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Souvenirs d'un sexagénaire, Tome III

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs d'un sexagénaire, Tome III

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Title: Souvenirs d'un sexagénaire, Tome III

Author: A.-V. Arnault

Release date: January 21, 2008 [eBook #24383]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier aand the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE, TOME III ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier aand the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France

SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE

TOME TROISIÈME.
PAR A. V. ARNAULT,
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Verum amo. Verum volo dici.

PLAUTE. Mostellaria.

PARIS.
LIBRAIRIE DUFÉY, RUE DES MARAIS-S.-G. 17.

1833.

LIVRE IX.

AVRIL 1797 AU 15 SEPTEMBRE 1797.

CHAPITRE PREMIER.

Voyage de Paris à Milan.—La Savoie.—Le Mont-Cenis.—Visite à
Bonaparte; son quartier-général.—Conversation.

Sans m'arrêter à décrire un itinéraire cent et cent fois décrit, je rendrai compte des impressions que fit sur moi l'aspect de tant d'objets dont je n'avais qu'une connaissance imparfaite, celle qu'on acquiert dans les livres.

Le jour commençait à poindre quand nous sortîmes de Paris. Nous étions dans la plus belle saison de l'année, mentre april e maggio, dirait le Tasse. Le printemps rhabillait les arbres, ressuscitait les fleurs, rafraîchissait la verdure, ravivait la nature entière. Je parcourais un pays que j'avais traversé l'année précédente, mais dans la mauvaise saison; je ne m'y reconnaissais plus. La monotonie qui avait affligé mes regards était remplacée par une série non interrompue de tableaux variés à l'infini. Quoi de magnifique comme la forêt de Fontainebleau! Quoi de riant comme le paysage à travers lequel on roule entre Nemours et Montargis! Je revois encore les eaux limpides qui s'échappent de ces bosquets, et surmontant leurs digues, s'épanchent en cascades dans les prairies verdoyantes qui bordent la route. Ces lieux-là me semblaient avoir été décrits par le chantre de la Jérusalem. Ces eaux si pures sont celles de l'Oronte; ces frais bocages sont nés sous la baguette d'Armide, et je croyais, en les regardant, entendre les accens les plus mélodieux que Gluck ait modulés. Nous traversâmes trop rapidement ces délicieuses contrées.

À Roanne, où nous étions arrivés avec la vitesse de l'éclair, il fallut s'arrêter un moment. Grossie par la fonte des neiges, la Loire coulait avec une effrayante rapidité. Le service du bac était interrompu. Les bateliers assuraient que de vingt-quatre heures on ne pourrait le rétablir. À les entendre, il y aurait péril de la vie pour quiconque entreprendrait ce trajet tant que durerait cette crue, qui de minute en minute s'accroissait encore.

«Raison de plus pour passer à l'instant», dit Leclerc pour qui les minutes avaient la valeur des heures. Trois louis offerts aux mariniers triomphèrent de leur frayeur. La voiture est embarquée; et nous voilà dans le bac où aucun voyageur n'avait osé nous suivre.

Le péril, au fait, était imminent. Quand nous fûmes au milieu du fleuve, le câble, le long duquel filait le bac, formait, en s'écartant de la ligne droite qu'il garde quand le fleuve est tranquille, un angle pareil à celui que forme la corde d'un arc sous l'effort du plus vigoureux des archers. Si ce câble se fût rompu, j'ignore où nous eût portés le courant. Les gens qui nous voyaient du rivage tremblaient pour nous. Néanmoins nous contemplions assez tranquillement ce fleuve en colère; mais pas plus tranquillement que ne le contemplait une petite femme que nous devions déposer à Lyon entre les mains de sa famille, et qui, de crainte de se mouiller les pieds, n'avait pas voulu descendre de la voiture où elle était montée en sortant du bal, sans se donner le temps de changer de costume.

La traversée fut heureuse. Le fleuve franchi, nous montâmes et descendîmes sans encombre la chaîne de Tarare, sur le sommet de laquelle la nuit nous surprit; le lendemain, au jour naissant, nous entrions dans Lyon, où nous ne nous arrêtâmes que le temps nécessaire pour remettre à son adresse le joli paquet dont nous étions chargés.

Vingt-quatre heures après, nous gravissions la route qui traverse les échelles, la route que depuis vingt siècles Annibal nous avait frayée à travers le pays des Allobroges. Là, tout était nouveau pour moi, étrange même. Rentrant dans l'hiver, nous avions plus froid à mesure que nous nous éloignions du nord. L'aspect des Alpes était bien triste encore. Le soleil qui brillait sur la cime des monts n'avait pas réchauffé le sol où s'appuyait leur base. La verdure commençait bien à percer quelque couches de terre que le hasard avait plaquées sur ces rochers à une élévation où l'homme semble ne pas pouvoir atteindre, et qu'il va pourtant cultiver dans la belle saison; mais la neige les partageait encore avec elle; la neige recouvrait encore les sapins; seulement elle avait changé sa blancheur éclatante contre cette teinte sale et terne qui annonce le dégel, et attriste l'oeil plus même que l'hiver.

Grossis par les eaux qui descendaient des montagnes, les torrens roulaient avec un fracas qui, mêlé à celui des cascades et des avalanches, se propageait d'écho en écho dans toutes les sinuosités de ces vallées.

Quel contraste entre l'aspect de ces régions âpres, nébuleuses, stériles, et celui de la riche vallée de Grésivaudan que, du haut des Alpes, j'avais vue se déployer sous mes pieds!

La population chétive, infirme et stupide qui végète en Savoie s'accorde singulièrement avec cette nature indigente: des goîtreux, des scrofuleux, des rachitiques, des crétins, voilà ce qu'on rencontre à chaque pas dans les villages clair-semés sur cette terre où tout animal dégénère, excepté la marmotte.

La nuit nous avait surpris au-delà de Saint-Jean-de-Maurienne. Quelque terreur se mêla bientôt à l'étonnement dont jusqu'alors j'avais été saisi: mes yeux ne m'expliquant plus ce qui affectait mes oreilles, tous les bruits prenaient pour moi un caractère formidable. Sur ces entrefaites, la lune se leva; sa lumière, qui me semblait épaissir les ombres des cavités où elle ne pénétrait pas, ne diminua pas mes inquiétudes.

Je vis que nous courions de toute la rapidité des chevaux le long du torrent qui gronde au fond d'un précipice dont en plein jour l'oeil ne peut mesurer la profondeur; je vis que, suivant l'habitude des gens pour qui un danger couru tous les jours cesse d'être un danger, les postillons, pour faire preuve d'adresse, se rapprochaient le plus possible de l'abîme où chaque pas semblait devoir nous précipiter. J'étais d'autant plus fondé à le craindre, que du fond de la voiture je ne pouvais pas juger de la distance réelle qui se trouvait entre nos roues et la terrible ornière prête à nous engloutir. Je ne fermai pas l'oeil de la nuit. Cependant mon camarade ronflait, et le postillon sifflait.

Quand le jour se leva, nous descendions à Termignon, le plus triste village de ces tristes contrées. Nulle part, même en Savoie, la nature ne présente un aspect plus désolé. Je me croyais dans la plus maussade des vallées du Dante.

Le mont Cenis, qui depuis s'est aplani sous la puissance de Napoléon, n'était pas praticable alors pour les voitures. On démonta la nôtre à Lanslebourg, et on la distribua en détail sur des mulets, pour la transporter à Suze où on devait la remonter. Nous suivîmes à pied, mais accompagnés de montagnards munis de chaises portatives, et dont la vigueur était prête à suppléer à la nôtre si elle venait à nous manquer.

Le soleil, qui ne s'était fait voir que par intervalles dans les régions dont nous nous échappions, se montrait dans toute sa splendeur sur celles où nous nous élevions; mais, sur ce vaste plateau, il brillait plus qu'il n'échauffait; et sa lumière, réfléchie par la neige, nous éblouissait plus qu'elle ne nous éclairait. Suivant le cortège à la voix, je marchais les yeux presque fermés; ils étaient tellement irrités par la réfraction, que j'en étais offusqué; les objets étaient devenus pour moi d'un rouge rosé.

Le sommet du mont Cenis n'offrait alors aux regards qu'une immense plaine de neige, qui n'avait pour bornes que l'horizon, et avec laquelle se confondait la superficie du lac qui en occupe une partie, et que la glace recouvrait encore. La topographie de ces lieux, nouvelle pour moi, ne l'était pas pour Leclerc. Pendant dix-huit mois, il avait campé sur ces limites de la Savoie et du Piémont, qu'il défendait contre les avant-postes de l'armée sarde: aussi chaque pas lui rappelait-il le souvenir d'un petit combat, d'une petite victoire, par lesquels il avait préludé à de plus grands exploits. Après six ou sept heures de marche, nous arrivâmes à Suze.

Comme toutes celles du Piémont, depuis le traité de Cherascho, cette place était occupée par les troupes françaises. Le général qui la commandait, c'était, je crois, le général Duhesme, nous invita à dîner pendant qu'on remonterait notre voiture. Nous nous rendîmes à ses instances. Leclerc, qui avait grande impatience d'arriver à Milan, lui déclara toutefois que, dès que notre équipage serait prêt, nous quitterions la table. Cela ne nous fut pas possible aussitôt qu'il le croyait: un orage, qui avait éclaté sous nos pieds pendant que nous franchissions les Alpes, s'était répandu en torrens dans les plaines de Rivoli; la route de Turin était momentanément coupée par les eaux débordées. Tandis qu'elles s'écoulaient, et que des ouvriers envoyés exprès réparaient le dégât, nous dînâmes ou plutôt nous soupâmes avec l'état-major.

La chère était excellente, les vins délicieux; l'appétit ne me manquait pas, mais j'avais encore plus besoin de dormir que de manger: aussi, tout en mangeant, m'endormis-je si profondément, qu'on me déshabilla et qu'on me mit au lit sans que je m'en aperçusse. À quatre heures du matin, les eaux retirées et les chemins redevenus praticables, nous nous remîmes en route; et après avoir déjeuné et fait notre toilette à Turin, où nous nous arrêtâmes un moment à l'enseigne de la Bonne Femme, qui là comme partout est figurée par une femme sans tête, nous nous rendîmes à Milan.

Le général en chef, le général Bonaparte, venait d'y arriver. Il occupait le palais Serbelloni; Leclerc s'y rendit. Moi, je me fis conduire chez Regnauld de Saint-Jean d'Angély, qui depuis six mois remplissait les fonctions administrateur général des hôpitaux à l'armée d'Italie, et demeurait alors, avec sa femme, à la Casa Greppi. Je fus reçu là comme un frère.

Regnauld, qui, en qualité de chef de service, était en relation continuelle avec le général en chef, alla le soir prendre ses ordres; et, en lui annonçant mon arrivée, lui parla du désir que j'avais de lui être présenté: «Amenez-le-moi sur-le-champ, s'il n'est pas trop fatigué», répondit le vainqueur de Rivoli. Il n'était pas moins impatient d'entendre un homme tout frais venu de Paris, que je ne l'étais de voir l'homme dont tout Paris s'occupait. Presqu'en descendant de voiture, je me trouvai donc en face du premier des généraux français, du premier général du siècle, du général contre le génie duquel toutes les réputations autrichiennes venaient de se briser.

Le palais Serbelloni est un des plus magnifiques qui soient à Milan. Les assises de granit qui servent de base à cette construction, et qui s'élèvent au-dessus du sol à une assez grande hauteur, sont roses et semées de parties cristallisées qui étincelaient aux rayons du soleil: on eût dit des blocs de sucre candi. Tel devait être le palais du roi de Cocagne.

La pièce où le général recevait les visites était une galerie divisée, ce me semble, comme le foyer de l'Opéra de Paris, en trois compartimens, par des colonnes; ceux des deux extrémités formaient des salons parfaitement carrés; celui du milieu était un long et large promenoir.

Dans le salon par lequel j'entrai étaient avec Mme Bonaparte, Mme Visconti, Mme Léopold Berthier, depuis comtesse de Lasalle, et Mme Yvan. Près de ces dames, sur le canapé qui régnait autour de cette pièce, plaisantait et riait comme un page Eugène de Beauharnais; de tous les hommes qui se trouvaient là, lui seul était assis. Par-delà l'arceau qui indiquait l'entrée de la galerie, était le général.

Autour de lui, mais à distance, se tenaient les officiers supérieurs, les chefs des administrations de l'armée, les magistrats de la ville, et aussi quelques ministres des gouvernemens d'Italie, tous debout comme lui.

Rien de remarquable pour moi comme l'attitude de ce petit homme au milieu de colosses dominés par son caractère. Son attitude n'était pas celle de la fierté, mais on y reconnaissait l'aplomb d'un homme qui a la conscience de ce qu'il vaut et qui se sent à sa place. Bonaparte ne se haussait pas pour se mettre au niveau des autres; déjà on lui évitait cette peine. Personne de ceux avec qui il liait conversation ne paraissait plus grand que lui. Berthier, Kilmaine, Clarke, Villemanzy, Augereau même, attendaient en silence qu'il leur adressât la parole, faveur que tous n'obtinrent pas ce soir-là. Jamais quartier-général n'a plus ressemblé à une cour. C'était ce qu'ont été depuis les Tuileries.

Toute personne qui, précédée de quelque réputation, se présentait au général Bonaparte, en était accueillie d'ordinaire avec une politesse qui n'était pas exempte de coquetterie, soit que le mérite de l'homme qu'il cherchait à se concilier fût incontestable, soit qu'il lui en attribuât plus qu'il n'en avait réellement: la puissance de l'inconnu, disait-il, quand il lui convenait de s'expliquer à ce sujet.

Cette puissance, je l'exerçai probablement sur lui ce jour-là, car je fus l'objet de son attention particulière. M'emmenant avec Regnauld dans la galerie, tout en s'y promenant il me questionnait; ce fut d'abord sur l'état de Paris. Je ne le lui déguisai pas. «Il me semble, lui dis-je, qu'il est tout-à-fait pareil à celui qui amena le 13 et le 14 vendémiaire. La faction battue et dispersée dans ces journées se rallie, et songe plus que jamais à recueillir les fruits du 10 thermidor; le gouvernement directorial n'est pas moins menacé qu'en vendémiaire ne l'était le gouvernement conventionnel; on l'attaque par les mêmes moyens, par la diffamation surtout. Vingt, trente, cinquante forcenés lui livrent une guerre quotidienne. Comment les fera-t-il taire? Et s'il ne les fait pas taire, comment y résistera-t-il?

«Je n'aime pas les hommes de ce gouvernement, ajoutai-je. Mais j'aime mieux ce gouvernement que celui qu'on a tué pour lui faire place, et que celui qu'on voudrait ressusciter pour le lui substituer.

«J'aime mieux ce pouvoir réglé par une constitution que le despotisme du comité de salut public, et que celui de Louis XIV, quoiqu'il se soit adouci quelque peu dans les mains de Louis XVI. Je doute pourtant qu'on puisse se sauver de là sans se réfugier sous le pouvoir d'un seul, sous le pouvoir d'un homme unique; mais cet homme unique, où est-il?»

Pendant que je parlais ainsi, l'impassibilité de sa figure contrastait singulièrement, à ce que m'a dit Regnauld, avec l'expression qui animait la mienne. Après quelques réflexions très-circonspectes sur l'esprit de Paris, il en vint naturellement à lui opposer l'esprit de l'armée; et tout en répondant à des questions qu'il semblait provoquer, il passa successivement en revue ses opérations les plus brillantes, nous démontrant la justesse de ses principes, soit en tactique, soit en politique, par l'application qu'il en avait faite aux circonstances difficiles où il s'était trouvé, et par l'importance des résultats qu'il en avait obtenus. Cette conversation sera toujours présente à ma mémoire. Je n'ai presque fait que la transcrire dans mon chapitre sur la levée du siège de Mantoue et les combinaisons qui décidèrent de la victoire à Rivoli[1].

Il semait cette conversation d'anecdotes qui caractérisaient tout à la fois ses soldats, ses compagnons et lui-même. «À peu d'exceptions près, disait-il, c'est à la troupe la plus nombreuse que la victoire est assurée. L'art de la guerre consiste donc à se trouver en nombre supérieur sur le point où l'on veut combattre. Votre armée est-elle moins nombreuse que celle de l'ennemi, ne laissez pas à l'ennemi le temps de réunir ses forces; surprenez-le dans ses mouvemens; et vous portant avec rapidité sur les divers corps que vous aurez eu l'art d'isoler, combinez vos manoeuvres de manière à pouvoir opposer dans toutes ces rencontres votre armée entière à des divisions d'armée. C'est ainsi qu'avec une armée moitié moins forte que celle de l'ennemi, vous serez toujours plus fort que lui sur le champ de bataille; c'est ainsi que j'ai successivement anéanti les armées de Beaulieu, de Wurmser, d'Alvinzi et du prince Charles.

«Il ne faut pas hésiter non plus, ajoutait-il, à faire les sacrifices exigés par la circonstance. Les avantages qui résultent de la victoire vous en indemniseront largement. C'est à un sacrifice de ce genre que j'ai dû la victoire que couronna la bataille de Castiglione. À la nouvelle de la marche de Wurmser, je n'hésitai pas à lever le blocus de Mantoue pour pouvoir opérer contre lui avec toutes mes forces. Il fallait abandonner pour cela toute l'artillerie de siége, cent quarante pièces de canon. Quand je déclarai cette intention aux généraux de division, ils ne pouvaient s'y résigner. Berthier en pleurait. Partons, nous aurons bientôt repris ce qui est ici et ce qui est là-bas, lui dis-je en montrant la ville. Me suis-je trompé?

«Il est des cas imprévus, poursuivait-il, où la présence d'esprit peut seule vous tirer d'affaire. À Lonato, si j'en avais manqué, j'étais pris au milieu d'une victoire. Une colonne égarée avait investi la place; le général autrichien nous sommait de nous rendre. Devinant, par suite de la connaissance que j'avais des mouvemens des différens corps, que cette colonne n'était pas soutenue:—C'est à votre général lui-même à se rendre, dis-je au parlementaire à qui je fais débander les yeux; aurait-il la présomption d'espérer prendre le général en chef de l'armée française? C'est lui qui est mon prisonnier. Si dans huit minutes il n'a pas posé les armes, je ne fais grâce à personne.—Quatre mille hommes se rendent à douze cents.»

«Il y a dans toutes les affaires un moment qu'il faut savoir saisir et aussi savoir attendre. Pendant qu'Alvinzi, engagé entre l'Adige et le lac de Garde, manoeuvrait pour nous tourner et pour débloquer Mantoue, comme il m'importait de connaître ses projets pour régler mes mouvemens, j'attendais qu'il les démasquât; et en attendant, couché sur un matelas à Vérone, je prenais quelque repos. Cependant Joubert qui, attaqué par des forces supérieures, se croyait dans une situation des plus critiques, m'envoyait aide de camp sur aide de camp, me pressant de venir juger par moi-même de sa position, et d'y apporter un prompt remède. Je les laissais dire, et me retournant sur mon matelas, dès qu'ils avaient fini, je me rendormais. On ne concevait rien à cette tranquillité en pareille circonstance; mais un dernier rapport m'ayant appris que l'ennemi, venu au point où je l'attendais, exécutait une manoeuvre qui ne laissait plus de doute sur ses intentions: À Rivoli! dis-je. Toutes mes divisions marchent sur ce point, où je me rends moi-même au milieu de la nuit. La bataille dès lors était gagnée dans ma tête. Vous savez le reste.»

Dans cette conversation, il nous raconta aussi l'anecdote du chien de Bassano. Je l'ai transcrite ailleurs, si ce n'est dans les termes dont il s'est servi, du moins conformément à l'impression qu'a faite sur moi son récit. Peut-être ne me saura-t-on pas mauvais gré de la répéter:

«Curieux d'apprécier par moi-même la perte de l'ennemi, disait-il, le soir avec mon état-major je parcourais le terrain où s'était livré le combat. Tandis que, avec cette impassibilité que donne la guerre, jeu terrible où les hommes ne sont que des pions, les militaires comptaient les victimes de cette journée, de cette foule silencieuse s'élèvent tout à coup des gémissemens ou plutôt des hurlemens qui augmentaient à mesure que nous approchions du point d'où ils partaient; c'étaient ceux d'un chien fidèle à son maître mort, ceux d'un chien qui veillait sur le cadavre d'un soldat. La révolution que ce pauvre animal produisit sur moi fut singulière. Rappelé par lui à des sentimens naturels, je ne vis plus que des hommes là où un moment avant je ne voyais que des choses. Mes amis, dis-je en interrompant ce triste dénombrement, retirons-nous; ce chien nous donne une leçon d'humanité

Ajoutez à l'intérêt de ces récits, faits tantôt d'un ton grave, tantôt avec un accent animé, l'autorité que leur prêtait une figure singulièrement mobile, une physionomie dont la sévérité était souvent tempérée par le sourire le plus gracieux, par un regard où se réfléchissaient les pensées les plus profondes de la plus forte des têtes, et les sentimens les plus vifs du coeur le plus passionné; prêtez-leur enfin le charme d'une voix mélodieuse et toutefois masculine, et vous concevrez la facilité avec laquelle Napoléon conquérait dans la conversation tous ceux qu'il voulait séduire.

Il nous tint ainsi deux heures au moins sur nos jambes. Cependant les courtisans, car il en avait même dans les personnages les plus rudes dont il était entouré, se tenaient aussi sur leurs jambes, et ne parurent songer à se retirer que quand le général nous congédia. Ce ne fut pas sans nous inviter à dîner, non pour le lendemain, il devait, nous dit-il, aller passer ce jour-là tout entier à la campagne, mais pour le surlendemain, invitation que Joséphine nous répéta de la manière la plus gracieuse.

Tout ce que j'avais vu, tout ce que j'avais entendu chez Bonaparte m'avait vivement frappé: ces deux heures m'avaient révélé sa destinée tout entière. «Cet homme-là, dis-je à Regnauld en retournant chez nous (car j'aurais tort de désigner autrement sa demeure), cet homme-là est un homme à part: tout fléchit sous la supériorité de son génie, sous l'ascendant de son caractère; tout en lui porte l'empreinte de l'autorité. Voyez comme la sienne est reconnue par des gens qui s'y soumettent sans s'en douter, ou peut-être en dépit d'eux. Quelle expression de respect et d'admiration dans tous les hommes qui l'abordent! Il est né pour dominer comme tant d'autres sont nés pour servir. S'il n'est pas assez heureux pour être emporté par un boulet, avant quatre ans d'ici, il sera en exil ou sur un trône.» Au fait, il régnait déjà.

Ceci n'est pas une prédiction faite après coup, mais une opinion exprimée dès lors dans mes lettres comme dans mes discours; plusieurs personnes peuvent le certifier.

CHAPITRE II.

Bonaparte au château de Montebello.—L'ordonnateur Villemanzy me nomme commissaire des guerres.—J'en refuse le brevet.—Pourquoi.—Anecdote.—Histoire d'un favori.

Le dîner n'eut pas lieu. La campagne que le général avait été voir la veille lui avait plu; il y avait transporté son quartier-général.

Cette campagne était le château de Montebello, château magnifique, situé à quatre lieues de Milan.

À la Casa Greppi, où demeurait Regnauld, demeurait aussi l'ordonnateur de l'armée, M. de Villemanzy. L'accueil que j'avais reçu du général m'avait concilié la bienveillance de tous les chefs de service: celui-ci s'empressa de me donner des preuves de la sienne.

«Votre intention, me dit-il, est de parcourir l'Italie: voulez-vous accepter une fonction qui vous donnera les moyens de visiter les principales villes de la Lombardie et des États-Vénitiens sans qu'il vous en coûte rien? Voilà un brevet de commissaire des guerres adjoint. Le traitement qui y est attaché n'est pas considérable; mais il s'accroîtra par les indemnités de voyage et par les gratifications que vous mériterez certainement. J'aurai soin de vous employer de manière à concilier vos intérêts avec ceux du service.»

Je reçus comme je le devais cette proposition; mais, tout en lui exprimant ma reconnaissance, je demandai à M. de Villemanzy la permission de prendre à ce sujet l'assentiment du général en chef. «C'est, me répondit-il, un des motifs pour lesquels je vous propose de venir avec moi à Montebello demain matin.»

Le lendemain nous étions à Montebello à neuf heures.

Avant de commencer son travail avec le général, l'ordonnateur, qui m'avait introduit, parle de ce qu'il a fait pour moi, et de la condition que j'avais mise et que je devais mettre à mon acceptation: «C'est bien, dit le général; nous en reparlerons. Il passera la journée avec nous.» Villemanzy lui ayant répondu qu'il était obligé de retourner à Milan immédiatement après le déjeuner:—«N'importe; je me charge de le faire reconduire»; et un salut nous fit comprendre qu'il n'avait pas autre chose à nous dire pour le moment.

