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Souvenirs d'un sexagénaire, Tome III

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CHAPITRE II.

Le joaillier de la couronne.—Paësiello, Cimarosa, Piccini.—Les théâtres.—Mme Grassini.—Assassinat.—Polichinelle.

L'ambassadeur écrivit au Directoire au sujet de notre dernière discussion; il aurait pu s'épargner cette peine: car le général Bonaparte envoyait à ce même Directoire une lettre que je lui avais écrite sur le même sujet, et dans laquelle je lui rendais compte de la position des Français à Naples[26]. Je regrette de n'avoir pas conservé copie de cette lettre où je plaidais surtout la cause du commerce français, et où les conséquences pernicieuses que la fausse politique d'Acton devait avoir pour la cour de Naples étaient démontrées avec assez de justesse. Cette lettre qui, malheureusement pour M. de Canclaux, s'accordait, ce que j'ai su depuis, avec l'opinion que Monge, qui m'avait précédé à Naples, avait exprimée sur lui, peut bien avoir contribué à hâter son rappel, que je ne songeais nullement à provoquer, mais qui, dans l'état des choses, ne pouvait pas être différé de long-temps.

Si recommandable qu'il fût par sa capacité, dans la carrière qu'il avait antérieurement parcourue, dans celle où on l'avait fait entrer nouvellement, M. de Canclaux n'était qu'un homme médiocre. Quoiqu'il eût quelque expérience de la cour de Versailles, il était plus déplacé que personne à la cour de Naples, cour plus vaine que fière, à laquelle il n'imposait ni par ses dehors, ni par son caractère. Bien qu'il affectât une certaine dignité dans son maintien, ses habitudes étaient si fortement empreintes de mesquinerie que cette dignité avait tout le ridicule d'une prétention. Les Napolitains qui aiment le faste, et le croient inséparable de la condition d'ambassadeur, avaient surtout peine à lui pardonner son économie qu'ils caractérisaient d'un autre nom. En effet, loin de répondre aux vues du Directoire, et de dépenser ses revenus conjointement avec son traitement, il économisait sur son traitement pour accroître ses revenus.

L'influence d'une femme aurait pu contre-balancer cette tendance; mais telle n'était pas, dit-on, la tendance de l'ambassadrice. Parmi les qualités dont elle était pourvue, dominait celle qu'on reprochait comme défaut à son mari. Elle l'aimait tant, d'ailleurs, et elle lui devait tant, qu'elle ne se serait pas pardonné de le contrarier.

En effet, elle lui devait beaucoup. De la condition de gouvernante d'une fille qu'il avait eue d'un premier mariage, mariage plus convenable, le général l'avait élevée au rang de son épouse. N'était-il pas naturel qu'elle conservât, ne fût-ce que par coquetterie, dans son nouvel état, les goûts modestes dont elle avait l'habitude, surtout quand ils se trouvaient être ceux de son mari? Peut-être poussait-elle à l'excès le désir de lui complaire. Je serais tenté de le croire, d'après l'aventure suivante qui faisait le sujet de toutes les conversations de Naples quand j'y arrivai.

Toute femme d'ambassadeur a, comme on sait, le droit de se faire présenter à la cour près de laquelle son mari est accrédité; Mme l'ambassadrice voulut, tout comme une autre, avoir cet honneur, honneur précieux, mais un peu cher, surtout à la cour de Naples, où, dans les jours de cérémonie, les femmes ne se montrent que couvertes de diamans. Or, Mme l'ambassadrice n'avait pas de diamans. Elle paraissait déterminée à s'en passer. «Madame, lui dit son mari, il faut se conformer partout à l'usage. Vous aurez des diamans…» Et il mène Madame chez le joaillier de la cour.

Comme il s'agissait d'une présentation, celui-ci étale devant Mme l'ambassadrice ce qu'il avait de plus beau. «Choisissez, Madame», lui dit l'ambassadeur. Réglant son exigence sur la générosité de son mari, Madame qui, en examinant ces joyaux, consultait les regards de Monsieur, finit par choisir une parure d'un prix médiocre. L'ambassadeur en sera quitte pour une quinzaine de mille francs. «C'est beau pour le prix, dit le joaillier, mais peut-être n'est-ce pas assez beau pour la circonstance. Au reste, si Mme l'ambassadrice changeait d'avis et voulait quelque chose de mieux, nous nous arrangerions facilement.»

M. l'ambassadeur n'avait pas les quinze mille francs sur lui. Le joaillier ne l'en presse pas moins d'emporter l'écrin. Le lendemain Madame est présentée. Le joaillier avait dit vrai. Dans cette cour resplendissante de toutes les pierreries de la noblesse napolitaine, l'ambassadrice de la république française avait l'air d'une nébuleuse au milieu d'un ciel étincelant d'étoiles. On parla beaucoup de sa magnificence, mais non pas tout-à-fait de manière à ce que l'ambassadeur français, quoiqu'il ne se fût pas ruiné, retirât en plaisir l'intérêt de son argent.

Cet argent, toutefois, n'était pas encore sorti de ses mains. Rentrés à l'hôtel, c'est le nom qu'ils donnaient à un casin où ils s'étaient installés à l'extrémité de Chiaja: «Mon ami, dit Madame à Monsieur, tout en se débarrassant d'un luxe qui lui pesait, c'est un plaisir bien vain que celui de la parure.—Sage réflexion, Madame, mais bien naturelle dans une femme qui a moins besoin de parure que personne.—Cela est-il donc si nécessaire pour plaire?—Sans cela, ma chère amie, vous ne me plaisiez pas moins. Vous me plaisez, je crois, même davantage.—Je trouve au fait que cela ne me sied pas du tout. En me faisant ce cadeau, vous avez fait une petite folie; soyons francs.—Il y a toujours un peu de folie dans un sentiment pareil à celui que vous inspirez.—Eh bien! je veux être sage pour vous.—Comment?—Je ne prendrai pas ces diamans.—Que dites-vous?—Que je ne les garderai pas, quand même vous me l'ordonneriez.—Moi, ordonner! je n'ai, vous le savez, de volontés que les vôtres.—La voiture est encore attelée. Laissez-moi faire.»

Après avoir repris une toilette plus modeste, Mme l'ambassadrice met l'écrin sous son schall: «Chez le joaillier, dit-elle au cocher.—C'est par trop vous presser, Madame, dit celui-ci, qui pensait que Madame lui apportait ses quinze mille francs.—Je n'aime pas à garder ce qui appartient à autrui.—Madame est-elle contente de sa parure?—Elle est belle, sans contredit.—Elle est montée dans le dernier goût.—Oui; mais vous me l'aviez bien dit, elle n'est pas assez magnifique pour figurer à côté des parures héréditaires dont les dames de votre cour sont chargées.—Madame, je le vois, en revient à mes idées. Elle veut quelque chose de plus convenable à son rang: tout ce qui est ici est à sa disposition; qu'elle choisisse.—C'est bien ce que je compte faire; mais je veux commencer par vous remettre ce que j'ai à vous.—Je le répète, cela ne presse pas.—Voici votre écrin.—Mon écrin!—Je craindrais, en le gardant: plus long-temps, de vous faire manquer l'occasion de le placer.—De le placer! et comment voulez-vous que je le place, Madame?—Cette parure est si élégamment montée!—Oui, mais vous avez paru avec à la cour; tout le monde en parle.—Tout le monde la trouve d'un goût exquis.—Comment voulez-vous, Madame, que je vende sans perte une parure que tout le monde a vue à votre cou et à vos oreilles?—Vous trouverez, j'en suis sûre, le moyen de la placer, répliqua Mme l'ambassadrice»; et laissant l'écrin sur le comptoir, quoique peu légère, elle s'élance d'un bond dans sa voiture, et laisse le joaillier tout ébahi dans son comptoir.

«Je viens de vous gagner quinze mille francs», dit-elle en rentrant au bon diplomate, qui l'embrasse pour récompense. Au fait, tout était pour le mieux: Madame avait été présentée avec des diamans, ce qui satisfaisait sa vanité, et ces diamans ne lui coûtaient rien, ce qui satisfaisait son économie.

Le joaillier cependant n'était satisfait en rien; il songeait à se venger, sentiment naturel à quiconque est pris pour dupe, ne fût-il pas Napolitain. Qu'imagine-t-il à cet effet l'impertinent? Il entretenait une courtisane célèbre par sa beauté. Un dimanche, jour où la haute société de Naples se rend en équipage à Chiaja, ce quai où, par économie, M. l'ambassadeur, au grand scandale de la cour, avait établi la légation dans une petite maison jadis consacrée aux plaisirs du marquis de Caraccioli; un dimanche, dis-je, il va, en calèche découverte, avec la donzela parée du collier et des boucles d'oreilles de l'ambassadrice, et après l'avoir bien promenée, il la conduit sous les fenêtres de l'ambassadeur, où il fait stationner la voiture jusqu'à la nuit. Les malins, qu'il avait su mettre au courant, ne rirent pas moins de la vengeance que de l'offense. Il était assez plaisant, en effet, de voir un simple marchand donner à sa maîtresse une parure qu'un ministre avait trouvée trop chère pour sa femme, et apprendre ainsi à la cour que cette parure, avec laquelle cette citoyenne s'était fait présenter, si mesquine qu'elle fût, ne lui appartenait même pas.

Cette aventure jeta sur les deux époux quelque peu de ridicule; une grande faute leur eût porté moins de préjudice.

Mais passons à un autre sujet. Il y avait alors à Naples des personnages, sinon plus importans, plus intéressans du moins que ceux dont je viens de parler: occupons-nous-en.

Le premier était le vieux Piccini. Ruiné par la révolution française, qui ne lui avait laissé que sa haute renommée, Piccini était venu chercher à Naples, dans sa patrie, un refuge contre la misère. Sa position n'était pas heureuse. Pendant sa longue absence de nouveaux talens s'étaient développés en Italie. La vogue avait passé à Paësiello et à Cimarosa, et les faveurs de la cour comme celles du public se reportaient sur eux. Rien d'ingrat comme les amis du plaisir. Dès que, par une cause quelconque, on cesse de leur plaire, ils oublient qu'on leur a plu. Les artistes qu'il favorise le plus sont exposés, s'ils ne prennent pas leurs précautions pour l'avenir, à finir comme tant de beaux chevaux qui, de l'écurie d'un prince, vont vieillir dans celle d'un fiacre; ou comme tant de belles filles qui, après avoir régné dans des palais, vont mourir à l'hôpital.

Les derniers jours de Piccini eussent été misérables, si la France où il revint ne se fût pas montrée plus reconnaissante envers lui que Naples qui le laissa repartir. Après le 18 brumaire, Lucien Bonaparte, alors ministre de l'intérieur, créa exprès et uniquement pour lui une cinquième place d'inspecteur du Conservatoire. Cet illustre vieillard n'a pas joui long-temps de l'aisance qu'elle lui procura. Il mourut dans l'année même.

Piccini fut vivement touché de mon souvenir, je m'en aperçus à ses yeux. Je rendis aussi une visite à Cimarosa, visite aussi de reconnaissance; que d'heures délicieuses il m'avait fait passer! Il s'y créa de nouveaux droits en me faisant entendre un air de Gianina et Bernardone, et une nouvelle cavatine qu'il venait d'ajouter à l'Italiana in Londra. Il fallait, pour bien apprécier sa musique, quel qu'en fût le caractère, la lui entendre chanter. Rien ne compensait la puissance que lui prêtaient l'accent de son chant et l'expression de sa figure. À cela près qu'il avait plus de finesse que de malice dans la physionomie, il avait assez de rapport avec Rossini, à qui il ressemblait aussi par la taille et la corpulence. Le plaisir avec lequel il m'accueillit, l'enthousiasme avec lequel il me parla de nos armées, m'expliquaient l'humeur que la cour lui témoignait déjà et les persécutions dont il a été depuis l'objet, quoiqu'il ne soit pas mort en prison, comme on l'a publié.

Paësiello, mieux vu de la cour à laquelle il était attaché comme maître de chapelle, ne se trouvait pas pour lors à Naples. Mais quand même il s'y serait trouvé, par discrétion je ne l'aurais pas été voir, quelque envie que j'en eusse. Sa position me commandait plus de circonspection que celle de Cimarosa.

Paësiello, le premier, m'avait fait connaître la puissance de la musique italienne. Il Mondo della Luna, il Marchese Tulipano, la Frascatana, il Re Teodoro, la Nina, la Molinara, et tant d'autres ouvrages faisaient depuis long-temps mes délices de jeunesse! Je n'ai vu leur auteur que huit ans après, quand il fut appelé à Paris par Napoléon et qu'il y composa l'opéra de Proserpine; il était alors sur son déclin. Cette dernière partition ne vaut ni celle de l'Olympiade, ni celle de l'Antigono, ni surtout celle de cette Elfrida que je n'ai pu me lasser d'entendre. Je connais peu de compositions musicales où la vérité de l'expression soit alliée à plus de mélodie. Je regrette de n'avoir pas pu déterminer Paësiello à adapter à notre grande scène lyrique ce chef-d'oeuvre fait sur un poëme de Calsabigi[27]; il y aurait eu plus de succès que la musique qu'il composa sur le poëme de Quinault.

L'opéra qui pour lors occupait le théâtre de Saint-Charles était un Gonsalve de Cordoue dont je n'ai conservé aucun souvenir, sinon qu'il était d'une longueur et d'une monotonie insupportables. Il était exécuté pourtant par les premiers virtuoses de l'Italie appelés à Naples à l'occasion du mariage du fils aîné du roi alors régnant, mariage d'où est née la duchesse de Berri. Cet opéra était chanté par David, père du ténor actuel, et qui avait été le premier ténor de son temps; par Mattuci, dont la voix de fabrique napolitaine, convenait aussi bien au moins à des rôles de femme, que celle de Mlle Pasta convient à des rôles d'homme; et, enfin, par Mme Grassini. Cette cantatrice, qui n'avait pas alors vingt ans, unissait à un contre-alto magnifique, la figure la plus suave, la taille la plus noble et la plus élégante. Jamais créature aussi ravissante ne s'était offerte sur la scène. Ce qu'elle représentait, elle l'était; c'était Didon, c'était Armide, c'était Juliette. À la voir, les passions les plus romanesques paraissaient naturelles, et les fictions devenaient des réalités. J'allais la voir toutes les fois qu'on donnait Gonsalve, dont je n'ai manqué aucune représentation, mais que je n'ai été voir, lui, qu'une seule fois.

Je ne revis cette belle actrice que huit ou dix ans après, sur le
théâtre des Tuileries. Quant à David et à Mattuci, je les retrouvai à
Naples même, dans un concert que M. de Canclaux donnait à Madame, ou que
Mme de Canclaux donnait à Monsieur, à l'occasion d'une fête de ménage.

David, dont la voix était aussi belle que celle de Lays, chantait avec une habileté qu'on ne connaissait pas alors en France. Mattuci rivalisait de flexibilité avec Crescentini. Il n'avait pas l'accent nasillard qu'on pouvait reprocher à ce dernier; mais il n'avait pas non plus cette expression si animée, si passionnée, qui semble incompatible avec les voix d'un certain genre et d'une certaine façon.

Ce soir-là, ils chantèrent un duo du Mithridate de Nasolini (io son tradito), et ils le chantèrent d'une manière si ravissante, qu'il fut unanimement redemandé avec enthousiasme. Ils le recommençaient, quand un accident funeste interrompit tout à coup le concert. Des cris horribles se font entendre sous la fenêtre même du salon, où une foule nombreuse était rassemblée: c'étaient ceux d'une famille dont le chef venait d'être assassiné; et pourquoi? pour quelques granis, pour quelques centimes que lui disputait un misérable aussi pauvre que lui!

Mais voici qui peint les moeurs de la canaille napolitaine: les sbires accourent pour se saisir du meurtrier. Croyez-vous que le peuple qui l'entourait, et qui se montrait compatissant au malheur de la famille éplorée, ait livré ce misérable à la justice? erreur! En pareil cas, la pitié publique, changeant subitement d'objet, se reporte de l'assassiné sur l'assassin: chacun s'empresse de lui faciliter l'accès de l'église prochaine, où il trouvera un asile inviolable; et si quelqu'un demande de quoi il s'agit: C'est un pauvre malheureux qui vient de tuer un homme (E un povereto che ha amazato un uomo), lui dit-on dans le jargon de Polichinelle.

À propos de Polichinelle, ne lui dois-je pas aussi un petit article? Ce farceur napolitain n'a guère que le nom de commun avec le héros de nos marionnettes: c'est un garçon tout aussi droit qu'un autre, et qui, non moins fécond en saillies que quelque bouffon que ce soit, les débite sans plus bredouiller que le plus disert des arlequins. Il est vêtu d'une large camisole blanche, sans fraise et sans manchettes, laquelle tombe jusqu'au milieu de ses cuisses sur un pantalon blanc aussi, et qui est ceinte d'une corde à laquelle pend une clochette. Il est chaussé de souliers et non pas de sabots, et coiffé d'un haut bonnet de feutre gris, sans bords et à forme ronde; enfin son visage est couvert d'un demi-masque de couleur basanée, et remarquable par un nez long et crochu.

Les savans du pays, loin de regarder ce personnage grotesque comme d'invention moderne, prétendent que c'est un mime antique, qui était antérieurement désigné par le nom de mimus albus, le bouffon blanc[28], et qu'il jouissait jadis à Atella, où les paysans improvisaient les scènes bouffonnes et satiriques qui conservent leur nom, d'une considération pareille à celle dont il jouit aujourd'hui à Naples. Cette considération était donc bien grande; car Polichinelle est l'individu que Naples estime le plus après saint Janvier.

Comme le feu roi Ferdinand IV, Polichinelle n'a jamais parlé que le patois napolitain.

CHAPITRE III.

Les lazzaroni.—Excursion aux environs de Naples.—Le
Pausilippe.—Pouzzolles.—Le lac d'Averne.—La grotte de la
Sibylle.—Baja.—Le Falerne.—Les Champs-Élysées.—La Solfatarre.—Le
temple de Sérapis.—Anecdote.

Qui donc à Paris ne connaît pas aujourd'hui Naples? tant de Parisiens ont été à Naples! et puis Naples n'est-elle pas venue trouver ceux qui n'ont pas pu l'aller chercher? Les panoramas, les décorations donnent de cette ville et de ses environs une idée si précise! Quiconque a vu le troisième acte de la Muette, connaît Naples comme s'il y avait demeuré, et le peuple dont elle fourmille comme s'il avait vécu au milieu de lui.

Peuple heureux! si le bonheur consiste dans les jouissances animales. Sous un ciel toujours clément, quelques aunes de toile suffisent pour vêtir le Napolitain, comme quelques pièces de basse monnaie qu'il gagne sans fatigue lui suffisent pour se procurer la nourriture que prodigue presque spontanément le sol le plus fertile, et même pour se procurer la glace, objet pour lui de première nécessité. Et le logement? me direz-vous. Il le trouve sous les porches des grandes maisons, sous le péristyle des églises; quarante mille individus vivent et pullulent à Naples comme les chiens dans les rues de Constantinople, sans avoir de domicile.

Heureux en effet, parce qu'il n'a pas de besoins qu'il ne puisse satisfaire, le Napolitain ne travaille qu'autant qu'il le faut pour gagner les deux ou trois sous qui lui procureront la poignée de macaroni, le quartier de pastèque, et le verre d'eau glacée dont se compose son repas; après quoi il s'étend sur le parapet du quai pour digérer en dormant, se jette à la mer pour se rafraîchir, et puis revient s'étendre sur la même pierre pour se sécher, passant ainsi du soleil à la mer et de la mer au soleil, jusqu'à l'heure où la fraîcheur du soir lui permet d'achever délicieusement la journée en sautant aux accords de la guitare.

Qu'on ne s'attende donc pas à trouver ici une nouvelle description de Naples. Quand j'aurai parlé des catacombes de Saint-Janvier, il me restera peu de choses à dire sur cette ville qui n'ait été dit et mieux dit que je ne pourrais le faire.

Ces catacombes sont des carrières à plusieurs étages, dont les ramifications n'ont pas moins de deux milles de longueur et s'étendent au loin dans la campagne. Ont-elles servi d'asile aux chrétiens en des temps de persécution? Je ne le crois pas. Ce n'est pas dans un lieu connu de tous et accessible à tous que pour l'ordinaire on se cache. L'autorité aurait bientôt découvert et troublé les mystères des imprudens qui seraient venus chercher là un temple et une retraite.

Les croix et les inscriptions dont les parois de ces cavernes sont recouvertes, n'indiquent rien, à mon sens, que la consécration donnée par la religion aux sépultures qu'on y a creusées dans le roc où l'on a pratiqué quantité d'excavations de capacité suffisante pour recevoir un cadavre. Je suis entré dans ce labyrinthe souterrain, où j'étais conduit par des guides munis de flambeaux. Tout m'a convaincu qu'il avait long-temps servi de cimetière public. Dans un fond assez reculé, j'ai trouvé même une telle quantité de débris humains amoncelés au hasard, que je me croyais abusé par une vision pareille à celle d'Ezéchiel. Je demandai comment ces ossemens arides se trouvaient là réunis. Ce sont, me dit-on, les restes de plusieurs milliers de malheureux morts dans une peste qui a dévoré, il y a plusieurs siècles, une partie de la population de Naples. Je rebroussai chemin après avoir jeté un coup d'oeil sur cette génération décharnée.

Ce spectacle m'inspira quelque horreur. Je l'avouerai pourtant, j'aime mieux, tout hideux qu'il soit, le désordre des catacombes de Naples, que l'arrangement symétrique qui règne dans les catacombes de Paris. Ces colonnes, ces chapiteaux, cet autel construits avec des os placés d'après les dessins d'un architecte, offrent à mon regard je ne sais quoi de mesquin et de puéril. Ces os me semblent avoir été maniés par des étourdis qui ne savaient ce qu'ils touchaient, et pour qui la mort n'a rien de grave. J'aime qu'on ne craigne pas la mort, mais je n'aime pas qu'on en joue. Cette recherche me semble une profanation. Au contraire, je trouve je ne sais quoi de pieux dans le respect gardé par les Napolitains pour la forme donnée par le hasard à cette moisson que la contagion faucha sans ordre et sans choix dans ses formidables caprices.

À l'entrée des catacombes étaient rangées debout, dans des cercueils ouverts, des carcasses vêtues en religieuses. Desséchées par la nature du sol, elles avaient échappé à la corruption; le peuple en concluait qu'elles appartenaient à des saintes, et les vénérait comme telles. Sainte Catherine n'a pas, au fait, d'autres titres à la canonisation[30]. Mais ces symptômes de sainteté s'évanouissent bientôt au grand air, comme parfois la sainteté elle-même devant un examen judicieux.

Quand Rome manquera de matière à reliques, quand ses catacombes ne lui en fourniront plus, elles peut envoyer fouiller celles de Naples. Là, il n'y a qu'à se baisser et prendre.

«Savez-vous bien que voilà dix jours que je suis emprisonné dans Naples? dis-je à Talani en sortant des catacombes. Je voudrais bien faire connaissance avec ses environs, et explorer enfin cette Campanie où chaque objet est une merveille de la nature ou de l'art, où chaque ruine vous rappelle un grand événement ou un grand homme, un souvenir de la fable ou de l'histoire.»

Il fut convenu que le lendemain, sans plus tarder, il viendrait me prendre avant le jour, de façon à ce que nous arrivassions au jour naissant à Pouzzoles, où nous laisserions notre voiture, pour gagner à pied la côte de Baja, à travers les champs Phlégréens, après avoir visité le lac d'Averne.

Mon camarade de voyage ne fut pas de la partie, quoiqu'elle eût été différée pour lui. Dès le surlendemain de notre arrivée, une fièvre continue, qu'il avait probablement rapportée de Brindisi, s'était développée avec un caractère d'autant plus alarmant, qu'elle offrait les symptômes de celle que notre cuisinier avait contractée dans le même endroit, et à laquelle ce pauvre diable venait de succomber.

Si quelque chose me rassurait sur le compte du malade, c'est qu'il était soigné par le plus habile médecin de la ville, par l'un des plus habiles médecins de l'Europe, par ce docteur Cirillo, qui doit aussi à un caractère héroïque la grande réputation qu'il a laissée.

