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Souvenirs d'un sexagénaire, Tome IV

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs d'un sexagénaire, Tome IV

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Title: Souvenirs d'un sexagénaire, Tome IV

Author: A.-V. Arnault

Release date: February 8, 2008 [eBook #24549]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE, TOME IV ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE,

PAR A. V. ARNAULT,
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Verum amo. Verum volo dici.

PLAUTE. Mostellaria.

PARIS.
LIBRAIRIE DUFÉY, RUE DES MARAIS-S.-G. 17.

1833.

LIVRE XIII

DÉCEMBRE 1797 À MAI 1798.

CHAPITRE PREMIER.

Retour du général Bonaparte à Paris.—Sa manière de vivre.—Il est nommé membre de l'Institut.—Il assiste à une séance générale.—Vers de Chénier.—Incidens.—Anecdote.

Aujourd'hui, 14 avril 1832, je reprends la plume, impatient de commencer ce volume, qui doit être le complément de la première partie de ces Mémoires. Mais ce volume, me sera-t-il permis de l'achever? Un fléau non moins terrible, non moins actif que cette révolution qui fait comme lui le tour du monde, arrive ici à travers cent contrées dont il a décimé les populations; il ravage, il dévaste la capitale; il porte le deuil et l'épouvante dans toutes les familles; il menace toutes les maisons; il est dans la maison voisine; il sonne à ma porte! À chaque heure, à chaque minute, chaque jour depuis un mois, passent et repassent devant elle des voitures chargées de cercueils ou plutôt chargées de cadavres, car l'activité des fabriquans ne suffisant pas aux exigences de la mort, les cadavres sont accumulés nus et pêle-mêle dans les cercueils roulans, comme ils seront enfouis nus et pêle-mêle dans la fosse commune. Pas de repos, soit le jour, soit la nuit, pour cette procession sans intervalle, pour ce Longchamp funèbre, comme le dit une de mes voisines, dont la vive imagination est encore exaltée par le spectacle qui s'offre à ses yeux et aux miens, toutes les fois qu'ils se portent sur le terrain qui nous avoisine, et que traverse la voie si fréquentée qui mène au dernier asile.

Qui peut se flatter d'être oublié, d'être épargné, d'être dédaigné par la faux que, plus active que jamais, la mort promène aujourd'hui sur toutes les têtes? qui peut se flatter d'être celui dont il est écrit: «Cadent a latere tuo mille et decem millia a dextris tuis, ad te autem non appropinquabit: le fléau qui fait tomber autour de toi les hommes par milliers n'approchera pas de toi?» (Ps. XV, V. 7.)

Et cependant ma tête est pleine de souvenirs, mon coeur regorge d'affections, et peut-être n'ai-je rien écrit encore d'aussi digne d'intérêt que ce qui me reste à écrire!

Ce qui est au bout de ma plume ne serait pas sans valeur pour l'histoire. J'ai à parler encore de l'homme le plus extraordinaire, si ce n'est le plus grand des temps modernes. J'ai à peindre dans ses relations intimes, les développemens de ce caractère si divers à une époque où, placé entre la condition que lui assignait sa naissance, et celle où le poussait son génie, entre le rang dans lequel nos institutions l'emprisonnaient, et celui où l'appelait sa fortune, reconnu déjà pour supérieur à tous, quoiqu'il fût encore l'égal de tous, et dans une condition privée exerçant une autorité plus réelle que celle à laquelle il semblait assujetti, ce républicain né souverain se débattait entre sa politique, qui le portait à résister à son instinct, et cet instinct qui l'entraînait parfois hors de la réserve où sa politique s'efforçait de le renfermer.

Admis à cette époque dans son intimité, j'ai été à même d'observer à loisir le jeu de cet esprit qui, aussi fin qu'il était fort, aussi prudent qu'il était hardi, se formait de la réunion des facultés les plus opposées, et satisfit pendant vingt ans à toutes les exigences d'une destinée sans pareille dans l'histoire des hommes.

Les historiens ont dessiné cette grande physionomie sous l'aspect dans lequel elle se montrait au public. En dessinant celui sous lequel elle se montrait dans la familiarité, ne contribuerai-je pas à la faire entièrement connaître? Ce ne serait pas la partie la moins piquante de ce portrait.

Mais il est temps d'entrer en matière.