Après le déjeuner, Villemanzy étant parti, le général me fait appeler: «Vous voulez donc être commissaire des guerres? me dit-il d'un ton assez grave.—Je ne veux rien, général, que ce que vous voudrez: c'est moins votre acquiescement que vos conseils que je viens chercher ici.—Écoutez, et décidez-vous d'après ce que vous aurez entendu. C'était sans doute un état respectable que celui de commissaire des guerres: institués pour pourvoir aux besoins de l'armée, ces fonctionnaires ont droit à la plus haute considération lorsqu'en remplissant ce devoir ils épargnent le pays; ils réunissent ainsi à l'estime les droits de l'intelligence et de la probité. Tels sont les titres qui particulièrement recommandent à la nôtre Villemanzy; mais, dans son corps, le nombre des gens qui lui ressemblent n'est pas grand. Faisant le contraire de ce qu'ils devraient faire, la plupart de ses agens laissent le soldat dans le besoin, et n'en ménagent pas plus pour cela le pays conquis; ils se repaissent de la substance des habitans, sans s'inquiéter de la détresse de l'armée, qui est obligée de se procurer violemment ce qui devrait lui être fourni, et enlève par la maraude, aux paysans qui ont déjà satisfait à une réquisition, ce qui est échappé à l'avidité de ces exacteurs. Ces misérables sont plus funestes au pays que le soldat: au lieu d'y établir l'ordre, ils aggravent dans une épouvantable proportion les malheurs de la guerre. Ce sont eux qui font le mal, c'est nous qu'on maudit. Plusieurs ont acquis ainsi une fortune considérable; mais quelle réputation ils ont acquise au corps dont ils font partie! quel déshonneur ils ont appelé sur l'habit qu'ils portent! Et vous revêtiriez cet habit-là!—Je n'en ai certes pas l'envie, général. Je venais vous demander s'il vous convenait que j'acceptasse la commission qui m'est offerte, et non vous dire que je l'acceptais.—Ne l'acceptez pas, reprit-il avec plus de chaleur encore. Accepter aujourd'hui le titre de commissaire des guerres, ce serait entrer en partage de l'opprobre attaché à ce titre, sans partager les bénéfices des gens qui l'ont déshonoré. Ces Messieurs-là sont chatouilleux pourtant! En voilà un qu'on a pris la main dans le sac: c'est le pillard en chef du mont-de-piété de Vérone; il est renvoyé par-devant une commission militaire pour être jugé. Ces Messieurs ne prétendent-ils pas que cela porte atteinte à l'honneur du corps entier! Comme si la peine était plus infamante que le crime! Au reste, ils ont bien tort de tant s'inquiéter: un homme qui a un million est-il jamais condamné? Ne recevez pas un titre porté par un homme semblable. Voilà ce que je n'ai pas voulu vous dire devant Villemanzy. J'arrangerai la chose avec lui; je lui dirai que j'ai d'autres vues sur vous. Vous voulez voir l'Italie; je vous la ferai voir. En attendant, restez ici, restez avec nous.»

Comme je n'avais rien apporté de ce qui m'était nécessaire pour séjourner à Montebello, je demandai au général la permission de retourner le soir à Milan; il me l'accorda, en m'invitant de nouveau à revenir au quartier-général le plus tôt que je pourrais, et à m'arranger de manière à pouvoir y passer quelques jours.

Pour terminer cet article, je dirai que les prévisions du général sur l'issue du procès dont il est ici question furent à peu près réalisées. Le conseil de guerre n'acquitta pas, à la vérité, l'accusé; il le condamna même à quelques années de galères. Mais comme on le conduisait en France pour y subir sa peine, on trouva le moyen de le faire évader, et l'honneur du corps fut sauvé. Je dois le dire, le malheureux payait pour tous. Il s'en fallait de beaucoup qu'il fût le seul qu'eût enrichi la spoliation du mont-de-piété de Vérone; d'autres personnages en avaient aussi profité, et tous n'étaient pas des commissaires des guerres.

Parmi ceux-ci il s'en trouvait encore un à qui cette affaire pensa faire tourner la tête. Il n'en avait pas tiré un million: sa part de butin, qui consistait en mauvais diamans, ne valait guère plus de cinquante mille écus; mais enfin il y tenait autant que le maraud en chef tenait à la sienne, et il tenait également à la réputation d'honnête homme. Pour ne pas la compromettre, il ne parla pas de cette légère aubaine à son secrétaire. Instruit des choses par une autre voix, ce secrétaire, homme fort délicat aussi, fut vivement affecté de ce défaut de confiance. Sur ces entrefaites, le millionnaire dont j'ai parlé plus haut est arrêté: il doit, dit-on, être traduit par-devant une commission militaire. Ses confrères se hâtent d'envoyer à Milan une députation à l'ordonnateur en chef, pour le supplier d'intervenir auprès du général, et d'obtenir, pour sauver l'honneur du corps, que l'affaire ne soit pas instruite. L'homme aux diamans est adjoint à cette députation. Cela ne tourna ni au profit du corps ni au sien. Après huit jours consommés en démarches inutiles, il revient à Vérone rendre compte à ses commettans du mauvais résultat de sa mission; mais avant tout, voulant en conférer avec son secrétaire, il le demande. «Aussitôt après votre départ, il a disparu, lui répondent ses domestiques.—Et où est-il allé?—Où vous avez voulu qu'il allât?», a-t-il dit en nous remettant ce billet.

Le commissaire ouvre le billet et y lit ce qui suit: «Citoyen, je croyais, par ma discrétion, avoir acquis des droits à votre confiance comme à votre générosité par mon dévouement. Je vois avec douleur que je me suis trompé. Vous ne m'avez ni fait part de l'expédition qui s'est faite au mont-de-piété de Vérone, ni fait une part dans celle que vous en avez rapportée. Ne vous étonnez donc pas que, maître de votre butin, je suive votre exemple, et que je m'empare de tout. Cela peut vous donner quelque contrariété, mais vous en prendrez votre parti, j'en suis sûr, et vous ne ferez pas de bruit. À quoi le bruit vous mènerait-il? serait-il dans votre intérêt d'appeler l'attention sur cette affaire? Le bien que vous réclameriez est-il le vôtre? Seriez-vous sûr enfin de ne pas vous perdre en me perdant? Toutes réflexions faites, je suis assuré de votre discrétion par les raisons qui vous assurent de la mienne. Salut et fraternité

Il aurait pu ajouter et la mort, conformément à la formule en usage, car si le bon patron ne mourut pas de révolution à cette lecture, il s'en fallut de bien peu. Le secrétaire, découvrant la cachette où les diamans étaient enfermés, les avait en effet emportés tous, à l'exception de deux qui restaient entre les mains du commissaire, comme des échantillons de sa fortune passée. Ce pauvre homme ne les contemplait pas sans fondre en larmes: et il les contemplait quelquefois pendant des heures entières. «Quelle coquinerie, disait-il un jour, ces diamans-là me rappellent! voilà pourtant tout ce qui me reste d'une honnête fortune avec laquelle je comptais me retirer auprès de mon vertueux père! Un brigand, un voleur, un scélérat, un drôle, m'a tout pris. Il n'y a plus de probité au monde!»

L'homme qui se plaignait si naïvement ne croyait pas trop avoir manqué à la probité en faisant en Italie ce qu'il aurait eu scrupule de faire en France. En pays conquis, tout lui semblait acquis à son greffe par droit de conquête. Ce principe, au reste, était celui de bien des gens qui en tirèrent plus de profit, et qui, rentrés en France, reprirent leurs habitudes honnêtes. La probité était un bagage qu'ils avaient laissé en dépôt, comme un effet inutile, au pied des Alpes, pour le reprendre en repassant.

Rien de plus ennuyeux qu'un quartier-général, quand on n'y a pas d'occupation. À l'exemple du général et de Mme Bonaparte qui me dirent à tantôt, chacun, après le déjeuner, se retira dans son appartement pour y employer ou perdre le temps à sa manière. Resté seul dans le salon, et n'ayant pas même un livre, je ne sais trop comment j'aurais passé les six heures qui s'écoulèrent entre le déjeuner et le dîner, si je n'eusse pas emporté dans ma tête un moyen d'occupation ou de distraction qui m'a suivi partout, grâce à l'habitude que j'ai de composer sans avoir besoin d'écrire.

Suis-je seul, je reprends un ouvrage commencé, ou je commence un nouvel ouvrage. Me voilà donc travaillant à mon troisième acte des Vénitiens tout en parcourant les jardins de Montebello autour desquels régnait une allée couverte qui, tout-à-fait semblable aux berceaux de Marly, m'offrait une voûte impénétrable aux rayons du soleil. Les heures s'écoulèrent ainsi sans que je m'en aperçusse, et je rapportai à Milan, où j'avais laissé mes brouillons, une scène de plus. Ma journée n'avait pas été absolument perdue.

Avant le dîner, quand je revins dans le salon, il s'était repeuplé. J'y retrouvai, avec Mme Bonaparte et Mme Berthier, cette jolie Paulette, alors plus impatiente de devenir Mme Leclerc qu'elle ne l'a été depuis d'être princesse Borghèse.

Tout près de Mme Bonaparte, sur le même canapé, était Fortuné, ce favori venu de Paris entre elle et son fils. L'affection qu'elle lui portait n'était pas diminuée, et cette affection qu'elle ne craignait pas de lui témoigner, même en public, était des plus vives. Pardonnons-la-lui; ne soyons pas moins indulgens que ne l'était son mari. «Vous voyez bien ce Monsieur-là, me disait le général; c'est mon rival. Il était en possession du lit de Madame quand je l'épousai. Je voulus l'en faire sortir: prétention inutile; on me déclara qu'il fallait me résoudre à coucher ailleurs, ou consentir au partage. Cela me contrariait assez; mais c'était à prendre ou à laisser. Je me résignai. Le favori fut moins accommodant que moi: j'en porte la preuve à cette jambe.»

Le lecteur est curieux peut-être de savoir quels droits avait Fortuné pour être traité ainsi. Fortuné n'était ni beau, ni bon, ni aimable. Bas sur pattes, long de corps, moins fauve que roux, ce carlin au nez de belette ne rappelait sa race que par son masque noir et sa queue en tire-bouchon. Comme bien d'autres, il n'avait pas tenu en grandissant ce qu'il promettait étant petit; mais Joséphine, mais ses enfans ne l'en aimaient pas moins, quand une circonstance particulière le leur rendit plus cher encore.

Arrêtée en même temps que son premier mari le général Beauharnais, Joséphine languissait en prison, d'autant plus inquiète, qu'elle ignorait absolument ce qui se passait au dehors. Ses enfans avaient la permission de la venir voir au greffe avec leur gouvernante. Mais comment la mettre au fait? le concierge assistait à toutes leurs entrevues. Comme Fortuné était toujours de la partie, et qu'il ne lui était pas interdit d'entrer dans l'intérieur, la gouvernante imagina un jour de cacher sous un beau collier neuf, dont elle le para, un écrit qui contenait ce qu'on ne pouvait dire à sa maîtresse. Joséphine, qui ne manquait pas de finesse, devina la chose, et répondit au billet par le même moyen. Ainsi s'établit entre elle et ses amis, sous les yeux même de son surveillant, une correspondance qui la tenait au courant des démarches qu'on faisait pour la sauver, et qui soutenait son courage. La famille sut gré au chien du bien qui s'opérait par son entremise autant que s'il se fût opéré par sa volonté; et il devint, pour les enfans comme pour la mère, l'objet d'un culte que le général fut contraint de tolérer. Ce culte dura jusqu'à la mort de Fortuné.

Cette mort fut des plus tragiques. Ce favori, comme de raison, était d'une arrogance extrême; il attaquait, il mordait tout le monde, les chiens même. Moins courtisans que les hommes, les chiens ne le lui pardonnaient pas toujours. Un soir il rencontre dans les jardins de Montebello un mâtin qui, bien qu'il appartînt à un domestique de la maison, ne se croyait pas inférieur au chien du maître: c'était le chien du cuisinier. Fortuné de courir sur lui et de le mordre au derrière: le mâtin le mord à la tête, et d'un coup de dent l'étend sur la place. Je vous laisse à penser quelle fut la douleur de sa maîtresse! Le conquérant de l'Italie ne put s'empêcher d'y compatir: il s'affligea sincèrement d'un accident qui le rendait unique possesseur du lit conjugal. Mais ce veuvage-là ne fut pas long. Pour se consoler de la perte d'un chien, Joséphine fit comme plus d'une femme pour se consoler de la perte d'un amant: elle en prit un autre, un carlin; cette race n'était pas encore détrônée.

Héritier des droits et des défauts de son prédécesseur. Carlin régnait depuis quelques semaines, quand le général aperçoit le cuisinier qui se promenait à la fraîche dans un bosquet assez éloigné du château. À l'aspect du général, cet homme de se jeter dans l'épaisseur du bois. «Pourquoi te sauver ainsi de moi? lui dit Bonaparte.—Général, après ce qu'a fait mon chien…—Eh bien?—Je craignais que ma présence ne vous fût désagréable.—Ton chien! est-ce que tu ne l'as plus, ton chien?—Pardonnez-moi, général, mais il ne met plus les pates dans le jardin, à présent surtout que Madame en a un autre…—Laisse-le courir tout à l'aise; il me débarrassera peut-être aussi de cet autre-là.»

Je me plais à raconter ce trait, parce qu'il est caractéristique, et qu'il donne une idée de l'empire qu'exerçait la plus douce et la plus indolente des créoles sur le plus volontaire et le plus despotique des hommes. Sa résolution, devant laquelle tout fléchissait, ne pouvait résister aux larmes d'une femme; et lui qui dictait des lois à l'Europe, chez lui ne pouvait pas mettre un chien à la porte.

À dîner, je fus placé auprès de Paulette qui, se souvenant de m'avoir vu à Marseille, et d'ailleurs me sachant dans ses confidences puisque j'étais dans celles de son futur époux, me traita en vieille connaissance. Singulier composé de ce qu'il y avait de plus complet en perfection physique, et de ce qu'il y avait de plus bizarre on qualités morales! Si c'était la plus jolie personne qu'on pût voir, c'était aussi la plus déraisonnable qu'on pût imaginer. Pas plus de tenue qu'une pensionnaire, parlant sans suite, riant à propos de rien et à propos de tout, contrefaisant les personnages les plus graves, tirant la langue à sa belle-soeur quand elle ne la regardait pas, me heurtant du genou quand je ne prêtais pas assez d'attention à ses espiègleries, et s'attirant de temps en temps de ces coups d'oeil terribles avec lesquels son frère rappelait à l'ordre les hommes les plus intraitables. Mais cela ne lui imposait guère; le moment d'après c'était à recommencer, et l'autorité du général de l'armée d'Italie se brisait aussi contre l'étourderie d'une petite fille: bonne enfant d'ailleurs par nature plus que par volonté, car elle n'avait aucun principe; et capable de faire le bien même par caprice.

Les convives étaient nombreux: la conversation générale n'était pas possible; la symphonie y suppléait. Pendant le repas, les musiciens des guides exécutèrent alternativement des marches militaires et des airs patriotiques qui ne déplaisaient pas aux Italiens.

La chaleur étant tombée, on prit le café et les glaces sur la terrasse, et l'on ne rentra que tard dans les salons. À la brune, le général devenu plus communicatif prit part à la conversation; il se mit même à diriger les amusemens de la société, fit chanter des romances à Madame Léopold, demanda des histoires au général Clarke, et se mit à en raconter lui-même. Les récits fantastiques étaient ceux qu'il affectionnait; il préférait même les contes qui effrayaient l'imagination, à ceux qui intéressaient l'esprit ou le coeur; il improvisait dans ce genre avec une facilité singulière, et se plaisait à fortifier l'effet de ses narrations par tous les artifices qu'un acteur habile peut trouver dans les inflexions de sa voix[2].

À dix heures, une des personnes qui étaient venues dîner à Montebello me reconduisit à Milan. L'illumination imprévue qui se déployait alors au milieu de l'obscurité me jeta dans une surprise qui tenait de l'enchantement: les prairies émaillées de fleurs, que j'avais traversées le matin, étincelaient de l'éclat d'un milliard de paillettes voltigeantes ou d'un milliard de mouches phosphoriques qui semblaient danser sur le gazon, et dont les bonds s'élevaient à quatre ou cinq pieds du sol. Ce phénomène, dont je n'avais pas d'idée, faisait à mes yeux de la contrée entière un pays de féerie: il était produit par une innombrable quantité de ces lampyres, appelés en Italie luciole, insectes qui à la plus brillante des propriétés du ver luisant joignent des ailes dont ceux-ci sont dépourvus.

CHAPITRE III.

Ma vie à Milan.—Le Dôme, la rue des Orfèvres.—Second voyage à
Montebello.—Le marquis del Gallo.—Les négociateurs
vénitiens.—Portraits.—Clarke, Marmont.—Train habituel des Français en
Italie.

Pendant les trois ou quatre jours qui séparèrent mes deux courses au quartier-général, je visitai la capitale de la Lombardie. Qu'on n'ait pas peur d'en retrouver ici la description: elle serait au moins inutile.

De ses monumens, celui que je fréquentais le plus c'est la cathédrale ou le Dôme, pour me servir de l'expression du pays. Commencé au XIVe siècle, cet édifice, qui attendait la main de Napoléon, n'était pas encore achevé à la fin du XVIIIe, car les marbres qui revêtent aujourd'hui son clocher s'élevaient à peine à la moitié de sa hauteur. J'y allais tous les jours vers midi, mais, je dois l'avouer, dans un intérêt tant soit peu profane: comme les voûtes et les murs de cette magnifique carrière sont impénétrables à la chaleur, qui déjà était excessive, j'en avais fait mon cabinet de travail comme des bosquets de Montebello. Les gens qu'un intérêt moins profane y amenait habituellement s'étonnaient sans doute de trouver dans un Français une dévotion si recueillie; mais ils devaient s'étonner aussi que cette dévotion ne lui permît pas de rester un moment en place et ne lui fit jamais ployer les genoux.

Milan est entourée de promenades superbes, et traversée par de larges rues bordées de palais et de boutiques magnifiquement pourvues: celles de la rue des Orfèvres offrent un aspect aussi riche que celles du quai qui porte ce nom à Paris. Aussi les grenadiers français, à qui le pillage avait été permis pendant deux heures à Pavie, en punition de la révolte de cette ville, disaient-ils en traversant cette rue: Est-ce que ces scélérats ne se révolteront pas?

J'aime la musique avec passion, et avec prédilection la musique italienne: sous ce rapport, tout ce que j'entendais était pour moi sujet de jouissance, tout, y compris ces virtuosi ambulanti, ces musiciens ambulans, symphonistes de carrefours, choristes en plein vent, à qui il est aussi difficile de faire un ton faux qu'aux nôtres de faire un ton juste.

L'on imagine bien que ma première soirée libre fut donnée au théâtre; j'allai à celui della Scala. Ce vaste monument n'était éclairé ni au dehors, ni au dedans: entré là presque à tâtons, je me crus d'abord dans une caverne, dans la beaume de Roland; mais lorsque enfin mes yeux, familiarisés avec ces demi-ténèbres, purent distinguer les objets, je reconnus que j'étais au milieu d'un immense colombier, dans les parois duquel sont pratiqués des trous disposés comme ceux qui reçoivent les nids des pigeons. Telle est en moi l'idée qu'éveilla le premier aspect des salles d'Italie, où les loges, loin de se détacher en saillie, comme dans nos théâtres, sont creusées dans le mur comme des fenêtres sans balcons.

Disposées ainsi pour la plus grande commodité des propriétaires, qui seuls en ont la clef, ces loges sont de véritables appartemens où leur société se rassemble pour causer, pour jouer, pour faire pis ou mieux, sous la protection d'un rideau qui ne s'ouvre qu'au tintement de la sonnette annonçant la scène ou l'air favori: le morceau fini, le rideau se referme. Le spectacle est là ce dont les spectateurs s'occupent le moins.

S'il rend la salle extrêmement triste, ce système, qui rend les loges extrêmement gaies, a de plus l'avantage de jeter aussi une grande gaieté sur le théâtre: en raison de ce que la salle est plus sombre, la scène paraît plus éclairée, ce qui n'est pas peu favorable à l'effet des décorations. Les loges à Milan ne font pas, comme à Paris, spectacle pour le parterre; mais le spectacle de la scène en est plus parfait: favorable à tous les intérêts, cette quasi-obscurité sert ceux qui viennent là pour voir comme ceux qui viennent pour n'y être pas vus.

Le répertoire, comme on sait, ne varie pas en Italie ainsi qu'il varie en France. Les salles y sont successivement occupées pour quelques semaines par diverses troupes. Chacune arrive là avec son opéra, qui, pendant la durée de son bail, occupe exclusivement le théâtre: tous les soirs, c'est la même pièce jouée par les mêmes acteurs. J'en pris mon parti. Alors on jouait un opéra-buffa de Paësiello et un ballet héroïque en deux actes, comme le drame; mais concurremment et non pas successivement, c'est-à-dire qu'un acte de l'opéra était suivi d'un acte du ballet. Ainsi, les aventures tragiques d'Éponine et de Sabinus servaient d'intermède à la Pietra simpatica, bouffonnerie dans laquelle il était enchevêtré. Je laisse à penser quel effet produisait un pareil salmis! Les Italiens s'en accommodaient; je fis comme eux.

De retour à Montebello, j'y trouvai compagnie nombreuse. Plusieurs négociations étaient ouvertes: l'une avec l'Autriche pour convertir en paix définitive le traité de Léoben, l'autre avec le gouvernement de Venise, qui implorait la protection de la France contre sa populace révoltée.

Les députés vénitiens étaient les sénateurs Pisani et Mocenigo. La réponse du général français ne se fit pas attendre. Baraguey-d'Hilliers, dont la division, campée en-deçà des lagunes, interceptait les communications de Venise avec la terre ferme, reçut, après huit jours de blocus, ordre d'entrer dans cette grande ville pour y rétablir la tranquillité, et le sénat lui fournit les embarcations qui transportèrent la première armée étrangère qui soit entrée dans cette ville imprenable. C'est à la sollicitation de l'aristocratie que fut prise cette mesure qui détruisit à jamais la domination de l'aristocratie la plus puissante qui ait existé.

Ces patriciens avaient quelque peu rabattu de leur fierté. Le doge de Gênes ne s'est pas montré plus modeste devant Louis-le-Grand qu'eux devant ce petit caporal que le nom de grand attendait aussi.

Les négociations ne se terminèrent pas aussi lestement à beaucoup près avec l'Autriche qu'avec Venise. Il est douteux même qu'elles fussent déjà ouvertes. Le marquis del Gallo, qui, bien que ministre de la cour de Naples, était envoyé au quartier-général français comme ministre de la cour de Vienne, attendait les plénipotentiaires autrichiens qui devaient lui être adjoints. Tête à tête pour lors avec Clarke qui, sous le titre de général, avait été envoyé en Italie pour y remplir une mission qui n'était rien moins que militaire, ce marquis faisait de la diplomatie provisoire, et pelotait, comme on dit, en attendant partie.

Le marquis del Gallo était un homme beaucoup plus sage que la protectrice qui l'avait mis en crédit auprès de l'empereur François II, que la reine Caroline. Son esprit modéré et conciliant perçait dans toutes ses habitudes; il plaisait évidemment au général Bonaparte, dans la société duquel il introduisait des manières qui contrastaient tant soit peu avec celles du quartier-général, mais qui pour cela peut-être n'en plaisaient que plus à Bonaparte et à Joséphine, à qui elles rappelaient celles de Versailles.

On en essayait déjà des imitations à Montebello. «Si vous aimez la chasse, me dit le général en me revoyant, vous pourrez demain prendre ici ce plaisir.» Je croyais qu'il entendait par-là qu'armé d'un fusil et conduit par un garde, il me serait permis de battre la plaine, où la Providence avait probablement conservé quelques lièvres. Pas du tout. C'est d'une chasse au sanglier qu'il s'agissait, chasse organisée par Berthier, qui, ainsi que moi, avait passé sa première jeunesse à Versailles et en conservait les goûts. N'étant pas équipé pour un pareil exploit, je préférai passer la matinée au château avec les dames, et je fis bien; car ces veneurs qui, faute de sanglier, avaient lancé un cochon noir, furent à leur retour l'objet de la raillerie du général, qui n'y allait pas de main-morte quand il s'y mettait. Il y en eut pour toute la soirée.

Les trois jours que je passai là ne furent qu'une répétition de celui dont j'ai rendu compte. Même vide entre les deux repas; même moyen pour échapper à l'ennui et à l'oisiveté. Quelquefois, je dois le dire, je rencontrais pourtant à qui parler dans le salon de service. J'y trouvai tantôt Eugène, tantôt Marmont, tantôt aussi le général Clarke.