Il n'était pas jour encore quand nous sortîmes de la grotte de Pausilippe. C'est à la lueur des torches allumées à la lampe qui brûle éternellement devant la madone protectrice de cette caverne, que nous la traversâmes au milieu d'un nuage de poussière. À qui les Napolitains sont-ils redevables de ce chemin creusé en ligne droite sous une montagne qu'autrement il leur faudrait gravir ou tourner? Ils ne le savent. Ils en jouissent comme de tous les biens qui les environnent, sans s'inquiéter d'où cela leur vient.

À Pouzzoles commença notre véritable voyage. Le soleil n'enflammait pas encore la contrée qu'il éclairait. Laissant là notre voiture, nous traversâmes lestement à pied la campagne brûlée qui sépare cette ville du lac d'Averne et du lac Lucrin, du sein duquel s'est élevé en une nuit le Monte-Novo[33].

Le lac d'Averne est un vaste entonnoir creusé par la nature ou par des convulsions volcaniques au milieu d'une chaîne circulaire de collines, que nous avions franchie sans trop de peine; la pente qui nous menait au lac est très-rapide. Je me rappelais, en la descendant quelquefois plus vite que je ne le voulais, ce passage de Virgile, qui s'est évidemment complu à décrire dans le sixième livre de l'Énéide la topographie de cette contrée,

Facilis descensus Averni[34].

Je me rappelai aussi, quand je me vis au fond de ce bassin, le passage suivant:

     Sed revocare gradum superasque evadere ad auras,
     Hoc opus, hic labor est[35].

Les oiseaux traversent aujourd'hui l'Averne impunément, car il était couvert de canards.

Après avoir joui quelque temps de l'aspect mélancolique de ce paysage, intéressant aussi par les souvenirs qu'il réveille, je ne croyais pas qu'il fût possible, sans beaucoup de fatigue, de sortir du cirque où nous étions enfermés, quand mon guide prit sa direction vers un point où cette enceinte, à peu près coupée à pic, semblait ne pas pouvoir être escaladée; puis se jetant dans un antre dont l'ouverture est peu apparente de loin: «Nous voici, me dit-il, chez la Sibylle.»

Un des deux guides que nous avions pris à Pouzzoles battit le briquet et alluma des chandelles, sans la clarté desquelles il nous eût été impossible de nous reconnaître dans ce dédale; l'autre, homme robuste et trapu, qui s'appelait Tobia, me prit sur ses épaules; et me portant comme Énée porta jadis Anchise, il me fit traverser les flaques d'eau que l'on rencontre d'intervalle à intervalle dans ce souterrain.

Nous écartant un moment de la ligne que suivait l'allée, nous nous jetâmes dans un couloir qui se présenta sur notre droite, et, de chambre en chambre, nous arrivâmes dans celle qu'avait habitée la Sibylle, vilain séjour taillé dans le roc, ainsi que le lit qui s'y trouve: c'était évidemment une chambre de baigneur. Il y a là un pied d'eau pour le moins; mais j'en sortis à sec sur les reins de mon cheval baptisé.

Au bout du droit chemin dans lequel nous étions rentrés, s'offrit à nous le riant tableau que forment la côte et le golfe de Baja; Baja dont les délices ont été célébrées, non seulement par Horace, mais par Sénèque.

Nullus in orbe sinus Baiis prælucet amoenis[36].

HORAT. Epist. I, lib. I.

L'on conçoit que tous les maîtres du monde aient voulu se faire des palais sur cette plage où tant de dieux ont eu des temples, où les philosophes eux-mêmes venaient chercher des retraites, et que les plaisirs eussent là plus d'attraits et l'étude plus de charmes. Les débris des palais de Néron, de Marius, de Cicéron, de Domitien, de Pompée, de César, de Lucullus gissent mêlés à ceux des temples de Mercure, de Vénus, de Diane, de Cybèle, sur ce rivage où l'on pouvait être appelé aussi par des intérêts d'hygiène. Le golfe de Baja est une véritable chaudière chauffée par un fourneau toujours ardent. Plongez votre main dans la mer, le sable que vous en retirez vous brûle. L'action non interrompue de ce foyer sous-marin se manifeste surtout dans les étuves de Tritoli, autrement dites les bains de Néron.

Les constructions antiques élevées par les Romains près de la source bouillante qui leur fournissait son eau m'intéressèrent moins que la source elle-même. Pour parvenir à cette source, il faut grimper par une voie étroite et raide, taillée dans le roc, dont le pied plonge dans la mer. Arrivé à une grotte autour de laquelle sont quelques blocs disposés à recevoir des matelas, le guide ouvre une porte à claire-voie qui ferme l'entrée d'un corridor de six à sept pieds de hauteur sur trois de largeur, et par lequel on descend jusqu'à la source. Ce n'est pas sans peine que j'y parvins à travers la vapeur étouffante qui s'exhale de cette source. La transpiration qu'elle provoque est si abondante, qu'en moins de deux minutes un pantalon de nankin, seul vêtement que j'eusse gardé, semblait avoir été trempé dans l'eau. On ne peut exécuter ce trajet, si vigoureux qu'on soit, qu'en se courbant et en rasant le sol le plus possible, la chaleur augmentant d'intensité à mesure qu'on monte vers la voûte.

Parvenu à la source, le guide y plongea un seau, jeta dans l'eau dont il le remplit des oeufs frais ou non, qu'il avait eu soin d'apporter, et se hâta de remonter. Pendant le peu de temps que nous mîmes à remonter, ces oeufs devinrent durs.

En sortant de cette étuve on ne saurait trop se couvrir. Si chaude qu'elle soit, la température extérieure vous paraît glaciale. Le voyageur, en cette circonstance, ne peut rien faire de mieux que de se régler sur son guide.

Il était plus de neuf heures du matin; en me montrant des oeufs, on me fit sentir que j'avais faim. Nous ne nous étions pas embarqués sans biscuit; j'avais fait mettre dans un panier du pain, des viandes froides, quelques bouteilles de vin de Bordeaux. Nous nous établîmes le plus commodément que nous pûmes sur les ruines du tombeau d'Agrippine, et sans trop songer à l'horrible fait qu'il rappelait, nous déjeunâmes avec un appétit dont le lecteur ne peut se faire une idée exagérée. On ne mange pas sans boire. Comme je décoiffais une bouteille de lafitte: «Entouré d'antiquités, boire du vin moderne, du vin qui n'a pas plus de huit ans, quel anachronisme! me dit Talani; voilà le vin qu'il vous faut: c'est celui que buvaient à Baja les plus voluptueux des hommes; c'est le vin d'Horace, de Phèdre et d'Apicius; c'est du Falerne.» Et tirant une bouteille qu'il avait cachée au fond du panier: «Buvez, c'est une surprise que j'ai voulu vous ménager.»

Quelle surprise! Mon respect pour Horace et pour Phèdre, et pour tous les gourmets de l'antiquité, ne put pas me faire partager leur passion pour la lie épaisse et violâtre dont leur admirateur avait rempli mon verre: je n'ai jamais rien bu de plus détestable.

Le Falerne se recueille non loin de Capoue, sur les bords du Volturne. A-t-il perdu sa qualité, ou le goût des modernes est-il autre que celui des anciens? j'inclinerais pour cette dernière opinion. Au témoignage de Pline, le Falerne, pour devenir bon, devait être attendu quinze ans, et de plus être édulcoré avec du miel. Qui de nos jours ne renverrait pas à la pharmacie un breuvage ainsi frelaté? Serait-il potable pour un palais familiarisé avec les vins de cette Gaule où la vigne, transportée par Probus, s'est si singulièrement améliorée depuis qu'Horace a cessé de boire et de chanter? Vive les anciens, en fait de vers! mais en fait de vins, vive les modernes!

Le déjeuner fini, nous reprîmes le cours de nos explorations. Les vestiges de Néron, qui avait fait de cette contrée le théâtre de ses crimes, de ses jeux, de toutes ses voluptés, s'y retrouvent à chaque pas, en supposant qu'il ait véritablement bâti tous les monumens qu'on lui attribue.

Étaient-ce les celliers où se bonifiaient ses vins, étaient-ce les réservoirs qui lui fournissaient de l'eau, étaient-ce les prisons où il renfermait les victimes de sa tyrannie, que ces cento camerelle, ce labyrinthe souterrain, assemblage de chambres voûtées, communiquant toutes par des corridors communs?

Que celui qui décidera cette question veuille bien me dire aussi par qui a été construit l'immense réservoir connu sous le nom de Piscina mirabile? Que ce soit par Agrippa ou par Lucullus, ce n'en est pas moins un ouvrage admirable et de la plus belle conservation. Les eaux ont déposé sur ses parois un sédiment de la nature de la stalactite, auquel les parcelles de brique qui s'y trouvent incrustées donnent une couleur toute particulière. On fabrique de jolies tabatières avec des fragmens de cette matière qu'on ne peut détacher qu'avec le fer, des murailles auxquelles elles adhèrent; mais on court quelque risque à le faire. Les indiscrets qui par amour de l'antiquité dégradent ainsi les antiquités, s'exposent à de graves punitions: s'ils y sont pris, il n'y va pas pour eux moins que des galères. Et qu'on dise que la cour de Naples n'aimait pas les arts!

De Baja nous montâmes au cap Misène, ainsi nommé par Énée en mémoire du trompette qu'il y fit inhumer.

     Qui nunc Misenus ab illo
     Dicitur, æternumque tenet per sæcula nomen[37].

C'est sur ce promontoire que Lucullus avait assis cette villa qui depuis devint celle de Tibère: position admirable, qui d'un côté regarde la mer de Sicile et de l'autre la mer de Toscane,

     Quæ, monte summo posita Luculli manu,
     Prospectat Siculum, et prospicit Tuscum mare.

PHÆD., lib. II, fab. 5.

Les campagnes délicieuses qui se déploient sur ce plateau sont les Champs-Élyséens. Doivent-elles ce nom à la beauté du site ou aux tombeaux antiques et aux nombreuses sépultures qu'on y rencontre? Elles le doivent à l'une et à l'autre cause, sans doute. Ce séjour des ombres heureuses n'est pas borné par le Léthé, mais par la mer qui se montre par intervalles à travers les arceaux que les vignes décrivent en jetant d'un ormeau à l'autre leurs guirlandes où des grappes d'un raisin gros et violet comme des prunes étaient alors suspendues.

Quand je revins à Baja, le soleil était à son zénith. Je succombais sous le poids de la fatigue autant au moins que de la chaleur, et pourtant je n'étais pas au bout de ma course. Pour regagner Pouzzoles, au lieu de suivre à pied les sinuosités de la baie, nous la traversâmes dans une barque: c'était se reposer en marchant. Je trouvai pendant ce trajet le moyen de me rafraîchir aussi. Assis sur le bord de la barque, les jambes pendantes dans la mer, je prenais ainsi sans fatigue un bain qui acheva de me délasser. Un marinier cependant me retenait par la ceinture de mon pantalon, et bien m'en prit, car je m'endormis si profondément dans cette attitude, que sans lui je serais infailliblement tombé dans les flots où se noya l'altière Agrippine. Or, je ne nageais pas même comme elle. Je fus réveillé par une secousse qu'éprouva notre embarcation en heurtant un débris du pont de Caligula. De la barque, je ne fis qu'un saut dans une sédiole, petite voiture, qui passe là où une calèche n'aurait pas pu passer, et je partis à l'instant pour Cumes.

Je ferais peu de plaisir au lecteur en décrivant ces ruines que j'ai vues sans plaisir: c'est un amas de décombres avec lesquels l'imagination la plus complaisante ne saurait reconstruire le labyrinthe de Dédale, de fabuleuse mémoire, et auxquels ne se rattache aucune grande renommée historique: en fait de pierres, je n'aime que les pierres qui me parlent. Celle qui recouvrait la sépulture de Scipion n'eût pas été muette pour moi, peut-être l'aurais-je retrouvée à quelques lieues de Cumes, aux champs où fut Linternum, aujourd'hui Patria[38]; mais je ne m'en savais pas si près.

De Cumes revenant sur nos pas, nous montâmes à la Solfatarre, volcan qu'on dit près de s'éteindre, et qui semble toujours prêt à se rallumer, atelier où le soufre s'élabore continuellement, s'évaporant par les gerçures, par les crevasses dont la terre blanchâtre qui recouvre ce cratère est sillonnée; il se condense en aiguille et s'attache au premier solide qu'il rencontre. Sur cette croûte dénuée de toute végétation, je me sentais entre le ciel et l'enfer. Appliquais-je l'oreille aux soupiraux que les vapeurs se sont ouverts, j'entendais bouillonner les torrens souterrains; laissais-je tomber un corps pesant sur le sol, sa chute produisait sous mes pieds un retentissement pareil à celui d'un coup de canon tiré dans le lointain et répercuté par un corps sonore: je me croyais sur une mine près de faire explosion.

De là nous allâmes visiter le temple de Sérapis, monument qui fut magnifique, à en juger par les proportions de ses colonnes et par le diamètre de l'enceinte qu'elles dessinent. Mesure de la hauteur d'où les autres sont tombées, plusieurs d'entre elles sont encore debout. On me fit remarquer que leurs fûts portent jusqu'à une certaine élévation des traces vermiculaires dans lesquelles sont incrustées des coquilles. Ces indices, qui constatent l'action des vers marins, ne permettent guère de douter que les eaux de la mer n'aient long-temps recouvert ces belles ruines: la mer n'a toutefois apporté aucune altération aux marbres dont elles sont pavées.

Après une course aussi longue, j'avais besoin de repos. La calèche, que nous vînmes reprendre à Pouzzoles, nous ramena lestement à Naples. Il faisait assez jour encore pour que je pusse discerner les objets: je reconnus facilement pour la voiture de notre ambassadeur une voiture que je rencontrai; elle était attelée de deux chevaux magnifiques, qui lui avaient été donnés à son passage en Lombardie par le général Bonaparte, et flanquée de deux volanti, espèce de laquais qui suivent à pied le train des chevaux, comme autrefois en France le faisaient les levrettes, les coureurs et les chiens danois.

Monge ne pardonnait pas à un ministre de la république française ce luxe qui faisait de l'homme un chien à deux pates, et contrastait quelque peu avec les principes d'égalité qu'il professait trop sévèrement peut-être. C'était, au reste, le seul luxe que se permettait notre ministre, qui réduisait sa dépense à tel point, qu'il n'a jamais payé un rapporteur, ou, pour parler plus intelligiblement, lui espion, bien qu'il n'eut pas d'autre moyen, la plupart du temps, pour découvrir les projets de la cour contre la France et contre lui-même.

Un jour que je lui révélais un fait assez grave dont le hasard m'avait donné connaissance, comme il me témoignait sa surprise de me voir mieux instruit que lui, «Vous seriez au courant de toutes ces manoeuvres, lui dis-je, si vos agens vous servaient avec plus de zèle ou plus d'intelligence.—Mes agens! qu'entendez-vous par-là?—Eh! mais vos espions.—Mes espions! je n'en ai jamais usé et n'en userai jamais, s'il plaît à Dieu! Jamais ils ne me coûteront un sou, me donnât-on le quadruple de ce qu'on me passe pour cet article: c'est un moyen trop immoral.—Je conçois votre répugnance, général; et je vous féliciterais de n'y pas déroger, si les autres diplomates étaient aussi scrupuleux que vous; mais il n'en est pas ainsi. Or, en diplomatie comme en tactique, ne faut-il pas connaître avant tout le terrain sur lequel on marche? Ne faut-il pas savoir ce qui se fait sous terre? Vouloir faire de la diplomatie sans espions, c'est vouloir faire la guerre sans soldats.»

Ce n'était pas le moyen, mais la dépense qui lui répugnait.

CHAPITRE IV.

Voyage au Vésuve.—Herculanum.—Portici.—Pompéi.—Le tombeau de
Virgile.—Le lac d'Agnano.—La grotte du Chien.

J'ai parlé d'espions: les rapports de ceux dont la police napolitaine m'entourait, et à la tête desquels je devais mettre le domestique et le cocher qui me servirent pendant toute la durée de mon séjour à Naples, devaient fort rassurer le gouvernement sur le but véritable de mon voyage, et lui prouver que je ne m'occupais guère de lui que lorsqu'il s'occupait trop visiblement de moi. Excepté les heures que je passais à l'Opéra, mes heures les plus douces étaient, sans contredit, celles que j'employais à courir les champs, à chercher les vestiges des grands événemens, à étudier l'histoire sur ce terrain où elle est écrite par tant de monumens. Je n'y lisais pas non plus sans un vif intérêt les effets des grands phénomènes par lesquels la terre de Naples a été si fréquemment retournée. Comme la côte de Portici n'est pas moins riche, sous ce rapport, que celle de Pouzzoles, je ne négligeai pas d'y faire une excursion.

Talani me dirigea encore dans ce voyage, qui devait être plus long que l'autre, puisqu'il embrassait plus d'objets et une carte plus étendue que le premier. Il nous prit deux journées, l'une pour descendre dans Herculanum et visiter le Muséum de Portici; l'autre pour gravir le Vésuve et parcourir les fouilles de Pompéi.

Herculanum, qui est construit sur la lave, est à plusieurs toises au-dessous de la lave sur laquelle est construite Résina. Quoiqu'il y ait long-temps que l'on travaille à découvrir cette ville, on n'en voit qu'une très-petite partie, la nécessité de soutenir Resina, qui autrement s'écroulerait dans Herculanum, obligeant de combler les vieilles fouilles à mesure qu'on en ouvre de nouvelles, et dès qu'on en a extrait les objets qui peuvent en être transportés. C'est le théâtre qu'on déblayait alors: une partie de la scène seulement était visible. Pour y arriver il me fallut descendre à soixante-dix pieds sous le sol. Je fus frappé de la vivacité et de l'élégance des peintures dont ses murs étaient ornés, et particulièrement de certaines figures de danseuses, qui se dessinaient dans leurs divers compartimens. Je n'en parlerai pourtant pas plus au long, ces objets ayant été décrits et même copiés cent et cent fois.

Le même motif me dispense de promener le lecteur dans le Muséum de Portici, où sont recueillis les objets découverts tant à Herculanum qu'à Pompéi. Je dois dire toutefois que, parmi les fresques antiques qui s'y trouvent, il en est plusieurs qui me frappèrent par les idées ingénieuses et naïves qu'elles expriment.

N'est-ce pas là que j'ai vu, si je l'ai jamais vu, une jeune fille qui, la ligne à la main, assise sur un rocher, pêche, non pas des poissons, mais des amours qui se jouent autour de l'amorce, et se disputent à qui s'y prendra le premier? Je n'ai de ce tableau qu'un souvenir vague comme celui d'un rêve; peut-être même n'est-ce que le rêve d'une imagination moderne, de la mienne même. Il me semble néanmoins l'avoir vu ce symbole de la coquetterie, cette allégorie empreinte, à mon sens, de ce caractère de finesse et de justesse qui se retrouve dans certaines productions de l'antiquité, et particulièrement dans le tableau de cette marchande d'amours dont l'original est à Portici, composition que les modernes ont reproduite de tant de manières, composition aussi spirituelle et aussi gracieuse que la plus aimable fiction d'Anacréon.

Le voyage du Vésuve ne prend guère moins de huit heures, et l'exploration de Pompéi pas moins de quatre: voulant faire tout cela dans la même journée, nous couchâmes à Portici, au pied du volcan.

Par une mesure très-sage, le gouvernement napolitain ne donne qu'à des gens dont il est sûr le privilège de conduire au cratère les voyageurs, de la tête desquels ils répondent sur la leur. Ces bonnes gens, qui se chargent de pourvoir à tout, vinrent nous réveiller le lendemain avant le jour. Comme la famille qui m'avait donné l'hospitalité devait être de la partie, les abords du Vésuve étant inaccessibles aux voitures et peu praticables pour les chevaux, ils amenèrent autant de montures qu'il en fallait pour toute la société, où l'on comptait ainsi autant d'ânes que de personnes. Ces précautions étaient commandées par la nécessité: la course devait être longue, et la chaleur pouvait être excessive.

Après quelques heures de marche à travers les laves et les scories qui roulaient sous les pieds de nos quadrupèdes, sans toutefois les faire broncher, nous parvînmes à la région des cendres. Il était jour. Tournant le dos à la montagne aride qui nous restait à gravir, nous portâmes alors nos regards sur le golfe de Naples dont ils embrassaient toute l'étendue; sur cette mer d'où sortent les îles verdoyantes d'Ischia, de Nisita, de Procida et de Capri au front chauve et sourcilleux comme celui du tyran qui l'habitait; sur cette mer qui, unie en ce moment comme une glace, réfléchissait l'azur du ciel le plus pur et toute la splendeur du soleil levant.

L'admirable tableau que celui à qui les côtes riantes de Baja et de
Sorrento servent de cadre, et autour duquel se dessinent les quais de
Naples et de Portici!

Après avoir respiré quelque temps l'air délicieux du matin, satisfaite de ce qu'elle voyait, la majeure partie de la troupe, effrayée de la fatigue qu'il fallait se donner pour monter plus haut, prit la route de l'ermitage où nous devions nous réunir pour déjeuner. Quant à moi, plus stimulé qu'épouvanté par les difficultés, je persistai dans la résolution de gravir jusqu'au cratère, et accompagné de deux guides, je poursuivis mon chemin à travers les cendres.

Rien de laborieux comme la marche dans ces cendres où je m'enfonçais jusqu'à mi-jambes, et qui s'éboulant sous mes pieds, me faisaient perdre à chaque pas la moitié de l'espace que je venais d'enjamber. Dieu sait que de temps il m'eût fallu, tout alerte que j'étais, pour arriver par ce chemin mouvant au sommet de la montagne qui devenait de plus en plus escarpée, si mes deux compagnons ne m'eussent prêté aide et appui. Pour ces hommes robustes et adroits, et dont les pieds offraient à la cendre une surface au moins double des miens, courir où je pouvais à peine marcher, avancer où je ne pouvais m'empêcher de reculer, n'était qu'un jeu. Me plaçant entre eux deux, l'un, à la ceinture duquel j'étais accroché, m'entraînait en avant, et l'autre, me soutenant les reins, me poussait par derrière; si bien qu'en moins d'une heure je parvins au sommet du Vésuve.

Il était calme alors; et comme le soleil donnait à plomb dans le cratère, mes regards plongèrent sans difficulté dans toute la profondeur de cet immense entonnoir. Je n'y vis rien que de la cendre à travers laquelle s'échappaient des fusées d'une fumée blanchâtre et légère. J'espérais en voir davantage: les contours de ce cône, quoi qu'il ne fût pas coupé parallèlement à l'horizon, me paraissant praticables, je déclarai vouloir en faire le tour. Quand j'aurais annoncé la volonté de descendre dans l'abîme, mes guides ne m'auraient pas étourdi de cris plus lamentables. Observations, supplications, larmes même, ils employèrent tout pour me faire renoncer à cette résolution, et voyant qu'ils n'y pouvaient réussir, ils me quittèrent en déclarant qu'ils n'étaient plus responsables des accidens qui m'arriveraient, et en me recommandant à Dieu et surtout à saint Janvier.

Je n'ai pas éprouvé deux fois un sentiment pareil à celui qui s'empara de moi quand seul, du haut de ce belvéder colossal, je promenai mes regards sur un horizon qui n'avait de bornes que celles où la faiblesse de mes organes le circonscrivait. Le Mont-Cénis est beaucoup plus élevé que le Vésuve. Arrivé là, je me savais bien haut; mais ma raison seule me le disait. Au sommet du Vésuve, que rien ne domine, je voyais une contrée immense se déployer autour et au-dessous de moi comme une carte de géographie. Je ne puis dire à quel point ce spectacle exaltait ma pensée. Et de quel bien-être je jouissais dans cette atmosphère si légère et si pure! mes organes semblaient s'y perfectionner: je respirais avec plus de facilité; j'entendais avec plus de finesse: rien n'échappait à mes regards dans cette vaste scène frappée dans tous ses détails par les rayons du soleil qui m'éclairait sans me brûler.

