quelque répugnance. Là comme ailleurs on juge les gens sur l'habit. Or notre toilette était assez différente de celle des aristocrates de profession: au lieu de l'habit carré, des culottes à bouffettes et des souliers décolletés, nous portions la redingote courte, le pantalon collant et les demi-bottes; au lieu de cheveux tombant à droite et à gauche en oreilles de chien, et relevés en tresse par derrière, le tout bien surchargé de poudre et bien mastiqué avec de la pommade, nous portions les cheveux écourtés et lavés, nous étions enfin coiffés à la Titus.

Grand sujet de scandale pour certaines gens, qui, jugeant moins des choses avec leur raison qu'avec leurs préventions, et regardant comme un indice d'opinion révolutionnaire tout costume différent du leur, ne pouvaient pas plus que les freluquets de Paris s'imaginer qu'on pût être honnête homme et ne pas enfariner sa tête.

Une certaine dame surtout, à qui notre société ne déplaisait pas, et que l'originalité de Lenoir divertissait fort, exprimait en toute occasion ses regrets de ce que des gens aussi aimables fussent accoutrés et accommodés de la sorte. L'intérêt qu'elle prenait à nous fut si grand, que tout en chargeant un de ses amis, qui était le nôtre, de nous rappeler qu'elle espérait bien que nous lui ferions l'honneur de ne pas manquer de venir à son jeudi, elle l'engagea d'essayer, non de nous convertir, car elle ne doutait pas de l'excellence de nos principes, mais de nous faire entendre que notre toilette calomniait nos opinions, et de nous insinuer que, pour plaire à tout le monde, il ne nous manquait qu'un oeil de poudre[16].

Ce jour-là même nous étions invités, chez la personne chargée de cette commission, à un déjeuner où devait se trouver la plupart des jeunes gens dont se composait la société de la dame aux scrupules. Nous résolûmes de profiter de l'occasion pour couper court à toutes ces observations. Voici ce qu'à cet effet nous imaginâmes. Nous nous faisons apporter par un perruquier deux tignasses de rebut, deux tignasses les plus ignobles qui aient jamais embéguiné une tête humaine, en recommandant de les bien accommoder, de n'y épargner ni le suif ni l'amidon, et nous nous en couronnons: les cheveux ondoyans de mon camarade disparaissent sons une perruque à marrons faite évidemment pour un maître cordonnier, et les miens, châtains alors, se cachent sous une perruque à queue dont un écrivain public avait probablement fait ses beaux jours.

Rien de ridicule comme l'altération que ces étranges accessoires produisaient dans nos physionomies; la disparate qu'ils faisaient avec notre toilette, soignée d'ailleurs, frappait tout le monde. Les gens qui ne nous connaissaient pas ne pouvaient nous regarder sans rire; à plus forte raison ceux qui nous connaissaient. «La bonne mascarade! s'écria-t-on quand nous entrâmes dans le salon. Excellent! charmant! Qui aurait reconnu ces Messieurs sous une pareille coiffure?» Les rires cessèrent cependant quand on s'aperçut qu'au milieu de l'hilarité générale nous conservions une imperturbable gravité.

«Mes amis, nous dit l'amphitryon au bout de quelques minutes, l'effet est produit: ces perruques doivent vous gêner; passez dans mon cabinet de toilette et débarrassez-vous-en.—Quitter nos perruques! Nous savons trop ce que nous devons à la société, à la bonne société! Avez-vous oublié ce que nous portons sous ces perruques?—Eh! pardieu, vous portez vos cheveux: comment l'oublier? ils s'échappent en mèches de dessous leur prison, et cela contraste de la manière la plus ridicule avec votre fausse coiffure.—Ridicule! en quoi? parce que cette coiffure est aussi poudrée que la vôtre? Il y manque à la vérité le chemin de Coblentz[19], mais cela peut se réparer.—Faites comme il vous plaira: gardez-la pendant tout le déjeuner, si cela vous amuse.—Pendant toute la journée, pendant l'éternité, s'il vous plaît: telle est notre résolution.—Allons, vous plaisantez!—Pas du tout: vous le verrez ce soir même.—Comment, ce soir! Comptez-vous aller ainsi coiffés chez Mme de Saint-G***?—N'est-ce pas elle qui nous a fait donner le conseil auquel nous nous conformons? Nous devons bien, en conscience, lui donner les prémices de notre déférence.—Allons donc!—Bien plus, ne devons-nous pas, par respect pour nous-mêmes, garder nos perruques?—Comment?—Puisque, malgré la connaissance qu'on a de nos opinions, on nous juge moins sur ce que nous pensons que sur ce que nous portons, puisqu'on en croit plus notre toilette que nos discours, nous voulons désormais afficher nos opinions; nous voulons nous en coiffer. D'ailleurs, ne savons-nous pas qu'un peu de poudre suffit pour blanchir l'homme le plus noir? Avec un peu de poudre, au fait, nous ne serons pas moins estimables que tel terroriste qui n'a pas quitté la poudre. Voilà qui est dit, nous garderons la poudre tant que nous serons à Marseille.»

Comme nous disions cela le plus sérieusement du monde, et qu'on nous savait assez fous pour tenir parole, il n'y eut pas de raisonnement qu'on n'employât pour nous prouver que nous avions donné trop d'extension à la répugnance des dames de Marseille pour les cheveux noirs, que la proscription dont elles les frappaient ne pouvait pas s'étendre à des têtes étrangères, qu'ils nous allaient à merveille, et qu'on nous suppliait de les garder pour la satisfaction des autres comme pour la nôtre. Après nous être bien fait prier, nous nous rendîmes aux instances de toute la société, et pour preuve de la sincérité de notre condescendance, nous fîmes de nos crinières aristocratiques un sacrifice à Vulcain, ce qui ne parfuma pas le salon, d'où nous passâmes aussitôt dans la salle à manger.

Le soir nous eûmes lieu de reconnaître, à l'accueil qu'on nous fit à l'assemblée, que dans cette affaire qui était sue de toute la ville, les rieurs n'étaient pas contre nous. De ce jour date le discrédit où la poudre est tombée dans la capitale de la colonie phocéenne.

J'ai nommé Titus à propos de cheveux. Expliquons ici ce que signifie cette expression, dont le sens est assez généralement méconnu. Ce n'est pas à Titus fils de Vespasien, à Titus l'amour du genre humain, qu'elle se rapporte; mais à Titus fils de Brutus: elle désigne la coiffure que s'ajustait Talma, dans ce dernier rôle, sur ses cheveux poudrés, et qu'il finit par porter à la ville, où à la longue elle fut adoptée, d'abord par quelques amis de l'antiquité, artistes ou gens de lettres, et puis insensiblement par les jeunes gens de tous les partis. Les cheveux des montagnards étaient longs, plats et surtout très-gras les cheveux à la Titus, au contraire, lavés et parfumés, étaient très-courts.

Un coiffeur nommé Duplan, à qui Talma avait enseigné cette façon de couper les cheveux, fut long-temps le seul auquel on s'adressa pour être coiffé d'une manière classique. Il y a peu de têtes remarquables à cette époque, à commencer par celle de l'homme du siècle, par celle de Bonaparte, qui n'aient été tondues par ses mains[20].

Plusieurs jeunes gens de Paris se trouvaient alors à Marseille: de ce nombre était Méchin, qui, bien jeune encore, était déjà vieux dans l'administration. Lenoir, qui le connaissait, me le fit connaître. Nos goûts se trouvant d'accord comme nos opinions, dès lors commença entre nous une liaison qui ne finira probablement qu'avec la vie, quarante ans de durée n'ayant fait que la fortifier.

Méchin avait été envoyé à Marseille par le gouvernement comme adjoint à Fréron, à qui était adjoint aussi Julian, jeune homme qui s'était fait remarquer par son bon esprit et par le courage avec lequel il avait servi les véritables intérêts de la France, soit contre les terroristes, soit contre les royalistes. Tous les deux avaient mission de travailler, conjointement avec le commissaire, à calmer dans le Midi une réaction aussi cruelle que l'oppression à laquelle elle succédait.

Tous deux occupaient un appartement dans l'hôtel où la commission était établie, et où logeait Fréron lui-même; il était difficile de les voir sans le rencontrer. Je me trouvai bientôt en rapport avec Fréron. Ayant eu la facilité d'étudier tout à loisir cet homme qu'on a vu successivement figurer à la tête des partis les plus opposés, et que ces partis ont jugé tour à tour avec une extrême sévérité, je dirai avec impartialité ce que j'en pense.

D'après mon aversion pour les excès, quelque part qu'ils se trouvent, Fréron m'avait été odieux jusque-là. Je n'aimais pas plus en lui le protecteur des bandes furibondes qui avaient provoqué de nouveaux massacres en hurlant le Réveil du peuple, que celui qui, en chantant l'hymne des Marseillais, avait présidé à la destruction de Marseille et souscrit aux exécutions de Toulon: je n'aimais pas plus son repentir que ses crimes.

Je croyais de plus qu'il venait dans le Midi se mettre de nouveau à la tête d'un parti, et je frémissais des malheurs prêts à fondre sur des contrées depuis si long-temps désolées successivement, simultanément même, par la rage de tous les partis. Je reconnus bientôt que mes craintes étaient injustes; que, loin de vouloir favoriser la réaction qui ensanglantait encore les départemens méridionaux, ou de songer à la réprimer en provoquant à réagir la faction opprimée, il était venu avec la ferme intention de mettre un terme à ces luttes meurtrières, et de réprimer, à l'aide de l'autorité dont il était armé, les ressentimens de toutes les factions.

Il ne négligea rien pour réussir dans cette mission difficile, et il y parvint. La modération avec laquelle il gouverna cette fois le Midi compense, s'il est possible, les violences dont il fut complice pendant la durée de son premier proconsulat. S'ils ne s'éteignirent pas, les élémens de discorde du moins s'assoupirent: petit à petit les administrés s'apprivoisèrent avec une administration réparatrice, petit à petit le commerce et l'industrie reprirent de l'activité, et aussi les plaisirs dont Marseille était privée depuis si long-temps.

Fréron n'était rien moins qu'un méchant homme; ce n'était pas même un homme ambitieux: l'indolence et l'insouciance formaient le fond de son caractère, et le maintenaient habituellement dans un état d'engourdissement dont il ne pouvait sortir que par convulsion. Stimulé par des intérêts de vengeance ou de conservation personnelle, par le ressentiment d'un outrage ou par le sentiment d'un danger imminent, il pouvait se porter aux extrémités les plus violentes; mais, la lutte terminée, il retombait dans l'inaction, dans l'apathie. Les plaisirs qu'il aimait ne lui convenaient qu'autant qu'il les rencontrait: s'il lui eût fallu les aller chercher, il leur aurait préféré le repos, qu'il préférait même à l'exercice du pouvoir.

Au reste, il était du commerce le plus agréable dans les relations de société, et n'eût laissé sans doute que la réputation d'un homme aimable et spirituel, si la révolution, dans laquelle il se jeta avec la fureur d'un homme exaspéré par des actes arbitraires dont il avait été l'objet, ne l'avait pas distrait des occupations que lui donnait la rédaction de l'Année littéraire, feuille périodique fondée par son père, dont elle avait fait la fortune et la réputation. Cet homme si terrible se délectait dans la lecture de Pétrarque; il en avait entrepris une traduction. Le lugubre abbé de Rancé, le réformateur de la Trappe, avait traduit Anacréon.

Toute l'activité de la commission résidait dans Méchin, à qui l'administration était confiée ou plutôt abandonnée, et qui, tout jeune qu'il était, la dirigeait avec autant d'habileté et de succès qu'un vieux fonctionnaire. Il avait déjà une grande expérience des hautes fonctions: en 1792, dès l'âge de dix-neuf ans, il remplissait celles d'ordonnateur en chef à l'armée du Nord. Fils d'un premier commis au ministère de la guerre, Méchin avait été, dès sa première jeunesse, familiarisé avec toutes les parties de cette administration.

C'est au chef-lieu de la commission que je fis connaissance avec deux membres de la famille qui devait donner un maître à la France, à l'Europe, au monde même. Je m'y trouvais journellement avec Lucien Bonaparte, alors commissaire des guerres, et j'y dînai une fois avec le général Bonaparte, qui, en allant prendre le commandement de l'armée d'Italie, s'arrêta vingt-quatre heures à Marseille, où demeuraient alors sa mère et ses trois soeurs.

Lucien vivait assez solitairement: la culture des lettres et un peu aussi l'étude de la musique absorbaient les loisirs que lui laissaient ses fonctions, et qu'il ne donnait pas aux dames dont se composait la société dans laquelle il se renfermait. Poli, mais peu communicatif avec les hommes, il ne voyait guère les commissaires que pour les intérêts de son service. Il fut dès lors obligeant, prévenant même pour moi.

Quant au général, on ne peut rien imaginer de plus grave, de plus sévère, de plus glacial que cette figure de vingt-sept ans, que ce front déjà rempli de tant de projets, déjà sillonné par tant de méditations. Il ne parla pas plus pendant le dîner que lui donna le proconsul qu'il ne parlait dans ceux qu'il donna quand lui-même fut consul; et comme on ne l'interpellait guère plus qu'on ne l'a fait depuis, tant il en imposait à tous, le dîner fut aussi sérieux qu'aucun de ceux qui ont été faits aux Tuileries: il n'y figura pas moins en maître qu'à ceux-là, quoiqu'il n'affectât pas de l'être.

Il passa en revue la garnison de Marseille. En le voyant, les vieux soldats se demandaient si on se moquait d'eux de leur envoyer un enfant pour les commander… Un enfant!

De la même époque date ma liaison avec le général Leclerc. Parti comme volontaire dans le bataillon de Paris, il avait fait la guerre avec assez de distinction en Savoie et à Toulon pour arriver, bien que très-jeune, au grade d'adjudant-général: c'est en cette qualité qu'il commandait la place de Marseille. Il remplissait ses devoirs avec une rare exactitude. Sa fermeté ramena l'ordre dans cette ville si turbulente. C'est aussi un de ces jeunes gens qui n'ont pas eu de jeunesse.

Leclerc avait plus de jugement que d'esprit, et pourtant il n'était pas exempt de présomption. Son importance allait au-delà de sa capacité, bien qu'il n'en manquât pas; son ambition surtout était excessive; mais tout cela était recouvert par les dehors les plus graves: c'était d'ailleurs un honnête homme dans toute la force du terme.

Il avait auprès de lui comme adjudant un officier nommé Charles. Ce jeune homme-là était vraiment un jeune homme; il était, lui, de toutes nos parties. Je n'ai pas connu de meilleur camarade et de caractère plus égal.

La vie de Marseille me plaisait assez. La maison Laugier, d'où nous sortions peu, était le centre de la société la plus aimable et la plus gaie. J'attendais donc assez patiemment l'époque de notre départ, quand Lenoir me proposa de faire avec lui une course jusqu'à Montpellier, où je ne sais quel intérêt l'appelait. Je n'eus pas regret à ma complaisance, je vis Nîmes.

Il faut qu'un charme particulier soit réellement attaché à certaines proportions pour qu'elles produisent un effet si constant sur les gens les moins instruits des principes de l'architecture. J'ai vu tous les monumens de l'antique Italie, les temples de Pestum exceptés, aucun n'a excité en moi le genre d'admiration que j'éprouvai en voyant ce petit temple que les Nîmois appellent la Maison-Carrée. Je ne pouvais me lasser de le regarder, tout en m'étonnant d'un plaisir que me donnait l'aspect d'un édifice dont l'architecte n'avait eu aucune difficulté à vaincre, d'un édifice qui n'offrait rien d'extraordinaire, si ce n'est l'admirable accord de toutes ses parties.

C'est avec un ravissement d'un autre genre que je contemplai les arènes et le pont du Gard. Mais devant ces monumens-là je me rendais compte de mon admiration. La puissance qui a transporté les blocs énormes dont ce cirque est construit, la hardiesse qui a jeté sur la vallée du Gardon cet aqueduc qui lie les deux montagnes entre lesquelles il coule, tout cela saute aux yeux; l'impression que produisent sur nous ces manifestations du génie humain se conçoit; mais l'extase où vous jette l'aspect d'une petite chapelle posée sur le sol le plus uni, qui me l'expliquera?

Les monumens de Montpellier me plurent moins que ceux de Nîmes. C'en est pourtant un digne de fixer l'attention que cette place du Pérou, au centre de laquelle règne la statue élevée à Louis XIV après sa mort, comme le constate l'inscription. Mais comme, à cette époque de destruction, cette statue avait été brisée et fondue, cette place n'était plus qu'un corps sans âme. La vue dont on jouit de là m'enchanta. Je ne sais si la ligne onduleuse et bleuâtre qu'on me montrait au sud-ouest était dessinée par les nuages ou par les Pyrénées, mais c'était bien la mer que cette nappe immense qui au midi se développait comme une gaze argentée.

Malgré la contrariété que me donnait l'aqueduc qui vient en se cassant dans sa direction s'appuyer à la montagne du Pérou, la vue de cette place me charma plus, j'en conviens, que celle d'un monument dont le peuple de Montpellier me parut faire bien plus de cas, et qu'il appelle la Coquille. Vous voulez sans doute voir la Coquille, nous avait dit le postillon en entrant dans la ville; et nous conduisant à l'auberge par le plus long, il nous fit faire un demi-quart de lieue de plus sur le plus mauvais pavé qui soit en France, pour nous faire voir la Coquille.

Cette coquille est une section de voûte qui soutient l'angle d'une maison qu'on a été obligé d'échancrer pour rendre praticable la rue sur laquelle elle est projetée.

En retournant à Marseille, nous traversâmes le Rhône à Beaucaire. Devant nous s'élevait cette tour de Tarascon, de laquelle des prisonniers avaient été précipités par des hommes qui prétendaient venger l'humanité, et se déployait la promenade d'où les dames de la bonne société, tout en prenant le frais, avaient tranquillement contemplé ce spectacle! Les rochers sur lesquels est assise cette prison me semblaient encore sanglans; leurs cavités me semblaient retentir encore de leurs cris. Laissant sur notre gauche ce théâtre d'horreur, nous nous détournâmes pour aller voir les antiquités de Saint-Remi, autres témoignages de la magnificence et de la domination romaine.

Il y avait peu de jours que nous étions de retour à Marseille, quand mon camarade fut rappelé tout à coup à Paris par les suites de l'opération qu'il avait commencée, et aussi par l'intention d'en lier une nouvelle de même nature. Comme le succès de ces sortes d'affaires exigeait une grande célérité d'exécution, et qu'il lui importait d'emmener avec lui quelqu'un qui devait l'y aider, il m'engagea à l'attendre à Marseille pendant les quinze ou vingt jours que durerait son absence, pour en repartir ensemble après son retour. «Restez avec nous, me dit Méchin, vous ne connaissez pas la Provence. Nous ferons une tournée dans le département du Var et dans celui de Vaucluse, que la commission doit visiter.»