Le général arriva presqu'en même temps que nous à Paris. Il ne s'était pas arrêté long-temps à Rastadt, où il avait été nommé président du congrès convoqué dans cette ville pour traiter de la paix avec l'empire germanique. Une mission de ce genre avait peu d'attraits pour ce génie éminemment fait pour dicter des lois, et que fatiguaient les lenteurs et les subtilités diplomatiques. Peut-être aussi était-il impatient de connaître l'influence que sa présence exercerait sur la France, agitée par la secousse que lui avait imprimée le coup d'État du 18 fructidor, et sur la capitale, inquiète entre la contre-révolution dont on l'avait garantie, et la réaction révolutionnaire à laquelle on semblait vouloir l'abandonner.

Dès que je fus instruit de son arrivée, je courus chez lui rue Chantereine, qui, débaptisée par la voix publique, venait de prendre le nom de rue de la Victoire, qu'on a eu la sottise de lui retirer. Plus heureux que la majeure partie des gens qui se présentaient à sa porte, et pour qui sa porte ne s'ouvrait pas toujours, je fus accueilli comme un membre de sa famille, comme un soldat de l'armée d'Italie. Soit que mon caractère et mon esprit eussent pour lui quelque attrait, soit qu'il entrât dans ses vues d'avoir à sa disposition un représentant de la littérature de l'époque, un homme par l'intermédiaire duquel il pût connaître l'opinion des gens de lettres et agir sur cette opinion, il me traita plus affectueusement encore à Paris qu'il ne l'avait fait hors de France, et me témoigna le désir (or le désir avait en lui le caractère de la volonté) de me voir le plus souvent possible.

Tout jaloux que j'étais de mon indépendance, je ne cherchai pas, j'en conviens, à me dérober à une sujétion dont j'étais fier; et je voyais qu'il m'en savait gré, non seulement à la manière dont il me recevait, mais aux reproches qu'il m'adressait quand j'avais pris un jour de congé. «On ne vous voit plus; que devenez-vous donc, Monsieur le marquis?» Tel est le compliment dont il me saluait, moi, dont il n'a fait ni un comte ni un baron, ce qu'au reste je suis très-loin de lui reprocher.

Sa maison m'était donc ouverte à toutes les heures, mais non pas son cabinet. Il m'admettait dans sa confiance, mais non pas à toutes ses confidences; et à qui les faisait-il toutes? Politique jusque dans ses affections, eût-il jamais livré à quelqu'un son secret tout entier? Son secret était pour lui une somme divisible à l'infini, qu'il ne dépensait que dans le besoin, et qu'il ne distribuait que dans des mesures déterminées par son intérêt et proportionnées à l'utilité dont lui pouvaient être les confidens qu'il admettait à ce partage.

Quoi qu'il en soit, il me fit une assez belle part dans sa bienveillance, dans son amitié peut-être, pour me faire des envieux ou des ennemis, car l'un et l'autre c'est tout un, comme j'eus dans la suite occasion de le reconnaître.

Quoiqu'il ne tînt pas table ouverte, conservant en partie les habitudes qu'il avait prises à l'armée, il recevait souvent, et répondait par des invitations aux visites qu'il croyait pouvoir se dispenser de rendre, et pourtant devoir reconnaître par des politesses. Il en adressait souvent aussi par prévenance aux savans et aux gens de lettres; et comme il ne les connaissait pas tous, il me chargeait ordinairement de lui donner ma liste, qui devenait la sienne; confiance à laquelle je répondais avec plaisir et de manière à la justifier. Les noms de Lemercier et de Legouvé sont les premiers que j'ai fait porter sur ces invitations. Plus d'une personne que cette distinction est allée chercher, et pour qui elle a été par la suite une occasion de fortune, m'ont eu à leur insu la même obligation.

Ces dîners, où la chère était plus délicate qu'à l'armée, étaient charmans quand le général se mettait en frais d'amabilité, ce qui lui arrivait assez habituellement pendant cet intervalle de la campagne d'Italie à la campagne d'Égypte. Une conversation intéressante par son objet, piquante par sa liberté, et qu'il se plaisait à provoquer et à entretenir, n'en était pas la moindre friandise. Soit qu'on discutât une vérité, soit qu'on soutînt un paradoxe, ce qui ne lui déplaisait pas, il s'en mêlait volontiers, et n'y brillait pas moins par la subtilité que par la solidité de son esprit, imprimant à ses erreurs même, car il n'en était pas exempt, le cachet d'un génie scrutateur et original.