Trois quarts d'heure de marche me ramenèrent sans accident au point d'où j'étais parti. Au fait, je n'avais couru aucun danger. Le sol sur lequel j'avais marché était aussi ferme que le chemin le plus fréquenté, et ne m'avait offert aucune gerçure assez large pour que je ne pusse pas la franchir sans élan.

Le tour du cratère achevé, je me dirigeai vers Monte-Somma où se trouve l'ermitage. Une vallée sépare ce volcan éteint du volcan très-allumé d'où je descendais par une pente presque perpendiculaire. La tête en arrière, les jarrets tendus, le corps raide, et pesant tout entier sur les talons, je descendis promptement et sans fatigue cette pente, en me laissant glisser avec les cendres mises en mouvement par mon propre poids.

Formée d'une lave aride et raboteuse, la superficie de cette vallée ressemble à celle de la boue durcie par la gelée; elle me rappelait aussi une de celles que Dante a décrites. J'étais là seul, absolument seul. Depuis deux heures je n'avais pas vu une créature animée. Un lézard tout à coup s'offre à moi. Ce ne fut pas sans une douce émotion, je l'avoue, que je rencontrai cet être doué de la faculté de sentir et de se mouvoir; ce n'est pas sans un vif plaisir non plus que j'aperçus le premier brin de verdure qui pointait à travers ce sol brûlé. Ce plaisir est celui qu'apporte la première gorgée d'eau à un palais desséché par la soif. Sans trop m'en rendre compte, j'étais attristé par l'absence des êtres organisés. Par la même raison, le chant du premier oiseau que j'entendis fut pour mon oreille une musique délicieuse; ce n'était pourtant que le cri d'un moineau.

Le silence de cette vallée maudite n'est pourtant pas si absolu qu'il ne soit interrompu quelquefois, mais c'est par des détonations qui se font dans les entrailles du volcan. J'entendis plusieurs fois ce bruit formidable; plusieurs fois pendant mon trajet il ébranla le terrain sur lequel je courais. À en croire les guides, c'étaient des symptômes d'une éruption prochaine. Le Vésuve ne sortit pourtant que plusieurs années après du calme qu'il gardait déjà depuis plusieurs années[39].

Comparativement au Vésuve, Monte-Somma est un paradis terrestre. Revêtu de quelque verdure, il est ombragé de quelques arbres sous lesquels l'ermite s'est établi. Le déjeuner était prêt; j'y fis honneur. Sept heures de fatigue n'étaient pas nécessaires à l'assaisonnement des provisions que nous avions apportées, mais elles m'eussent fait trouver délicieuse la cuisine de l'ermite, si détestable qu'elle soit. Je m'accommodai même de ses oeufs, qui n'étaient pas des plus frais. Mais je ne pus m'accommoder de son vin, quoiqu'il l'ait baptisé du nom de Lacryma Christi. Si le Christ a jamais répandu de pareilles larmes, ce ne peut être que dans l'accès d'une douleur bien amère. Je ne sache guère que le Falerne de plus détestable que la liqueur ou plutôt la lie épaisse et brune qui remplissait une bouteille qu'il nous apporta avec solennité et qu'il nous fit payer en conséquence du prix qu'il affectait d'y mettre. Heureusement nous étions-nous pourvus d'excellent Malaga; nous en fîmes notre ordinaire.

L'ermite, ou l'individu à qui l'on donnait ce nom, était un drôle de cinq pieds six pouces pour le moins. Un froc qui lui tombait un peu au-dessous du jarret, et laissait voir nues ses jambes nerveuses, ne lui donnait rien moins qu'un air respectable. Son teint enluminé, sa barbe noire, son regard assuré, étaient d'un pécheur plus que d'un pénitent; aussi se trompe-t-on quand on prend ces gens-là pour des anachorètes. Ce sont des séculiers, qui n'ont du moine que l'habit, et que le gouvernement autorise à demeurer là, soit pour recevoir les étrangers, soit pour lui rendre compte de l'état du volcan. Plus d'un aventurier français s'est accommodé de cette place: celui qui nous reçut était Picard. Nos comptes réglés à sa satisfaction, il nous invita à ne pas partir sans avoir inscrit nos noms sur son registre. Il est peu de voyageurs qui, à cette occasion, n'aient consigné là quelque réflexion, soit sur le but, soit sur le résultat de leur voyage. Par déférence pour cet usage moins peut-être que par taquinerie, je griffonnai sur ce livre, que je savais devoir être présenté à la police, des vers dont voici à peu près le sens:

     Soldat du fier Bonaparte,
     Avec l'altier panache où resplendit sa gloire,
     Au sommet du Vésuve aujourd'hui j'ai porté
     Les trois couleurs de la victoire,
     Les couleurs de la liberté.

La voiture m'attendait à Portici. Elle m'eut bientôt conduit à Pompéi.

La plus grande partie de cette ville que les Français devaient exhumer était encore ensevelie sous les cendres. L'activité avec laquelle Charles III avait commencé ce déblai n'avait pas été imitée par Ferdinand. Le petit nombre d'ouvriers qu'il y avait d'abord employés avait été retiré insensiblement. Il n'y en avait plus un seul quand j'entrai dans ces ruines.

Sans empiéter sur les droits des naturalistes, puis-je dire mon sentiment sur les causes de la catastrophe dans laquelle disparut Pompéi? Elle me semble provenir uniquement des cendres délayées dans de l'eau non bouillante que le Vésuve rejette quelquefois après avoir vomi ses dernières laves. Cela seul peut expliquer la facilité de cette matière à s'insinuer dans toutes les cavités des édifices qu'elle recouvre, et l'exactitude avec laquelle enveloppant les formes des objets qu'elle rencontre elle les reproduit avec la fidélité d'un moule, telle que cette empreinte d'un sein de femme qu'on admire à Portici. Cela peut expliquer encore la parfaite conservation de certains objets demeurés intègres dans cette boue consolidée et que l'action de l'eau bouillante eût infailliblement altérée. Il faut aussi que cette éruption se soit faite avec une effroyable rapidité, puisque les squelettes qu'on a retrouvés dans les fouilles de Pompéi étaient debout et semblaient avoir été surpris dans leur fuite.

Les maisons de Pompéi, toutes faites à peu près sur le même modèle, sont petites, mais distribuées avec goût et décorées avec élégance; leurs murs sont revêtus de peintures à fresque auxquelles le temps n'a pas tout-à-fait enlevé leur éclat, puisqu'il suffit d'un seau d'eau pour les raviver; elles sont pavées généralement en mosaïque. À l'entrée de quelques vestibules est figuré en mosaïque aussi un chien monstrueux, et dans tous on lit sur le seuil de la porte ces paroles que le maître de la maison adresse depuis tant de siècles à quiconque se présente: Salve hospes, salut à l'hôte, paroles qui semblent aujourd'hui sortir d'un tombeau.

Après avoir parcouru les rues désertes de cette ville muette, après avoir visité dans tous ses recoins le temple d'Isis, le théâtre, l'amphithéâtre, le camp des soldats, le palais de Diomède, la villa qui peut-être appartenait à Cicéron qui, comme le marquis de Carabas, avait des propriétés partout, je songeai à revenir à Naples. Comme pour rejoindre ma voiture je traversais un champ de vignes, j'y remarquai des pignons en brique et en mortier qui perçaient le sol. Il se pourrait bien que ce fussent ceux de quelques unes des maisons déblayées depuis par le roi Joseph ou par le roi Joachim, qui mirent aussi leur gloire à finir ce que Charles III avait si glorieusement commencé.

J'aurais bien désiré voir les temples de Pestum. Mais les bandits, et l'aria cattiva plus redoutables qu'eux, infestaient la contrée où sont ces ruines. Y aller en septembre, c'est aller chercher la fièvre, et je ne m'en souciais guère en songeant à l'état déplorable où elle avait mis mon pauvre camarade. Je n'entrepris donc plus d'autre incursion que celle qui devait me faire connaître quelques parties des champs Phlégréens, que je n'avais pas eu le temps de voir dans mon premier voyage, telles que le lac d'Agnano, les pisciarelli, le stuffe (les étuves) de San Germano et la grotte du Chien, qui sont à peu de distance de Pouzzoles.

Il me fallut traverser de nouveau le Pausilippe. Avant d'y entrer, je me détournai un peu du chemin pour aller faire une station au tombeau de Virgile ou sur les ruines qu'on décore de ce nom. Rien de remarquable dans cette cave remplie de décombres et dont la voûte est couverte de broussailles. Rien de remarquable non plus sur le monticule sous lequel elle est ensevelie. J'y cherchai vainement ce laurier qui, dit-on, se reproduit depuis tant de siècles sur la cendre du prince des poëtes. C'est là, me dit mon cicerone, en me montrant une place vide et non pas nette; et, sous des herbes brûlées par le soleil, je découvris, non sans peine, un chicot de bois sec gros comme le petit doigt, et, non sans peine, une feuille de laurier plus sèche encore. Était-ce la dernière, était-ce la seule qu'eût portée cet avorton? Je la recueillis religieusement, et l'envoyai à Legouvé, qui peut-être ne l'a pas reçue, car il ne m'en a jamais parlé.

En passant par Pouzzoles, Talani ne négligea pas de nous procurer un chien, pauvre animal aux dépens duquel le gardien de la grotte à laquelle il donne son nom démontre aux voyageurs la propriété délétère du gaz qu'elle exhale; pauvre animal qu'il tue et ressuscite, pour vous amuser, avec autant d'indifférence qu'il éteint et rallume une chandelle et qu'il décharge un pistolet dont il a soin de se munir aussi.

On conçoit, d'après cela, qu'à Pouzzoles un chien soit une propriété utile, un fonds qui rapporte; aussi les paysans spéculent-ils sur cette expérience, et vous louent-ils pour un écu leur meilleur ami. Mais les chiens qui, là, ont autant d'esprit qu'ailleurs, ne portent pas le dévouement jusqu'à se prêter deux fois à cette spéculation; rien de plus difficile que de rattraper ceux qui ont déjà fait une fois le voyage. Au bruit d'une voiture, ils disparaissent tous. Celui qu'on nous livra se fit chercher pendant plus d'une demi-heure.

Lorsque nous arrivâmes au lac d'Agnano, le soleil avait parcouru plus des trois quarts de sa course, et déjà se cachait derrière les montagnes qui forment le bassin de ce vaste réservoir. Sans trop rembrunir la verdure, il amortissait l'éclat de quelques côtes blanchâtres que la végétation ne recouvrait pas. De brûlant qu'il avait été, l'air devenait tiède; et le ciel, toujours pur, le beau ciel d'Italie se réfléchissait dans les eaux limpides que le vent du soir ridait à peine.

Je ne puis exprimer le charme que j'éprouvais à contempler ce tableau paisible. Ce n'est pas sans contrariété que je me sentis arracher à ma rêverie par le physicien de service, qui ne concevait pas qu'on pût s'occuper là d'autre chose que de l'expérience qu'il allait répéter pour la centième fois, et qui d'ailleurs était pressé d'en finir avec le chien qui le mordait.

Nous entrons enfin dans la grotte dont il tient la clef; tout s'y passa comme à l'accoutumée. La chandelle qu'il alluma finit par s'éteindre après avoir perdu graduellement son éclat, à mesure qu'il la rapprochait du sol; le pistolet qui, au niveau de la terre, n'avait pas fait feu, placé à dix pouces au-dessus, avait détonné; par la même cause, le chien, après s'être débattu, tomba dans une immobilité absolue. Il n'en serait jamais sorti si on ne se fût pressé de le porter au bord du lac. L'eau dont on l'inonda le rappela à la vie, mais non sur l'heure. Les pulsations du coeur ne se rétablirent que petit à petit. Il bâilla d'abord, puis il éternua, puis il ouvrit les yeux, puis il étendit ses pates, puis il fit quelques efforts pour se relever, et retomba; puis s'étant traîné jusqu'à l'eau et ayant bu, il se leva tout-à-fait, secoua les oreilles, prit sa course et disparut.

Ce pauvre animal avait passé par toutes les angoisses de l'asphyxie. Elles sont terribles, ainsi que l'a certifié je ne sais quel Anglais, qui, faute d'autre animal, fit l'expérience sur lui-même.

Cependant la nuit était venue. La lune montait sur l'horizon, et répandait une douce clarté sur ce site mélancolique. Je retombai dans ma rêverie pour n'en sortir qu'au théâtre de Saint-Charles, où je revis, pour la dixième fois, Gonzalve de Cordoue que je n'entendis pas plus qu'à l'ordinaire.

CHAPITRE V.

Le camée.—Le docteur Cirillo.—Mission pour Maïna.—Adieux à Naples.—Caserte.—Minturne.—Mola di Gaëte.—Rêve qui n'en est pas un.—Les marais Pontins.—Alba.—Rome.

Je rentrai cette fois à Naples pour n'en plus sortir que le jour où je lui ferais mes adieux, pour toujours peut-être! qu'on me pardonne cette expression d'un regret sincère. Je passais là si délicieusement mon temps que je n'étais pas obligé d'employer! Tout au présent qui m'environnait des merveilles de la nature et des arts, ravi de tout ce que je voyais, de tout ce que j'entendais, de tout ce que je sentais même, du spectacle d'un ciel toujours pur, d'une mer toujours tranquille, du charme d'une mélodie qui se reproduit jusque dans les chants improvisés par le peuple, du parfum des fleurs plus suave dans cette contrée que dans aucune contrée de l'Europe; j'aspirais le plaisir par tous mes sens, je le savourais de toutes les facultés de mon âme; si j'avais eu à Naples ce qui m'était plus cher que Naples, je n'en serais sorti de ma vie.

Le plaisir qu'on éprouve loin de ceux avec qui on voudrait le partager, est toujours mêlé d'une secrète amertume. Tout en appréciant les heures qu'il enchante, on a quelque impatience de les voir finir, comme on désire arriver au terme de sa course, si fleurie que soit la route qui vous y conduit.

Je désirais donc me remettre en route. Mais il ne m'était pas possible de déterminer l'époque de mon départ. Hacquart était toujours au lit; un moment même sa fièvre avait pris un caractère si pernicieux que j'avais craint qu'il ne succombât. Sorti de cette crise, il était hors de danger, mais non pas hors de maladie. L'abandonner dans cet état, c'eût été provoquer une rechute. Il me priait, me suppliait de ne pas partir sans lui. En effet, sans moi que deviendrait-il? il ne connaissait personne à Naples, si ce n'était moi et son médecin, si ce n'était le citoyen Arnault et le docteur Cirillo.

Cirillo! que de souvenirs réveille ce nom-là! Il n'en est pas de plus honorable. On sait quelle affreuse catastrophe a terminé sa vie; on sait que la première restauration napolitaine osa frapper d'un arrêt de mort cet homme qui, soit comme médecin, soit comme magistrat, consacra tous les momens de son existence au service de l'humanité; on sait qu'un infâme supplice fut la récompense du dévouement qui, malgré sa répugnance pour le pouvoir, ne lui avait pas permis de refuser les hautes fonctions auxquelles l'estime des Français et celle de ses compatriotes l'avaient appelé pendant la courte durée de la république parthénopéenne; on sait enfin avec quel dédain il refusa sa grâce, qui lui était assurée s'il consentait à désavouer comme un crime l'acte de résignation que lui avait inspiré un effort de vertu.

Je ne m'étendrai donc pas sur ces faits, qui d'ailleurs sont postérieurs à l'époque où je le voyais tous les jours. Mais je dirai que Cirillo, reconnu dès lors pour un des plus habiles médecins de l'Europe, donnait tous ses soins à mon pauvre camarade, qu'il fut pour lui ce que Jésus fut pour Lazare, et même plus, car, bien que ses ressources fussent moins étendues, il opéra une résurrection tout aussi complète.

Les événemens ont manifesté depuis tout ce qu'il y avait de grand dans son âme. Cette circonstance me révéla tout ce qu'il y avait de bon dans son coeur. S'affectionnant à son malade en raison de la gravité de la maladie et aussi de l'isolement où il se trouvait par suite de mes courses, il venait le voir autant pour le consoler que pour le médicamenter, et n'était pas moins le médecin du moral que celui du physique.

Lors de ses visites, quand je me trouvais près du malade, je faisais tout ce qui dépendait de moi pour en prolonger la durée; et je ne remarquais pas sans quelque orgueil qu'il ne semblait pas porté à l'abréger. J'eus avec lui plus d'une conversation, mais dans notre langue, car il s'en fallait de beaucoup que je parlasse l'italien comme il parlait le français. Je n'ai rencontré dans qui que ce soit plus de savoir uni à moins de présomption, et plus de rectitude unie à un esprit plus étendu. Ses opinions sur les objets les plus graves, soit en morale, soit en politique, étaient absolument les miennes; mais il me le prouvait plus qu'il ne me le confiait. L'aveu qu'il ne me faisait pas se retrouvait dans toutes ses actions, aveu que je craignais presque de provoquer. Cirillo était médecin de la cour, et de quelle cour! Je sentais tout ce que cette place lui prescrivait de circonspection, et j'en faisais la règle de la mienne.

Pendant que Hacquart guérissait, je passais avec des artistes le temps où je n'étais pas près de lui. Quand le spectacle ne m'offrait rien d'attrayant, j'allais voir les Coltelini, famille aimable, composée de deux soeurs dont l'une, non moins recommandable par ses qualités que par ses talens, après avoir pris rang parmi les virtuoses du théâtre de Naples, fut épousée par un riche négociant à qui elle avait inspiré autant d'estime que d'amour; et l'autre, cantatrice moins brillante, mais néanmoins habile musicienne, était, indépendamment de cela, une femme excellente. Dieu sait à quelles épreuves je mettais sa complaisance, et combien de partitions je lui ai fait déchiffrer! Ces dames avaient un frère qui tournait les vers avec facilité et avec grâce. C'est lui qui composa la canzonetta sur laquelle Millico a fait la délicieuse musique que Garat chantait avec une expression si suave.

Le matin je ne sortais guère que pour aller à un atelier, celui de Mme Talani, femme du cicerone dont j'ai parlé. Voici quel intérêt m'amenait là: cette dame travaillait la pierre dure avec habileté, et gravait sur l'onix des portraits fort ressemblans. On m'avait engagé à lui laisser faire le mien, je m'y prêtais. Ce travail est assez long; mais heureusement n'exige-t-il pas jusqu'à la fin la présence de l'original. La tête une fois ébauchée en cire, on la reproduit en pierre, d'après ce modèle qu'on ne peut pas exécuter avec trop de soin.

Mme Talani travaillait avec ardeur à ce camée. Quelque peine qu'elle se donnât, elle ne put pourtant pas l'achever avant mon départ. Après le lui avoir payé, je partis donc, en la priant de le remettre à notre secrétaire de légation, qui se chargea de me le faire parvenir à Paris.

Raconterais-je la suite de mes relations avec cette dame? Pourquoi pas?
Indépendamment de ce qu'elles sont honorables pour cette artiste, elles
ont un caractère romanesque assez singulier pour qu'un Molière ou un
Marivaux du vaudeville en fasse son profit.

Revenu de Naples depuis plus de dix-huit mois, et n'ayant pas entendu parler de ce camée, je regardais mon argent comme perdu, et je n'y pensais plus, quand je reçus avec une petite boîte une lettre écrite en italien, et conçue à peu près en ces termes: «Que pensez-vous de moi, Monsieur? Vous avoir fait attendre plus d'un an un travail dont j'avais reçu le prix! Voici l'explication de ce fait. Votre camée, exécuté sur la pierre que vous avez choisie, était fini; je me disposais à vous l'envoyer quand il m'a été volé. Jugez de mon chagrin. Quel remède à cela? En faire un autre. Vous trouverez dans la boîte jointe à cette lettre un second portrait que je vous prie d'agréer en échange de celui que je vous devais, et dont vous auriez été satisfait, j'en suis certaine.

«Maria-Theresa TALANI.»

J'y trouvai en effet un camée bien empaqueté dans du coton. La pierre en était moins belle que la première; la ressemblance y était moins exacte; mais en pareille circonstance on n'y regarde pas de si près. Je le donnai à qui il appartenait.

Deux ans après, ce camée dormait encore dans le coton, quand quelqu'un remit à ma femme, de la part d'une dame qu'elle avait connue dans son enfance, et que depuis elle avait perdue de vue, un camée à peu près semblable. «Si vous y trouvez la ressemblance que j'y trouve, il vous appartient», lui fit-elle dire par l'ami commun qu'elle avait chargé de cette commission.

Ce camée, signé Talani, était en effet le mien. Comment avait-il passé dans les mains de Mme Marmont, aujourd'hui duchesse de Raguse, car c'est elle qui le rendait si gracieusement à sa première destination? Voici ce que m'a raconté à ce sujet ce pauvre Allard en nous le remettant.

Pendant un séjour qu'elle avait fait à Milan, où son mari avait eu le commandement après la bataille de Marengo, Mme Marmont désirant compléter, pour s'en faire un collier, une collection de camées représentant les premiers Césars, et n'en ayant que onze, faisait chercher de tous côtés celui qui lui manquait pour compléter sa douzaine. Un jour on le lui apporte à sa toilette: «Madame, lui dit le brocanteur, voilà votre Titus, ou votre Néron, votre empereur.—Un empereur, cela! dit-elle à Allard; qu'en pensez-vous?—Je pense que c'est un empereur, s'il y en a un qui ressemble à Arnault.—C'est ce que je pense aussi. Tâchez donc de me trouver une autre tête, dit-elle au marchand. Je garde néanmoins celle-ci, mais ce n'est pas pour moi.» On sait le reste.

J'aime à raconter ce fait; il signale à la fois un bon coeur et un esprit aimable. Mais par quel hasard étais-je ainsi devenu objet de commerce? Mon cicerone manquait d'ordre. Dans un pressant besoin peut-être aura-t-il fait monnaie de ma tête, et, de revendeur en revendeur, je serai passé entre les mains de celui qui a eu de moi plus que je ne valais.

Quoi qu'il en soit, ma femme possède ces deux portraits, qui ne se ressemblent guère, mais qui, dit-on, me ressemblent, et sont venus de Naples se rejoindre à Paris dans le même écrin par des chemins bien différens.

Il y avait long-temps que j'avais rompu tout rapport avec l'ambassadeur, quand on m'apporta une lettre de sa part. Cette lettre venait de Corfou. Elle était de Digeon, qui m'envoyait un arrêté par lequel le général Bonaparte me chargeait d'une mission auprès du bey de Maïna, et pour laquelle il m'adjoignait un médecin corse nommé Stephanopoli, Grec d'origine. Cette mission, sous l'apparence de répondre aux prévenances des Maïnotes, pouvait bien avoir pour but de préparer l'émancipation future de l'ancien Péloponèse. Le concours de Stephanopoli m'eût été d'autant plus utile à cet effet, que j'ignorais absolument le jargon des descendans d'Agésilas et de Lycurgue, qui lui était très-familier. Je serais revenu sur mes pas pour la remplir, si le terme fixé par le général n'eût été passé depuis long-temps. D'ailleurs, comme il m'annonçait qu'à mon retour de Maïna il me ferait revenir par l'Italie, je crus ne pas contrarier ses idées en anticipant sur l'époque de mon rappel[40].

Le docteur Cirillo ne trouvant plus d'inconvénient à ce que le convalescent qui, depuis quelques jours sortait en voiture, entreprît le voyage de Rome, nous nous arrangeâmes pour le faire de concert avec M. Bidois, banquier de Paris, qui avait été chargé de recouvrer les contributions qu'en vertu des traités la cour de Naples devait payer à la France. Ce banquier, homme fort aimable, voyageait avec une dame fort belle et au moins aussi aimable que lui: c'était sa femme.

La chose convenue, je m'adressai à notre ministre pour avoir un passeport du ministère napolitain, service qu'il me rendit avec empressement; je lui offris, en reconnaissance, de me charger de ses dépêches pour Rome et pour Florence, offre qu'il accepta avec empressement aussi; et le 12 septembre, chargé de son esprit, je me suis mis en route pour la capitale du monde.