Nous touchions à la fin de décembre. La veille même de Noël, nous nous mîmes en route pour Toulon. Le temps était magnifique; c'était celui d'un beau jour d'avril sous le climat de Paris. Quittant la voiture pour monter un cheval qu'on avait mis à ma disposition, je pus jouir à l'aise du spectacle que m'offrait une nature tout-à-fait nouvelle pour moi. Ces pins que traverse la vallée de Cuge, ces immenses rochers entre lesquels est frayée la route d'Oulioule, tout cela me frappait d'étonnement. Il redoubla quand, sorti de ces gorges, je vis Toulon se dessiner comme un croissant entre les montagnes qui l'abritent du côté du nord, et la mer qui baigne ses murs du coté du midi.

On m'expliqua sur les lieux mêmes toutes les opérations du siége, et particulièrement celles qui avaient forcé les Anglais à sortir de cette ville qu'ils n'avaient pas prise, et qu'ils tenaient pour imprenable. Une batterie qui foudroyait la rade où stationnait leur escadre opéra ce prodige. Le jeune capitaine qui avait conçu cette combinaison me parut un général. Un an après, toute l'Europe fut de cet avis.

J'employai en excursions les dix jours que je passai à Toulon. Aussitôt après le déjeuner, je sortais de la ville avec Méchin, et nous allions visiter les positions que l'ennemi avait occupées, telles que le pas de la Masque et le Mont-Faron, positions flanquées et couronnées de redoutes réputées inaccessibles, et où nous n'arrivâmes qu'avec des peines incroyables, quoique nous n'eussions rien à porter que le bâton qui nous soutenait; positions jusques auxquelles, le sac sur le dos et le fusil sur l'épaule, nos soldats avaient néanmoins gravi sous la mitraille, et qu'ils avaient emportées à la baïonnette.

Nous poussâmes nos courses jusqu'à la ville d'Hières où je passai une nuit. M. Fille, propriétaire des plus beaux bosquets d'orangers qui soient dans cette moderne Hespérie, ne voulut pas que nous prissions gîte ailleurs que chez lui. Là commença pour moi l'année 1796, année sans hiver. Quand je me réveillai au rayon d'un soleil de printemps, de mon lit, d'où j'apercevais le jardin, je me vis entouré d'arbres couverts d'or et d'argent, d'orangers chargés de fleurs et de fruits. Le parfum qu'ils exhalaient, joint à celui d'un monceau de violettes que le domestique de la maison m'avait apporté de la part de son maître, remplissait ma chambre où pénétrait aussi la douce chaleur qui en provoquait le développement. Je m'habillai les fenêtres ouvertes, à une époque où un habitant de Paris ne croit pas pouvoir calfeutrer assez exactement les siennes.

À Toulon, où je retrouvai Fréron à l'auberge, je fus témoin d'une scène qui, tout en peignant son caractère, peint aussi celui d'un homme qui n'a pas moins marqué que lui à l'époque la plus désastreuse de la révolution, mais qui s'est tiré d'affaire avec plus d'habileté; scène de comédie, bien que jouée par des acteurs tragiques. Cet homme, dont j'ai déjà parlé, est Salicetti.

Ce député, qui avait été fortement compromis dans les troubles de prairial, s'était soustrait par la fuite au mandat lancé contre lui, et était allé attendre en Corse le moment de reparaître sans danger sur la scène politique. Ce moment lui paraissant arrivé, car le gouvernement directorial venait d'être substitué à celui de la Convention, Salicetti, protégé d'ailleurs par l'amnistie, s'était hâté de revenir en France. Débarqué à Toulon, son premier soin fut d'aller saluer le commissaire du gouvernement, c'est-à-dire le chef du parti qu'il avait voulu faire proscrire et qui l'avait proscrit. Rien de plus cordial que leur entrevue. On ne se serait pas douté que des hommes qui s'embrassaient si affectueusement se fussent réciproquement disputé leur tête. Fréron offre à dîner à Salicetti; celui-ci accepte, et les voilà buvant ensemble aussi gaiement que deux housards qui viennent de se sabrer boivent entre deux escarmouches, en attendant le signal de se sabrer de nouveau. Au fait, il n'y avait pas plus de rancune entre eux qu'il n'y en a entre deux joueurs d'échecs, le jeu terminé. Les haines de parti n'entraînent pas toujours des haines personnelles.

Après le dîner, Salicetti, à qui Fréron offrait un appartement, lui déclara en le remerciant qu'il ne pouvait prolonger son séjour à Toulon, et qu'il partait à l'instant même pour Paris. «Puis-je t'être là de quelque utilité? ajouta-t-il; dispose de moi. N'as-tu pas quelque commission pour Barras? n'as-tu rien à lui demander? dépêche-toi. Quand on met en activité une organisation nouvelle, il faut, dès le premier moment, s'y faire caser. Les places sont au premier occupant; pour peu que vous tardiez, vous les trouvez toutes prises.—C'est à quoi je pensais, dit Fréron. Mes fonctions de commissaire du gouvernement ne sont que temporaires; dans quelques mois ma mission sera terminée. Je n'ai pas été réélu, pas plus que toi, à la nouvelle législature; si je ne prends mes mesures, je me trouverai tout-à-fait écarté des affaires; je me trouverai dans la rue. Mais j'ai jeté mon dévolu sur certaine place que Barras ne peut me refuser, celle de commissaire du gouvernement auprès de l'armée d'Italie.—Excellente idée! s'écrie Salicetti. Au fait, le Directoire a intérêt à mettre cette armée sur un pied formidable. L'importance de cette place s'accroîtra en raison de celle de l'armée. Tu as sans doute déjà écrit à Barras à ce sujet?—Pas encore; mais à mon retour à Marseille, où je lui rendrai compte de la tournée que je fais, et à laquelle les intérêts de l'armée d'Italie ne sont pas étrangers, tu penses bien que je n'oublierai pas de lui parler de cet objet.—Bien; mais en attendant, je le préviendrai, moi, de ton désir. Rien de plus fondé qu'une pareille demande; personne n'a plus de droits que toi à cette place; personne n'y est plus propre. Avant peu tu auras de mes nouvelles.»

Cela dit, après avoir embrassé derechef son ancien collègue, Salicetti se jette dans sa chaise de poste. «À Paris au plus vite, et par le plus court», criait-il au postillon.

«C'est vraiment un drôle de corps que ce Salicetti!» disait Fréron. Quinze jours après il en eut la preuve. Comme il n'était jamais pressé, il n'avait pas encore expédié ses dépêches au Directoire, mais il songeait sérieusement à s'en occuper, quand à déjeuner on lui apporte je ne sais quel journal. Il y jette les yeux: «Salicetti est nommé commissaire du gouvernement près de l'armée d'Italie! s'écrie-t-il. C'est vraiment un drôle de corps que ce Salicetti!» ajoute-t-il en éclatant de rire.

J'avais la facilité de voir dans tous leurs détails les établissemens qui depuis plus d'un siècle faisaient de Toulon l'une des premières villes maritimes du monde; j'en usai. Sur cette place, encombrée de ruines encore fumantes, ce qui avait échappé à une destruction absolue excitait encore l'admiration. À ces immenses débris on pouvait juger de l'immensité de nos pertes. Et ce sont des Français qui avaient livré Toulon à l'étranger auteur de ces ravages! Si cet aspect n'excusait pas l'atrocité de leur châtiment, du moins faisait-il concevoir le premier emportement qui l'avait ordonné.

Quelques vaisseaux en construction avaient pourtant été sauvés des flammes, tels que le Thémistocle, le Franklin, le Guillaume-Tell et le Sans-Culotte, depuis nommé l'Orient; leurs carènes seules étaient terminées. Gréés et armés à l'occasion de l'expédition d'Égypte, ces bâtimens furent pris ou brûlés deux ans après dans la rade d'Aboukir: leur sort était de ne pas échapper aux Anglais.

Des constructions de Toulon, celles qui m'étonnèrent le moins ne sont pas les bassins de Brogniard; ateliers immenses bâtis dans la mer, au-dessus du niveau de laquelle ils s'élèvent. Leurs parois, qui dessinent une ellipse, sont intérieurement façonnées en degrés; on se croit là dans une arène antique jetée au milieu des ondes. Dans l'intérieur de ces bassins, qui, par le moyen des pompes et d'une écluse, se vident et se remplissent à volonté, se fabriquent à sec les vaisseaux, qui s'y trouvent à flot dès qu'ils sont achevés. La précipitation avec laquelle l'ennemi fut obligé d'évacuer le port ne lui permit pas de dégrader ces constructions, heureusement incombustibles.

Nous fîmes aussi dans la campagne quelques promenades de pur agrément. C'était le moment de la cueillette des olives et de la fabrication de l'huile. Les vendanges sont plus gaies, même celles de Surène.

CHAPITRE III.

Excursion dans le Comtat.—La fontaine de Vaucluse.—Inconvéniens de l'excès de confiance.—Antiquités d'Orange.—Retour à Marseille.

Lenoir n'était pas encore revenu de Paris quand je revins à Marseille. Je l'y attendais, lorsque Méchin me proposa de l'accompagner dans une tournée que la commission allait faire dans le département de Vaucluse.

Vaucluse! quels souvenirs ce nom-là ne réveille-t-il pas dans la tête d'un poëte? J'acceptai la partie à condition que je ferais le voyage à cheval. Je ne sache pas de meilleure manière de voir le pays. Le lendemain nous allâmes coucher à Aix. Comme je ne me mêlais pas des affaires, et qu'indépendamment de ce que je n'avais pas mission pour cela, mon goût ne m'y portait pas, pendant que le commissaire et les fonctionnaires publics discutaient les mesures relatives au maintien de l'ordre, je parcourais la ville avec Méchin, dont la présence au conseil n'avait pas été jugée nécessaire.

Le Cours me parut d'une beauté remarquable: nulle part je n'ai vu d'arbres comparables aux ormes plus que séculaires qui dessinent les allées de cette promenade; mais malheureusement portaient-ils un caractère de vétusté qui peut-être n'aura pas permis de les conserver jusqu'à ce jour. Beaucoup avaient perdu leur aplomb, et formaient avec le niveau de la chaussée un angle plus ou moins aigu: ainsi l'alignement de leurs bases ne se retrouvait pas, à beaucoup près, à leurs sommets.

La grande allée de ce Cours est ornée de plusieurs fontaines jaillissantes. L'une d'elles était enveloppée d'une épaisse vapeur: instruit que cela provenait d'une source d'eau chaude qui alimente aussi des bains, je résolus d'en essayer.

Méchin partageant ma fantaisie, nous nous rendîmes à ces bains. Ils sont établis, autant que je puis m'en souvenir, dans des chambres voûtées. L'eau, ce dont je me souviens très-bien, y coule incessamment dans des cuves de marbre, et se maintient ainsi toujours à la même température, celle de 27 ou 28 degrés. Ces eaux, auxquelles on n'attribue aucune vertu curative, sont néanmoins douées d'une singulière propriété: si elles n'ont aucune action sur les corps malades, du moins fortifient-elles les corps en santé. C'est ce à quoi faisait allusion un phallus en marbre qui, de la niche où il était placé, semblait opérer ce prodige. Des iconoclastes l'ont renversé de son trône; mais cette onde, d'où il semblait aspirer une jeunesse toujours nouvelle, n'a rien perdu de sa vertu, ainsi que le constate ce distique ou cette épitaphe inscrite sur une tablette de marbre, et incrustée à la place même d'où l'outrage l'a détrôné.

Præses phallus abest. Erasit barbara dextra,
Sed latet in tepidis ipse Priapus aquis.

D'Aix, nous nous rendîmes le lendemain à Avignon.

Notre voyage se fit sans accident, mais non pas sans danger. Les ressentimens provoqués contre Fréron par la rigueur de sa première mission fermentaient encore dans les départemens où le rappelait une mission pacifique. En sortant d'Orgon, bourg dont les habitans se sont plus d'une fois signalés par leur brutalité, les postillons culbutèrent sa voiture qu'ils firent passer au grand galop sur une borne, dans l'intention évidente de la briser. Voyant le proconsul sorti de là sain et sauf, le maître de poste, dont ils n'avaient fait qu'exécuter les ordres, leur reprocha, il est vrai, assez vivement leur maladresse; mais dans quel sens l'entendait-il?

Cependant j'étais parti en avant sur un bidet que l'on m'avait donné dans l'intention de me faire rompre le cou. Je ne conçois pas comment cela n'est pas arrivé. N'ayant nul soupçon du fait, je soutenais de mon mieux cette misérable monture; et, tout en maudissant l'état de cette poste à laquelle j'imputais le tort de son maître, je gagnai clopin-clopant le relai suivant, où le cortége ne me rejoignit que long-temps après mon arrivée. Là, je reconnus qu'on avait eu l'intention de me traiter comme complice du voyageur dont je n'étais pas même le camarade. Les apparences, au fait, m'avaient calomnié auprès de cette population, qui ne pouvait croire au repentir de Fréron, et m'avait fait une assez rigoureuse application du proverbe: Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Ce proverbe, au reste, aurait justifié Fréron, si on avait jugé de ses sentimens par ceux des conseillers qui l'assistaient alors, hommes modérés s'il en fut; mais les gens de parti raisonnent peu, surtout en Provence, où ils ne raisonnent jamais.

Le proconsul reçut à Avignon un accueil bien différent de celui qu'on lui avait fait à Orgon. Là c'est par un autre intérêt que les têtes étaient exaltées. Les autorités locales l'attendaient hors de la ville, où il entra escorté d'une populace qui exprimait par les cris les plus perçans et par la pantomime la plus animée une joie qui avait tous les caractères de la fureur.

J'aime à le dire, Fréron ne se rendit pas digne de l'affreuse reconnaissance dont ils lui escomptaient les témoignages. Envoyé pour réprimer les haines et non pour les satisfaire, il le fit. Les patriotes opprimés par la compagnie du Soleil, par la compagnie de Jésus ou de Jéhu, descendant des bois du mont Ventoux qu'ils habitaient depuis plusieurs mois, revinrent dans leurs domiciles; ils y furent protégés contre leurs persécuteurs, mais non pas secondés pour les persécuter, ce à quoi ils n'étaient que trop portés.

À Avignon nous rencontrâmes Lenoir qui revenait de Paris, où il avait opéré une nouvelle transmutation; il courait en entreprendre une autre à Marseille, s'il y avait lieu, et rendre compte à ses associés. Comme ses affaires devaient l'y retenir un mois au moins, il m'engagea à ne pas interrompre ma tournée et à continuer de visiter le département de Vaucluse avec Méchin, qui lui promit que nous viendrions le rejoindre dès que nous aurions vu la fontaine de Pétrarque et les antiquités d'Orange.

Avignon est une jolie ville. Quoiqu'ils semblent faits avec du croquet, ses remparts ne sont pas indignes des éloges qu'on leur prodigue à Paris sur la foi de M. d'Asnières. Entre eux et le Rhône est une fort belle promenade. On trouve fréquemment des témoignages de la munificence pontificale dans cette enceinte, plus riche toutefois en monumens du moyen âge qu'en ruines romaines, et en vieilleries qu'en antiquités. La prison qui fut le palais des papes, et où résidait le vice-légat, est imposante par sa masse. Je la voulais visiter; mais je renonçai à ce projet quand j'appris que là s'était déployée avec plus de rage que partout ailleurs la fièvre révolutionnaire, dont les accès ont été si terribles dans le Comtat; que là était cette glacière, ce gouffre que le féroce Jourdan avait comblé de ses victimes.

Avec quel empressement je m'échappai de cette élégante et malheureuse cité, pour aller me reposer de ces douloureuses impressions dans le vallon qu'habitait et qu'a célébré Pétrarque!

C'est bien du Comtat qu'on peut dire paradis habité par des diables. Pas d'hiver pour cette heureuse contrée. Nous étions à peine au commencement de février; déjà les amandiers en fleur rendaient l'aspect du printemps à ses prairies où la Sorgue, étendant ses bras, promène au milieu d'une verdure éternelle des eaux que sans exagération poétique on peut dire argentées. À mesure qu'on se rapproche de sa source, la Sorgue, qui se recueille en un seul lit, prend un caractère plus tumultueux. Toujours rivière par sa profondeur, c'est avec le fracas d'un torrent qu'elle précipite de roc en roc ses eaux turbulentes, mais encore limpides. En remontant son cours, nous arrivâmes au bassin d'où elles s'échappent. C'est ce qu'on appelle la fontaine de Vaucluse.

C'est entre deux montagnes des plus âpres, vallon clos par un rocher non moins aride et coupé à pic[21], que surgit cette source merveilleuse. L'aspect de Vaucluse varie suivant la saison: en été ses eaux ne s'élèvent pas, à beaucoup près, au niveau des rochers qui bordent son bassin, et le voyageur peut descendre jusqu'à une certaine profondeur dans le puits qui les renferme; en hiver, grossies par la fonte des neiges et par les pluies, non seulement elles remplissent toute la capacité de cet abîme, mais, franchissant les plus hautes digues qu'il leur oppose, elles en jaillissent en mille cascades avec un bruit que les échos accroissent jusqu'à vous assourdir.

Les eaux étaient parvenues à leur plus haut degré d'élévation. C'est un contraste singulier que leur tranquillité dans la vaste coupe où elles semblaient dormir, et la turbulence avec laquelle elles en débordent en bouillonnant à travers les débris couverts d'écume et de mousse et enveloppés d'une poussière humide. Cette nature sauvage me semblait plus en harmonie avec une âme forte qu'avec une âme tendre; avec la passion d'un amant au désespoir, qu'avec celle d'un troubadour qui se complaisait dans son martyre. Ignorant les faits, j'y aurais vu la retraite de Dante plutôt que celle de Pétrarque.

On nous fit remarquer à gauche, sur le penchant de la montagne, des ruines qu'on nous dit être celles du château où venait soupirer l'amant de Laure. Ce gîte ressemble plus au nid d'un milan qu'à celui d'un tourtereau. Sur la droite, dans une bicoque appelée municipalité, on nous montra le portrait de ce poëte et celui de sa dame: s'ils ressemblent, ils prouvent que Laure avait assez raison de ne pas aimer Pétrarque, et que Pétrarque avait un peu tort de tant aimer Laure; celui de Pétrarque prouve de plus que ce tendre chanoine n'était rien moins que maigre, ce qui contrarie un peu l'idée que je m'en étais faite; mais l'obésité et la sensibilité ne sont pas absolument incompatibles, témoin M. de Lally.

Leclerc, dans cette excursion, fit preuve d'une double habileté. Rien n'égale l'agilité avec laquelle il gravissait les pentes les moins praticables; il courait comme un chamois à travers ces roches où nous avions peine à marcher: deux ans de séjour sur le Mont-Cénis, où il avait fait la guerre de montagne, lui avaient donné cette habitude; il en avait aussi rapporté un talent remarquable pour la cuisine militaire: rien de meilleur que la soupe à l'ognon qu'il nous fit à Lille, où nous déjeunâmes. Il est vrai que nous apportions à déguster ce mets spartiate l'assaisonnement exigé par Lycurgue, l'appétit.