Les soirées qui suivaient ces dîners étaient employées d'ordinaire à la lecture de l'ouvrage d'un des convives. Ducis y récitait ses plus belles scènes; Legouvé y fit entendre son poëme des Sépultures; Bernardin y lut son dialogue de Socrate, lequel, par parenthèse, nous parut quelque peu longuet. Quandòque bonus dormitabat.

Je remarquai, dans les opinions émises par le maître de la maison sur ces divers ouvrages, sa tendance à tout rattacher à l'intérêt qui le dominait; jamais il n'en pouvait faire abstraction, et considérer les compositions dans leur rapport avec le but que l'auteur s'était proposé. Les productions des arts, comme les découvertes des sciences, ne lui plaisaient entièrement qu'autant qu'elles étaient d'application utile à ses besoins présens. J'en eus une fois la preuve à l'occasion même d'un de mes ouvrages.

Je venais de lire mes Vénitiens au Théâtre-Français. Instruit du fait, le général voulut un jour après dîner entendre cet ouvrage, et le voulut comme il voulait, c'est-à-dire sans admettre le moindre délai, ce soir, à l'instant même. Je n'avais pas là mon manuscrit, et j'étais pris d'une extinction de voix; n'importe, un aide de camp irait chercher mon manuscrit, et même le lirait si la voix ne me revenait pas.

Au terme du répit que j'obtins, non pas sans peine, cette lecture eut lieu devant une assemblée dont il m'avait laissé le choix, et où se trouvaient, indépendamment des convives que j'ai nommés plus haut, Méhul et David. La pièce produisit une impression profonde sur tous les assistans et sur le général lui-même. Mais après avoir accordé des éloges au soin que j'avais mis à donner à mon sujet les couleurs locales, et à la fidélité avec laquelle j'avais conservé à la politique et aux moeurs vénitiennes la physionomie qui leur est propre: «Pourtant, me dit-il, j'ai un reproche à faire à votre premier acte.—Quel reproche, général?—C'est de ne pas montrer le sénat de Venise sous des couleurs assez odieuses.—Je n'ai pourtant pas dissimulé la rigueur de ses institutions.—Mais vous justifiez cette rigueur par le but que le sénat se proposait, le maintien de l'indépendance.—C'est vrai; mais tel était l'esprit qui régnait dans le sénat de Venise depuis six cents ans, l'esprit qui créa le conseil des Dix et le conseil des Trois. Ce que ces aristocrates craignaient surtout, c'était de voir quelqu'un d'entre eux se perpétuer dans le pouvoir. Ils se soumettaient à la tyrannie de la loi pour échapper au despotisme d'un de leurs semblables; ils sacrifiaient à leur indépendance leur liberté, leur sécurité même.—Mais cet intérêt, reprit-il vivement, peut faire excuser ce gouvernement de bien des choses. Nous avons donc eu tort de lui faire un crime de ses institutions, et de nous en prévaloir pour le détruire?»

Cette phrase, qui me révéla toute sa pensée, révèle aussi la tendance de son esprit; tendance qui s'est si ouvertement manifestée depuis.

À la discussion politique succéda la discussion littéraire. Quoique peu familiarisé avec les théories dramatiques, il raisonna sur les effets de l'art avec une grande sagacité; il blâma le dénoûment qu'à la prière de nos dames, ainsi que je l'ai dit, j'avais substitué à celui qui, dans mon projet, devait terminer mon drame, et justifia avec tant d'éloquence et d'originalité ma propre opinion, qu'il me fut impossible de n'y pas revenir, quoique Mme Bonaparte intercédât pour la grâce[1]: chacun était dans son caractère.

Pendant ces soirées consacrées aux muses, son salon, devenu leur sanctuaire, était fermé à tous les profanes. Les autres jours, c'était différent: quoiqu'il ne fût pas ouvert à tout venant, ce salon, ces soirs-là, n'était guère moins peuplé que celui d'un membre du Directoire; et c'est alors qu'on pouvait voir que l'ascendant d'un grand caractère donne une autorité aussi réelle au moins que celle qui est attribuée à une grande place.

