Souvenirs d'un sexagénaire, Tome III
CHAPITRE VIII.
Supplément à l'histoire des institutions et des usages révolutionnaires.—Cultes et idoles qui se succédèrent pendant la terreur.—Marat.—Lepelletier.—La déesse de la Raison.—La femme Momoro.—Mlle Aubri.—L'Être-Suprême.—La théophilantropie.—Des fêtes publiques soit annuelles, soit éventuelles.—Translation des cendres de J. J. Rousseau au Panthéon.—Anecdote.—Le décadi à quoi consacré.—Des actes de l'état civil; célébration des fêtes morales.—Modes.—Costumes des différens partis.—Costume républicain dessiné par David et porté par Talma.—Anecdote.
Nous approchons de l'époque où une nouvelle révolution va, sinon mettre un terme aux convulsions de la société française, la reconstituer du moins dans des formes plus compatibles avec ses anciennes habitudes. Avant de terminer ce volume, achevons de faire connaître les moeurs que les réformateurs s'étaient efforcés de substituer à celles que la terreur avait fait disparaître, mais qu'elle n'avait pas détruites; nous complèterons ainsi la tâche que nous nous sommes surtout imposée en recueillant nos Souvenirs, celle de donner une idée précise de cette partie de l'histoire de la société française pendant la période révolutionnaire; elle est moins connue que les faits.
Une société ne saurait se passer de religion; elle ne saurait non plus se passer de culte.
C'est par la pratique des vertus, c'est par des actes de bienfaisance, plus que par des démonstrations extérieures, que les esprits d'un ordre élevé honorent l'auteur de tout bien, l'être créateur et conservateur, le Dieu très-grand et très-bon, le Dieu de Moïse, de Socrate et de Fénélon; mais ce culte dénué d'ostentation, et qui consiste surtout dans des oeuvres secrètes, ne suffit pas à la multitude; de même qu'il faut matérialiser Dieu pour qu'elle le comprenne, il faut matérialiser la religion pour qu'elle la conçoive. C'est à ses sens qu'il faut parler pour convaincre son intelligence. De même qu'il existe en elle une somme de crédulité qui veut des idoles, des superstitions, il existe en elle une somme de curiosité qui veut des démonstrations extérieures, des chants, des cloches, des cérémonies, des processions, une liturgie enfin, religion qu'elle croit concevoir parce qu'elle la voit, et qui lui semble prouvée parce que ses yeux la lui montrent.
De plus, s'il faut une pâture à la crédulité du vulgaire, ne faut-il pas aussi une occupation aux loisirs du peuple? La clôture des églises et des temples avait pour la tranquillité publique plus d'un inconvénient. Des désordres graves résultèrent du désoeuvrement où elle jetait dans les jours de repos la classe ouvrière, pour laquelle le service paroissial était un plaisir. Ceux qu'elle lui substitua furent quelquefois moins innocens.
Les gouvernemens qui se succédèrent pendant les dix terribles années dont on retrace ici les extravagances; les tyrannies les plus absurdes même reconnurent ces inconvéniens et tentèrent d'y parer, en offrant à la crédulité publique des simulacres de divinités, des parodies de solennités religieuses; suppléant par un paganisme sans grâce le christianisme que proscrivait la plus stupide intolérance.
Les effigies de Marat et de Lepelletier remplacèrent d'abord l'image du Christ; et comme les noms du Père et du Fils sont rappelés dans toutes les prières du chrétien, les noms de Marat et de Lepelletier, qui eurent leurs dévots, furent insérés dans les formules que les présidens des clubs révolutionnaires adressaient aux visiteurs étrangers en leur donnant l'accolade fraternelle. C'était aux noms de Marat et de Lepelletier qu'on les avait salués: c'était aux noms de Marat et de Lepelletier qu'ils rendaient la politesse.
On honorait ces martyrs du culte de dulie, bien qu'ils n'eussent pas fait de miracles. Si grands saints qu'ils fussent, ce n'étaient cependant pas des divinités; or la populace voulait une divinité. On lui donna la RAISON pour idole, faute de mieux. Celle-là avait du moins un des attributs divins, celui de faire parler de soi partout et de ne se montrer nulle part.
Elle se manifestait toutefois aux sens. Travestie en Raison, la première femme venue, pour peu qu'elle fût complaisante et passablement tournée, était intronisée sous ce nom, soit sur un autel où on l'encensait, soit sur un brancard où on la promenait. Pieds nus, bras nus, la tête ornée du seul diadème qui osât alors se montrer en France, elle recevait les hommages des mortels, excepté toutefois de ceux qui, n'oubliant pas qu'elle était leur voisine ou leur commère, la désignaient par des noms qui n'étaient ni moraux ni poétiques. La femme de Momoro l'imprimeur[48] débuta la première dans ce rôle auquel la nature ne l'avait pas appelée, autant que j'en ai pu juger en 1800, quand elle vint réclamer dans mes bureaux[49], en qualité de ci-devant divinité, son traitement de réforme, ou sa pension de retraite. Elle me parut difforme, grossière et passée comme le régime qu'elle représentait.
Plus d'une personne lui succéda dans les honneurs divins. Entre celles qui parurent y avoir du moins les droits de la beauté, on remarqua Mlle Aubri, belle et bonne fille, qui représentait aussi la Gloire dans les dénoûmens à l'Opéra. Ce dernier rôle lui profita moins que celui de la Raison; elle s'y cassa le cou[50]. La gloire a ses dangers, de quelque façon qu'on l'entende.
Le respect qu'on portait à des déesses qui, semblables à celles de la fable, s'humanisaient quelquefois avec leurs adorateurs, s'usa bientôt. Comme ce paysan qui ne pouvait croire à la vertu d'un saint qu'il avait vu poirier, le peuple ne pouvait croire à des divinités sur la nature desquelles il avait tant de certitudes.
À ces déesses, inventées par Chaumette, Robespierre substitua son Être-Suprême, être qui, dépouillé de tout symbole, se présentait sous la forme la plus abstraite. Je crois qu'en cela ce politique fit une faute; mais je suis certain qu'il en fit une plus grande en s'attribuant, lors de l'inauguration du nouveau culte, les fonctions de souverain pontife. N'était-ce pas donner à penser qu'il avait intention d'unir le sacerdoce à l'empire, et de se faire pape en France où il était déjà dictateur? Que telle ait été ou non son ambition, cette démonstration le perdit. Il est heureux qu'il ait voulu être prophète en son pays.
Ce culte populaire qu'il cherchait, aucun des réformateurs de l'époque ne l'a trouvé. L'apostolat de Laréveillère-Lépeaux ne fut guère plus heureux que celui de Maximilien Robespierre, bien qu'il ait fini moins sérieusement. Les théophilantropes n'eurent tout juste que le temps d'être ridicules. Plus ennuyée qu'édifiée de ce culte sans pompe, la populace traita ces sacristains en houppelandes comme elle a traité depuis les Saint-Simoniens qui, dans leur philantropie, sont moins philantropes peut-être. Les théophilantropes se croyaient respectables parce qu'ils étaient maussades, et graves parce qu'ils étaient ennuyeux. Les sifflets, les poires molles et les pommes cuites en firent justice à travers les vitres de Saint-Méry. Quelque affamé de religion que fût le peuple, il ne put goûter la cuisine de ces bons apôtres.
Que voulait-il? autre chose que ce qu'on lui servait, sans vouloir ce qu'on lui avait ôté. L'apostasie des prêtres avait discrédité l'ancienne religion; le peuple n'était plus chrétien; mais il ne voulait pas être païen, et il ne pouvait pas être philosophe. Il fallait amuser cet enfant avide de spectacles et incapable de réflexion. On le régala de fêtes publiques; à tout propos on en inventait. Une victoire, un supplice, une apothéose, un sujet de deuil ou d'allégresse, tout devenait l'occasion d'une solennité. Les factions s'emparaient tour à tour de ce moyen d'influence. Les amis de l'ordre avaient célébré par une fête le patriotisme du maire d'Étampes, qui s'était fait tuer en réclamant respect pour la loi; les amis du désordre célébrèrent par une fête la révolte du régiment de Châteauvieux; et tout cela à la grande satisfaction de la multitude pour qui ces pompes, qui défilaient sur le boulevard, remplaçaient les processions de Saint-Roch et de Saint-Eustache.
On occupait par ce moyen l'imagination du peuple, et on l'occupait des intérêts actuels.
Ces fêtes avaient le caractère de l'événement auquel elles se rattachaient. Celle du 14 juillet 1793 semblait avoir été ordonnée par des cannibales. L'arc, élevé au milieu d'une voie triomphale dont les colonnes occupaient le boulevard italien, était orné de bas-reliefs peints qui retraçaient les massacres du 6 octobre et du 10 août, et de trophées, modelés en pâte de carton, où se groupaient les dépouilles des gardes-du-corps, surmontées des têtes de ces malheureux auxquelles on avait laissé leurs cadenettes ou leurs queues, de peur qu'on ne les reconnût pas. J'en parle pour l'avoir vu.
Somptueuses à Paris et dans les grandes villes, dans les petites ces fêtes se ressentaient de la pénurie locale. À Saint-Germain-en-Laye, par exemple, où à l'instar de la capitale on célébra par une cérémonie de ce genre la reprise de Toulon, faute d'artillerie on remplaça par des tuyaux de poêle les canons reconquis sur les Anglais, et les conventionnels Beauvais et Moyse Bayle, que cette victoire avait tirés des cachots où les insurgés les tenaient enfermés, furent représentés par deux invalides bien maigres qui se traînaient en robe de chambre et en pantoufles au milieu des représentans de l'armée libératrice, figurée par les bisets du lieu; notez que pour avoir l'air d'avoir pâti ils s'étaient jauni et grimé la figure comme l'acteur qui joue le rôle de Géronte dans le Légataire universel.
La fête de Jean-Jacques Rousseau, car il eut sa fête comme Voltaire, la fête de Jean-Jacques Rousseau, au lieu de ce belliqueux caractère, eut un caractère quasi-pastoral. C'était après la révolution de thermidor; la disposition des esprits était changée. La Convention s'efforçait de se réconcilier avec l'humanité: cette intention se manifesta dans la solennité dont ce philantrope fut l'objet, je ne sais trop à quel propos, ses cendres étant déjà dans le Panthéon. La famille de Voltaire, devenue celle de Rousseau[51], quoique ces philosophes ne fussent pas cousins, ayant été requise d'accompagner le cortége, je me réunis à elle pour remplir ce pieux devoir. Dans cette famille, à laquelle s'était affilié quiconque avait tourné une phrase ou aligné deux vers, se trouvaient des personnes d'opinions assez différentes. Hoffman, Sedaine et le vicomte de Ségur, tout récemment sorti de prison, marchaient ainsi que moi avec le citoyen Baudrais, le chevalier de Piis ou tel autre écrivain non moins révolutionnaire, à la suite de Thérèse Levasseur, qu'entourait un groupe de nourrices, derrière le char qui promenait le long des ruisseaux de Paris l'île des peupliers au milieu de laquelle s'élevait un sarcophage.
La cérémonie faite, je ne sais quel membre de la famille proposa de ne point se séparer, et d'achever par un banquet fraternel une journée si heureusement commencée. Quinze ou vingt personnes acceptent et se rendent chez Beauvilliers. Tout alla d'abord pour le mieux; on ne tarissait pas en éloges sur la solennité, sur la cuisine qui avait bien aussi son mérite, et sur le vin qu'on n'épargnait pas; on s'accordait sur tout enfin, quand, sur la proposition de boire à la réconciliation générale, le vicomte, qui pendant dix-huit mois de réclusion avait conçu quelque rancune contre les terroristes, s'exprimant sur leur compte avec une franchise des plus énergiques, déclara n'avoir pas soif. Le citoyen Baudrais, qui n'avait pas soif non plus, n'exprima pas avec plus de modération la haine qu'il conservait aux aristocrates: voeux émis de part et d'autre pour l'entier et prompt anéantissement de la faction opposée. Bref, ce banquet fraternel allait finir comme celui des Centaures et des Lapithes, et fournir au restaurateur l'occasion de renouveler sa vaisselle, si nous n'eussions tranché court à la dispute, en levant la séance avant le café. On s'était promis cependant tolérance réciproque. Cette scène, qui fit trembler quelques uns de nos convives, me fit rire: elle avait au fait son côté plaisant, et j'en avais vu de plus sérieuses.
Rappelons, à l'occasion de l'apothéose de Rousseau, que le même honneur fut décerné quelque temps après à la charogne, c'est le mot propre, à la charogne de Marat; il est vrai qu'elle ne fit guère que traverser le Panthéon pour aller se mêler quelques mois après aux immondices de l'égout Montmartre. Mais par quelle étrange politique lui permit-on de passer par-là?
Deux polissons aussi ont été admis dans ce temple ouvert à l'héroïsme par la patrie reconnaissante: Barra et Viala y entrèrent en vertu d'un décret solennel. Tous deux avaient été tués par les insurgés du Midi, l'un pour avoir battu héroïquement du tambour dans le poulailler d'une commune révoltée; l'autre en punition d'une espièglerie encore plus héroïque. Présentant à nu son dos à l'ennemi qui était de l'autre côté de la Durance, ce gamin reçut dans la tête une balle qui ne pouvait pas l'atteindre au visage.
Ces décrets avaient été rendus sur la proposition de Robespierre, dont la politique envieuse aimait mieux ouvrir le Panthéon à des petits garçons qu'à de grands hommes.
Les grandes époques de la révolution, telles que le 14 juillet et le 10 août, étaient célébrées par des anniversaires. Le 21 janvier aussi fut six ans de suite un jour de solennité. Le rayer de la liste des fêtes nationales fut un des premiers actes du consulat de Bonaparte.
Depuis la promulgation du calendrier républicain, qui réduisit à trois par mois le nombre des jours de repos, le décadi remplaçait le dimanche; mais ce dimanche sans messe, sans vêpres et sans pain bénit ne satisfaisait pas aux exigences du peuple. Pour remplacer ces institutions et offrir un aliment à la curiosité de la foule inoccupée, on imagina de consacrer le décadi aux cérémonies qui antérieurement appelaient les familles dans les paroisses, dépositaires alors des registres de l'état civil. C'est ce jour-là seulement que se recevaient les déclarations de naissance, et que les mariages se contractaient au nom de la loi: cela donna au décadi une certaine importance.
Les deux témoins qui devaient certifier la condition de l'enfant se rendaient à cet effet à la municipalité avec les parens, et remplaçaient, bien qu'ils fussent tous deux du même sexe, le parrain et la marraine. Je me rappelle avoir été invité par un de mes confrères, M. Alexandre Duval, à remplir, à l'occasion de la naissance d'une de ses filles, cette fonction avec mon confrère Andrieux. Des circonstances imprévues ne me permirent pas, à mon grand regret, de remplir ce devoir qui m'eût fait compère d'un des hommes les plus estimables que je connaisse: tout était pourtant arrangé au mieux, Andrieux devait être la commère.
C'est dans ces cérémonies qu'on donnait un prénom aux enfans; plusieurs n'ont reçu à cette occasion que des sobriquets. Comme tout prénom paraissait excellent hors ceux qui étaient consignés dans le calendrier romain, les uns allaient en chercher dans le Dictionnaire historique, les autres dans le Dictionnaire du parfait Jardinier, que les rédacteurs du calendrier républicain avaient mis aussi à contribution. C'est comme cela que tel individu qui n'a jamais été baptisé s'appelle, sur son extrait de baptême, carotte ou Scévola, Brutus ou chou-fleur. Le ridicule se mêlait parfois à l'atroce dans ces temps-là où l'on s'ingéniait à régulariser le désordre, et où les novateurs travestissaient ce qu'ils croyaient remplacer.
Le gouvernement directorial, mettant à exécution ce qu'avait conçu Robespierre, institua de plus, pour chaque décadi, une fête relative à une vertu morale, et fit composer pour chacune de ces fêtes, en l'honneur de la vertu du jour, par les poëtes alors en réputation, une hymne que les plus grands compositeurs furent chargés de mettre en musique. Colportées et serinées dans toute la république par des turlutaines et des orgues de Barbarie fabriquées aux frais de l'État, ces hymnes devaient tenir lieu de vêpres et de complies.