De retour à Avignon, je fus fort surpris d'y retrouver Lenoir, et plus surpris encore de ne pas le retrouver gai comme de coutume. En effet, il n'avait pas lieu de l'être; il me le prouva en trois mots: «J'ai été volé!»

En réglant ses comptes à Marseille avec ses associés, il avait reconnu que, sur 60,000 francs en or qu'il croyait rapporter, il lui en manquait 24,000; ils lui avaient été pris en route. Par qui? la justice ne le sait pas encore; car la justice est souvent la dernière à savoir ce que tout le monde sait. Mais voici les faits.

De Paris à Lyon, Lenoir était venu en poste, et à Lyon il s'était embarqué sur le Rhône, non pas dans un bateau, comme à son premier voyage, mais sur la barque publique, où il avait trouvé grande compagnie. On mit plusieurs fois pied à terre pendant le trajet, soit pour attendre le vent, soit pour prendre ses repas. Comme il n'avait pas amené de domestique, il accepta les services d'un passager catalan dont la physionomie lui avait inspiré au premier aspect la plus grande confiance, et il le chargea, chaque fois qu'il descendait à terre, de porter et de rapporter à sa suite un havresac de peau de veau dans lequel était renfermé son trésor, composé de je ne sais combien de rouleaux qui reposaient, non pas sous la protection d'une double serrure, mais sous celle de trois ou quatre boucles. Arrivé de nuit au Pont-Saint-Esprit, le patron de la barque refusant de se hasarder avant le jour dans ce passage difficile, ceux des voyageurs qui voulaient passer une bonne nuit allèrent attendre l'aurore à l'auberge. Lenoir fut du nombre; il aime ses aises. Cette fois-là ne croyant pas nécessaire d'emporter le havresac avec lui: «Établis-toi dans mon cabriolet, dit-il à son Catalan; tu y dormiras, et tout en dormant tu garderas les effets qui s'y trouvent.»

À Avignon, Lenoir s'était séparé, non sans lui laisser des preuves généreuses de son extrême satisfaction, du fidèle serviteur que le hasard lui avait donné, et le voilà, toujours sans escorte, en route pour Marseille, où il arriva encore sans mauvaise rencontre. Il n'oublia pas de dire à ses associés combien ce brave Catalan lui avait été utile, ne tarissant pas d'éloges sur son compte: «La probité, disait-il, est bien plus commune, ou plutôt la friponnerie est bien moins rare qu'on ne le croit.» Il ne fut plus de cet avis quand il eut reconnu le déficit de sa caisse, déficit qu'au reste il voulait supporter seul, ce à quoi ses associés ne consentirent pas.

Il était évident qu'averti par la pesanteur du sac de la valeur des objets qu'il renfermait, le Catalan avait profité de la nuit où il lui avait été absolument abandonné, pour en distraire quelques rouleaux. Il avait même opéré avec discrétion, puisque, maître de tout prendre, il s'était contenté d'une partie de la somme. Cette circonstance frappa singulièrement Lenoir, qui, tout en me racontant le fait avec quelque chagrin, me disait: «Tu vois bien qu'il y a pourtant chez les coquins un certain esprit de justice, et que tu avais tort de te moquer de moi quand je te disais qu'on peut s'arranger avec eux.»

On mit la police aux trousses du voleur. Il fut arrêté à Nîmes: on ne trouva rien sur lui. D'après des renseignemens certains, il était évident néanmoins qu'il était sorti de la barque pendant la nuit; et ses propos donnaient lieu de croire que, pendant son absence du bord, il avait enfoui dans un champ la somme distraite; mais on ne put pas obtenir de lui l'aveu précis de ce fait: la crainte et l'intérêt y furent impuissans; et, malgré sa conviction intime, le magistrat fut obligé de faire relaxer le prévenu faute de preuves suffisantes.

Lenoir que j'avais accompagné à Nîmes retourna à Marseille rendre compte à ses cointéressés du vain résultat de ses recherches, et je ne l'y rejoignis qu'après avoir été explorer avec Méchin les antiquités d'Orange, le théâtre et l'arc triomphal élevé à la gloire du vainqueur des Cimbres, à la gloire de ce Marius dont j'ai essayé de retracer la terrible physionomie, et à qui je dois mon premier succès.

Fréron était à Orange. Je veux citer un trait de son obligeance. Un négociant m'avait prié de lui obtenir une permission pour importer de Gènes à Marseille cinquante mille livres de cire. Je demandai cette permission au proconsul. Mais comme j'étais très-peu familiarisé avec ces sortes d'affaires, et que, n'ayant pas pris de note, je craignais de rester au-dessous du nombre désigné, au lieu de cinquante mille livres, je dis cinq cent mille. «Cinq cent mille livres de cire! me dit Fréron: il y a là de quoi éclairer toute la Provence.» La permission n'en fut pas moins délivrée, mais à moi, et non au spéculateur pour qui je la sollicitais. Je la lui remis toutefois, et ce n'est pas sans étonnement qu'il se vit accorder dix fois plus qu'il ne demandait. Quel usage a-t-il fait de cette pièce? Je ne sais; je n'ai pas plus songé à m'en informer qu'on a songé à m'en instruire. Je me souviens seulement que ce service m'a valu un petit baril d'anchois, que la reconnaissance du spéculateur me força d'accepter.

Je revins d'Orange à Marseille avec Méchin. Nous fîmes la route avec les mêmes chevaux, tout d'une traite à peu près; car nous ne nous arrêtâmes que six heures à Orgon. Partis d'Orange à dix heures du matin, le lendemain nous étions à Marseille à l'heure du spectacle, où nous nous étions promis d'assister. Je ne sais pas comment nos montures et celles de deux housards qui nous accompagnaient purent résister à la fatigue d'une course aussi extravagante.

Un intérêt assez tendre stimulait, autant que je puis m'en souvenir, l'activité de mon camarade. Quant à moi, rien ne me pressait que cette impatience qui m'a toujours porté à faire le plus de chemin possible dans le moins de temps possible.

CHAPITRE IV.

La beaume de Roland.—Promenade à Aren.—Il neige.—M. d'Offreville.—Richaud Martelli.—Facétie.

Les six semaines que nous passâmes encore à Marseille furent toutes données au plaisir. La société qui s'était apprivoisée avec nos cheveux ne nous trouvait pas aussi diables que noirs. Plus de parties sans nous. Au fait, sans nous, il y en avait peu de bonnes: je dis nous, parce que Lenoir ne se séparait pas de moi, et qu'il animait tout de sa gaieté originale et intarissable. C'était invitation sur invitation; tantôt à la ville, tantôt à la campagne; tantôt dans une bastide, tantôt dans une autre. Chez le royaliste, comme chez le républicain, le plaisir avait opéré la fusion des partis. On n'avait plus d'opinion à table, et nous y étions toujours.

Je ne sais qui nous donna à déjeuner à Aren, petit village peu distant de Marseille, et jeté sur une plage où l'on va manger des coquillages, et particulièrement des oursins. Les Marseillais sont friands de ce mets, qui est au fait très-délicat. Comme les aiguilles dont ils sont recouverts les rendent difficiles et même dangereux à ouvrir, et que les cabaretiers d'Aren ont seuls ce talent, on va chez eux pour s'en régaler, comme on va se régaler d'huîtres au rocher de Cancale. Nous mangeâmes aussi là d'autres mets de même nature, des lépas, des clovis, mais pas d'huîtres; les huîtres de la Méditerranée ne valent pas à beaucoup près celles de l'Océan.

Tout en déjeunant, nous faisions la conversation avec un vieux pêcheur. Il était triste, mais de la tristesse la plus divertissante. À en croire ce brave homme, qui n'était rien moins qu'un sans-culotte, quoique la partie inférieure de son vêtement ne fut pas dans un complet état de conservation, son métier était moins productif que jamais. Le thon avait déserté les côtes de Provence, la sardine y devenait rare; pas plus d'anchois que sur ma main: «Il n'y a plus de poisson dans la mer depuis la révolution!» disait-il en soupirant.

«Vous ne quitterez pas la Provence sans aller voir la beaume de Roland, nous dit une Marseillaise fort gentille, qui, je crois, pouvait se reprocher un peu la fatigue qui retenait encore nos chevaux sur la litière.—Qu'est-ce que la beaume de Roland?—Une caverne immense creusée par la nature dans des montagnes rocailleuses qui sont à une lieue et demie de la ville.—Allons-y demain.—Le chemin est impraticable pour les voitures et même pour les chevaux.—Allons-y à pied.—Mais qui nous montrera le chemin?—Moi, jusqu'au village le plus proche de la montagne; là, vous trouverez des guides qui ont le fil de ce labyrinthe et des flambeaux pour vous éclairer. À dix heures précises, nous partirons. Il faut cinq heures tant pour le voyage que pour visiter la grotte, et les jours sont courts.—À demain donc.—À demain.»

Le lecteur a déjà compris que beaume en Provence est synonyme de caverne, de grotte. De là le nom de Sainte-Beaume que porte la retraite où Madeleine vint, dit la tradition, pleurer entre Marseille et Toulon les doux péchés qu'elle avait commis à Jérusalem et à Jéricho; retraite souterraine, taillée par la nature dans les bois de sapins qui dominent la vallée de Cuge, et à laquelle j'ai grand regret de n'avoir pas pu faire un pélerinage.

Le lendemain, à l'heure dite, nous nous trouvâmes au rendez-vous, où la dame nous rejoignit bientôt avec une de ses cousines, autre Marseillaise aussi belle que celle-ci était jolie.

Après une heure et demie de marche, nous arrivâmes au pied de la montagne, monceau de roches qu'il nous fallut escalader, et que ces dames gravissaient comme des chèvres. Parvenus à une certaine hauteur, nous nous trouvâmes au bord d'une espèce d'entonnoir, dans la profondeur duquel nous descendîmes, non pas sans trébucher. «Vous êtes à l'entrée de la beaume,» nous dit-on quand nous fûmes au fond. «Où donc est cette entrée?» demandions-nous.

Nulle ouverture ne s'offrait à nos yeux. «À genoux, Messieurs, nous dirent ces dames.—À quatre pates», ajoutèrent les guides en s'y mettant; et nous voilà suivant à quatre pates ces hommes qui se glissaient sous une roche dont la base aplatie nous semblait poser sur la terre quand nous étions debout, mais entre laquelle et le sol se trouvait un passage de trois pieds de hauteur à peu près, dont cette roche, qui se détachait comme un auvent du massif dont elle faisait partie, nous avait dérobé la vue.

À mesure que nous nous enfoncions dans ce couloir, où les deux dames ne voulurent passer que les dernières, il s'élevait et s'élargissait si bien qu'après avoir rampé quelques toises, nous nous trouvâmes dans une chambre où nos guides allumèrent leurs flambeaux à une lanterne qu'ils avaient apportée, chambre dont les proportions déjà imposantes nous causèrent quelque étonnement. Il devait augmenter, car nous n'étions encore que dans le vestibule d'un souterrain de proportions tout-à-fait gigantesque; on eût dit un temple consacré aux dieux infernaux. Nous le parcourûmes dans toute son étendue.

Écrivant de souvenir, et sans notes, il me serait difficile, au bout de trente-six ans, d'en tracer la mesure avec l'exactitude qu'y mettrait un géomètre; mais j'en puis donner une idée approximative, mon imagination me la représentant encore dans tous ses détails comme si je venais d'en sortir.

Qu'on se figure une nef de trente pieds d'élévation et flanquée de plusieurs autres semblables à des chapelles distribuées autour d'une enceinte couronnée par une coupole. Cette nef, que n'a point fabriquée la main des hommes, semble néanmoins être le produit de l'art du moyen âge combiné avec celui de l'antiquité, et participe tout à la fois du style gothique et du style grec; du style gothique, par les courbes que décrivent les arêtes de ses voûtes, qui sous certains aspects ressemblent aux arceaux de nos vieilles cathédrales; du style grec, par les formes qu'affectent les énormes stalactites qui sur plusieurs points forment entre la voûte à laquelle elles se tiennent et le sol sur lequel elles s'appuient des colonnes d'une régularité presque corinthienne.

Ces stalactites ne descendent pas toutes jusqu'à terre, ni ne s'élèvent pas toutes jusqu'à la voûte. Dans le premier cas, les énormes gouttes qu'elles figurent ressemblent à ces ornemens qui se détachent des ogives de certaines églises, de celles de la cathédrale de Burgos par exemple; dans le second, on les prendrait, suivant leur élévation plus ou moins grande, pour des colonnes séparées de leurs chapiteaux ou pour des autels qui sortent de terre.

Au milieu d'une de ces chapelles à gauche, au sommet d'un plan incliné qui s'élève à six ou sept pieds, est un autel de ce genre. Une partie de notre société s'était par hasard groupée autour de ce singulier monument qu'illuminaient nos torches funèbres. On eût dit un appareil inventé pour donner plus de solennité à un serment prêté sur l'autel des Furies. L'inégale distribution de la lumière, qui ne pénétrait pas dans toutes les anfractuosités de cette caverne, ses lueurs rougeâtres, l'opacité des ombres au milieu desquelles elle oscillait, la pâleur des visages sur lesquels elle se reflétait, tout concourait à donner à cette scène fortuite un caractère funèbre que complétait le vol de quantité de chauves-souris qui se précipitaient en tournoyant sur nos flambeaux.

Denon, à qui je fis quelques années après, sur le lieu même, une description de cette scène pittoresque, en a tracé un croquis qu'on retrouvera dans son Voyage en Égypte.

Pourquoi a-t-on donné à cette beaume le nom de Roland? Il me semble que la description que donne l'Arioste d'une caverne où se réfugiaient les brigands avec lesquels s'escrima ce paladin s'accorde assez avec celle de la grotte que nous venons de parcourir[22]. Des voleurs ont bien pu habiter ces catacombes, et je ne serais pas surpris qu'en des temps de persécution elles eussent servi d'asile à plus d'un proscrit.

Dans sa partie la plus reculée, au fond d'une grotte moins élevée, par une espèce de soupirail qui n'est guère plus large que la forme d'un chapeau, on entend le bruit d'un torrent souterrain. Nous y jetâmes des pierres; mais nous ne pûmes juger par ce moyen de la profondeur de l'abîme où elles tombaient: le bruit des eaux absorbait tous les autres.

Après avoir déclamé, chanté, hurlé tout à loisir dans cette singulière décoration, et fait avec quelques bouteilles de vin de Bordeaux des libations aux divinités infernales, avertis par nos torches qu'il était temps de sortir, nous retournâmes au jour par le même chemin. Ce voyage vaut bien celui des enfers, bien que les démons que nous avions avec nous n'eussent pas l'aspect trop terrible, et ne fussent rien moins que des anges de ténèbres.

L'hiver s'était à peine fait sentir cette année en Provence. Dans les premiers jours de mars, le temps devint tout à coup assez rigoureux. Il neigea. À l'aspect de ce phénomène, toute la population de Marseille me parut atteinte de folie: chacun de pétrir la neige, et d'en former des boules avec lesquelles on assaillait les passans. Malheur à qui traversait la rue pour le quart d'heure: ni son rang, ni sa fortune, ni son âge ne le protégeaient; il devenait le point de mire sur lequel se dirigeaient ces projectiles improvisés. D'en haut, d'en bas, de droite, de gauche, en arrière, en face, de tous les côtés, ils pleuvaient sur lui dru comme grêle. Les gens du peuple, les ouvriers, les servantes surtout quittaient tout pour ce plaisir auquel le soleil de midi pouvait mettre un terme, ce qui, à leur grand regret, arriva dès dix heures.

Nous employâmes ce mois de mars à nous divertir, partageant notre temps entre la promenade à cheval, le bal, le spectacle, et quelquefois aussi le jeu, où nous ne comptions que par milliers de francs; mais cela n'excédait pas les moyens du moins opulent d'entre nous.

Le théâtre de Marseille a toujours été monté sur le pied le plus magnifique. On y jouait tous les genres, depuis le grand opéra jusqu'au vaudeville, depuis la tragédie jusqu'à la farce. Disons à cette occasion que, pendant notre séjour, on y donna un ballet de la Tentation. C'était tout bonnement le pot-pourri de Sédaine traduit en pas de rigaudons. Il n'y avait pas de paroles dans cette Tentation-là; elle n'en était pas pour cela plus mauvaise qu'une autre, pas plus mauvaise que la mienne.

Parmi les acteurs tragiques, il s'en trouvait un qui avait joué à Rouen dans mon Marius. Le directeur m'ayant témoigné le désir de mettre cette pièce à l'étude, je consentis à en suivre les répétitions. Je n'eus pas lieu de m'en repentir; elles me mirent en relation avec quelques gens de talent, et particulièrement avec un homme qui, à plus d'un titre, jouissait de l'estime publique; c'est Richaud Martelli.

Martelli avait étudié pour être avocat; mais un penchant invincible l'entraînant vers le théâtre, il s'était fait comédien. C'est un des hommes qui aient le plus relevé l'honneur de cette profession. Il débuta d'abord, non pas sans succès, dans le tragique. L'intelligence, la profondeur, la noblesse, étaient ses qualités dominantes; il ne manquait pas non plus de sensibilité. Il m'avait enchanté dans les rôles de Mahomet, de Ninias et d'Orosmane, qu'il jouait à Versailles en 1783; mais cela ne prouve pas grand'chose. Je sortais du collége; tel acteur que je trouvais sublime alors m'a paru détestable depuis. On pouvait en effet être meilleur que Martelli dans le tragique, bien qu'il n'y fût pas mauvais; on pouvait même être meilleur que lui dans le comique, où il jouait aussi les premiers rôles; mais encore n'a-t-il été donné qu'à peu de personnes de réunir cette double aptitude. Moins ardent, moins brillant que Molé, il le surpassait de beaucoup en justesse et en vérité. Il frappait juste; à Paris néanmoins où il faut frapper fort, il n'eût été placé qu'auprès de Baptiste, homme d'un sens exquis, dont je ne prétends pas rabaisser le talent par cette assimilation.

Martelli s'était fait aussi une honorable réputation comme auteur dramatique. Le plus connu de ses ouvrages est un imbroglio satirique intitulé les Deux Figaro. Cette pièce, intriguée avec talent, est dirigée contre l'auteur du Barbier de Séville et de la Folle Journée, contre le père même de Figaro. Elle a été vivement applaudie. Je doute néanmoins qu'elle eût obtenu tant de faveur, si elle n'était pas remplie d'allusions plus malignes que justes contre un des auteurs qui ont le plus irrité l'envie. J'ignore par quel motif Martelli, qui était bon et honnête, s'est acharné après un homme qui a fait tant d'actions honnêtes et bonnes, et qui ne doit après tout qu'à la réunion des facultés les plus rares et les plus diverses ses nombreux succès dont on commence à ne plus lui faire un crime, quoique ce soit le seul dont on puisse le convaincre.