Parmi les gens qu'une admiration sincère amenait là, se trouvaient aussi des gens de parti qui, sous prétexte de le féliciter, venaient épier les secrets sentimens du vainqueur de l'Italie, soit pour voir s'ils ne pourraient pas en faire un appui à leurs projets, soit dans l'ignoble but de trafiquer des notions qu'ils auraient surprises. Rien de plus circonspect sous ce rapport que l'attitude qu'il sut conserver au milieu d'eux, blâmant avec une égale énergie les intentions furibondes des terroristes, et les perfides menées des contre-révolutionnaires, ne dissimulant pas, quand l'occasion s'en présentait, l'indignation que lui inspiraient les abus du pouvoir et les mesures qui rappelaient le système de la terreur: mais dans la manifestation de ces sentimens propres à lui concilier l'affection publique, ne laissant rien échapper où, s'il y trouvait un blâme, le gouvernement pût trouver une menace. Le Directoire pouvait voir en lui un mécontent, mais non pas un ennemi.

Il était évident toutefois que dès lors le règne du Directoire lui semblait ne pas pouvoir durer; qu'il tenait ce gouvernement pour blessé à mort dans la journée du 18 fructidor, au combat où il avait tué son adversaire; que le pouvoir exécutif, ressuscité sous cette forme, lui paraissait répugner à la majorité de la nation, jacobins comme royalistes; aux jacobins, parce que ce système leur donnait des rois dans leurs égaux; aux royalistes, parce qu'en rétablissant un pouvoir exécutif distinct du pouvoir législatif, il ne le leur rendait pas sous la forme qu'ils voulaient. Bonaparte se sentait sans doute assez fort pour porter au Directoire le coup qui devait achever de l'abattre; mais ne se sentant pas encore en position de recueillir son héritage, il ne voulait pas travailler pour autrui; il ne voulait ni de la démocratie, où il ne serait pas maître, ni de la contre-révolution qui lui donnerait un maître. En ajournant l'exécution de ses grands desseins, il s'arrangeait cependant de manière à se faire reconnaître par les uns et par les autres pour l'homme nécessaire dans la crise plus ou moins prochaine que tous commençaient à prévoir.

Sur quel autre que lui en effet pouvait-on jeter les yeux? quel autre possédait à un degré plus éminent une de ces hautes qualités qui, prises séparément, suffisent à faire un homme supérieur, et qui se trouvaient réunies en lui? Où était son rival? Moreau n'avait qu'une de ses capacités; Hoche, qui peut-être les eut toutes, n'existait plus. Grand politique, grand administrateur, grand capitaine, homme d'État aussi, il ne s'abusait pas quand il se sentait appelé à sauver la France. Il ne s'abusa pas non plus quand, pour agir, il pensa devoir attendre que les partis, dans leur lassitude, le suppliassent de les sauver les uns des autres.

Cependant il avait accepté et subi les honneurs que la politique d'un gouvernement jaloux avait cru devoir lui décerner, et le banquet où l'avaient convié les deux conseils, dont la bienveillance n'était guère plus franche que celle du Directoire. Je n'assistai ni à l'une ni à l'autre de ces solennités; ces sortes de fêtes ont peu d'attrait pour moi. J'aimais qu'on lui décernât ces triomphes, mais je ne croyais pas que mon dévouement m'obligeât d'en partager l'ennui.

Il en fut autrement quand le général alla prendre séance à l'Institut, où il avait été nommé à la place de Carnot, tué civilement par le 18 fructidor.

Il m'avait engagé à assister à cette séance, et s'était chargé de m'y conduire. Je me rendis chez lui vers quatre heures et demie. Les séances académiques avaient lieu alors de cinq à sept heures. Dans le trajet de la rue de la Victoire au Louvre, où l'Institut siégeait, on arrêta plusieurs fois sa voiture pour la visiter, en conséquence d'un décret du Directoire, qui ordonnait la saisie et la combustion des marchandises anglaises, décret que les douaniers, à qui la ville était livrée, exécutaient d'une manière assez brutale. Le général supporta très-patiemment cette vexation qu'il pouvait faire cesser d'un mot, et me recommanda surtout de ne pas le faire connaître. Les douaniers de cette époque furent moins bien avisés que ceux à qui le maréchal de Saxe eut affaire. Les lauriers ne paient pas de droit, avaient-ils dit à Maurice. Ceux-ci auraient pu dire à Napoléon: Vos lauriers ne sont pas de fabrique anglaise.