Comme il nous fallait traverser les Marais-Pontins, et que l'on ne fait pas ce trajet sans se prémunir contre la fièvre, le bon docteur avait indiqué à son client quelques préservatifs. «Et vous, me dit-il obligeamment, vous ne feriez pas mal de prendre aussi quelque précaution.—Et laquelle, docteur?—Quelques grains de tartre stibié.—Quelques grains d'émétique! Me donner une maladie certaine pour éviter une maladie douteuse!—L'émétique vous répugne donc bien fort?—Il me tue.—Munissez-vous alors du meilleur vin possible, du vin de Bordeaux le plus vieux.—Cette médecine-là ne me répugne pas. Je vous promets de me conformer à l'ordonnance. Je vous dirai même, entre nous, que c'est un régime auquel je me suis mis dès long-temps, par instinct sans doute.

Ce bon docteur sourit à mon hygiène, et nous quitta en nous souhaitant un bon voyage. En échange, nous lui souhaitâmes tout le bonheur que méritait le meilleur des hommes. Deux ans après pourtant… je n'imaginais pas que les larmes pussent jamais me venir aux yeux en me rappelant ces adieux-là.

Le premier préservatif qu'il m'avait prescrit est au reste tellement en usage dans le pays de Naples et dans les États romains, que peu de personnes sortent sans avoir sur elles de l'émétique dosé. Éprouve-t-on la plus légère incommodité en promenade? vite on court au premier ruisseau; on y puise de l'eau dans le creux de sa main, et l'on avale sur place le spécifique qu'on y a délayé; et l'effet produit, on continue sa route comme si de rien n'était. C'est ainsi que Talani en usait et me proposait d'en user dans nos courses. Ouvrant à chaque pas son portefeuille, per l'aria cattiva, me disait-il, en m'offrant une prise d'émétique comme on offre une prise de tabac.

De Naples nous nous rendîmes à Capoue, dont les délices ne nous retinrent pas si long-temps qu'Annibal, car nous n'y restâmes que le temps nécessaire pour changer de chevaux; avant d'y arriver nous nous étions détournés de la route pour aller voir Caserte, édifice construit avec les marbres les plus rares, décoré avec les statues et les tableaux les plus précieux, palais où rien ne manquait, excepté des meubles. Ceux de l'appartement du roi et de la reine, qui couchaient dans la même chambre, étaient des plus mesquins; deux petits lits en tombeaux semblaient y avoir été oubliés et s'y perdaient dans l'immensité.

Sur les rayons d'une bibliothèque peu nombreuse, je trouvai les oeuvres complètes d'un auteur français.—Les oeuvres de Voltaire?—Non.—De Buffon?—Non.—De Rousseau, de Montesquieu?…—Non, non, non; les oeuvres complètes d'Arnaud-Baculard. Dans un cabinet était un mauvais tableau où la reine Caroline d'Autriche, en costume tragique, contemplant avec plus de fureur que d'attendrissement les bustes de Louis XVI et de Marie-Antoinette, leur promettait vengeance en fort mauvais vers inscrits sur un ruban qui lui sortait de la bouche. Ce tableau, aussi mal peint qu'il était mal conçu, me parut une véritable profanation, une ridicule parodie d'un sentiment aussi noble que naturel.

Nous avions calculé notre marche de façon à traverser le lendemain les Marais-Pontins après le lever du soleil. Nous allâmes en conséquence coucher à Mola di Gaëte. Avant d'y arriver, on traverse le Garigliano (l'ancien Liris), petit fleuve dont les eaux forment les marais d'où sortait Minturne, et dans la fange desquels Marius chercha un asile contre la proscription. Quand je traçais cette scène terrible, je ne m'imaginais pas voir jamais le théâtre où elle s'était passée.

Cette contrée est illustrée aussi par un autre événement non moins tragique. C'est aux environs de Mola, autrefois Formiæ, que Cicéron proscrit fut assassiné.

À Mola, nous descendîmes dans une vaste auberge où nous soupâmes assez bien et fort gaiement avec l'aimable ménage qui faisait route avec nous. Le sujet de la conversation pendant une partie du repas avait pourtant été assez triste. Les postillons nous avaient raconté force histoires de bandits, exagérant le danger peut-être, pour nous détourner de l'idée de voyager de nuit. «À propos, dis-je à un domestique que j'avais pris à Naples, ayez soin de tirer les armes de notre voiture et de les mettre dans ma chambre: surtout n'oubliez pas le tromblon; car s'il prenait à ces Messieurs fantaisie de nous faire visite cette nuit, encore faudrait-il avoir de quoi répondre à leur politesse.»

Sur ces entrefaites, le staliere étant venu prendre nos ordres: «À quatre heures du matin les chevaux, dit Bidois; ayez soin aussi de m'éveiller à cette heure, en frappant à la porte n° 4; je me charge, moi, d'éveiller ces Messieurs.»

Pour comprendre ce qui va se passer, il faut avant tout connaître les localités. Toutes les chambres de l'auberge communiquaient les unes avec les autres par des portes garnies des deux côtés de verrous que chacun pouvait fermer à volonté, et elles avaient toutes sortie sur un corridor commun. Le souper fini, nous nous retirâmes dans nos chambres dont nous laissâmes les communications ouvertes dans l'intérieur, mais que nous fermâmes à la clef du côté du corridor. La chambre de Bidois portait, ainsi qu'on l'a dit, le n° 4, et celle que j'occupais avec Hacquart, le n° 1.

Dans cette chambre étaient deux lits, l'un près de la fenêtre, dans lequel Hacquart se coucha; l'autre où je me blottis était près de la porte, laquelle donnait sur le corridor: tout près de moi, sur une commode, on avait déposé nos armes.

Plongé dans le sommeil de l'insouciance qui n'est pas moins profond que celui de l'innocence, je faisais le plus doux des rêves, quand tout à coup j'entends à mon chevet un bruit formidable: on enfonçait la porte qui paraissait près de céder. Me jeter à bas du lit, me saisir du tromblon, et le diriger machinalement vers le point menacé, fut l'affaire d'un moment. «Que faites-vous?» me crie Hacquart, qui ne dormait pas, et à qui le crépuscule permettait de voir ce qui se passait. À ses cris, toujours endormi, je me retourne de son côté, et croyant que là était le point d'attaque, je braque sur lui l'arme terrible. Heureusement Bidois survient-il, «Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce que c'est?—C'est lui qui veut me tuer.—Je veux tuer les bandits.—Où diable voyez-vous des bandits?—Cette chambre en est pleine.—Il n'y en a que dans votre tête.—Ils ont enfoncé la porte.—Enfoncez-vous dans votre lit, si vous ne voulez pas gagner un rhume, car vous n'êtes nullement équipé pour faire la guerre avec des armes à feu», ajouta Bidois en éclatant de rire. C'était vrai.

La fraîcheur du carreau cependant m'avait réveillé. Comme il faisait tout-à-fait jour, jetant les yeux sur moi, je reconnus que je n'étais pas plus vêtu que l'Apollon du Belvédère, au manteau près, et pas plus cuirassé que le Léonidas de David. Déposant donc les armes, sans répliquer, je remonte dans mon lit et me rendors d'un si bon somme qu'on eut grand'peine à me réveiller quand il fallut partir.

D'où venait tout ce bruit? de l'erreur du valet, qui au lieu de frapper au nº 4, avait frappé au n° 1, et réveillé ainsi les idées qu'avait fait naître en moi la conversation de la veille. Nous rîmes beaucoup le lendemain de ce rêve qui n'en était pas tout-à-fait un. Hacquart se félicita d'avoir échappé à la décharge du tromblon. On verra par la suite qu'il n'était pas le seul que cette arme terrible avait menacé.

À peu de distance de Mola, sur la route d'Itri, sont des ruines consacrées par le nom de Cicéron. Le nom de ce grand citoyen vit encore là dans toutes les mémoires, il est encore là dans toutes les bouches, même dans celle des paysans. Ces ruines ne sont pas toutefois celles de sa maison, qui était plus proche de Gaëte, mais celles du monument que lui éleva la piété de ses affranchis sur le lieu même où il tendit la gorge au poignard des sicaires d'Antoine.

Conformément à nos calculs, après avoir passé Terracine, et reconnu le rocher de Circée, nous traversâmes les Marais-Pontins lorsque le soleil était à son plus haut degré d'élévation. Je ne pouvais concevoir, en voyant les visages blêmes des habitans de cette contrée, qu'un individu qui n'y est pas contraint y résidât. La santé semble n'être là le partage que des buffles, animaux stupides, errans par troupeaux dans les fanges, moins stupides toutefois que les hommes, puisqu'ils y engraissent.

Cette route est fort unie; on la franchit rapidement, mais trop lentement encore au gré des voyageurs. Il nous avait été expressément défendu par le docteur de manger et de dormir pendant ce trajet. L'appétit m'étant venu, je mangeai; l'envie de dormir s'étant fait sentir, je dormis, et je n'en arrivai pas moins bien portant à Rome, où mon pauvre camarade fut repris plus fortement de sa fièvre, quoiqu'il n'eût ni mangé ni dormi.

Je ne traversai pas Albano sans faire attention à une masse de décombres qui se voit à droite de la route dans le sens où nous la parcourions, tombeau d'Ascagne, suivant les uns, tombeau des Horaces, suivant les autres; et puis fondez votre immortalité sur la durée des monumens!

Il était onze heures du soir quand nous entrâmes dans la ville sainte: on nous conduisit place d'Espagne, chez Sarmiente, en face de la barcaccia.

LIVRE XII.

DE LA MI-SEPTEMBRE À LA FIN DE DÉCEMBRE 1797.

CHAPITRE PREMIER.

Quinze jours à Rome.—Le Forum.—Le Capitole.—Joseph Bonaparte et sa famille.—Lettres de Bellérophon.—Le chef de brigade Suchet.—Les Buratini.

Quand on est arrivé de nuit à Rome, on se lève de bonne heure le lendemain. Dès le matin, j'étais au pied du Capitole. Pourquoi pas au Vatican, me dira-t-on? Parce que la demeure des papes, tout bon catholique que je sois, m'intéressait moins que la ville des Césars; parce que c'étaient des ruines plus que des édifices, et la Rome des Romains plus que celle des Italiens que j'étais impatient de voir.

J'étais sans cicerone; mais en a-t-on besoin à Rome? Le premier venu m'indiquait tout; les enfans me nommaient tout; les restes du temple de la Concorde, ceux du temple de Jupiter tonnant, l'arc de Septime-Sévère, l'arc de Tite, le temple de la Paix, la place où furent les Rostres, celle où était le gouffre de Curtius, le temple d'Antonin et de Faustine, l'arc de Constantin, le Mont que recouvrait le palais des Césars, la Voie Sacrée, le Colossée, que nous appelons le Colysée.

Je l'avouerai, ces débris de la grandeur romaine ne répondirent pas à l'idée que je m'en étais faite. À l'exception de ceux du Colysée dont l'étendue donne la mesure de la puissance qui l'a fait, et de la population pour laquelle il a été fait, ils me semblèrent appartenir à des monumens de proportion médiocre.

Je ne pouvais retrouver le gouffre de Curtius dans une mare d'eau verdâtre; le Forum dans le Campo vaccino; la Maison Dorée dans les broussailles qui recouvrent le mont Palatin; la Voie Sacrée dans le sentier hérissé de ronces et de chardons qui traverse la vaste solitude où jadis se décidaient les destins du monde, et où l'on ne s'assemble aujourd'hui que pour vendre ou pour acheter des vaches.

Ce n'est pas sans quelque contrariété non plus que je voyais les monumens antiques appropriés à des institutions modernes: l'inquisition établie dans le temple de Minerve, le collége des apothicaires dans le temple d'Antonin, l'autel de Jupiter, l'ara coeli, devenu celui du bambino (le marmot), ou, autrement pour le français, l'Enfant Jésus; le temple de tous les Dieux changé en temple de tous les Saints, le Cirque de Vespasien transformé en Calvaire, et la croix arborée sur tous ces édifices. Cela me semblait non seulement une profanation de ce signe, mais encore un acte d'usurpation. Les papes, en l'attachant aux temples du paganisme, me rappelaient la prétention de ces filous qui croient acquérir la propriété d'un mouchoir parce qu'ils y mettent leur marque.

À la nuit pourtant ces objets reprirent à mes yeux leur caractère; effet sans doute de mon imagination qui, plus libre à la clarté vague de la lune, leur retrouva les formes et les proportions qu'elle leur avait prêtées d'abord, et put repeupler de héros, de consuls, de tribuns et de citoyens cette place où le jour ne m'avait fait voir que des bouviers, des mendians et des moines.

Je ne revins pas chez moi sans avoir vu le Capitole, et mesuré des yeux la Roche Tarpéienne. Quoique ce Capitole soit l'oeuvre de Michel-Ange, il ne me satisfit pas: il manque du grandiose qui dans ma pensée signalait le premier des monumens de la première ville du monde. Mais est-ce au Capitole qu'il faut chercher aujourd'hui le centre du pouvoir de Rome?

Au Capitole de Vespasien, au Capitole de Sylla, à celui des Tarquins même appartenait le caractère que je cherchais dans celui-ci. La Roche Tarpéienne ne me présenta pas non plus cet escarpement formidable que lui donne l'histoire: pas un grenadier qui ne parvînt aujourd'hui, d'un élan, au sommet de cette roche devant laquelle s'arrêta celui des Sabins et des Gaulois; pas un écolier qui ne fît impunément le saut qui coûta la vie à Manlius.

Rien de cela ne m'émut. Mais je me sentis pénétré de respect et d'admiration à l'aspect de la statue équestre de Marc-Aurèle. Le caractère de ce philantrope, de ce philosophe couronné, respire sur ce visage, où la sagesse et la bonté s'allient à la majesté la plus douce. Je ne m'étonnai plus en le voyant que des gens du peuple l'eussent pris pour un saint et invoqué comme tel: on en invoque de pires.

Je ne m'étonnai pas non plus, en voyant le cheval qui le porte, qu'après l'avoir établi sur sa base, Michel-Ange lui ait dit: Souviens-toi que tu vis, marche.

Quand l'heure où l'on pouvait se présenter sans indiscrétion chez le ministre de France fut venue, je courus chez lui. C'était alors Joseph Bonaparte. Pendant mon séjour à Corfou, de la légation de Parme il avait passé à celle de Rome. J'en reçus l'accueil le plus affectueux. Le palais qu'il devait habiter n'étant pas encore prêt à le recevoir, il logeait provisoirement dans une belle auberge qu'il occupait en entier avec sa chancellerie. Me témoignant le regret de ne pouvoir m'héberger, il m'invita à regarder sa table comme la mienne, et à venir y prendre place dès le jour même.

Dans cette première entrevue, si pressé qu'il fût, car il expédiait un courrier à son frère, il me fit plusieurs questions relativement à la position des Français à Naples. «La lettre du ministre de France vous en dira probablement sur ce sujet plus que je n'en pourrais dire», répondis-je, en lui remettant la dépêche dont celui-ci m'avait chargé; et lui laissant terminer sa correspondance, j'allai m'occuper de la mienne et écrire au général en chef la lettre que j'ai cru devoir consigner dans mes notes, parce qu'elle contient sur la mission que je venais de remplir des renseignemens qui en complètent l'histoire, et que je ne crois pas dénués d'intérêt[41].

À l'heure du dîner, la famille du ministre était réunie dans le salon: c'est là que je vis pour la première fois Mme Joseph Bonaparte, femme excellente, femme dont les grandeurs n'altérèrent pas la simplicité, et dont l'infortune n'a pas pu aigrir l'angélique bonté. J'y vis pour la première fois aussi Caroline Bonaparte; enfant encore, elle ne laissait pas deviner tout ce qu'elle a de viril dans le coeur, mais elle portait déjà sur son visage de petite fille l'indice d'une beauté qui aurait peu de rivales: ni l'une ni l'autre ne se croyait destinée à régner dans le royaume sur la frontière duquel nous nous trouvions.

Après m'avoir présenté à sa femme, ce bon Joseph me prit en particulier. «Vous avez évité, me dit-il, de vous expliquer sur notre ministre à Naples, il n'est pas aussi réservé à votre égard; lisez.» Et il me remit la lettre que je lui avais apportée de la part de ce ministre. Je lus, et je ne vis pas sans quelque surprise que c'était une dénonciation en forme contre moi.

Que ce diplomate crût devoir donner à un confrère un avis charitable, c'était chose toute simple, mais qu'il me fît porteur de cette lettre où il me signalait avec tant de bienveillance, c'était peut-être pousser un peu loin l'habileté diplomatique. Je ne m'en fâchai pas pourtant, au contraire: «Je n'ai rien à répondre à cela, dis-je à Joseph Bonaparte en la lui rendant, si ce n'est que notre ministre à Naples est encore plus malin que je ne croyais. Ce tour-ci est plaisant; ceux qu'il fait d'ordinaire sont moins spirituels, mais peut-être sont-ils plus risibles encore.—Voulez-vous parler de son économie? Monge m'en a déjà conté de ce genre, reprit Joseph. J'en sais aussi qui se sont passés sous mes yeux quand je le reçus à Parme. La libéralité n'est pas dans ses habitudes: sous ce rapport, rien ne me surprendra de lui; mais ce qui me surprend, c'est cette perfidie: je le croyais bonhomme.—Je crois, répliquai-je, qu'elle ne se borne pas à ce seul fait, et qu'une autre lettre dont je me suis chargé pour notre ministre à Florence, est un duplicata de celle que j'ai eu l'honneur de vous remettre. Je vous remercie de m'avoir mis dans cette confidence: j'aurai quelque plaisir à étudier sur la figure de cet autre diplomate l'effet que produira sur lui la lecture de cette circulaire, si, comme je l'espère, il la lit en ma présence; ce sera une véritable comédie.» Dès ce moment, au fait, il me fut impossible de penser sans rire à une malice qui tournait à la confusion de son auteur.

Parmi les convives, il se trouva plus d'une personne qui ont depuis acquis une grande illustration, non seulement par le rang où elles sont parvenues, mais par les titres qui les y ont portées: tel était le capitaine Arrighi, aujourd'hui duc de Padoue; tel était un chef de brigade que la réunion si rare des qualités du militaire et de l'administrateur, et que des services si divers et si éminens ont élevé à la plus haute des dignités de l'armée.

Je m'explique. Quatre mois avant, quand je me rendais de Milan à Venise, je remarquai entre Vérone et Vicence un officier qui, en voiture découverte, faisait ainsi que moi, et concurremment avec moi, cette route de toute la vitesse de la poste. Le caractère de sa figure à la fois noble et franche m'avait frappé: l'attrait qu'elle avait pour moi me faisait désirer, à mon insu, qu'elle appartînt un jour à un de mes amis. Le lendemain, ce n'est pas sans plaisir que je rencontrai la même figure à Venise, chez le commissaire-ordonnateur, où mes affaires m'avaient appelé. L'officier qui la portait m'avait remarqué de son côté; il me le prouva en me rendant avec bienveillance le salut bienveillant aussi que je lui fis. Mais à cela se bornèrent nos premiers rapports; nous n'eûmes ni le temps ni l'intention peut-être de nous parler. Je le vis partir sans savoir qui il était; sans avoir rien appris, si ce n'est qu'il y avait au monde une personne de plus qui me plaisait, et ne l'ayant pas rencontré depuis, je n'y avais plus pensé. Quel fut mon étonnement de le reconnaître dans le chef de brigade Suchet, qui me fut présenté par Joseph ou auquel Joseph me présenta! C'est alors que nous nous prîmes la main pour la première fois, et que nous formâmes tacitement un pacte qu'il n'a jamais renié, quelque intérêt qu'il ait eu à le faire dans les rapports où des destinées si différentes nous ont jetés depuis.

Les théâtres n'étaient pas ouverts. Pour y suppléer et amuser les dames, le ministre fit venir les buratini, marionnettes fabriquées avec un peu plus d'art que les nôtres, et jouant quelquefois des drames meilleurs que les nôtres aussi. Je ne me rappelle pas trop celui qu'ils jouèrent sur leur théâtre portatif; mais je me rappelle très-bien qu'il m'amusa beaucoup, et qu'avec leur visage de bois, ces comédiens m'ont paru valoir au moins telle marionnette à visage de chair, tel automate qui se meut sans y être contraint par le fil de Brioché.

CHAPITRE II.

La fontaine Égérie.—Les catacombes de Saint-Sébastien.—La Basilique de Saint-Pierre.—Le Vatican.—La chapelle Sixtine.—Une béatification.—La villa Albani.—Tivoli.—Départ pour Florence.

Je ne traînerai pas le lecteur de musée en musée; ce serait lui donner toute la fatigue que j'ai eue à les parcourir dans le court espace de temps que je passai à Rome, et lui faire un ennui de l'admiration. L'abondance des chefs-d'oeuvre est là si grande qu'ils se nuisent quand on ne met pas quelque intervalle dans ses visites. De ces sensations si rapprochées résulte pour les yeux une lassitude semblable à celle que donne à l'oreille un concert trop long, si brillant qu'il soit; dans le premier cas on finit par avoir besoin de ne plus voir, comme dans le second de ne plus entendre! Là où tout est également beau, rien ne paraît beau: Rome ressemble à une table trop splendidement servie, où les repas se succèdent si rapidement que l'appétit n'a pas le temps de renaître: on y est rassasié sans avoir mangé.

Qu'on me pardonne donc de ne pas rentrer dans ces musées dont l'inventaire d'ailleurs a été fait par tout le monde, et de m'occuper moins de Rome que de ses environs.

En prenant à son origine, c'est-à-dire au pied du Capitole, cette via Appia, contre laquelle ma voiture s'était brisée en sortant de Brindisi, j'arrivai par la porte dite autrefois Capena, à Saint-Sébastien, hors des murs. Dans cette antique église est l'entrée des Catacombes romaines, mine inépuisable de reliques, terre sanctifiée par le sang de cent soixante dix-huit mille et un martyrs. La dévotion, je l'avouerai, m'entraînait encore là moins que la curiosité, moins que le désir de connaître ces souterrains si fortement recommandés à tout voyageur français, par le danger qu'y courut le peintre Robert, et aussi par les vers que ce danger inspira au poëte Delille, qui faisait de beaux vers, n'en déplaise à tels et tels versificateurs, qui, à la vérité, font les vers tout autrement.

Ces Catacombes, qui n'ont pas été formées, comme celles de Naples et de Paris, par des extractions de pierre, n'offrent pas à l'oeil l'aspect menaçant, mais pittoresque de voûtes formées de masses irrégulières toujours près de se détacher. Rien n'y rappelle l'art de l'architecte. Creusées dans une terre brune, elles semblent moins avoir été fouillées avec le fer qu'avec les ongles: c'est un véritable terrier dont les allées basses et étroites ont été poussées dans mille directions. Plus attristé qu'effrayé, je me croyais là dans le royaume des taupes. Je conçus pourtant quel danger il y aurait à s'engager sans guide dans cet obscur labyrinthe. À mesure que je m'y enfonçais, l'aventure de notre Robert se représentait à ma mémoire avec plus de force et me faisait frissonner: je n'attendis pas pour en sortir que les bougies qui m'éclairaient tirassent à leur fin.

J'ai cru retrouver quelque ressemblance entre les carrières des Gobelins à Paris et les Catacombes de Rome, à la couleur près.

Au retour, après avoir passé au pied de la tour de Cecilia Metella, appelée Capo di Bove par le peuple, qui n'est frappé que des têtes de boeuf figurées dans la frise dont ce monument est orné, j'allai voir la fontaine Égérie. Dépouillée du prestige que lui prêtait la tradition, ce n'est plus aujourd'hui qu'une grotte muette et solitaire, tapissée de scolopendres et de capillaires, où de la niche d'une statue mutilée s'échappe ou plutôt s'épanche à travers des marbres brisés une source des plus limpides. La nymphe n'a pas été dégotée par un saint.

Je sais d'autant plus mauvais gré aux Romains modernes de dérober les monumens de Rome ancienne aux dieux auxquels ils étaient consacrés, que les chrétiens n'ont pas besoin de recourir à cet expédient pour donner à leur culte des temples dignes de sa sublimité: c'est ce que je me disais en voyant Saint-Jean-de-Latran, et surtout après avoir vu Saint-Pierre.