Martelli s'est aussi essayé dans la fable. Ce genre tient à la comédie; il exige ainsi qu'elle l'esprit d'observation. Le caractère des Deux Figaro ne se retrouve pas pourtant dans les fables de Martelli. Elles se recommandent moins par la malice que par la simplicité, et par l'esprit que par le jugement. Tel était aussi le caractère de sa conversation; elle abondait en traits plus sensés que brillans; personne d'ailleurs n'était plus exempt que lui de cette prétention au bel esprit, qui fait dire tant de sottises.

Je ne dirai pas la même chose d'un certain M. d'Offreville, sot qui fut sot à un tel degré de perfection, que je me crois obligé non seulement de lui accorder, mais aussi d'appeler sur lui toute l'attention à laquelle a droit tout phénomène.

Je connaissais ce d'Offreville dès ma plus tendre enfance. Gentilhomme rimeur comme M. Desmazures, on l'aurait cru le type de cette autre caricature, s'il eût vécu soixante ans plus tôt. Sachant que le comte de Provence (Louis XVIII) aimait les lettres, lui aussi avait acheté une charge dans la maison de ce bon prince. Il s'en était fait remarquer par ses ridicules, quand un accident assez grave accrut l'extravagance à laquelle il était naturellement enclin. Aussi mauvais cavalier que mauvais poëte, un jour qu'en sa qualité de porte-manteau il suivait à la chasse son seigneur qui alors jouissait de la faculté locomotive, un cheval très-vif, que peut-être on lui avait donné par malice, l'emporta et le jeta par terre. L'aventure n'eût été que plaisante, si le malheureux ne fût pas tombé sur la tête: cela ne la raccommoda pas. Il fallut le trépaner: cette opération lui rendit la vie, mais non pas le jugement. Plus métromane que jamais après sa guérison, il obséda tellement le royal Mécène qu'il poursuivait de ses vers, que, se lassant de ce qui l'avait d'abord amusé, celui-ci, comme un enfant qui se dégoûte d'un joujou gâté, ordonna au poëte de vendre sa charge. M. d'Offreville, sans office, ne fut plus qu'un fou suivant la cour.

Douze ou quinze ans s'étaient écoulés sans que je l'eusse revu, quand je le retrouvai à Marseille. Je ne sais quel vent l'avait poussé si loin de Dieppe, sa ville natale. Toujours le même quant au physique, car il avait une de ces figures qui ne changent pas: nez épaté, menton de galloche, bouche fendue jusqu'aux oreilles, petits yeux bordés d'écarlate, et cet air de satisfaction qui siége éternellement sur une sotte physionomie; au moral aussi, il était ce qu'il avait été jadis, n'ouvrant jamais la bouche que pour dire une sottise, même en prose, et l'ayant toujours ouverte.

Ce n'était plus toutefois de petits vers qu'il débitait, mais des alexandrins aussi longs et parfois même plus longs que possible. Cherchant sur les traces de Corneille une célébrité encore plus grande que celle qu'il avait trouvée sur les traces de Chaulieu, et se jetant à corps perdu dans le sublime, il avait composé des tragédies; et, dans l'espérance d'obtenir un ordre en vertu duquel elles seraient représentées sur le grand théâtre de Marseille, il faisait à Fréron une cour obstinée, lui adressant requête sur requête, requêtes en vers comme de raison. Peine perdue: renfermé dans son cabinet, Fréron n'y répondait pas, non qu'il fût très-laborieux, mais parce qu'il était précisément le contraire, et qu'il n'aimait rien tant que le far niente. D'Offreville cependant passait la majeure partie de sa journée dans les salons d'attente avec les agens des différens services, que faute de mieux il prenait pour ses auditeurs: un jour on le surprit déclamant dans l'antichambre, le manuscrit à la main, entre deux gendarmes endormis.

Comme les éloges exagérés qu'on prodiguait à ses pièces exaltaient sa vanité, et que chacun témoignait de jour en jour plus d'impatience de les voir représenter: «Si le commissaire du gouvernement, dit-il un jour, trouve de l'inconvénient à donner au directeur l'ordre de les jouer au grand théâtre, ne peuvent-elles être jouées ailleurs? ne peuvent-elles être jouées non plus que par des comédiens? Pourquoi, puisque vous aimez les beaux vers, ne jouerions-nous pas mes pièces entre nous?»

Chacun d'applaudir à cette proposition, et de s'engager à jouer dans sa tragédie favorite, pièce tartare, qui fut aussitôt dépecée et distribuée. On fut embarrassé un moment pour les rôles de femmes. «Que cela ne vous arrête pas. Chargez-vous du rôle de l'Impératrice, dit je ne sais qui à l'auteur; je me chargerai, moi, du rôle de la confidente; cela réussira parfaitement dans ce pays-ci; on y est familiarisé depuis le roi René avec ces sortes de travestissemens. À la grande procession d'Aix, n'était-ce pas toujours le bedeau de la cathédrale qui faisait la reine de Saba?»

La chose une fois connue, les demandes se multiplièrent; et, pour satisfaire tout le monde, d'Offreville multipliait les rôles à l'infini: «Je ferai pour vous un Tartare de plus, disait-il à chaque amateur; mais quand me jouerez-vous donc?»

Il répéta tant et tant de fois cette question, qu'à la fin nous résolûmes de le jouer réellement. Martelli composa à cet effet un prologue dans lequel le schah de Perse, tourmenté d'insomnie, faisait chercher partout un remède à son mal. La sultane favorite, qui le tenait, disait-il, trop éveillé, et à qui pour cela il voulait faire couper la tête, lui proposait un remède plus puissant que l'opium et que tous les somnifères réunis: «Qu'est-ce?—Un grand poëte est arrivé d'Occident. Il sait de ces paroles magiques qu'on n'entend pas sans bâiller; j'en bâille encore de souvenir. Écoutez-le, grand prince, et que je meure si vous ne dormez!—Qu'on m'amène ce poëte, disait le schah»; et alors d'Offreville, habillé en mamamouchi, et qui ne devait pas avoir eu communication de la pièce, serait introduit sur le théâtre, et, à l'invitation de la sultane, déclamerait une tirade de sa tragédie.

Cette mystification eut un plein succès. C'est sur un fort joli théâtre, qui appartenait, je crois, à M. Clary, qu'elle s'exécuta devant la meilleure société de Marseille. Introduit au milieu des applaudissemens, d'Offreville débite, avec l'emphase la plus ridicule, le plus ridicule de ses monologues. Les applaudissemens de redoubler. Tombé de son trône, où la puissance de ces vers l'avait assoupi, le roi de Perse proclame, en se réveillant, l'auteur d'un morceau si sublime poëte de l'empire persan, et ordonne qu'il soit procédé à l'instant même à sa réception. Elle se fit conformément au programme suivant, qui avait été ajouté à la pièce de Martelli.

Grande ouverture composée de l'air des Trembleurs et de l'air des Pendus. Puis arrivaient sur deux files tous les personnages qui avaient figuré dans le prologue. L'orchestre exécutait cependant la gamme montante et descendante. Entre le grand-visir et le grand maître des cérémonies, marchait le poëte lauréat, sans turban, sans perruque. «Maître des cérémonies, disait le roi de Perse, expliquez-nous les secrets de l'art dans lequel ce grand homme excelle.»

LE MAÎTRE DES CÉRÉMONIES.

(AIR: Un bandeau couvre les yeux.)

a. b. c. d. e. f. g. h. i. k. l. m. n. o.
   Cela vous apprend comme
p. q. r. s. t. u. v. x. y. z., etc.,
   Sait parler ce grand homme.

LE ROI DE PERSE.

Redites-moi, s'il vous plaît,
   Ce bel alphabet;
Je ne voudrais pas l'oublier,
Je veux l'apprendre tout entier.

LE MAÎTRE DES CÉRÉMONIES.

Très-volontiers.

Et il répétait l'alphabet, que le choeur épelait avec lui ainsi que le fait la belle Laurette dans la scène de Richard-Coeur-de-Lion, où elle apprend le couplet improvisé par Blondel.

LE ROI DE PERSE, dans le ravissement.

(AIR: R'lan tan plan tire lire.)

   Qu'on le décore à l'instant,
Plein plan, r'lan tan plan tire lire en plan.
   Qu'on le décore à l'instant
      Des ordres de l'empire.

LE CHOEUR.

Des ordres de l'empire!

LE ROI DE PERSE.

      R'lan tan plan tire lire!
   Et qu'il prête le serment,
R'lan tan plan rire lire en plan.
   Et qu'il prête le serment
      De ne jamais écrire…

LE CHOEUR, avec étonnement.

De ne jamais écrire!

LE ROI DE PERSE, avec finesse.

      R'lan tan plan tire lire!
   Que pour le peuple persan,
R'lan tan plan tire lire en plan,
   Que pour le peuple persan,
      Qui ne sait pas lire.

LE MAÎTRE DES CÉRÉMONIES.

Je le jure pour lui.

LE ROI DE PERSE.

Comme les gens de son espèce sont rares, et que je ne voudrais pas le perdre, j'ordonne qu'on lui imprime sur le front, à l'instant même, un caractère qui serve à le faire reconnaître partout où on le rencontrera. Visir, où est le grand sceau de l'État, le plus grand?

LE GRAND VISIR, tenant un bouchon brûlé.

Le voilà, Sire.

LE ROI DE PERSE.

Allons, visir, remplissez les fonctions de votre charge.

LE GRAND VISIR, après avoir dessiné sur le front du récipiendaire une large mouche.

C'est fait, Sire.

LE ROI DE PERSE.

Est-il timbré?

LE GRAND VISIR.

Il est timbré.

TOUS LES ACTEURS, L'UN APRÈS L'AUTRE.

Il est timbré!

LE ROI DE PERSE.

Il ne nous reste plus qu'à célébrer ses louanges par des chants dignes de lui.

Un vaudeville plus extravagant que ce qu'on vient de lire termina cette facétie, à laquelle succéda un bal qui se prolongea assez avant dans la nuit.

C'est ainsi que nous prîmes congé d'une société où nous avons trouvé autant de gaieté que nous y en avons apporté. Ces saillies avaient excité un rire si franc, qu'on n'examina pas si elles étaient du goût le plus pur: on prit cela pour ce que nous le donnions, pour une polissonnerie; et non seulement on nous la pardonna, mais on nous sut gré du bon quart d'heure qu'on venait de passer après tant de mois d'angoisses.

Quant à M. d'Offreville, il était si content d'avoir occupé de lui deux cents personnes pendant toute une soirée, qu'il eût volontiers recommencé le lendemain. Il avait, au fait, été fort divertissant cette fois-là, divertissant comme ces instrumens qui ne vous amusent que quand on les pince.

LIVRE VIII.

AVRIL 1796 À AVRIL 1797.

CHAPITRE PREMIER.

Paris sous le Directoire.—La Réveillère, Barras, Carnot.—Soirées chez
Lenoir.—Les amis.—Départ de Leclerc pour l'Italie.—M. Petitain.

De retour à Paris, j'y trouvai un changement notable. Cinq mois avaient opéré une révolution réelle dans les moeurs. À la terreur à laquelle cette grande ville avait été si long-temps en proie avait succédé une insouciance presque absolue pour tout, excepté le plaisir; c'était un besoin universel, et ce besoin était insatiable: tout en jouissant du présent, on anticipait sur l'avenir et l'on se récupérait du passé. On avait à la vérité, en fait de plaisir, un fort arriéré à recouvrer. Les gens qui avaient sauvé quelque fortune craignaient peut-être encore d'en donner la preuve, et vivaient modestement; mais ceux qui par d'heureuses spéculations s'étaient enrichis au milieu des malheurs publics, et même par suite de ces malheurs, s'empressaient de jouir de leurs richesses, comme s'ils eussent craint qu'elles ne leur échappassent, et prenaient dans la société, qui s'organisait d'après un nouveau principe, possession du premier rang, d'où l'importance politique venait de déchoir, du premier rang que la gloire militaire n'occupait pas encore, et que la disparition de la noblesse semblait abandonner à l'opulence.

L'installation du Directoire contribuait aussi à cette révolution. Le Luxembourg, dont les cinq hommes avaient pris possession, était déjà devenu ce que sera toujours le lieu où siége la puissance, une cour; et comme il n'était pas inaccessible aux femmes, avec elles y avaient pénétré des manières plus douces. Dépouillant leur brutalité, ces républicains commençaient à concevoir que la galanterie pouvait être compatible avec les fonctions politiques; qu'il y avait même quelque habileté à s'en servir comme d'un moyen de gouvernement; et des fêtes, où les dames reprenaient l'empire dont elles avaient été dépossédées pendant le long règne de la Convention, prouvaient que les hommes du pouvoir songeaient moins à détruire les anciennes moeurs qu'à les ressusciter.

Le plus brillant ou plutôt le moins terne de ces salons était celui de Barras. Plusieurs dames, remarquables à des titres différens, s'y réunissaient et y portaient un charme qui ne se trouvait pas dans ceux de ses collègues. Les jeunes gens briguaient la faveur d'y être admis.

Présenté par deux de ces dames à ce directeur, j'allais assez assidûment chez lui, et, à parler franchement, dans l'intérêt d'y faire ma cour; mais comme ce n'était pas à lui, il me savait peu gré de cet empressement; peut-être même le voyait-il avec quelque déplaisir: il avait tort.

Nos relations, au reste, ne durèrent pas long-temps, l'intérêt qui les avait provoquées ayant bientôt fait place à un intérêt de même nature qui m'appelait ailleurs. Barras, ne me voyant plus, oublia facilement un homme qui n'avait pas trop pensé à lui, et depuis ne l'a revu qu'une fois. Il ne m'a fait ni bien ni mal.

Que dirai-je de Barras? qu'il dut sa fortune à son habileté moins qu'à son caractère. Les crises du 10 thermidor et du 13 vendémiaire, où le danger lui donna le courage qu'il avait enlevé à la plupart de ses collègues, pouvaient seules le porter au pouvoir. Au milieu de gens qui ne savaient que parler, fait pour l'action, il fût resté sans importance, si l'occasion d'agir ne se fût pas présentée. L'audace militaire le tira de la foule des députés, où il ne s'était fait remarquer ni par la science de l'administration, ni par des connaissances en législation, ni par le talent de la parole; mais il était homme de résolution, homme d'exécution. Ne craignant pas la mitraille et sachant monter à cheval, il agissait pendant que les autres délibéraient. Ces qualités, dont il avait fait preuve devant Toulon, lui firent conférer au 10 thermidor, par la Convention, le commandement des troupes qui allèrent enlever Robespierre à l'Hôtel-de-Ville, et, au 13 vendémiaire, celui des colonnes que la Convention opposa aux sections révoltées. On le crut le plus habile parce qu'il était le plus courageux, et on le nomma directeur pour honorer en lui les braves, et leur donner un représentant dans le gouvernement.

Dans ce poste éminent, Barras ne montra guère d'autre talent que celui d'assurer sa fortune future et de prolonger sa fortune présente. Tenant une maison fastueuse et accueillant surtout les hommes d'épée, il sut s'appuyer sur eux en s'en faisant l'appui. Plus que médiocre dans le gouvernement des affaires publiques, il eut l'adresse d'attirer à lui des gens habiles, et de se faire une espèce de gloire de la leur. C'est lui qui porta le citoyen Talleyrand au ministère des relations extérieures, et le général Bonaparte au commandement de l'armée d'Italie.

Ce dernier choix surtout explique sa prospérité et ses revers. Tant qu'il eut pour lui l'homme dont les talens suppléaient à ceux qui lui manquaient, il eut pour lui la fortune; mais dès qu'il eut contre lui cet homme qui enchaînait la destinée, réduit à sa nullité naturelle, il lui fallut céder sans combat un pouvoir qu'il avait exercé sans génie.

Barras eut d'abord pour collègues dans l'exercice du quinquemvirat La Réveillère-Lépaux, Carnot, Rewbel et Le Tourneur de la Manche. Qu'on me pardonne de ne parler que des deux premiers; je n'ai pas connu les autres.

Doué de rectitude d'esprit moins que de raideur de caractère, citoyen estimable, mais gouvernant détestable et plus maussade encore qu'austère, La Réveillère n'était certes pas dénué de vertus; mais, dans un homme d'État, ses vertus avaient plus d'inconvéniens que des vices. Ce quaker sortit du Directoire avec la réputation d'un homme plus honnête qu'habile. Sa philosophie n'était cependant exempte d'aucune ambition. Avec le pouvoir politique, qu'il ne dédaignait pas, il eût volontiers cumulé le pouvoir religieux, et trouvait assez piquant, à cette époque où l'on ne souffrait ni roi ni prêtres, d'être souverain pontife en France, où il était un cinquième de roi. Les théophilantropes le regardaient comme leur pape; mais son église n'était pas assise sur une pierre aussi solide que la ou le Pierre sur laquelle ou lequel repose l'Église de Rome[23]. Simple dans sa doctrine, mesquine dans sa liturgie, et fondée sur le sens commun, elle n'avait aucun attrait pour la multitude, dont la crédulité veut des mystères, dont la pauvreté veut du luxe, dont la curiosité veut des spectacles. Comme elle ne s'appuyait sur aucun intérêt, elle devint, dès son origine l'objet de la risée des indifférens même, et tomba avant son apôtre sous les sifflets, comme une mauvaise comédie.

Tel est au reste le sort qui attend aujourd'hui toute religion nouvelle. Les gens qui ne croient pas ne l'accueilleront pas plus favorablement que ne l'accueilleront les gens qui croient. Elle sera pour ceux-ci un objet de dédain, comme pour ceux-là un objet d'horreur. Proposer à la société une religion nouvelle par le temps qui court, c'est pourvoir à un besoin qui n'existe pas.

La cour la plus brillante après celle de Barras, était la cour de Carnot; celui-là avait été porté au gouvernement par des titres un peu plus positifs que son voluptueux collègue. C'est du cabinet d'où ce tacticien faisait mouvoir nos quatorze armées qu'étaient sortis en 1794 les plans qui ramenèrent la victoire sous nos drapeaux à Fleurus, où, forcés d'évacuer notre territoire, les Autrichiens perdirent cette bataille qui nous rendit la Belgique, nous livra la Hollande et ouvrit l'Allemagne aux armées de la république. Moreau, Jourdan et Pichegru durent leur première réputation à l'habileté avec laquelle ils exécutèrent les conceptions de Carnot qui, dans le comité de salut public, avait la direction de la guerre.

Relativement à Bonaparte, Carnot prouva encore l'excellence de son jugement. On sait que les opérations qui nous soumirent l'Italie avaient été conçues par le général qui les exécuta. Au mérite de diriger les autres généraux, Carnot joignit celui de laisser toute liberté à un génie qui n'avait pas besoin de guide.