Ils visitèrent, fouillèrent même la diligence du héros italique sans s'en excuser le moins du monde, empressés qu'ils étaient de satisfaire le gouvernement, qui semblait moins faire la guerre aux Anglais qu'aux Français.

La séance fut brillante. L'assemblée était composée de l'élite de la société. Le désir de voir l'homme à qui l'on devait une paix acquise par tant de victoires y attirait plus de spectateurs que l'éloquence des académiciens n'y avait attiré d'auditeurs; aussi regardait-on plus qu'on n'écoutait.

Un seul lecteur attira sur lui l'attention publique, mais par cela même qu'il n'y faisait pas distraction: c'est Chénier. Il lisait un poëme à la louange du général Hoche. Ce poëme, où respire la haine la plus énergique contre l'Angleterre, était écouté avec satisfaction. Elle se changea en enthousiasme, quand du héros mort passant au héros vivant, et s'adressant à un sentiment non moins vif que les regrets dus aux rares qualités de Hoche, je veux dire l'espérance que l'on fondait sur le génie de Bonaparte, le désignant par le surnom d'Italique, il s'écria:

     Si jadis un Français, des rives de Neustrie,
     Descendit dans leurs ports précédé de l'effroi,
     Vint, combattit, vainquit, fut conquérant et roi,
     Quels rochers, quels remparts deviendront leur asile,
     Quand Neptune irrité lancera dans leur île
     D'Arcole et de Lodi les terribles soldats,
     Tous ces jeunes héros, vieux dans l'art des combats,
     La grande nation à vaincre accoutumée.
     Et le grand général guidant la grande armée!

Les applaudissemens, les acclamations qui s'élevèrent de toutes parts prouvèrent que ces beaux vers exprimaient les sentimens de toute l'assemblée; disons mieux, de toute la France.

La séance levée, nous retournâmes chez lui, où nous n'arrivâmes pas sans avoir été arrêtés et interpellés de nouveau. Ces importunités ne lui firent pas oublier les hommages qui lui avaient été prodigués dans cette soirée.

Personne n'a plus attaché de prix que lui au titre de membre de l'Institut, ce soir-là du moins. Dès lors, il le prit dans tous ses actes publics.

Après le dîner, c'est-à-dire à neuf heures du soir, il reçut quelques visites, et entre autres celle de Mme Tallien, qui s'empressait de le féliciter de son nouveau triomphe. L'opinion universelle ne pouvait pas s'exprimer par un plus gracieux interprète. Je ne sais pas trop si ce n'est pas ce soir-là que je rabrouai le général avec la liberté qu'il m'autorisait à prendre, et dont au reste je n'ai jamais trop abusé. La conversation, bien qu'elle fût engagée avec des dames, tomba sur les armes, sur les sabres, sur les lames, sur la qualité que la trempe pouvait leur donner, et qui les rend propres même à couper le fer; je citai, comme preuve du fait, un yatagan que j'avais rapporté de Corfou. «Qu'en avez-vous fait? me dit le général.—Je l'ai donné à Talma.—Cela est bien d'un poëte. Ces messieurs font leur cour même aux rois de théâtre.—Je ne la fais pas même aux héros, général; je ne la fais qu'aux dames: Madame est là pour le dire.» Il ne répliqua rien. Peut-être cette boutade ne lui avait-elle pas donné d'humeur.

Il alla sur ces entrefaites visiter les côtes du nord. On faisait dans tous les ports des armemens considérables. Comme il avait été nommé général en chef de l'armée d'Angleterre, l'on tenait pour certain qu'au printemps cette armée irait visiter les Anglais chez eux. Une descente se préparait en effet; mais ce n'était pas en Angleterre que Bonaparte songeait à attaquer la puissance anglaise.

CHAPITRE II.

Fête donnée par le citoyen Talleyrand, ministre du Directoire, au général Bonaparte.—Mme de Staël.—Dîner chez le directeur Barras.—Macbeth.—Préparatifs pour l'expédition d'Égypte.—Poëtes, artistes, gens de lettres enrôlés.—Denon, Parceval, etc.—Anecdotes.