Saint-Pierre! La tête de l'homme a-t-elle jamais rien conçu de si vaste, la main de l'homme a-t-elle jamais rien construit de si grand! quel temple que celui où le plus grand des temples antiques ne figure que comme accessoire, et dont le dôme égale, surpasse même en diamètre la totalité du Panthéon. Dans ce monument tout est colossal: tant que l'homme ne s'y présente pas, tout y paraît pourtant de grandeur naturelle, tout, jusqu'aux supports de la coquille où l'eau bénite vous est offerte, tout jusqu'à ces enfans auprès desquels le plus haut des soldats du pape semble un pygmée.

Comme la foi qui s'y manifeste, là tout sera éternel: le temps est sans puissance même contre les décorations des chapelles dont l'intérieur de ce temple est entouré, et qui ont chacune la dimension d'une église: les objets, figurés ailleurs sur la toile par le pinceau, sont colorés par les marbres dans ces tableaux qui n'ont pas été peints, mais bâtis; tableaux inaltérables comme le bronze qui les encadre, comme la pierre qu'ils recouvrent.

Que l'homme est petit dans cette immense production de son génie, sous ces arceaux dont son oeil peut à peine mesurer la hauteur, dans cette nef dont son regard embrasse à peine l'immensité, sous ces voûtes où la foule qui accompagne la marche triomphale du souverain pontife se perd comme une procession de fourmis, et où le souverain pontife lui-même ne semble qu'un point, malgré les artifices employés pour lui donner plus de volume sur le palanquin où on le promène, où on l'exalte en brûlant sous son nez des étoupes, symboles de sa gloire éphémère, comme le lui rappellent ces paroles: Sic transit gloria mundi (ainsi passe la gloire de ce monde), paroles que lui font corner par un porte-voix ses envieux et même ses courtisans le jour de son exaltation.

Le saint qui donne son nom à cette basilique, le prince des apôtres, y occupe, comme de raison, une place éminente. Le bronze dont sa statue est formée est, dit-on, celui de l'ancien Jupiter Capitolin. La destinée de ce métal, qui, après avoir été adoré comme maître des dieux, l'est comme prince des apôtres, me rappelait celle de plus d'un personnage qui, se maintenant dans la même position sous tous les régimes, semblent être aussi des idoles inamovibles.

Près de ce monument de la piété universelle, près de cette métropole de la catholicité, est le Vatican, séjour des papes, siége du pouvoir pontifical, atelier où se tissent les décrets qui gouvernent l'Église, arsenal où se forgent les foudres qui la défendent. La magnificence de ce palais n'est pas moindre que celle du temple.

On ne concevrait pas comment le trésor de l'église de Rome aurait pu suffire à tant de dépenses, si depuis dix siècles il n'était alimenté par les contributions des peuples et des rois. Cette réflexion m'en suggéra une autre: que les zélateurs d'une religion subviennent aux besoins du premier pontife de cette religion, et qu'ils y subviennent largement, c'est juste, sauf toutefois à discuter ses besoins. Mais cela posé, ne s'ensuit-il pas que tous les contribuables devraient participer à l'élection du fonctionnaire qu'ils soldent, et n'est-il pas singulier que le chef de l'Église universelle ne soit élu que par quelques cardinaux qui, pour la plupart Italiens, ont pour principe de ne choisir qu'un cardinal et qu'un Italien?

Les chefs-d'oeuvre accumulés dans Saint-Pierre et dans le Vatican ont été énumérés et décrits mille fois. Je ne referai pas ce qui a été fait le mieux possible; je dirai seulement que la fécondité du génie qui a satisfait à tant de demandes n'est pas moins surprenante que la prodigalité qui a pu satisfaire à tant de dépenses.

Parmi ces chefs-d'oeuvre, deux prodiges surtout m'ont confondu: la fécondité de Raphaël prouvée par tant d'ouvrages; la fécondité de Michel-Ange prouvée par un seul, le Jugement dernier.

Dans ces diverses excursions, je fus surpris de trouver certains quartiers de Rome absolument déserts. «Ses habitans, me dit-on, vont passer ce mois-ci ailleurs.—Et pourquoi?—Perchè? l'aria cattiva.» En effet, à commencer par le pape, qui à des époques déterminées va chercher, dans un quartier différent de celui qu'il habitait, un air plus sain, un habitant de Rome, pour peu qu'il craigne la fièvre, change de domicile à ces époques. Ainsi tous les quartiers de Rome ne sont pas simultanément habités toute l'année; il en est même qui sont absolument abandonnés: ce qui explique le peu de rapport qu'il y a entre l'étendue de la ville et le nombre de sa population.

D'antiques monumens, décorés surtout par de grands souvenirs; des édifices modernes enrichis par tous les arts, et ne rappelant guère que les prodigalités du népotisme; le luxe au-dehors des maisons; la misère dans l'intérieur; bien plus, la misère et la gueuserie dans les rues sous l'habit ecclésiastique qui là est revêtu par toutes les professions, voire les plus profanes; telle est, en résumé, la Rome matérielle, vaste séminaire, immense hôpital entretenu par les aumônes de la catholicité.

Quant à la Rome morale, Masson de Morvillers en a ébauché assez plaisamment la miniature dans ces vers qu'il aimait à réciter et que j'ai retenus:

     Aujourd'hui cette triste Rome
     Arme d'agnus ses fantassins,
     Ce Capitole, qu'on renomme,
     Est gardé par des capucins,
     Et l'on y fait encor des saints,
     Ne pouvant plus y faire un homme.

Averti un matin qu'à midi précis on faisait un saint à ma porte, dans l'église du coin, et curieux de savoir comment on s'y prenait pour cela, j'y courus.

Ce n'était pas toutefois de canonisation qu'il s'agissait, mais de béatification, choses différentes, la canonisation étant l'acte par lequel le pape déclare, en conséquence de miracles dûment constatés, que le prédestiné dont ils émanent doit être honoré comme saint dans toute la catholicité, et la béatification un acte par lequel Sa Sainteté, l'avocat du diable entendu, et nonobstant son opposition, se borne à déclarer que l'individu en question est admis au nombre des bienheureux, et qu'il peut être honoré comme saint, bien qu'il ne soit pas inscrit aux sacrés diptyques.

Pour arriver à la canonisation, il faut passer par la béatification, comme il faut avoir été compagnon pour être reçu maître: mais cela ne se faisant pas sans frais pour la patrie du canonisé, l'une ne suit pas toujours l'autre. Voilà pourquoi Benoît Labre, de Boulogne-sur-Mer, ne sera jamais qu'un bienheureux. La France, qui n'a plus d'argent de trop, fournirait-elle aujourd'hui cent mille écus pour faire un saint de ce gueux-là?

Le béatifié était Espagnol: l'Espagne ne lésina pas; aussi tout alla-t-il au mieux. Le pape officia lui-même dans l'église où se fit la solennité.

Sa Sainteté s'y rendit dans un carrosse à huit chevaux, conduits par un cocher et des postillons habillés en damas cramoisi, chaussés de bottes de maroquin rouge, et dont les doigts, surchargés de camées, se perdaient sous des manchettes de dentelle comme le jabot dans lequel ils se rengorgeaient. Coiffés en ailes de pigeon, poudrés à frimas, et laissant leurs cheveux flotter librement par derrière, comme autrefois les procureurs et les conseillers au Parlement, ces serviteurs du serviteur des serviteurs portaient le chapeau sous le bras, bien que le soleil tombât à plomb sur leur tête d'où ruisselaient la sueur et la pommade. Le cortége pontifical était ouvert par le porte-croix, dont le mulet blanc me parut tout aussi noir que celui qu'il montait à Paris. Ce cavalier-là était ecclésiastique et en portait l'habit. Cet appareil m'inspira plus de gaieté que de vénération.

Pendant la messe, une excellente musique fut exécutée par des abbés des deux sexes; quelque nature de voix qu'on possède, on ne peut chanter devant Sa Sainteté qu'en culottes, bien plus, qu'en habit ecclésiastique, l'habit ecclésiastique étant à Rome ce qu'est l'habit militaire à Berlin, l'habit par excellence.

C'est à cette cérémonie que je vis Pie VI. Aucun de ses prédécesseurs n'eut plus que lui la représentation d'un souverain pontife. C'était un homme grand, très-droit, quoiqu'il eût alors près de quatre-vingts ans. Il portait avec une dignité remarquable sa tête pleine de noblesse et de bonté. Sa jambe n'était pas moins belle, disaient les dames romaines.

Pas de fête à Rome sans fusées. Le soir, on tira devant l'église où la béatification s'était faite un beau feu d'artifice. La place était entourée d'échafauds élevés à la hâte pour les curieux. Ces amphithéâtres ont quelquefois plus de capacité que de solidité. Une Française, femme très-remarquable par sa figure et par son esprit, et très à la mode dès ce temps-là, prit place sur un de ces châteaux branlans parmi l'élite de la société romaine. Elle avait, je crois, pour cavalier, Auguste Colbert, ce militaire dont la destinée fut si courte et si brillante, et qui, brave comme Achille, était beau comme l'Amour grec. La résistance n'étant pas en rapport avec le poids, l'échafaud s'écroule. Les accidens les plus graves devaient s'ensuivre. Pas du tout: la dame, qui n'est pas tombée sur la tête, est fort surprise de se trouver assise sur la face rebondie d'un abbé qui se dégageant sans trop d'empressement de dessous un si doux fardeau, s'évade en s'époussetant et sans se plaindre, après avoir ramassé son chapeau. En effet, il n'avait pas la figure trop meurtrie.

Tous les jours du nouveau, et tous les jours la même chose; des monumens le matin, et des jardins le soir. Après avoir vu sans me donner un moment de relâche les fresques du Vatican, les statues du Capitole, le Musée Clémentin, le Musée Braschi, la villa Albani, où les chefs-d'oeuvre de l'art antique sont amassés, sont entassés avec tant de magnificence, la villa Borghèse où ils sont dispersés avec tant de goût dans un jardin si pittoresque, la villa Pamphili, où l'eau module des concerts et chante au lieu de murmurer; rassasié des merveilles de l'art, je soupirais après d'autres objets d'admiration, j'avais besoin de reposer mes yeux, j'avais besoin de revoir la nature; je partis pour Tivoli.

     Ille terrarum præter omnes
     Angulus ridet:

ce petit coin de terre me plaît plus qu'aucun autre, dit Horace. Préférence facile à concevoir pour quiconque a parcouru la contrée où vaticinait la sibylle Tiburtine, et que domine encore son temple, la contrée que le Téverone anime et rafraîchit de ses cascades, la contrée où l'eau d'or[42] promène une eau si salubre, et où jaillit cette fontaine de Blandusie dont les eaux sont presque aussi pures, dont le murmure est presque aussi doux que les vers qu'elle a inspirés.

Pendant deux jours je parcourus ce pays enchanté. À chaque pas je rencontrais Horace sur l'antique terre des Sabins, comme dans la Campanie à chaque pas j'avais rencontré Virgile. Qu'il était bien choisi le site où cet épicurien avait établi sa maison près de la grotte retentissante des flots de l'Albunée, près des bosquets de Tibur, près des vergers où l'Anio se précipite et qu'il arrose de ses eaux rapides!

     Domus Albaneæ resonantis,
     Et præceps Anio, et Tiburni lucus, et uda
     Mobilibus pomaria rivis.

Horace avait trouvé l'Élysée sur terre: la preuve en est que des capucins ont fait de sa maison leur paradis.

Ce petit voyage me fut d'autant plus agréable, que je trouvai à l'auberge où j'étais descendu la dame dont j'ai parlé plus haut, femme aussi spirituelle qu'il se puisse, femme qui ne sent rien modérément et qui n'exprime rien qu'avec passion. Rien d'aussi piquant que sa conversation pleine de mouvement et d'esprit, si ce n'est sa physionomie.

Nous parcourûmes ensemble les ruines de la villa Adria, moi à pied, elle sur un âne; celui-là n'était pas tonsuré. Notre conversation était d'autant plus gaie qu'avec nous marchait une espèce d'Allemand, qui par sa naïveté prêtait sans cesse un nouveau sujet d'amusement à l'intarissable malice de la pèlerine.

Les ruines de la villa Adria donnent une grande idée de sa magnificence et de l'étendue de cette retraite que se bâtit Adrien, et que ce philosophe s'est faite avec les trésors d'un empereur. Il n'y reste toutefois aucun des ornemens que sa passion pour les arts y avait accumulés, si ce n'est le stuc dont ces murs sont enduits, et qui depuis dix-sept cents ans résiste à l'intempérie des saisons. Les objets précieux qu'on y a trouvés sont dispersés dans les Musées de Rome.

Remarquons à cette occasion que la plupart de ces objets sont des marbres. Les bronzes y étaient rares, et c'est tout simple: ce métal ayant une valeur indépendante de la forme que l'art peut lui prêter, les barbares (et il faut mettre à leur tête le pape Urbain VIII, qui, pour armer le château Saint-Ange, fit convertir en canons les bronzes dont la voûte du Panthéon était ornée); les barbares, dis-je, n'ont pas respecté cette forme; ils ont dû fondre tout le bronze qui n'a pas été enfoui. Quant aux marbres sculptés, ils ne se donnaient pas toujours la peine de les déshonorer. Ainsi est resté intact le fût de la colonne Trajane, du haut de laquelle a été précipité le bronze qui représentait le meilleur des hommes.

Le choix de la matière n'importe pas peu à la conservation des monumens; c'est de là surtout qu'elle dépend, et l'action du temps est moins à redouter encore pour elle que la cupidité des hommes. Le plus solide des monumens de Paris, la colonne napoléonienne, en est le moins durable par cela même que la matière en est plus précieuse.

Le pauvre Hacquart cependant s'était remis au lit; la fièvre l'avait repris plus vivement que jamais. Plus prudent à Rome qu'à Naples, il me déclara à mon retour qu'il reconnaissait l'impossibilité de se remettre en route avec moi, et l'impossibilité où j'étais d'attendre pour partir qu'il fût en état de me suivre; en conséquence, il me rendit ma liberté.

Rien ne me retenant à Rome, et plus d'un intérêt me rappelant au quartier-général qui était transporté aux extrémités du Frioul, j'allais partir seul, quand Suchet me demanda si je voulais lui donner deux places jusqu'à Padoue où il avait laissé sa demi-brigade, et faire ménage avec lui pendant le voyage. Sa proposition fut acceptée avec joie, comme on l'imagine.

Suchet n'était pas encore ce qu'il a été depuis; mais on ne pouvait pas trouver dans un compagnon plus brave un coeur plus loyal, un caractère plus aimable. Après avoir pris congé de l'ambassadeur et de son excellente femme, nous partîmes pour Florence le 29 septembre.

Pendant mon séjour dans la ville sainte, je n'eus qu'à me louer du gouvernement romain, car je n'eus pas à m'en plaindre. Je ne sais s'il fit attention à moi, mais je sais qu'il ne me força pas une seule fois à faire attention à lui, et que je vécus à Rome comme j'avais espéré vivre à Naples, occupé d'arts et de plaisirs, sans être entravé dans mes jouissances par aucune distraction suscitée par la police. Les Romains me semblaient avoir abjuré cette fureur anti-révolutionnaire qui avait antérieurement assassiné Basseville, et qui quatre mois après assassina Duffault; les affaires allaient alors chez eux comme dans le bon temps, comme au temps de Benoît XIV, qui définissait ainsi la constitution romaine: Le pape ordonne; les cardinaux n'obéissent pas, et le peuple fait ce qu'il veut.

Cette tranquillité des esprits était alors d'autant plus remarquable, qu'en conséquence du traité de Tolentino, le pape, pour s'être mêlé des affaires de ce monde, payait je ne sais combien de millions; que des commissaires français venaient d'enlever de la capitale des arts cent chefs-d'oeuvre tant de la sculpture antique que de la peinture moderne; que la Transfiguration et la Communion de saint Jérôme étaient en route pour Paris avec le Laocoon et l'Apollon, et que le Capitole, comme au jour de la désolation le temple de Jérusalem, retentissait de ces paroles, les Dieux s'en vont[43].

CHAPITRE III.

Considérations générales sur les monumens de Rome.—Du traité de Tolentino.—Pétition des artistes français contre un article de ce traité.—Réflexions sur cette pétition.—Comparaison des monumens romains avec quelques monumens français, et particulièrement avec le palais et les jardins de Versailles.

En résumé, Rome, c'est de la reine du monde que je veux parler d'abord, excita mon étonnement plus que mon admiration. À voir tant de monumens accumulés par tant de siècles dans une même enceinte, il y a de quoi s'étonner, mais admirer, c'est autre chose. Ce dernier sentiment n'a guère été excité en moi que par les ruines du Colysée: celles-là répondaient à mon attente: elles m'ont dit ce que c'était que la Rome ancienne, elles m'en ont donné la mesure, elles m'ont donné une idée approximative de sa puissance et de sa population[44]; j'y ai reconnu l'oeuvre des Flaviens, l'oeuvre des maîtres de la terre, l'oeuvre des courtisans du peuple-roi. Ces témoignages-là sont complets pour moi; en face d'eux mon imagination ne peut pas aller plus loin que la réalité.

Je n'en puis dire autant des débris d'aucun autre édifice de la Rome antique, pas même de ce Panthéon, si parfait dans son ensemble. Ce temple, où les dieux de toutes les nations étaient hébergés, est bien étroit pourtant de locataires, et Michel Ange l'a réduit à de bien petites proportions quand il en a fait un accessoire d'un édifice moderne, quand il l'a transporté sur la basilique de Saint-Pierre dont la coupole, modelée sur lui, ainsi que je l'ai dit, lui est égale au moins en hauteur et en diamètre.

Plus grande est l'idée qui se rattache à ces monumens, moins ils me semblaient grands. Ils me rappelaient des prodiges et ne m'en montraient pas. Ils me contrariaient en ce qu'ils me rapetissaient la Rome que je m'étais bâtie, et qu'ils me forçaient à rapetisser mes Romains pour les proportionner à la Rome qu'ils me montraient.

Le désappointement que j'éprouvai tient peut-être aux idées fausses que nous prenons des peuples anciens dans nos premières études; mettant les monumens d'accord avec leurs actions, nous prêtons à ces monumens un caractère gigantesque qui très-rarement s'y retrouve.

C'est hors de Rome surtout qu'il faut aller chercher aujourd'hui des vestiges de la grandeur romaine. C'est dans les voies qui traversant en tous les sens les provinces de l'empire, comme les artères s'étendent du coeur aux extrémités du corps, du Capitole s'étendaient au Rhin, à l'Océan, à la Propontide, aux limites de l'univers connu; c'est dans ces aqueducs qui forçaient les rivières à venir, à travers mille obstacles et en dépit de l'éloignement, assainir et embellir la capitale du monde, qu'on reconnaît l'empreinte de son ancienne domination; ce sont les ossemens d'après lesquels on peut juger de l'immensité du corps dont ils dessinent le squelette; ce sont les ressorts sur la proportion desquels on peut estimer l'énergie du moteur dont ils transmettaient la volonté à tous les membres de l'automate romain.

Il en est autrement de la Rome moderne. Si ses monumens sont en discordance avec sa grandeur réelle, ce n'est certes pas en ce qu'ils la diminuent; l'intérêt des arts écarté, c'est leur magnificence qu'on accuserait.

La basilique de Saint-Pierre est sans comparaison le plus beau temple qui existe, le plus beau qui ait existé: que de trésors il me représente! que de richesses y sont étalées, enfouies, englouties! Si, comme le temple de Jérusalem, ce temple, consacré au Dieu unique, était unique en Israël, on pourrait applaudir sans réserve aux efforts et aux sacrifices qui ont concouru à sa construction, et j'aimerais à voir en lui le produit d'une pieuse et libre cotisation de tous les fidèles. Mais est-ce là l'idée que réveille l'aspect de ce produit d'extorsions et de déceptions, de ce produit du honteux trafic de la miséricorde céleste, de ce produit de la vente des indulgences! D'ailleurs rien là qui ne vous entretienne de saint Pierre, vicaire de Dieu, et du pape, vicaire de saint Pierre; mais de Dieu, c'est autre chose. C'est moins la puissance divine que la puissance pontificale qu'atteste ce monument construit avec les tributs de la crédulité plus que de la piété.

Le luxe des églises et des couvens provoque les mêmes réflexions. C'est moins à Dieu qu'à saint Dominique, ou à saint François, ou à saint Romuald, que sont consacrés ces édifices plus magnifiques que les palais de plus d'un souverain, et bâtis par des moines qui font voeu de pauvreté!

Mais écartons ces idées, et ne considérons que dans l'intérêt des arts ces asiles que les modernes ont ouverts aux débris de l'antiquité. N'importe, après tout, pour quel motif les colonnes qui ornaient les temples des dieux, et les pierres même qui furent ces dieux, sont conservées, pourvu qu'on nous les conserve. C'est à lui que l'Europe est redevable de la renaissance des arts; c'est par lui que, bien que déchue de l'empire, Rome est encore la première ville du monde. La légitimité des tributs qui à ce titre lui sont portés par les nations civilisées, ne peut être contestée. Ils honorent également la ville qui les reçoit et les nations qui les paient.

L'homme du siècle, à Tolentino, constatait la valeur de ces trésors-là, quand il les préférait aux millions dont le gouvernement romain restait débiteur envers la France, aux termes des traités. Avoir souscrit à cette compensation est un des hommages les plus éclatans qui aient été rendus aux arts, en quelque temps que ce soit. Jamais propriété ne fut plus noblement et plus légalement acquise que celle de ces objets. Néanmoins on a dit, pour justifier la violence avec laquelle, au mépris des capitulations, ils ont été enlevés de notre Muséum en 1815, qu'on n'avait fait en cela que nous imiter. Le droit qui nous les avait appropriés n'était-il donc pas consacré par les traités? n'était-il pas reconnu par le pape lui-même, qui est infaillible, comme on sait?

«Quand je présentai le traité de Tolentino à la sanction de Pie VI, alors régnant, non seulement il ne montra aucune répugnance pour l'exécution de l'article relatif aux monumens, m'écrivait M. Miot, alors ministre de France auprès de Sa Sainteté, mais il s'exprima en ces termes: «Questo è una cosa sacro-santa, ceci est une chose sacrée; j'ai donné mes ordres pour que cet article soit strictement exécuté. Rome, après ce sacrifice, sera encore assez riche en monumens, et il n'est pas trop cher pour assurer la paix et le repos de mes sujets.»

Ces objets représentaient cinq millions, dont on allégea la contribution qui avait été frappée sur les États romains. Quelle somme remplacèrent-ils quand le duc de Wellington, qui prétendait donner une leçon de morale à la France, spoliait notre Musée dont la conservation était mise par les capitulations sous la protection de sa loyauté? Le duc de Wellington diminua-t-il en rien les exactions qu'il fit supporter à la France en récompense de la dynastie qu'il lui ramenait?

Que les nations jalouses nous aient enlevé ces trophées, et que Rome ait envoyé le sculpteur Canova pour emballer l'Apollon qu'elle a repris, mais non pas reconquis, cela se conçoit. Mais conçoit-on qu'au moment où nos armes nous les donnaient, des Français, bien plus, des artistes français, aient fait tout ce qui dépendait d'eux pour nous faire répudier ces dons de la victoire?

Dès que les dispositions du traité de Tolentino furent connues à Paris, une espèce de vertige s'empara de l'esprit de quelques individus, parmi lesquels il y en avait de sages pourtant, quand ce ne serait que mon ami Vincent. Leur deuil, à cette nouvelle, fut plus grand que celui des Romains qui virent émigrer leurs pénates avec assez d'indifférence; ils se réunirent, non pour voter des félicitations et des actions de grâces au général qui dotait le Louvre des dépouilles du Capitole et du Vatican, mais pour protester en quelque sorte contre une stipulation qui l'enrichissait, et pour aviser aux moyens d'en empêcher l'exécution. Par une pétition signée d'un certain nombre de peintres, le gouvernement était prié de ne pas souffrir que ces objets sortissent de Rome, et de révoquer le décret d'exil qui les arrachait à la terre classique des arts, au ciel rayonnant de l'Italie, à son climat conservateur, et les exposait aux dangers d'un long voyage pour les transporter sur le sol fangeux de Paris, sous le ciel brumeux des Gaules. Si telle n'était la lettre de la requête, tel en était le sens.