Au reste, c'est surtout par sa modération que Carnot se fit remarquer au Directoire. Il la porta assez loin pour se voir accuser par les républicains de complicité avec les partis qui en 1797 conspiraient le rétablissement de la royauté, laquelle n'en fut pas très-reconnaissante en 1815.

Au comité de salut public, pendant que ses collègues dressaient des listes de proscriptions, Carnot organisait la victoire; au Directoire aussi, il était uniquement occupé de la guerre, pendant que ses collègues s'occupaient d'intrigues.

Carnot avait ainsi obtenu un grand crédit. Cela ne convint pas long-temps à Barras, qui songea bientôt à s'en défaire. Carnot n'étant pas toujours de l'avis de la majorité du Directoire sur les moyens de sauver la république, Barras se prévalut de cette opposition pour l'accuser d'intelligence avec le parti qui voulait la perdre, et le fit comprendre dans le décret dont furent atteints les ennemis de la liberté; ainsi, après avoir été signalé comme terroriste au 9 thermidor, Carnot fut proscrit comme royaliste au 18 fructidor. Il n'avait été et ne fut jamais que le plus intègre des patriotes.

Par suite des relations qui résultèrent de celles que j'avais formées pendant mon séjour à Marseille, je me trouvai lancé dans une nouvelle société. À Paris aussi les amis de Lenoir devinrent les miens; hommes d'esprit pour la plupart, et tous hommes de plaisir, ils se réunissaient souvent chez lui le soir: c'était la maison de l'homme aux quarante écus. Libre de toute affaire, on y soupait, on y prenait du punch, et la conversation toujours piquante, quel qu'en fût le sujet, s'animant de plus en plus, on ne se séparait que très-tard.

Réunions délicieuses dont l'esprit fin et judicieux d'Andrieux fit plus d'une fois le charme, et qu'il égayait par ses contes, après lesquels les fables ingénieuses de M. Grenus étaient encore entendues avec un vif plaisir; réunions au milieu desquelles l'incroyable naïveté de Petitain, et les malicieuses turlupinades de Frogères et de Michot improvisèrent plus d'une comédie, qui paraissaient d'autant plus piquantes qu'elles n'avaient pas été préparées; réunions auxquelles Talma apportait le tribut de sa bonhomie et Lenoir celui d'une originalité inépuisable comme sa bonté.

Leclerc qui, peu de temps après nous, avait quitté Marseille, et qui à Paris avait été attaché à l'état-major de la place, venait quelquefois aussi passer la soirée avec nous. Quoiqu'il fût d'un caractère sérieux, il s'amusait assez de nos folies, et même il nous en amusait en nous racontant les extravagances que nous nous permettions quelquefois dans nos excursions nocturnes, dont il avait été instruit par les rapports de la police militaire.

«Qu'as-tu de nouveau à nous apprendre de nous? lui dîmes-nous un soir qu'il était venu d'assez bonne heure: as-tu quelque avis à nous donner? —Non, mais je viens vous demander un conseil. Je suis dans une position…—Fâcheuse?—Nullement, mais embarrassante. Je suis entre les offres de Barras et celles de Bonaparte.—Explique-toi.—L'un me propose de rester à Paris, où il me donnerait, en qualité d'adjudant général, le commandement de la garde du Directoire; et l'autre me presse de venir en Italie, où il m'emploierait dans ce grade. Je ne sais, à parler franchement, quel parti prendre.—À ta place, lui répondis-je, mon parti serait déjà pris. Barras te propose de t'attacher à des hommes. Bonaparte te propose de t'attacher à une armée. S'il y a d'un coté, sous le rapport des appointemens et de la douceur du service, des avantages, à quel prix ne les achèteras-tu pas? C'est moins un service militaire qu'un service domestique que tu accepterais. Es-tu d'âge et d'humeur à ne camper que dans les antichambres? Les qualités qui t'ont fait arriver si jeune au grade que tu as doivent te porter plus haut. Ne borne pas ta carrière; parcours-la tout entière; continue à faire ton chemin l'épée à la main. Le général Bonaparte ira loin: asssocie-toi à sa fortune. Il est plus glorieux de servir sous lui que de commander les janissaires des cinq hommes.—Il est vrai qu'à leur suite tu auras moins à craindre qu'un boulet ne vienne déranger tes combinaisons, ajouta Lenoir, mais…—Vous m'expliquez tout ce que je pensais, reprit vivement Leclerc. Je partirai demain.»

Le lendemain, en effet, il partit pour l'Italie, d'où il revint treize mois après pour apporter le traité de Léoben. Combien de fois ne nous a-t-il pas répété alors: «C'est vous autres qui m'avez décidé; c'est à vous que je dois ma fortune!»

On sait quelle a été cette fortune. Promu au grade de général de brigade, après la campagne d'Italie, Leclerc obtint la main de Pauline, soeur du général qu'il avait préféré à Barras; et, par suite de cette alliance, à quel degré d'élévation ne se trouva-t-il pas porté après la révolution du 8 brumaire? Que fut-il devenu alors s'il eût été capitaine des gardes de Barras?

J'ai nommé Petitain. Deux mots sur cet homme qui n'eut aucune importance, mais qui, par la singularité de son caractère, a droit néanmoins à quelque attention.

Petitain avait de l'instruction, et même de l'esprit; mais l'absence totale de jugement en faisait le niais le plus complet qu'on puisse imaginer. Le petit Poisinet le lui cédait en crédulité. Pendant tout un hiver, on lui fit prendre l'acteur Michot pour le tribun Baboeuf, et le farceur Frogères pour un citoyen Boivin, ci-devant procureur, et cependant il les voyait journellement en scène tous les deux. Prenant au pied de la lettre les théories de l'un en matière de philantropie, et de l'autre en matière de probité, il n'était désabusé ni par les propositions ridiculeusement atroces du premier, ni par les maximes naïvement révoltantes du second, mystifications si évidentes, que l'esprit le plus borné ne pouvait y être pris.

Un jour Michot ayant dit du ton le plus sentimental qu'il ne fallait plus guère sacrifier que trois ou quatre cent mille têtes au bonheur de l'humanité, et un rire universel ayant accueilli le soupir qui avait accompagné cette profession de foi, Petitain ne put s'empêcher de déclarer qu'il ne trouvait pas à cela le mot pour rire. Mais ce fut bien autre chose quand ce Ménechme de Baboeuf, que cette incartade n'avait pas déconcerté, prié de chanter au dessert, soupira de la voix la plus douce, sur l'air Pauvre Jacques, le couplet suivant que le poëte élégiaque de l'époque lui soufflait:

Il faut du sang pour affermir la paix;
Il faut du sang pour finir nos misères;
Il faut du sang au bonheur des Français;
Il faut s'égorger entre frères!

À ce dernier vers, se levant de table, Petitain protesta qu'il ne pouvait rester plus longtemps auprès d'un homme qui débitait de pareilles maximes entre la poire et le fromage; et quand, deux ans après, Baboeuf fut condamné à mort, par suite de ses extravagances démagogiques, Petitain s'en allait disant: «Je l'avais bien prévu; c'était le moins qui pouvait arriver à un homme qui chantait de pareilles romances.»

Il traitait, il faut le dire, avec moins de sévérité le faux procureur dont la morale n'était pourtant pas très-sévère, et qui se bornait à dire qu'il n'y avait de mauvaise action que celle pour laquelle on avait été pendu. Quand celui-là lui avait expliqué ses doctrines en matière de propriété: «Il est fâcheux, disait Petitain, qu'un homme qui a tant d'esprit n'ait pas plus de délicatesse.» S'étendant un jour sur le chapitre de la bienfaisance, comme Frogères disait que c'était un grand plaisir que de faire du bien, et que l'homme qui pouvait s'abandonner à un penchant si naturel était véritablement heureux, «Vous l'entendez, dit Petitain, Boivin lui-même connaît tout le prix d'une bonne action.—Sans contredit, répondit Boivin, je me ruinerais en bonnes actions, si j'en croyais mon coeur; mais je n'en crois que ma raison, et j'en fais le moins que je puis.

«C'est à soi-même, ajouta-t-il, qu'il faut faire du bien avant tout, or je ne connais pas d'autre moyen pour y réussir aujourd'hui que de faire des affaires. Faites comme moi, citoyen Petitain.» Et à cette occasion il lui proposait de faire en tiers, avec un capitaliste, une fourniture, affaire un peu véreuse dont celui-ci fournirait les fonds, et dont ils partageraient les bénéfices en y apportant leur industrie, ce que Petitain ne refusa pas.

Je ferais soupçonner ma véracité si je racontais toutes les mystifications dont Petitain a été la dupe. Plusieurs ont été mises en scène sur divers théâtres: les spectateurs, qui les applaudissaient comme des inventions, étaient loin de s'imaginer que ces pièces n'étaient que des représentations d'un fait réel. Tel est pourtant le cas où se trouve, entre autres, le Voyage à Dieppe, qui a tant égayé les habitués de l'Odéon; comédie qui ne diffère de celle dans laquelle Petitain jouait sans le savoir, qu'en ce que c'est le voyage d'Orléans qu'il fit sans sortir de Paris.

Le trait suivant donnera la mesure de la naïveté de cet homme singulier. Après avoir tenté pour se tirer d'affaire plusieurs moyens qui ne lui réussirent pas, il prit le parti d'établir un pensionnat, qu'il prétendait diriger sous le rapport de l'enseignement, de l'éducation et de l'administration. Il y avait déjà six mois que sa maison était ouverte quand Lenoir le rencontre: «Eh bien! Petitain, comment va l'entreprise?—Pas mal.—Les pensionnaires viennent-ils?—Eh! oui.—Combien en avez-vous?—Déjà trois.—Trois!—Trois: mon fils d'abord, puis le fils de ma cuisinière, puis enfin le fils de la bouchère, qu'elle m'a promis pour Pâques.» On était alors à la Toussaint.

Par une alliance de facultés qui semblent s'exclure, et qui néanmoins se sont rencontrées plus d'une fois dans un même sujet, Petitain unissait quelque malignité à beaucoup de niaiserie; mais comme il était gauchement malin, cela ne tendait qu'à le compromettre. Pour se soustraire aux poursuites provoquées par un libelle qu'il avait publié contre le Directoire, il se crut obligé de se tenir caché. «Leur ai-je joué un bon tour!» disait-il après avoir passé dans sa prison volontaire trois grands mois, pendant lesquels personne n'avait pensé à lui. C'était La Fontaine sans génie.

Cette disparate de caractère ne surprendra que ceux qui prennent la niaiserie pour de la bonhomie. Pour achever ce portrait, j'ajouterai que Petitain était fort instruit: c'était ce qu'on appelle un érudit, une tête farcie de grec et de latin, une tête où il y avait de tout, excepté du jugement; marmite pleine, mais qui cuisait mal.

CHAPITRE II.

Mme Bonaparte.—Mme Tallien.—Le général Pichegru.—Le général
Hoche.—Le général Brune.—Premières victoires du général
Bonaparte.—Drapeaux présentés au Directoire par Murat.—Départ de Mme
Bonaparte pour l'Italie.

Fréron, à notre départ de Marseille, nous avait chargés, Lenoir et moi, d'une commission pour Tallien, très-puissant alors au Directoire, car il pouvait tout chez Barras, bien qu'il y eût auprès de ce directeur quelqu'un de plus puissant encore que lui. S'apercevant qu'il avait été dupé par Salicetti, et que petit à petit toutes les bonnes places se distribuaient, Fréron s'était réveillé; et, par un effort extraordinaire, chargeant sa main d'une plume, il avait, dans le moins de mots possible, sommé Tallien de faire valoir ses droits auprès du gouvernement, et de le rappeler à l'amitié de son ancien collègue, ou de son ancien complice, et il nous avait priés de remettre cette lettre au héros de thermidor.

Ce n'était pas seulement pour nous acquitter de cette commission que nous allâmes à Chaillot, où demeurait Tallien: le désir de voir de plus près l'ange qui lui avait inspiré ses généreuses résolutions contribuait aussi à l'empressement que nous mîmes à la remplir. Nous n'eûmes pas lieu de nous en repentir; nous fûmes accueillis en vieux amis dans cette maison où nous entrions pour la première fois. Tallien se souvint très-bien de moi; et, tout grand personnage qu'il était devenu, il fut le premier à me rappeler les circonstances moins brillantes pour lui où je l'avais vu, et à me parler de l'hôtel de l'Union, où nous nous étions rencontrés en 1789, hôtel alors tenu par sa tante, Mme Imbert. Il nous présenta ensuite à sa femme et à Mme Bonaparte, inséparable alors de Mme Tallien, lesquelles nous présentèrent à Barras, qui fut bon prince, et ne s'opposa pas à ce que nous accompagnassions ces dames au Luxembourg. C'est ainsi que, sans y prétendre, nous nous trouvâmes introduits dans le salon de l'homme dans les mains duquel les caprices de la révolution avaient fait tomber les destins de la France.

J'usai de la permission pendant quelques mois. Mais ayant eu lieu de reconnaître que Barras que j'aimais peu ne m'aimait pas, je me retirai insensiblement d'une société, ou si l'on veut d'une cour au milieu de laquelle un homme étranger aux affaires ou aux intrigues devait bientôt se trouver déplacé.

Je passais cependant presque tout mon temps dans la société de ces dames, soit chez l'une, soit chez l'autre; j'y rencontrai les personnages les plus importans de l'époque.

Chez Mme Bonaparte, je dînai une fois avec le général Pichegru. On pense bien que j'étudiai avec quelque attention cet homme qui n'était célèbre alors que par de belles actions. Il me parut homme de sens plus qu'homme d'esprit, et doué de plus de jugement que de génie. Éloigné de la jactance autant que de la fausse modestie, grave dans son maintien, mesuré dans ses discours, tout portait en lui le caractère de la prudence et de la circonspection; le caractère de la discrétion, mais non de la dissimulation. J'aurais conçu que les projets d'un pareil homme fussent impénétrables, mais je n'aurais jamais soupçonné qu'un front aussi honnête recélât les projets d'un traître.

Chez Mme Tallien, je rencontrai un homme non moins illustre, le général Hoche. C'était sous des dehors moins sévères que celui-là cachait une ambition dont sa capacité pouvait réaliser tous les rêves, si vastes qu'ils fussent. Je m'étonnais de trouver en lui de si hautes qualités réunies aux avantages qui assuraient à un jeune homme des succès de salon. Un esprit facile et léger, un ton de petit-maître que justifiait assez sa taille et sa tournure, dont une veste de chasseur faisait ressortir l'élégance; une figure enfin qu'un homme à bonnes fortunes pouvait envier, tels sont les rapports sous lesquels il se faisait aussi remarquer auprès d'une femme assez belle à la vérité pour faire perdre chez elle à un héros même toute autre ambition que celle d'être aimable. C'était aussi un homme parfaitement maître de lui-même. Avant son départ pour l'expédition d'Irlande, qui lui promettait tant de gloire, et à son retour de cette expédition dont le résultat avait mal répondu à ses espérances, la même sérénité régnait sur son visage.

Chez Mme Tallien venait souvent aussi le général Brune. Peu célèbre alors, ce futur maréchal n'était rien moins qu'heureux. Revenu du Midi où il avait précédé Fréron, il attendait de l'emploi, et le Directoire semblait peu disposé à lui en donner. Autant que j'ai cru m'en apercevoir, on avait alors une idée peu favorable de sa capacité. Fréron, qui avait été envoyé pour le relever ou le remplacer à Marseille, disait que ce général n'était venu aux bords de la Méditerranée que pour y faire des ronds comme ceux que faisait en crachant dans un puits ce grand flandrin de vicomte dont il est question dans le Misantrope. Était-ce justice, était-ce prévention? Cela constate au moins qu'il n'y avait pas fait de mal; et je suis d'autant plus porté à le croire que, pendant les cinq mois que j'ai passés dans le Midi, je ne lui ai entendu faire aucun reproche par la population provençale, la plus rancunière peut-être comme la plus irritable qui soit au monde.

Brune, à qui j'ai trouvé depuis des airs qui n'étaient pas dénués de vanité, était alors simple et modeste. Tallien, qui aimait en lui un vieil ami de Danton, parvint à le faire appeler à l'armée d'Italie, où il prit après le traité de Campo-Formio le commandement de la division Massena. Les événemens depuis n'ont pas cessé de le servir, et je le mettrais au premier rang des hommes heureux, sans l'effroyable catastrophe qui a terminé sa vie.

Brune était instruit. Il possédait assez bien les auteurs latins, et comme Louis XVIII il aimait à citer Horace, qu'il entendait mieux que lui. Avant d'entrer dans la carrière des armes que lui ouvrit la révolution, il avait été prote dans une imprimerie. Il avait été un des membres les plus actifs de ce club des Cordeliers d'où sortait la faction que Robespierre crut anéantir avec Danton, et qui finit par anéantir Robespierre.

Marchant de succès en succès, Bonaparte cependant avait contraint le roi de Sardaigne à demander la paix. La victoire lui avait ouvert les portes de Milan. Murat, son premier aide de camp, qui vint apporter à Paris les trophées de Montenotte, de Dégo, de Mondovi et de Lodi, remit à Mme Bonaparte une lettre par laquelle le jeune conquérant la pressait de venir le rejoindre.

Cette lettre qu'elle me fit voir portait, ainsi que toutes celles qu'il lui avait adressées depuis son départ, le caractère de la passion la plus violente. Joséphine s'amusait de ce sentiment, qui n'était pas exempt de jalousie; je l'entends encore lisant un passage dans lequel, semblant repousser des inquiétudes qui visiblement le tourmentaient, son mari lui disait: S'il était vrai, pourtant! Crains le poignard d'Othello; je l'entends dire avec son accent créole, en souriant: Il est drôle, Bonaparte! L'amour qu'elle inspirait à un homme aussi extraordinaire la flattait évidemment, quoiqu'elle prît la chose moins sérieusement que lui; elle était fière de voir qu'il l'aimait presque autant que la gloire; elle jouissait de cette gloire qui chaque jour s'accroissait, mais c'est à Paris qu'elle aimait à en jouir au milieu des acclamations qui retentissaient sur son passage à chaque nouvelle de l'armée d'Italie.

Son chagrin fut extrême quand elle vit qu'il n'y avait plus moyen de reculer. Pensant plus à ce qu'elle allait quitter qu'à ce qu'elle allait trouver, elle aurait donné le palais préparé à Milan pour la recevoir, elle aurait donné tous les palais du monde pour sa maison de la rue Chantereine, pour la petite maison qu'elle venait d'acheter de Talma.

C'est du Luxembourg qu'elle partit après y avoir soupé avec quelques amis du nombre desquels je me trouvai, emmenant avec Fortuné, favori dont j'aurai plus tard occasion de parler, son fils Eugène, qui n'était encore qu'un écolier fort étourdi, fort inappliqué, et que son instituteur déclarait n'être bon à rien, parce qu'il ne faisait ni un thème sans solécismes ni une version sans contre-sens. Pauvre femme! elle fondait en larmes, elle sanglotait comme si elle allait au supplice: elle allait régner.