Deux mots sur l'attitude de ce dernier auprès du général en chef de l'armée d'Italie. Envoyé en apparence comme négociateur aux conférences qui allaient s'ouvrir, il n'y devait être en réalité qu'un observateur chargé de surveiller un général devenu suspect aux directeurs par une ambition qui s'appuyait sur tant de victoires; il était même autorisé à s'assurer de sa personne si cela était possible. Il fut deviné dès son arrivée. Reconnaissant bientôt qu'il avait affaire à plus fin comme à plus fort que lui, Clarke aima mieux faire pacte avec un homme aussi supérieur, que s'obstiner dans une lutte inutile; et comme il a fait dans une circonstance plus récente, il se donna tout entier à celui contre lequel il devait opérer. Il faut qu'il ait joué ce double rôle avec bien de l'habileté; car quoique cette transaction ne fut ignorée de personne en Italie, le Directoire ne le révoqua pas d'abord. N'en pourrait-on pas conclure qu'il trompait également les persécuteurs et le persécuté?

Quoi qu'il en soit, il avait pris le parti le plus conforme à ses intérêts. Bientôt il en eut la preuve. Bonaparte n'abandonna jamais l'homme qui s'était donné à lui; il le maintint dans ses fonctions en dépit du gouvernement, qui après le 18 fructidor l'avait rappelé à Paris; et après le 18 brumaire, il l'éleva de fonctions en fonctions à celles de ministre, et de dignités en dignités à celle de duc. Au reste, ces faveurs étaient justifiées par la capacité, le dévouement et l'assiduité laborieuse de l'administrateur à qui le souverain les accorda. À l'exception du bâton de maréchal, qu'il ne tint pas de la reconnaissance impériale, Clarke ne dut qu'à des services honorables les honneurs dont il fut comblé.

Loin d'avoir alors les airs de suffisance qu'il prit à mesure qu'il s'éleva, il était d'humeur prévenante et facile. Sa conversation, aimable et instructive à la fois, abondait en observations judicieuses, en anecdotes piquantes. Il avait le ton de la meilleure compagnie; ses manières étaient nobles sans affectation, et s'accordaient parfaitement avec sa belle figure.

Je ne dirai pas la même chose des manières de toutes les personnes qui approchaient le général Bonaparte. Se composant sur lui, plus d'un de ses aides de camp affectaient des airs de gravité qui contrastaient assez singulièrement avec des figures de vingt-cinq ou vingt-six ans. Leclerc, ainsi que je l'ai dit, n'était pas exempt de ce petit travers. C'était aussi celui de Marmont. Un mot sur lui.

Ce n'est pas à beaucoup près un homme sans mérite que Marmont; mais si grand que soit ce mérite, il est bien loin de celui qu'il s'attribue, opinion au reste que les éloges dont Napoléon était si prodigue dans ses bulletins, envers les militaires qu'il aimait, n'ont pas peu contribué à fortifier. Que de jugement ne faut-il pas à un homme vanté par un tel homme, pour ne pas se croire le premier après lui! Et quand à beaucoup de présomption il joint un esprit essentiellement faux, dans quels écarts peut-il ne pas donner? Rassasié d'honneurs, de richesses, mais non de gloire, Marmont se crut un moment appelé à sauver la France. De là ses fautes. Il crut, en sacrifiant à ce grand intérêt la fortune de son ami, de son bienfaiteur, de son maître, faire un acte héroïque. Son coeur paie depuis 1814 les torts de son esprit, et les paie d'autant plus chèrement, qu'il n'est rien moins qu'insensible à l'opinion publique. Que n'a-t-il pas fait pour la reconquérir? Mais le sort qui, dans ses persécutions comme dans ses faveurs, semble se complaire à accabler les objets de sa préférence, a tout fait tourner contre lui. Poursuivi par une espèce de fatalité, éternellement compromis dans les événemens par la position que son faux esprit lui a faite, et non moins accusé par le parti des Bourbons que par le parti qu'il leur a sacrifié, Marmont doit être un des hommes les plus malheureux qui existent, un des hommes les plus malheureux qui aient existé.

Simple aide de camp de son beau-père, Eugène alors n'était plus un enfant, mais ce n'était pas encore un homme. Des qualités qui depuis lui ont acquis une si haute place dans l'estime du prince et dans celle du public, sa bravoure et sa loyauté sont les seules qui se fussent déjà développées.

Chargé d'une mission auprès du sénat de Venise, Junot, dont j'occupais la chambre, était alors en course ainsi que Lavalette qui, je crois, remplissait dans l'intérêt de Bonaparte, auprès du Directoire, une mission assez semblable à celle dont Clarke avait été chargé par le Directoire auprès de Bonaparte.

Dans ce dénombrement n'oublions pas le citoyen Bourrienne. Des habitués du quartier-général, c'est celui qu'on y rencontrait le moins souvent, quoiqu'il n'en sortît jamais. Habituellement retenu dans le cabinet par ses fonctions de secrétaire particulier, il ne se montrait guère qu'aux heures des repas et de la promenade. À la manière dont son chef le traitait, il était évident qu'on ne considérait pas uniquement en lui l'ami de collège. Intelligent, actif, infatigable, saisissant sur un mot la pensée d'un homme en qui les pensées se succédaient avec une incroyable rapidité, et la traduisant en une ligne, Bourrienne avait incontestablement une partie des rares qualités qu'exigeaient les fonctions de secrétaire auprès d'un génie qui ne se reposait jamais; et il est probable que Bonaparte, qui tenait tant à ses vieux amis, ou chez qui l'habitude avait la force de l'affection, ne s'en serait jamais séparé, s'il eût cru pouvoir le maintenir dans une place qui exigeait tous les genres d'intégrité.

Dans mes conversations avec les uns et les autres, j'eus occasion de recueillir encore sur le conquérant de l'Italie quelques unes de ces anecdotes caractéristiques qui prouvent qu'il n'était pas moins homme d'esprit qu'homme de génie. Telle est l'allocution qu'il adressait à son armée, quand du haut des Alpes il lui montrait les campagnes du Piémont: «Soldats, vous manquez de tout; les magasins de l'ennemi sont là: marchons.»

Tel est aussi le trait suivant: L'armée avait déjà remporté plusieurs victoires, mais elles n'avaient pas été aussi productives que l'exigeaient ses besoins. On n'avait pas pu encore renouveler l'habillement. Dans une revue que passait le général en chef, un grenadier sort des rangs, et lui montre avec humeur son habit qui tombait en lambeaux. Qu'y faire? Lui accorder sa demande, c'était en provoquer une multitude de la même nature, et l'on n'avait pas de drap. Le général ne voulait cependant pas renvoyer ce soldat mécontent. «Citoyen, dit-il d'un ton assez dur au commissaire des guerres qui l'accompagnait, peut-on laisser la troupe dans cet état? Un habit à ce brave et à tous ceux de ses camarades qui en demanderont.» Le soldat de porter la main au chapeau, et la troupe de crier: Vive le petit caporal! Le commissaire des guerres était déjà fort embarrassé, quand le petit caporal rappelle notre homme. «Dis-moi donc, lui dit-il, avec ton habit neuf, toi qui viens de faire la campagne, ne crains-tu pas d'avoir l'air d'une recrue?—Diable! répond le soldat, je n'y pensais pas. Que le commissaire garde son habit neuf; je ne veux pas avoir l'air d'une recrue.» Pas un soldat ne voulut d'habits neufs.

Cette dénomination de petit caporal lui avait été donnée par l'armée. En usant avec lui comme l'autorité en use avec tout soldat qui se distingue, l'armée, à chaque victoire nouvelle, l'élevait à un grade dans les grades inférieurs, s'entend. Le titre de caporal, qu'il reçut, je crois, après la bataille de Montenotte, est toutefois celui par lequel il fut toujours désigné, dans les camps, quoi qu'il soit parvenu un peu plus haut.

Si j'en crois une note qui m'a été donnée par un Anglais fort instruit, à qui nous devons une traduction des Réminiscences d'Horace Walpole, l'armée anglaise en avait usé de même envers Marlborough; elle désignait aussi par le titre de caporal le vainqueur de Blenheim.

Les soldats de Bonaparte étaient à la hauteur de leur général; la passion dont il était dévoré les animait.

«Tu veux de la gloire, eh bien! nous t'en donnerons», lui dit un jour de bataille, dans un langage moins châtié qu'énergique, un grenadier qui parlait pour tous ses camarades; c'était à Castiglione. Ils tinrent parole.

Bonaparte rapportait tout à la tactique et à la politique. Il y ramenait insensiblement toutes les conversations, sur quelque sujet qu'elles se fussent engagées. Il y rattachait jusqu'aux contes qu'il improvisait. Un jour après dîner, les convives étant réunis dans le salon: «Il faut, dit-il, que chacun conte son histoire. À vous à commencer, M. de Gallo.» M. de Gallo de s'excuser. Ce plénipotentiaire n'avait pas à beaucoup près, quant à cet article du moins, la facilité d'esprit de M. de Cobentzel qui lui fut postérieurement adjoint. «Eh bien! puisque vous ne voulez pas nous dire une histoire, je vous ferai un conte;» et devant ce ministre chamarré de cordons et chargé de la négociation la plus grave, le voilà improvisant une allégorie sur la futilité des intérêts humains, sur le néant des grandeurs, sur la vanité des décorations.

Il comparait la vie à un pont jeté sur un fleuve rapide: des voyageurs le traversent, les uns à pas lents, les autres au pas de course; ceux-ci en ligne droite, ceux-là en serpentant; les uns, les bras ballans, s'arrêtent pour dormir ou pour voir couler l'eau; les autres, sans prendre de repos et chargés de fardeaux, se fatiguent à poursuivre des bulles de savon, des bulles de toutes les couleurs, que du haut de tréteaux richement décorés des charlatans enflent et lancent dans le vide, et qui s'évanouissent en salissant la main qui les saisit. L'objet de cette satire, dont la malice était encore relevée par une foule de traits mordans, n'échappa à personne, car personne ne souriait, excepté M. de Gallo, ce qui prouve que, bien qu'il ne sût pas plaisanter, ce diplomate savait entendre la plaisanterie.

Cela est plaisant; mais n'est-il pas plaisant aussi que l'auteur de ce conte-là, quelques années après, ait enflé lui-même tant de bulles qui s'échangèrent contre toutes les bulles dont il se moquait alors?

Il fit bien; au reste, comme souverain, de tirer parti d'un moyen qu'il dédaignait comme philosophe. Ces bulles-là sont, après tout, une monnaie avec laquelle le prince peut payer de grands services: pourquoi n'en userait-il pas, puisque tant de bonnes gens s'en contentent? Mais qu'il se garde bien de la prodiguer, car il en est de cette monnaie comme d'un papier mis en circulation: pour qu'elle conserve sa valeur, il ne faut pas trop la multiplier.

Mon tour vint. Je craignais de me jeter dans les difficultés de l'improvisation: le général m'en sauva en me demandant des vers. Ma mémoire était bonne alors; c'était un livre toujours ouvert où je pouvais puiser à loisir: le récit d'un combat entre les Parthes et les Romains me parut convenir plus que tout autre chose à la circonstance. On l'accueillit favorablement; le général lui-même ne lui refusa pas des éloges. Mais, avec lui, aux complimens succédaient toujours les critiques: j'étais loin de prévoir les siennes.

Analysant mon plan de campagne, et le jugeant d'après les règles de la tactique, ne voilà-t-il pas qu'il me demande compte de tous mes mouvemens, discutant ma bataille comme une partie d'échecs, et me démontrant par mille raisons qu'elle aurait dû être perdue par ceux qui l'avaient gagnée! Cette discussion littéraire m'en a plus appris, en une demi-heure, sur l'art militaire que tout ce que j'avais lu avant et tout ce que j'ai lu depuis sur cette matière. Si jamais je fais une description de bataille, je saurai ce que je dirai.

Ainsi se passait le temps à Montebello pour ceux qui n'y avaient rien à faire: ils y rencontraient quelques bons quarts d'heure; mais on le passait un peu plus agréablement à Milan, même quand on y perdait sa journée tout entière. J'y retournai au bout de trois jours, non sans avoir promis au général, qui, me le répéta-t-il, avait des vues sur moi, de revenir au premier moment prendre ses ordres.

À Milan, je repris mon train de vie accoutumé: à l'église le matin, le soir au théâtre, comme l'abbé Pellegrin; m'occupant surtout de ma tragédie, mais ne négligeant pas la société française, qui se composait de ce qu'il y avait pour lors de plus aimable, soit parmi les administrateurs, soit parmi les militaires qui se trouvaient dans la place; et, tout en attendant mieux de l'avenir, trouvant le présent assez bon pour prendre patience.

Le présent, au fait, était assez doux. Plusieurs Français, à l'exemple de Regnauld, avaient fait venir leurs femmes à Milan, et y tenaient maison. Les affaires finies, on se réunissait tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, et l'on ne se séparait que très tard, en se donnant parole pour le lendemain. Ces réunions avaient lieu, soit à la Casa Balabi, jolie maison que Regnauld venait de louer, soit à la Casa Candiani, chez Mme Hamelin; soit à la Casa Trivulci, chez Mme Léopold Berthier; soit enfin je ne sais où, chez l'ordonnateur Le Noble. Des hommes distingués à des titres différens formaient le fonds de cette société, où je retrouvai plusieurs de mes amis de Marseille et de Paris, et où je me liai avec l'honnête et bon Dessole, alors adjudant général, et avec ce pauvre Livron, qui, après avoir échappé à tous les périls de la vie la plus aventureuse, nous a été enlevé, en 1832, d'une manière si fatale et si imprévue.

Tout était pour nous objet d'amusement; mais ce qui nous amusait surtout, c'était l'importance que se donnaient les autorités locales et les officiers de la milice cisalpine, avec lesquels les militaires français étaient en continuelle taquinerie. À la porte des théâtres, tous les jours nouvelles disputes, auxquelles tout ce qui parlait français prenait part. Au cri, Français, à moi! eût-il été jeté par un cocher; civil comme militaire, petit comme grand, valet ou maître, chacun se précipitait vers le point d'où partait l'appel, et malheur à l'Italien qui l'avait provoqué; il était impitoyablement rossé, quel que fut son titre ou sa dignité. Nous trouvions fort ridicule que ces gens-là se crussent indépendans parce qu'ils n'étaient plus sujets d'une monarchie, et militaires parce qu'ils portaient des uniformes. Le caractère français est toujours le même; toujours le même est aussi le sort d'un peuple dont le pays est militairement occupé.

CHAPITRE IV.

Je suis chargé d'une mission pour les îles Ioniennes.—Lodi, Mantoue, le palais du T, Vérone, Venise.—Théâtre de la Fenice.

Regnauld avait acheté un fort joli cheval. Appelé précipitamment à Vérone pour les intérêts du service, il me recommanda en partant de tenir sa monture en haleine. Comme je ne recevais pas de nouvelles de Montebello, je dirigeai un soir ma promenade de ce côté-là. Il était sept heures quand j'arrivai. «Vous venez à propos, me dit le général: j'allais vous envoyer chercher. Il s'agit d'une mission importante. Attendez un instant; vous allez recevoir vos instructions.»

L'instant fut long: à minuit j'attendais encore. Le général me fait appeler: «Vous pouvez vous aller coucher, me dit-il. Demain je vous dirai ce dont il est question.—Je pars donc pour Milan, où l'on doit être fort inquiet de moi, ou tout au moins de mon cheval, qui n'est pas à moi.—Soit: allez coucher à Milan; mais revenez ici de bonne heure.»

Il était plus de deux heures du matin quand j'arrivai à Milan: on n'y était pas, en effet, sans inquiétude pour mon compagnon de voyage. Je dis pour expliquer mon retard ce que je savais, c'est-à-dire que je ne saurais rien que le lendemain. Le lendemain à dix heures j'étais de retour à Montebello.

«Après le déjeuner, vous aurez vos instructions», me dit le général. Je ne les avais pas encore à l'heure du dîner, pas même encore à l'heure du coucher. À une heure après minuit, enfin, le général me fait réveiller dans le salon, où je m'étais endormi:—«Rendez-vous à Venise au plus vite; là vous trouverez le général Gentili, qui dirige les apprêts d'une expédition destinée à prendre possession de Corfou et des îles Ioniennes. Vous suivrez cette expédition en qualité de commissaire du gouvernement, et avec le rang et le traitement de chef de brigade. Vous organiserez, de concert avec le général, le gouvernement et l'administration de ces colonies, sur lesquelles vous aurez la haute-main pour tout ce qui concerne le civil. Vous entretiendrez avec moi une correspondance, qui non seulement roulera sur vos opérations, mais sur tout ce qui vous paraîtra digne de remarque. Vous vous entendrez de tout avec Gentili. C'est un brave homme, que Gentili, un brave Corse! C'est un élève, un ami de Paoli. S'il y a des coups de fusil à recevoir, il y courra le premier et en reviendra le dernier. Le bruit du canon ne l'inquiète guère, car il est sourd à ne pas l'entendre. C'est de plus un homme des moeurs les plus douces: vous êtes faits pour vous convenir.

«Voilà ce que je voulais vous dire. Les instructions que Bourrienne va vous remettre en sont le sommaire[3]. Il vous remettra aussi un mandat sur Haller, que vous irez voir à Milan, et qui vous paiera vos frais de route. Partez à l'instant même: vous devriez déjà être parti.»

Comment partir? La personne qui m'avait amené était retournée à la ville. Je me trouvais sans voiture. Par bonheur se trouvait là Joseph Bonaparte qui, obligeant pour tout le monde, fut de tout temps si bon pour moi. Il mit à ma disposition une bastardelle qui lui appartenait, en m'indiquant à Fusine une auberge où je pourrais la laisser en dépôt. Il y avait toujours une poste près du quartier-général. On attèle, et je pars.

Je restai à Milan plus long-temps que je ne le croyais. Voici pourquoi. Bien que les matières de la monnaie ne manquassent pas au trésor de l'armée, la monnaie y manquait quelquefois. Mais comme on y tenait en réserve les objets d'or et d'argent que les agens militaires répandus dans les pays conquis recueillaient dans les églises et dans les couvens, et qu'on possédait les coins de la monnaie autrichienne, on convertissait aisément en numéraire, proportionnément au besoin, les matières qu'une pieuse magnificence avait dérobées à la circulation; et les produits de la guerre subvenaient aux dépenses de la guerre. La fabrication n'étant pas ce jour-là aussi rapide que la consommation, il me fallut attendre quelques heures.

C'est avec des talaris frappés le matin que le soir je payai la poste. Je la payais largement, trop largement même par suite de l'ignorance où j'étais du rapport des monnaies italiennes avec la monnaie française. Le maître de poste de Crémone m'en avertit, quoique mon erreur ne dût pas tourner à son détriment à beaucoup près. Cet avis me fut d'autant plus utile que voyageant seul, absolument seul, j'eusse pu continuer long-temps à semer ainsi mon argent en Italie, comme jadis le semaient en France certains Anglais qui se montraient généreux par pure inadvertance.

Que de glorieux souvenirs réveillait en moi la route que je parcourais! elle était semée de victoires. Tout pressé que j'étais, je n'avais voulu traverser qu'au petit pas ce pont de Lodi que sous la mitraille autrichienne nos bataillons avaient traversé au pas de charge et sans tirer un coup de fusil. L'Adda est fort large en cet endroit. Qui n'a pas mesuré des yeux ce passage étroit et long que défendaient trente pièces de canon dont le feu était soutenu par celui de dix mille hommes, n'a pas une juste idée de la valeur des troupes qui l'ont emporté.

Mantoue aussi était environnée de la gloire française. Sous ces murs assiégés et conquis par notre armée, se livrèrent les batailles de Saint-Georges et de la Favorite qui lui en ouvrirent l'accès.

Je ne sortis pas de Mantoue sans avoir visité le palais du T, palais moins remarquable par la singularité de son plan tracé d'après la figure de la lettre T, que par les fresques dont Jules Romain l'a décoré. Ces peintures sont toutes de proportions gigantesques. Ici c'est Polyphème qui, assis sur un rocher, module des airs sur la flûte aux sept tuyaux. Là ce sont les Titans entassant Pélion sur Pélion, Ossa sur Ossa, pour escalader l'Olympe au plus haut duquel Jupiter fait briller et retentir la foudre qui va les renverser. Cette scène qui, du sol au sommet de sa voûte, recouvre en totalité les parois d'un vaste salon, est d'un formidable effet. On craint d'être écrasé sous les masses soulevées par les fils de la terre; on craint d'être anéanti par les traits que va lancer le maître des dieux.

En traversant la contrée,

     Tardis ingens ubi flexibus errat
     Mincius, et tenera prætexit arundine ripas,

Georg., lib. III.

je ne vis pas le vaste lac formé par les épanchements du Mincio, et les flexibles roseaux dont ses rives sont revêtues, sans penser au poëte né sur ce rivage, sans penser au plus parfait des poëtes. Je regrettai de ne pas pouvoir me détourner pour aller en pèlerinage au monument élevé sur les ruines d'Andès par le général Miolis à la gloire de Virgile et à la sienne conséquemment.

À Vérone je retrouvai Regnauld. J'y retrouvai aussi un homme que la Providence semblait avoir envoyé là tout exprès pour moi, un homme qui joignait aux connaissances les plus étendues en littérature ancienne et moderne la science des finances et de l'administration dans lesquelles, à parler franchement, j'étais absolument novice. Je l'avais vu souvent à Paris chez des amis communs; et j'avais été à même de l'apprécier. Il était venu chercher de l'emploi en Italie, et n'en avait pas encore trouvé. Je lui proposai de m'accompagner dans ma mission, moins comme secrétaire que comme ami. Il me promit de venir me rejoindre à Venise et m'a tenu parole. Ce n'est pas ce qui m'est arrivé de moins heureux dans mon voyage. Il s'appelait Digeon, nom honoré dans l'Université où j'ai réussi à le faire entrer lors de son organisation.

Trop pressé pour visiter les monumens de Vérone, je remis la chose à mon retour. J'en usai de même à Vicence que je n'admirai qu'en passant, à Padoue que je traversai de nuit, et je poursuivis sans m'arrêter mon chemin jusqu'à Fusine, le point de la terre ferme le plus rapproché des lagunes, et d'où Venise vous apparaît au milieu de l'Adriatique, comme une garenne au milieu des plaines de la Beauce ou de la Brie.

Après avoir fait remiser la voiture de Joseph Bonaparte à l'auberge indiquée, je me jette dans une gondole qu'à sa forme et à sa couleur j'eusse prise pour un cercueil, et me voilà voguant à Venise.

L'aspect de cette ville, que semble porter la mer, devient plus étonnant à mesure qu'on s'en approche. Environné par les flots qui viennent battre contre sa ceinture de pierre, ce groupe d'îles sans rivages et sans végétation, sur lesquels domine une forêt de clochers, ressemble assez à une flotte à l'ancre, pour qui voit Venise des lagunes. Pour qui la parcourt, c'est un spectacle encore plus merveilleux que cette agglomération de palais de marbre et de monumens magnifiques, entre lesquels fourmille une population si active, et cela sur des bancs de gravier qui long-temps ne furent disputés aux oiseaux de mer que par quelques misérables pécheurs.

     All' Adria in seno
     Un popolo d'Eroi saduna, e cangia
     In asilo di pace
     L'instabile elemento.
     Con cento ponti e cento
     Le sparse isole unisce:
     Colle moli impedisce
     All' Ocean la libertà dell' onde.
     E intanto su le sponde
     Stupido resta il pellegrin, che vede
     Di marmi adorne, e gravi
     Sorger le mura, ove ondeggiar le navi.

Métastase, Ezio, att. I°.

Entré dans le grand canal, comme je n'avais pas d'auberge de prédilection, je me laissais conduire par le gondolier à celle qu'il affectionnait, à celle où descendit Théodore, di corsica il re posticio, et où Candide soupa avec six têtes découronnées, à l'Aigle impériale enfin, quand du fond d'une gondole qui nous croise je m'entends appeler par mon nom.

C'était un associé de Lenoir, un de mes amis de Marseille. Le croyant occupé d'affaires à Milan, où je l'avais retrouvé, je ne fus pas peu surpris de le rencontrer à Venise: il y était arrivé la veille. Comme il était attaché à une des administrations de l'armée, on lui avait assigné un logement au palais Justiniani. «Ne nous séparons pas, me dit-il; je suis là chez un bon abbé à qui je ne cause pas grand embarras. Il ne refusera pas de mettre à notre disposition une chambre de plus dans ce vaste édifice dont il n'occupe pas le quart, et où on pourrait lui envoyer des hôtes plus incommodes que nous.» En effet, il n'acceptait là que l'hospitalité nue. Quelques instances qu'on lui eût faites, il avait refusé d'y prendre autre chose qu'un verre de vin de Chypre.

Me félicitant du hasard qui me rendait un ami dans une ville où je ne me croyais connu de personne, je me laissai mener chez l'abbate Justiniani, qui demeurait sur le grand canal, non loin du Rialto, en face du palais Contarini, et à sa prière j'y pris domicile. Les amis de mon ami furent les miens dès le jour même. Il me fallut absolument accepter à dîner chez M. Pavy, négociant de Lyon. Comme celui-là était établi à Venise depuis long-temps, depuis la prise de Lyon peut-être, ce que je ne songeai pas à lui demander, il me mit, tout en dînant, au courant des usages, si bien qu'en sortant de table je savais déjà quel emploi je devais faire de ma soirée.