Les sermons ne manquaient pas plus que l'office à ces jours-là. Des instructions rédigées dans le but d'éclairer les citoyens sur leurs droits, remplaçaient le prône, et la lecture des principaux faits de la révolution la lecture de l'Évangile: c'était bien imaginé. Mais comme tout cela se débitait en français, cela eut peu de succès: le peuple n'écoute guère que ce qu'il ne comprend pas.
La manie de tout réformer s'étendit jusque sur les modes. Les femmes, quant à cet article, se réglaient, ainsi que je l'ai dit, sur les costumes de théâtre; les hommes s'en rapprochèrent moins. Le pantalon collant, les demi-bottes, le gilet à larges revers, un frac ou une courte redingote, telle était la toilette de l'homme qui n'affichait aucune opinion. Mais cette mode était exagérée par les jeunes gens de partis; les réactionnaires portaient, avec des habits très-lâches auxquels ils adaptaient des collets de velours vert ou noir, des culottes attachées au-dessous du genou avec des touffes de cordons, et ils surchargeaient leur chevelure, à faces pendantes et à chignons tressés, de pommade de senteur et de poudre odorante, d'où leur vint le nom de muscadins.
Les jacobins, au contraire, à l'exemple des puritains d'Angleterre, affectaient dans leur costume la plus grande simplicité, lors même qu'ils se permettaient d'être propres; ils portaient sur le gilet et le pantalon, en guise d'habit, une veste sans basques qu'on appelait carmagnole, et par-dessus tout cela une houppelande d'étoffe grossière; enfin ils couronnaient leurs cheveux longs, gras et non poudrés, d'un bonnet à poil.
David, à qui la législation de cette partie avait été abandonnée, ou qui se l'était attribuée, avait essayé, dès 1792, de nous donner un costume national. Par-dessus le pantalon et le gilet, il avait ajusté un habit court croisant sur les cuisses qu'il recouvrait, comme la tunique romaine, et il y avait ajouté un manteau; tout élégante qu'elle était, cette mode ne prit pas. En vain Talma qui, dans la circonstance, s'était prêté à lui servir de mannequin, se promenait-il dans cet accoutrement, complété par une toque à aigrette de trois couleurs, et que relevaient les grâces de sa jeunesse, la régularité de ses traits et la noblesse répandue dans toute sa personne; on le regarda sans songer à l'imiter. Je me trompe: Baptiste cadet, qui, en son temps, fut joli garçon aussi, se risqua à endosser ce costume. Il ne le porta pas long-temps. La moindre chose irritait alors l'inquiétude du peuple. «Comme nous traversions le Palais-Royal, le peuple, nous voyant ainsi fagotés, me disait Talma, nous prit pour des étrangers, pour des Autrichiens, pour des Turcs, pour des espions déguisés. On nous avait entourés, et l'on nous jetait dans le bassin du jardin, si le commandant d'une patrouille qui survint fort à propos, nous tirant des mains des patriotes, ne nous eût sauvés, en promettant sur son honneur que le commissaire chez qui l'on nous conduisit ferait de nous bonne et prompte justice. Le peuple, qui avait descendu la lanterne, attendait encore l'effet de cette promesse trois heures après qu'on la lui avait faite; mais nous étions sortis de là en uniformes de garde nationale. Ce costume, que j'ai cédé à la direction de notre théâtre, ajoutait Talma, habille depuis ce jour-là un des comparses dans Robert chef de brigands.»
À quelques modifications près, c'est l'habit qui fut adopté en 1795 pour les membres des deux conseils législatifs; c'est ce froc que, le 19 brumaire, ils jetèrent aux orties du parc de Saint-Cloud.
NOTES.
[1: Voir la Vie politique et militaire de Napoléon.]
[2: Voir, au sujet des récits fantastiques improvisés par le général Bonaparte, la note (b) du premier volume, au sujet d'un conte intitulé Julio, qui lui est attribué par l'éditeur des Mémoires de M. Bourrienne.]
[3: Voici le texte de ces instructions dont je possède encore l'original:
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
LIBERTÉ, ÉGALITÉ.
Au quartier-général de Montebello, le 8 prairial an V de la république une et indivisible.
BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE,
AU CITOYEN ARNAULT.
«Vous voudrez bien, citoyen, vous rendre dans le plus court délai possible à Venise, où vous vous embarquerez avec le général Gentili pour les îles du Levant. Vous jouirez des rations et du traitement de chef de brigade.
«Vous serez spécialement chargé:
«1° De la recherche des objets relatifs aux sciences et aux arts qui pourraient mériter une attention particulière;
«2° D'aider le général Gentili et les commissaires envoyés par la municipalité de Venise dans les mesures de gouvernement relatives aux îles du Levant;
«3° De veiller aux intérêts de la république, soit dans la confiscation des marchandises appartenant aux Anglais et aux Russes, soit aux prises qui pourraient être faites des vaisseaux de guerre montés par les gens de l'ancien gouvernement de Venise.
«Vous aurez soin de tenir un journal de toutes les opérations relatives à l'expédition dont vous faites partie, de m'écrire exactement dans toutes les occasions qui se présenteront, et surtout de m'envoyer une description politique, géographique et commerciale des îles du Levant vénitiennes.
«Vous vous entendrez, du reste, avec le général Gentili; vous vous présenterez à l'état-major, qui vous fera donner la gratification de campagne de chef de brigade et vos frais de poste jusqu'à Venise.
«BONAPARTE.» ]
[4: Voir le chap. Ier du IIe vol., page 21].
[5: LE BUCENTAURE. «On ignore, dit mon très-cher et très-regrettable confrère PIERRE DARU[6], je le désigne par les noms qu'il aimait à prendre en tête de ses ouvrages; on ignore, dit-il, l'étymologie de ce nom. Les uns le font dériver de la particule augmentative bu et de Centaure, qui était le nom d'un vaisseau fameux dans l'antiquité; d'autres y reconnaissent le vaisseau d'Énée, qui portait le nom de bis Taurus; d'autres enfin ont cru que Bucentaurum n'était que la corruption de Ducentaurum, c'est-à-dire bâtiment à deux cents rameurs.»
C'était pour faire un acte de souveraineté que tous les ans, le jour de l'Ascension, le doge, entouré de toute la noblesse, sortait du port de Venise sur le Bucentaure, et s'avançait jusqu'à la passe du Lido, où il jetait dans la mer un anneau béni, en prononçant ces paroles: Desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique dominii. (Mer, nous t'épousons en signe de souveraineté positive et perpétuelle.) Mariage qui, dit je crois Voltaire, comme celui d'Arlequin, n'était qu'à moitié fait, vu qu'il y manquait le consentement de la future; mariage dont les ambassadeurs de tous les souverains, et le nonce du pape lui-même, en assistant à cette cérémonie, semblaient toutefois reconnaître la validité, observe judicieusement PIERRE DARU.
Cette prise de possession, dans des formes pareilles, était une conséquence des paroles que, dans sa gratitude, le pape Alexandre III, qui avait trouvé un refuge à Venise, avait adressées au doge: «Que la mer vous soit soumise comme l'épouse l'est à son époux», lui avait-il dit en lui donnant un anneau. Le sénat de Venise prit le pape au mot, et les noces se firent. Tous les successeurs d'Alexandre ne reconnurent pas toutefois la légitimité de ce mariage. Jules II demanda même un jour à l'ambassadeur de Venise où était inscrit le contrat qui dotait la république de la propriété du golfe Adriatique? «Il est au dos de la donation du domaine de saint Pierre, faite au pape Sylvestre par Constantin», répondit Jérôme Donato.]
[6: Lisez le comte, si vous voulez.]
[7: Le Rialto.]
[8:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Venise, le 17 prairial an V (5 juin 1797.)
Jaloux de remplir vos intentions, j'ai cru devoir attendre la célébration de la fête qui a eu lieu hier pour vous faire part de mon opinion sur la situation des esprits à Venise. Si, dans cette occasion, l'homme public se fait un rôle, le peuple du moins fait-il franchement le sien: lui seul se montre à découvert; et c'est lui particulièrement que je voulais étudier.
Il ne prend aucune part active à ce qui se passe ici. Il a vu tomber les lions sans donner aucune marque de joie; et, dans un peuple aussi mou, cela n'équivaut-il pas à des marques de tristesse?
L'appareil de la fête, la destruction des attributs de l'ancien gouvernement, la combustion du Livre-d'Or et des ornemens ducaux, n'ont excité en lui aucun enthousiasme: quelques cris se faisaient bien entendre de temps en temps, mais encore n'étaient-ils prononcés que par le petit nombre, parmi des spectateurs d'ailleurs peu nombreux.
Le sentiment le plus général dans les individus de toutes les classes est l'inquiétude.
L'insuffisance du gouvernement provisoire est même avouée par lui. La municipalité, faible et divisée, ne se regarde pas comme suffisamment constituée, et ses opérations se ressentent de ce défaut de confiance; composée d'un grand nombre d'hommes timides et de quelques hommes trop hardis, elle donne peu à espérer, et beaucoup à craindre; livrée à elle-même, elle passerait facilement de son inaction actuelle au plus terrible abus de l'autorité révolutionnaire.
Toutes les espérances se tournent vers vous, général. Grands ou petits, tous vous appellent: vous seul devez décider du sort de l'État, et mettre un terme aux prétentions secrètes des différens partis.
Quelques mots relatifs à l'esprit dans lequel avait été disposée la fête ne seront peut-être pas déplacés ici. J'ai vu avec plaisir qu'en exposant au peuple les bienfaits de la révolution vénitienne, on ne lui laissait pas oublier que c'était à l'énergie française qu'il en était redevable. Les monumens de l'aristocratie ont été consacrés à la reconnaissance comme à la liberté.
Sur l'une des colonnes de Saint-Marc, parée des couleurs françaises, se lisait cette inscription: Agli Francesi regeneratori dell' Italia, Venezia riconoscente; et sur le revers, Bonaparte. Sur l'autre colonne, un crêpe funèbre surmontait cette autre inscription: All' ombre delle vittime dell' oligarchia, Venezia dolente; et de l'autre, Laugier[9].
Ces deux colonnes, conquises par les Vénitiens quand, d'accord avec les Français, ils s'emparèrent de Constantinople, me rappellent qu'elles furent accompagnées de quatre chevaux, grecs d'origine, et successivement romains et vénitiens par droit de conquête. Ces chevaux sont placés sur le portail de l'église ducale; les Français n'ont-ils pas quelque droit à les revendiquer, ou du moins de les accepter de la reconnaissance vénitienne? Ne serait-il pas raisonnable aussi de les faire accompagner par les lions que Morosini fit enlever au Pirée? Paris ne peut pas refuser un asile à ces pauvres proscrits, plus recommandables pourtant par leur antiquité que par leur beauté.
Je ne finirai pas cette lettre, général, sans vous parler de notre expédition. On s'occupe activement de tous les préparatifs; le général Gentili presse et travaille sans relâche. On dit dans ce moment que la flottille, commandée par le capitaine Bourdé, est à la vue du port. Cette arrivée inespérée hâterait sans doute notre départ; mais nous n'avons pas encore de certitude. Je recueille, en attendant le moment de l'embarquement, toutes les instructions qui peuvent m'être utiles dans la mission que vous m'avez confiée. J'ai trouvé quelques livres; mais la circonspection des anciens écrivains nous prive d'une partie des ressources que nous devrions y trouver. J'ai été assez heureux pour mettre la main sur le seul Anacharsis qui fût peut-être ici. Je fais chercher Homère, que je veux accoler à l'Ossian de Cesarotti, dont je me suis déjà pourvu. J'ai fait enfin la rencontre d'un homme instruit, qui voyageait en Italie par mission de l'Académie des sciences; il sera probablement attaché à l'expédition comme médecin. Sous ce rapport et sous celui de savant dans plus d'une partie, il nous sera d'une grande utilité; il se nomme Lasteyrie.
Croyez, général, que je saisirai toutes les occasions de justifier, par mon zèle, la confiance dont vous m'honorez; croyez aussi à ma profonde reconnaissance: elle vous est aussi justement acquise que l'admiration de l'Europe au vainqueur de l'Italie.
ARNAULT.
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Venise, le 19 prairial an V (7 juin 1797.)
Tout se dispose pour le départ; l'arrivée du capitaine Bourdé a levé la majeure partie des obstacles; l'article seul des vivres nous arrête encore. La municipalité de Venise et les fournisseurs ont eu toutes les peines du monde à se mettre en mouvement. Las de tant de lenteurs, le général Baraguey-d'Hilliers a montré les dents: dès lors tout a marché.
J'ai rédigé, de concert avec le brave général Gentili, la proclamation que nous répandrons en débarquant; j'ai tâché d'y réunir un peu d'élévation à beaucoup de simplicité. Les Grecs auxquels nous avons affaire ne sont pas des Euripides ou des Platons: on les dit fort simples sous quelques rapports, si doubles qu'ils soient par caractère.
Les Vénitiens qui servent sur la flotte montrent la meilleure volonté, ils ne désirent rien plus que d'être commandés par des Français; et peut-être, général, serait-il possible de se les attacher tout-à-fait en les mettant à la solde française. Cette mesure, que le général Gentili voudrait étendre à tous les matelots des pays alliés et de Malte même, donnerait le moyen de remonter promptement la marine de la Méditerranée.
Je n'ai rien de nouveau à vous mander sur l'esprit public: il s'est montré, dans les deux fêtes qui ont suivi la première, tel qu'il avait paru d'abord. Les républicains sont dans la haute classe: c'est ce que mon admission dans quelques maisons nobles m'a mis à même de juger. J'ai trouvé beaucoup de lumières, beaucoup de philosophie dans plusieurs individus de cette société: je regrette que mon prochain départ ne me permette pas de les connaître plus à fond. On trouverait en eux de grandes ressources s'il était question de donner une constitution particulière au peuple vénitien, qu'ils connaissent parfaitement: l'ex-provéditeur Battaïa est un de ceux dont je veux parler.
Je finis cette lettre chez le général Baraguey-d'Hilliers, où se trouve le général Gentili. Le départ est définitivement fixé à après-demain; d'ici à cette époque, si je remarquais quelque chose qui fût digne de votre attention, je m'empresserais de vous en instruire.
Agréez l'assurance de ma reconnaissance et de mon dévouement comme
Français.
ARNAULT.
]
[9: Capitaine d'un bâtiment dont l'équipage venait d'être massacré dans le port de Venise.]
[10:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
À bord de la Sensible, le 25 prairial an V (13 juin 1797.)
Les nouvelles de l'Istrie, que le général Baraguey-d'Hilliers vient de me communiquer, déterminent le général Gentili à mettre à la voile sans délai. Vous serez surpris sans doute qu'il se soit écoulé trois jours entre notre départ et notre embarquement: la lenteur avec laquelle les provisions ont été délivrées en est l'unique cause.
La mauvaise volonté des Vénitiens perce de toutes parts. Rien de ce qui était nécessaire n'avait été fourni; l'on n'en répondait pas moins aux demandes des différens officiers que tout était livré et qu'il y avait défense de rien faire de plus pour l'expédition. Voulait-on remonter à la source de cette défense, tous les comités la désavouaient, et l'on en était pour le temps perdu. Ce n'est qu'en parlant vertement, qu'en menaçant même, que le général Baraguey-d'Hilliers est parvenu à arracher les moyens insuffisans avec lesquels nous partons. On serait tenté de conclure, en rapprochant la conduite des Vénitiens et celle de l'empereur, qu'il y a intelligence secrète entre eux, et que notre expédition pourra devenir moins facile qu'elle ne le paraissait d'abord. Comptez néanmoins sur le zèle des troupes et sur l'activité prudente de celui qui les commande.
La conduite du vice-amiral Tomasi[11], sur le vaisseau duquel est monté Gentili, est à peine convenable. Il n'a pas eu honte de laisser notre vieux général passer la nuit sur une planche comme un mousse, sans lui offrir ni lit ni vivres. Il ne lui a rendu aucun honneur. Vous présumez qu'il a été fortement relevé. D'Arbois[12] s'est plaint à Gondolmer, et, depuis les ordres nouveaux de l'amiral vénitien, le vice-amiral met autant de platitude dans sa conduite qu'il y avait mis d'abord d'insolence. Ces Messieurs comptaient prendre le commandement.