Heureusement n'y fit-on pas droit. Le voyage des dieux de Rome ne fut pas contremandé; et loin d'improuver un héros qui, après tout, ne faisait en Italie que ce que les Romains avaient fait en Grèce, que ce que les Vénitiens avaient fait à Constantinople, le Directoire fit de la réception de ces nobles trophées l'objet d'une solennité digne également d'eux et du peuple qui les avait conquis. Cette fête, que tous les arts s'empressèrent d'embellir, et à laquelle le triomphateur lui seul manquait, rappela ces triomphes où les Paul Émile, où les Lucullus étalaient aux yeux du peuple-roi les statues, les marbres, les bronzes, les tableaux, les trépieds, dépouilles des nations vaincues; et Paris, recueillant presque malgré lui les chefs-d'oeuvre de l'art antique et de l'art moderne, n'eut plus rien à envier à Rome, qui cessa un moment d'être la capitale des arts.

Rome cependant ne perdait pas tout attrait pour le voyageur et pour l'artiste. Ce ciel si pur, objet de l'admiration de nos peintres, cette terre si riche en beautés naturelles, si abondante en monumens et en souvenirs, ne sont-ce pas là des trésors dont l'avidité des conquérans, pas plus que leur barbarie pu même leur admiration, ne saurait la déshériter? Tivoli et ses cascades, Albano et son lac, Frascati et ses ombrages, richesses inhérentes à cette terre qui la porte et l'environne, y existaient avant les biens qu'elle tenait des arts et de la guerre; elles leur survivront tant que les volcans que recouvre l'antique Latium, et dont la présence se fait reconnaître sur tant de points de la péninsule, n'en auront pas bouleversé la surface.

Parlerai-je des monumens de la Rome moderne? Je suis loin de me donner pour connaisseur en matière d'architecture. Je n'ai point étudié cet art; je n'en juge guère que par impression, que par sentiment; mais cela m'ôterait-il le droit d'en dire mon avis? L'homme le moins instruit dans un art n'est pas toujours celui qui en juge le plus mal. S'il est dénué de principes, du moins est-il exempt de préjugés; s'il ne sait pas démontrer les moyens de bien faire, du moins reconnaît-il les produits auxquels ces moyens ont été appliqués, et distingue-t-il entre ce qui est bien et ce qu'il y a de mieux. Indispensable pour professer et pour pratiquer, la théorie d'un art ne l'est pas pour le sentir, pas plus que le génie n'est nécessaire pour sentir les productions du génie. Autrement le Bramante, Raphaël, Michel Ange, le Poussin auraient-ils tant d'admirateurs? La science seule peut produire et enseigner comment on produit. L'ignorance peut, quoique les secrets de l'art lui soient cachés, en apprécier les résultats. Ce qui est vraiment beau l'est pour tout le monde. Je n'hésite donc plus à rendre compte de mes sensations, sans avoir, bien entendu, la prétention de donner des règles.

Je le répète, j'ai été plus étonné qu'enchanté de la Rome des papes. Nulle part je n'ai trouvé une aussi grande quantité de monumens sacrés ou profanes entassés, pressés dans une même enceinte; mais le rapprochement de tant d'édifices magnifiques est précisément ce qui pour moi nuisait à leur effet.

Indépendamment de ce qu'elles s'éclipsent réciproquement, accumulées ainsi sur un point, les choses les plus rares, les plus précieuses, semblent communes et vulgaires. Dans une réunion de géans on ne verra que des hommes ordinaires, s'il ne se trouve auprès d'eux un homme de grandeur commune qui puisse servir de point de comparaison pour les mesurer.

Il est encore un rapport sous lequel l'aspect de Rome me fatiguait aussi: c'est la prodigalité avec laquelle toutes les richesses de l'architecture y sont déployées dans les monumens modernes. Partout des façades surchargées de sculpture; partout les trois ordres entassés les uns sur les autres; luxe importun à l'oeil, luxe semblable à celui de ces habits surchargés de broderies, qui sont relégués par le bon goût dans la garde-robe du buffo carricato.

Les anciens s'y prenaient autrement pour exciter l'admiration. C'est dans l'opposition de l'ensemble avec les détails, et de la simplicité du fond avec l'élégance des accessoires, qu'alliant l'économie à la magnificence, ils cherchaient, ils obtenaient les plus grands effets. Dans le Panthéon, par exemple, avec quel discernement les ornemens ne sont-ils pas distribués? Ils ne manquent nulle part où l'oeil les attend, et ne se montrent nulle part où il les repousserait. Rien de plus simple et rien de plus grand tout ensemble. Dans les monumens, comme dans les hommes, c'est un des premiers attributs de la véritable grandeur que la simplicité. Voilà sans doute pourquoi le Panthéon et certain petit temple de Vesta avaient plus de charmes pour moi que les somptueux édifices, dont la piété pontificale les a environnés.

Cette économie, j'aime encore à la retrouver dans la distribution des accessoires qui meublent un intérieur. Les statues, les bas-reliefs, les vases, les tableaux, perdent aussi de leur prix pour moi là où ils foisonnent. Sollicitée par tant d'objets, mon attention ne peut s'arrêter sur aucun; après avoir vu mille chefs-d'oeuvre, sans en avoir réellement vu un, je sortais des musées plus fatigué que satisfait. J'avais véritablement besoin de repos quand je quittai cette Rome, où les plus beaux produits de l'art antique et de l'art moderne, entassés plutôt qu'exposés, semblent attendre, comme dans une boutique ou dans un garde-meuble, qu'on en fasse l'emplette ou l'emploi.

Cette fatigue, toutefois, je ne l'éprouvai pas dans mes promenades au Vatican. Là ces ornemens sont distribués avec une logique, passez-moi l'expression, qui ne se retrouve pas ailleurs; là les tableaux se tiennent comme des chapitres d'une même histoire; là il y a réunion et non pas confusion, et conséquence de ce que vous avez vu; là ce que vous voyez est une préparation à ce que vous allez voir.

Qu'on remarque bien qu'ici je parle de l'effet des objets et non de leur valeur; Dieu me garde de la contester. Le bon goût veut de l'économie dans la prodigalité même.

Cette alliance de l'économie avec la prodigalité caractérise, à mon avis, la beauté de Versailles. Toutefois, familiarisé dès l'enfance avec le luxe de son palais et de ses jardins, je n'avais rien vu d'abord de prodigieux dans tout cela, et je le tenais moins pour beau que je ne tenais pour vilain ce qui ne lui ressemblait pas. À mon retour d'Italie, j'en jugeai autrement. C'est à Rome que j'ai appris à estimer Versailles. Mais il m'a fallu faire sept à huit cents lieues pour savoir ce que valait ce qui était à ma porte.

Depuis, je ne revois pas sans admiration ce que d'abord j'avais vu avec indifférence. Je ne connais pas de palais qu'on puisse comparer à celui-là du côté du jardin. Nulle part la magnificence ne se concilie mieux avec la raison. Cette immense façade ne se compose pas comme celle de tant d'édifices romains de plusieurs étages, de colonnes d'ordres divers, entées les unes sur les autres, comme les divisions d'un mât ou comme les tubes d'une lunette, mais d'une colonnade supportée par un soubassement qui, en lui donnant de l'élégance, donne aussi le caractère de la solidité à ce vaste édifice chargé de trophées qui signalent les victoires dont s'enorgueillissait la France à l'époque où il fut construit, et la gloire dont resplendit l'intérieur de ce monument que s'est élevé le plus superbe des rois.

Les jardins de Versailles ne sont pas moins étonnans que son palais, et le génie de Le Nostre n'est pas moins prodigieux que celui de Mansart. Du haut de cette élévation qu'il taille, qu'il manie à sa fantaisie, et sur laquelle est assise la résidence royale, avec quel art il s'empare de tout le pays qui l'environne! avec quel art il en rattache tous les détails à ce centre commun! Comme des rayons émanés d'un même foyer, de longues et larges allées, dirigées dans tous les sens, vous donnent une idée de ce parc immense sans vous en donner la mesure, car vos yeux n'en peuvent apercevoir les bornes. N'est-ce pas là l'emblème du pouvoir royal tel qu'il existait alors, du pouvoir que Louis XIV s'était fait, et que ne circonscrivait aucune limite?

J'entends tous les jours reprocher aux jardins de Le Nostre la symétrie de ses plans, et regretter qu'aux allées régulières qui caractérisent son système, on ne substitue pas ces allées sinueuses qui serpentent dans certains labyrinthes qu'on appelle jardins pittoresques. Cela, dit-on, est bien plus conforme à la nature. Je ne sais pas si cet argument est bien concluant quand il s'agit des jardins d'un palais. Si le luxe dans ses jardins doit toujours prendre la nature pour modèle, pourquoi ne se contente-t-il pas de la nature même? pourquoi ne se contente-t-il pas du site qu'elle a fait à son habitation? Mais dans le jardin même d'une maison bourgeoise la nature veut être ornée: à plus forte raison doit-elle être ornée autour d'un château, et d'un château royal. Il y faut là plus de façon; il faut que l'accessoire s'accorde avec le principal.

Réservons pour les habitations d'un ordre inférieur l'emploi du système irrégulier, de ce système qui, par d'heureux artifices, sait déguiser l'exiguïté du terrain qu'il embrasse. Dans un petit terrain, le but de l'art est d'en montrer un grand. Mais permettons à un palais, centre d'où l'on doit tout voir, et qui doit être vu de partout, de déployer dans toute leur étendue les dépendances qui l'environnent. Ce principe est applicable surtout aux jardins que la munificence royale ouvre au public. Quant à ceux où le prince se réfugie et vient vivre en particulier et chercher le repos ou cacher son oisiveté, c'est différent. Comme c'est pour lui seul qu'ils sont faits, comme c'est l'isolement qu'il leur demande, que l'art multiplie les moyens de l'y soustraire aux regards importuns, c'est dans l'ordre. Rien ne convient mieux que le système anglais à cet intérêt qui, auprès du parc de Versailles, a planté les bosquets de Trianon.

Revenons à Rome. Ses plus beaux jardins, tels que ceux du Quirinal et du
Vatican, tels que ceux de la villa Albani et de la villa
Pamphili
[45], sont dessinés à la française. Celui de la villa
Borghèse
seul, par exception, offrait dans cette ville un échantillon
du genre anglais, comme en Angleterre le parc de Kinsigton, dessiné par
Le Nostre, offre un échantillon du genre français. Ne décrions donc pas
à Paris ce qu'on ne dédaigne pas à Londres et ce qu'on admire même à
Rome.

On ne conclura pas, j'espère, de ceci, que j'aie la prétention de faire prévaloir un genre sur l'autre: tous deux ont un mérite qui leur est propre; mais il faut savoir les adapter aux convenances. Employons-les avec discernement, et n'en proscrivons aucun; je serais aussi fâché de voir détruire Windsor, que je l'ai été de voir détruire Marly.

Et la démolition de Versailles, que de fois ne l'a-t-on pas demandée! Spéculation de la bande noire, de ces gens qui ne voient dans un monument que des matériaux, si beau que soit l'ordre dans lequel l'art les a rangés. Conservons Versailles, ne fût-ce que comme un témoin de la puissance de l'art et du génie. Les temps antiques, non plus que les temps modernes, n'ont rien à mettre en comparaison avec ces jardins où la nature est partout vaincue, ces jardins où des marais impurs ont fait place à des parterres ornés de fleurs et de bassins, et des plaines arides à des bosquets égayés, rafraîchis par des eaux jaillissantes, et animés par une population de chefs-d'oeuvre, ces jardins où les flancs d'une montagne ouverte pour abriter une forêt d'orangers se revêtent de la base au faîte de degrés de marbre qui vous portent à des terrasses plus magnifiques que celles dont les traditions ornent les jardins de Sémiramis.

Enfant encore, j'ai vu tomber sous la coignée les vieux arbres plantés par Louis XIV. Ceux par lesquels Louis XVI les a remplacés sont aujourd'hui dans toute leur vigueur. Puisse la manie de détruire sous prétexte de renouveler, respecter ces restes d'une magnificence qu'a épargnés la révolution!

Critiquer le château de Versailles, le démolir d'un mot, c'est la mode. Ces critiques, pour la plupart, me rappellent le propos d'un cadet de Gascogne qui, ayant perdu son argent au jeu de la cour, s'écriait en se retirant: Le diable emporte la fichue baraque! «Monsieur le garde, lui dit Louis XV qui l'entendit, comment sont donc faits les châteaux dans votre pays?»

CHAPITRE IV.

Viterbe.—Montefiascone.—Le cardinal Maury.—Sienne.—Florence.—Le citoyen Cacaut.—Aventure.—Départ de Florence.

La voiture dans laquelle nous voyagions était une calèche que j'avais achetée à Naples. Nous y étions cinq; en dedans Suchet, un jeune Vénitien qu'il promenait pour le déniaiser, et moi; en dehors un maudit Allemand à qui j'avais permis de venir sur le siége, de Naples à Rome, et qui à Rome m'avait prié de lui permettre de m'accompagner ainsi jusqu'au quartier-général, où il espérait se placer comme domestique; fonction qu'il remplissait auprès de moi, malgré moi, car je n'avais en lui nulle confiance.

De conserve avec nous marchait Suchet le jeune, qui venait de remplir à Rome, en qualité d'agent militaire, une mission pareille à celle que Bidois avait remplie à Naples. Il nous suivait dans une chaise avec son secrétaire. Cela formait une caravane de sept personnes alertes et en état de se prêter main-forte en cas d'événement. Les armes ne nous manquaient pas, comme on sait. L'arsenal que j'avais apporté de Corfou était dans ma voiture; notre chef de brigade, indépendamment d'un sabre qu'il savait manier, était muni d'une excellente paire de pistolets; et notre financier, qui emportait avec lui des valeurs considérables, avait pris ses mesures pour les défendre contre quiconque viendrait les lui disputer.

Nous arrivâmes sans malencontre à Viterbe le jour même de notre départ, à onze heures du soir. Comme nous ne lésinions pas, les postillons nous avaient menés lestement. On nous proposa de coucher. «Des chevaux, vite des chevaux, répondit Suchet.—Presto, adesso, subito, excellenza», répliqua le staliere en courant à l'écurie. Une demi-heure se passe pourtant, et les chevaux ne paraissent point. Suchet de réitérer ses instances. Le valet de réitérer ses protestations. Les choses cependant n'en allaient pas plus vite. Ennuyé de cette lenteur, Suchet saute en bas de la voiture, et s'aperçoit que le cercle des oisifs que le bruit de notre arrivée avait attirés se divertissait de notre patience, et que le valet s'en divertissait aussi. Son sang-froid n'y tint pas. Tirant son sabre, il en administre avec le plat, bien entendu, au malavisé palefrenier une correction qui d'ordinaire en terre papale leur est administrée avec le bâton. Le procédé réussit. Aux cris de ce drôle, le postillon accourt avec ses chevaux; une minute suffit pour atteler; le fouet résonne. Le cercle qui s'était élargi à l'aspect de l'épée flamboyante, se sépare, et nous partons.

Comme s'il voulait regagner le temps perdu, le postillon met en partant ses chevaux au galop. Nous étions déjà hors de la ville, quand de fortes clameurs se font entendre derrière nous. Suchet s'aperçoit alors que la voiture de son frère ne suit pas la nôtre. Il était probable que la canaille de Viterbe, trop lâche pour nous attaquer quand nous étions réunis, prenait sa revanche sur le traînard. Ordre en conséquence au postillon de retourner sur ses pas; et déterminés à dégager notre ami ou à le venger, nous prenons nos armes.

«Voilà votre arme à vous, jeune homme», dit Suchet à son pupille en lui remettant le tromblon dont il a été déjà question, et dont il avait renouvelé l'amorce. À mesure que nous approchions de Viterbe, les clameurs augmentaient; nous rejoignons cependant notre camarade à peu de distance de la porte.

Ce que nous avions présumé était vrai. Déjà Viterbe nourrissait la haine qu'elle a fait éclater si violemment depuis contre les Français. C'est le pistolet à la main que Suchet le jeune s'était fait jour à travers la populace qui l'avait assailli dès que nous nous étions éloignés, et l'avait poursuivi jusque hors de la ville en lui jetant des pierres et en le chargeant d'injures et d'imprécations. Au bruit de notre marche rétrograde, elle disparut, et avec elle un danger encore plus grand, plus réel que celui que nous venions affronter. Je vous expliquerai cela quand nous serons à Padoue.

Je ne sais si à Montefiascone le service de la poste se fit plus lestement. Comme nous nous arrêtâmes pour souper, nous fûmes moins pressés et moins pressans. Nous goûtâmes le vin du pays. Il nous parut meilleur que celui de Surêne, mais non que celui d'Épernay. Nous nous trouvions là dans le diocèse d'un de mes amis. J'eus un moment la fantaisie d'aller faire visite à Monseigneur; c'était l'abbé, ou plutôt le cardinal Maury. Mes camarades m'auraient accompagné volontiers; mais à deux heures du matin est-on bien sûr de ne pas contrarier, je ne dis pas la personne, mais l'homme avec qui l'on va renouveler connaissance? Son Éminence, à qui je parlai depuis de cette velléité, me dit que j'avais eu grand tort de n'y pas céder.

Au fait, Maury était bon diable. «Des Français! prières, sommeil, j'aurais tout interrompu pour les recevoir. J'étais si altéré de voir des Français!» disait-il avec un accent qui ne permettait pas de douter de sa sincérité: «Vous pouvez m'en croire, ajoutait-il; je ne mens qu'en chaire.» Je me contentai de proposer sa santé aux convives, qui la portèrent de bon coeur.

Je ne décrirai pas les bords du lac de Bolsena. Je ne l'ai pas vu; mais pendant toute la nuit j'ai senti la fraîcheur de ses émanations. Je ne conçois pas que nous ayons traversé impunément cette zone glaciale et brumeuse. Nous avions grand besoin d'être réchauffés quand nous arrivâmes au relai. Ce qu'un feu de fagots n'avait fait qu'à demi, le soleil toscan l'acheva pendant que nous gravissions la montagne de Radicofani.

Nous nous arrêtâmes quelques instans à Sienne, non pas pour nous reposer. Là aussi je vis de belles choses; des fresques, des mosaïques, des statues qui me parurent aussi parfaites que tout ce que j'avais vu ailleurs. La place publique de cette ville attira mon attention par la singularité de sa forme. Si ma mémoire ne me trompe pas, c'est une espèce d'amphithéâtre creusé en bassin, un arc qui va en se rétrécissant à mesure qu'il se rapproche de la corde. C'est un forum modèle: de la maison commune qui domine sur cette place, le tribun du jour devait facilement se faire entendre du peuple au temps où Sienne était en république. Au milieu est une fontaine ornée des trois Vertus théologales, tandis que dans la sacristie est un groupe représentant les trois Grâces. Si l'adjectif doit s'accorder avec le substantif, il y a là, ce me semble, un double solécisme. La chose n'est pas très-catholique, mais en Italie les arts sont idolâtres.

Avant la chute du jour nous entrions à Florence où nous logeâmes chez Piot, à je ne sais quel Aigle, car rien n'est plus à la mode dans cette ville que ces oiseaux-là. Il y en a de toutes les formes et de toutes les couleurs.

Dès le lendemain matin nous nous présentâmes chez le ministre de France. C'était alors le bon, l'honnête citoyen Cacaut, homme d'un esprit droit et d'un caractère sage et conciliant, et sous sa simplicité apparente diplomate assez rusé. Peut-être se montrait-il presque aussi prudent que le militaire qui nous représentait à Naples; mais au moins était-ce dans un motif tout-à-fait opposé à celui qui réglait la politique du général Canclaux, et ne faisait-il qu'à l'intérêt de la France les concessions que l'autre faisait à l'intérêt de sa conservation. Quoiqu'en Italie le mot Cacaut ne commande pas absolument le respect[46], le citoyen Cacaut y jouissait d'une véritable considération.

Il nous accueillit avec cordialité. Je lui remis la missive du ministre gallo-napolitain, et puis une lettre de Joseph. L'effet de l'une contre-balança évidemment l'effet de l'autre; car après avoir lu la dernière, sa figure reprit sa sérénité, que la lecture de la première avait tant soit peu altérée.

Quelque désir que nous eussions de ne pas aliéner notre liberté, il fallut accepter sa table pendant les trois ou quatre jours que nous comptions passer à Florence, et nous laisser présenter au marquis de Manfredini, premier ministre du grand-duc, ou plutôt son ministre unique. La réception gracieuse dont nous honora Son Excellence servit de règle probablement à la haute société, car nous fûmes invités à venir passer la soirée au Casin des nobles, tout républicains que nous étions.

Nous y allâmes ainsi que la politesse l'exigeait; mais ce ne fut qu'après l'opéra. Depuis mon départ de Naples, je n'avais pas entendu d'autres chanteurs que ceux du pape, pas vu d'autres acteurs que des marionnettes. On donnait à la Pergola, le premier des théâtres lyriques de Florence, l'Alzira de Nazolini. J'y courus, non pas seul, car mes camarades aussi étaient impatiens d'entendre des virtuoses sans rabats.

Nous n'eûmes pas lieu de regretter l'emploi de notre temps. Sans être un ouvrage du premier ordre, l'opera n'était pas mauvais; il était d'ailleurs chanté à merveille par la Bertinoti, une des cantatrices les plus gracieuses et des actrices les plus jolies que j'aie vues en Italie, et par Crescentini, l'un des chanteurs les plus parfaits qui soient sortis des écoles et des manufactures italiennes.

Deux noms règnent à Florence: celui de Médicis et celui de Michel-Ange, protecteurs, protégé, qu'immortalisent les mêmes monumens. Nous ne négligeâmes pas de porter à ces chefs-d'oeuvre le tribut de notre admiration. Je ne crois pas nécessaire de rendre compte de ce que j'ai vu dans la galerie et dans la tribune. Dessinés dans la mémoire de quiconque n'est pas absolument étranger aux arts, la Vénus, le Faune, les Lutteurs, sont décrits dès qu'on les nomme; ainsi en est-il de la Famille de Niobé, tragédie en marbre, série de scènes aussi pathétiques, aussi terribles, aussi parfaites qu'aucune de celles qu'ait produites le génie antique.

Plutôt suggérées par le gouvernement qu'inspirées par une bienveillance spontanée, les prévenances du Casin des nobles n'exprimaient pas leurs véritables sentimens. Pendant le peu de jours que nous passâmes à Florence, nous eûmes occasion de reconnaître que là aussi on voyait impatiemment tout ce qui rappelait la gloire française.

Des promenades dont cette ville est entourée, la plus belle et la plus fréquentée est celle qu'on appelle les Caccine. Comme nos Champs-Élysées, comme notre bois de Boulogne, c'est le rendez-vous de la plus brillante partie de la population, le rendez-vous des oisifs à pied, à cheval, en voiture, le rendez-vous de quiconque veut voir ou veut être vu. En sortant de chez le bonhomme Cacaut, un soir nous y allâmes faire un tour avant le spectacle. Quelle fut notre surprise de voir à la tête et à la queue de plusieurs chevaux des cocardes pareilles à celles que nous portions, à celle que portait le vainqueur de l'Italie, des cocardes tricolores!

Indignés de tant d'insolence, nous nous consultions sur ce que nous devions faire, quand une calèche, remarquable par son élégance et par la beauté des chevaux qui la tiraient et qui se pavanaient aussi sous nos couleurs, passe à côté de nous.

Je n'y pus pas tenir. «L'ami! criai-je au cocher, tout en lui montrant notre cocarde, pourquoi mettre aux oreilles de vos chevaux ce que nous portons aux nôtres?—Parce que tel est le goût de mon maître, répondit-il en ricanant.—Votre maître a là un goût tant soit peu dangereux.—Et pourquoi, s'il vous plaît?—Parce que cela compromet les oreilles de ses chevaux et les siennes, et les vôtres aussi.»

Notre voiture cependant s'était arrêtée. Nous descendons, résolus de demander raison de cet outrage au maître de la calèche, lequel pendant ce colloque se tenait coi. «Nous te servirons de second», me disait Suchet qui croyait devoir me céder l'honneur de mettre à fin l'aventure que j'aurais dû lui laisser commencer. Mais pendant que nous mettions pied à terre, le bel équipage s'éloignait au grand trot: bientôt nous le perdîmes de vue.