Le Luxembourg perdit alors une grande partie de son attrait pour moi; il le tenait uniquement de la réunion de trois femmes dont Joséphine n'était pas sans doute la plus belle, mais était sans contredit la plus aimable: l'égalité de son humeur, la facilité de son caractère, la bienveillance qui animait son regard, et qu'exprimaient non seulement ses discours, mais aussi l'accent de sa voix; certaine indolence naturelle aux créoles, qui se faisait sentir dans ses attitudes comme dans ses mouvemens, et dont elle ne se défaisait même pas entièrement dans l'empressement qu'elle mettait à rendre un service; tout cela lui prêtait un charme qui balançait l'éclatante beauté de ses deux rivales.

Entre ses deux rivales, au reste, quoiqu'elle eût moins d'éclat et de fraîcheur qu'elles, grâce à la régularité de ses traits, à l'élégante souplesse de sa taille, à la douce expression de sa physionomie, elle était belle aussi. Je les vois encore toutes les trois, dans la toilette la plus propre à faire valoir leurs divers avantages, et la tête couronnée des plus belles fleurs, par un des plus beaux jours de mai, entrer dans le salon où le Directoire devait recevoir les drapeaux de Lodi: on eût dit les trois mois du printemps réunis pour fêter la victoire.

Mme Bonaparte m'avait amené à cette fête avec son beau-frère Joseph. Il fallut m'asseoir auprès d'elle dans le fond de la voiture; Joseph se mit sur l'estrapontin: l'étiquette a tant soit peu changé depuis l'ordre établi ce jour-là par la politesse.

J'eus plus d'une fois l'honneur de servir de cavalier à Joséphine. Je me souviens entre autres d'avoir assisté à la première représentation du Télémaque de Le Sueur, au théâtre de Faydeau, dans la loge de Mme Bonaparte, avec Mme Tallien. Ce n'était pas sans quelque orgueil, j'en conviens, que je me voyais entre les deux femmes les plus remarquables de l'époque; ce n'est pas même sans quelque plaisir que je me le rappelle; sentimens naturels dans un jeune homme passionné pour la beauté et pour la gloire. Ce n'est pas Tallien que j'aurais aimé dans sa femme, mais c'était bien sûrement Bonaparte que j'admirais dans la sienne.

Joséphine me donna en partant une nouvelle preuve de bonté. Elle me promit de s'intéresser auprès de son mari pour mon frère que je déterminai à partir pour l'Italie. Elle tint parole, et il y avait mérite à elle, car elle oubliait aussi facilement qu'elle promettait. Mon frère, à son arrivée, ne se réclama pas vainement d'elle. Le général le fit employer dans les bureaux de son état-major, et l'employa quelquefois même dans son cabinet où M. de Bourienne n'était pas encore installé; puis il le fit placer dans une des administrations de l'armée. Aussi léger qu'il était honnête, mon frère ne manquait ni d'intelligence ni d'esprit; mais il n'était rien moins qu'assidu: s'il eût aimé le travail autant que le plaisir, s'il se fût donné corps et âme, comme on se donne à Dieu et au diable, à un homme qui voulait être servi comme eux sans réserve, sans partage, sa fortune était faite.

CHAPITRE III.

Première représentation d'Oscar.—Envoi de cette pièce au général
Bonaparte.—Je suis millionnaire.—Dupont de Nemours.—MM. Maret,
Bourgoin, Sémonville.—Dîner à Charonne.—La famille Montholon.—Le
citoyen Beauregard.

On ne s'étonne pas qu'il soit souvent question de batailles dans les Mémoires d'un homme de guerre, on ne s'étonnera pas qu'il soit souvent question de représentations théâtrales dans les Mémoires d'un homme de lettres.

Revenons à la littérature. Dès mon retour de Marseille, Oscar avait été mis à l'étude. Talma s'était chargé du personnage dont le nom sert de titre à la pièce. Jamais acteur n'entra plus intimement dans les intentions de l'auteur; jamais il ne se pénétra mieux de l'esprit d'un rôle; jamais il n'en développa plus habilement tous les sentimens: il répondait tout-à-fait à mon attente; il la surpassait même.

Il en fut ainsi de l'actrice qui jouait le rôle de Malvina, rôle qui exigeait plus de grâce et de sensibilité que d'énergie. Je trouvai tout cela, joint à une figure charmante et à une voix enchanteresse, dans Mlle Simon, jeune actrice plus gracieuse et non moins sensible que Mlle Desgarcins, qu'elle eût fait oublier sans doute, si, pour son bonheur plus que pour le nôtre, elle n'avait pas renoncé trop tôt à la scène.

Ce n'est pas sans travail que je mis cette pièce en état d'être jouée, ou dans l'état où elle a été jouée. Les répétitions font voir souvent les compositions dramatiques sous un aspect tout différent de celui qui d'abord s'était présenté à l'imagination de l'auteur. Les effets qui l'avaient séduit perdent quelquefois toute leur illusion quand on vient à les exécuter. Tel développement qui lui avait paru nécessaire au complément d'une scène, ne lui paraît plus qu'une superfétation: c'est ce qui m'arriva. Il me fallut faire de grands sacrifices à l'intérêt de sa représentation. Changeant en grande partie l'économie de ma pièce, j'en supprimai un acte entier et j'en refis deux nouveaux. Cette opération, qui accéléra la marche du drame dont elle resserrait l'action, me coûta quelques morceaux que je regrettai. Avais-je tort? on peut s'en assurer en lisant les variantes qui sont à la suite de la pièce imprimée.

Oscar réussit, mais non pas d'abord au gré de mon attente. Son premier effet ne répondit pas surtout au talent vraiment sublime qu'y développa mon premier acteur. Dans aucun rôle il ne s'est montré plus pathétique et plus terrible que dans celui d'Oscar, qu'il jouait d'ailleurs avec une admirable simplicité. La supériorité dont il fit preuve fut bien mieux appréciée six ans après, quand les acteurs remirent cette pièce au théâtre où elle fut accueillie avec une faveur marquée, et d'où elle a disparu à la mort de Vanhove, qui m'enleva sinon un acteur sublime, du moins un acteur utile. Elle n'y a pas reparu depuis, je ne sais pas trop pourquoi; car à cette reprise les représentations en ont été aussi productives au moins que celles des pièces le plus en faveur.

Si les choses avaient toujours la valeur que leur prêtent les mots, Oscar aurait fait ma fortune. Après dix ou douze représentations, le caissier du théâtre me remit treize ou quatorze cent mille francs pour mes droits d'auteur. «La France est plus pauvre que jamais, dis-je à ma mère qui me demandait comment allaient les affaires.—Et pourquoi, mon ami?—C'est que me voilà millionnaire.»

En effet, quand toute cette fortune eut été réduite à sa plus simple expression, mes assignats, échangés contre des mandats échangés contre de l'argent, me donnèrent sept cents et quelques francs de produit net. Si j'avais opéré plus tôt cette transmutation, elle m'eût rapporté davantage: la veille même du jour où elle se fit, j'en aurais retiré neuf cents francs au lieu de sept. La négligence de l'agent chargé de cette opération me causa ce dommage. Malgré la décadence du papier-monnaie, qui pouvait s'attendre à une dégringolade si rapide? Il fallait tenir compte alors de l'intérêt d'une heure, d'un quart d'heure, d'une minute. Bien nous en prit de ne pas tarder davantage: quatre ou cinq jours après, les papiers furent entièrement démonétisés, et les paiemens ne se firent plus qu'en argent.

Oscar fut imprimé par les presses de Dupont de Nemours, qui, pour relever sa fortune, avait embrassé la même profession que Franklin; ce n'était pas le seul point par lequel il lui ressemblait. Cela me fit connaître un des hommes les plus estimables, mais non pas des plus raisonnables qui vécussent à cette époque. Avec les meilleures intentions du monde, éternellement dupe de son coeur et de son esprit, Dupont de Nemours a donné dans bien des erreurs. Partisan de la réforme plus que de la révolution, il fut cent fois au moment d'être écrasé en s'efforçant d'arrêter le mouvement qu'il avait provoqué. Deux fois complice de conspirations ourdies pour le rappel des Bourbons, il s'est vu, par l'effet de ces conspirations, obligé d'aller chercher deux fois asile en Amérique, dans sa famille, où il allait, me disait-il, régner pour vivre; et cela pour cause de non réussite d'abord, et puis par suite du succès. Au reste, s'il a eu quelquefois à gémir de ses fautes, il n'a jamais eu à en rougir: c'est toujours en honnête homme qu'il s'engagea dans ces intrigues, dont il se retira toujours en honnête homme quand il vit que le résultat ne répondait pas à ses espérances. Plein d'esprit et d'imagination, aimable autant qu'on le peut être, Dupont n'a jamais changé; il mourut âgé, mais non pas vieux: il comptait plus de quatre-vingts ans de jeunesse quand il expira décrépit.

J'adressai au vainqueur de Rivoli un exemplaire d'Oscar, avec cet envoi:

Toi, dont la jeunesse occupée
Aux jeux d'Apollon et de Mars,
Comme le premier des Césars
Manie et la plume et l'épée;
Qui peut-être au milieu des camps
Rédiges d'immortels Mémoires,
Dérobe-leur quelques instans,
Et trouve, s'il se peut, le temps
De me lire entre deux victoires.

Pendant mon séjour dans le Midi, ramenée par la politique à quelque sentiment d'humanité, la Convention s'était relâchée de ses rigueurs envers le seul individu que renfermât encore la prison d'où Louis XVI, Marie-Antoinette et l'irréprochable Élisabeth étaient sortis pour monter sur un échafaud, et où l'enfant, proclamé hors de France roi de France sous le nom de Louis XVII, avait régné trente mois sous la tyrannie du plus ignoble et du plus impitoyable des geôliers. MADAME avait été rendue à la liberté sur la demande de l'Autriche, qui, humaine par politique aussi, croyait acquérir dans la petite-fille de Marie-Thérèse une femme pour un des frères de l'empereur François, et s'assurer ainsi un mariage utile à ses vues sur la Lorraine et sur l'Alsace.

Huit républicains avaient été échangés contre la fille des rois. De ce
nombre était Maret que, par une double violation du droit des gens, les
Autrichiens avaient arrêté sur territoire neutre, comme il se rendait à
Naples en qualité de ministre de France.

Je ne revis pas sans une vive émotion cet ami que j'avais cru ne jamais revoir, et qui peut-être n'a dû son salut qu'à l'événement qui semblait devoir le perdre. Au fait, que serait-il devenu au milieu du froissement de toutes les factions? Son habileté, sa capacité l'eussent fait rechercher de toutes; sa droiture, sa modération l'eussent fait proscrire par toutes. Le malheur qui l'a soustrait aux divisions qui décimaient la France lui a évidemment sauvé la vie.

Il a passé, à la vérité, dans l'isolement le plus absolu les deux ans et demi que dura sa captivité; mais grâce aux ressources d'une imagination toujours active, et que la privation de tout moyen de distraction forçait de chercher ses ressources en elle-même, sans manuscrits, sans livres, et privé de tout ce qui est nécessaire pour écrire, il échappa aux supplices qui semblaient inséparables de sa situation. Il sut, avec des objets destinés à tout autre usage, se fabriquer de l'encre et un instrument avec lesquels il a écrit sur un carré de papier, que le hasard lui avait conservé, trois ouvrages dramatiques qu'il composa pendant ses longues insomnies. Ces ouvrages sont l'Infaillible, comédie en cinq actes et en vers, pièce de caractère, pièce remplie de développemens ingénieux et du comique le plus vrai; l'Héritière, comédie en cinq actes et en vers aussi, pièce d'intrigue, pleine d'intérêt, que ses amis représentèrent chez Mme de Montesson, et dont le sujet a été transporté depuis avec succès sur divers théâtres; la troisième est une tragédie en un acte. La querelle héroïque de Damon et Pythias, qui en est le sujet, ne fournissait pas matière à un drame plus long. Rien de surprenant, vu la finesse de l'écriture, comme la netteté de ce manuscrit tracé dans les ténèbres avec la plus imparfaite des plumes dont jamais écrivain se soit servi, avec un mauvais cure-dents.

L'isolement aiguise l'esprit quand il ne l'éteint pas. Le fait suivant le prouve aussi. Après avoir découvert, par des inductions tirées d'indices presque insaisissables, que Sémonville qui avait été arrêté avec lui en Suisse, et dont il avait été aussitôt séparé, non seulement était au fond du Tyrol, mais dans la même prison que lui, mais dans la chambre voisine de la sienne, Maret imagina le moyen de converser avec son compagnon d'infortune, et de lui faire, à l'aide de coups frappés contre le mur, des questions auxquelles celui-ci répondit de manière à constater du moins son existence. Ce fut une grande consolation pour l'un et pour l'autre. Dès ce moment, ces deux amis s'étaient retrouvés.

Maret me fit connaître Sémonville, homme aimable s'il en fut, et de plus excellent homme, ce qui est mieux. Ceux qui le jugent sous les rapports politiques, s'étonnant de son habileté à maintenir sa fortune en dépit de toutes les révolutions, ne peuvent refuser des éloges à la sagacité avec laquelle il a prévu les catastrophes qui depuis quarante-cinq ans ont renversé successivement tant de gouvernemens; ceux qui le connaissent sous des rapports plus intimes, ne s'étonnent pas moins de la constance de ses affections, de sa persévérance à obliger ceux de ses anciens amis à qui les événemens ont été moins favorables qu'à lui. Il tient à ses amis autant qu'à sa fortune; ils semblent en faire partie. J'aime à lui rendre ce témoignage; j'en parle un peu par expérience.

Maret me fit connaître encore un homme d'un caractère différent, homme d'un rare mérite aussi; c'était l'honorable M. Bourgoin, qui, secrétaire d'ambassade en Espagne avant la révolution, où depuis il a été ambassadeur, a postérieurement rempli les fonctions d'ambassadeur en Danemarck, en Suède et en Saxe. Toute l'habileté qui peut se concilier avec la droiture la plus inflexible, toute la complaisance que l'habitude du grand monde peut prêter au caractère le plus loyal, un jugement solide, un esprit délié, telles étaient les qualités qu'il apportait dans le commerce de la société ainsi que dans le maniement des affaires. Comme il avait beaucoup vu, beaucoup lu et beaucoup retenu, sa conversation était des plus instructives et des plus attachantes.

J'eus lieu de le remarquer surtout un certain jour où, de compagnie entre lui et Maret, j'allai dîner à Charonne dans une maison de campagne qu'y possédait Sémonville. Grands marcheurs tous les trois, nous étions convenus de faire le chemin en nous promenant; et c'est de la Chaussée-d'Antin que nous devions partir. Nous l'allongeâmes encore en suivant les boulevards extérieurs, pour gagner les bosquets de Romainville, alors couronnés de lilas. Jamais chemin cependant ne me parut plus court. La conversation de mes deux compagnons de voyage m'aurait conduit sans fatigue jusqu'au bout du monde. Elle roula sur tout ce qui peut intéresser l'homme instruit et l'homme qui cherche à s'instruire. On y traita de omni re civili; il y fut surtout question de littérature, que Bourgoin cultivait aussi avec succès dans les loisirs que lui laissaient les travaux du publiciste.

Il y avait grande société à Charonne. La famille Montholon y était réunie; plusieurs membres des deux conseils, et entre autres Lucien Bonaparte, y étaient aussi. Bien que ce dernier ne fût pas encore membre du Corps-Législatif, il avait toute la gravité d'un législateur, et prit peu de part à nos jeux, qui ne furent d'abord à la vérité que des jeux de collége. Il fut tout aux dames, et il avait raison. Il était impossible d'en rencontrer de plus attrayantes, impossible de trouver un interlocuteur plus aimable que Mme de Montholon, et des visages plus jolis, plus frais, que ceux de ses deux filles. La dernière surtout portait si gracieusement son nom de Zéphirine! Je les ai vues rarement. Le souvenir qui m'en reste est celui que laisse la fleur après le printemps. Hélas! ces deux créatures angéliques n'existent plus. La dernière n'a fait que paraître, et pourtant, dans sa courte carrière, elle a changé deux fois de nom, mais ce fut pour prendre des noms héroïques. Veuve de Joubert, elle est morte avec le nom de Macdonald.

Au nombre des adorateurs que lui attirait sa beauté, était un certain Monsieur, ou un certain citoyen Beauregard, homme qui, si l'on en croit le bruit public, s'était fait en peu de temps, par d'heureuses spéculations, une fortune qu'on disait immense. Se croyant dès lors au niveau de tout ce qu'il y avait de plus honorable, et jaloux, en s'alliant à une famille considérée, d'acquérir la considération qui lui manquait, il crut pouvoir prétendre à la main de Mlle de Montholon.

Une sage mère n'écarte pas sans réfléchir les prétentions d'un homme qui compte par millions, d'un homme qui possède vingt hôtels plus beaux les uns que les autres. Au nombre des propriétés du citoyen Beauregard était cet hôtel de Salm, aujourd'hui palais de la Légion-d'Honneur. Il y donnait des fêtes magnifiques. Il invita à celle qui devait avoir lieu quelques jours après toute la société qui se trouvait à Charonne ce jour-là où il vint dîner.

Une sage mère ne se presse pas non plus de conclure une affaire d'où dépend le sort de sa fille. Mme de Montholon prit du temps pour réfléchir, et fit bien. Pendant qu'elle réfléchissait, la fortune du citoyen Beauregard s'évanouit comme elle s'était formée, du jour au lendemain.

Le lendemain du bal qu'il donna à ces dames, dans son palais, car il était homme de parole, il disparut. Qu'est-il devenu? Je ne sais. La rivière coule pour tout le monde.

CHAPITRE IV.

Tendance de l'esprit public.—Bal funèbre.—Modes bizarres.—Fortunes nouvelles.

Cependant s'accomplissait la révolution qui depuis le 13 vendémiaire s'était manifestée dans les moeurs; cette journée avait raffermi la république, mais cette république n'était pas celle de Sparte: c'était celle d'Athènes avec son goût effréné pour le luxe et pour les plaisirs, avec cet esprit licencieux et malin qui, ne ménageant ni les héros ni les dieux, épargnait moins encore les hommes que l'intrigue, le hasard ou même le mérite avaient portés à la tête des affaires publiques.