«Je ne recevrai l'ordre que de la Gloria», disait au capitaine Bourdé le commandant de l'Éole. «Et votre commandant le recevra de moi», répondit sèchement Bourdé.
Je dois, avant de terminer cette lettre, vous représenter, général, que les moyens pécuniaires donnés au chef de l'expédition ne sont rien moins que suffisans. Il ne peut disposer que de mille écus, et vous savez qu'il doit établir une correspondance entre l'Italie, la Turquie et les îles.
Je n'ai rien à ajouter à ceci. Je tiens un journal exact de tout ce qui concerne l'expédition: cette lettre en est l'extrait. Comptez, général, sur mon exactitude comme sur mon éternelle reconnaissance.
ARNAULT.
]
[11: Capitaine de vaisseau marchand, élevé tout récemment au rang d'officier général dans la marine militaire.]
[12: Chef de l'état-major de l'expédition.]
[13:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Corfou, le 17 messidor an V (5 juillet 1797.)
Nous sommes arrivés dans l'île le 9 messidor. Votre renommée avait aplani tous les obstacles. Le peuple, qu'on avait cherché à épouvanter, nous a reçus d'abord avec le silence de l'inquiétude; les cris de joie se sont bientôt fait entendre lorsque notre proclamation a fait connaître nos principes et l'esprit de notre mission.
Les Grecs ont facilement senti qu'ils gagnaient tout à notre arrivée. Soixante mille individus, asservis par une centaine de tyrans, avaient besoin que nous vinssions du bout du monde les instruire de leurs droits et les avertir de leur force. Aujourd'hui qu'ils les connaissent, tout ce qui n'est pas vénitien abhorre non seulement l'ancien gouvernement, mais même tout rapport avec la métropole: dites un mot, cette île est française.
Le général Gentili s'occupe en ce moment de la création d'un gouvernement provisoire: il a eu la bonté de m'appeler pour l'aider dans ce travail. Le peu de connaissance que nous avons des individus m'a déterminé à proposer, pour diriger nos choix, une mesure que le général Gentili a adoptée. Nous demandons des listes de candidats aux hommes les plus éclairés et les mieux intentionnés. Les individus qui se trouvent portés sur le plus grand nombre de listes seront ceux que nous porterons à la municipalité.
Notre projet est aussi de ne composer les corps administratifs que de gens attachés par intérêt à la révolution, et d'y appeler les hommes de différens rites, en raison du rapport de ces rites avec la population.
Je ne crois pas qu'on puisse former plus d'une municipalité pour l'île; les moyens de correspondance ne seront pas même faciles avec l'arrondissement hors de Corfou. La chose la plus rare est de rencontrer ici un homme qui sache lire.
Le général Gentili vous a sans doute fait part, général, de l'embarras où nous jette la subsistance des troupes. Les réquisitions sont impossibles: les munitionnaires sont sans fonds; la caisse ne contient que la solde de l'armée pour deux mois.
L'on a passé un marché avec un Juif de ce pays, qui s'engage à nous alimenter pour trois mois; mais une des clauses de ce marché porte une avance considérable de notre part sous un terme très-prochain.
C'est en vain que l'on a voulu recourir aux caisses publiques: non seulement nous n'y trouvons rien, mais les fermiers sont en avance avec l'ancien gouvernement.
Le général a préalablement ordonné que les versemens fussent faits dorénavant à la caisse de l'armée, mois par mois. Mais nos besoins sont de tous les jours, et cette mesure ne procurera que des recouvremens insuffisans.
Ce n'est pas, général, que cette île n'offre des ressources considérables; mais les entraves que les Vénitiens mettaient au commerce de l'huile, qui devait avant tout être portée à Venise, privaient Corfou de la majeure partie du produit de la vente de cette denrée. Elle était soumise à double droit: à un droit de sortie, d'abord perçu à Corfou par une douane qui constatait la quantité exportée par chaque bâtiment; et à un autre droit de sortie, dont l'exportation de l'huile en terre ferme était grevée à Venise, qui seule avait le droit de commercer librement de cette marchandise.
Rendez aux habitans de Corfou la liberté absolue du commerce, en maintenant le droit de sortie qui se percevait ici, non seulement vous vous assurerez des moyens suffisans à la solde des troupes et au salaire des officiers publics, mais, de plus, vous enrichirez cette île de l'immense bénéfice que la métropole et quelques négocians retiraient de la seconde vente, au détriment de la colonie et du cultivateur. Cette opération, également avantageuse aux Français et aux habitans, semble être d'ailleurs la conséquence de la liberté, qui ne peut guère se concilier avec la dépendance injurieuse dans laquelle Venise tiendrait plus long-temps Corfou sous ce rapport.
Si vous adoptiez cette idée, général, la perception de ce droit serait sur-le-champ attribuée aux receveurs des autres impositions d'après les modes déjà existans.
L'occupation que me donne l'état de délabrement où sont toutes les parties de l'administration ne m'a pas empêché de faire des recherches relatives aux objets soumis à la confiscation; Je n'ai rien trouvé jusqu'à présent. Il n'y a aucun magasin appartenant aux puissances coalisées. Depuis plus d'un an, l'on n'a pas vu d'Anglais à Corfou. Le consul russe y est presque aussi misérable que le consul français, et ce n'est pas peu dire.
Je n'ai rien à ajouter pour le présent aux objets contenus dans cette lettre. Mon rapport sur les arts ne sera ni difficile ni long. Cette ville ne renferme qu'un monument élevé, dans la citadelle, au maréchal Schullembourg, qui la défendit contre les Turcs: c'est sa statue pédestre. Point de statue hors celle-là; point de tableau, point de bibliothèque: une salle de spectacle et pas d'imprimerie. La seule rareté que j'ai rencontrée est l'église de Saint-Spiridion: c'est une mine d'argent.
Le peuple est superstitieux et lâche. Le marchand de figues et le garçon boucher sont également armés: rien n'était plus commun que les assassinats; mais la corruption de l'ancien gouvernement porte à croire que leur multiplicité pouvait être également imputée aux gouvernans et aux gouvernés.
On trafiquait également de la mort et de la vie d'un homme avec le juge et l'assassin. Saint Spiridion, qui a fait encore un miracle il y a trois semaines, en opère encore, moins souvent toutefois qu'un autre saint, devant lequel tout le monde est à genoux ici: ce saint s'appelle Denaro (l'argent).
Je dois aller voir au premier jour les fameux jardins d'Alcinoüs et la pierre sur laquelle lavait Nausicaa. Je ne sais si les princesses sont à la campagne, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'à la ville nous ne voyons guère que des blanchisseuses.
Je ne puis terminer, général, sans vous réitérer mes remercimens, et pour la mission dont vous m'avez honoré, et pour les relations où je suis avec les hommes estimables auxquels vous m'avez associé. Permettez-moi aussi de vous renouveler, ainsi qu'à Mme Bonaparte, l'assurance de ma reconnaissance et de mon entier dévouement.
ARNAULT.
P. S. Général, le général Gentili me charge de vous parler particulièrement de trois personnes: d'abord du citoyen d'Arbois, du service duquel il a beaucoup à se louer, et pour lequel il désire un grade dont il a joui il y a quatre ans, le grade d'adjudant-général. Cette faveur aplanirait d'ailleurs de petites difficultés qui s'élèvent, en fait de service, entre le commandant de la place, qui, comme chef de brigade, répugnerait à faire ses rapports au chef de l'état-major, qui n'est que chef de bataillon.
Les autres personnes sont le brave capitaine Bourdé, qui, par l'habileté de ses manoeuvres, a suppléé au bon vent qui nous a toujours manqué; et le consul français à Corfou, que sa détresse et les désagrémens qu'il a éprouvés de la part des Vénitiens rendent dignes de considération.]
[14:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Corfou, le 23 messidor an V (11 juillet 1797).
Notre municipalité est installée depuis le 10 de ce mois; le choix que nous en avons fait a paru plaire à la majorité.
Nous avions pour but de contenter toutes les classes et tous les rites; et cependant à notre grand étonnement, cette précaution, qui devait assurer la tranquillité de l'île, l'a troublée hier pour quelques instans.
Un prêtre grec nous déclare tout à coup que les saints ou sacrés canons ne lui permettent pas de prendre une place dans le gouvernement: notez en passant que ce prêtre entretient una ragazza (une fille). Il cite les conciles dans un court mémoire, et y joint sa démission. La municipalité, sur mon avis, l'accepte par respect pour la liberté de conscience; mais il en résulte que les Grecs, de ce qu'un de leurs prêtres ne croit pas pouvoir siéger à la municipalité, concluent que l'archevêque latin et les Juifs, à plus forte raison, doivent s'en retirer. Par une conséquence de nos principes, nous avions nommé deux Juifs dans la municipalité.
Les esprits fermentent; des gens, connus par leur turbulence, les excitent et répandent quelque argent. Hier, enfin, la municipalité se trouve investie ou plutôt assaillie dans le lieu de ses séances. Un mauvais sujet exige au nom du peuple, dans un mémoire signé de lui seul, l'expulsion des Juifs. La municipalité se tait; le président ne sait que dire. Les Grecs battent les Juifs: et les Juifs, qui ne sont pas Grecs, se sauvent.
On m'avertit de ce tumulte. J'y cours sans armes et accompagné de deux Français. Je n'ai jamais entendu des cris pareils: Vivent les Français! point d'Hébreux! Nous marchons droit à la municipalité; cinq cents piaillards nous suivent. La municipalité était fermée et les membres dispersés. Il nous faut, en conséquence, rester seuls au milieu de cette populace forcenée, criant à tue-tête dans son jargon, et n'entendant pas un mot de notre langue.
Les séditieux demandaient non seulement que les Hébreux, qui, à les entendre, sont des chiens, fussent exclus du corps municipal, mais qu'il leur fût même prescrit de ne porter la cocarde qu'au bras.
J'essayai de répondre à cette requête par un beau discours, où j'expliquai que la liberté apportée par les Français était un bien commun à tous; qu'un Juif ne devait pas plus être un chien pour un Grec qu'un Grec pour un Latin. Un gros officier vénitien, qui prétendait parler le grec vulgaire, me traduisait pour l'utilité de la canaille; mais il me traduisait d'une manière si inintelligible, qu'on le comprenait moins encore que moi, et que je fus obligé de dire simplement que la municipalité allait se rassembler et répondrait.
Cinq cents hommes occupent la place. Une patrouille de cinq soldats paraît enfin! je leur ordonnai de diviser le rassemblement avec le plus de précaution possible, et dans le fait elle y avait réussi, quand cinquante grenadiers que j'avais requis vinrent s'emparer des postes.
Il fallait réunir la municipalité. Je parvins à déterrer un de ses membres, que je chargeai par écrit, sur sa responsabilité, de convoquer ses collègues sous une heure.
Cependant, le général Gentili, averti, descend sur la place, fait au peuple une harangue à la fois paternelle et militaire, promet protection à tous les bons citoyens, et menace de faire fusiller le premier qui manquera de respect aux officiers municipaux. On se tait; je cours chercher les Juifs, que je trouve cachés dans la forteresse; ils s'accrochent à mon bras, et me suivent plus morts que vifs, en m'assurant que tout est écrit là-haut, et qu'on ne peut fuir sa destinée. J'invite la municipalité, rassemblée non sans peine, à tenir désormais une contenance plus digne des magistrats du peuple, à procéder sur l'heure à la nomination d'un comité de salut public, qui rechercherait les auteurs de la sédition, et à se confier dans la force des Français. Là commence la comédie. Tous les membres voulaient des gardes: l'un parce qu'il était Latin, l'autre parce qu'il était Grec, l'autre enfin parce qu'il était Juif. «S'il fallait, pour vous garder, autant de braves gens qu'il y a chez vous de poltrons, répondis-je à l'archevêque, qui voulait pour lui seul une division tout entière, l'armée d'Italie n'y suffirait pas; d'ailleurs vous n'êtes pas Juif.» Il convint du fait, et n'en fut pas moins présenter sa requête à Gentili, qui le reçut à peu près comme moi.
Telle est, général, l'histoire de cette grande journée. Un des principaux instigateurs du trouble est arrêté; il a paru fort étonné qu'un gentilhomme fût mis au cachot. Cet homme, nommé Danieli, est le chef d'une famille connue par son insolence et ses vexations, et qui se faisait fort de son crédit auprès de l'ancien gouvernement.
Le général Gentili a fait publier une proclamation dans laquelle il rappelle ce qu'il promettait dans la première, et déclare qu'il maintiendra de toute sa force la validité du contrat passé entre le peuple corfiote et nous le jour de notre arrivée. Tout est calme aujourd'hui, et nous espérons que ce mouvement sera le dernier. Ce peuple est aussi lâche qu'ignorant.
Je remplis auprès du corps municipal l'office de commissaire du gouvernement; je le redresse toutes les fois qu'il veut s'écarter de la ligne. Le secrétaire me donne tous les jours copie du procès-verbal de la séance.
J'espère, général, que vous approuverez la conduite que j'ai tenue dans cette circonstance, et que vous voudrez bien nous faire connaître au plus tôt vos intentions sur la destinée de Corfou. Nous ne savons si nous sommes chez des Vénitiens ou chez des Français.
Veuillez aussi, général, me faire connaître votre décision relativement au projet dont je vous ai fait part. Les besoins augmentent tous les jours, et nos ressources à Zante et à Céphalonie sont aussi nulles qu'à Corfou. Toutes les caisses sont vides.
J'ai prié Leclerc de vous présenter une requête en mon nom. La difficulté du voyage de Grèce me ferait préférer de revenir près de vous par l'Italie méridionale. Nous ne sommes qu'à vingt-cinq lieues d'Otrante. Si je pouvais vous être de quelque utilité à Naples, ce serait avec un double plaisir que je ferais ce voyage.
Mon séjour ici n'est plus d'une grande utilité, et je n'aurai plus rien à faire dans les îles du Levant quand j'aurai vu Zante et Céphalonie. Me procurer les moyens de voir le tombeau de Virgile, dont j'ai vu le berceau, serait vous créer de nouveaux droits à ma reconnaissance, qui pourtant ne peut pas être augmentée.
ARNAULT. ]
[15:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Corfou, le 11 thermidor an V (29 juillet 1797).
Général, les principes d'insurrection qui s'étaient manifestés dans l'île sont tout-à-fait étouffés. Il est probable que le clergé grec, qui les avait provoqués, ne reviendra plus à la charge. Nous avons montré assez de sagacité pour qu'il ne recoure plus à des ruses qui désormais ne seraient pas impunies, et les agens qu'il a compromis, si téméraires ou si stupides qu'ils puissent être, ont vu le danger de trop près pour s'y exposer de nouveau.
Le prétexte de l'insurrection, qui devait soulever l'île tout entière, était que nous avions l'intention de nous emparer du trésor de saint Spiridion, saint dont Corfou possède les reliques, et dont la chapelle est ornée d'ex-voto du plus grand prix, qui lui sont envoyés par les chrétiens, ou, si vous voulez, par les schismatiques grecs, non seulement de tous les points de la Turquie, mais du fond même de la Russie.
Le clergé grec, qui, par suite de la conformité de croyance, est très-porté pour la Russie, et voudrait voir les îles passer sous la protection de l'autocrate, avait imaginé, pour soulever la population contre nous, de répandre le bruit que le corps-de-garde, qu'à sa demande expresse j'avais fait placer à côté de l'église de Saint-Spiridion, pour en protéger le trésor, n'était là que pour enlever ce même trésor. Le massacre ou tout au moins l'expulsion des Français devait prévenir cette spoliation.
Instruit à temps de cette perfidie, je fis arrêter les propagateurs de ces nouvelles, qui se débitaient même en notre présence, dans les cafés, à la faveur d'un jargon que nous n'entendons pas. De plus je fis venir les desservans de la chapelle de Saint-Spiridion, auteurs de la calomnie, et j'exigeai d'eux une déclaration qui a été affichée et publiée dans la ville et dans toutes les parties de l'île.
Cette mesure, jointe à la fermeté que nous avons déployée, a tout calmé. Les complots se sont évanouis en fumée, et les Grecs, qui voient que les plus forts sont aussi les plus fins, n'y reviendront plus.