Pensant alors n'avoir rien de mieux à faire que de demander au gouvernement florentin la satisfaction que nous n'avions pu obtenir de son sujet, nous nous rendons au plus vite chez notre ministre, pour lui faire rapport du fait. Que voyons-nous à sa porte? la calèche que nous cherchions, et dans son salon le maître même de cette calèche, M. Delfini. Ce galant homme se plaignait d'avoir été insulté par nous, et pourquoi? parce que ses chevaux portaient les rubans à la mode!

Après avoir rétabli les faits et le dialogue dans leur vérité, que le déposant avait tant soit peu altérée en omettant tout ce qui blessait sa fierté, comme il fermait toujours l'oreille à nos propositions, après lui avoir bien répété que nous demeurions à l'Aigle de je ne sais quelle couleur, chez Piot, nous demandâmes que rapport de la chose fût fait à M. de Manfredini, pour qu'il nous fît justice d'un homme qui refusait de nous faire raison.

«Je savais tout cela, mais j'avais l'air de l'ignorer, mais j'avais l'air de ne pas m'en apercevoir», nous dit le citoyen Cacaut dès que notre homme se fut retiré, ce qu'il ne tarda pas à faire. «Certainement ce gentilhomme a tort, tout-à-fait tort. Mais n'avez-vous pas, vous, quelque tort aussi, de ne pas faire comme moi? Savez-vous bien que cette querelle pouvait vous attirer toute la ville sur les bras? et pour le moment il n'y a que vous trois de Français dans Florence.—C'est justement pour cela, lui répondis-je, que nous avons relevé l'injure. Là où il y a un Français, la France ne doit pas être impunément insultée; il en est des Français d'aujourd'hui comme des Romains d'autrefois: un Français, même isolé, est une puissance.—Ces sentimens-là, reprit le ministre, sont plus héroïques que politiques; ils sont de ceux qu'en littérateur j'applaudis au théâtre…—Et qu'en diplomate vous blâmez dans le cabinet.»

Ce bon Cacaut était évidemment en peine de la manière dont il présenterait l'affaire au grand-duc. M. de Manfredini, par sa prévoyance, le tira de perplexité. Instruit de la querelle par la voix publique, dès le lendemain le gouvernement défendit d'employer les couleurs sacrées à l'usage par lequel on avait essayé de les profaner[47].

Après avoir attendu vingt-quatre heures et très-inutilement des nouvelles de M. Delfini, nous prîmes congé du ministre, qui, je crois, nous vit partir sans trop de chagrin. Notre susceptibilité patriotique contrariait, comme on en a pu juger, sa circonspection diplomatique.

Mais d'où me venait à moi cette susceptibilité? En m'interrogeant je ne me trouvais pas plus d'affection pour les doctrines révolutionnaires que je n'en avais eu dans l'origine; mais je commençais à tenir à quelques conséquences de la révolution, en raison du prix qu'elles nous avaient coûté. Orgueilleux de notre gloire militaire, je ne pouvais souffrir qu'un résultat si chèrement acheté nous fût contesté; il m'était insupportable de voir des gens qui, sur le champ de bataille, n'avaient pu soutenir l'aspect de nos drapeaux, insulter dans leurs promenades à ses couleurs héroïques. Ce sentiment, que je n'avais pas éprouvé en France où elles n'avaient jusqu'alors été pour moi que les insignes d'un parti, me domina dès que je fus chez l'étranger, parce que je n'y vis plus que les couleurs de ma nation.

C'est à Florence que nous apprîmes la nouvelle de la révolution du 18 fructidor. Elle y arriva le jour même de notre aventure, et influa probablement sur la promptitude avec laquelle le grand-duc ordonna de respecter une cocarde qui la veille lui commandait peut-être à lui-même moins de respect. Cette catastrophe ne me surprit pas: je l'avais prévue avant de quitter Paris. L'audace du parti clichien la rendait nécessaire; le Directoire était perdu s'il ne la faisait pas; et il fut perdu pour l'avoir faite.

CHAPITRE V.

Les Mascarelle.—Bologne.—Monlice.—Dupuis, chef de la trente-deuxième.—Padoue.—Le tromblon.—Cesaroti.—La trombola.—La Brenta.—Encore Venise.—Codroïpo.

Le trajet de Florence à Padoue, quoique moins long que celui de Rome à Florence, ne se fait guère plus promptement. Les Apennins ne s'escaladent pas moins difficilement que Radicofani. Le jour de notre départ, nous allâmes coucher au milieu de ces montagnes dans un hameau nommé les Mascarelle, nom qui lui vient de ce que, à en croire la tradition populaire, des femmes masquées errent pendant la nuit dans les gorges dont il est entouré. C'est pour la même cause qu'un défilé, qui se trouve dans les montagnes qui dominent Toulon et que l'on prétend fréquenté la nuit par le spectre d'une femme, s'appelle le Pas de la Masque.

De là nous nous rendîmes à Bologne où nous ne nous arrêtâmes que le temps nécessaire pour entendre la Capriciosa correta, jolie composition de Fioraventi, et pour souper chez un ami de Suchet, ou plutôt chez une femme charmante où cet officier était colloque par billet de logement, comme Lindor chez Bartholo, mais où il n'y avait entre lui et Rosine que le plus commode des maris.

Le lendemain nous traversâmes Ferrare, Rovigo, Monlice, villes où nos troupes étaient cantonnées, et nous allâmes souper à Padoue après avoir déjeuné quatre fois pour répondre aux politesses des commandans de place que nous rencontrions à chaque étape, et dîné une fois comme quatre chez Dupuis, chef de la fameuse demi-brigade sur le drapeau de laquelle étaient inscrites ces paroles de Bonaparte: J'étais tranquille, la trente-deuxième était là.

La dame chez laquelle demeurait Suchet ne voulut pas permettre que je prisse un logement ailleurs que dans sa maison, maison spacieuse et décorée avec toute l'élégance italienne. Grand'mère du jeune homme auquel il avait fait voir Rome, elle aurait été la mère de Suchet et même la mienne: l'extrême intérêt qu'elle lui portait tenait donc à la reconnaissance pour les égards qu'avait pour elle cet excellent homme qui était plutôt une protection qu'une charge pour cette maison.

Avant de remiser la calèche, on en tira les armes. Pensant que le tromblon était chargé depuis près de deux mois: «Mettez cette arme de côté, dis-je à mon domestique; demain matin, avant d'entrer chez moi, vous la porterez chez l'armurier pour qu'il la décharge avec un tire-bourre.»

Pendant le souper qui fut excellent, nous amusâmes notre hôtesse du récit de nos aventures. Celle des Caccine ne fut pas oubliée, celle de Viterbe non plus. «Je croyais bien, disait Suchet, que notre jeune homme ferait là ses premières armes.»

Nous étions fatigués. Immédiatement après le souper, chacun se retira chez soi. Je n'eus pas besoin, ce soir-là, de lire pour m'endormir. Le lendemain matin, quoique le jour fût levé, je dormais encore, quand une effroyable détonation se fait entendre, détonation semblable à celle de la poudrière de Grenelle, à ce qu'il me semblait du moins. Je me jette sur les sonnettes; elles ne répondaient point, les ressorts étaient brisés. Me jetant à bas de mon lit, je m'affuble à la hâte d'une redingote, impatient de savoir la cause de ce fracas, quand paraît mon Allemand; pâle, tremblant, respirant à peine, il ne proférait que des mots sans liaisons… L'Esclafon… che ne foulais pas… la rosse pistolet… quel malheir!… Voilà tous les éclaircissemens que je tirai d'abord de ce baragouineur. À force de le questionner pourtant, je finis par comprendre, en traduisant son jargon par sa pantomime, qu'on avait, malgré mon ordre, tiré le tromblon au lieu de le faire débourrer par un armurier. Le domestique de Suchet m'explique bientôt comment la chose s'est passée. «Voilà tout ce qui reste de ce maudit tromblon, dit-il en m'en présentant le canon qui était déchiré et soulevé dans une partie de sa longueur, de manière que cet écartement figurait deux parenthèses. Plus de batterie, plus de crosse, je ne sais ce qu'elles sont devenues; on n'en trouve pas plus les restes que ceux de la main de l'Esclavon.—Que dites-vous? la main de l'Esclavon!—Si ce malheureux est estropié, poursuit-il, c'est bien lui qui l'a voulu. J'ai été témoin du fait, votre Allemand n'a pas de tort, pas le moindre. Ce matin, comme il traversait la cour avec le tromblon à la main: «Où portes-tu cela? lui dit l'Esclavon.—Chez l'armurier, pour le faire décharger avec le tire-bourre.—Ce n'est pas la peine d'aller si loin, donne-le-moi.—Mon maître m'a dit de le porter chez l'armurier.—Je te dis, moi, de me le donner», réplique l'Esclavon, en lui allongeant une tape, et il s'empare du tromblon.»

C'était un homme d'une taille gigantesque que cet Esclavon qui, du service de la république vénitienne avait passé à celui de la république française; il avait plus de six pieds, et sa force était proportionnée à sa taille. Pour en donner une idée, il suffit de dire qu'il prenait une pièce du calibre d'une livre, la plaçait sur sa main comme sur un affût après l'avoir chargée, et la tirait sans que le poids et la détonation fissent fléchir ou reculer son poignet. Tirer le tromblon n'était donc qu'un jeu pour lui. Malheureusement ce tromblon, malgré la leçon que j'avais donnée à mon artilleur vénitien, n'avait-il pas été mieux chargé la seconde fois que la première. L'étoupe, qu'il n'avait pas divisée en portions assez ténues, s'était arrêtée à la partie la plus étroite du canon, qui était étranglé par le milieu, et elle y avait formé une chambre; de là l'effroyable explosion qui avait mis l'arme en pièces et emporté la main et le poignet à l'imprudent Esclavon.

Cet accident nous affligea pour lui d'abord, puis il nous fit frémir pour nous-mêmes quand nous nous rappelâmes les dispositions que Suchet avait faites pour repousser la canaille de Viterbe. Si nous eussions été attaqués, la France compterait un héros de moins.

Ainsi, sans m'en douter, j'avais promené la mort avec moi depuis Brindisi jusqu'à Padoue; et ce qui faisait ma sécurité eût fait ma perte, non seulement à Viterbe, mais aussi à Mola di Gaëta, où l'inadvertance du valet de l'auberge vint si mal à propos troubler mon sommeil et me faire prendre, au grand effroi d'Hacquart, une si dangereuse défensive.

Je profitai de deux ou trois jours que je passai à Padoue la docte, pour aller voir ses monumens, l'église du saint Antoine qu'elle a donné au calendrier, l'église de Sainte-Justine et la maison de Tite-Live, Titi-Livii Patavini, qu'on dit être aussi celle où Pétrarque alla finir en chanoine une vie commencée en troubadour.

Le traducteur de l'Iliade et des Chants de Selma, Cesaroti, vivait alors et résidait dans cette ville. Je me présentai chez lui. Il mit le comble à la politesse affectueuse avec laquelle il me reçut, en me priant d'accepter un exemplaire de son Ossian. Le soir j'allais finir au théâtre, avec les Suchet, une journée partagée entre les arts et l'amitié, une journée consacrée tout entière aux plaisirs.

Il n'y avait pas d'Opéra pour lors à Padoue; mais on y jouait tantôt la tragédie et tantôt des farces vénitiennes. Cela ne me contrariait pas. J'avais trouvé l'opéra partout, et jusqu'alors je n'avais rencontré la tragédie nulle part. Des acteurs, qui n'étaient pas mauvais, nous représentèrent un Agis de je ne sais quel auteur, mais ce n'était pas celui d'Alfieri. Cette pièce, qui m'avait intéressé d'abord, finit par ne plus m'inspirer que de l'horreur. Trouvant la strangulation trop roturière, et croyant anoblir sa catastrophe en substituant la hache au lacet, non seulement le poëte y faisait décapiter le roi de Sparte, mais il conduisait le spectateur au pied de l'échafaud sur lequel on voyait rouler la tête sanglante du héros. On n'a pas fait mieux depuis à Paris.

Arlequin chef de voleur, et Arlequin maître d'école, que nous donna sur le même théâtre la même troupe qui

Passait du grave au doux, du plaisant au sévère,

me plurent davantage. Ces farces, improvisées et lardées de traits fort plaisans, étaient jouées avec autant d'aisance que de gaieté; j'aimais à y retrouver ce mélange de malice et de naïveté qui caractérise le peuple de Venise et me formait un genre de comédie tout-à-fait neuf.

Comme les pièces déclamées étaient peu en faveur, le directeur employait un singulier subterfuge pour attirer chez lui le public. Il annonçait qu'après le spectacle on tirerait la trombola.

La trombola, autant que je m'en souviens, est un jeu semblable au loto. Après avoir distribué, pour un écu, des tableaux à qui en voulait, l'on procédait au tirage, et l'on remettait à celui des joueurs qui amenait la chance déterminée le produit des mises. On ne se fait pas une idée du silence que le parterre observait jusqu'au moment où le gagnant proclamait son bonheur par le cri trombola! Trombola! répétait l'assemblée entière.

Cette loterie ne produisait au directeur aucun bénéfice direct; mais il en retirait un grand de l'affluence des spectateurs qu'attirait chez lui l'espoir de gagner ce lot unique qui pouvait être considérable.

Regnauld était à Venise, où je devais l'aller rejoindre pour de là me rendre avec lui dans le Frioul au quartier-général. On me conseilla de laisser ma voiture dans la maison où j'avais été si bien reçu, et de m'embarquer sur la Brenta. Je suivis ce conseil, et j'eus lieu de m'en applaudir.

Rien de plus riant que la contrée baignée par cette rivière. L'art et la nature y déploient tout leur luxe. Tantôt ce sont des bosquets où la vigne, se mariant aux arbres les plus hauts, charge de ses grappes leurs rameaux stériles, et jette d'un orme à l'autre le pampre et les raisins; tantôt ce sont des jardins, où prodiguant les marbres et le bronze, les nobles vénitiens luttent de magnificence avec les souverains de l'Europe. Cet aspect me ravissait; couché sur le maroquin dont la gondole était garnie, j'en jouissais avec ivresse, et ce n'était pas sans effort que j'en détournais mes yeux pour les reporter tantôt sur un Pétrarque, tantôt sur un Dante et quelquefois aussi sur un Métastase, les seuls compagnons qui fussent enfermés avec moi dans ce cabinet flottant. Quoiqu'il ait duré plusieurs heures, jamais voyage ne m'a semblé plus court que celui-là.

J'eus quelque plaisir à revoir Venise. Baraguey-d'Hilliers y commandait encore. J'y fus reçu comme une vieille connaissance par lui et par les amis que je m'étais faits pendant mon premier séjour. Mme Michieli eut la bonté de mettre à ma disposition un casin qu'elle avait sur la place de Saint-Marc; sans son obligeance, il m'eût fallu bivouaquer sur la place même, les auberges regorgeant de monde.

Il s'était déjà fait quelques changemens dans la ville pendant mon absence, non pas à son avantage. Le palais ducal avait été en partie déménagé. Les plus beaux tableaux étaient en route pour Paris, ainsi que les chevaux et le lion de Saint-Marc.

Les théâtres lyriques étaient fermés; il fallut se contenter des farces pareilles à celles que j'avais vues à Corfou et à Padoue. Je commençai à m'en lasser.

C'est par mer que nous fîmes le trajet de Venise au port du Frioul, le plus rapproché du quartier-général de l'armée française, et où nous retrouvâmes une voiture que Regnauld y avait laissée en dépôt. Nous ne nous étions pas embarqués sans provisions, et c'était bien fait; autrement je ne sais de quoi nous aurions soupé dans la misérable auberge où il nous fallut passer la nuit. Regnauld, qui s'entendait à tout, fit la cuisine, et la fit bien. L'heure du coucher arrivée, on nous mena dans deux chambres séparées. Regnauld fit garnir son lit de draps qu'il avait apportés; sage précaution, car ceux du grabat qu'on m'avait réservé n'étaient rien moins que blancs.

Ce n'est pas sans peine néanmoins que je parvins à en obtenir d'autres. J'avais beau montrer des preuves de l'insigne malpropreté du dormeur qui les avait salis; nessun ha dormito quà ch'il prete, personne n'a couché ici qu'un prêtre, me répondait l'aubergiste qui adorait le grand Lama jusque dans ses reliques.

Quoique nous ne fussions pas encore dans la saison des pluies, les chemins étaient souvent coupés par des fondrières. Ce n'est pas sans peine que nous en sortîmes, et que nous arrivâmes à Codroïpo, où étaient établis les services de l'armée, et où Regnauld avait loué une maison.

CHAPITRE VI.

Bonaparte à Passeriano.—M. de Cobenzel.—Le jeu de l'oie.—Udine.—La
Mort de César
.—Souper à Pordenone.—Bernadotte.—Massena.—Retour à
Milan.—Mme Leclerc.

Le général en chef ne résidait pas à Codroïpo, mais à Passeriano, château distant d'un quart de lieue de ce bourg, et qui appartenait à l'ex-doge Manini. Mme Bonaparte y était aussi. Les dames de sa société logeaient dans les environs.

Les conférences pour la paix, reprises avec plus d'activité après le 18 fructidor, se tenaient alternativement à Passeriano chez le général Bonaparte, et à Udine chez le comte de Cobenzel, qui était adjoint au marquis del Gallo en qualité de plénipotentiaire de l'empereur François.

Dès le lendemain de mon arrivée, je me présentai chez le général, qui me retint pour la journée, afin de pouvoir, dès qu'il serait libre, jaser à loisir de tout ce que j'avais vu dans mes courses.

Le marquis del Gallo avait déjeuné ce jour-là chez le général. Il vint à moi dès qu'il m'aperçut. «Vous n'avez donc pas été content de notre cour? me dit-il après les premiers complimens.—Eh! comment le savez-vous?—Je le sais.—Je n'en disconviendrai pas, j'ai été peu content de votre cour. Il est difficile à un Français, pour peu qu'il ait du coeur, de se résigner à la condition qu'on veut nous faire à Naples. Votre gouvernement se dit notre ami: en toute occasion, il nous est hostile. Qu'il use de prudence, je le conçois; le hasard peut conduire à Naples des gens malintentionnés: mais y a-t-il prudence à outrager et à faire outrager un homme inoffensif? Je ne me fusse pas occupé de lui, je vous le jure, s'il ne se fût pas occupé de moi. Je n'ai rien avancé d'ailleurs qui ne soit fondé sur des faits, et je n'ai pas tout dit.»

Le marquis en convint, et me dit avoir adressé à ce sujet des observations à sa cour: mais il me parut douter qu'elle en tînt compte.

Ce n'est qu'après sa conférence avec les négociateurs que le général me fit appeler. Pendant les cinq ou six heures qu'il me fallut attendre cette audience, j'aurais retrouvé à Passeriano tout l'ennui de Montebello, si je n'avais eu les mêmes moyens de m'y soustraire. Tout en parcourant le parc, qui était décoré avec plus de luxe que de goût, je repris le travail que j'avais interrompu depuis Brindisi, et j'ajoutai quelques vers à mes Vénitiens.

Admis enfin dans le cabinet où se discutaient les intérêts de l'Europe, je donnai au général, sur l'état des îles vénitiennes et sur les objets de ma correspondance, des renseignemens qui complétaient ce que j'avais dit, et j'y ajoutai, sur les dispositions des trois cours que j'avais eu l'occasion d'observer, des réflexions qu'il trouva judicieuses. Tout en approuvant ce que j'avais fait, il parut regretter cependant que je n'en eusse pas fait davantage: «Pourquoi, me dit-il, n'avez-vous pas été en Épire avec Gentili? C'est vous qui deviez traiter avec le pacha; cela était essentiellement dans vos attributions.—Cela, général, n'était pas dans mes instructions. J'aurais accompagné le général Gentili s'il m'y avait invité; mais il avait sans doute des motifs pour ne pas le faire. Quant au gouvernement de l'île, qu'il a voulu me confier pendant son absence, je n'ai pas cru devoir l'accepter, et vous savez pourquoi.—De quoi diable, sourd comme il l'est, Gentili s'avisait-il? Que vous n'ayez pas pris le gouvernement, je le conçois; mais, encore une fois, c'est vous que ces négociations regardaient: en remplissant cette mission, vous auriez eu l'occasion de juger par vous-même de l'état de l'Épire, et de savoir au juste ce que c'est que cette guerre entre le pacha de Janina et le pacha de Delvino. À propos, vous n'avez donc pas été content du gouvernement napolitain? Cela ne m'étonne pas: les rapports de Monge, qui vous a précédé à Naples, sont tout-à-fait conformes aux vôtres; ils sont même plus sévères. Ces gens-là ont perdu la tête; Canclaux aussi.—Général, me permettrez-vous de vous faire part, à ce sujet, de mon étonnement?—Et de quoi?—M. de Gallo est au courant de ce que je vous ai écrit sur Naples: d'où peut-il le savoir?—Et de qui, si ce n'est pas de moi? Votre lettre m'est parvenue fort à propos; elle m'a servi dans une circonstance où le marquis me croyait dupe des protestations d'amitié dont son cabinet n'est pas avare. Je la lui ai lue devant Cobenzel, et j'avais mes raisons; et puis je l'ai envoyée à Paris: le Directoire en fera son profit. Je suis content de votre correspondance… Resterez-vous ici quelque temps?—J'attendrai que Regnauld ait terminé ses affaires pour retourner avec lui à Milan, et de là à Paris.—Vous savez bien que votre couvert est toujours mis ici. En attendant le dîner, vous trouverez à qui parler dans le salon: Monge doit y être. À tantôt.»

En attendant le dîner, j'eus en effet une longue conversation avec Monge, que je voyais pour la première fois. Comme elle portait sur des objets dont j'ai entretenu déjà le lecteur, je n'en donnerai pas l'analyse. Je dirai seulement qu'en cherchant avec moi les moyens d'employer l'armée française après la paix, dont la prochaine conclusion lui paraissait assurée, il me parla de la conquête de l'Égypte, mais comme d'une expédition possible et non comme d'une expédition résolue.

Après le dîner, on se rassembla dans le salon. C'est là que je fis connaissance avec le comte de Cobenzel, homme d'esprit, qui parlait notre langue avec autant de pureté que d'élégance, et qui préférait notre littérature à toutes les autres. Il contait fort agréablement, et savait sur toutes les cours de l'Europe, et particulièrement sur celle de Russie, des anecdotes fort piquantes. C'était un homme de la société la plus amusante.

Quand il fut parti pour Udine, où il retournait tous les soirs avec M. de Gallo, comme il fallait occuper tout le monde, Mme Bonaparte proposa une partie de vingt-un. Le général n'en voulut pas être: «Voilà mon jeu à moi, me dit-il en me faisant signe de venir auprès de lui; le savez-vous? voulez-vous faire une partie?» Ce jeu était précisément celui que je sais le mieux: me voilà donc jouant avec l'arbitre de l'Europe, à quoi? aux échecs? aux dames? aux dominos? non, lecteur, à l'oie. C'est tout de bon qu'il y jouait. Comptant les cases avec sa marque comme un écolier, et se dépitant comme un écolier aussi quand les dés ne lui étaient pas favorables; n'entrant au cabaret qu'avec humeur, et trichant de peur de tomber dans le puits ou d'aller en prison; quant à la mort, comme il était sûr d'en revenir, il l'affrontait gaiement comme sur le champ de bataille. Je ne puis dire combien m'amusait cette partie, où son caractère se déployait tout entier: j'y prenais d'autant plus de plaisir, que je n'étais pas là plus complaisant pour mon adversaire que le sort, et que je ne lui passais rien: «Général, lui disais-je, il n'en est pas de ce jeu-ci comme de celui de la guerre, le génie n'y peut rien; j'y suis tout aussi fort que vous.»