En juin 1789, me promenant à Versailles autour de la pièce d'eau dite des Suisses, j'avais remarqué un personnage qui solitairement et philosophiquement couché sous un arbre, lentus in ombrâ, paraissait plongé dans la méditation et plus occupé de ses idées que des idées d'autrui, bien qu'il eût un livre à la main. Sa figure, qui n'était pas sans charmes, m'avait frappé moins toutefois par ses agrémens que par son expression, que par un certain mélange de nonchalance et de malignité qui lui donnait un caractère particulier, celui d'une tête d'ange animée de l'esprit d'un diable; c'était évidemment celle d'un homme à la mode, d'un homme plus habitué à occuper les autres qu'à s'occuper des autres, d'un homme, malgré sa jeunesse, déjà rassasié des plaisirs de ce monde. Cette figure-là je l'aurais prêtée à un premier page ou à un colonel en faveur, si la coiffure et le rabat ne m'eussent dit qu'elle appartenait à un ecclésiastique, et si la croix pectorale ne m'eût prouvé que cet ecclésiastique était un prélat. «C'est, me dis-je, quelque premier aumônier qui vient digérer ici entre la messe et les vêpres», et je passai outre.

Une année s'était écoulée sans que j'eusse rencontré de nouveau cet homme de Dieu, et cette année est celle pendant laquelle s'est accomplie la première période de la révolution. Le 14 juillet 1790, comme cinq cent mille curieux qui garnissaient les talus du Champ-de-Mars, j'assistais à la messe qui se célébrait en plein vent, à l'occasion de la fédération, quand sur un monticule élevé au centre de cette vaste arène, à l'autel où le divin sacrifice devait se consommer au milieu des soldats et des lévites, la chape sur le dos, la mitre en tête, la crosse à la main, s'avance non du pas le plus ferme, mais avec la plus ferme contenance, un évêque qui répand, avec une prodigalité toute patriotique, des flots d'eau bénite et de bénédictions sur le peuple, sur l'armée et aussi sur la cour.

«C'est l'abbé de Périgord, c'est l'abbé de Talleyrand, c'est l'évêque d'Autun», disait-on. Quel fut mon étonnement de reconnaître, dans ce pontife de la révolution, mon prélat de Versailles! Depuis une année j'avais beaucoup entendu parler de l'évêque d'Autun. Sa physionomie m'expliqua sa conduite, et sa conduite m'expliqua sa physionomie. Chez qui que ce soit, jamais le moral et le physique ne se sont mieux accordés.

Je n'avais vu M. de Talleyrand que de très-loin. Je le vis de plus près enfin quand il revint en France où il fut rappelé en 1796 sur la proposition de Chénier, par un décret spécial de la Convention. Peu après son retour, sans condition encore, comme il avait quelque loisir, il vint passer vingt-quatre heures à Saint-Leu, chez Mme de La Tour où je me trouvais. Il fut, comme on l'imagine, l'objet de toute mon attention. Je croyais, à parler franchement, qu'il ne m'accorderait qu'une très-faible partie de la sienne. Il en fut autrement. Déterminé ce jour-là à plaire à tout le monde, ou peut-être prévenu en ma faveur par une femme aimable avec laquelle il avait fait ce petit voyage, il me traita avec une bienveillance à laquelle je me laissai prendre. J'y répondis par l'abandon le plus complet, et m'amusai fort pendant toute cette soirée, où tout en riant je lui gagnai quelque argent, ce dont il peut se souvenir, car alors il n'était guère plus riche que je ne l'étais à mon retour de l'exil où il m'a fait envoyer en 1815[2]. On s'étonnera peut-être qu'il se soit laissé battre par moi toute une soirée, mais c'était à un jeu de hasard, et non à un jeu de finesse.

Je n'imaginais pas alors que ce prélat rentrât jamais dans les affaires publiques, et qu'il pût raccommoder sa fortune autrement que par des spéculations de bourse, que ce ci-devant agent du clergé entendait aussi bien que le plus délié des agens de change. L'apôtre de la constitution de 1791 ne me paraissait pas pouvoir devenir celui de la constitution de l'an III. Je me trompais. Quand je revins d'Italie, le citoyen Talleyrand était ministre. Le 18 fructidor et l'active amitié de Mme de Staël l'avaient porté à la place de Charles Lacroix.