Le général Gentili est dans l'intention de profiter de la tranquillité qui règne dans l'île pour se rendre à Butrinto, où il doit avoir une entrevue avec Ali, pacha de Janina, et lier avec lui des rapports plus étroits. Cela ne nous sera pas d'une faible utilité. C'est de chez Ali que nous avons tiré jusqu'à présent l'approvisionnement de notre flotte. Il ne réclame pas d'argent: une corvette et de la poudre en échange des boeufs qu'il nous a fournis et des denrées qu'il nous fera fournir, voilà ce qu'il voudrait.
Le général doit aller ensuite visiter les établissemens que nous possédons sur le continent, tels que Prevesa, Vonizza, Santa-Maura. Il visitera aussi les îles de Zante, Céphalonie, et poussera peut-être jusqu'à Cerigo.
Il persistait à vouloir qu'en son absence je me chargeasse du gouvernement général de Corfou. Cela est-il possible, général? Vous connaissez l'esprit militaire. Des militaires obéiront-ils volontiers à un agent civil? Accepter cette commission, ne serait-ce pas, en me compromettant, compromettre les intérêts de l'expédition?
Chargé par vous d'organiser le gouvernement des îles ioniennes, je l'ai fait le mieux que j'ai pu. La constitution que je leur ai donnée n'est pas plus mauvaise qu'une autre, si elle n'est pas meilleure. Ma tâche est remplie. J'ai donc insisté pour que le général Gentili ne mît pas mon dévouement à une plus dangereuse épreuve, et me permît de retourner auprès de vous.
Je profiterai du départ de la Junon, qui va croiser dans l'Adriatique.
Elle me descendra à Otrante, d'où je me rendrai à Naples.
Permettez-moi de suivre l'exemple de Lycurgue, homme de sens, qui aimait mieux donner des lois que de les faire exécuter. Dès qu'il faut gouverner, j'abdique.
Veuillez agréer l'hommage de mon respectueux dévouement.
ARNAULT. ]
[16: Il se nommait Vidiman.]
[17: Voici la traduction de cette lettre, dont l'original est en italien.
AU COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS PRÈS LES ÎLES DU LEVANT,
Le secrétaire du comité de salut public de la municipalité de Corfou.
Citoyen, Élisabeth Caime Nouhiera, demeurant dans la vieille forteresse, s'étant présentée à l'église de Saint-Spiridion pour faire l'offrande d'un cierge: «Ma chère, lui dit le sacristain à qui elle le remit, gardez cela, tout est perdu. Les Français sont venus hier peser ici l'argenterie de l'église; demain, ils l'emporteront.» Cette femme, affligée et effrayée, répète ce propos à qui veut l'entendre.
Je crois devoir vous avertir en outre, citoyen, que les desservans du saint sont en possession de celle des clefs de la châsse qui était entre les mains du baile, et qui devrait être remise à la municipalité.
Salut et fraternité.
Des bureaux du comité, le 3 thermidor, an 1er de la liberté corcyréenne.
Loverdo.
J'ignore si le signataire de cette lettre est l'officier général inscrit encore aujourd'hui sous ce nom sur l'état de l'armée française.]
[18: M. de Lalande. Presque aussi célèbre comme astronome que comme athée, c'était le savant le plus laid de son siècle. Peut-être est-ce à l'humeur que cela lui donnait qu'on doit attribuer son athéisme. Si violente que fut sa rancune contre Dieu, il faut convenir qu'elle était motivée. Comme il la manifestait en toute occasion, et qu'un jour, dans une société illustre, une querelle des plus vives s'était engagée à ce propos entre lui et Delille de Salle, qui tenait pour l'opinion opposée et appelait Dieu son auguste client, un confrère d'opinion neutre demanda qu'on mit fin à ces débats en décidant que, dans cette société, il ne serait plus question de Dieu, soit en bien soit en mal.
M. de Lalande était d'ailleurs digne d'estime; la science lui a des obligations tant pour les travaux qu'il a faits que pour ceux qu'il a fait faire. Il a fondé un prix annuel pour l'auteur de l'observation la plus intéressante, ou du Mémoire le plus utile aux progrès de l'astronomie.
Il mangeait les araignées, mais il secourait les hommes; et tous les ans, à la semaine sainte, il se faisait lire la Passion, qu'il n'entendait pas sans un profond attendrissement.
On croit que c'est à son sujet que fut composé le quatrain suivant:
Un jour qu'il avait du courage,
Jérôme, en voyant son portrait,
Disait: Dieu doit être bien laid,
Si l'homme est fait à son image.
]
[19:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Corfou, le 28 messidor an V (16 juillet 1797).
Tout est tranquille depuis que j'ai eu l'honneur de vous écrire. Les chefs du seul mouvement qui ait eu lieu ici sont encore en prison: ils en sortiront après avoir passé à une commission militaire, qui n'attend que le rapport pour commencer.
Nous plantons aujourd'hui l'arbre de la liberté. Le pavillon tricolore remplacera partout le lion, que l'on doit brûler solennellement sur la grande place.
Le peuple montre la plus grande joie et un véritable attachement pour les Français.
Je vous ai fait part, dans ma correspondance, de l'état de dénûment où nous nous trouvions. Nous ne saurions où donner de la tête, si la municipalité de Venise, ou plutôt la Providence, ne nous avait envoyé quelques secours. Une somme médiocre, destinée à l'acquittement d'une dette, se verse en ce moment, par ordre du général Gentili, dans la caisse de l'armée; mais cette ressource n'est que précaire. L'escadre de l'amiral Bruéys, qui croit devoir attendre de nouveaux ordres dans la rade de Corfou, nous ronge et nous jettera incessamment dans un embarras pire que celui dont nous avons cru un moment sortir. Veuillez donc, général, vous occuper de nos besoins, et vous rappeler que c'est de la terre ferme seulement que nous pouvons tirer nos ressources.
J'ai fait, il y a trois jours, une descente sur les côtes de l'Épire. Les Vénitiens avaient un petit établissement près des ruines de l'ancienne Buthrote, que j'ai parcourues dans tous les sens. Si ces ruines sont peu précieuses, au moins ont-elles le mérite d'être environnées d'un lac d'eau douce, dont la pêche appartient au gouvernement, et est affermée à son profit. Les Albanais, anciens sujets des Vénitiens, sont venus s'offrir aux Français; et, ce qui nous a paru plus plaisant encore, les Albanais, sujets des Turcs, et des Turcs mêmes, nous ont pressés de les adjoindre à la république. La Morée tout entière est dans cette disposition.
Je compte, avant de partir de Corfou, faire une tournée dans l'île, et la parcourir dans tous les points. Veuillez, général, faire droit à ma première requête, et me mettre à même de vous présenter incessamment mon journal et les nouvelles assurances d'une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie.
ARNAULT. ]
[20:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Corfou, le 3 thermidor an V (21 juillet 1797).
D'après l'évaluation faite des fonds versés par les commissaires vénitiens dans la caisse de la division, le général Gentili a eu à disposer de la somme de sept cent mille francs à peu près.
Voici l'emploi que l'on en a fait par son ordre.
Une somme de trois cent soixante mille francs a été mise d'abord à la disposition des administrateurs des vivres, sauf à eux à en compter. Cette somme fait face à l'arriéré, et assure pour deux mois la subsistance de l'armée et de la division maritime attachée particulièrement à l'expédition.
Eu égard à la nécessité où la flotte de Toulon se trouvait d'attendre ici vos ordres définitifs, le général, forcé de fermer les magasins de terre aux marins qui nous dévoraient, a mis entre les mains du contre-amiral une somme de cinquante mille fr., dont ce dernier s'est rendu comptable.
Une autre somme de cent soixante-dix mille francs est mise en réserve pour payer pendant deux mois les troupes françaises et vénitiennes. Soixante mille francs de plus sont destinés à faire face aux dépenses extraordinaires, à celles des hôpitaux, et aux besoins particuliers du général. Le reste s'emploie dans ce moment à la liquidation de la dette vénitienne. Un comité, composé de Français et des commissaires vénitiens, examine les titres des créances, qui sont acquittées par le payeur sur les ordonnances du général. Les matelots et les soldats sont exactement payés. Quant aux officiers de mer, l'on a arrêté qu'on s'acquitterait avec eux en traites sur Venise, qui est encore redevable envers cette île d'une somme de trois mille sequins.
Ces mesures, agréables au peuple autant qu'avantageuses à l'armée, ne contribuent pas peu à consolider la tranquillité dont nous jouissons. Les hommes les moins éclairés, les villageois, classe plus opiniâtrement attachée à l'ancien gouvernement, qui pourtant pesait plus particulièrement sur elle, commencent à reconnaître les avantages du nouveau. Le scrupule avec lequel nous observons tous les engagemens contractés par notre première proclamation, la conduite des chefs et des subalternes, l'administration réellement paternelle du général, nous concilient tous les esprits, et nos ennemis sont en si petit nombre qu'ils ne peuvent ni se cacher dans la foule ni nous nuire.
Le voeu général appelle ici le gouvernement français. Je crois, dans le fait, général, qu'il serait aussi avantageux pour la France de s'acquérir les îles, qu'avantageux pour les îles d'être protégées par les Français. Le commerce réciproque y gagnerait. Nous nous assurerions la propriété de l'Adriatique et la domination de l'Archipel, et le négoce du Levant ne serait plus exposé aux pirateries des Barbaresques et des Turcs, contre lesquels les habitans des îles n'espèrent aucune protection de la république vénitienne.
La municipalité marche à merveille; elle est instituée de manière à ne pouvoir faire le mal et à l'empêcher. Les tribunaux rendent la justice d'après les nouvelles formes: ils ne désemplissent pas. Les sectateurs des différens cultes vivent, si ce n'est en bonne intelligence, du moins sans querelles.
Je crois, vu l'état des choses, pouvoir regarder ma présence ici comme inutile. Ma santé s'altère, général, et je sens que je ne supporterais pas impunément plus long-temps l'extrême chaleur à laquelle nous sommes exposés. J'ai prié le général Gentili de me permettre de retourner auprès de vous. Je pars au premier jour, pour Naples, où je séjournerai quelque temps; je me rendrai de là à Rome, puis à Florence. Je continuerai à vous instruire exactement de tout ce que je croirai digne de votre attention, et à m'occuper de la recherche de tous les objets utiles aux arts, recherche vaine jusqu'ici.
J'espère que mon journal, qui jusqu'à présent n'est qu'un procès-verbal fort sec, s'enrichira à mesure que je m'approcherai de l'ancienne capitale du monde.
Le général Gentili, dont je ne puis trop me louer, voudrait me charger du gouvernement de l'île pendant son voyage à Céphalonie; mais cette tâche excède ma mission et mes forces. Je l'ai prié de confier l'autorité à des mains plus habiles, et de ne pas retarder si tristement le bonheur que j'aurai à parcourir cette terre des héros, où l'on n'en connaît plus qu'un; à admirer cette Rome que vous n'avez pas voulu prendre, et ce Capitole où vous n'avez pas daigné monter.
ARNAULT. ]
[21: Gissante, du latin jacens. Ce mot, dont la prononciation rappelle l'étymologie, s'écrit pourtant avec une seule s, à laquelle on doit donner la valeur d'une s double, bien que placée entre deux voyelles, cette s doive avoir la valeur d'un z; aussi nombre de gens la lui donnent-ils. Si des Français s'y trompent, comment des étrangers ne s'y tromperaient-ils pas? Pour trancher cours à ces difficultés, nous avons cru devoir écrire gissante comme on écrit gissement, autre dérivé du verbe gir, dérivé de jacere. En cela nous satisfaisons à tous les intérêts, sans même nous permettre une innovation. Gissant s'écrivait jadis comme nous l'écrivons ici; témoin l'épitaphe d'Antoine de Bourbon, père de notre Henri IV, père qui ne valait pas son fils. Ce prince, déconsidéré par son indécision, mourut d'une blessure qu'il reçut au siége de Rouen pendant qu'il s'amusait, comme dit Sganarelle, à expulser le superflu de la boisson. Un poëte du temps composa ce distique, qui rappelle cette circonstance peu héroïque:
Ami Français, le prince ici gissant
Vécut sans gloire et mourut en…
Nous nous prévalons de l'exemple de Jean-Jacques pour achever ce vers, qui rime aussi richement que possible avec celui qui le précède. Nous invitons les lexicographes à ne pas oublier cet exemple; il est de quelque autorité dans la question.]
[22: De guide.]
[23:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Naples, le 2 fructidor an V (19 août 1797).
Général, je suis ici depuis quelques jours. Je n'ai pas voulu vous écrire avant d'avoir eu le temps de bien connaître les véritables dispositions de la cour de Naples à notre égard: elles ne sont rien moins que bienveillantes; cela se manifeste jusque dans les plus petites circonstances.
Je débarquai d'abord à Otrante. Muni d'une patente du consul de Naples, laquelle constatait que les îles étaient exemptes de toute contagion, je croyais qu'on m'accorderait la pratique sans difficulté. Je m'abusais. Le bureau de santé me déclara que je ne pourrais communiquer avec la terre qu'après avoir fait une quarantaine dont la durée serait déterminée par le ministère napolitain, à qui on allait en écrire. La contagion que l'on craignait n'était pas celle dont j'étais reconnu exempt. Voyant qu'il me fallait attendre au lazaret la réponse de Naples, et le lazaret d'Otrante étant plus épouvantable qu'une prison, je me suis fait transporter à Brindisi, où l'on vient d'en construire un qui est fort propre et fort élégant. Il a servi de palais à la cour de Naples pendant le séjour que le roi a fait dans cette ville il y a quelques mois.
Arrivé là, j'ai dépêché au général Canclaux, notre ambassadeur, un exprès, qui, dix jours après, m'a rapporté le passeport et les permissions dont j'avais besoin pour me rendre à Naples en poste.
En qualité de commissaire du gouvernement français, j'étais recommandé à tous les gouverneurs des villes, et particulièrement à M. Marulli, qui a été envoyé dans ces provinces avec une petite armée, pour les purger des brigands dont elles sont infestées. Ce général m'a fort bien reçu, et m'a délivré un ordre pour avoir des escortes. Passé Barletta, il a fallu toutefois s'en passer: c'est là pourtant qu'elles sont vraiment nécessaires. On ne traverse pas les Apennins tranquillement, même en plein jour. Nous les avons traversés de nuit sans faire de mauvaises rencontres. Votre fortune nous protégeait.
Il faisait jour encore quand je suis passé près de Cannes. En voyant les bords de l'Aufide et cette plaine à jamais signalée par la victoire, ce n'était pas à Annibal seulement que je pensais.
Je ne dois pas oublier de vous dire, général, qu'à Monopoli, j'ai été obligé de m'arrêter six heures pour faire raccommoder ma voiture, qui s'était rompue contre les débris de la voie Appienne, sur lesquels nous avons roulé un moment. Le gouverneur de la ville a voulu que je quittasse l'auberge, et que je vinsse passer chez lui le temps qu'exigeait la réparation. Il m'a fallu même, bon gré mal gré, y accepter à souper; mais ces civilités n'avaient rien d'affectueux; et comme les habitans regardaient avec une curiosité mêlée de quelque admiration le seul Français qui, depuis vos victoires, ait traversé la Pouille, je pense qu'on usait de ce procédé surtout pour m'empêcher d'entrer en communication avec ces bonnes gens, et que la politique y avait autant de part que la politesse.
Les esprits, en effet, sont très-favorablement disposés pour nous dans ces contrées. À Venosa, pendant que je changeais de chevaux, des bourgeois, sachant que j'étais envoyé par le général Bonaparte, sont venus me complimenter, m'ont forcé d'accepter des rafraîchissemens, et ne m'ont laissé partir qu'après avoir fait tous les voeux possibles pour que mon voyage fut heureux.
Il l'a été. Après trois jours de fatigues, je suis arrivé dans la capitale. Je loge au bord de la mer, dans un hôtel tenu par un Français. De là ma vue embrasse le golfe dans toute son étendue. À ma gauche le Vésuve et Herculanum, à ma droite le Pausilippe et le tombeau de Virgile, devant moi l'île de Caprée et les ruines du palais de Tibère: voilà le spectacle qui s'est offert à mes yeux au lever du soleil, quand j'ai ouvert ma fenêtre pour contempler Naples, où j'étais entré de nuit.