Après avoir tenté deux ou trois fois la Fortune au noble jeu renouvelé des Grecs, il porta toute son attention sur une discussion assez animée qui s'était élevée entre quelques personnes qui ne jouaient pas, telles que Regnauld, Duveyrier, Clarke et un certain citoyen Comeiras ou de Comeiras, qui venait de remplir une mission diplomatique chez les Grisons, homme assez infatué de son mérite, et qui n'en manquait pas, quoiqu'il en eût moins que de présomption. La discussion dégénéra quelquefois en dispute, ce qui ne parut pas contrarier le maître de la maison, qui de temps en temps y plaçait son mot pour la rallumer, comme on souffle sur un feu près de s'éteindre, et riait de bon coeur à voir et à entendre Comeiras, qui était seul de son avis, se démenant, faisant feu des quatre pieds au milieu de ce conflit, comme le peccata harcelé par des dogues. Telle est, en résumé, l'histoire de toutes les journées que je passai à Passeriano. Un voyage à Udine interrompit la monotonie de cette manière de vivre: voici quelle fut l'occasion de ce voyage. Allard, qui était venu aussi en Italie, où Haller l'employait en qualité d'agent militaire, se trouvait alors dans cette dernière ville. Possédé de la manie de déclamer, ne s'était-il pas imaginé de jouer la tragédie! Secondé de quelques artistes de son espèce, il avait annoncé qu'il jouerait la Mort de César sur le grand théâtre d'Udine, que le commandant de la place avait fait mettre à sa disposition.

Tout ce qu'il y avait d'officiers et d'employés français dans la ville et aux environs se fit un devoir d'assister à cette représentation, que les négociateurs voulurent aussi honorer de leur présence. Le général en chef et sa femme vinrent à cet effet dîner chez le marquis de Gallo. On pense bien que je ne manquai pas une si bonne fête.

Peu de représentations dramatiques m'ont fait autant de plaisir: ce plaisir n'était pas, à la vérité, tout-à-fait celui que l'on attend d'une tragédie, mais il n'en était pas moins vif pour cela. Excepté Allard, ou César, qui était de Paris, pas un personnage de la pièce qui n'eût un accent à lui propre: chaque province de France avait son représentant à la cour du dictateur. Brutus était Provençal, Cassius Normand, Cimber Picard, Antoine Alsacien, Dolabella Gascon, Décime Périgourdin; et chacun d'eux traduisait en patois de son pays les beaux vers de Voltaire: c'était la confusion des langues, c'était la tour de Babel.

Ajoutez à cela l'embarras de ces débutans, qui, peu familiarisés avec une si nombreuse compagnie, se troublaient à chaque instant, manquaient de mémoire à chaque vers, trébuchaient à chaque pas. César, qui, pour ne pas commettre un anachronisme, n'avait pas mis ses besicles, pensa tomber dans le trou du souffleur; ne sachant que faire de leurs bras, les Romains osaient à peine se remuer dans leur accoutrement emprunté à la friperie de l'Opéra italien, qui pour lors se piquait peu de fidélité en fait de costume. Cet accoutrement ne contribuait pas peu à fortifier l'effet de la représentation. Pas un Romain qui ne fût en habit de guerre de satin bleu, rose ou feuille-morte, et coiffé d'un casque de même étoffe et de même couleur que sa tunique. César, qui avait été contraint, faute de pourpre, de se vêtir en couleur de rose, avait, il est vrai, une coiffure plus sévère; il était couronné de lauriers.

Je profitai de l'occasion pour visiter Udine. L'hôtel-de-ville est ce que j'y ai vu de plus remarquable. Peu de jours après, les affaires qui retenaient Regnauld au quartier-général étant terminées, nous prîmes congé et partîmes pour Milan, de concert avec Duveyrier. Impatiens que nous étions de quitter Codroïpo, séjour assez maussade, et trop confians dans la prévoyance des aubergistes, nous n'avions pas fait de provisions; nous nous en serions mal trouvés sans la présence d'esprit de Regnauld.

Après avoir traversé les bras de ce Tagliamento que Bonaparte venait d'illustrer par une éclatante victoire, nous étions arrivés à Pordenone, mourant de faim. Trois broches garnies de volailles nous promettaient là un bon souper. Croyant le tenir, nous demandons au cuisinier quelle part il peut nous donner dans un rôti aussi abondant? «Tout cela est retenu, nous dit-il sèchement.—En ce cas-là donnez-nous autre chose.—Je n'ai pas autre chose, répond-il sur le même ton.—Et qu'est-ce donc que cela? s'écrie Regnauld en s'emparant d'une guirlande d'ognons accrochée à la muraille; avec du beurre, voilà déjà de quoi faire de la soupe.—Je n'ai pas de beurre.—Tu n'as pas de beurre! et qu'est-ce donc que cela? reprend Regnauld qui, furetant partout, avait découvert une montagne de beurre dans une armoire où le cuisinier la croyait bien cachée. Je vois bien, poursuivit-il, que tu ne veux rien nous donner parce que nous sommes des Français; eh bien! nous nous ferons notre part, puisque tu ne veux pas nous la faire, et nous saurons aussi faire notre cuisine.» Ce disant, il chasse le cuisinier avec la cuillère à pot, place nos domestiques en sentinelle auprès du rôti, en leur donnant pour consigne de ne laisser emporter aucune pièce; et mettant habit bas, il taille la soupe, pendant que les marmitons, pénétrés de respect, épluchent les légumes.

Le maître de l'auberge se présentant alors, et le suppliant de lui permettre de remplir ses engagemens avec les voyageurs qui étaient entrés chez lui avant nous, nous tenons conseil, et nous arrêtons que l'embargo serait levé pour les Français, mais non pour les Vénitiens, les gens du pays ayant pour se procurer du rôti des ressources que nous n'avions pas. En conséquence, une commission est nommée pour suivre chaque pièce jusqu'à la table sur laquelle elle doit être servie. Un poulet cependant part pour sa destination. Duveyrier et moi, en exécution de l'arrêté précité, nous l'escortons: c'était pour un Français qu'il avait cuit. Nous nous retirions assez désappointés, quand, instruit de notre détresse, notre compatriote nous offre obligeamment de mêler nos soupers. Grâce à un saucisson de Bologne que le domestique avait retrouvé dans notre voiture, et à quelques bouteilles de bon vin de Bordeaux, ce souper ne fut pas mauvais; la soupe à l'ognon même ne le gâta pas. Mangée sur le champ de bataille où on l'avait conquise, elle nous parut excellente. Partout ailleurs elle nous eût paru détestable, et à parler franchement elle l'était; mais la gloire et l'appétit l'assaisonnaient.

Pendant la nuit nous passâmes la Piave, et le lendemain, au point du jour, nous entrions dans Trévise. C'est là que je vis Bernadotte pour la première fois. Ses manières me frappèrent; elles s'accordaient peu avec celles de plusieurs militaires et surtout avec celles d'Augereau, qui semblait croire la politesse incompatible avec l'héroïsme. Rien de plus juste que le mot de Bonaparte sur Bernadotte, qui alors n'était pas moins patriote qu'aucun d'eux. «C'est, disait-il, un républicain enté sur un chevalier français

De Trévise nous allâmes à Padoue où la division Masséna était cantonnée. Le héros de Rivoli ne nous reçut pas moins amicalement que celui du Tagliamento. Il ne voulut nous laisser partir qu'après dîner. Ce n'est pas sans intérêt que j'examinai cette grande physionomie. Quoiqu'il n'eût pas encore commandé en chef, Masséna avait déjà pris rang parmi les grands capitaines. Pour se mettre au niveau de Moreau, pour prendre la première place après celui dont il était le digne lieutenant, il ne lui manquait que l'occasion qu'il rencontra deux ans après sous les murs de Zurich.

De Padoue, où je retrouvai ma voiture et mon bagage, nous allâmes à Vérone dont nous visitâmes le cirque. Il est magnifique; il m'étonna moins toutefois que les arènes de Nîmes. De là, sans nous arrêter, nous nous rendîmes à Milan. Je n'y restai que peu de jours. Nous touchions à la fin d'octobre. Plus d'un intérêt me rappelait au-delà des monts. Je me hâtai de les passer avant que les neiges en eussent rendu l'accès plus difficile.

Regnauld, croyant devoir attendre, pour régler sa marche, la conclusion des conférences de Passeriano, je le laissai en Italie d'où je sortis avec autant de plaisir que j'y étais entré.

Avant de partir, j'allai voir Leclerc. Je lui devais plus d'un compliment. Nommé général, il s'était marié pendant que je courais la Calabre. Je le trouvai dans son ménage et enivré de son bonheur. Amoureux et ambitieux, il y avait de quoi. Sa femme me parut fort heureuse aussi, non seulement d'être mariée à lui, mais aussi d'être mariée; son nouvel état ne lui avait pas donné tant de gravité qu'à son mari à qui j'en trouvai plus que de coutume. Quant à elle, toujours la même folie. «N'est-ce pas un diamant que vous avez là? me dit-elle, en désignant un brillant des plus modestes que je portais en épingle; je crois que le mien est encore plus beau.» Et elle se met à comparer avec quelque vanité ces deux pierres, dont la plus belle n'était guère plus grosse qu'une lentille.

J'ai ri souvent du souvenir de cet enfantillage, en la voyant couverte de diamans parmi lesquels le plus beau des nôtres n'eût pas été aperçu. Son écrin s'est un peu augmenté depuis ce jour-là: quant au mien, il est toujours le même, toujours composé d'une seule pierre, que je tiens de la mère de mon père.

CHAPITRE VII.

Retour en France.—Aventures diverses.—Un mois de séjour à Lyon.—J'y termine les Vénitiens.—Paix de Campo-Formio.—Vers adressés au général Bonaparte à ce sujet.—Retour à Paris.

Je ne partis pas seul. Un ami que je retrouvai à Milan m'ayant proposé de revenir avec moi en France, à frais communs, j'acceptai cet arrangement qui me donnait pour camarade, jusqu'à Lyon, un jeune homme de l'esprit le plus piquant, de l'humeur la plus gaie, et de plus, autant que moi enthousiaste de la musique qu'il savait comme un maître et que je ne savais pas même comme un écolier. C'était enfin le fils de l'excellente femme qui s'était faite mère de la famille qui est devenue la mienne.

Il ne nous arriva rien de bien remarquable dans le trajet du Piémont. Il n'était bruit que des mauvaises rencontres que l'on pouvait faire entre Novarre et Suze. C'est à cela sans doute qu'il faut attribuer la répugnance que montraient les postillons à voyager de nuit, et les ruses qu'ils employaient pour rendre rétifs le soir leurs chevaux, qui le matin redevenaient dociles. Un d'eux nous força ainsi de retourner coucher à Novarre d'où nous n'avions pu le faire partir, la nuit tombée, que par un ordre exprès du cardinal-gouverneur qui pour le donner interrompit sa partie de piquet. Le lendemain, nous gagnâmes néanmoins le Mont-Cenis sans avoir été attaqués, quoique nous eussions couru une partie de la nuit. Peut-être avons-nous dû notre salut à une pluie affreuse, qui nous accompagna depuis Turin jusqu'à Suze: les voleurs craignent plus l'eau que le feu.

Il était deux heures du matin quand notre voiture s'arrêta devant la meilleure auberge de Suze où il pourrait bien n'y en avoir qu'une. Transis de froid, mourans de faim, nous étions impatiens de nous réchauffer et de souper. Le postillon frappe; personne ne répond; il frappe, frappe et frappe encore; pas un mot. Dans l'intérieur, ni bruit, ni mouvement, ni lumière. Le postillon, qui, exposé à la pluie, avait au moins autant d'intérêt que nous à faire ouvrir, ne laisse pas reposer le marteau, il en jouait à réveiller toute la ville: la maison semblait être en état de siége. Au bout d'une demi-heure, la porte enfin s'entr'ouvre. «Que voulez-vous? nous dit un cameriere.—À souper et à coucher, répond mon camarade, et non pas moi, le froid et l'humidité m'ayant donné une extinction de voix des plus complètes.—Patience», reprend le cameriere qui était sorti pour ouvrir les deux battans, mais qui ne se pressait pas. J'étais sauté cependant à bas de la voiture. «Un peu plus vite, lui dis-je à l'oreille, avec un accent d'impatience que mon enrouement augmentait peut-être; un peu plus vite, nous sommes pressés.—Si vous êtes pressés, je ne le suis pas», me répondit-il en croisant les bras.

Je me trouvais juste dans la position où Suchet s'était trouvé à Viterbe, et je n'étais guère plus patient que lui. Comme lui, tirant mon sabre, et ne l'employant que du plat, j'en applique quelques coups sur les épaules du cameriere, qui, devenu plus alerte, ouvre enfin la porte, nous introduit dans une chambre où il allume un fagot, et nous sert un souper passable pour la circonstance. Mais tout en faisant son service, il nous annonce que le commandant de la place, qui devait viser nos passe-ports, logeait dans cette auberge, et qu'il lui porterait ses plaintes. Cette menace ne nous empêcha ni de manger ni de dormir. Le lendemain, au jour naissant, le cameriere, conformément à l'ordre que nous lui avions donné, vient nous réveiller. La voix m'était revenue. «N'oublie pas, lui dis-je, de nous mener chez le commandant de la place.» Il nous y mène. Cet officier, qui était au lit, nous fait ses excuses de nous recevoir ainsi, appose son visa sur nos papiers à la lueur d'une chandelle que tenait notre introducteur, et nous congédie en nous souhaitant bon voyage.

Voyant alors les choses sous un aspect différent, j'eus quelque regret de ce que j'avais fait la veille; et comme le cameriere nous suivait, je lui donnai, indépendamment de la bona man que nous lui laissâmes en soldant notre compte, un écu de six francs. Je craignais qu'il ne le refusât; bien loin de cela: grazie, excellenza, me dit-il, en baisant la main qui l'avait rossé. Sa reconnaissance me donna peut-être plus d'humeur que son impertinence ne m'en avait donné; pour rien, j'aurais recommencé.

Comme nous gravissions le Mont-Cenis, la neige tombant par flocons, nous entrâmes dans un cabaret, à la Novalèze, pour nous dégourdir. Quelques soldats français, qui allaient rejoindre l'armée d'Italie, s'y réchauffaient et se rafraîchissaient par la même occasion. Le vin de Piémont, avec lequel ils faisaient connaissance, leur plaisait assez; ils étaient gais, mais non jusqu'à la turbulence. Nous admirions ce phénomène, quand tout à coup s'élève une vive altercation.

«Vous vous fichez de nous, la bourgeoise, de nous demander ça, pour du sacré vin de pays. Croyez-vous que nous ne savons pas ce que ça vaut? Est-ce que vous nous prenez pour des recrues? Du fichu vin à deux sous, n'avez-vous pas honte d'en demander six?—À deux sous, M. le soldat! il n'y a pas de vin à deux sous ici, répond l'hôtesse. D'abord le vin en vaut trois dans le vignoble: ajoutez à cela les frais pour le monter jusqu'ici, et puis les droits du roi…—Les droits du roi! reprend le soldat; les droits du roi! Elle est bonne, avec son roi, la sorcière! Les droits du roi! est-ce qu'il y a un roi? est-ce que la Convention ne l'a pas supprimé, ton roi? les droits du roi! tu m'as tout l'air d'une aristocrate, avec tes droits du roi! tu mériterais bien que nous fichissions le feu à ta fichue baraque… et ça ne sera pas long encore», ajouta-t-il en passant tout à coup du conditionnel au positif, et se saisissant d'un tison.

Nous crûmes alors devoir intervenir dans une querelle qui s'échauffait par trop. Nous représentâmes à ce républicain que cette bonne femme n'avait pas tout-à-fait tort; qu'elle était sujette du roi de Sardaigne sur le territoire duquel nous nous trouvions; qu'elle devait lui payer l'impôt comme en France on le payait à la république, et qu'elle ne pourrait pas le payer si on lui prenait son vin à si bas prix; que ce roi, depuis que nous l'avions battu, était devenu notre ami, notre bon ami, notre meilleur ami, et qu'en conséquence nous devions traiter ses sujets comme nos amis.—Nous ne sommes donc plus en France, citoyen?—Vous êtes ici chez le roi des marmottes.—Chez le roi des marmottes! J'aurais dû m'en douter à la figure de cette vieille. Chez le roi des marmottes! c'est différent.» Et payant le prix contesté: «Voilà pour le roi des marmottes. À la santé du roi des marmottes», dit-il à ses camarades en leur versant une dernière rasade. Et puis ils se remirent gaiement en route, en criant: «Vive le roi des marmottes!»

Si le hasard ne nous avait pas amenés là, le cabaret était flambé.

Le surlendemain nous arrivâmes à Lyon où nous logeâmes au milieu des ruines de la place Bellecourt. Mon camarade m'ayant quitté pour se rendre sans délai auprès de sa mère, et mon intention étant de faire quelque séjour en cette ville, j'acceptai une chambre chez Buffaut, qui dirigeait alors près du faubourg de la Guillotière une manufacture appartenant à sa famille, et où sa femme et les deux soeurs de sa femme, c'est-à-dire trois des filles de Mme de Bonneuil, se trouvaient réunies pour le moment.

Il était convenu que nous ne retournerions à Paris qu'avec Regnauld. Il se passa encore un mois avant qu'il pût quitter l'Italie: ce mois s'écoula de la manière la plus douce pour nous tous peut-être, pour moi sûrement. Je retrouvai là ma vie de Saint-Leu. Me réunissant à la société aux heures des repas, et donnant à la promenade et au travail, pour moi c'est tout un, l'intervalle du déjeuner au dîner qui n'avait lieu qu'à la nuit, je repris pour ne plus la quitter ma tragédie des Vénitiens, et la tête toute pleine des observations et des impressions que je venais de recueillir sur les lieux, j'eus peu de peine à l'achever.

La saison, quoique nous fussions en novembre, était belle encore. Je passais régulièrement six heures de la journée dans la campagne, suivant le cours du Rhône, et jouissant tout à la fois et des tableaux que se créait mon imagination, et de ceux que la contrée développait sous mes yeux, et des scènes que le hasard me faisait rencontrer.

En voici une qui mériterait d'être dessinée. Dans une des prairies qui bordent le fleuve, une petite fille et un petit garçon gardaient les moutons. La fille pouvait avoir dix ans, le garçon douze. Gentils, bien faits sous leurs habits grossiers qu'ils ne portaient pas sans quelque grâce, ils semblaient s'en apercevoir mutuellement, car ils ne pouvaient se quitter. Je les retrouvais toujours ensemble, mais toujours jouant; les attentions du petit pâtre pour sa compagne étaient sensibles: il imaginait mille moyens pour l'amuser, et il y réussissait; des éclats du rire le plus franc me le prouvaient chaque fois que je passais.

Un jour je m'étonnai de voir la petite fille, que les plis du terrain me cachaient à moitié, courir avec tant de rapidité, que le petit garçon avait peine à la suivre. D'où lui venait cette vitesse? qui la lui imprimait? deux béliers sur lesquels son camarade l'avait assise et qu'il gouvernait à l'aide d'une corde attachée à leurs cornes. Je n'ai rien vu de plus gracieux que l'attitude de ces deux enfans, rien de plus naïf que l'expression de ces deux figures. La satisfaction de l'une, la sollicitude de l'autre, tout cela est plus facile à imaginer qu'à rendre: c'étaient Daphnis et Chloé sous la bure, c'étaient leurs jeux, c'étaient leurs amours peut-être; il faudrait la plume d'Amyot pour les traduire, le pinceau de Gérard pour les peindre.

Les auteurs traitent souvent leurs amis comme les apothicaires leurs chiens: c'est sur eux qu'ils font l'essai de leurs drogues. À mesure que j'avançais dans ma tragédie, je donnais communication de mon travail à la société dans l'intimité de laquelle je vivais. Ces dames furent moins étonnées que je ne le croyais des innovations que je m'étais permises en traitant un sujet où les intérêts de famille sont si intimement liés à l'intérêt de l'État, et qui n'appartenant pas aux temps héroïques, me semblait ne pas comporter l'emphase tragique. Le ton simple que j'ai cru devoir prendre leur paraissait d'autant plus convenable, qu'il n'exclut pas la noblesse et qu'il est celui du pathétique. Les malheurs de mes deux amans leur inspirèrent un intérêt qui s'accrut jusqu'à la fin du cinquième acte. Mais quand, arrivé au dénoûment, je leur annonçai qu'il serait funeste aux amours qui les avaient tant intéressées, elles se récrièrent tout d'une voix contre cette catastrophe qui, disaient-elles, ne serait pas supportable. Je me rendis; je leur accordai la grâce de Blanche et celle de Montcassin, acte de faiblesse qui heureusement n'était pas irrévocable.

Autre anecdote qui se rapporte à la même tragédie. Mme Buffaut était enceinte alors. Persuadée qu'elle accoucherait d'une fille, elle cherchait quel nom elle lui donnerait, tout en travaillant à sa layette. Lasse des noms de la Fable et des noms de roman, elle en voulait un qui, le prît-on dans le calendrier, fût simple sans être commun. «Appelez-la Blanche, lui dis-je.—Vous avez raison.—Mais n'est-ce pas se hasarder un peu? reprend son mari.—Et pourquoi?—Si ta fille était brune, tu ne lui aurais donné qu'un sobriquet.»

L'observation était juste: à nommer sa fille, Aimée, Amable, Modeste ou Prudence, ou Constance, on court en effet des risques. Que de noms gracieux, à ne considérer que les sujets qui les portent, ne sont que des antiphrases! Mme Buffaut, quoiqu'elle entende quelquefois raison, n'en démordit pas. Sa fille future fut appelée Blanche. Celle-là n'a pas donné un démenti à son nom. C'est Mme de Sampayo.

Sa soeur, Mme de Cubières, avait déjà deux ans. Je l'entends encore chantant de sa voix enfantine:

     Les pantins d'Saint-Ouen, d'Saint-Cloud,
     Dans' bien mieux qu'ceux d'la Villette.
     Les pantins d'Saint-Ouen, d'Saint-Cloud,
     Dans' bien mieux que ceux d'chez nous.

C'était sa chanson favorite; et comme elle la répétait souvent pendant que je mettais ma tragédie au net, il m'est arrivé plus d'une fois d'en intercaler des passages dans mes tirades. Je n'imaginais pas alors que cet enfant prendrait rang un jour parmi nos meilleurs romanciers, qu'après s'être placée dès son début par Marguerite Aimon, au niveau de l'auteur des lettres de miss Fanny Butler, elle s'élèverait à la hauteur de celui d'Amélie Mansfield par deux ouvrages où l'esprit d'observation est allié au tact le plus délicat et à la sensibilité la plus profonde, et qui, dès qu'elle croira convenable de les publier, fixeront sa place entre les auteurs qui ont le plus illustré ce genre de littérature.

Ainsi s'écoula pour moi le mois de novembre, au milieu des affections les plus douces et des plus douces occupations.

Vers le milieu d'octobre, la paix de Campo-Formio avait été conclue enfin; j'en félicitai le signataire par les vers suivans:

AU GÉNÉRAL BONAPARTE.

     Aucune gloire désormais
     Ne vous sera donc étrangère;
     Et vous savez faire la paix
     Comme vous avez fait la guerre.

     Autant que l'intrépidité
     Qui vengea l'honneur de la France,
     J'admire au moins cette prudence
     Qui lui rend sa tranquillité;

     Qui dans le chemin des conquêtes
     A su s'arrêter à propos,
     Et préférer notre repos
     À tant de palmes toutes prêtes.

     L'art des illustres meurtriers
     A son prix au temps où nous sommes.
     J'en conviens, mais les grands guerriers
     Ne sont pas toujours de grands hommes.

     L'olivier, au front de Pallas
     Votre modèle et votre emblème,
     Avec le laurier des combats
     Ne formaient qu'un seul diadème.

     Ceignez ces feuillages rivaux
     Que vous décernent les suffrages
     De la déesse des héros;
     C'était aussi celle des sages.

     Si la valeur, l'humanité,
     Sont les vrais titres à la gloire,
     Chaque page de votre histoire
     Contient votre immortalité.

Ces vers, qui furent publiés par tous les journaux du temps, plurent moins peut-être au négociateur qu'ils ne déplurent au guerrier. Je suis d'autant porté à le croire, qu'il ne m'en a jamais parlé.

Regnauld étant venu nous rejoindre au commencement de décembre, nous partîmes tous peu de jours après pour Paris, tous, y compris Mme Buffaut, qui voulait y passer l'hiver avec ses soeurs, et voulait voir aussi la Psyché que Gérard venait d'exposer au Salon, modèle qu'elle étudia si bien, qu'elle en reproduisit une copie dans cette Blanche, qui ne vit le jour que cinq mois après.

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