Le général Baraguey-d'Hilliers, que je n'avais pas revu depuis la partie de chasse de Gentilly, commandait à Venise. J'avais été le voir; il ne m'avait pas reçu comme un chien[4], bien mieux, il m'avait invité à dîner pour le lendemain dans une campagne délicieuse qu'il occupait en terre ferme. Instruit par lui que l'expédition ne pouvait pas être prête avant dix jours, et sans affaires pour le moment, je résolus d'employer tout ce temps à mes plaisirs.

Les plus vifs même aujourd'hui pour moi sont ceux du théâtre. Dès le soir, sans songer que j'avais passé deux nuits à peu près sans dormir, je courus au théâtre de la Fenice, où l'on donnait, pour la dernière fois, les Orazi de Cimarosa. Soit par suite de la fatigue dont je me ressentais encore, soit parce que le caractère prêté dans cet opéra par le compositeur aux héros de la vieille Rome, contrariait par trop celui qui leur est donné par Corneille, cet ouvrage me plut peu; je fus même insensible à la mélodie de certains morceaux qui, abstraction faite de la couleur historique, m'ont charmé depuis.

Je crois, au reste, que l'opéra seria n'est pas le genre auquel le génie de Cimarosa s'appliquait le plus heureusement: plus gracieux que pathétique, plus spirituel que sublime, c'est vers la comédie que ce génie le portait. Dans l'opéra seria, il faisait quelquefois aussi bien que les autres; dans l'opéra buffa, personne ne faisait mieux que lui.

Une bizarrerie, de laquelle on n'avait pas songé à me prévenir, dut aussi contribuer au peu d'effet que cette représentation produisit sur moi. En Italie alors, des imberbes étaient en possession des rôles les plus virils, des rôles qui, sur la scène lyrique, sont aujourd'hui la propriété des femmes: un héros de ce genre, ou plutôt un héros qui n'était d'aucun genre, représentait Horace, personnage que nous avons vu jouer à Mme Sessi sur notre théâtre de Paris, où Crescentini, Mme Pasta et Mme Malibran se sont succédé dans le rôle du tendre Roméo, que je n'ai jamais vu jouer non plus par un homme.

Dès le surlendemain, une troupe nouvelle prit possession de la Fenice. Les Horaces de Cimarosa firent place à un opéra de Zingarelli. Ce n'était pas Corneille, mais Racine que l'auteur du libretto mettait à contribution dans ce Mithridate, copie du nôtre, au sublime près. La musique n'y compensait pas tout-à-fait le dommage que le poème avait éprouvé; elle m'a laissé pourtant d'assez doux souvenirs. Je retournai plusieurs fois l'entendre: cela me semble absolument nécessaire à qui veut prononcer en connaissance de cause sur la valeur d'une grande composition musicale. Peut-on se flatter d'en pouvoir apprécier toutes les intentions, d'en juger toutes les beautés, dans une seule audition? Les opéras que je revois avec le plus de plaisir ne sont pas ceux que j'ai compris le plus facilement. À la première représentation, l'Otello de Rossini m'avait paru plus brillant, plus bruyant même qu'expressif, et le Freischütz de Weber plus bizarre qu'original. Que de fois ne m'a-t-il pas fallu revenir au Don Giovanni, pour découvrir toutes les richesses entassées par Mozart dans cette sublime oeuvre, dans ce trésor inépuisable de mélodie et d'harmonie? C'est à force de les entendre que j'ai compris ces chefs-d'oeuvre, où chaque nouvelle exécution me fait découvrir de nouvelles beautés.

Le Mithridate était représenté aussi par un héros façonné à la manière de l'Horace; l'un n'était pas plus masculin que l'autre. On m'en vit moins rire toutefois, non que je commençasse à me prêter à l'illusion, mais parce que je crus devoir montrer quelque condescendance pour l'usage. Cette condescendance n'alla pas pourtant jusqu'à me faire garder mon sérieux, quand après avoir chanté avec beaucoup d'expression son dernier air, le roi de Pont qui s'était poignardé, ressuscitant à la voix du parterre, se relève, salue, recommence son air, se poignarde de nouveau, tombe et se relève encore pour répondre par de nouvelles salutations aux nouveaux témoignages d'admiration qu'on ne se lassait pas de lui prodiguer.

Il y a sept ou huit théâtres à Venise. Celui de San Chrisostome aussi était occupé par une troupe d'opera seria, qui représentait la Mérope de Nazolini: je n'y allai qu'une fois, quoique la prima donna de cette troupe fût supérieure à celle de l'autre; c'était la célèbre Billington. Il n'y avait pas alors en Europe de gosier plus souple que celui de cette anglaise, pas de virtuose plus habile à exécuter ces sonate di Gola, que les compositeurs commençaient à jeter dans leurs opéras; elle surmontait avec une facilité singulière les difficultés les plus grandes, mais elle abusait de cette facilité. Son talent m'étonna plus qu'il ne me charma.

À San Samuel on jouait l'opera buffa. Les pièces en vogue alors étaient le Secreto de Mayer, et gli Nemici generosi de Cimarosa, ouvrages charmans. Ce n'est pas sans un surcroît de plaisir que, dans une de ces pièces, je reconnus ce bon Rafanelli, le Préville de l'Opéra-Italien; là aussi je fis connaissance avec le talent inégal, mais si étonnant quelquefois, de la Strinasacchi, que depuis nous avons tant applaudie, pas tous les jours pourtant, au théâtre de la rue Chantereine, alors rue de la Victoire.

La douce vie pour quelqu'un qui aimait à vivre et qui en avait le temps, que celle qu'on menait alors à Venise! pas de plus molles habitudes, même en Orient! Entouré de toutes les douces jouissances que peuvent donner les arts, on n'y connaissait d'autre lassitude que celle de jouir, que celle qu'on peut prendre dans les gondoles, canapés ambulans, qui, tout en vous berçant au refrain d'une barcarole, vous transportent d'un plaisir à un autre pendant le plaisir même.

La place Saint-Marc est le soir pour Venise ce qu'est le soir pour Paris le boulevard Italien, le rendez-vous des promeneurs. Dès que la chaleur était tombée, là, devant les cafés, sur plusieurs rangées de chaises, se réunissait l'élite de la société, qui, tout en prenant des rafraîchissemens, se faisait spectacle à elle-même. À neuf heures, on sortait du café pour aller au théâtre, d'où l'on sortait à minuit pour revenir au café où l'on restait jusqu'à la fin de la nuit. La nuit est vraiment le temps de l'activité à Venise et dans toutes les villes d'Italie. Sous un ciel dont les ardeurs sont insupportables, le jour est le temps du repos: ce n'est guère avant quatre heures après midi que commence à circuler cette population, qui ne se couche qu'à l'heure où se lève la population du nord.

Ces moeurs indolentes et voluptueuses ne doivent pas être entièrement imputées au climat; il faut y voir aussi l'influence de l'ancien gouvernement vénitien. Ne permettant pas qu'on s'occupât de politique, il rendait en licence au peuple ce qu'il lui enlevait en liberté, et lui permettait même des vices en échange des vertus qu'il lui interdisait, ou qu'il punissait plus cruellement qu'ailleurs on ne punit des crimes.

Cette politique ne déplaisait pas aux courtisanes, qu'autrefois on avait exilées. Comme les conséquences de cette mesure avaient perverti les moeurs au lieu de les épurer, se relâchant de sa rigueur, non seulement le gouvernement rappela ces dames, mais il leur assigna, avec des fonds pour leur entretien, des maisons spéciales qu'on appelait case rampane. Effrayés surtout de la propagation d'une certaine aberration de goût que l'absence de ces femmes avait provoquée chez les jeunes gens, les pères de la patrie, pour remettre en crédit l'amour honnête, décrétèrent qu'il fallait remettre même en honneur les femmes qui n'étaient pas honnêtes, et à cet effet ils convinrent, dit Hamelot de la Houssaie, de se montrer en public avec les signore. Quelles étaient les moeurs d'un peuple où les sages croyaient un tel exemple utile à la régénération des moeurs!

Pendant mon séjour à Venise, j'employai ainsi toutes mes soirées. Quant aux matinées, car il y en avait même là pour les Français dont l'activité ne pouvait se résigner à rester oisive la moitié du jour, quant aux matinées, je les employais à parcourir la ville, et à visiter les monumens dans un intérêt auquel la politique n'était pas étrangère.

CHAPITRE V.

Palais Saint-Marc.—Salle de l'inquisition d'État.—Le général
Gentili.—Julien et Matera.—Départ de l'expédition.

Les circonstances favorisaient ma curiosité. Avec l'ancien gouvernement étaient tombés les verrous qui fermaient les portes du palais Saint-Marc. Je pus donc voir et revoir ce que l'oeil d'un étranger n'avait jamais vu deux fois, et ce que la plume n'avait pas encore osé décrire. Je n'entends pas parler de l'enceinte magnifique où délibérait le grand conseil, des salles où s'assemblaient le conseil des dix et d'autres tribunaux, mais de celle où le conseil des trois tenait ses terribles assises, et rendait ses arrêts mystérieux. Là, plus de cette pompe qui recouvre d'or, de sculptures et de tableaux les parois et les plafonds des autres parties du palais; des murs nus, trois fauteuils de cuir noir placés sur une estrade de bois de chêne pour les juges; dans le parquet, une table de même bois et un siége de même étoffe pour le greffier; au milieu du parquet, une sellette pour l'accusé; du côté opposé à une porte qui communique avec le palais, et dans un des angles de la pièce, un rideau d'étoffe sombre masquant une porte qui, par un long corridor, communique avec les prisons; voilà tout ce qui s'offrit à mes regards dans ce local célèbre. Je n'y trouvai pas ces tentures noires dont il devait être tapissé, d'après ce que m'avait dit mon ami Denon qui n'en parlait que par tradition; je ne trouvai pas non plus dans l'espèce de tambour que recouvrait le rideau funeste les instrumens de torture qui arrachaient des aveux aux accusés trop discrets à l'interrogatoire, et le tourniquet fatal à l'aide duquel les jugemens du tribunal s'exécutaient à l'instant même où ils étaient prononcés.

Avait-on fait disparaître cette horrible partie du mobilier inquisitorial, ou n'avait-il existé que dans l'imagination des narrateurs? Mais bien qu'aucun objet n'y révoltât les yeux, bien qu'aucune voix n'y affligeât les oreilles, les souvenirs que réveille le nom seul du tribunal qui siégea là pendant plus de cinq siècles n'en faisaient pas moins pour moi un lieu formidable.

De là, je passai dans des lieux plus formidables encore. Je descendis dans les cachots appelés Pozzi (les puits), cachots établis au-dessous du niveau de la mer dans les fondations du palais ducal.

L'air pénètre à peine dans ces tombeaux où le jour ne pénétra jamais. Sept pieds de long, cinq pieds de large, telle est à peu près leur dimension; un bois de lit, tel est leur ameublement. Pour garantir le prisonnier de l'humidité qui suinte éternellement à travers les murs, on les avait recouverts en planches de chêne. Mais ces planches pouvaient-elles le protéger? Pénétrées et amollies par la moiteur, elles étaient réduites en une espèce de pâte noire qui cédait sous les doigts et en conservait l'empreinte. J'en détachai un débris que j'emportai. Exposé au grand air, il se sécha, et ressemblait alors à un morceau de charbon. Une dame vénitienne, Mme Michieli, à qui je le montrai, et qui, bien que nièce du doge détrôné, applaudissait plus que personne à la ruine de l'aristocratie, me le demanda comme un témoignage de la cruauté du gouvernement déchu.

Il me semblait qu'on ne pouvait pas vivre six semaines dans ces cachots. Les Français, à leur arrivée, y trouvèrent pourtant deux prisonniers qui gémissaient là, l'un depuis dix-sept ans, et l'autre depuis trente ans, sans savoir pourquoi.

Sous les toits du même palais, sont d'autres prisons, i Piombi (les plombs), où les détenus étaient exposés à un supplice d'un genre tout contraire. L'action continuelle du soleil faisait de ces chambres étroites et basses de véritables fournaises.

Le palais Saint-Marc abonde en richesses de tous les genres. Les arts semblent s'être épuisés à le décorer; le Tintoret, le Titien, Paul Véronèse, le Bassan, les deux Palma, ont peint les tableaux immenses qui tapissent ses murs et ses voûtes.

Je n'en ferai pas la description; ce n'est pas un itinéraire que j'écris ici. Je dirai seulement que, dans le palais Saint-Marc comme dans celui de Versailles, ce sont les faits les plus glorieux pour l'État que les peintres s'appliquaient à retracer. La salle dite du Squitinio, peinte en grande partie par Véronèse, est un résumé de l'histoire de la république, comme la grande galerie de Versailles est un résumé de l'histoire de Louis XIV.

Autour de cette vaste enceinte, sont représentés les papes venant chercher un asile dans Venise, les empereurs sollicitant son alliance, acceptant sa médiation, ses flottes conquérant les îles, ses armées escaladant les remparts, des victoires sur terre, des victoires sur mer, et au point dominant de la voûte ou plutôt du plafond, comme du haut de l'empyrée, la république de Venise, sous la figure d'une belle femme, souriant au spectacle de sa gloire et de sa prospérité.

Autour de cette salle se développe, à l'instar d'une frise, une série de portraits représentant les doges qui ont régné depuis l'institution de cette dignité jusqu'à sa destruction, c'est-à-dire depuis Luc Anafeste, élu en 697, jusqu'à Manini que les Français détrônèrent en 1797, ce qui forme juste une période de onze cents ans. Il est à remarquer que le portrait de ce dernier occupait la seule place qui restât à remplir lors de son élection, de sorte qu'il n'en restait plus pour son successeur; singulier présage! À son rang, dans un cadre sur lequel semblait être tiré un voile funèbre, on lisait en caractères rouges: Locus Marini Falieri decapitati pro criminibus, place de Marin Falier, décapité pour ses crimes. Quelle leçon pour ses successeurs!

Cédant aux gens de l'art le droit d'analyser les titres des maîtres de l'école vénitienne à l'admiration publique, je ne me permettrai pas de leur assigner leur rang; je dirai toutefois que si le Titien m'a ravi par l'énergie de son dessin et par l'éclat de ses couleurs, Paul Véronèse ne m'a pas moins surpris par la vérité des siennes et par la simplicité de ses compositions. Moins brillant qu'eux, le Tintoret m'a paru avoir une capacité de conception supérieure encore à la leur. On n'en saurait disconvenir en voyant son tableau du Paradis, où l'on ne compte pas moins de quatorze cents têtes; ce que je répète, au reste, sur la foi d'autrui, car je n'ai pas entrepris ce dénombrement. Je ne crois pas qu'il y ait plus de faces humaines dans le Jugement dernier de Michel-Ange, conception à laquelle je ne prétends pas néanmoins comparer celle-ci; conception bien autrement animée: tout est en action dans le Jugement dernier, et cette action se communique au plus froid des spectateurs. Tout est en repos, tout est calme dans le Paradis, et ce calme vous gagne.

Les fortes émotions naissent des situations fortes: voilà pourquoi, dans les arts, la représentation du bonheur ennuie à la longue; voilà pourquoi on lui préfère la fatigue qu'excite le spectacle d'une grande infortune. C'est par son Enfer que le Dante est connu; on le relit dix fois, vingt fois, cent fois: que de gens n'ont pas lu deux fois son Paradis!

Parmi les tableaux de Palma (le jeune), il en est deux qui frappèrent mon attention. L'un représente, autant que je puis m'en souvenir, les Nations dans l'attente du Jugement dernier. Je ne me rappelle pas trop si le Souverain-Juge a pris place sur son tribunal, mais je me rappelle très-bien que déjà les ministres de ses volontés remplissent leurs fonctions, que les anges sont en l'air, et qu'au son de la trompette les humains se sont rassemblés au pied du trône. Dans la foule se trouve une jeune femme, belle comme un ange, fraîche comme une nymphe; on voit bien qu'elle n'est pas tout-à-fait innocente, et que ce n'est pas sans quelque inquiétude qu'elle voit approcher l'heure que le juste lui-même ne verra pas venir sans trembler; mais son regard tout à la fois tendre et suppliant est rempli d'un charme si particulier, qu'on sent qu'il lui obtiendra grâce devant celui qui a fait grâce à Madeleine, et que déjà remittuntur ei peccata multa, quia dilexit multùm. (Év. selon saint Luc, c.v.)

Dans l'autre tableau, on ne retrouve pas la même indulgence chez celui qui rend à chacun selon ses oeuvres. Le jugement a été prononcé, il s'exécute. Les boucs sont séparés des brebis; l'enfer ouvert attend sa proie: déjà les diables s'en sont saisis. Dans les griffes de l'un d'eux se retrouve la pécheresse, moins fraîche peut-être, mais toujours belle, mais toujours séduisante: c'est pour sa coquetterie, évidemment, que la pauvrette est damnée; car tout en subissant la peine de son péché, elle y retombe. Tout suppliant qu'il soit, le regard qu'elle adresse à l'Ange de ténèbres porte éminemment le caractère de l'agacerie et de la séduction: le diable ailleurs séduit la femme, ici c'est la femme qui séduit le diable.

Voici l'explication de ce double fait. La seigneurie avait, dit-on, commandé au peintre deux tableaux sur ces sujets. Heureux alors, Palma plaça dans le premier la femme qu'il aimait, la femme dont il se croyait aimé, et la peignit resplendissante de tous les charmes qui l'avaient séduit, charmes dignes du Paradis; mais le tableau à peine fini, et l'autre à peine commencé, le bonheur du peintre s'étant évanoui avec la fidélité de sa maîtresse, pour la punir des tortures qu'elle lui causait, l'artiste la condamna aux tortures éternelles, l'immortalisant par sa vengeance comme il l'avait immortalisée par sa tendresse.

L'église Ducale, la chiesa Ducale, qui touche au palais Saint-Marc, renferme aussi des richesses innombrables et inestimables. C'est d'elles, plus que de son architecture, qu'elle tient son prix. Les matières les plus précieuses y ont été prodiguées pour son embellissement. Dépouilles de l'Attique, des colonnes d'albâtre fleuri y soutiennent le tabernacle; les murs, le sol, la voûte sont incrustés de mosaïques magnifiques: mais ces objets de l'admiration des voyageurs ont bien moins de prix pour les Vénitiens que le sarcophage qui contient le corps de saint Marc.

Cette précieuse relique appartenait jadis à l'église d'Alexandrie d'Égypte. Elle fut apportée de là à Venise par des marchands vénitiens qui s'en emparèrent en substituant dans le tombeau qui la renfermait, au corps de saint Marc, celui de saint Claude, saint moins recommandable, quoiqu'il ait son mérite. Pour empêcher les douaniers musulmans de visiter à la sortie le panier dans lequel ce trésor était enfermé, nos pieux contrebandiers l'avaient recouvert d'une échinée de porc, chair pour laquelle les Musulmans ont une horreur invincible; et, pris pour ce qu'il n'était pas, grâce à cette fraude ingénieuse, saint Marc échappa à leur surveillance, et fut transporté à Venise. Au débarqué, proclamé patron de la république par le peuple et par le sénat, il fut logé dans une église que Justinien Participatio fit bâtir à ses frais: c'est l'église Ducale. Cela se passait en 827.

Indépendamment des objets dont je viens de parler, on retrouve à Venise plusieurs dépouilles de la Grèce. Les colonnes qui se dressent sur la Piacetta viennent de Constantinople, ainsi que les quatre chevaux qui piaffent sur le portique de Saint-Marc, où ils sont revenus après avoir été piaffer à Paris pendant quinze ans devant les Tuileries. Les lions de marbre qui sont assis à la porte de l'arsenal, gardaient jadis l'entrée du Pyrée d'où ils ont été enlevés par Morosini le Péloponésiaque; mais il s'en faut de beaucoup qu'ils vaillent les chevaux de Corinthe, car c'est à cette ville qu'avaient été originairement enlevés les quadrupèdes d'airain dont je viens de parler. Les lions de l'arsenal sont plutôt des monumens de la gloire vénitienne que de l'habileté athénienne. Si c'étaient des chefs-d'oeuvre de l'art, il faut que la main de la guerre et celle du temps les aient bien endommagés, car ce ne sont plus que des blocs à peu près aussi informes que les lions qu'on voit sur le devant des boutiques de certains faïenciers.

L'arsenal de Venise forme dans la ville une ville à part. Là se construisaient, s'armaient et se retiraient ces flottes qui pendant tant de siècles dominèrent l'Archipel et transportèrent en Europe les productions de l'Orient. On y armait pour lors les faibles et derniers restes de cette marine qui, devenue française, devait conduire dans des colonies qui avaient cessé d'être vénitiennes l'expédition dont je faisais partie.

Parmi ces débris d'une grandeur à jamais effacée, se remarquait le Bucentaure, galère semblable à celle de Cléopâtre, galère sculptée et dorée dans toute son étendue, qui était immense, et dont tous les agrès étaient dorés aussi. C'est sur ce bâtiment qu'une fois l'an, non point à Pâques, mais à l'Ascension, le doge s'embarquait pour aller renouveler son mariage avec la mer, épouse qui lui avait fait plus d'une infidélité, et qui même était en divorce avec lui quand ce mariage, qui avait été béni au XIIe siècle par le pape Alexandre III, fut cassé au XVIIIe par le général Bonaparte. Le projet était alors d'envoyer ce trophée en France à la remorque de quelque frégate. Mais pensant que telle aventure pourrait, chemin faisant, lui faire changer de destination et le conduire en Angleterre, on trouva plus sage de le brûler. On dut retirer un trésor de ses cendres.

On n'en trouva pas un dans celles du livre d'or. Ce nobiliaire, à la combustion duquel j'assistai, ne produisit que de la fumée[5].

En me rendant d'un quartier dans un autre, j'ai parcouru toutes les sinuosités que décrit le grand canal à travers une masse d'édifices également magnifiques par la matière et par l'art qui l'employa. Coupé par un seul pont d'une seule arche[7] construit en marbre, le canal est bordé, dans toute sa longueur, de palais de marbre aussi. Ils portent pour la plupart le caractère de l'architecture italienne. Quelques uns cependant offrent l'empreinte d'un style différent, style à qui l'on doit les plus beaux monumens qui ont été construits entre l'époque où l'architecture abandonna le système des Grecs, et celle où prévalut le système de Palladio. On reconnaît aussi dans plusieurs constructions vénitiennes, comme dans le palais Saint-Marc, le style de l'architecture mauresque, dont les Vénitiens avaient contracté le goût par leurs fréquens rapports avec l'Orient. Ce mélange des magnificences de trois siècles différens donne à Venise une physionomie toute particulière.

Il n'y avait pas d'autre promenade alors à Venise que la grande place Saint-Marc et la petite, qui y est contiguë. Par son étendue et par l'architecture qui la décore, la grande place, autour de laquelle on peut circuler dans des galeries, me rappelait assez une de nos promenades les plus fréquentées. Sous le rapport de l'architecture, c'est le Palais-Royal, sans arbres, sans gazons, sans fleurs, sans eaux jaillissantes. Au bout est l'église Ducale.

La petite place, la Piacetta, ouverte du côté de la mer, semble être l'avant-cour du palais ducal, monument remarquable par son caractère, et qui ressemble moins à la résidence d'un prince chrétien qu'à celle d'un prince maure. Sur le côté de la place qui regarde la mer, se dressent deux grandes colonnes de marbre apportées de Constantinople au XIIe siècle. Sur l'une était perché ce lion ailé qui est venu à Paris boire à la fontaine des Invalides; sur l'autre se tenait ou se tient, comme saint Siméon stylite, non pas à cloche-pied pourtant, un guerrier qui, au rebours des guerriers de tous les siècles, tient sa lance de la main gauche, et de la droite son bouclier. Ce gaucher-là est saint Théodore.

Autour du palais sont plaqués plusieurs masques ou mascarons, à la bouche béante; je les aurais pris pour des ouvertures de boîtes établies par la poste aux lettres, si une inscription gravée sur une tablette de marbre, et placée au-dessus de chacune de ces bouches, ne m'eût indiqué leur véritable destination. C'est par ces bouches que les délateurs s'entretenaient avec les inquisiteurs d'État, ainsi que me l'apprirent ces deux mots: Denunzie secrete. L'espionnage et la délation étaient les principaux ressorts du gouvernement de Venise, qui, présent partout, n'était vu nulle part. Préoccupé comme je l'étais d'un sujet que je ne pouvais traiter convenablement sans bien connaître les moeurs civiles et politiques de la république la plus singulière qui ait existé, je ne voyais pas sans intérêt, quoiqu'en frémissant, les vestiges de ses anciennes institutions. Chaque promenade m'apportait le produit d'une étude.