Les cinq républicains dont la fortune avait fait des cinquièmes de roi, expiaient déjà cette faveur qui leur donnait plus d'envieux que d'amis. C'est contre eux surtout que se dirigeaient les attaques de la presse qui, depuis le règne du Directoire, se dédommageait, par tous les excès de la licence, de l'esclavage excessif où elle avait été maintenue pendant la tyrannie du comité de salut public. Comme on ne pouvait impunément faire une guerre directe à la constitution, on la faisait aux hommes sur qui reposait son existence, et on la leur faisait avec toute la virulence qui, pendant la courte session de l'Assemblée législative, avait renversé les institutions de l'Assemblée constituante. Mus par des opinions différentes, mais tendant vers un pareil but, cent journaux harcelaient de mille manières, pour renverser le pouvoir, les dépositaires de ce pouvoir, enchaînés par des lois qui les livraient à l'attaque et ne leur permettaient pas la défense.

Dès lors il était facile de prévoir que la stabilité des choses en France ne reposait pas encore sur une base inébranlable; que la révolution qui avait donné naissance au Directoire ne serait pas la dernière, et qu'en séparant le pouvoir exécutif du pouvoir législatif, si longtemps exercés simultanément par la Convention, on n'avait fait que préparer une révolution plus ou moins éloignée, qui rendrait à ce pouvoir trop faiblement organisé le poids, l'énergie et l'intensité que les auteurs de la constitution de l'an III lui avaient refusés ou n'avaient pas osé lui donner.

Soit par horreur du despotisme de la législature, soit par un effet des anciennes habitudes, la majorité des Français tendait évidemment vers la monarchie, mais elle y tendait sans trop y songer, par une pente douce, à travers un chemin semé de fleurs.

Comme en certains pays, où tout enterrement est suivi d'une orgie, où la joie succède brusquement aux larmes et se manifeste au milieu du deuil, c'était tous les jours à Paris une fête nouvelle. Les jardins publics ne désemplissaient pas; les salles de concert, les salles de bal, comme les salles de spectacles, étaient trop étroites pour contenir la foule qui s'y portait, foule d'autant plus avide de plaisirs qu'elle en avait été plus long-temps privée; foule à laquelle ne dédaignaient pas de se mêler quantité de ci-devant nobles, pour parler le langage du temps, lesquels, échappés à la faux révolutionnaire, survivaient à leurs familles massacrées.

Mais, indépendamment des fêtes publiques, ceux-ci avaient encore des fêtes particulières, et ce n'était pas pour oublier leurs malheurs qu'ils se rassemblaient aux accords du violon, quoique ce ne fut pas pour s'en affliger. L'on n'était admis à s'amuser dans ces réunions qu'en prouvant qu'on était affecté d'une douleur inconsolable, qu'on avait quelque victime à pleurer, ou qu'on avait été soi-même désigné pour victime, ce que les hommes s'étudiaient à rappeler en portant leurs cheveux nattés et relevés en chignon, et les femmes par leur affectation à n'orner d'aucune parure leur tête dont les cheveux étaient coupés. Cela s'appelait être coiffé à la victime. Pas une tête de femme alors qui ne fut tondue.

À cette mode succéda bientôt, il est vrai, une mode tout opposée, celle de porter de longs cheveux qu'on laissait négligemment flotter. Grand bénéfice pour les coiffeurs, qui revendirent aux dames ce dont leurs ciseaux les avaient débarrassées quelque mois auparavant. Alors fut inventée la perruque appelée cache-folie, perruque dans laquelle il n'entrait que des cheveux blonds, et pendant le règne de laquelle la femme la plus raisonnable aurait rougi d'être brune.

Les vêtemens du sexe cependant s'étaient modifiés sous une influence tout opposée. Si le royalisme présidait à l'arrangement des cheveux, du moins l'intention qui dirigeait la coupe des robes était-elle toute républicaine. Ces robes étaient de longues tuniques de mousseline ou de percale blanche, ornées de bandes ou de broderies en laine (on avait alors horreur de la soie), et soutenues par une ceinture qui s'attachait sous la gorge. Recouvrant les formes sans les déguiser, cette tunique en révélait toutes les perfections au plus léger mouvement du corps; un schall négligemment jeté sur le cou complétait cette toilette qui n'était rien moins que dénuée de grâce; toilette que je n'ai jamais entendu critiquer par une femme bien faite, et qui n'était réputée indécente que par celles qui tiraient leurs scrupules d'un principe qui n'appartenait pas tout-à-fait à la vertu.

Ce costume, né de notre république, fut insensiblement adopté chez les nations les plus hostiles à notre république, et finit par devenir une mode européenne. Il ne tint pas aux belles dames qui donnaient alors le ton à Paris d'en faire adopter un, sinon plus sévère, du moins plus régulier encore, historiquement parlant.

Coiffées d'un réseau de pourpre qui derrière maintenait leurs cheveux retenus devant par un diadème d'or enrichi de camées; chaussées de sandales fixées par des ligatures de pourpre dans les losanges desquelles se dessinaient leurs jambes revêtues d'un tricot couleur de chair, et les doigts de leurs pieds ornés de bagues; les épaules à demi-voilées par des manches courtes et fendues, d'où s'élançaient leurs bras nus dans les trois quarts de leur longueur, et parés au-dessus du coude d'un large bracelet d'or enrichi de pierreries; chargées enfin par-dessus la tunique, dont la ceinture était attachée sous le sein par un camée, d'un manteau de pourpre que tantôt elles laissaient se développer comme celui d'une princesse tragique, ou qu'elles relevaient tantôt pour s'en draper comme une statue, l'Égérie de Tallien et ses élégantes amies se montrèrent dans les salons et même au théâtre dans l'appareil que Mme Vestris et Mlle Raucourt étalaient sur la scène. On se pressait au sortir du spectacle pour contempler ces modernes Aspasie, pour les admirer peut-être: personne toutefois ne s'avisa de les imiter, et toute leur bonne grâce sous ce costume renouvelé des Grecs ne put accréditer une mode qui ne s'accordait ni avec l'état présent des fortunes, ni avec les éternelles intempéries du climat de Paris.

Personne, ai-je dit: je me trompe; je me rappelle qu'une Flamande, qu'il serait peu charitable de nommer, n'eut pas peur d'endosser un habit si peu favorable aux épaules plates, aux jambes grêles, aux bras décharnés. Ces dames imitaient l'antiquité, celle-ci la parodiait.

Je les rencontrai toutes quatre un soir, au faubourg Saint-Honoré, dans un magnifique hôtel qu'un musicien venait d'acheter, maison ouverte à tout venant, où, dans des fêtes continuelles, il se hâtait de se débarrasser des immenses bénéfices qu'il avait faits dans les fournitures de l'armée. C'était à qui l'y aiderait. Un ami en amenait un autre; je ne sais qui ce soir-là y présentait Talma lequel y présentait Lenoir qui m'y présentait. À l'aspect de ces dames en toge, nous regrettions de n'avoir pas revêtu l'habit romain, et nous nous promettions de réparer cette faute à la première occasion; mais elle ne se représenta pas. L'amphitryon ne nous laissa pas le temps de faire notre toilette, il en fut de sa fortune comme de celle du citoyen Beauregard, comme d'une décoration de théâtre: elle disparut pendant que nous changions d'habits.

Rien de plus fréquent alors que ces péripéties. Chaque jour on voyait disparaître des fortunes écloses de la veille. Aucune époque n'avait été plus favorable aux spéculations; à celles qui se faisaient sur le papier-monnaie, il faut joindre celles qui se faisaient sur les fournitures de l'État, qui n'a jamais eu plus de besoins et moins de crédit. Pour approvisionner la capitale et les armées que n'alimentaient plus les réquisitions, il fallait recourir aux traitans; Dieu sait s'ils profitaient de l'occasion. Les uns, qui avaient été violemment dépouillés de leurs biens par le gouvernement révolutionnaire, ne se faisaient pas scrupule de regagner par la fraude ce que la violence leur avait enlevé; les autres prétendaient ne rien faire que de juste en reprenant au gouvernement ce qu'il avait injustement acquis.

La pénurie où tombèrent les propriétaires de maisons fut aussi une source de prospérité pour bien des gens. Écrasés par les impositions de toute espèce dont étaient chargés ces immeubles qui ne leur rapportaient rien, ils se voyaient contraints de les vendre; et comme les paiemens se faisaient en papier, quiconque avait de l'argent pouvait, en le convertissant en papier, acquérir au plus bas prix des maisons magnifiques, soit à la ville, soit à la campagne. Je sais un capitaliste qui, à l'aide d'une opération semblable, avec mille louis d'or qu'il avait enfouis pendant la prohibition du numéraire, se procura les millions exigés pour une propriété dont il a refusé, il y a quelques années, quinze cent mille francs en argent.

C'était en homme d'esprit avoir profité de la circonstance; mais tel était l'état des choses, que la circonstance profitait souvent à des gens qui n'avaient pas d'esprit. Ainsi, pour avoir soumissionné au hasard, sans avoir un sou vaillant, un groupe de maisons dont il est resté adjudicataire, faute d'avoir trouvé à qui la revendre, un imbécile est devenu millionnaire malgré lui.

On ne voyait qu'écriteaux portant: Maison à vendre. Plus d'une maison s'est vendue sur le pas de la porte. Sans même y entrer, un passant l'acheta sur la seule inspection, et la revendit, avant d'avoir tourné le coin de la rue, à un passant qui ne l'avait même pas regardée.

Le trafic des domaines nationaux enrichit aussi beaucoup de gens. Comme la politique du gouvernement en rendait l'acquisition plus facile, en raison de ce que l'opinion publique semblait plus le réprouver, l'attrait d'un bénéfice assuré avait fini par triompher de la délicatesse d'un certain nombre de spéculateurs. Les gens à scrupule seuls restèrent pauvres. Pauvres gens!

CHAPITRE V.

État de la littérature.—Création de l'Institut.—Conversion de La
Harpe.—Cantique.

Au milieu de la tourmente révolutionnaire, la littérature n'était pas restée stérile. Les ouvrages composés pour les circonstances abondaient sans doute; mais tous les ouvrages nés pendant la révolution n'étaient pas nés de la révolution. Parmi tant de productions empreintes de son esprit et animées de son dévergondage, on en voyait briller quelques unes qui, exemptes de ce caractère, auraient obtenu à toute autre époque les applaudissemens qu'elles obtinrent alors.

Tel est l'Abufar de Ducis. Si ce n'est pas une tragédie parfaite dans son ensemble, du moins y trouve-t-on plus d'une scène parfaite. Que de beautés même dans ses scènes les moins bonnes! Ces beautés furent accueillies avec transport, et sauvèrent cette pièce de la chute à laquelle quelques vices de contexture l'avaient exposée.

Indépendamment du Timoléon de Chénier, le Quintus Fabius de Legouvé, le Lévite d'Ephraim de M. Lemercier, et son Tartufe révolutionnaire, prouvent que la révolution n'avait pas rendu la scène inaccessible aux ouvrages composés d'après les lois de la raison et du bon goût, qui n'est que la raison perfectionnée. La révolution avait changé, sous un certain rapport, la direction de l'art dramatique, mais elle n'en avait pas altéré les principes. C'est plus tard, c'est après la contre-révolution, que des barbares devaient envahir le domaine de Corneille et de Racine, et substituer aux chefs-d'oeuvre des maîtres des monstruosités qu'eussent proscrites les sicaires de Marat et de Robespierre, qui au moins respectèrent les rois de la scène.

Les autres branches de la littérature avaient été cultivées, à la vérité, avec moins d'éclat; mais encore est-ce pendant cette période que Le Brun avait publié, entre plusieurs odes réellement belles, celle qui célèbre l'acte héroïque par lequel le Vengeur échappa à la nécessité d'humilier son pavillon devant le pavillon anglais, et que Chénier avait composé le Chant du Départ. L'esprit de parti ne m'a jamais aveuglé au point de me faire méconnaître dans ces chants vraiment patriotiques des beautés qui les élèvent au niveau des poésies lyriques les plus parfaites.

Dans le but de se réconcilier avec la civilisation, la Convention affectait de relever l'honneur des lettres, soit en réorganisant l'instruction publique sur un plan trop magnifique peut-être, mais qu'il suffisait de restreindre pour le perfectionner; soit en rétablissant sous le nom collectif d'Institut les académies détruites. Le traitement qu'attribuait son décret à chacun des membres de ce corps ne leur donnait pas l'aisance, mais du moins les a-t-il mis à l'abri du besoin.

Le même sentiment l'avait antérieurement portée à venir au secours des littérateurs et des artistes les plus maltraités par la rigueur des temps. Sur le rapport du comité d'instruction publique, dont Chénier fut l'organe, elle avait décrété que des secours seraient accordés à une certaine quantité d'individus dont les noms étaient inscrits au rapport, et en tête desquels se trouvait celui de La Harpe. Je ne sais trop qui me fit porter sur cette liste. Quoique je ne fusse pas plus riche que la plupart des gens qui s'y trouvaient, je ne crus pas devoir accepter ce bienfait, qui au reste était plus mesuré aux besoins qu'au talent, et à la répartition duquel l'esprit de parti avait été absolument étranger[24].

La même impartialité présida à la majorité des choix des membres de l'Institut. Ce n'est certes pas en conséquence de leurs opinions que Delille et Fontanes furent appelés dans la classe de la littérature auprès de Ducis, de Chénier, d'Andrieux et de Le Brun, dit Pindare. Si Marmontel et La Harpe n'y furent pas placés, il ne faut pas en conclure qu'on ait méconnu leurs titres. La loi exige que tout membre de l'Institut réside à Paris: or, Marmontel vivait dans une petite campagne en Normandie: on ne put que le nommer correspondant. Quant à La Harpe, qui, fanatique dans toutes ses opinions, avait pris, comme on l'a dit, la révolution dans une aversion égale à l'amour qu'il lui avait porté dans l'origine, et qui étendait cette aversion sur toutes les institutions dérivées de cette source, le nommer de l'Institut, c'eût été lui offrir l'occasion de refuser d'en être. On ne crut pas devoir lui procurer ce plaisir.

Aucun écrivain plus que La Harpe n'était hostile aux idées nouvelles en général, et au gouvernement en particulier. Sa haine pour eux semblait s'accroître en raison de la tendance qu'ils avaient à se rapprocher d'un système modéré. Il leur faisait une guerre incessable[26] dans ses discours et dans ses écrits. Troquant son bonnet rouge contre un bonnet carré[27], de la chaire à professer convertie en chaire à prêcher, il déclamait en vrai missionnaire contre le développement des opinions à la propagation desquelles il avait si ardemment contribué naguère, et foudroyait de ses éternels anathèmes non seulement la liberté dont il avait été un des plus exagérés apologistes, mais encore cette philosophie dont il avait été un des apôtres les plus fervens.

Les bons esprits rougissaient pour lui de ces contradictions. Ils avaient déploré les emportemens de son zèle ultra-philosophique; ils déploraient ceux de son zèle ultra-religieux. Ne désespérant pas d'être ramenés à un meilleur état de choses par la tendance évidente de la majorité des intérêts, ils s'affligeaient des efforts qu'à l'exemple de certains ambitieux, aux opinions desquels il prêtait la puissance de son talent, tentait cet apostat de la révolution, non pas pour réparer le mal que la révolution avait fait, mais pour rétablir les principes des maux que la révolution avait détruits. Plus ils désiraient l'affermissement du système conciliateur qui avait dicté la constitution de l'an III, plus ils redoutaient les tentatives qu'on faisait pour empêcher qu'il prévalût. Bien qu'il maintînt dans les fonctions législatives deux tiers des membres de la Convention, ce système leur offrait plus de sécurité qu'un renouvellement absolu de la législature; ils craignaient moins les conventionnels, qui avaient des crimes à faire oublier, que les royalistes, qui avaient tant de griefs à venger. En poussant à une restauration, La Harpe leur semblait pousser à une nouvelle terreur. Eux aussi prirent part aux réfutations que lui attirèrent ses homélies, et qui le poursuivirent sous toutes les formes. Et ce n'est pas seulement par les fauteurs de ses anciens écarts qu'il se vit signalé à la risée publique. Je suis à peu près sûr que l'auteur de la pièce qui suit n'était rien moins qu'un révolutionnaire, quoiqu'elle soit d'un homme qui redoutait la contre-révolution, non pour lui toutefois, mais pour la société, si fatiguée par tant de convulsions. Cette pièce est inédite, à ce que je crois.

LA VIE ET LA CONVERSION DU RÉVÉREND PÈRE HILARION.

Capucin, ci-devant Jacobin.

CANTIQUE POUR LA HARPE.

(Air du Cantique de sainte Catherine.)

Approchez-vous pour m'écouter,
Bons Français et bons catholiques,
Sur la harpe je veux chanter,
Du ton de nos pieux cantiques,
La vie et la conversion
Du bienheureux Hilarion.

Comme la tienne, ô mon Jésus!
Sa mère n'était pas pucelle.
Nous naissons tous, du moins au plus,
Avec la tache originelle.
Mais comme toi, quoique petit.
C'était un démon pour l'esprit.

C'était un prodige en raison.
Souvent, dans sa justice extrême,
Il disait avec Salomon,
En réfléchissant sur lui-même:
Ô vanité des vanités!
Tout en nous n'est que vanité!

Alors qu'il le vit débuter,
Le monde le crut idolâtre;
Mais c'était pour en dégoûter
Qu'il fit des oeuvres de théâtre;
Voulant, d'après la sainte loi,
Unir les oeuvres à la foi.

Quel désespoir pour le démon!
Pour le saint quels succès rapides!
Après Gustave et Pharamond
Trouver encor les Barmécides[28]!
Leur nom seul faisait retourner
Le chrétien prêt à se damner.

Cherchant l'humiliation
Par pur esprit de pénitence,
Dans la mortification
Ne perdant jamais patience,
Long-temps ainsi l'homme pieux
Travailla pour l'amour de Dieu.

Dans un accès de vanité,
S'il s'est dit encyclopédiste,
Dans un excès d'humilité
On sait qu'il s'est fait journaliste,
Faisant ce métier, j'en conviens,
Pour nos péchés et pour les siens.

Dans ses discours, dans ses écrits,
Tous les mots sont autant d'oracles.
Ce qui pourtant l'a fort surpris,
Il n'a jamais fait de miracles.
Il en faut un pour nous toucher;
Aussi dit-on qu'il va prêcher.

On dit qu'il prêchera souvent,
Qu'il prêchera toujours de même,
Qu'il prêchera tout cet avent,
Qu'il prêchera tout ce carême;
Nul orateur n'est plus disert:
C'est un saint Jean dans le désert.

Pendant quelque temps Lucifer
Avait bien compté sur son âme;
Le saint se crut même en enfer
Tant qu'il vécut avec sa femme;
Mais une autre dame l'a mis
Dans le chemin du paradis.

Abjurant l'immortalité
Qu'une vaine gloire accompagne.
Pour la benoîte éternité
Que Dieu promit sur la montagne.
Il y va tout droit, car on dit
Qu'il a déjà rendu l'esprit.

CHAPITRE VI.

Travaux littéraires.—Je commence ma tragédie des Vénitiens; à quelle occasion.—Retour de Leclerc à Paris.—Traité de Léoben.—Ce que c'était alors qu'un bal.—Renseignemens sur quelques héros de l'année d'Italie.—Je pars pour l'Italie avec Leclerc.