Mon premier soin a été d'aller rendre visite à notre ambassadeur. C'est un homme recommandable à plus d'un titre. Personne ne sait mieux que vous, général, ce qu'il vaut comme militaire; mais a-t-il autant de valeur comme diplomate? Monge paraît en douter. Des manières distinguées, de la droiture d'esprit, sont sans doute des qualités précieuses dans un homme chargé des fonctions qu'il remplit ici; mais a-t-il assez de pénétration pour démêler, à travers leurs démonstrations, les dispositions des gens auxquels il a affaire? Le vieil Acton est un ministre bien rusé, pour ne pas dire plus. La reine n'est notre amie que de nom, et le roi, qui nous hait moins, est nul.
Il est évident pour tout le monde, notre ambassadeur excepté, que, forcée de recevoir un envoyé de la république française, la cour de Naples s'étudie à contre-balancer, par la condition subalterne où elle s'efforce de le maintenir, l'effet que sa présence ici pourrait produire sur le peuple, qui n'est pas si indifférent qu'on le dit à la liberté. Toutes les prévenances sont pour le ministre d'Angleterre. On ne laisse guère à celui de France que ce qu'on ne peut pas lui ôter; et, chose singulière, il semble ne pas s'en offenser; il semble même plus occupé de complaire à la cour de Naples que de contenter le gouvernement de Paris. Tiendrait-il plus à sa place qu'à l'honneur de sa place?
Au reste, si l'ambassadeur manque d'énergie, on ne peut faire ce reproche au secrétaire de légation; peut-être celui-là pècherait-il par l'excès contraire. Le citoyen Trouvé, qui remplit ce poste, où il a été porté sur la proposition du directeur Laréveillère-Lépeaux, est un des républicains les plus fermes et les plus chauds qu'on puisse rencontrer. Soit comme journaliste, soit comme poëte, il n'a consacré sa plume qu'à la liberté. Comme journaliste, il a rédigé le Moniteur pendant plusieurs années; et comme poëte, il a composé une tragédie sur la mort d'Ancastroëm, et une autre tragédie sur la mort de Pausanias. Voilà ce qu'on peut appeler des tragédies républicaines! Dans la dernière, il fait allusion à la tyrannie de Robespierre, quoique celui-ci n'ait jamais tiré une épée. N'importe. S'il n'y a pas parité de condition entre ces deux tyrans, du moins y a-t-il parité de situation. Cela ne suffit-il pas? Les rois n'ont pas d'ennemi plus implacable que le citoyen Trouvé. Il est fait pour aller très-loin, si la république se consolide bien entendu; car il lui serait impossible de s'arranger de tout autre gouvernement. Sans être aussi grand républicain que lui, général, je me crois tout aussi bon Français, et je vous réponds de soutenir en toute occasion l'honneur de ce nom, que vous avez tant agrandi.
Le citoyen Kreutzer, qui a été envoyé dans ce royaume par la commission des arts pour visiter les établissemens de musique et faire des acquisitions dans le but de compléter la bibliothèque du Conservatoire de Paris, doit retourner au premier jour à Rome. Je le chargerai d'une lettre, qui sera le complément de celle-ci, et contiendra les observations qu'un plus long séjour dans cette ville me permettra de vous communiquer avec plus de confiance.
Agréez, général, l'expression de mon respect et de mon dévouement.
ARNAULT. ]
[24: Suétone, in vita Vespasiani.]
[25: Nelson.]
[26: Cette lettre dont j'ai perdu la copie ne peut se retrouver que dans les archives du ministère des relations extérieures, à qui le général en chef la renvoya, comme le constate la lettre suivante:
AU MINISTRE DES RELATIONS EXTÉRIEURES.
Passeriano, le 27 fructidor an V.
Je vous envoie, citoyen ministre, une lettre que je reçois du citoyen Arnault. La cour de Naples est gouvernée par Acton. Acton a appris l'art de gouverner sous Léopold à Florence, et Léopold avait pour principe d'envoyer des espions dans toutes les maisons pour savoir ce qui s'y passait.
Je crois qu'une petite lettre de vous à Canclaux, pour l'engager à montrer un peu plus de dignité, et une plainte à Acton sur ce que les négocians français ne sont pas traités avec égard, ne feraient pas un mauvais effet.
BONAPARTE.
(Extrait de la correspondance de l'armée d'Italie.)]
[27: Ranieri Calsabigi, poëte dramatique, consacra, comme Apostolo-Zeno et comme Métastase, son talent à la scène lyrique. Il a composé, sous le titre d'azione teatrale, de dramma ou de tragedia per musica, six ouvrages pour le théâtre italien: Orfeo e Euridice, Alceste, Paride e Elena, le Danaidi, Elvira, Elfrida.
Ces diverses pièces ont servi de thème aux plus grands compositeurs du dix-huitième siècle, et plusieurs d'entre elles ont été adaptées au théâtre de notre opéra. Tels sont Orphée et Alceste, opéras composés d'abord sur des paroles italiennes par Gluck, qui a mis aussi en musique le Paride. La tragédie des Danaïdes, où Salieri se montre tour à tour rival de Gluck et de Sacchini, est calquée sur les Danaidi de Calsabigi.
L'Elvira et l'Elfrida avaient été faites pour Paësiello. Je ne connais que le dernier de ces deux opéras. J'ai entendu peu de musique aussi mélodieuse et aussi touchante que celle de l'Elfrida; et je n'en ai pas entendu de plus simple.
Calsabigi mérite la place honorable qu'il occupe parmi les auteurs lyriques. Habilement coupés, ses drames sont écrits avec la mollesse que réclame le genre, sans manquer toutefois d'énergie quand la situation l'exige; son style est élégant et pur.
Nourri des modèles que nous ont laissés les anciens, et simple comme eux dans ses compositions, ce poëte reproduit souvent avec succès leurs traits les plus heureux. On reconnaît quelque chose d'Horace dans ces vers d'Elfrida.
Di furor per me s'accenda,
Arda il volto de' tiranni;
Alle pene ed agli affanni
Mi condanni il mondo il ciel:
Frema il mar, tremi la terra,
È tranquilla un' alma forte:
Non vacilla in faccia a morte
Core intrepido e fedel.
Ces stances par lesquelles Orphée déplore la mort d'Eurydice méritent aussi d'être citées.
I.
Chiamo il mio ben cosi
Quando si monstra il di
Quando s'asconde.
Ma oh vano il mio dolor!
L'idolo del mio cor
Non mi risponde.
II.
Cerco il mio ben cosi,
In queste ove mori
Funeste sponde.
Ma, sola al mio dolor
Perchè connobe amor
L'eco risponde.
III.
Piango il mio ben cosi
Se il sol indora il di
Se va nell' onde.
Pietoso al pianto mio
Va mormorando il rio
E mi risponde.
C'est sur ces vers, inspirés par Virgile et parodiés par M. Molines, que Gluck a soupiré l'air: Objet de mon amour, air qui ne saurait vieillir pas plus que le coeur humain.
Calsabigi était déjà mort quand j'arrivai à Naples. On a recueilli en deux volumes ses oeuvres, qui renferment, indépendamment de ses ouvrages dramatiques, quelques dissertations judicieuses.]
[28: Je retrouve dans mes paperasses la dissertation suivante dont les principaux documens m'ont été fournis par le chevalier De Angely, Napolitain recommandable à plus d'un titre, et versé dans tous les genres d'érudition; qu'on me permette de la reproduire dans la forme sous laquelle elle a été publiée dans un journal étranger:
SUR POLICHINELLE.
Tout le monde connaît Polichinelle, on sait qu'il vit, mais c'est tout; on ne s'inquiète guère d'en savoir davantage. Son histoire mérite pourtant qu'on s'en occupe. Quand un individu fixe sur lui l'attention, et à plus forte raison l'admiration publique, il n'est pas indifférent de savoir d'où il vient et de quels parens il sort, soit pour le louer d'avoir soutenu l'honneur d'une race illustre, soit pour le féliciter d'avoir appelé la gloire sur une famille ignorée avant lui.
Polichinelle est d'origine napolitaine, je le savais; mais j'ignorais à quelle province il appartenait, et à quelle époque il était apparu pour la première fois sur la scène du monde. J'avais consulté Bayle, Moréri, Montfoncon, le nobiliaire du père Anselme, le dictionnaire de la Fable, le dictionnaire de la Bible, la Biographie universelle, peine inutile! Mes recherches sur cet objet ne me conduisaient à rien. De guerre lasse, je me disposais à sortir de la bibliothèque royale où cet intérêt m'avait conduit, quand un personnage dont la physionomie sérieuse portait cependant je ne sais quel caractère de malice, et qui prenait des notes à côté de moi, m'adressa une question, à quel propos? n'importe. Remarquant que cet homme, qui ne prononce pas aussi correctement qu'il s'exprime, avait un certain accent étranger, l'accent italien, et lui ayant entendu dire qu'il était de l'académie des Arcades de Rome, je présumai qu'il pourrait me donner satisfaction sur l'objet qui m'occupait; je ne me trompais pas.
«—L'origine de Polichinelle, me répond-il, est plus ancienne que celle des plus nobles familles de l'Europe, et elle se prouve par des monumens plus authentiques encore que ceux dont celles-ci se prévalent.
«Les érudits ne sont pourtant pas tous d'accord sur ce point, tout incontestable qu'il me paraisse. Exposons leur opinion avant de vous donner la mienne.
«Vous avez sans doute entendu parler de l'abbé Galiani qui fut homme d'esprit, quoique érudit, ou érudit, quoique homme d'esprit. Il est du nombre de ceux qui prétendent que Polichinelle n'est qu'un homme nouveau. Dans un ouvrage très-original, qui a pour titre del Dialetto Napolitano, du patois napolitain, ce docte veut que Polichinelle, dont c'est la langue primitive, ne soit qu'un paysan qui pendant les vendanges parcourait les environs de Nola avec une troupe de paysans ivres comme lui, divertissant les passans par ses quolibets et par ses bouffonneries. Ainsi la farce et la tragédie auraient la même origine, et Polichinelle aurait commencé comme Eschyle.
«Il y a bien quelque chose de vrai là-dedans quant au fait; mais quant à l'époque il y a erreur. Que de siècles cette opinion n'enlève-t-elle pas à l'antiquité de Polichinelle qui, si elle s'accréditait, pourrait à peine entrer dans un chapitre noble d'Allemagne!
«Les philosophes du dernier siècle, avec lesquels Galiani était intimement lié, avaient introduit dans la critique de l'histoire un scepticisme qui en détruisait le merveilleux. Polichinelle n'est pas le seul personnage important à qui cette manie, introduite par Bayle et propagée par Voltaire, ait porté préjudice, et puis il n'est pas rare de voir un homme d'esprit se faire le défenseur d'un paradoxe dans l'unique intention de briller.
«Nous fondant sur des preuves irréfragables, nous défendrons, nous, les droits que le caprice d'un abbé conteste à Polichinelle, et nous espérons nous en tirer à notre honneur.
«Le Polichinelle napolitain, mon cher Monsieur, descend en droite ligne d'un histrion antique connu sous le nom de Mimus Albus, l'histrion blanc, nom qu'il tenait de son costume qui, jadis, comme aujourd'hui en Italie, était aussi blanc que l'habit de votre Gille.
«En 1797, dans une fouille faite à Rome près de l'Esquilin, on trouva une statue de bronze représentant un ancien mime masqué, qui avait, disent les archéologues, in utroque oris angulo sannæ, aux deux coins de la bouche des grelots seu globuli argentei, ou des globules d'argent; de plus il était gibbus in pectore et in dorso, bossu par devant et par derrière, in pedibusque socci, et il était chaussé d'un brodequin.
«Aux bosses près, que n'a pas conservées notre Polichinelle (c'est un Napolitain qui parle), n'est-ce pas là son portrait physique? On retrouve aussi son portrait moral dans celui qu'Apulée fait du même personnage in Apologia, dans son Apologie; il l'y appelle maccum, mot qui au sens de Juste Lipse, jadis professeur à Louvain, signifie bardum, un balourd, fatuum, un sot, stolidum, un imbécile. Nos Polichinelles modernes sont-ils autre chose?
«Le Mimus Albus jouait un rôle important dans les Atellanes, espèce de comédie particulière aux anciens Romains, et qui était pour eux ce que sont pour vous les farces. Ses fonctions dans les Atellanes étaient de faire rire les spectateurs par sa mise ridicule, ses grimaces, ses contorsions et ses saillies, tantôt licencieuses et tantôt satiriques. Homines absurdo habitu oris, et reliqui corporis cachinnos à naturâ excitantes. Il était originaire d'Atella, ville du pays des Osques, laquelle était placée entre Naples et Capoue, et qui se vantait d'avoir été le berceau des Atellanes. Or cette ville, qui existe encore, se trouve dans le voisinage d'Acerra, patrie du Polichinelle moderne. N'est-il pas évident que celui-ci n'est que le Mimus Albus ressuscité?
«—Sans contredit, signor, répondis-je à cet académicien. Mais comment le Mimus Albus, l'histrion blanc, a-t-il reçu le nom de Polichinelle? Cette question me semble un peu plus difficile à résoudre que la première.
«—Point du tout, me répliqua l'historiographe de Polichinelle: l'étymologie du nom de Polichinelle, que nous appelons Pullicinella, n'est pas plus difficile à trouver que la généalogie de sa personne; j'espère vous en convaincre.
«Mais poursuivons. J'ai omis de citer à l'appui de mon opinion sur l'origine de Polichinelle une assertion de M. Schlégel qui, dans la circonstance, peut faire autorité, puisqu'il ne s'agit pas ici de goût. Notez qu'il affirme, dans son Cours de littérature, avoir vu sur quelques uns de ces vases campaniens, plus connus sous la fausse dénomination de vases étrusques, des figures grotesques et masquées, portant des pantalons à larges plis, et une veste à manches, ce qui leur compose un habillement tout-à-fait étranger aux Grecs et aux Romains. N'est-ce pas là le costume du Polichinelle napolitain? Notez qu'il affirme aussi avoir trouvé dans les fresques de Pompeï la figure d'un mime antique parfaitement ressemblante au Polichinelle de nos jours.
«—D'après ces autorités, répondis-je, je tiens Polichinelle pour antique; mais il n'en peut pas être ainsi de son nom: ce nom n'est pas aussi vieux que sa personne. Polichinelle ne peut pas être un nom latin.
«—C'est ce qui vous trompe, me repartit l'Arcadien. Ce nom est latin, très-latin, tout aussi latin que le nom par lequel Horace et Virgile désignaient un poulet.
«—Un poulet, m'écriai-je, s'appelait pullus gallinaceus dans la langue du siècle d'Auguste, in sterquilinio dum quærit escam pullus gallinaceus, dit le fabuliste. Or, je ne vois guère plus de rapport entre pullus gallinaceus et pullicinella qu'entre Alfana et equus, que des étymologistes font dériver l'un de l'autre.
«—Distinguons, répliqua le savant; le poulet s'appelait aussi en latin pullicenus, dans la langue du siècle de Dioclétien, si ce n'est dans celle du siècle d'Auguste. Lampride dit en parlant de la passion d'Alexandre Sévère pour les oiseaux, et elle était grande puisqu'il comptait vingt mille ramiers dans sa volière, indépendamment des paons, des faisans, des poules; des canards et des perdrix qu'il faisait élever; Lampride dit que pour que cette manie impériale ne fût pas onéreuse au public, ce prince y satisfaisait par la vente de ses oeufs, de ses poulets et de ses pigeonneaux: ex ovis et pullicionis et pipineonibus (Lamp. in vita Alex. Sev., cap. 41). N'y a-t-il pas plus que de l'analogie entre pullicenus et pullicinella? Ce dernier mot ne parait-il pas être un diminutif du premier? Aussi ces archéologues prétendent-ils que ce nom fut donné au Mimus Albus en raison de la conformité de son nez saillant et crochu avec le bec des gallinacées.
«Pullicinellæ speciatim excellant adunco prominenteque naso, rostrum pullorum imitante.