Faisons encore un tour à la place Saint-Marc. C'était le forum vénitien, le rendez-vous des oisifs, des promeneurs, des femmes galantes, des nouvellistes, des charlatans de toute espèce. Toutes les industries avaient des représentans au milieu de cet éternel carnaval, et l'on ne traversait pas la foule qui s'y presse sans avoir coudoyé une fille, un missionnaire, un arlequin, un filou ou un inquisiteur.

Au milieu des plaisirs, je sentais néanmoins qu'il me manquait quelque chose à Venise. Là, rien que de factice, hors la mer et le ciel, rien qui vous rappelle la nature. Vous êtes à Venise comme si vous étiez embarqué. Quand j'en sortis, il y avait trois semaines que je n'avais vu un arbre; je n'y avais même vu qu'un cheval qui, amené là par je ne sais quel hasard, passait sa tête à une fenêtre, et était là un objet de curiosité, comme chez nous un chameau.

Des courses de gondole sur le grand canal, et des illuminations, tels sont les amusemens que le gouvernement donnait au peuple les jours de réjouissances publiques. Ajoutez à cela quelquefois un feu d'artifice tiré en plein jour pour prévenir les accidens que pourraient occasionner les mouvemens de la foule resserrée entre tant de canaux. C'est un luxe dont on aurait bien pu faire l'économie.

Cependant les apprêts de l'expédition se poursuivaient. D'après des conférences que j'avais eues avec le général Gentili, j'avais rédigé en français et fait traduire en italien et en grec vulgaire les différentes pièces que nous voulions publier à notre arrivée; je les avais même fait imprimer, car on nous avait prévenu que nous ne trouverions pas d'imprimerie à Corfou; nulle part que ce soit, une république ou un monarque qui exerce le despotisme n'aime la presse. Digeon était venu me rejoindre; Villemanzy, par suite de sa bienveillance, m'ayant nommé payeur de l'expédition, je fis de cette place celle de mon soi-disant secrétaire, à qui j'en déléguai les émolumens.

Avant de partir, j'adressai au général en chef, conformément aux instructions que j'en avais reçues, plusieurs lettres relativement à tout ce qui m'avait frappé pendant mon séjour à Venise. C'est le complément du compte que je viens de rendre ici. On les trouvera dans les notes qui suivent ce volume[8].

Dans un des cafés où, après le spectacle, j'allais achever, ou si l'on veut commencer la journée, car minuit appartient autant à la veille qu'au lendemain, je liai amitié avec quelques officiers recommandables à plus d'un titre, et particulièrement avec Julien, aide de camp du général Bonaparte, qui l'avait envoyé à Venise pour hâter les apprêts de notre expédition, et avec Matera, Napolitain, qui avait pris du service dans notre armée par suite de son attachement pour les principes de notre révolution, en conséquence desquels il avait été contraint à fuir de son pays.

Jeunes tous les deux, ces militaires, qui se plaisaient peut-être par cela même qu'ils ne se ressemblaient pas, me divertissaient singulièrement par leur conversation. Elle n'était pas des plus graves, mais elle abondait en traits aussi plaisans qu'on peut en attendre de l'étourderie qui se permet tout et de la bonhomie qui ne s'offense de rien. Julien jouait avec Matera comme un écolier joue avec un jeune chien qui s'amuse de ce qu'on s'amuse de lui. Les scènes qu'improvisaient sans le savoir deux interlocuteurs d'esprit si différent valaient pour moi la plus piquante des comédies. Pas de trève à leurs saillies; pas de trève à leur rire, à ce rire que tout excite dans un âge où l'on ne voit que sujet de gaieté dans ce qui plus tard n'est que sujet de pitié. Rire pour eux c'était vivre, et ils se hâtaient de vivre; vivant plus en une heure que l'on ne vit en un jour, en un mois, en une année. Ils avaient raison. L'insouciance de l'avenir était instinct dans ces deux rieurs: ni l'un ni l'autre ne devait fournir une longue carrière. Deux ans s'étaient à peine écoulés, que Matera, rentré dans sa patrie à la suite de l'armée française, avait péri misérablement lorsque cette armée fut obligée d'évacuer sa conquête; et alors il y avait déjà un an que Julien avait été assassiné en Égypte par les Arabes. Je ne me rappelle pas sans tristesse leur gaieté, que je ne devais plus partager.

Le 13 juin, tous les apprêts étant terminés, bien que le vent ne fût pas très-favorable, nous nous embarquâmes. Ce ne fut pas sans quelques regrets que je dis adieu à Venise; mais je me consolai en pensant que cet adieu ne serait peut-être pas éternel. En effet j'y reviendrai avant de retourner en France.

LIVRE X.

DE MAI 1797, AU MOIS D'AOÛT MÊME ANNÉE.

CHAPITRE PREMIER.

Considérations sur la chute de la république vénitienne.—Trajet de Venise à Corfou.—Le capitaine Bourdé.—Le capitaine Standelet.—Arrivée des Français dans les îles Ioniennes.—Quel était alors l'état de l'administration de ces colonies.

Je n'ai pas pris l'engagement d'écrire l'histoire. Qu'on ne s'attende donc pas à trouver ici celle de la chute de la république de Venise. Pour raconter comment elle s'est opérée, il faudrait faire un livre. Si j'en ai le loisir, je n'en ai pas la volonté: j'ai peur des entreprises de longue haleine. Mais pour expliquer ce fait, c'est différent; quelques mots peuvent y suffire.

Cette catastrophe, inévitable peut-être dans le mouvement imprimé à l'Europe par la révolution française, a été surtout déterminée par la fausse politique du gouvernement vénitien.

Il avait été sage en refusant, avant l'invasion de nos troupes en Italie, de s'allier contre la France qu'il ne redoutait pas, avec l'Autriche qu'il redoutait; mais quand l'espace qui nous séparait des États Vénitiens eut été franchi par nos armées victorieuses, il fut bien malavisé de persister dans une neutralité qu'il n'avait pas les moyens de faire respecter.

Les Autrichiens qui, à travers ces États, allaient secourir leurs provinces attaquées, y amenèrent nécessairement la guerre en se retirant. Après leurs défaites en Lombardie, Venise pouvait-elle défendre contre les vainqueurs ce territoire qu'elle n'avait pas pu fermer aux vaincus? Les Français en conquirent successivement toutes les places en les prenant sur les Autrichiens.

Le sénat avait peut-être alors un moyen de prévenir la ruine de la république, c'était de s'allier avec le plus fort contre le plus faible. La crainte des principes français l'en empêcha. Il fit même le contraire en provoquant sous main dans ses provinces une révolte générale contre les Français, et en autorisant leur massacre en-deçà des Alpes, quand il crut leur armée compromise au-delà. À son retour, l'armée à laquelle il s'était montré hostile ne vit plus en lui qu'un ennemi, et le traita comme tel. N'était-ce pas de droit?

Au reste, l'aristocratie vénitienne fut renversée plus encore par les principes français que par les armées françaises, et cela montre du moins que ses appréhensions avaient été fondées; mais avec plus d'habileté, si elle n'avait pas pu sauver la forme de son gouvernement, ne pouvait-elle pas du moins conserver l'indépendance à la république de Venise?

Le sort des îles vénitiennes suivit celui de Venise. Le général de l'armée d'Italie s'empressa pour plus d'un motif d'en prendre possession; elles lui assuraient la propriété de l'Adriatique dont Corfou est la clé; elles ouvraient à notre flotte un port de plus dans la Méditerranée; elles nous livraient le complément de la marine de Saint-Marc dont nous n'avions trouvé à Venise que des débris, et dont le reste devait se trouver à Corfou où stationnait l'armée navale.

De plus, il fallait, en usant de vitesse, prévenir les puissances à qui ces îles convenaient; à Naples qui songeait à faire valoir sur elles de vieilles prétentions; à l'Angleterre qui ne tarderait guère à les convoiter; à la Russie qui avait déjà lié des intelligences avec les insulaires dont neuf dixièmes sont, ainsi qu'elle, de la communion grecque.

L'escadre mit à la voile le 13 juin 1797. Elle était composée de deux frégates françaises, la Sensible et l'Artémise, de plusieurs vaisseaux vénitiens de diverses grandeurs, et même de galères. Vu l'urgence et vu le dépenaillement où se trouvait la marine ducale, on avait armé tout ce qui pouvait tenir la mer. Cette escadre portait quinze cents hommes. Les vaisseaux vénitiens étaient commandés par des officiers vénitiens qui, pour la plupart, devaient leur grade à la circonstance. L'un d'eux, capitaine marchand, qui portait le titre d'amiral depuis la révolution, prétendait en cette qualité commander la flottille; on ne lui contestait pas son titre, mais force lui fut néanmoins d'obéir à un simple capitaine de frégate français, qui commandait la Sensible, le capitaine Bourdé. La fermeté que celui-ci montra en cette occasion démontra si pleinement à ce pantalon[10] la vanité de ses prétentions qu'il n'osa plus les reproduire de toute la campagne. L'amiral vénitien conçut qu'il serait difficilement le maître là où il y avait quinze cents Français plus disposés à le jeter à la mer qu'à lui obéir.

La traversée fut longue, soit parce que le vent nous manqua souvent, soit parce que l'allure pesante des bâtimens de Saint-Marc secondait la mauvaise volonté du gouvernement provisoire qui les avait armés. Quand on va de conserve, c'est le train du plus mauvais marcheur qui règle celui du convoi.

J'étais à bord de la Sensible; je n'eus que lieu de m'en féliciter. Le capitaine Bourdé était un excellent homme. À l'instruction nécessaire aux gens de sa profession, il joignait celle qu'on acquiert par les voyages. De plus, il avait le goût de la littérature et se plaisait à en entendre parler. Ses conversations abrégèrent souvent pour moi l'ennui de la route. Il ne négligeait d'ailleurs aucun moyen de me la rendre agréable ou du moins supportable.

Un matin il m'éveille: «Voulez-vous voir une trombe?» me dit-il. En effet, il s'en formait une à l'horizon. Je la vis, tournoyant sur elle-même, se placer comme une colonne entre les nuages et la mer, et se dissoudre en quelques minutes. Heureusement ce terrible phénomène ne menaçait-il personne, et se manifestait-il à trois ou quatre lieues de nous.

Rien de désolant pour les passagers comme le calme plat. L'immobilité du pénon qui pend perpendiculairement à la verge à laquelle il est attaché, vous désespère. On aimerait mieux le voir agité par le vent contraire. Sur treize jours nous en passâmes huit au moins sans plus avancer qu'un vaisseau à l'ancre. Pour nous distraire alors, nous faisions mettre la chaloupe en mer, et l'on se visitait réciproquement. Dans une de ces visites, je fis connaissance avec le capitaine Standelet qui commandait l'Artémise; brave homme s'il en fut, vrai loup de mer. Rien ne le prouve comme le récit de ses aventures. En voici un échantillon.

Standelet est de Dunkerque. Il avait servi d'abord dans la marine marchande, et fait quantité de voyages sur des bâtimens de commerce. Il avait même, je crois, fait quelques courses comme corsaire. Quand la défection de la plupart des officiers de la marine royale laissa la majeure partie de nos vaisseaux sans commandans, Standelet fut nommé capitaine d'un petit bâtiment, d'un brick ou d'une corvette, je ne sais. Il s'était signalé dans plusieurs rencontres par une habileté égale à sa bravoure, et avait ramené plusieurs prises dans nos ports, quand attaqué par un bâtiment de force supérieure au sien, il est pris à son tour. On le conduisait avec deux de ses officiers à Plymouth, sur son propre bord. Ne se défiant pas de trois hommes, le lieutenant anglais qui commandait la prise, et dont l'équipage était aussi nombreux que la prudence l'exigeait, prenait le frais sur le pont avec deux de ses officiers. Le reste de son monde était dans l'entrepont. «Je me charge de celui-là, chargez-vous de ceux-ci», dit Standelet à ses hommes; et les trois Anglais sont jetés à la mer; puis, fermant l'écoutille, il s'empare de la manoeuvre, vire de bord, et gouverne sur France. Il y touchait, quand par malheur il rencontre un second vaisseau anglais. On s'aborde. Standelet se bat en désespéré, tue encore quelques soldats au roi George; mais, accablé par le nombre, et mis hors de combat par plusieurs coups de sabres qui lui coupèrent les nerfs du bras droit, il est fait prisonnier de nouveau, et remis dans le chemin de Plymouth. Arrivé là, il s'attendait à être traité avec la dernière rigueur. Les Anglais délivrés criaient vengeance; l'amirauté ne leur donna cependant pas satisfaction. Comme il était constant que le capitaine français n'avait pas engagé son honneur, «Pourquoi ne vous gardiez-vous pas?» leur répondit-on; et loin de maltraiter Standelet, on eut pour lui tous les égards que réclamaient ses blessures et que commandait son courage. Bien plus, après avoir reçu sa parole, on lui permit d'aller à Londres se faire traiter, et attendre qu'il fût échangé. Là, il fut l'objet de la curiosité publique comme il l'avait été à Plymouth. Chacun voulait voir un si brave homme. Il n'eût pas été plus honoré en France en y amenant sa prise, qu'il ne le fut en Angleterre, où il était amené prisonnier.

Le 16 juillet enfin, nous reconnûmes les côtes de Corfou.

Dès que nous fûmes entrés dans le canal qui sépare cette île de l'Épire, impatient de prendre terre, je me jetai dans une chaloupe. Le temps était superbe dans la plus riche acception du terme. Je ne puis oublier l'aspect que la nature offrait ce jour-là. Jamais l'azur du ciel ne m'avait paru si pur; jamais la mer ne s'était montrée à moi teinte d'un bleu aussi céleste. C'est ce jour-là que, pour la première fois, je compris le sens de coeruleus que Virgile donne à l'Océan, qui jusqu'alors m'avait paru plus verdâtre que bleuâtre. D'où lui venait cette couleur si suave? Est-ce du ciel qu'il réfléchissait? L'illusion était si forte, que plusieurs fois je puisai de l'eau dans le creux de ma main pour m'assurer que cette eau n'était pas imprégnée d'une matière cérulée. Cette teinte d'indigo, elle ne la perdait pas, même dans le flot qui oscillait près des lames du cuivre rouge dont notre frégate était doublée.

J'eus dans ce court trajet un singulier camarade de voyage. C'était un de ces hommes qui trouvent une patrie partout, parce qu'ils n'ont pas de patrie réelle; c'était un de ces aventuriers que les tourmentes populaires naturalisent successivement dans tous les pays qu'ils viennent agiter, et qui, de bandits qu'ils étaient, deviennent en un moment, et pour un moment, des citoyens. Celui-là avait fortement contribué à la révolution de Venise, et son effroyable libéralisme lui donnait une grande influence sur la multitude. Le nouveau gouvernement vénitien, qui voyait dans les services de cet homme le mal qu'il pouvait faire, s'était empressé de le récompenser. Il avait permis qu'il prît l'uniforme et les épaulettes de je ne sais quel grade, dans une légion qui n'existait pas; et, sous apparence de lui donner une mission de confiance, il l'avait envoyé à Corfou, certain que l'autorité française le mettrait à la raison, comme cela se fit.

On ne saurait se faire une idée exagérée de la férocité de ce Maltais, car il était né à Malte. Après nous avoir raconté quantité de prouesses dont la plus honorable eût mérité la corde, il en vint au chapitre des haines et de la vengeance, de la vendetta.

«J'avais juré de le tuer», dit-il avec une expression qui ne peut se rendre, en terminant le récit d'un démêlé qu'il avait eu avec un misérable de son espèce; «j'avais juré de le tuer! Voyez si j'ai tenu parole»; et tirant de sa poitrine un lambeau qui était suspendu à son cou par un cordon, comme un scapulaire: «Voilà tout ce qui reste de lui!» poursuivit-il en déchirant avec les dents ce lambeau de chair humaine. Ce misérable fit horreur même aux plus grossiers de nos matelots.

Quelques heures après nous arriva l'escadre. Le débarquement s'opéra sans difficulté. Le général Gentili prit, dans la citadelle, l'hôtel que le provéditeur général occupait. En qualité de commissaire du gouvernement, je fus installé dans le logement du provéditeur de terre.

Digeon y vint habiter avec moi: je fus d'autant plus heureux de l'avoir amené, qu'indépendamment d'un ami, je trouvai en lui un homme qui entendait parfaitement la comptabilité. Sans lui, je ne sais comment je me serais tiré de la mienne.

Je ne puis rien faire de mieux, pour donner une idée de l'état des choses à Corfou lors de notre arrivée, que de renvoyer le lecteur à la lettre où j'en rendis compte au général en chef. Il la trouvera à la fin de ce volume[13].

Le premier soin du général Gentili, après avoir assuré la subsistance de la troupe, fut d'organiser le gouvernement de l'île, opération à laquelle je devais concourir. Comme nous étions d'accord sur les principes, il s'en remit absolument à moi pour le reste.

Des despotismes, le plus dur, sans contredit, c'est celui des républiques. Celui de Saint-Marc, si pesant pour les provinces de terre ferme, l'était bien plus encore pour les îles. Pas d'autres lois là que le bon plaisir des provéditeurs, qui pouvaient tout ce que Verrès avait pu en Sicile. Point de frein pour leur cupidité, point de bornes à leurs exactions: tout y était pour eux un objet de trafic, tout, à commencer par la justice; tout y était taxé, l'impunité du crime à commettre comme la rémission du crime commis. En vain les anciennes lois avaient-elles soumis ces proconsuls à la surveillance de certains agens, qui, tous les cinq ans, allaient juger par eux-mêmes de l'état des choses, et recueillir sur les lieux les plaintes que les colons n'auraient pas pu faire parvenir à la métropole: ces nobles ne remplissaient pas toujours leur mission avec scrupule. Indulgens pour des fautes qu'ils avaient commises ou qu'ils pourraient commettre, ils passaient la rhubarbe dans l'espérance qu'on leur passerait le séné; et, pour l'ordinaire, moins sévères pour la faute que pour la manière dont elle avait été commise, ils ne dénonçaient que le scandale. Comme il était de notoriété publique qu'un noble n'était envoyé dans les îles que pour y faire sa fortune, il leur semblait injuste de le punir pour avoir rempli sa mission, pour peu qu'il l'eût fait décemment. L'art consistait à faire concorder, dans l'exploitation de sa place, la décence avec la cupidité, et aussi avec la célérité; car, ne pouvant pas rester plus de seize mois en place, il n'avait pas de temps à perdre: il lui fallait mettre les morceaux doubles.

     «Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent,
     Dans le champ du public largement ils moissonnent,
     Assurés que chacun leur pardonne aisément,
     Espérant après eux un pareil traitement.»

CORNEILLE, Cinna.

CHAPITRE II.

Organisation de l'administration de Corfou.—Émeutes, conspirations.—Pourquoi formées; comment déjouées.

Corfou se trouvait soustraite au joug de cette odieuse aristocratie; mais quel gouvernement substituer à celui des exacteurs vénitiens? En se laissant aller à l'impulsion de la révolution, on pouvait la placer sous une autre tyrannie, sous celle de la démagogie. Pour éviter cet inconvénient, le mieux était de faire pour les îles ce que le général Bonaparte avait fait pour la métropole, où l'autorité municipale avait remplacé celle du sénat, mais n'avait, en réalité, que l'administration de la ville où le général français gouvernait.

Il fut donc convenu qu'une municipalité serait formée à Corfou, à l'instar de celle de Venise, et qu'elle se composerait de citoyens domiciliés dans l'île, et connus par leurs lumières et leur droiture. Nous en déterminâmes le nombre à vingt-quatre. Pour populariser cette institution, dont les membres devaient être nommés par le général sur ma proposition, je pensai qu'il ne fallait pas faire ce choix sans avoir consulté l'opinion publique; et, pour la connaître sans convoquer aucune assemblée de quelque, nature que ce fût, voici comment je m'y pris.

J'engageai dix des habitans les plus à même de m'éclairer sur ce choix, à me donner chacun une liste de quarante citoyens des plus recommandables par les qualités ci-dessus énoncées; et après avoir extrait de ces listes, qu'ils avaient faites à l'insu des uns des autres, les vingt-quatre noms qui s'y trouvaient le plus fréquemment reproduits, j'en formai une liste définitive.

Par suite de l'esprit de justice qui m'avait suggéré cette idée, j'avais pensé devoir admettre dans la composition de la municipalité les sectateurs des croyances diverses dans une proportion à peu près semblable à celle où ces croyances entraient dans la population du pays, qui se forme de catholiques romains, de schismatiques grecs et de Juifs, mais qui pour la plus grande partie suit le rite grec. Ainsi quatre mille Latins étaient représentés par quatre magistrats sur ma liste, où deux seulement représentaient deux mille Juifs; les dix-huit autres noms appartenaient à des Grecs. Idée plus philosophique que politique, ou plutôt mauvaise idée. C'était seulement déplacer le centre d'oppression; nous en eûmes bientôt la preuve.

La municipalité ayant été nommée d'après la liste proposée, nous l'installâmes solennellement. Nous ne négligions cependant aucun moyen de nous concilier la confiance de la population. Le général nous conduisit le même jour en visite chez les chefs respectifs des différentes croyances, chez l'archevêque, chez le proto-papa et chez le rabbin, et après les avoir reçus tous trois le même jour à sa table, il alla avec nous dîner chez chacun d'eux successivement. Il eût été à désirer qu'à son exemple chacun de ces grands-prêtres nous eût réunis chez lui avec les chefs des religions rivales de la sienne, mais cela eût été trop beau; en les amenant à boire ensemble en maison tierce, on avait fait plus qu'il ne semblait possible de faire.

Les choses néanmoins paraissaient marcher d'elles-mêmes. Persuadés que la population ne pouvait qu'être favorable à une administration tirée de son sein et nommée sous sa dictée, nous pensions n'avoir plus qu'à entretenir le mouvement imprimé à l'administration, quand, trois jours après l'installation de nos magistrats, éclate la plus imprévue des émeutes[14].

La fermeté du général Gentili réprima la sédition: sa douceur semblait devoir en prévenir le retour; mais nous reconnûmes bientôt que l'esprit de résistance qui venait de se manifester était plutôt assoupi qu'étouffé, et que les Grecs de cet âge ne le cèdent en ruse et en dissimulation ni aux Grecs du moyen âge, ni aux Grecs des temps héroïques. Comprenant mal la liberté, et ne comprenant pas du tout l'égalité, de sujets des Vénitiens qu'ils étaient, ils se croyaient devenus leurs souverains. Pour eux, la liberté était le droit d'opprimer leurs anciens oppresseurs; bien plus, le droit d'opprimer tout ce qui n'était pas de leur communion, ce que ne démontrait que trop la dureté qu'ils témoignaient pour les Latins, et le mépris qu'ils affectaient pour les Juifs.

Notre système ne les satisfaisait donc pas; il ne satisfaisait pas non plus les Latins, à qui il donnait des égaux dans leurs inférieurs; il ne satisfaisait pas même les Juifs, qui n'avaient la prétention de s'égaler à personne. Résignés, de temps immémorial, à la condition que le préjugé leur avait faite, mais dont les bénéfices qu'ils recueillaient en conscience aux dépens d'une nation étrangère les dédommageaient largement, les enfans d'Israël s'affligeaient qu'on pensât à les en tirer[15]. L'égalité que la révolution leur apportait, et que la population leur contestait, ne valait pas pour eux la sécurité qu'elle leur coûtait, et les honneurs où nous les appelions leur paraissaient achetés trop cher par les outrages qu'ils leur attiraient.

L'expérience nous démontra que, tout en mécontentant les Latins, nous avions trop fait pour les Juifs au sens des Juifs, et pas assez fait pour les Grecs au sens des Grecs, s'entend. Ne négligeant aucun moyen pour s'emparer du pouvoir, les Grecs, qui voyaient en nous un obstacle continuel à tout empiètement sur les droits communs, pensèrent qu'il n'était pas impossible de se débarrasser de nous, et que soixante mille hommes pouvaient venir à bout de quinze cents Français. Une conspiration se formait donc; mais comme la population, plus ménagée par nous qu'elle ne l'avait été par les Vénitiens, n'y serait pas facilement entrée pour des intérêts purement politiques, on mit en jeu les intérêts de la religion.

Corfou possède une relique des plus vénérée en Orient: c'est le corps entier de saint Spiridion, lequel est encagé sous glace, entre des grilles qui permettent de le voir, mais qui ne lui permettent pas de sortir; ce bon évêque y dort sous la protection de trois serrures, dont, et pour cause, les clefs étaient déposées entre trois mains différentes: l'une dans celle du provéditeur général, l'autre dans celle du baile; quant à la troisième, elle restait chez la famille Hongaro, à qui appartenait ce squelette, et qui desservait la chapelle où il est honoré. Par la distribution des clefs, le gouvernement, en conservant à cette famille une propriété qui n'est pas des moins productives, empêchait qu'elle n'en abusât et qu'elle ne fît sortir cette sainte carcasse de son cercueil, miracle qui ne se fût pas opéré sans inconvéniens pour lui, car ce saint ne se dressait pas sur ses pieds, dans les temps où cela lui était permis, que tout n'entrât en danse dans l'île; c'était le signal d'un mouvement auquel les prêtres grecs donnaient la direction qu'il leur plaisait. Par suite de la précaution que les Vénitiens avaient prise, ce miracle ne pouvait plus s'opérer qu'avec le concours de trois volontés; aussi ne s'opérait-il plus.