Le second anniversaire du 13 vendémiaire fut célébré moitié chez Tallien, moitié chez Barras. Tallien donna dans son jardin un grand dîner, dont le Directoire fit les frais; et Barras donna, aux frais du Directoire aussi, un grand bal au Luxembourg. J'avais été invité au dîner, j'y allai; mais je refusai d'accompagner Mme Tallien au bal, quoiqu'elle fût autorisée à y mener sa société tout entière. J'étais assez connu de Barras pour qu'il m'invitât personnellement, et c'est, je crois, parce qu'il me connaissait qu'il ne m'invita pas personnellement. Être bienvenu chez Mme Tallien n'était pas un motif pour être bienvenu de lui: cela me confirma dans la résolution de ne plus retourner chez lui. Je tiens note de ce fait, parce qu'il ne fut pas sans influence sur mon avenir. C'est à cette occasion que je retournai dans la vallée de Montmorency, où je commençai une liaison que le temps n'a fait que fortifier, liaison à laquelle j'ai dû le complément de mon bonheur au temps de ma prospérité, et mes plus douces consolations pendant mes longues infortunes.

Je ne suis jamais resté long-temps inoccupé: pour peu que mon coeur laissât de liberté à ma tête, un ouvrage fini, j'en entreprenais un nouveau; quelquefois même j'ai travaillé en dépit de certaines préoccupations dont je n'ai pas été toujours exempt, et jusque sous leur influence; les scènes dont je leur suis redevable ne sont pas les moins bonnes que j'aie faites, si j'en ai fait de bonnes.

Vers la fin de l'automne de 1796, je commençai ma tragédie des Vénitiens. C'est à une circonstance singulière que je dois le sujet de cette pièce. Après en avoir ébauché successivement plusieurs autres, je m'étais arrêté sur un sujet qui m'avait été indiqué par ce pauvre Florian; mon plan était fait dans ma tête, comme d'habitude; déjà j'en avais versifié quelques scènes en arpentant la forêt de Montmorency, et même le chemin de Paris, où je ne sais quelle affaire m'avait appelé, quand à mon arrivée le hasard me fait rencontrer mon ami Maret.

«Que fais-tu pour le moment? me dit-il. As-tu quelque ouvrage sur le métier?—Oui: j'ai enfin trouvé un sujet qui me convient, un sujet neuf, et je m'en occupe.—Un sujet neuf! j'en connais un: et si je t'avais rencontré quelques heures plus tôt…—Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu'importe? Quel est ce sujet?—Un trait historique, un trait que j'ai trouvé dans un recueil périodique, les Soirées littéraires.—Prête-moi le volume.—Il n'est plus chez moi.—Ne peux-tu me raconter ce trait?—Rien de plus facile»; et il me le raconte[29].

Personne ne raconte avec plus de talent. Ma tête se montait à mesure qu'il avançait dans sa narration: «C'est en effet un sujet superbe! m'écriai-je: action intéressante, catastrophe terrible; moeurs civiles et politiques toutes particulières. C'est un sujet admirable! je m'en empare.—Il n'est plus temps; j'ai raconté hier ce trait dans une société où se trouvaient Legouvé et Luce de Lancival…—Et Luce s'est jeté dessus?—Non; il ne croit pas que cela puisse s'adapter à la scène française; mais Legouvé n'en juge pas tout-à-fait de même; il m'a dit qu'il y penserait. N'y pense donc pas: je ne voudrais pas par une étourderie vous avoir mis en rivalité.—Legouvé ne traitera pas ce sujet-là; il n'est ni dans la nature de son esprit, ni dans le genre de son talent. Au premier aspect il n'a vu que les ressources; la réflexion lui en fera voir les difficultés; il reculera devant elles. Ce n'est, au reste, qu'à son désistement que je m'en saisirai; je l'obtiendrai sans le solliciter. Je cours chez lui. Chemin faisant, je ferai mon plan. Adieu.»

Ce que j'avais prévu arriva. Refroidi par la réflexion, Legouvé avait fini par penser comme Luce, et par trouver le sujet intraitable. Il l'était, en effet, pour l'auteur qui voudrait le traiter comme un sujet de l'histoire grecque ou de l'histoire romaine, comme un sujet de l'antiquité. Les formes, le ton, le style convenable à ces sortes de sujets ne sauraient s'appliquer à des sujets modernes sans y produire d'étranges disparates: convenables à des moeurs essentiellement héroïques, à des moeurs presque fictives, ces formes, ce ton, ce style, seraient en continuel désaccord avec les moeurs positives et moins guindées des temps modernes. Tel a toujours été mon sentiment. Cet inconvénient avait surtout frappé Legouvé, qui à un beau talent joignait un goût un peu timide: trouvant que le ton habituel de la tragédie ne convenait pas à ce sujet, si éminemment tragique, et, n'osant pas le traiter avec le ton convenable, il y renonça. Je fus plus hardi.

Qu'on me permette de rappeler ici ce que j'ai dit à cette occasion dans la préface des Vénitiens, en 1818. «Penser qu'il n'y a qu'un ton et qu'un style convenables à la tragédie, c'est faire de l'accessoire le principal. N'est-ce donc pas la nature du sujet qui constitue la tragédie? Qu'est-elle par elle-même? sinon une action dont le but est d'inspirer la terreur et la pitié. Or les sujets de nature à produire ce double effet pouvant se trouver chez les modernes comme chez les anciens, il en résulte que si l'essence de la tragédie est invariable, sa forme ne l'est pas, et qu'elle doit être modifiée par les moeurs de l'époque à laquelle appartient le sujet. En fait de tragédie, la forme doit toujours être noble comme les idées, comme les sentimens, comme le style, parce que la noblesse tient à l'essence de ce genre; mais cette noblesse n'exclut ni les intérêts privés, ni les moeurs simples, ni le dialogue naturel; et, soit dit en passant, si elle n'interdit pas l'accès du théâtre aux nobles avilis, à plus forte raison le permet-elle aux personnages qui se montrent nobles dans des conditions inférieures.»

Sur le refus de Legouvé, je me livrai tout entier à l'exécution de mon plan que j'avais en effet combiné tout en me rendant chez lui; mais je ne me mis à écrire qu'après avoir fait une étude approfondie des lois et des constitutions vénitiennes. Le livre d'Hamelot de la Houssaie sur le gouvernement de Venise, livre que feu le comte Colchen d'obligeante mémoire m'engagea à consulter, à étudier même, et dont il me donna un exemplaire, est la source où je puisai les documens les plus utiles sur le but, le caractère et l'origine de ces institutions qui n'ont point eu de modèle.

J'achevai mes deux premiers actes au milieu des bals nombreux que l'on donna cet hiver à Paris où j'étais revenu, et je comptais bien au printemps aller faire les trois autres dans la vallée qui m'était devenue plus chère; mais le sort en avait décidé autrement. Il était écrit là-haut que ce serait sur les lieux même où l'action que je retraçais s'était accomplie que j'achèverais de l'étudier, et qu'avant de la peindre dans tous ses détails, je visiterais dans tous leurs détours, dans toutes leurs profondeurs, les lieux terribles qui lui avaient servi de théâtre.

Vers la fin d'avril, le canon se fait entendre au milieu de la journée. C'est probablement quelque nouvelle victoire de l'armée d'Italie, se disait-on; car depuis que Moreau avait ramené son armée sur le Rhin, la guerre ne se faisait plus activement qu'en Italie. On ne se trompait pas. C'était en effet une nouvelle de l'armée d'Italie que proclamait le canon, et une nouvelle inespérée; la nouvelle de la signature des préliminaires de paix entre la république française et l'empire d'Allemagne à Léoben.

Un officier général de l'armée de Bonaparte apportait ce traité, et cet officier était Leclerc.

C'est chez Méchin, qui donnait un bal à l'occasion de son mariage avec la belle Mlle Raoul, que je retrouvai Leclerc. J'étais avec Lenoir. De quel coeur il nous embrassa! Comme il se félicitait d'avoir suivi notre conseil! Représentant pour le moment l'armée la plus illustre de l'Europe, et comblé des témoignages que l'admiration publique prodiguait aux glorieuses campagnes auxquelles il avait participé, comme il nous savait gré de l'avoir arraché des antichambres du Directoire! comme il nous remerciait de l'avoir poussé dans la carrière où il avait rencontré tant d'honneurs!

L'honneur plus grand, si ambitieux que fût Leclerc, n'était pas d'avoir obtenu à vingt-cinq ans le grade de général de brigade: qu'était-ce que cela en comparaison du bonheur d'obtenir la main de la soeur de son général, la main de cette Paulette dont il était amoureux depuis trois ans; de cette Paulette qui était reconnue pour la plus jolie, à cette époque si abondante en jolies femmes, de cette Paulette à laquelle la haute renommée que son frère venait de conquérir donnait d'ailleurs un prix si haut!

Leclerc venait faire à Paris ses affaires autant que celles de l'armée d'Italie. Tout en négociant avec le Directoire, il s'occupait des préparatifs de son mariage qui devait se faire à son retour à Milan où Paulette l'attendait. Il désirait avoir au moins un de nous deux pour témoin d'un bonheur auquel nous avions indirectement contribué. Lenoir ne pouvait pas quitter Paris où de graves intérêts le retenaient. «Mais toi, tu es libre, me dit-il, tu peux faire partout ce que tu as à faire; je t'emmène.»

Cette fois-là, si on ne me laissa pas le temps de me déterminer, on me laissa du moins celui de faire mes apprêts ou mes adieux. Je ne voulais pas partir sans prendre congé de la famille qui déjà m'avait adopté; il me fallait pour cela retourner à Saint-Leu. Leclerc qui était de Pontoise, et voulait aussi aller voir sa famille, me proposa de l'y accompagner. «Chemin faisant, nous causerons», me dit-il. J'acceptai avec d'autant plus de plaisir une place dans sa voiture, que ce voyage se faisait à peu près dans la direction du mien, et que de Pontoise je pouvais en une heure de marche me rendre à Saint-Leu par mes bois favoris: de l'un à l'autre endroit, il y a tout au plus deux lieues; ce n'était, ce ne serait encore pour moi qu'une promenade.

Cependant le bal allait son train; puisque nous y sommes encore, faisons connaître ce que c'était alors qu'un bal.

Qu'un bal différait alors de ces réunions où dix ans avant j'avais passé de si joyeuses soirées, des nuits si joyeuses! Dans ma première jeunesse, le plaisir était le seul objet qu'on cherchât dans un bal. On dansait pour se divertir, sans trop songer à ce qu'en penseraient les gens qui regardaient; on dansait pour soi, non pas pour les autres: danse sans prétention, mais non pas sans grâce, danse qu'avait adoptée la cour, à l'exemple de cette gracieuse Marie-Antoinette, et qu'à l'imitation de la cour adoptait la bonne société de Paris.

La révolution, qui semblait devoir donner plus de gravité aux moeurs, produisit un effet tout contraire. Des esprits en qui elle n'avait pas développé de hautes ambitions, tourmentés cependant du besoin de se signaler par une supériorité quelconque, s'efforçaient d'obtenir par l'emploi de leurs facultés physiques une célébrité qu'ils n'auraient pas pu atteindre par l'emploi de leurs facultés morales. La danse était devenue l'objet de l'application de ces gens incapables de s'appliquer à autre chose; mais, et c'est le propre de la sottise qui gâte tout ce qu'elle croit perfectionner, ils en avaient dénaturé le caractère. Substituant aux grâces simples et décentes qu'elle avait antérieurement dans les salons une imitation prétentieuse des formes qu'elle affecte sur la scène, d'un amusement qu'elle avait été, ils en avaient fait un travail; la salle de bal n'était plus qu'un théâtre où des écervelés des deux sexes venaient se disputer les applaudissemens des spectateurs, qui, non moins frivoles qu'eux, montaient sur des banquettes, et de là les jugeaient comme des loges on juge des sauteurs à gages.

Je serais fâché qu'un homme qui m'intéresserait figurât gauchement dans un bal, et surtout assez gauchement pour plus amuser les autres qu'il ne s'amuserait lui-même; mais je serais plus fâché encore qu'il excellât dans un exercice aussi futile, au point de faire croire qu'il y aurait donné le temps qu'on ne doit qu'à d'utiles occupations; ses succès ne me paraîtraient excusables qu'autant que sa supériorité dans une faculté grave, dans une honorable profession, prouverait que ce qu'on peut regarder comme le produit d'une étude longue et sérieuse n'est en lui qu'un développement de dispositions naturelles. Helvétius fut beau danseur; mais il est permis de croire que l'acquisition de son talent n'a préjudicié en aucune manière à la culture de son esprit, et qu'il ne lui donna que le temps que les hommes les plus sévères ne peuvent refuser à leurs délassemens, le temps qu'Ésope employait à jouer aux noix et Boileau à jouer aux quilles.

Ce préjugé contre la perfection dans un art futile se réveille en moi surtout quand je le trouve dans une femme. Portés à un certain point, les succès d'une femme dans la pratique de certains arts m'inquiètent soit relativement aux causes qui ont pu la déterminer à s'y adonner si passionnément, soit relativement aux conséquences qu'ils peuvent entraîner. Sous ce rapport, je suis assez de l'avis de Salluste. Je n'aime pas à voir une femme danser mieux qu'il ne convient à une honnête femme, saltare elegantiùs quàm necesse est probæ. Une femme n'est pas perdue, je le sais, pour posséder ce talent au plus haut degré. Mais porté à ce degré-là, ce talent peut être pour elle un instrument de perte, instrumentum luxuriæ. (Catilina.)

La justesse de ces appréhensions n'a été que trop fréquemment démontrée à cette époque. Ce n'est pas à propos de danse seulement que les danseuses les plus admirées firent alors parler d'elles, et leur nom que je ne prononcerai pas, dut au scandale aussi une célébrité qui heureusement n'a guère excédé la durée de quelques mois de carnaval. Trenitz, le plus renommé des danseurs de ce temps-là, s'en est fait, lui, une plus solide. Elle a duré autant que la contredanse à laquelle il avait donné son nom, et qui n'a pas été à la mode moins de deux ans. Ce Trenitz, qui avait tout son esprit dans ses jambes, a fait tourner plus d'une tête: des femmes ont quitté leur mari, et, qui pis est, leurs enfans, pour s'attacher à ses pas. Atteint du mal qu'il donnait aux autres, il est mort fou à Charenton.

Mais les chevaux nous attendent. J'accompagnai Leclerc dans la visite qu'il fit à sa mère. Près d'elle se trouvait une jeune fille qui depuis a épousé le général Davoust. Sa toilette simple et modeste ne m'empêcha pas d'être frappé de sa beauté, qui n'était pas encore celle d'une femme faite.

Mme Leclerc soutenait sa maison et sa famille avec les produits d'un commerce des plus utiles, celui des farines. La Biographie Universelle parle avec dédain de cette industrie. Celle à laquelle s'est livré l'éditeur de tant de notices calomnieuses est-elle plus honorable? lui donne-t-elle le droit de mépriser quelque profession que ce soit? ne vaut-il pas mieux vivre modestement d'une spéculation qui nourrit les hommes, que de s'enrichir en trafiquant de mensonges et de diffamations?

Cette faute n'est pas au reste la seule qui se trouve dans cette Biographie à l'article Leclerc. Rédigé après la chute de Napoléon, il l'est avec une malveillance facile à concevoir dans un homme de parti, mais avec une inexactitude qu'on ne conçoit pas dans un historien.

Tout en roulant, Leclerc me mit au courant de ce qui le concernait, et aussi de ce qui concernait ses compagnons d'armes. Il me raconta quantité de traits relatifs aux personnages qui entouraient le général Bonaparte, et particulièrement à Murat et à Lannes qu'il enviait plus qu'il ne les aimait. Il n'avait pas une haute estime pour leur talent, mais il avait la plus grande admiration pour leur bravoure: elle était en effet hors de toute comparaison.

«Ce fou de Murat, me disait-il, pendant que l'ennemi nous canonnait et nous fusillait du haut des murs de Gradisca, n'allait-il pas frapper aux portes de cette ville avec la poignée de son sabre, en sommant, avec son accent gascon, les bourgeois, qu'il appelait pékins, de les lui ouvrir?

«Et Lannes! de peur de n'être pas reconnu à son uniforme et à son écharpe, cet autre Gascon a-t-il jamais manqué de marcher à la tête de sa brigade avec un chapeau galonné et surmonté d'un plumet plus haut et plus touffu que celui d'un mulet de Provence? Aussi n'est-il jamais revenu d'une affaire sans être blessé, et n'était-il pas guéri de sa seizième blessure, quand, apprenant que le soldat hésitait à Arcole, il endosse son uniforme, s'empanache de son chapeau, et court recevoir la dix-septième.»

Ce qu'il y a de plaisant, c'est que Leclerc, plus flegmatique dans la société, était tout aussi animé qu'eux dans l'action; mais les militaires sont comme les femmes et comme les poëtes; il est rare que les éloges qu'ils donnent à leurs rivaux ne soient pas accompagnés de quelques correctifs. Leclerc me raconta aussi quelques particularités sur Masséna, sur Joubert, sur Augereau, sur Junot, sur Clarke le négociateur, sur Haller le financier, sur Collot le munitionnaire, gens habiles dans leur partie respective, et servant avec autant de zèle que d'intelligence les projets du grand homme. Ainsi, avant de sortir de France, je connaissais le personnel de l'armée d'Italie comme si j'en avais fait partie depuis le commencement de la campagne.

Cette conversation m'apprit plusieurs anecdotes qui trouveront leur place dans ces Mémoires, quand viendra leur tour: c'est ici la place de celle qu'on va lire.

L'on venait d'apprendre à Paris que le 20 avril, reprenant enfin l'offensive, et repassant le Rhin, le général Moreau avait enlevé à l'ennemi quatre mille hommes et vingt pièces de canon. «C'est à moi qu'il est redevable de ce succès, me dit Leclerc. En vertu d'un passeport qui m'a été délivré à Léoben par les Autrichiens, je suis venu droit ici par l'Allemagne, et j'ai traversé l'armée qu'ils ont sur le Rhin. Ayant eu le loisir de prendre connaissance de ses positions, et de remarquer qu'à la nouvelle de la conclusion du traité que je portais à la ratification du Directoire, tenant la paix pour certaine, elle s'était relâchée de sa vigilance, «Ne pourriez-vous, ai-je dit à Moreau, profiter de la circonstance avant que l'armistice soit proclamé?» Moreau m'a compris, et il ne s'en trouve pas mal, comme tu vois.

«Cette opération-là me semble plus habile que loyale, dis-je à Leclerc.—À la guerre comme à la guerre; dolus an virtus», me répondit-il; Leclerc savait assez bien son Virgile.

Peu de jours après cette excursion, nous partîmes pour l'Italie en suivant la route du Bourbonnais.

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