«Cette conformité est frappante surtout entre le nez de Polichinelle et le bec du dindon, gallus Indicus. Mais le dindon n'est connu que depuis l'institution des jésuites, dont la célébrité est bien plus jeune que celle de Polichinelle.
«Les mêmes archéologues affirment aussi que pullicinella n'est qu'une traduction du mot maccus, qui signifiait dans le jargon des Osques ce que signifiait l'autre mot dans le jargon campanien, à qui le patois napolitain l'a emprunté. Maccus in vetere linguá oscâ et Pullicinella, vox italica ex dialecto Campaniæ deducta unum et idem sunt.
«—Je suis obligé d'en convenir, cette étymologie est tout-à-fait plausible. Le Polichinelle du midi est un vieux citoyen romain. Mais le Polichinelle du nord, si différent du vôtre par son costume, par sa taille et par sa figure, par sa face enluminée, par son habit bariolé, par ce chapeau à deux cornes, d'où sort une pyramide, et par sa double bosse, notre Polichinelle, dis-je, est-il autre chose qu'un badaud de Paris? L'invention de ce bouffon-là est évidemment moderne. Ne nous la contestez pas.
«—J'en suis au désespoir, reprit mon érudit, mais je ne puis même vous concéder l'honneur de l'avoir créé. Le type de votre Polichinelle ne se reconnaît-il pas dans la figure grotesque que M. Schlégel a découverte sur les murs de Pompeï? ne se reconnaît-il pas dans le personnage figuré sur le vase extrait des fouilles faites à l'Esquilin? Rappelez-vous que ce personnage est gibbus in pectore et in dorso, c'est-à-dire bossu par devant et par derrière, et qu'il portait à la bouche in utroque oris angulo sannæ, instrumens propres à accompagner ses bouffonneries, et qui pourraient bien avoir été remplacés chez le Polichinelle gaulois par cet instrument qui modifie si plaisamment sa voix, et qu'on appelle vulgairement pratique. La haute forme du chapeau de ce farceur ne rappelle-t-elle pas le bonnet phrygien que porte notre Pullicinella, et que portait le bouffon d'Atella? C'est ce bonnet dont vous avez élargi et relevé les bords en les galonnant ou les brodant avec du point de Hongrie.»
Cette démonstration me parut sans réplique.
Je ne suis pas de ceux qui prétendent que les modernes ont moins de génie que les anciens. Ils en ont autant qu'il en faut pour inventer Polichinelle et l'Énéide. Mais malheureusement cela était fait quand ils sont venus au monde. Il n'en est pas des arts comme des sciences, dont les progrès ne connaissent pas de limites. En matière d'art, on croit avoir inventé une chose quand on n'a fait que la retrouver. Nous ne créons pas, nous exhumons. La farce et la tragédie nous sont venues de l'antiquité dans le même tombereau. Il y a trois mille ans que la première épopée est sortie du cerveau d'Homère; trois mille deux cents que Palamède jouait aux échecs sous les murs de Pergame; le cheval de Troie a été fabriqué avant les joujous de Nuremberg, et le jeu d'oie lui-même est renouvelé des Grecs.
Polichinelle règne dans tous les pays civilisés, comme il a régné à toutes les époques de la civilisation. Il a des théâtres chez tous les peuples lettrés. Sous des habits et sous des noms différens il joue partout les mêmes farces. On en pourra juger par l'extrait suivant, que le prince Plucher Muscau a donné d'une tragédie anglaise dont Polichinelle est le héros, et qui est évidemment traduite du répertoire de nos marionnettes. Nous faisons tous les jours assez d'emprunts au répertoire britannique, pour lui pardonner d'avoir usé une fois de représailles, y eût-il plus que compensation.
En Angleterre, Polichinelle s'appelle Punch, abréviation évidente du nom Puncinella que les Napolitains lui donnent aussi.
«Quand la toile se lève (c'est le prince qui parle), on entend Punch fredonner derrière la scène l'air français de Malborough, sur quoi il arrive en dansant, et fait connaître aux spectateurs, en vers burlesques, quelle espèce d'homme il est. Il se dit un bon luron qui aime à plaisanter, mais ne souffre point qu'on le plaisante, et qui n'est doux que vis-à-vis du beau sexe. Il dépense librement son argent, et n'a d'autre but dans le monde que de rire et de devenir aussi gras que possible. Il est hardi comme un page et grand séducteur de jeunes filles, amateur de la bonne chère quand sa bourse est remplie, et quand elle est vide, prêt à vivre, s'il le faut, de l'écorce des arbres; s'il meurt, eh bien! qu'importe? tout sera fini pour Punch.»
Après ce monologue, il appelle Judy, sa jeune épouse, qui fait semblant de ne pas l'entendre, et finit par lui envoyer son chien. Punch caresse l'animal; mais celui-ci, dans son humeur hargneuse, le mord au nez et ne veut point lâcher prise, jusqu'à ce qu'enfin, après une bataille bouffonne et plusieurs plaisanteries un peu fortes de Punch, celui-ci parvient à se délivrer du chien, qu'il châtie comme il le mérite.
Pendant ce vacarme, l'ami de la maison, Scaramouche arrive avec un grand fouet, et demande à Punch pourquoi il s'est permis de rosser le chien favori de Judy, qui ne mord jamais personne. «Pas plus que moi je ne rosse les chiens, reprend Punch. Mais, poursuit-il, que tenez-vous là à la main, mon cher Scaramouche?—Oh! rien qu'un violon: auriez-vous envie d'en essayer le ton? Venez par ici, et écoutez ce superbe instrument.—Merci, merci, mon cher Scaramouche; je distingue les sons parfaitement de loin.» Scaramouche ne se laisse pourtant pas rabrouer, et se mettant à danser et à chanter, il fait claquer son fouet en guise d'accompagnement, puis passant devant Punch, il lui en lance comme par mégarde un grand coup dans la figure. Punch fait semblant de ne pas s'en apercevoir; et commençant aussi à danser de son côté, il saisit un moment favorable pour arracher le fouet des mains de Scaramouche, et lui donne, pour commencer, un coup si bien appliqué avec le manche, qu'il lui abat la tête. «Ah! ah! s'écrie-t-il en riant, as-tu entendu le violon, mon bon Scaramouche? et que penses-tu du son? tant que tu vivras tu n'en entendras pas de plus beau… Mais que fait ma Judy, ma douce Judy? pourquoi ne viens-tu pas?»
En attendant, Punch a caché le corps de Scaramouche derrière un rideau, et bientôt on voit paraître Judy, véritable contre-partie femelle de son mari, avec autant de bosses que lui et un nez plus monstrueux encore. Suit une scène comique de tendresse, après laquelle Punch demande à voir son enfant. Judy sort pour le chercher, et Punch, dans un second monologue, s'extasie sur le bonheur dont il jouit comme époux et comme père. Aussitôt que le petit monstre est arrivé, les parens ne se sentent pas de joie, et lui prodiguent les plus doux noms et les plus tendres caresses. Judy sort et laisse le nourrisson dans les bras de son père, qui veut imiter la nourrice et jouer avec l'enfant; mais comme il s'y prend d'une manière fort maladroite, celui-ci se met à crier comme un possédé. Punch cherche d'abord à le calmer, puis il s'impatiente, le frappe, et l'enfant, comme de raison, n'en crie que plus fort; il finit même par faire une incongruité dans la main de son père, qui, furieux, le jette par la fenêtre d'où le petit malheureux vient se casser le cou dans la rue. Punch se penche en avant pour le regarder, fait quelques grimaces, puis se met à rire et chante en dansant:
Dodo, l'enfant do;
Va-t'en, petit saligot;
En faire un autre est aisé,
Le moule n'est pas brisé.
Judy revient, et demande où est son enfant: «Il est allé dormir», reprend Punch avec le plus grand sang-froid. Mais à force d'être questionné, il avoue que pendant qu'il jouait avec lui l'enfant est tombé par la fenêtre. Judy au désespoir s'arrache les cheveux et accable son mari des reproches les plus amers. C'est en vain qu'il la cajole; elle ne veut pas l'écouter, et sort en lui faisant les plus terribles menaces. Punch se tient les côtes à force de rire, danse comme un fou, et bat la mesure avec la tête contre le mur, en chantant:
Qu'elle est folle en son chagrin!
Que de bruit pour un bambin!
Ah! je saurai, sur mon âme,
Bien morigéner ma femme.
Judy revient avec un manche à balai, et tombe sur Punch à bras raccourcis. Il commence par lui parler avec douceur; il promet de ne plus jamais jeter d'enfans par la fenêtre, et la prie de ne pas prendre la plaisanterie si fort au sérieux; mais quand il voit que rien n'y fait, il perd patience et finit comme avec Scaramouche, par tuer Judy. «Maintenant, dit-il de l'air le plus amical, notre querelle est terminée, ma chère Judy; si tu es contente, je le suis aussi: allons, relève-toi, bonne Judy: ne fais pas la sotte: c'est encore là une de tes simagrées. Quoi! tu ne veux pas te relever? eh bien! va donc retrouver ton enfant», et il la jette par la fenêtre.
Il ne se donne pas même la peine de regarder après elle, et, poussant un de ses grands éclats de rire, il s'écrie: «C'est une bonne fortune que de perdre une femme; on est bien fou de la garder, quand on peut s'en débarrasser à l'aide d'un couteau ou d'un bâton, et puis la jeter à la mer.»
Au second acte nous trouvons Punch en partie fine avec sa maîtresse Polly, à qui il ne fait pas la cour d'une manière très-décente, et à qui il assure qu'elle seule peut le rendre heureux, ajoutant que s'il avait autant de femmes que Salomon, il les tuerait toutes par amour pour elle. Un ami de Polly vient lui faire une visite. Il ne le tue pas, mais il se moque de lui; et comme il s'ennuie et que le temps est beau, il déclare qu'il veut en profiter pour faire une promenade à cheval.
On amène un étalon fougueux sur lequel il caracole pendant quelques minutes d'une manière ridicule, mais qui, à force de ruer, finit par le jeter par terre. Il crie au secours, et son ami le docteur, qui par le plus heureux hasard vient précisément à passer, accourt à son aide. Punch est couché presque sans vie, et gémit d'une manière terrible. Le docteur s'efforce de le consoler; il lui tâte le pouls, et lui dit: «Où êtes-vous blessé? Ici?—Non, plus bas.—À la poitrine?—Non, plus bas.—Vous êtes-vous cassé la jambe?—Non, plus haut.—Où donc?[29]» En ce moment, Punch donne au docteur un grand coup sur une certaine partie du corps, se lève en riant, et se met à danser et à chanter cet impromptu:
C'était là que j'étais blessé;
Mais ma guérison est entière:
Sur le doux, gazon renversé,
Pensez-vous que j'étais de verre?
Le docteur, furieux, se sauve, mais revient au bout d'un instant, avec sa grande canne à pomme d'or, et dit: «Tenez, mon cher Punch, je vous apporte une médecine excellente et qui ne convient qu'à vous.» Puis il fait aller sa canne sur les épaules de Punch bien plus vigoureusement que la défunte Judy.
«Oh! là! là! s'écrie celui-ci; mille remercimens, je suis déjà parfaitement guéri. D'ailleurs, mon estomac ne supporte pas la médecine; elle me donne tout de suite mal à la tête et aux reins.—Oh! c'est seulement parce que la dose n'a pas été assez forte! interrompt le docteur: prenez-en encore un peu, et vous vous sentirez beaucoup mieux.—C'est ce que vous autres docteurs dites toujours; mais essayez-en un peu vous-même.—Nous autres docteurs ne prenons jamais nos propres médecines; quant à vous, il ne vous en faut plus que quelques doses.»
Punch parait vaincu; il se laisse tomber et demande grâce; mais l'imprudent docteur se penchant sur lui, Punch, avec la promptitude de l'éclair, se jette dans ses bras, lutte avec lui, et finit par s'emparer de la canne, dont il se sert selon sa coutume.
«Maintenant, s'écrie-t-il, j'espère que vous voudrez aussi goûter un peu de votre merveilleuse médecine, mon cher docteur; un tout petit peu seulement, mon digne ami…, comme ceci… et comme cela… Ô mon Dieu! il me tue, s'écrie le docteur.—Cela ne vaut pas la peine d'en parler; c'est l'usage; les docteurs meurent toujours quand ils prennent leurs propres drogues. Allons, encore un coup, cette pillule sera la dernière.» En disant ceci, il lui enfonce la canne dans l'estomac en disant: «Sentez-vous le bon effet de cette médecine dans vos entrailles.» Le docteur tombe mort, et Punch dit en riant: «Mon bon ami, guérissez-vous si vous le pouvez», et il sort en dansant et en chantant.
La justice se réveille enfin, et envoie un constable pour arrêter Punch; il le trouve de la meilleure humeur du monde, et occupé à faire ce qu'il appelle de la musique avec une grosse cloche à boeufs.
«M. Punch, dit le constable, laissez là pour un moment la musique et le chant, car je viens pour vous faire déchanter.—Que diable êtes-vous donc, mon ami?—Ne me connaissez-vous pas?—Pas le moins du monde, et n'ai aucune envie de vous connaître.—Je suis le constable.—Et permettez-moi de vous demander qui vous a envoyé chercher?—C'est moi qui suis envoyé pour vous chercher.—Allons, je n'ai pas besoin de vous, je puis faire mes affaires tout seul. Je vous remercie bien.—Oui, mais par hasard le constable a besoin de vous.—Diantre! eh pourquoi donc, s'il vous plaît?—Oh! seulement pour vous faire pendre; vous avez tué Scaramouche, votre femme, votre enfant, le docteur!…—Que diantre cela vous fait-il? Si vous restez encore ici, il vous en arrivera tout autant.—Ne plaisantez pas, vous avez commis des meurtres, et voici le mandat d'amener.—Moi j'ai aussi un mandat pour vous, que je vais vous signifier tout à l'heure.»
Ici Punch prend la cloche qu'il a tenue jusqu'alors cachée derrière lui, et frappe un coup si fort sur le derrière de la tête du constable, que celui-ci tombe mort. Punch se sauve en faisant un entrechat et en chantant:
Tant va la cruche à l'eau qu'enfin elle se casse;
Mais un joyeux luron de rien ne s'embarrasse.
L'exempt qui, après la mort du constable, est envoyé pour arrêter Punch, a le même sort que lui, et enfin le bourreau est obligé de se charger lui-même de l'expédition. Cette fois Punch est pris par sa propre faute; car, sans y faire attention et sans voir le bourreau, il se jette lui-même dans ses bras. Pour la première fois cette rencontre semble l'abasourdir; il s'humilie et va jusqu'à faire la cour à Jack Casch: il l'appelle son vieil ami, et lui demande des nouvelles de son épouse mistriss Casch. Mais le bourreau lui fait bientôt comprendre que désormais il ne peut plus y avoir d'amitié entre eux; il tâche de lui faire sentir l'énormité de son crime en tuant tout le monde, et même sa femme et son enfant.—Quant à ceux-ci, dit Punch, ils étaient à moi, et chacun a le droit d'en user comme il lui plaît.—Et pourquoi avez-vous tué le pauvre docteur?—J'étais dans le cas de légitime défense, mon cher M. Casch, car il voulait me tuer.—Comment?—Oui, m'offrant de ses drogues.» Mais tous les prétextes ne servent de rien; trois à quatre valets de bourreau arrivent qui lient Punch et l'entraînent dans la prison.
Dans la scène suivante nous le voyons dans le fond du théâtre, avançant la tête devant une grille de fer et se frottant le long nez contre les barreaux. Il est très-chagrin et très-fâché, ce qui ne l'empêche pas de chanter une chanson à sa façon pour passer le temps. M. Casch et ses valets dressent une potence devant la prison. Punch devient triste; mais au lieu, de se repentir, il n'éprouve qu'un accès d'amour pour sa Polly. En attendant, il ne tarde pas à reprendre courage, et débite même plusieurs bons mots sur la beauté de la potence, qu'il compare à un arbre que l'on a sans doute planté devant sa fenêtre pour lui procurer une agréable perspective: «Qu'il sera beau, ajoute-t-il, quand il commencera à porter des feuilles et des fruits!» Quelques hommes apportent une bière qu'ils déposent au pied de la potence. «Eh bien! qu'est-ce que cela veut dire? demande Punch. Ah! c'est sans doute la corbeille pour déposer le fruit de cet arbre.»