Les Hongaro, à la faveur de l'ignorance où nous pouvions être de ces faits, avaient essayé de s'emparer de ces trois clés. Le baile, qui, tout furieux, avait quitté Corfou à notre arrivée, leur avait livré sa clé dans l'espérance qu'ils en abuseraient. Mais le provéditeur général, homme plein de droiture et de probité, ne leur avait pas livré la sienne[16]. Elle était chez moi; ces capellans ne l'ignoraient pas et se flattaient de me l'escamoter. Mais comme je savais de quelle importance il était de la garder, je m'étais constamment refusé même à la leur laisser voir, quelques soins que leur chef, homme spirituel et instruit, et rusé surtout, qui tous les matins venait me parler d'Homère, se donnât pour s'insinuer dans ma confiance.

Voyant qu'il leur fallait renoncer à faire un miracle, nos gens s'y prirent d'une autre manière pour remuer la population. Feignant une inquiétude fondée, disaient-ils, sur des avis certains, ils me prient de faire placer à la porte de leur chapelle un corps-de-garde pour empêcher qu'elle ne soit pillée par des brigands avides des trésors qu'elle renferme. En effet, elle contenait une quantité considérable de chandeliers, de lampes et autres ustensiles nécessaires au culte, en argent, en or même, que les dévots y avaient apportés de toutes les parties de l'Orient.

Quoique ces craintes ne me parussent pas fondées, les croyant sincères, je fis accorder à la famille Hongaro la garde qu'elle demandait, et, sur ses instances, je décidai même le général à venir, accompagné de son état-major, rendre avec moi visite à leur momie.

J'appris bientôt dans quel but réel ils avaient sollicité cette faveur. Plusieurs lettres, et une entre autres signée Loverdo[17], m'engagèrent à redoubler de surveillance. On me disait que des émissaires partis de la ville, et répandus dans toute l'île, se prévalaient du poste établi auprès de la chapelle, et de la visite que nous avions faite à saint Spiridion, pour nous accuser auprès des habitans de la campagne de vouloir nous approprier ses richesses, dont le général lui-même avait été faire l'inventaire. Je savais d'ailleurs que, profitant de l'ignorance où nous étions de leur dialecte, ces promoteurs de sédition accréditaient ces bruits dans la ville en notre présence même, et que, entre autres, un officier vénitien, nommé Danieli, avait osé nous imputer cette intention dans le café le plus fréquenté de Corfou, en présence de la famille Hongaro qui ne l'avait pas démenti. Ces tartufes se flattaient qu'au premier jour de marché éclaterait une insurrection plus grave que la première, et que notre extermination en serait la conséquence.

Persuadé qu'en circonstance pareille il vaut mieux déjouer la ruse par la ruse, que de recourir à la force, et qu'on est toujours le plus fort dès qu'on est le plus fin, j'envoyai aux trois Hongaro l'ordre de se rendre chez moi, et j'eus avec le papa Pietro, chef de cette famille, la conversation suivante en italien que je parlais fort mal, mais que j'entends assez bien pour répondre de la fidélité de cette traduction.

«Sior commissario, me dit ce vieux matois, qui ressemblait singulièrement à feu de Lalande, car il ressemblait singulièrement à un singe[18], vous nous voyez tout surpris de l'ordre que nous venons de recevoir. Pourquoi nous mander tous trois? Il n'y a pas un Hongaro pour le moment à la chapelle.

«—Papa Piero, c'est ainsi qu'on le nommait par syncope, papa Piero, craindriez-vous pour votre chapelle? lui répondis-je. N'avez-vous pas tout auprès un corps-de-garde, comme vous l'avez désiré?—Sans doute, et nous ne craignons plus d'être pillés… Mais le service de l'église presse. Voilà bientôt l'heure.—Nous n'avons pas l'intention de l'interrompre, papa Piero. Tranquillisez-vous; je ne vous retiendrai pas long-temps tous ici.—Comment tous?—Je dis tous, parce que l'affaire dont je veux vous entretenir une fois terminée, vos cousins pourront se retirer; quant à vous, papa Piero, je vous retiendrai.—Vous me retiendrez! répéta-t-il avec un accent d'effroi.—Oui, je vous retiendrai.—Ma perche, sior commissario?—Pour reprendre notre conversation sur Homère au point où nous l'avons laissée l'autre jour, si cela vous convient s'entend, papa Piero.—À vos ordres», répondit-il en soupirant comme un homme qu'on vient de débarrasser d'un poids qui l'étouffait.

Sur ces entrefaites, on m'annonce le capitaine Danieli, cet orateur de café que j'avais envoyé chercher aussi, et que quatre fusiliers escortaient. Il n'avait rien moins que l'air d'un militaire. Qu'on se figure un sacristain sous l'uniforme. Aussi lâche devant nous qu'il était hardi derrière, il tremblait de tous ses membres. Je le questionnai en présence de la sainte famille, et j'en obtins sans peine l'aveu des griefs qui lui étaient imputés. «Vous vous êtes mis, lui dis-je, dans une fort mauvaise position: le général ordonne que vous soyez traduit devant un conseil de guerre»; puis je le renvoyai au commandant de la place. Les Hongaro cependant ouvraient de grands yeux.

Cette rencontre de Danieli et des Hongaro n'était pas un effet du hasard, mais de mes combinaisons. Quand il fut sorti: «Cet homme est bien coupable, me dit papa Piero.—Qui le sait mieux que vous, papa? lui répondis-je.—Comment?—N'est-ce pas devant vous qu'il a tenu les propos par lesquels il provoquait le peuple à la révolte et pour lesquels il va être mis en jugement?—Devant moi?—Oui, papa, devant vous. Hier, à l'heure où il nous calomniait, vous étiez dans le café…—E vero, sior commissario, et je ne puis vous dire à quel point ses mensonges m'ont indigné.—Je vous connais trop bien pour ne pas le concevoir.—J'aime que vous me rendiez justice.—Mais alors, pourquoi ne l'avoir pas démenti?—J'en avais bien envie; mais convenait-il à un homme de mon caractère, de ma robe, d'engager une pareille discussion dans un lieu profane?—En quelque lieu que se trouve un homme de votre caractère, n'est-il pas de son devoir de défendre la vérité? Votre silence ne pourrait-il pas vous compromettre avec des gens moins confians que nous le sommes?—Vous croyez?—Non, je ne le crois pas: je suis même si persuadé de votre innocence en tout ceci, que je me suis porté caution pour vous vis-à-vis de personnes qui, moins confiantes en vous que moi, appelaient sur vous la sévérité du général…—Que vous avez bien fait, sior commissario!—Et que je me suis engagé à lui apporter une déclaration par laquelle, réparant le mal qu'a fait hier votre silence, vous certifierez que rien n'est faux comme ce qui a été avancé par ce méchant homme.—Mais convient-il à de pauvres prêtres comme nous de se mêler des affaires de l'État?—Pour les gâter? non; pour les raccommoder, oui; d'ailleurs, comme nous seuls aurions droit de vous en faire un crime, vous pouvez être tranquille.—Nous ne savons dans quelle forme faire cette déclaration; veuillez l'écrire, nous la signerons.—Que me proposez-vous là, papa Piero? Comment, avec l'esprit que vous avez, comment ne voyez-vous pas les inconvéniens d'un procédé pareil? En voyant vos signatures au-dessous d'un écrit de ma main, n'en conclurait-on pas qu'elles vous auraient été extorquées? voulez-vous que cette déclaration ait son plein effet?—Sans doute.—Alors, écrivez-la tout entière.—Mais encore que voulez-vous que nous disions?—La vérité. Est-il besoin que je vous la dicte?—Vous m'obligerez fort en me la dictant.—Soit; écrivez: libre à vous de ne pas signer, si je ne vous y fais pas dire ce que vous pensez.»

Il n'y avait plus à reculer. Le prêtre se mit donc à mon bureau et écrivit sous ma dictée ce qui suit:

Les religieux propriétaires de l'église de Saint-Spiridion à leurs concitoyens.

«Des bruits injurieux aux Français et à la vérité ont été répandus parmi le peuple. Des malveillans assurent que les richesses déposées par les fidèles en notre église en ont été arrachées par un abus de la force et de l'autorité. Comme prêtres et comme citoyens, nous attestons sur Dieu et sur l'honneur que le trésor de Saint-Spiridion est entre nos mains dans toute son intégrité, et que la bonté du Ciel, qui a mis cette sainte relique sous la garde vigilante des Français et sous la protection immédiate du général Gentili, en assure plus que jamais la conservation.»

Suivaient les signatures.

L'original de cet écrit, que les signataires avaient traduit et transcrit aussi en italien et en grec vulgaire, fut affiché à la porte même de leur église, et la conspiration, déconcertée d'ailleurs par des mesures énergiques, s'évanouit avec le bruit qui y donnait lieu.

Cette pièce signée, je congédiai mes cafards, et remettant à un autre jour nos discussions sur Homère, j'engageai papa Piero à étudier le caractère de Nestor: «J'aime mieux sa simplicité, lui dis-je, que la duplicité d'Ulysse.—Et moi aussi», me répondit-il. Ulysse n'eût pas mieux répondu.

Cependant le procès de Danieli se poursuivait. Mais comme nous n'avions que l'intention de lui faire peur, le conseil de guerre, d'après les instructions du général, trouva le moyen de l'acquitter sur la question intentionnelle, moyen alors donné par la loi et à l'aide duquel on eût acquitté le diable lui-même, s'il eût été mis en cause. Je dois le dire, toutefois, l'intégrité du président de ce tribunal ne se prêta pas sans peine à cet acte d'indulgence. «Savez-vous bien, me disait ce soudart le plus sérieusement du monde, que si ce drôle est renvoyé absous, il faudra lui rendre son épée qui est fort belle, et qui me revient de droit, s'il est fusillé comme il le mérite?»

Le mélange de finesse, de douceur et de fermeté qui formait le caractère du général Gentili, eut le résultat que j'en attendais. Il nous fit craindre sans nous faire haïr, et les gens les plus malintentionnés n'osèrent plus se jouer à nous: nous mettions d'ailleurs tous nos soins à prévenir et à réprimer les vexations que plusieurs de nos agens étaient assez enclins à se permettre.

À peine étions-nous débarqués, que l'un d'eux, qui de son chef avait dressé à son profit une liste d'émigrés, s'installant chez un propriétaire absent, s'était emparé de tout son mobilier; et comme il avait trouvé là un équipage tout monté, il s'y faisait promener dans la ville et dans les environs par le cocher de la maison qu'il avait mis en réquisition, ainsi que les chevaux, de son autorité privée. L'exemple pouvait être imité, et Dieu sait où cela nous aurait menés. Au lieu de dénoncer le fait au général qui ne l'eût pas pardonné, je pensai qu'il valait mieux ramener le coupable à la raison d'une manière moins sérieuse. Le général chez qui nous dînions tous ce jour-là, me demandant s'il y avait quelque chose de nouveau: «Rien, général, si ce n'est que notre ami un tel a pris carrosse.—Je lui en fais bien mon compliment, si sa fortune le lui permet; mais je ne le croyais pas si riche», dit le général en regardant le seul homme de la société que cette saillie ne faisait pas rire. Mais comme celui-ci était un peu Gascon: «Plaisanterie du commissaire qui m'a rencontré hier dans un carrosse que mon hôte m'a prêté.»

Je ne poussai pas la plaisanterie plus loin, et je fis bien: la leçon avait profité. Le soir même, l'équipage et la maison furent restitués à leur véritable maître, qui, revenu de son effroi et revenu aussi de la terre-ferme où il avait été chercher un refuge, fut rayé de la liste dressée par notre administrateur, qui, à la vérité, n'y avait encore inscrit que ce pauvre homme.

Je me croyais débarrassé des chanoines de Saint-Spiridion: erreur. Ne se tenant pas pour battus, ils revinrent encore à la charge, et se rendirent si importuns, que, poussé à bout, le général à qui j'avais remis la maudite clef, bien qu'il fût le plus patient des hommes, finit par leur dire que, s'ils ne le laissaient pas tranquille, il ferait embarquer leur patron, et l'enverrait à Paris tenir compagnie à Notre-Dame de Lorette, qui n'avait alors pour chapelle que les greniers du Directoire.

CHAPITRE III.

Notre manière de vivre à Corfou.—Excursion sur les côtes d'Épire.—Butrinto.—L'amiral Bruéys.—Je pars pour Naples.

Une fois mise en mouvement, notre municipalité marcha tout aussi bien qu'une autre; et l'autorité supérieure n'eut guère d'autres rapports avec elle que ceux que nécessitait l'administration. Les soins qu'exigeait la surveillance que j'exerçais sur elle me laissaient assez de loisir pour voir la société. Je me fis présenter dans quelques maisons où l'on aimait les Français et où l'on aimait la musique. J'y allais après le dîner, au coucher du soleil, et j'y restais jusqu'à l'heure du spectacle, car nous avions un spectacle à Corfou.

Mon bonheur ne voulut pas que ce fût une troupe chantante qui pour lors y occupât la scène. J'eusse été trop heureux de m'enivrer tous les soirs de la mélodie de Cimarosa ou de Paësiello, de la mélodie italienne, quand même leurs ouvrages auraient été faiblement exécutés.

Le genre qu'exploitait la troupe qui se trouvait là avait toutefois pour nous le mérite de la nouveauté. Elle se composait d'Arlequin, autrement Trufaldin, de Pantalon, de Brighuèla, c'est notre Scapin; du dottore Tartaglia, du seigneur Léandre, de la signora Rosaura, enfin de tous ces bouffons vénitiens, pour qui Goldoni lui-même n'a pas dédaigné d'écrire, mais qui jouent de préférence ces farces improvisées auxquelles Carlin a dû chez nous sa réputation, et qui ont fait long-temps les délices de nos pères. Ces baladins ne pouvaient se comparer aux virtuoses que j'avais laissés en terre ferme. Je conviendrai pourtant que leurs imbroglio, dont l'extravagance amène du moins des situations plaisantes, leur dialogue mêlé de traits tantôt naïfs, tantôt satiriques, leurs scènes où faisant preuve d'une double souplesse, les personnages disputaient de lazzi et de tours de force, me faisaient passer le temps assez gaiement, plus gaiement même que certaines pièces que j'ai vues sur notre théâtre régénéré, et qui, bien que plus déraisonnables, ne sont pas aussi amusantes.

Un des hommes que je rencontrais avec le plus de plaisir dans une maison que je fréquentais surtout à cause de lui, quoique la patronne en fut assez jolie, c'était un abbé nommé Duodo, chanoine latin. Indépendamment de ce qu'il était bon littérateur, il était bon musicien, bon compositeur même; de plus, il était d'une complaisance infatigable. Dieu sait si j'en usais! Dès qu'il arrivait, je le conduisais au piano, le meilleur interlocuteur qu'on puisse se donner à Corfou quand on veut passer le temps sans faire des caquets. Une fois les mains sur son clavier, le bon abbé repassait la musique en vogue, profane comme sacrée, les opéras comme les oratorios. Il portait même la complaisance jusqu'à me seriner ceux des airs que je voulais retenir. C'est lui qui le premier m'a fait entendre des fragmens du Matrimonio secreto, qui était alors dans sa nouveauté. Il m'a fait entendre aussi plusieurs canzonette délicieuses, et entre autres Ho sparso tante lagrime, romance de Millico, romance favorite de Garat, qui la chantait avec une expression si touchante. Je l'ai encore copiée de la main de ce bon chanoine dans un cahier qui contient plusieurs morceaux de sa composition, morceaux pleins aussi de ce charme qui tient à l'expression simple d'un sentiment vrai.

Il y avait double bonté à lui à se montrer si bon pour moi: notre arrivée l'avait ruiné. Privé de son canonicat, il était obligé d'aller chercher fortune à Vienne; et pourtant jamais il ne lui échappait un mot d'aigreur, jamais une plainte. Que j'eusse été heureux de pouvoir réparer le tort que le hasard lui avait apporté, et que je me reprochais comme si j'en avais été l'auteur ou le complice!

Non seulement je donnais tous les soirs deux heures à cet excellent homme, mais le vendredi je lui donnais la soirée entière, les théâtres étant fermés ce jour-là en Italie, en commémoration du grand mystère qui s'est accompli deux jours avant Pâques.

Quand le soleil penchait vers l'horizon, j'allais souvent aussi me promener hors des remparts. On me mena sur l'emplacement des jardins de l'antique Alcinoüs. Je n'y vis rien qui distingue ce canton de ceux qui environnent la ville. Elle est au fait le centre d'un verger des plus pittoresques et des plus fertiles, grâce aux bienfaits de la nature plus qu'aux soins des jardiniers. La vigne, l'olivier, le mûrier, le figuier croissent là d'eux-mêmes. Ils vous donnent spontanément les fruits les plus délicieux et en telle abondance, que pour la plus petite pièce de monnaie le propriétaire vous en laisse manger à discrétion.

L'excessive chaleur ne permettant guère d'entreprendre, sous cette latitude, de longues excursions dans les jours caniculaires, je remis à l'automne la tournée que je devais faire dans l'intérieur de l'île. Je ne crus pas cependant devoir ajourner à un si long terme la reconnaissance que je devais faire sur la côte d'Épire, où les Vénitiens avaient des établissemens, et dont Corfou n'est séparé que par un canal de trois lieues.

Un Grec, nommé Franguli, qui tenait à ferme les pêcheries de Butrinto (l'ancienne Buthrote), m'ayant proposé de venir les visiter, un beau matin, avant le lever du soleil, je me jetai avec Digeon et quelques officiers dans une chaloupe, et trois heures après nous avions pris terre dans les États du fils d'Achille.

Ces lieux n'ont pas changé d'aspect depuis que Virgile les a décrits. Les détails de la description qui en est faite dans le troisième livre de l'Énéide peuvent encore s'appliquer à la topographie actuelle. Virgile en main, car mon Virgile était du voyage, j'y retrouvai le faux Simoïs près duquel Andromaque faisait des libations sur le cénotaphe qu'elle avait élevé à Hector.

La situation de l'ancienne forteresse, et l'étendue circonscrite par ses murs en ruines, justifient bien le nom de ville, urbs, et l'épithète d'élevée, celsa, donnés par le poëte à l'ancienne Buthrote:

Et celsam Buthroti ascendimus urbem.

Mais rien ne justifie le nom de ville donné par les géographes à Butrinto, à la Buthrote d'aujourd'hui, poste établi de l'autre côté du fleuve, et où notre hôte faisait sa résidence. La maison de ce fermier, qui est aussi celle du gouverneur; une cour où cinquante Esclavons qui formaient la garnison de la place avaient peine à faire l'exercice et à déployer leurs éventails, car c'était aussi une pièce de leur équipement; une enceinte fermée par de vieilles murailles et protégée par de vieilles tourelles que défendaient quatre pièces d'une livre de balles, voilà l'exacte description de Butrinto, dont le port n'est accessible qu'aux petites embarcations.

Nous y fîmes un excellent déjeuner, où les vins grecs, et particulièrement le vin de Chypre, ne furent pas épargnés; puis, pour ne pas nous laisser aller au sommeil, ce qui, disait-on, nous eût exposés à prendre la fièvre, nonobstant l'ardeur du soleil, nous allâmes faire un tour aux pêcheries, vastes étangs alimentés par les eaux du fleuve. Nous les parcourûmes dans tous les sens, sur des canots faits d'un seul tronc d'arbre, comme ceux des sauvages, et qui ne peuvent contenir que deux personnes. Traversant ensuite le Simoïs, Digeon et moi, nous poussâmes notre promenade à travers une plaine inculte, jusqu'à un énorme figuier planté sur la limite qui séparait le territoire turc du territoire vénitien.

Cette vaste plaine, comme les rives du fleuve que nous avions remonté, était absolument déserte. Nulle trace d'industrie, nul indice de population dans cette contrée, jadis si florissante. Hors du fort, nous ne rencontrâmes pendant toute la journée que deux hommes: l'un était un misérable Turc, qui semblait n'avoir d'autre abri que le figuier dont j'ai parlé, et dont les haillons ne recouvraient pas toutes les plaies; et l'autre un fier Albanais; qui, armé de toutes pièces et assis sur un rocher, semblait garder un champ de sable de l'aridité duquel sortaient quelques brins de sarrasin. Nous fîmes l'aumône au premier, et nous nous estimâmes heureux que l'autre ne nous eût pas demandé la bourse, car nous étions sans armes. Dès qu'il nous avait vus, il avait tiré un coup de fusil. Qui voulait-il effrayer? nous ou les moineaux? Il avait l'air d'une sentinelle soutenue par un poste caché: c'est sur les ruines de l'ancienne Buthrote que nous rencontrâmes ce héros-là.

Ces ruines n'ont aucun caractère; nous n'y retrouvâmes pas le moindre vestige de l'art: elles appartiennent évidemment aux temps modernes. À quelque distance de ces débris, sont ceux d'une chapelle dont il ne reste que les quatre murs; elle ressemble fort à celle que les dévots de Nanterre et de Chatou ont bâtie à sainte Geneviève. Parmi les broussailles, s'élevait un beau laurier: nos matelots le coupèrent et l'emportèrent pour en parer le mât de leur chaloupe.

En revoyant Corfou, où nous étions de retour avant la nuit, je fus frappé de l'exactitude avec laquelle Virgile caractérise l'aspect des énormes rochers sur lesquels est assise sa citadelle, aerias arces. En Italie, j'eus aussi l'occasion de reconnaître à quel point, sous ce rapport, ce grand poëte porte la fidélité.

Ces notions ne sont pas les seules que je rapportai de ma promenade en
Épire: on en trouvera le complément dans une lettre que j'écrivis de
Rome au général Bonaparte; mais qui sera placée ailleurs, parce qu'elle
a trait aussi à d'autres objets[19].

Vers ce temps-là était arrivée à Corfou l'escadre de l'amiral Bruéys; elle venait s'y ravitailler: c'était un pauvre qui demandait l'aumône à un pauvre. Nous ne savions comment subvenir à ses besoins sans accroître les nôtres, quand la Providence nous tira de peine[20].

Le général Gentili cependant avait lié une correspondance avec Ali, pacha de Janina, et se disposait même à se rendre sur la côte d'Épire pour conférer avec lui sur des objets d'intérêt réciproque. Il voulait, en son absence, me charger du gouvernement; je ne crus pas devoir accepter cet honneur, et je crois avoir bien fait.

Corfou était en véritable état de siège. Les militaires ne s'y seraient pas vus soumis sans déplaisir à un fonctionnaire civil; car, bien que j'eusse le rang de chef de brigade, ce n'était que par assimilation; et il n'était pas un officier qui ne pût se croire fondé à décliner mon autorité. Connaissant la disposition des esprits, je ne voulus pas entrer en lutte avec eux. Si Gentili m'eût proposé de l'accompagner, j'y eusse consenti volontiers; mais cela n'entrait pas dans ses vues: c'est tête à tête qu'il voulait conférer avec le tyran de l'Épire. Un seul aide de camp devait l'accompagner. Je crus, en conséquence, devoir prendre congé de lui la veille même du jour où il devait partir. Je m'embarquai sur la Junon, qui allait s'établir en croisière à l'entrée de l'Adriatique, et devait auparavant me remettre à Barletta.

Ma mission, au fait, était remplie, dans son principal objet du moins. Après avoir donné des lois à Corfou, laissant à d'autres l'honneur de les faire exécuter, j'abdiquai le pouvoir aussi héroïquement que Lycurgue et plus prudemment que Sancho, puisque je n'attendis pas pour le répudier que l'expérience m'en eût démontré tous les inconvéniens.

CHAPITRE IV.

Encore un mot à propos de Corfou.—Ithaque, Otrante, Brindisi,
Canosa.—Champ de bataille de Cannes.—Venosa.—Les Apennins, Ordone,
Punte Bovino, Nola, Acera, Naples.

Aux motifs que j'ai déduits se joignaient d'autres motifs moins graves, mais qui n'en contribuèrent pas moins à me fortifier dans la détermination de quitter Corfou. Nos acteurs allaient retourner à Venise, et nous laissaient sans spectacle; mon chanoine, parti pour Vienne, me laissait sans musique; et, pour surcroît de malheur, la glace manquait!

Il faut avoir passé un été dans un climat pareil à celui de Corfou pour connaître tout le prix de la glace, et avoir une idée du supplice qu'entraîne la disette de rafraîchissemens. Là, comme à Naples, la glace est une denrée de première nécessité, et le gouvernement apporte autant de soin, au moins, à s'en pourvoir qu'à se pourvoir de blé. Le fait suivant donnera une idée de l'intérêt qu'il y doit mettre. «À Naples, disait un jour devant moi MONSIEUR, depuis Louis XVIII, l'on savait que la ville n'était guère approvisionnée de grains que pour trois semaines, et l'on ne s'en inquiétait pas. Cependant le bruit s'étant répandu qu'il n'y avait pas de glace pour plus de six semaines dans les magasins, le peuple se révolta.»

Les glaces et tous les rafraîchissemens se faisaient à Corfou avec de la neige recueillie sur les montagnes de l'Épire par des femmes qui, après l'avoir pétrie en boules, la chargeaient sur leur tête et la portaient à Butrinto, où elles la vendaient sous cette forme aux pourvoyeurs des îles Ioniennes. Ce commerce avait cessé tout d'un coup. Plus de glaces, plus de sorbets, plus d'eau gelée, plus d'autre limonade que la limonade tiède. La place n'était plus tenable.

Ne quittons pas Corfou, c'est de la ville que je veux parler, sans dire un mot de ses monumens. Le plus remarquable est la statue érigée sur la place d'Armes, par le sénat de Venise, au maréchal Schullembourg qui défendit Corfou contre les Turcs au commencement du siècle dernier, statue moins précieuse comme monument de l'art que comme monument de reconnaissance. Il n'y a que les républiques qui rendent de tels honneurs; les rois ne donnent que des récompenses, dit Voltaire à ce sujet.

Cette ville est bâtie dans le système vénitien, mais sans magnificence. Quelques unes de ses rues sont bordées de portiques sous lesquels, comme à Bologne et à Padoue, on peut courir à couvert par la pluie et par le beau temps, ce qui a là son agrément. Des églises pour les deux communions chrétiennes, un théâtre, et pas un édifice remarquable, voilà le reste.

Corfou est défendue par un système de fortifications des plus vastes, et même trop vastes, vu la garnison qu'elle exige. C'est un camp retranché fait pour recevoir une armée. Ces ouvrages étaient, quand nous en prîmes possession, dans un état déplorable. La plupart des sept cents bouches à feu dont ils étaient armés gissaient[21] sur l'herbe faute d'affûts.

Sur les portes de la ville et sur tous les édifices publics, comme dans toutes les villes des États Vénitiens, était figuré le Lion de Saint-Marc tenant entre ses pates un livre sur lequel était écrit, pax tibi, Marce, evangelista meus. La paix soit avec toi, Marc, mon évangéliste, ce qui pourrait aussi se traduire par, Marc, mon évangéliste, tiens-toi en paix. Malheureusement pour lui Marc n'a pas pris dans ces derniers temps ces paroles-là pour paroles d'évangile.

La distance de Corfou aux côtes d'Italie peut se franchir en quelques heures, par un vent favorable; mais ce vent-là ne soufflait pas pour moi. Au lieu de nous porter au nord, le vent nous poussait au sud, ce qui était indifférent au capitaine qu'il n'empêcherait pas d'établir sa croisière et de courir des bordées à l'entrée du golfe, mais non pour moi qui devais remonter jusqu'à Barletta.

Nous sortîmes promptement du canal de Corfou. Après avoir salué de loin les rochers d'Ithaque, scopulos Ithacoe, et le royaume du fils de Laërte, Laertia regna, nous entrâmes dans l'Adriatique. Mais l'aquilon nous contrariait si obstinément que tout ce que nous pûmes faire en louvoyant pendant cinq jours fut de parvenir à la hauteur d'Otrante. Fatigué de la mer, je me déterminai à y descendre, pour de là me rendre à Naples dans une voiture dont à cet effet je m'étais pourvu à Corfou.

Avant de faire débarquer mon bagage, je descendis pour raisonner, comme disent les marins, avec les inspecteurs de la santé. Bien me prit d'avoir eu cette idée; car, malgré la patente par laquelle le consul napolitain résidant à Corfou certifiait cette île exempte de toute contagion, ces inspecteurs nous déclarèrent, moi et deux personnes qui étaient avec moi, sujets à la quarantaine: c'était l'ordre établi sur toute la côte. Comme le lazaret d'Otrante n'était pas habitable, je me rembarquai pour gagner Brindisi où, disait-on, je trouverais un lazaret ou plutôt une prison plus commode; car peut-on donner un autre nom à la maison, si belle qu'elle soit, où l'on doit subir les arrêts irrévocables du sénat sanitaire?

Il ne me fut donc pas permis d'entrer dans la ville où les pas de saint Pierre sont encore marqués: je m'en consolai. Des tours démantelées, un assemblage de maisons en ruine, de bicoques bâties avec des débris, tel est l'aspect que de loin m'offrait cette capitale de la terre d'Otrante que Napoléon érigea en duché en faveur d'un ministre de sa police. Ce que j'en voyais ne me donnait pas l'envie d'en voir davantage.

L'aspect de Brindisi, où j'arrivai quelques heures après, est tout différent; il n'est même pas dénué d'une certaine magnificence. Une haute colonne de marbre qui du milieu des édifices domine cette ville, dessinée en amphithéâtre, lui donne presque un caractère grandiose. Le lazaret y est vaste et commode. Il se compose de plusieurs pavillons isolés, au milieu desquels s'élève un pavillon plus grand. Celui-là venait d'être construit tout récemment pour recevoir le roi Ferdinand qui pour la première fois de sa vie avait eu cette année-là l'idée de visiter ses provinces de l'Adriatique. On le mit à ma disposition. J'occupai, avec mon compagnon de voyage M. Hacquart, ce palais composé d'une seule pièce, salon sans cabinets et sans antichambre. On nous y dressa des lits de camp. Un Vénitien, notre commun domestique, occupa un des petits pavillons où on lui étendit ses matelas sur un banc. Il fut logé comme un seigneur, si je l'étais comme un roi.

La durée de notre quarantaine devait être déterminée par le ministère de Naples. Présumant bien que l'intérêt dans lequel on opposait cet obstacle à notre marche ne tenait pas tout-à-fait à la crainte d'une contagion physique, nous envoyâmes sur-le-champ un exprès au ministre français qui pour lors se trouvait à Naples, en le priant de hâter le terme de notre détention.

Que faire en attendant sa réponse qui ne pouvait nous être rendue avant dix jours? Hacquart passa presque tout ce temps sur son lit, ne se réveillant que pour prendre ses repas, après lesquels il se rendormait. Quant à moi, luttant le plus que je pouvais contre la tendance qui me portait à dormir aussi, je me retirais dès le matin dans un des pavillons dont j'ai parlé, et là, suivant mon habitude, tout en me promenant au frais, je reprenais le travail que les soins de l'administration m'avaient forcé d'interrompre. C'est là que je terminai mon troisième acte des Vénitiens, et que je fis la plus grande partie du quatrième.

Cette pratique ne me préserva pas seulement de l'ennui; je lui dus aussi la conservation de ma santé. Le bord de la mer que nous habitions est fort mal sain. Ce n'est pas sans danger qu'on s'abandonne à l'indolence sur cette plage infestée de l'air que les Italiens appellent aria cattiva, air pernicieux. Notre domestique, dès les premiers jours, y contractât une fièvre que le voyage développa, et à laquelle il succomba à Naples; et ce n'est qu'au bout de quatre mois que mon camarade se débarrassa d'une fièvre pernicieuse aussi qu'il rapporta de la quarantaine. Une nourriture saine, et l'usage modéré du vin, boisson que Hacquart ne pouvait supporter si excellente qu'elle fût, contribuèrent surtout à me préserver de la maladie qui les atteignit dans le lieu où l'on nous enfermait pour garantir la société d'une maladie que nous n'avions pas.

Pendant le jour, les lois sanitaires de la quarantaine étaient sévèrement observées à notre égard. Le concierge qui était aussi soldat, et aussi cuisinier, écartait à coups de bâton les curieux qui voulaient admirer de trop près les soldats de Bonaparte, c'est ainsi qu'on nous désignait, et en cela il ne songeait qu'à se maintenir dans la confiance de son gouvernement. La nuit venue, c'était différent; comme nous étions de bonnes pratiques et qu'il voulait se conserver notre bienveillance, oubliant sa consigne, il n'agissait plus que dans l'intérêt du cuisinier, et nous laissait quelque liberté. Nous en usions soit pour nous promener dans la campagne avec un jeune Marseillais qui était employé là dans les douanes, soit pour nous promener dans la rade avec les matelots qui pêchaient au feu, genre de pêche fort amusant.

Enfin, notre messager revint et nous rapporta de Naples, avec la permission d'entrer dans le royaume, l'autorisation nécessaire pour avoir des chevaux de poste. Mais ce n'est qu'à Monopoli que nous devions en trouver; et de Brindisi là, il y a douze grandes lieues. Pendant que Hacquart, qui s'entendait mieux que moi à ces sortes d'arrangemens, faisait ses conventions avec un muletier qui devait nous fournir des chevaux jusqu'au premier relai, accompagné du jeune Marseillais, j'allai visiter la ville. L'intérieur ne répondit pas à l'idée que je m'en étais faite de la mer. À l'exception de la colonne, je n'y trouvai aucun monument digne d'attention.

Cette colonne, dont les dimensions sont considérables, et qui est tout entière de marbre blanc, est couronnée d'un chapiteau formé, non pas de feuilles d'acanthe ou de têtes de béliers, mais de dauphins. Auprès était une colonne semblable qu'un tremblement de terre a renversée, et que le gouvernement a fait transporter à Lecce, capitale de la province où se trouve Brindisi.

Ces deux monumens indiquaient le terme de la via Appia, qui de Rome aboutissait à Brundusium, où les légions romaines s'embarquaient pour la Grèce ou pour l'Orient. Telle est du moins l'opinion qu'en me montrant sa collection d'antiquités me communiqua l'archevêque de Brindisi, à qui j'allai rendre la seule visite que j'aie faite dans son diocèse. Cette opinion m'a semblé très-plausible.

En retournant au lazaret, je fus témoin d'une scène fort singulière hors de la ville. Dans un bosquet où quelques paysans étaient réunis, et autour duquel étaient déployées sur le gazon des pièces d'étoffes de diverses couleurs, et des couleurs les plus éclatantes, au son d'une guitare, dansait de toutes ses forces une femme qui n'avait rien moins que l'air de s'amuser. «Elle dansera ainsi jusqu'à ce qu'elle tombe de fatigue, me dit mon guide. Elle est piquée de la tarentule. Les gens du pays sont persuadés que de l'excessive transpiration provoquée sous un ciel aussi ardent par un exercice aussi violent, dépend, en pareil cas, la guérison des malades.» Je n'avais pas le temps de juger par moi-même de l'efficacité du remède. J'en fus fâché.

À mon retour, tout était prêt. Mon camarade avait déjà pris place dans la voiture. Je m'y jetai à côté de lui avec la précipitation d'un écolier qui part pour les vacances, ou d'un prisonnier qui court à la liberté; et au jour tombant, nous partîmes au plus grand train de six chevaux des plus vigoureux, pour Monopoli où nous devions être rendus en moins de quatre heures. Nous faisions à rebours le voyage d'Horace, longeant de Brindes à Rome cette voie Appienne qu'il a suivie de Rome à Brindes.

C'est un travail digne d'attention que celui auquel on est redevable de ce chemin que tant de siècles n'ont pu détruire et contre lequel tant de chars sont venus se briser. Construit de pierres énormes, mais dont les formes irrégulières s'encastrent les unes dans les autres, on le prendrait pour un ouvrage des cyclopes. Nous avions admiré d'abord sa solidité; bientôt quelque dépit se mêla à notre admiration. Emportée de toute la vitesse des chevaux, notre voiture se heurte contre un des rochers qui pavent cette chaussée indestructible, l'essieu crie et se rompt, et nous voilà en pleine nuit forcés de nous arrêter sur la grande route, à distance égale de la ville d'où nous venions et de celle où nous allions. Pas un endroit à portée où nous pussions trouver secours ou abri.

Le bourg le moins éloigné du point où nous étions est Ostuni, mais il en est distant de plusieurs milles. Que faire? attendre sur place le retour du soleil, qui nous sembla ce jour-là moins pressé que jamais de reparaître.

La Pouille, ainsi que les Calabres, est infestée de bandits. «S'ils venaient nous attaquer! me dit Hacquart.—S'ils venaient nous attaquer, nous nous défendrions, lui répondis-je. Manquons-nous d'armes? notre voiture est un véritable arsenal: deux paires de pistolets, deux sabres, un yatagan et un tromblon, voilà de quoi faire tête à qui se présenterait. Mais il serait bon, je crois, de faire sentinelle, de peur de surprise; prenons nos pistolets, et vous, Jacomo, dis-je au cuisinier, prenez le tromblon et faites la ronde autour de la voiture.» Or, Jacomo, qui était du pays d'Arlequin, n'était guère plus brave que son compatriote; il avait autant peur de l'arme que je lui donnais pour se défendre, que si je m'en étais servi pour l'attaquer. «Que voulez-vous que je fasse de cela? me dit-il en soupirant.—Maudit poltron! s'écrie Hacquart, il n'ose toucher à cette arme, qui n'est pas même chargée, je gage.—Ne gagez pas, à moins que vous n'ayez envie de perdre, m'écriai-je; ce tromblon est chargé, et bien chargé, j'en puis répondre, car j'ai surveillé cette opération, et bien m'en a pris. Vous rappelez-vous un certain officier vénitien qui me poursuivait de ses offres officieuses? Comme il se trouvait chez moi au moment où je faisais les apprêts de mon départ, et qu'il voulait absolument m'aider en quelque chose: «Chargez-moi cette arme, lui dis-je, un officier d'artillerie doit s'y entendre»; il ne s'y entendait guère pourtant; car, comme tout en dirigeant une manoeuvre j'en surveillais une autre, je m'aperçus qu'il avait mis dans ce canon, qui se rétrécit par le milieu, comme vous le voyez, un tampon d'étoupe trop fort pour parvenir jusqu'à la poudre, et qu'il laissait évidemment une chambre dans le tromblon: en conséquence, je retirai moi-même cette étoupe avec un tire-bourre, et après en avoir diminué de moitié au moins le volume, je laissai mon artilleur faire le reste. Il y a là-dedans, ma foi, la charge d'une pièce de quatre. Avec ce tromblon, j'attendrais une armée entière.»

Heureusement pour nous, l'armée ne se présenta pas. Une division de dix-huit cents hommes, commandée par un général Marulli, avait tout récemment nettoyé la plaine pour assurer le passage du roi, et rejeté les brigands dans les montagnes.

Le jour se lève enfin. Nous reconnûmes alors que l'avarie faite à notre voiture ne pouvait être réparée que par un charron, mais qu'il serait possible de gagner Monopoli en ajustant à notre essieu, qui était de bois, une autre pièce de bois qu'on assujettirait avec des cordes. «Mais où trouver du bois et des cordes?—Dans le hameau que vous voyez là-bas, dis-je à nos conducteurs: que l'un de vous vienne avec moi; vous, Hacquart, restez avec l'autre et votre aide de camp aux gros équipages.»

Dans ce hameau, si l'on peut même donner ce nom à quelques masures environnées des débris de fortifications qui appartenaient évidemment au moyen âge, ce n'est pas sans peine que nous trouvâmes un homme. Les premières créatures vivantes qui s'offrirent à nous étaient une paysanne et un enfant. L'élégance de leur costume me frappa: il consistait moins dans la finesse des étoffes que dans la forme des habits et dans l'éclat des couleurs. La femme ne portait pas de bonnet; mais ses cheveux, nattés et rassemblés sur le sommet de la tête, où ils étaient arrêtés par une grosse épingle d'argent, donnaient un certain caractère numismatique à son profil, par lui-même assez régulier. Quant à l'enfant, qui ne me paraissait pas avoir plus de trois ans, son habillement consistait en deux pièces seulement, une chemisette, ou plutôt une brassière de toile, et une culotte bleue descendant jusqu'à ses chevilles, mais qui était échancrée de manière à ce qu'il pouvait satisfaire à tous ses besoins sans se déshabiller, et à laisser voir ce qu'on croit surtout devoir cacher en tout autre pays. Cette culotte, assujettie par des bretelles de même couleur, et qui se détachaient sur sa chemise blanche, lui formait un costume presque aussi pittoresque que celui de sa mère.

À l'aspect de deux étrangers, dont l'un était armé, la mère prend entre ses bras son enfant qui jetait des cris affreux, et s'échappe en criant plus, fort que lui: c'était Rachel fuyant devant les soldats d'Hérode. Le muletier, qui la rattrapa, parvint pourtant à la rassurer et à tirer d'elle les renseignemens dont nous avions besoin. Après s'être procuré les objets nécessaires, des cordes et une forte branche d'olivier, que nous payâmes largement et qu'on nous aurait donnée pour rien, nous allâmes rejoindre la voiture, qui, au bout d'une demi-heure, fut en état de poursuivre sa route tant bien que mal, en évitant, bien entendu, la via Appia.

C'est pendant qu'on la réparait que je découvris la cause de notre accident, et que je reconnus qu'il n'en fallait accuser que cette construction romaine, fabriquée pour des voitures un peu plus solides que celle que nous avions achetée étourdiment, sans même l'examiner.

Nous arrivâmes sans nouvel encombre, vers midi, à Monopoli.

Il paraît que nous y étions attendus, et que le gouverneur de la ville avait reçu des instructions pour empêcher, sans nous donner toutefois lieu de nous plaindre, que nous nous missions en communication avec les habitans attroupés pour nous voir. Il nous fallut descendre chez lui, y dîner, et y passer tout le temps qu'exigèrent les réparations, qui ne furent pas terminées avant la nuit. Tourmenté du besoin de dormir, j'eusse préféré la plus mauvaise auberge au plus beau palais du monde, mais force me fut de céder à ses instances.

Je ne trouvai pas cette politesse-là dans le gouverneur de la province, vieillard orgueilleux et maussade, que les couleurs de nos cocardes et de mon panache offusquaient, et qui évidemment enrageait de ne pas pouvoir nous empêcher de passer outre: mais je la retrouvai chez le général Marulli; il me délivra, en visant mon passeport, une permission pour avoir, ainsi que des chevaux, des escortes jusqu'à Naples.

À mon retour, mon hôte me fit entrer dans une chambre où était un bon canapé de basane. «Votre camarade dort, me dit-il; faites de même; quand le dîner sera prêt, on vous réveillera.» Tout se fit comme il l'avait dit. Au bout de quelques heures, car par égard pour nous on ne s'était pas pressé, on vint nous annoncer que le dîner était servi; il était excellent, et acheva de nous refaire: l'amphitryon, qui nous avait donné quelques convives, le fit durer jusqu'à l'heure où nous pûmes remonter en voiture. Voilà ce qui s'appelle faire poliment la police.

Nous sortîmes de table à dix heures du soir, et trois bons chevaux nous menèrent lestement à Bari, puis à Barletta. Jusque-là, nous avions couru du sud au nord, dans la direction des côtes. Tournant tout à coup à l'ouest, de Bari nous nous dirigeâmes vers Naples, à travers les Apennins.

Depuis Ostuni jusqu'à Monopoli, la chaleur nous avait excessivement incommodés. Comme celle d'un four, nous attaquant de tous les côtés, elle nous venait d'en bas aussi bien que d'en haut, elle nous venait de tous les côtés; car, sur une terre aussi ardente que le ciel le plus ardent, nous traversions une contrée en feu, l'usage des paysans étant, après la récolte, de brûler, pour les empêcher de se reproduire, les herbes sèches dont les champs sont couverts. Cependant nous étions obligés de tenir nos glaces levées, pour fermer l'entrée de notre voiture à des essaims de guêpes et de frelons irrités qui venaient y chercher un refuge contre l'incendie. Nous étouffions.

En traversant Barletta, j'entrevis un colosse de bronze qu'on dit être celui de l'empereur Héraclius. Nous passâmes trop rapidement pour que je pusse juger de la valeur de cet ouvrage sous le rapport de l'art.

Avant d'entrer dans les montagnes, nous traversâmes Canosa, qu'il ne faut pas confondre, ainsi que l'a fait le géographe Malte-Brun, avec Canossa, l'ancien Canusium, ville située sur l'Apennin dans le duché de Reggio, ville célèbre par les humiliations qu'y subit l'empereur Henri IV, pour obtenir le pardon non moins humiliant que lui fit si chèrement acheter Grégoire VII. La campagne qui environne Canosa est à jamais célèbre par la bataille qui se livra sur les bords de l'Aufide (l'Ofanto). Le champ que traverse cette petite rivière s'appelle pezzo di sangue, champ du sang. Que de souvenirs réveilla en moi l'aspect de ce paysage et ce nom de Cannes auquel se rattachent les noms d'Annibal et de Scipion, les destinées de Rome et de Carthage!

De Canosa nous nous rendîmes à Venosa, où Varron trouva un refuge après sa défaite. Nous eûmes lieu de nous louer aussi de l'accueil que nous y reçûmes. Le jour commençait à tomber. Comme nous changions de chevaux sur la place, plusieurs habitans sortis d'un café vinrent à notre voiture nous engager à descendre et à accepter l'hospitalité chez eux. Ils nous représentèrent qu'il n'était pas prudent de s'engager de nuit dans les Apennins, au milieu desquels se trouve Ordone où nous devions relayer. Le général Marulli, disaient-ils, a chassé les brigands de la plaine, raison de plus pour que les montagnes en soient infestées. Une escorte même serait insuffisante pour vous protéger en cas de rencontre, et vous n'en avez pas!

En effet, depuis Barletta, nous avions été obligés de nous en passer; et c'est lorsqu'elles nous étaient devenues nécessaires que l'on avait cessé de nous en fournir, quoique nous les payassions largement.

Comme ces braves gens nous virent déterminés à passer outre malgré la justesse de leurs observations, ils firent apporter des glaces qu'il nous fallut accepter, et nous recommandèrent de la manière la plus affectueuse aux soins du postillon et à la grâce de Dieu.

Le gouvernement ne s'était pas trompé en présumant que notre passage ferait quelque sensation dans ces contrées, où, malgré toutes les précautions, le bruit des victoires de Bonaparte avait pénétré. Un Français n'y était pas vu sans admiration; un Français y représentait la France.

Il était plus de minuit quand nous entrions dans Ordone. Autant qu'il m'a été possible d'en juger à la lueur d'une torche, c'est un fort pauvre village. Il eût été triste d'y passer la nuit. C'est pourtant ce qui nous serait arrivé pour peu que nous eussions manqué de présence d'esprit et de fermeté. J'avais pour habitude de ne jamais payer les chevaux qui m'avaient amené, que ceux qui devaient m'emmener ne fussent attelés. Bien m'en prit en cette occasion. «Il n'y a pas de chevaux, me dit le postillon qui voulait retourner à Venosa.—Pas de chevaux, à cette heure, sur une route si peu fréquentée! cela n'est pas possible. Faites venir le staliere (l'homme de l'écurie).—Il dort dans l'écurie et ne veut pas se lever.—Il faudra bien qu'il se lève.» Faisant allumer le flambeau dont nous nous étions munis à tout hasard, et laissant de nouveau à Hacquart et au cuisinier la garde des bagages, je me fais conduire au lit du staliere. Étendu sur une planche, au-dessous de la niche d'une madone devant laquelle brûlait une lampe, le staliere dormait en effet profondément. Réveillé par le fourreau de mon sabre: «Il n'y a pas de chevaux», me dit-il, et il se rendort. L'écurie, au fait, était vide. «S'il n'y a pas de chevaux ici, il y en a ailleurs.—Nous verrons cela demain, répond-il, et il me tourne de nouveau le dos.—Nous verrons cela tout à l'heure», répliquai-je impatienté et en appuyant cette assertion de trois ou quatre coups de plat de sabre bien appliqués sur la face qu'il me présentait. Réveillé tout de bon cette fois, il est saisi d'une terreur si forte à la lueur réfléchie par cette lame levée sur lui, que, se dressant d'un même mouvement sur ses genoux, puis sur ses pieds, il s'échappe en criant miséricorde!

«Il va sans doute avertir le maître de poste, me disent des gens que cette scène avait attirés, et qui, tout poltrons qu'ils étaient, ne pouvaient s'empêcher de rire de sa poltronnerie.—Allons donc chez le maître de poste», dis-je au postillon de Venosa. Pour arriver à l'habitation du maître de poste, il nous fallut traverser un champ, où, sans autre baldaquin que le ciel, sans autre couchette que la terre, des hommes, des femmes, des chiens, des vaches, des enfans, des cochons même dormaient pêle-mêle sur la paille. Je ne traversai pas sans inquiétude cette litière, en songeant qu'une flamèche, détachée de la torche qui me précédait, suffirait pour griller toute une population.