Dans l'intervalle, Casch est revenu; il salue Punch et ouvre la porte de la prison en lui disant poliment que tout est prêt, et qu'il n'attend que ses ordres. On pense bien que celui-ci n'est pas trop pressé d'accepter l'invitation. Après une assez longue discussion, Casch s'écrie enfin: «Il faut que vous sortiez pour qu'on vous pende.—Vous ne serez pas assez cruel pour cela, dit Punch.—Pourquoi avez-vous été assez cruel pour tuer votre femme et votre enfant?—Mais cela n'est pas une raison pour que vous aussi soyez cruel et m'ôtiez la vie!» Casch tire Punch par les cheveux, et c'est en vain que celui-ci demande grâce et promet de se corriger. «Non, mon cher Punch, dit froidement Casch, ayez seulement la bonté de placer votre tête dans ce noeud coulant, et tout sera fini.»
Punch feint de la maladresse et place toujours sa tête de travers. «Mon Dieu, s'écrie Casch, que vous êtes maladroit! Voici comment il faut s'y prendre.»
Le bourreau lui montre comment il faut faire. «Je comprends, dit Punch, et puis il faut tirer.» Aussitôt, serrant ferme le bourreau, il le pend lui-même et se cache derrière le mur. Cependant deux hommes arrivent pour enlever le pendu; et, convaincus que c'est le criminel, ils le mettent dans la bière et l'emportent pendant que Punch rit dans sa barbe et danse de joie.
Mais le diable arrive en personne pour s'emparer de lui. C'est en vain que Punch lui fait la très-juste observation qu'il est bien bête de vouloir emporter le meilleur ami qu'il ait sur la terre, le diable n'entend pas raison et étend sur lui ses longues griffes. Il paraît déjà sur le point de partir avec sa proie, comme jadis avec Faust; mais Punch ne se laisse pas si facilement imposer. Il saisit courageusement son fouet meurtrier et défend sa peau même contre le diable. Une bataille terrible s'engage, et… qui se le serait imaginé! Punch, si souvent près de sa fin, reste vainqueur; il embroche le noir démon sur la pointe de son fouet, le lève en l'air, et, dansant joyeusement avec lui, il chante:
Punch n'a plus désormais rien à craindre du sort; Il peut vivre content, puisque le diable est mort.
La demeure de Punch est une boite placée sur quatre pieds, et décorée à l'intérieur d'une manière convenable. Ce théâtre se dresse en peu de secondes en tel lieu qu'on désire, et cache sous la draperie l'âme de Punch.
Ce spectacle, qui se joue tous les jours dans la rue, varie selon les talens de celui qui sert d'interprète à Punch auprès du public. (Extrait des Voyages du prince PLUCHER MUSCAU.)
Polichinelle se retrouve en Espagne, en Portugal et aussi en Allemagne. Empreint du caractère national, en Allemagne, où il s'appelle Casparelle, c'est un philosophe, un métaphysicien presque aussi profond que le docteur Faust qui figure comme lui sur le théâtre des Marionnettes, si l'on en croit Mme de Staël.
En Portugal, Polichinelle conserve ses moeurs; mais c'est un inquisiteur qui là remplace le diable, dans les griffes duquel cette espèce de don Juan finit toujours par tomber, ainsi que le veut la morale.
Complétons cette notice par deux mots sur le Polichinelle en général. Appliquée à un sujet si intéressant, l'érudition ne saurait être fatigante.
Polichinelle est le type du laid. En fait de difformités, il doit être ce qu'est l'Apollon en fait de perfections; comme, en fait de gaucherie, ce qu'est Terpsichore en fait de grâce. Bossu par derrière et par devant, juché sur ses jambés de héron, armé des bras du singe, il doit se mouvoir avec cette raideur sans force, cette souplesse sans ressort qui caractérise le jeu d'un corps qui n'a pas en soi le principe du mouvement, et dont les membres, mis en action par des fils, et non par des nerfs, ne sont pas attachés au tronc par des articulations, mais par des chiffons.
Dans notre siècle, où tant de gens sont sortis de leur sphère, on a vu Polichinelle se produire sur le plus magnifique de nos théâtres, sur le théâtre de l'Opéra. Le danseur qui s'était chargé de ce rôle est un des hommes les plus merveilleux qui aient paru sur cette scène si féconde en merveilles. Il mettait à imiter la marionnette encore plus de fidélité que la marionnette n'en met à imiter l'homme. Il n'avait rien d'humain. À la nature de ses mouvemens et de ses chutes, on ne l'eût pas cru de chair et d'os, mais de coton et de carton: rien de plus savant que ses gestes et que ses attitudes, soit quand, adossé à la coulisse, il y semblait accroché plutôt qu'appuyé, soit quand, s'affaissant tout à coup sur lui-même, il semblait avoir été abandonné par la main ou par le clou qui le soutenait. Son visage était un vrai visage de bois; il faisait illusion à tel point que les enfans le prenaient pour une marionnette qui avait grandi.]
[29: Ceci est évidemment pris d'une tragédie de Shakespeare; dans Henry V, une vivandière donne des détails à peu près pareils de l'état où elle a trouvé sir John Falstaff.]
[30: Sainte Catherine. Au neuvième siècle, des moines trouvent au mont Sinaï un cadavre épargné par la corruption, effet que plus d'une cause naturelle peut produire. Cette momie est aussitôt proclamée vierge, martyre et sainte, sous le nom d'Aicatarine, ce qui veut dire pure et sans tache, et vite on lui bâtit une chapelle; mais il lui fallait une légende. Voici celle que lui a rédigée le cardinal Baronius, l'un des plus judicieux légendaires:
Catherine naquit, à Alexandrie d'une famille noble et même royale, puisque Ceste, son père, était tyran d'Alexandrie, qualité qui, au sens de Simon Métaphraste, l'un de ses pieux historiens, équivaut à celle de roi. Suivant Pierre de natalibus, ou tout bonnement Pierre Noël, autre historien de même espèce, une vision détermina Catherine à se faire baptiser. Ayant rêvé que la bonne Vierge la présentait à l'enfant Jésus, qui la repoussait parce qu'elle n'avait pas reçu le baptême, elle se hâta de recevoir ce sacrement, et, sans trop s'en douter, fit, comme on dit, d'une pierre deux coups, car elle reçut tout d'un temps le sacrement de mariage; l'enfant Jésus se montrant de nouveau à elle, la prit pour épouse en présence de sa mère et des anges, et en signe de ce mariage, auquel il ne manquait que le contrat, il lui mit au doigt un anneau qu'elle y retrouva à son réveil. Catherine avait un esprit très-pénétrant; elle étudia la théologie, et, qui plus est, la comprit: elle eut été en état d'argumenter en Sorbonne. Aussi dans Alexandrie, où les ergoteurs n'étaient pas rares, ergotait-elle avec le premier venu, comme de nos jours Mme de Krudner, de mystique mémoire, avec le premier qu'elle rencontrait. De là ses trois colloques avec Maximin.
Maximin II commandait alors en Égypte. Païen comme l'avait été Constantin son collègue, il persécuta d'abord les chrétiens, en faveur desquels il finit aussi par donner un édit, quand il crut, comme l'autre, avoir intérêt à se les concilier. La fureur commence les persécutions, la politique les termine.
Avant d'en venir là, et dans le dessein de forcer les chrétiens à apostasier, Maximin ordonna un jour des sacrifices extraordinaires auxquels ses sujets eurent ordre d'assister sous peine de mort: lui-même, dans le temple de Sérapis, présidait à cette solennité. C'est à cette occasion que Catherine, qui a trois fois argumenté contre cet empereur, eut avec lui son premier colloque. Elle entreprit de lui prouver la supériorité du christianisme sur le paganisme. Maximin n'était pas un docteur. Fils d'un pâtre et pâtre lui-même, et puis soldat, il n'avait appris ni dans les étables, ni dans les camps, à raisonner in modo et figura. Mais comme il avait des gens qui pensaient ou parlaient pour lui, il mit Catherine aux prises avec eux. Ces théologiens suivant la cour n'étaient pas moins de cinquante. La jeune fille leur fit tête. Un ange était venu lui promettre la victoire; elle fut complète. Appuyée de l'autorité de Socrate, de Platon, d'Aristote et de la Sibylle, Catherine démontra si évidemment l'excellence du christianisme, que le doyen de la faculté s'avoua battu, et, qui plus est, converti. Les quarante-neuf autres docteurs s'étant rangés de l'avis du doyen, Maximin les fit tous jeter au feu; manière de répondre qui fut long-temps en usage. Le bûcher respecta le corps des docteurs après leur mort. C'est un miracle, sans doute. Un miracle qui les eut sauvés eût été encore plus concluant pour leur cause. L'auteur de la légende aurait bien dû y penser. Mais pense-t-on à tout?
Catherine avait proposé à l'empereur de se faire chrétien, si elle mettait les docteurs a quia, et l'empereur avait trouvé sa proposition fort impertinente; l'argumentatrice ne fut pourtant pas comprise dans l'auto-da-fé. Tout colère qu'il était, Maximin, de complexion fort amoureuse, s'était pris de belle passion pour elle pendant le colloque, disant comme Pyrrhus:
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai.
Il proposa à Catherine de la prendre sur l'heure pour femme, quoiqu'il fût marié, et que les lois romaines, dont la sagesse autorisait le divorce, ne permissent pas la bigamie. Mais, ainsi que l'a prouvé le général Sarrazin[31], cela n'arrête pas un grand capitaine. Catherine qui, comme on l'a vu, était mariée aussi de son côté, rejeta la proposition de l'empereur. Celui-ci, pour l'attendrir, la livra aux bourreaux. La vierge, étendue sur le chevalet qui lui disloqua tous les membres, fut fouettée jusqu'au sang pendant deux heures avec des scorpions[32], et puis jetée dans un cul de basse-fosse, pour y mourir de faim. Cela fait, César, pour se distraire, alla faire un tour dans ses provinces.
Cependant sa femme, l'impératrice Faustine, eut une vision. Catherine la faisait asseoir auprès d'elle, et lui mettant une couronne sur la tête, elle lui disait: Auguste, c'est mon époux qui vous donne cette couronne. Auguste voulut voir l'épouse de celui qui lui faisait ce cadeau-là, et pria Porphyre, capitaine de la garde impériale, de lui procurer ce plaisir. Porphyre le lui procura. Il l'introduisit auprès de Catherine, qui de ce cul de basse-fosse où elle avait été jetée toute rompue, tout écorchée, et où elle n'avait ni bu ni mangé, était sortie plus fraîche et plus grasse que jamais! En reconnaissance de tant de politesse, elle promit à l'impératrice et au capitaine, que ses paroles avaient convertis, qu'ils mourraient sous trois jours; ce qui arriva. Maximin, apprenant cette conversion, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se mettre en règle. L'impératrice et le capitaine sont envoyés au martyre.
Une fois veuf, César comptait trouver moins de scrupules dans Catherine: mais elle n'était pas veuve, elle. Rien n'ayant pu ébranler sa fidélité, César, dans un mouvement d'humeur, lui fit couper la tête.
Ce ne fut qu'à la suite de leur troisième colloque qu'il lui donna cette preuve de passion. Le second colloque, qui avait eu lieu immédiatement après le retour de cet empereur, et dans lequel il avait réitéré à Catherine l'offre de partager la couche impériale, avait eu aussi d'assez tristes conséquences. Maximin, qui ne négligeait rien pour en venir à ses fins, avait fait passer Catherine par les oubliettes; mais les roues, armées de rasoirs et de dards, l'eurent à peine touchée, que se brisant contre le corps qu'elles devaient déchirer, elles allèrent tuer de leurs éclats les bourreaux en épargnant l'empereur, dont ces pauvres gens exécutaient les ordres, ce qui, juridiquement parlant, laisse aussi quelque chose à désirer en ce miracle, à moins qu'il n'ait eu pour but de prouver ce grand principe, que l'inviolabilité du prince ne marche pas sans la responsabilité des ministres.
Catherine avait à peine dix-neuf ans lorsqu'elle se signalait par tant de merveilles. C'est le 25 décembre 307 qu'elle alla rejoindre son céleste époux. Elle ne fut pas plutôt à la noce, que les anges transportèrent son corps au mont Sinaï, où il fut retrouvé entier six cents ans après. Il y allaient de temps en temps faire de la musique, ainsi que l'attestent les chevaliers ou les moines qui se sont voués à la garde de cette sainte relique.
Quelques circonstances de cette fable peuvent être vraies. Maximin fut, dit-on, épris d'une Égyptienne remarquable par sa science et par sa beauté; mais cette femme se nommait Dorothée. Dans Dorothée trouver Catherine, c'est trouver Platon dans Scaramouche, mais la crédulité n'y regarde pas de si près.
Quoi qu'il en soit, sainte Catherine a trouvé beaucoup de dévots. Saint Louis, qui avait fait connaissance avec elle en terre sainte, l'honorait d'un culte particulier. Jeanne d'Arc avait aussi beaucoup de foi dans ses reliques. C'est avec une épée prise dans une église consacrée à cette vierge, l'église de Fierbois, et à l'aide de ses conseils, que la Pucelle, chassant les Anglais devant elle, rétablit Charles VII sur le trône, et le fit oindre au maître-autel de Reims.
La sainteté de Catherine, son existence même, ont cependant trouvé des incrédules: à leur tête il faut mettre le docteur Launoy. Cet homme, tout à la fois raisonnable et pieux, n'apportait pas à l'examen des titres sur lesquels les gens avaient été admis au Paradis moins de scrupule que les d'Hozier et les Chérin n'en apportaient à l'examen des titres sur lesquels les ambitieux se fondaient pour monter dans les carrosses du roi. Comme il en avait fait sortir quelques intrus, on l'appelait le dénicheur de saints. Launoy avait rayé Catherine de son calendrier, et le jour de la fête de cette sainte il lui faisait chanter une messe de requiem. À quoi bon, si elle n'a pas existé?
Launoy était docteur de Sorbonne et vivait au dix-septième siècle, quod est notandum.
Comme Catherine, dont il est le diminutif, Catin signifie pure et sans tache. N'est-il pas singulier que la joyeuse partie de la population à laquelle nous donnons ce nom-là soit précisément celle qui ne fait pas voeu de chasteté?
ARNAULT. ]
[31: Ci-devant Père de l'Oratoire de Jésus.]
[32: Instrument de supplice.]
[33: Le 30 septembre 1538.]
[34: La descente de l'Averne est facile.]
[35: Mais revenir sur ses pas, mais revenir respirer sous le ciel, voilà le difficile, etc…]
[36: Rien de plus délicieux au monde que le golfe de Baja.]
[37: Qui du jour de la mort de Misène a pris son nom, qu'il ne perdra jamais. ÉNÉIDE, liv. VI.]
[38: Linterne, Liternum ou Linternum, ancienne ville de la Campanie, à l'embouchure du Clanis (le Clanio), et auprès d'un marais appelé par Stace Linterna palus.
C'est à Linterne que Scipion l'Africain, indigné de l'ingratitude de ses compatriotes, acheva dans l'étude une vie consacrée d'abord à la défense de la patrie; c'est là que, dans une modeste retraite, mourut le héros de Zama, le vainqueur d'Annibal.
On grava sur la tombe de Scipion ces paroles qu'il avait prononcées en quittant Rome: Ingrata patria, nequidem habebis ossa mea (patrie ingrate, tu ne posséderas pas même mes os).
Cette inscription fut mutilée par les Vandales, de manière qu'il n'en resta plus que le mot patria. De là nom de Torre di Patria, Tour de la Patrie, resté à la forteresse élevée près de ce tombeau, et le nom de Patria donné définitivement par les Italiens, qui abrègent tout, au bourg ou plutôt aux ruines de Linterne.]
[39: La dernière éruption était celle de 1794.]
[40:
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
LIBERTÉ, ÉGALITÉ.
Quartier-général de Milan, le 12 thermidor an V de la république une et indivisible.
BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE,
Au CITOYEN ARNAULT.