Le maître de poste partageait évidemment l'effroi que cette apparition produisait dans le canton. Sortant néanmoins de sa maison qui retentissait de cris de femmes et d'enfans, il vint au-devant de moi, me prenant très-probablement pour un bandit. Mais, rassuré bientôt par l'ordre dont j'étais porteur, il me dit qu'il allait me satisfaire. En effet, il me conduisit à une écurie séparée, par la route, de celle devant laquelle notre voiture était arrêtée. «Mais pourquoi, nous disait-il en surveillant le postillon qui attelait trois chevaux qu'il en tira, pourquoi vous engager pendant la nuit dans des chemins si périlleux?—Je ne réponds pas de ne pas vous verser avant d'arriver à Ponte Bovino, disait de son côté le postillon qui tremblait en montant à cheval.—Si tu nous verses, répliquai-je au postillon en lui montrant le bout de mon tromblon, fais en sorte que je reste sur la place; car si je m'en relève, tu ne t'en relèveras pas. À cheval; et cinq francs de bona man[22]», ajoutai-je en soldant le postillon qui nous avait amenés: et nous voilà courant, à travers des chemins épouvantables, de toute la rapidité de chevaux talonnés par un homme que talonnait la peur. Le jour se levait quand nous nous arrêtâmes sains et saufs à la poste de Bovino.

Le maître de poste, qui était un gros cultivateur, parut fort surpris de nous voir arriver de si bonne heure. Il ne pouvait concevoir que nous eussions osé franchir Ordone, et moins encore que nous n'eussions pas été assassinés dans le trajet. Sur dix personnes qui se hasarderaient de nuit dans ces coupe-gorge, neuf, nous dit-il, y resteraient: c'est à cette conviction qu'il fallait attribuer les difficultés qu'on avait faites de nous donner des chevaux.

Depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, en traversant la chaîne de montagnes qui semble être l'épine dorsale de l'Italie, nous vîmes se développer sous nos yeux les sites les plus pittoresques et les plus variés, roulant entre des rochers et des précipices, tantôt sous des ombrages que le jour pénétrait à peine, tantôt à travers des déserts où le soleil nous brûlait de tous ses feux. Les villages qui semblaient accrochés au milieu de la verdure, sur la croupe des montagnes, nous offraient des tableaux tout-à-fait neufs.

On les disait peuplés de brigands. Il y a donc des honnêtes gens partout; car pendant que nous changions de chevaux dans un de ces repaires, un paysan nous dit de prendre garde à un coffre qui était attaché sur le devant de notre voiture. Nous y regardons. Que voyons-nous? des sequins sortis du sac où nous les avions renfermés se montraient à travers les fentes de ce coffre, dans lesquelles le mouvement les avait engagés. Si, au lieu de nous avertir, l'auteur de cet avis était allé se mettre à l'affût avec quelques amis dans un des défilés par lesquels nous devions nécessairement passer, il était bien sûr de ne perdre ni son temps, ni son plomb, ni sa poudre.

Descendus dans la Terre de Labour, nous la traversâmes sans nous arrêter à Nola, la première des villes d'Italie où l'on ait appelé les fidèles à vêpres avec des cloches, invention dont l'église est redevable à saint Paulin; Nola, où Auguste termina la farce de sa vie, pour me servir de l'expression de M. de La Harpe, en invitant les spectateurs à l'applaudir s'ils étaient contens, vos autem plaudite; nous traversâmes sans nous y arrêter non plus Accera, patrie d'un autre farceur un peu plus gai et non moins fameux, patrie de Punchinello ou de Pulcinella, ou de Polichinelle.

Si solidement qu'elle eût été raccommodée, notre voiture ne put résister aux cahots qu'il lui fallut éprouver pendant trente-six heures; l'essieu pourtant ne se brisa pas, mais les soupentes ne soutenaient plus la caisse; elle reposait sur deux traverses de bois, quand à deux heures du matin nous entrâmes dans Naples.

Comme nous approchions de cette ville, un phénomène nouveau pour nous frappa notre attention. Le ciel était pur; aucun nuage ne nous cachait les étoiles, qui scintillaient comme par la gelée dans nos climats septentrionaux, et cependant une lueur aussi vive que celle d'un éclair remplit tout à coup l'atmosphère; cette lueur qui se reproduisit plusieurs fois, d'où provenait-elle?

Dans ces contrées où fermentent tant de matières volcaniques, sur ce sol imprégné de tant de substances incandescentes, dans cette atmosphère où se confondent tant d'élémens de combustion, était-ce un effet des gaz émanés de la terre ou du fluide électrique qui jette parfois des éclairs dont la source se dérobe aux yeux? Qu'un plus savant le décide.

Je dirai seulement que, dans ces régions vulcaniennes, ce phénomène imprimait à mon imagination un mouvement qu'il m'eût été difficile de réprimer, et auquel même j'aimais à m'abandonner. Il me semblait y voir l'indice d'une prochaine explosion, et sans trop songer aux désastres qui pourraient en résulter, je me félicitais d'arriver à Naples juste au moment où le Vésuve allait lui tirer un si beau feu d'artifice.

Je m'endormis sur cette idée, et mon rêve se réalisait quand les commis de la douane ou de l'octroi, ouvrant brusquement la voiture, me demandèrent si je n'avais rien à déclarer, et me prouvèrent par-là que j'entrais dans Naples.

Le postillon, à qui nous n'avions pas indiqué l'auberge où nous voulions descendre, nous conduisit alle Crocelle, auberge à laquelle il nous avait vendus d'avance, et qui est située sur le quai de Chiaja.

LIVRE XI.

AOÛT À DÉCEMBRE 1797.

CHAPITRE PREMIER.

Six semaines à Naples.—Mauvaises relations de la cour de Naples avec la république française.—La légation française.—Le général Caudaux; le chevalier Acton, premier ministre du royaume de Naples.—Le banquier Berio.—Le chevalier Hamilton, ambassadeur d'Angleterre; lady Hamilton.

Bien qu'étendu dans un bon lit, me croyant encore en route, je me sentais cahoté dans les ravins des Apennins, quand mon camarade me réveilla. «N'entendez-vous pas le tonnerre? me criait-il.—Le tonnerre!—Oui, le tonnerre. Il fait un vacarme affreux depuis une demi-heure; et dans ce moment il pleut à verse.—Il pleut! je suis curieux de voir cela.» Depuis mon départ de Venise, en effet, je n'avais pas vu tomber une goutte d'eau. J'étais altéré de tout mon corps. Me jetant à bas du lit, je cours au balcon, et là,

dans le simple appareil D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil,

je reçois avec délices les torrens d'eau tiède que le ciel me prodiguait. Comme personne ne courait les rues pendant ce déluge, ma toilette ne scandalisa personne, en supposant que quelqu'un fût disposé à s'en scandaliser, dans un pays où le quart de la population était encore moins vêtu que moi.

Cet orage dura peu. Au bout d'une demi-heure le ciel était tout-à-fait nettoyé, et le soleil brillait de tout son éclat. Alors le tableau que présente le golfe de Naples se développa devant moi dans toute sa magnificence. Après en avoir joui pendant quelques instans, pensant qu'il était à propos de faire un peu plus de cérémonie pour me présenter chez notre ambassadeur, j'endosse un habit bleu, j'ajuste à un ceinturon aussi riche que celui d'un commissaire des guerres un sabre aussi grand que celui d'un apprenti général; et coiffé d'un chapeau militaire surmonté du panache qui m'avait attiré tant de témoignages d'estime sur la route, je me rends chez le représentant de la république française.

Ce poste était alors rempli par le général Canclaux. De major au régiment de Conti qu'il était lorsque la révolution éclata, ce gentilhomme, qui n'avait pas cru utile d'émigrer, ni honnête de quitter les drapeaux, était bientôt parvenu au grade de général de division. Envoyé contre les Vendéens, sans faire preuve d'un génie supérieur, il avait commandé avec succès l'armée de la Loire, et battu les rebelles à plusieurs reprises. Servant toutefois encore mieux l'État par son caractère conciliant que par ses talens militaires, il avait fortement contribué à cette pacification qui en 1795 semblait avoir rattaché la Vendée à la république.

Comme sous l'uniforme du nouveau régime il conservait les habitudes de l'ancien, le Directoire crut ne pouvoir rien faire de mieux que d'envoyer à la cour de Naples un homme à qui les moeurs de la cour n'étaient pas étrangères. Une autre considération avait aussi influé sur ce choix: c'est la fortune personnelle de ce général. Son revenu, joint au traitement d'ambassadeur, le mettait en effet à même de représenter à Naples plus convenablement qu'aucune autre personne. Le gouvernement alors n'avait guère à sa disposition pour ces sortes de fonctions que des hommes que la révolution avait ruinés, ou qu'elle n'avait pas encore enrichis.

Ce calcul fut un peu déjoué par les calculs du citoyen Canclaux, qui d'ailleurs, revenant à ses premières habitudes, se montrait plus courtisan que républicain. Je m'aperçus de cette tendance dès nos premières conversations, ainsi qu'on peut le voir dans une lettre que j'écrivis au général Bonaparte peu de jours après mon arrivée à Naples[23].

Le générai Canclaux me reçut avec une politesse qu'on ne trouvait pas alors chez tous les agens supérieurs de la république. Il m'invita à dîner pour le jour même, et me proposa d'aller le lendemain faire visite avec lui au chevalier Acton, alors premier ministre. J'étais trop curieux de voir de près ce visir, pour ne pas accepter la proposition.

Acton semblait avoir une soixantaine d'années; il nous reçut avec une politesse froide, mais sans hauteur. Dans notre conversation qui fut toute en français, langue qu'il parlait et prononçait avec pureté, il me témoigna de l'estime pour le général Bonaparte; moins à la vérité par esprit de justice que par calcul politique et pour en venir à l'article des îles Ioniennes sur lesquelles il avait des vues. Il espérait faire accorder ces îles au roi de Naples, en échange des présides de Toscane, ce que je n'ignorais pas; mais Bonaparte était déterminé à les conserver à la France, tout en acquérant les présides, ce que je n'ignorais pas non plus. Toutes les questions du ministre napolitain étaient dictées par cet intérêt. Je pris quelque plaisir, j'en conviens, à me jouer de ce vieux politique, en flattant et en contrariant alternativement ses espérances: mais je doute qu'il s'en soit aperçu. Je conçus facilement, d'après cet entretien, tout l'avantage qu'un esprit aussi délié pouvait prendre sur la bonhomie de mon introducteur.

C'est la seule fois que j'aie vu le chevalier Acton, le seul des ministres napolitains auquel j'aie cru convenable de me laisser présenter. En effet, pourquoi en aurais-je été visiter d'autres? quel intérêt m'aurait conduit, par exemple, chez le prince Castelcicala, alors chargé des affaires étrangères, et cependant inconnu dans l'Europe où deux ans après il acquit une si déplorable célébrité? Je n'avais rien à démêler avec le gouvernement napolitain.

Résolu à m'occuper uniquement de plaisirs et surtout de ceux que procurent l'amour des arts et le goût de l'antiquité, je comptais employer à visiter les musées, les théâtres et les monumens de Naples tout le temps que je n'emploierais pas à explorer les merveilles que la main de la nature a répandues avec tant de prodigalité autour de l'antique Parthénope, dans les champs phlégrens et dans la Campagna felice, rivages tout à la fois terribles et délicieux où l'on a le paradis autour de soi et l'enfer sous ses pieds.

Ombrageux comme tous les gouvernemens despotiques, le gouvernement de Naples me supposait probablement d'autres intentions. Il me fit espionner, mais si maladroitement, qu'il m'était impossible de ne pas m'en apercevoir: il tomba ainsi dans l'inconvénient qu'il voulait éviter. Ne me croyant obligé à aucun égard vis-à-vis d'une cour qui n'en gardait aucun avec moi, je ne laissai échapper aucune occasion de la picoter, de la taquiner, et de taquiner par contre-coup notre ambassadeur, qui songeait plus à plaire à la cour de Naples qu'aux Français qui étaient à Naples.

Ces picoteries amenèrent définitivement une rupture entre nous: voici à quelle occasion. Une espèce d'antiquaire, nommé Talani, me servait de cicerone et m'indiquait tout ce qu'il y avait de curieux dans la ville. Il me dit un matin, en déjeunant, qu'un certain marquis Berio possédait un groupe de Canova qui méritait d'être vu, et que le digne propriétaire de ce chef-d'oeuvre se faisait un plaisir de le montrer lui-même aux étrangers qui demandaient à le voir. «Tout récemment encore, ajouta-t-il, il en a usé ainsi avec un Anglais qui s'est présenté chez lui, même sans l'avoir prévenu. Si vous m'en croyez, nous irons là après déjeuner.—Ne serait-ce pas un peu se hasarder? je suis Français, il serait possible que le marquis Berio n'eût pas pour un Français autant de bienveillance que pour un Anglais; qu'aurai-je à dire, s'il me fermait sa porte?—À un commissaire du gouvernement français! lui, banquier de la cour! cela n'est pas possible. Mais pour vous tirer de doute, je vais préparer les voies: rapportez-vous-en à moi.» Et sans attendre ma réponse, il sort avec toute la précipitation d'un Italien qui veut vous obliger.

Une demi-heure après, il revient; mais il n'avait plus l'air de confiance avec lequel il était parti. «Eh bien! lui dis-je, avez-vous parlé au marquis Berio?—Ne m'en parlez pas, Monsieur, c'est un faquin.—Il me refuse la porte?—Il la refuse à vous et à moi.—Comment?—Je lui ai demandé la permission de lui amener le commissaire du gouvernement français.—Qu'a-t-il répondu?—Il a répondu que sa maison n'était pas ouverte à de pareilles gens.—Vous voyez, mon cher, que j'avais raison de ne pas vouloir que vous fissiez cette démarche.—Mais il venait de recevoir un Anglais, pouvais-je croire qu'il refuserait de recevoir un Français, et surtout un commissaire du gouvernement français, lui, banquier de la cour!—Probablement a-t-il espéré ainsi se rendre agréable à la cour. Mais laissons cet homme et son groupe, et allons ailleurs. Il y a ici assez de choses à voir.» Il était évident qu'en ceci le Berio avait voulu plaire à la cour.

Au dépit que j'éprouvai d'un outrage aussi gratuit, d'un outrage fait en ma personne à ma nation, je reconnus qu'avant tout j'étais Français, et je me promis bien de prendre ma revanche, si jamais l'occasion s'en présentait; mais se présenterait-elle?

Nous allâmes ce matin-là aux Studi, où je vis, entre autres objets curieux, l'Hercule-Farnèse, chef-d'oeuvre de Miron; la coupe d'Alexandre, taillée dans une améthyste d'une prodigieuse dimension et d'un travail admirable; et ce qui m'intéressa plus encore peut-être, un manuscrit autographe du Tasse. De là, nous allâmes au Museum de Capodi Monte, où, parmi une multitude de tableaux d'une beauté rare, je remarquai une Madeleine du Carrache, une Charité de Schedone, ouvrage non moins recommandable par la noblesse des figures que par la fraîcheur et la vérité du coloris, et un grand tableau du Dominicain, représentant un jeune Enfant protégé par un Ange contre les embûches du Diable. L'expression de ces trois têtes, dont l'une est le type de la confiance, l'autre celui de la bonté, et la dernière celui de la malice, me parut d'une admirable exécution. Ce chef-d'oeuvre avait été long-temps caché dans une église de village en Calabre.

Je remarquai là aussi une série complète des portraits des douze Césars: ils sont tous ressemblans, si j'en juge par celui de Vespasien à qui j'ai retrouvé ce visage historique, ce vultus quasi nitentis[24] que lui donne Suétone, et qu'il conservait même sur le trône du monde.

Sur ces entrefaites, des négocians français me prièrent d'appuyer auprès de notre légation leurs réclamations contre les obstacles que ne cessait d'opposer au développement de leur commerce le gouvernement napolitain, qui éludait en toute circonstance l'exécution du dernier traité, et affectait pour les négocians anglais une préférence tout-à-fait injurieuse à la France. D'autre part on me priait aussi de stimuler l'intérêt de notre ambassadeur en faveur de quelques uns de nos compatriotes arbitrairement détenus au château Saint-Elme, où ils étaient indignement traités.

Quand j'abordai ces questions, le générai m'écouta avec une indifférence singulière: «Je ne me mêle pas de ces choses-là, dit-il. Ces détenus sont sans doute de mauvais sujets dans les affaires desquels ma dignité ne me permet pas d'intervenir. Quant aux négocians, ces gens-là sont d'une exigence qu'on ne saurait satisfaire. D'ailleurs un gouvernement n'est-il pas maître de favoriser qui bon lui semble? et puis où sont donc les preuves de la prédilection du gouvernement napolitain pour les Anglais?—Dans tout ce qu'il fait, lui répondis-je. En toute circonstance, les préférences ne sont-elles pas pour l'ambassadeur anglais? Cette prédilection de la cour est si notoire, que les courtisans qui veulent lui plaire ne croient pas pouvoir se montrer trop malveillans envers nous.» Et pour preuve de ce que j'avançais, je lui racontai l'impertinence que, pour plaire à la cour, venait de me faire le banquier de la cour. «Charbonnier est maître chez soi, me répondit-il; voilà encore de ces choses dont je ne puis pas me mêler.—Aussi ne vous priai-je pas de vous en mêler. Je vous cite ce fait comme un indice des dispositions où l'on est pour nous. C'est une confidence et non pas une plainte que je vous fais. Quand il est question de relever une impertinence, je n'ai pas l'habitude de recourir au ministère d'autrui; c'est une de ces affaires que je fais moi-même. Au reste, quand les valets m'insultent, je ne leur fais pas l'honneur de m'en prendre à eux. Patience.»

Là-dessus je le saluai. Nous nous quittâmes assez froidement, comme on l'imagine.

Quelques jours après, on donnait à un théâtre de second ordre la première représentation d'un opéra-buffa de Guglielmi, autant que je puis m'en souvenir. La cour y assistait, faveur qui assurait à l'auteur que sa pièce serait entendue sans être interrompue, car à Naples, tant que le roi est au théâtre, personne ne se permet d'y donner même des marques d'approbation; tout le monde s'y règle sur l'exemple de Sa Majesté, regis ad exemplar; c'est à tel point que s'il se lève, on se lève pour ne s'asseoir que quand il s'assied.

J'ignorais cet usage. Placé sur le devant, dans une loge découverte, je prenais une glace pendant l'entr'acte. Je vois tout le monde se lever. «Pourquoi cela? demandai-je.—Parce que la cour est debout», me répondit-on. Dans une autre disposition d'esprit, j'eusse probablement fait comme tout le monde par politesse pour tout le monde; mais blessé encore des témoignages d'une malveillance que je n'avais pas provoquée, je ne fus pas fâché de donner un témoignage de mon ressentiment. Je restai donc assis, au grand étonnement des spectateurs.

Notre ambassadeur, que je vis le lendemain, était encore tout épouffé de cette incartade. «À quoi donc pensiez-vous hier, de rester assis quand le roi était debout?—Je pensais que je n'étais pas chez le roi; je pensais qu'on est chez soi dans sa loge, comme on est chez soi dans son appartement, et vous savez que charbonnier est maître chez soi.» Puis je lui tirai ma révérence, lui gardant toujours rancune.

Il m'en restait aussi, comme de raison, contre le banquier Berio. Quelques jours après je trouvai l'occasion de satisfaire ces petits ressentimens et de faire, comme on dit, d'une pierre deux coups.

Le chevalier Hamilton, ministre de l'Angleterre auprès de la cour de Naples, possédait la plus belle collection de vases étrusques qui existât après celle de Portici. Il possédait en outre une femme célèbre par sa beauté, par ses grâces, et qui jusqu'alors n'avait donné lieu en aucune manière de l'appeler cruelle. Envieux d'admirer de près les trésors de ce diplomate, et persuadé qu'un homme d'esprit comme lui ne pourrait qu'être flatté de ma démarche, je lui écrivis le billet suivant:

«Monsieur le chevalier, nos deux nations sont en guerre; nous pourrions nous regarder comme ennemis. Aussi est-ce comme ami des arts et des lettres que je vous adresse ma requête. À ce titre j'appartiens à une république à laquelle vous appartenez aussi.

«Il n'est pas de cette république-là ce M. Berio qui ne permet pas à tout le monde de venir admirer le chef-d'oeuvre dont il est indigne possesseur. Persuadé que vous ne sauriez l'imiter, je n'hésite pas, quoique Français, à vous demander la permission de visiter votre cabinet le jour et à l'heure où je pourrai le faire sans vous importuner.

«Agréez, Monsieur le chevalier, l'assurance de la haute estime avec laquelle j'ai l'honneur de vous saluer.

«ARNAULT,

Commissaire de la république française dans les îles Ioniennes.»

La réponse ne se fit pas attendre. Dès le matin même, le chevalier Hamilton m'invita à me présenter chez lui. Je croyais que ce serait son secrétaire ou tel autre dépositaire de sa confiance qui me ferait les honneurs de son cabinet; je fus donc aussi surpris que flatté non seulement d'être reçu par lui-même, mais de voir que lady Hamilton s'était associée à lui pour cet acte de courtoisie. Non content de me montrer dans le plus grand détail sa nombreuse collection, il m'expliqua avec une infatigable complaisance les diverses peintures dont ces vases étaient couverts et les ornemens qui les encadraient, ornemens qui, à son sens, étaient tous symboliques; ses interprétations ne me parurent pas toutes également justes, mais toutes étaient ingénieuses.

Après la science vint la politique. Persuadé qu'il ne se croirait pas obligé de taire ce que je lui disais, je profitai de l'occasion pour expliquer mon étonnement sur la gaucherie avec laquelle la cour en usait avec nous, gaucherie qui n'était bonne qu'à changer en dispositions hostiles les intentions très-innocentes qui m'avaient porté à m'arrêter à Naples. «Au reste, ajoutai-je, les égards que les gouvernemens ont pour les voyageurs dépendent beaucoup du degré de considération que savent se concilier les ministres des nations auxquelles ces voyageurs appartiennent. Oui, cela tient surtout à leur caractère. Par exemple, à voir le crédit dont vous jouissez ici, Monsieur, ne croirait-on pas que l'armée qui n'est qu'à trente lieues de la frontière napolitaine est une armée anglaise? Votre gouvernement doit vous savoir bien gré de ce que vous savez être ici ce qu'y devrait être l'ambassadeur français.»

Il sourit à cette saillie qui m'échappa presque malgré moi; et après m'avoir montré ses tableaux parmi lesquels était une sibylle peinte par Mme Lebrun, et dont il faisait d'autant plus de cas que c'était le portrait de lady Hamilton, il me demanda la permission de me quitter pour aller au château où probablement les lettres que je venais de mettre à la poste, ou, pour parler sans figure, les confidences que je venais de lui faire arrivèrent en même temps que lui.

Resté seul avec lady Hamilton, je l'écoutai moins que je ne la regardais, et sa conversation me parut délicieuse. Sur quoi roula-t-elle? je n'en sais rien. Le charme qui animait alors cette figure si belle et si piquante m'explique toute la passion qu'elle inspirait au chevalier dont elle portait le nom, et qu'elle inspira l'année d'après au héros[25] qui regretta si vivement de n'avoir pu lui donner le sien.

Le cabinet du chevalier Hamilton était rangé dans le plus bel ordre, mais avec un certain esprit de recherche. En bon Anglais, il avait meublé son appartement à la mode de son pays. Les canapés, les fauteuils, dont les bois étaient d'acajou, étaient garnis d'étoffe de crin. Je remarquai même dans la cheminée, au milieu de l'appareil le plus brillant du foyer britannique, un monceau de charbon de terre qu'on n'a peut-être jamais eu l'occasion d'allumer sous ce doux climat, et dans les interstices duquel étaient placés des paillons d'un rouge ardent qui, lorsque le soleil s'y réfléchissait, figuraient le feu à faire illusion, et vous rappelaient l'hiver au milieu de l'été. Cet artifice eût peut-être été mieux placé chez un peintre de décorations que chez un philosophe.

Je ne fis pas à notre ambassadeur, comme on l'imagine, un secret de cette visite. «Le ministre d'Angleterre, notre ennemi, est un peu plus poli pour nous, lui dis-je, que notre ami le banquier napolitain. Il m'a reçu aussi gracieusement que celui-ci reçoit un Anglais.—Comment, vous avez été chez le ministre d'Angleterre!—J'ai été chez le chevalier Hamilton.—Peut-être auriez-vous dû m'en parler avant?—Eh! pourquoi cela, s'il vous plaît, citoyen?—Pour savoir si cela était dans les convenances.—Cela était dans les miennes, et seul j'en suis juge.—Ignorez-vous que je représente ici la nation française?—Vous l'y représentez, parce qu'elle ne s'y trouve pas, et je désire qu'elle soit bien représentée: quant à moi qui me trouve ici, je préfère me représenter moi-même.»

À dater de ce jour je n'eus plus de rapport avec lui, si ce n'est ceux que nécessita l'expédition d'un passeport et d'une permission pour avoir des chevaux; faveurs que je ne pouvais obtenir que par l'intermédiaire du ministre français, et qu'il me fit accorder avec quelque plaisir, je crois.

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