J'ai reçu, citoyen, votre lettre du 17 messidor. J'expédie sur-le-champ ma réponse par le retour du même chébek qui m'a apporté les dépêches du général Gentili.
Je désirerais que vous établissiez à Corfou une imprimerie grecque, d'où vous établiriez votre correspondance avec les Maïnottes, et avec l'Albanie par les habitations que nous possédons, de manière à pouvoir y faire passer de temps en temps des écrits qui puissent éclairer les Grecs et préparer la renaissance de la liberté dans cette partie si intéressante de l'Europe.
Le citoyen Stephanopoli, qui arrivera en même temps que la présente lettre, est un Grec très-patriote, très-attaché à la France. Je vous l'envoie, parce qu'il peut vous être utile et vous conduire dans le pays de ces ancêtres, qu'habitent aujourd'hui les braves descendant des Lacédémoniens.
Je désire que vous vous embarquiez avec lui sur une corvette, et que vous vous rendiez là afin de connaître la situation et la force de ce petit peuple, et même de faire en Grèce des incursions qui vous mettent à même de bien observer l'esprit de ses habitans, et de savoir ce qu'on pourrait en espérer si jamais l'empire ottoman éprouvait une secousse.
Je vous prie également de m'envoyer une description détaillée des quatre îles, un aperçu de la Grèce, de l'Albanie, et de tout ce que vous parcourrez.
BONAPARTE. ]
[41:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Rome, le 30 fructidor an V (16 septembre 1797.)
C'est au moment où je quittais Naples que votre lettre du 12 thermidor m'est parvenue, je l'ai lue avec plaisir et peine: il m'est doux de trouver dans la seconde mission que vous me confiez l'approbation de la manière dont j'ai rempli la première; il m'est dur de me trouver dans une situation qui m'oblige de céder à un autre l'honneur d'exécuter vos vastes idées.
La division française était dans la plus heureuse situation à l'époque de mon départ; non seulement les îles vénitiennes, mais les établissemens des Vénitiens dans le continent, s'étaient ralliés au nouveau gouvernement, et, de concert avec les îles, demandaient à arborer exclusivement l'étendard français.
De légers troubles avaient été excités à Zante par un médecin russe, qui, sans partisans, sans moyens, et désavoué de son consul même, avait arboré le pavillon de sa nation. Le calme s'est rétabli sur-le-champ. Cet extravagant arrivait comme prisonnier à Corfou le jour où j'en suis parti.
À Corfou, on avait tenté de porter le peuple à la révolte, en profitant de sa haine contre les Juifs.
Vous avez vu, dans une de mes précédentes lettres, avec quelle facilité nous réprimâmes ce mouvement, dont l'instigateur, traduit à une commission militaire, a été acquitté sur la question intentionnelle.
L'on essaya encore depuis de soulever le peuple, en l'inquiétant sur le trésor de Saint-Spiridion, auquel, à la prière du papa, nous avons donné une garde extraordinaire; les prêtres du rit grec, qui ne valent pas mieux que ceux du rit latin, répandaient sous main ces bruits injurieux, que d'imbéciles Vénitiens appuyaient hautement dans les lieux publics. Ces manoeuvres ont encore été déjouées, et le général Gentili a applaudi aux moyens par lesquels j'arrachai, ou plutôt j'escamotai aux prêtres de Saint-Spiridion une déclaration publique absolument opposée à leurs insinuations secrètes.
Les secours arrivés de Venise ont mis l'armée pour deux mois à l'abri du besoin; le soldat content, l'habitant heureux et tranquille, je crus pouvoir commencer le voyage de la terre sacrée.
Les nouvelles récemment arrivées de Constantinople ne me permettaient pas de croire à la possibilité d'un voyage dans les provinces ottomanes.
Je partis pour l'Italie; j'avais besoin de respirer l'air de la terre ferme. Ma santé, qui n'était rien moins que bonne, se rétablit ici, tandis que l'un de mes deux camarades de voyage ne peut se débarrasser de la fièvre, à laquelle l'autre, qui était notre domestique commun, a succombé à Naples, climat moins salutaire que je ne croyais pour les républicains.
Les soins administratifs auxquels j'étais obligé de me livrer tout entier, et l'intempérie du climat, qui rendait impossible le voyage par terre, sont cause que je ne pourrai pas vous donner les détails géographiques que vous désirez.
D'Arbois se propose de faire cet automne une tournée dans l'intérieur de l'île, et il vous satisfera sur cet objet. Quant aux questions que vous me faites sur l'Albanie, il en est, général, auxquelles je ne puis répondre, et je vous offrirai tout ce que j'ai pu recueillir sur les moeurs de son peuple, plus barbare que ceux que nous appelons sauvages en Amérique.
On se tromperait, général, si l'on croyait pouvoir établir entre la colonie française et les Albanais d'autres rapports que ceux d'un commerce très-borné; ils ont constamment détruit les établissemens qu'on avait tenté d'élever chez eux; Lasalle, constructeur français, fut lui-même victime, il y a peu d'années, d'une tentative de ce genre.
Les bois de construction et les bestiaux sont la principale richesse de l'Albanie, habitée par des bordes de brigands et de pasteurs. Ces pasteurs, différens des confrères d'Apollon, de ceux qui peuplaient les rives de l'Alphée et les bords de l'Amphrise, ont quitté la houlette et la panetière de leurs aïeux pour le fusil et la giberne. Le figuier sauvage autour duquel ils se réunissent est un véritable corps-de-garde, où veille toujours une sentinelle.
L'esprit de brigandage est porté à tel point chez les Albanais, que le droit d'aubaine, droit de profiter des débris d'un naufrage, s'étend jusque sur le naufragé. Un galon d'or, un bouton d'argent, l'objet de la moindre valeur, excitent leur cupidité et décident la mort d'un homme.
L'aspect de l'Albanais est bizarre et terrible; son costume est l'ancien costume grec, auquel il ajoute une énorme capote d'un drap grossier et tiré à poil, qui, lorsqu'il s'en enveloppe, lui donne à peu près la figure d'un bouc. Sa chemise, de grosse toile, à larges manches et tombant à la hauteur des genoux par-dessus le pantalon, ressemble parfaitement à l'ancienne tunique. Sa chaussure, comme l'ancien brodequin, est attachée à la jambe avec des courroies. Deux énormes moustaches coupent son visage brûlé par le soleil. Deux pistolets et un poignard passés dans la ceinture, un long sabre suspendu à son côté, la poignée tournée vers la terre, un fusil porté transversalement derrière le dos, un étui à pipe, des boîtes à tabac, à plomb, à poudre, voilà son équipage complet. L'Albanais est un arsenal ambulant. Laboureur, brigand, pasteur, tout Albanais porte les armes à feu, et s'en sert avec une adresse qui réalise le prodige de cet homme qui fendait une balle en deux parties égales en tirant sur une lame de couteau.
Quelques villages albanais dépendent des possessions vénitiennes, et sont dans ce moment soumis au gouvernement provisoire de Corfou. Le reste de la haute et basse Albanie appartient aux Turcs. Gouvernées par deux pachas ennemis, ces provinces partagent les affections et la fortune de ces chefs, dont l'un, Ali, pacha de Janina, est en révolte ouverte contre la Porte; et l'autre, Mustapha, pacha de Delvino, tient pour son souverain. On combat souvent et avec fureur. De fréquens incendies contribuent aussi à dépeupler ces déserts, ensanglantés par une guerre aussi obscure que désastreuse.
Les deux partis cherchent également l'appui des Français. Ali-Pacha nous a fait particulièrement de grandes avances; je crois vous avoir dit qu'il a demandé et obtenu une entrevue, sur l'objet et l'issue de laquelle le général Gentili peut seul vous donner des lumières.
Outre la guerre de pacha à pacha, il existe encore en Albanie des guerres de pacha à particulier. Je vis, dans la petite excursion que je fis sur les côtes de l'Épire, un papa qui jouissait d'un tel crédit au milieu de ses paroissiens, que, sur sa simple réquisition, tout prenait les armes dans le canton. Ali, qui n'a jamais pu le réduire, offre un prix énorme de sa tête.
Ce prêtre soldat, suivi de son clergé ou de son état-major, est venu me visiter et me demander l'amitié des Français.
Les Albanais ne parlent ni le grec, ni le turc, ni l'italien; ils ont un idiome particulier, que nous expliquaient les Corfiotes qui tenaient à ferme les domaines du gouvernement vénitien dans le continent. Il serait difficile, général, de lier avec eux le moindre rapport par le moyen de l'imprimerie, la faculté de lire et d'écrire étant plus rare encore chez eux que dans les îles, où nous ne correspondons avec les villages que par l'intermédiaire des prêtres.
Voilà, général, ce que j'ai recueilli sur l'Albanie. Je me suis aussi procuré de sûrs renseignemens relatifs à l'état actuel de la Morée; et c'est par eux que je terminerai cette lettre, déjà trop longue peut-être.
La gloire de l'armée française, le bruit de votre nom a retenti dans les ruines de Sparte et d'Athènes; mais ne croyez pas que les Grecs soient nos plus francs admirateurs. Les Grecs (j'en excepte les Maïnottes), avilis et dénaturés par la sujétion dans laquelle les tiennent les Turcs, s'occupent exclusivement de la culture et du commerce, dédaignés par les musulmans.
Voleurs, perfides, inhospitaliers, ils ne voient dans l'étranger qu'un ennemi ou une proie; les Turcs seuls vous attendent; ils vous nomment avec enthousiasme, et, à la honte du peuple opprimé, la liberté en Grèce n'a de sectateurs que chez le peuple tyran.
C'est ici, général, que je regrette de n'avoir pu profiter du moyen que me créait votre seconde mission: quelques semaines auraient suffi à ce voyage intéressant, d'où j'aurais apporté des notions également importantes pour moi et pour ma patrie. Cependant, si je n'ai pas rempli d'une manière indigne de votre confiance le premier objet dont vous m'avez chargé; si quelquefois obligé de représenter la république française et le vainqueur de l'Italie, je ne l'ai pas fait d'une manière indigne et de l'une et de l'autre, récompensez-m'en par votre approbation; autorisez-moi à dire, à mon retour en France, dût cette assertion glorieuse vouer ma tête à la proscription: Et moi aussi je suis l'ami de Bonaparte, et moi aussi je fus de l'armée d'Italie!
ARNAULT. ]
[42: L'acqua d'oro.]
[43: Tacite, Hist. liv. XV, § 19.]
[44: Il pouvait contenir de cent dix à cent vingt mille spectateurs, c'est-à-dire un huitième de la population de Paris; le chevalier Vasi dit sept cent sept mille. Erreur n'est pas compte.]
[45: Les jardins de la villa Pamphili sont l'ouvrage de Le Nostre.]
[46: À cause de sa conformité avec la première personne de l'indicatif présent d'un verbe qui se conjugue sur amare, amo.]
[47:
AU GÉNÉRAL EN CHEF.
Florence, le 13 vendémiaire an V (4 octobre 1797.)
Général, me voilà à Florence depuis trois jours; j'y suis venu avec deux braves jeunes gens, les frères Suchet, dont l'un est chef de brigade et l'autre agent des finances. Je les avais rencontrés chez votre frère Joseph, à Rome, où le militaire est venu pour son plaisir, et où le financier avait été envoyé par le citoyen Haller, pour recouvrer les contributions dues par le pape.
Vu l'accord de nos humeurs et de nos opinions, nous ne pouvions mieux faire que de voyager ensemble.
Notre voyage, dont la tranquillité pensa être troublée à Viterbe, où l'on ne parait pas très-favorablement disposé pour les Français, se passa néanmoins sans accident.
Nous avons été accueillis ici de la manière la plus cordiale par le citoyen Cacaut, ministre de la république auprès du grand-duc. Il nous a présentés à ce prince et à M. de Manfredini, qui, de tout temps son gouverneur, gouverne de plus aujourd'hui le grand-duché.
Le ministre et le souverain nous ayant traités avec distinction, leur exemple a été imité par la haute société. Le jour même nous avons été invités à venir au casin des nobles.
Nous pensions, d'après cela, que les Français ne pouvaient rencontrer ici que des témoignages de la considération que leur ont acquise vos victoires. Une assez singulière aventure nous a prouvé pourtant qu'il ne fallait se fier qu'avec réserve à ces démonstrations.
(Ici se trouve consigné le fait dont on a rendu compte dans le chapitre auquel se rattache cette note. La lettre se terminait ainsi:)
Je me plais à croire que vous ne trouverez rien, dans ma conduite, qui ne convienne à un homme que vous avez chargé de représenter notre nation, à qui vous avez donné le droit d'être si fière.
Demain nous traverserons les Apennins pour nous rendre, par Bologne et par Ferrare, à Padoue. De là j'irai rejoindre Regnault de Saint-Jean-d'Angély à Venise, d'où nous irons ensemble à Passeriano, où je vous porterai un compte détaillé de ma mission.
Agréez, général, l'hommage de mon admiration et de mon respect.
ARNAULT. ]
[48: MOMORO, imprimeur et graveur en caractères. C'était un des membres les plus violens du club des Cordeliers. Arrêté en mars 1791, comme un des chefs de l'attroupement qui s'était porté au Champ-de-Mars pour y signer, sur l'autel de la patrie, une pétition par laquelle on demandait à l'Assemblée constituante la déchéance de Louis XVI, pétition à la rédaction de laquelle il avait coopéré, il fut néanmoins presque aussitôt relâché. Après le 10 août, il fit partie de la commission qui remplaça le directoire du département de la Seine. Envoyé, en 1793, par le conseil exécutif dans les provinces de l'Ouest, pour y presser la levée des bataillons, il y provoqua un tel désordre en prêchant la loi agraire, que les autorités de Lisieux le firent arrêter. Remis en liberté par ordre de la Convention, il revint à Paris, se lia d'étroite amitié avec Hébert et Chaumette, et fut un des plus ardens auteurs de la persécution que ces misérables suscitèrent contre les prêtres; il se signala aussi par son acharnement contre les Girondins; il avait été en rapports intimes avec Danton et Robespierre; mais, comme il s'était éloigné d'eux pour servir les projets de la Commune contre la Convention, ils le firent comprendre dans le décret rendu contre Hébert et autres scélérats de même espèce, avec lesquels il mourut sur l'échafaud le 4 germinal an II.
Momoro ne manquait ni de talens, ni de connaissances, ni d'esprit; mais il était absolument dénué de probité. Un littérateur de mes amis, auquel il devait de l'argent, s'étant présenté chez lui à l'échéance d'un billet qu'il avait reçu en paiement, Momoro, sans lui laisser le temps de parler, prit un pistolet et le chargea en disant: «Voilà, pour répondre à tous les porteurs de traite», et je ne sais pas si ce n'était pas avec la traite elle-même qu'il avait bourré le pistolet. Momoro était un brigand dans toute la force du terme.]
[49: La femme MOMORO vint réclamer dans mes bureaux son traitement de réforme. Alors chef de la division d'instruction publique au ministère de l'intérieur, et chargé de distribuer des secours à des gens nécessiteux, je faisais payer la pension alimentaire à de pauvres artistes, à de pauvres professeurs, à de pauvres prêtres, et même à de pauvres divinités, comme on voit.]
[50: Mlle Aubri, danseuse et figurante à l'Opéra, était remarquable par la beauté de ses formes. C'est elle qui, pendant quinze ans, sous le costume de Diane, descendait dans les nuages toutes les fois qu'elle en était requise pour le salut d'Iphigénie, soit en Aulide, soit en Tauride. En 1795, quand des énergumènes tentèrent de substituer leur paganisme au christianisme, ils la mirent en réquisition pour représenter la déesse du jour dans leur cérémonie, le rôle, au fait, était de son emploi. Ce rôle, qui se jouait terre à terre, fut moins dangereux pour elle que celui de la Gloire dont elle était aussi chargée habituellement à l'Académie de musique et de danse. Une des cordes auxquelles était suspendu le char aérien qui la portait s'étant rompue un beau soir comme elle jouait ce dernier personnage, la pauvre Gloire tomba des nues et se cassa une aile ou un bras. Pour ses services comme Gloire, Mlle Aubri obtint une pension. On ne dit pas qu'elle ait rien gagné à jouer la Raison.]
[51: Voir la page 248 du 1er volume.]