Il était donc ministre du Directoire quand je me retrouvai avec lui chez le général Bonaparte. La bienveillance qu'on m'y témoignait fortifia sans doute celle qu'il semblait me porter, mais qui n'allait cependant pas jusqu'à la confiance. La conversation brisée qu'il eut avec moi ne roula guère que sur des intérêts de littérature; il me parla de plusieurs écrivains, et particulièrement de Champfort. Je fus assez surpris de ne pas lui voir adopter vivement les éloges que je donnais à cet académicien dont l'esprit et les talens lui avaient été plus d'une fois utiles, ce que je savais de Champfort lui-même, qui s'applaudissait d'avoir trouvé dans l'évêque d'Autun un organe par lequel il pouvait faire proclamer à la tribune ses propres opinions.

Ce ministre venait ce soir-là inviter le général à une fête qu'il lui préparait à l'hôtel des relations extérieures, et le prier d'en déterminer le jour. Il pria aussi Mme Bonaparte de vouloir bien lui donner la liste des personnes qu'elle désirait faire inviter. J'y fus probablement porté, car le lendemain je reçus une invitation.

Cette fête, où l'élite de la société de Paris était réunie, se composa, comme toutes les fêtes, d'un bal et d'un souper: je n'en aurais pas parlé, si elle n'avait pas donné lieu à un incident assez piquant pour qu'on en tienne note.

Le général chez qui j'avais dîné m'avait amené avec lui. En entrant dans, la salle de bal: «Donnez-moi votre bras», me dit-il en s'emparant en effet de mon bras. Puis, jugeant à mon regard que cette exigence m'étonnait: «Je vois là, ajouta-t-il, nombre d'importuns tout prêts à m'assaillir; tant que nous serons ensemble, ils n'oseront pas entamer une conversation qui interromprait la nôtre. Faisons un tour dans la salle; vous me ferez connaître les masques; car vous connaissez tout le monde, vous.»

Ce n'était certes pas par désobligeance que j'avais pensé d'abord à me tenir à l'écart. Je craignais, à parler franchement, qu'on ne m'accusât de quelque fatuité, si je m'attachais aux pas d'un homme qui seul avait le droit d'attirer l'attention, et qu'on ne m'attribuât la prétention de vouloir briller de son reflet. À sa réquisition mes scrupules s'évanouirent pourtant. Me voilà donc circulant avec lui bras dessus, bras dessous au milieu des danseurs, des curieux et des envieux, j'en devais rencontrer aussi. Malgré cette précaution, la foule se groupa bientôt autour de nous, et les gens dont le général voulait se garder furent justement ceux dont il devint aussitôt la proie.

Le voyant cerné par eux, et la conversation s'étant engagée malgré lui, comme il avait lâché mon bras, je profitai de ma liberté, non pour me promener dans le bal, mais pour m'asseoir. Je me mis sur une banquette placée dans la première pièce entre les deux fenêtres. À peine étais-je là, que Mme de Staël vint s'asseoir à côté de moi.

Je connaissais peu cette dame. Sur le désir qu'elle en avait témoigné, je m'étais laissé conduire chez elle par Regnauld avant mon voyage d'Italie, mais je n'y étais pas retourné, bien que j'y eusse été encouragé par l'accueil que j'avais reçu d'elle, par ses invitations, et que j'attachasse à ses prévenances tout le prix qu'on y pouvait mettre.

«On ne peut pas aborder votre général, me dit-elle, il faut que vous me présentiez à lui.» D'après la confidence qu'il venait de me faire, et certaines préventions que je lui connaissais contre cette dame dont il redoutait l'esprit dominateur, craignant qu'elle n'éprouvât quelque rebuffade, je tâchai de la distraire de cette résolution, sans cependant m'expliquer. Il n'y eut pas moyen. S'emparant de moi, elle me mène droit au général, à travers le cercle qui l'environnait, et qui s'écarte ou plutôt qu'elle écarte. Forcé de faire ce qu'elle désirait, et voulant toutefois décliner la responsabilité dont un regard très-significatif me grevait déjà: «Mme de Staël, dis-je, prétend avoir besoin auprès de vous d'une autre recommandation que son nom, et veut que je vous la présente. Permettez-moi, général, de lui obéir.»

Le cercle se resserre alors autour de nous, chacun étant curieux d'entendre la conversation qui allait s'engager entre deux pareils interlocuteurs: on croyait voir Talestris avec Alexandre, ou la reine de Saba avec Salomon. Mme de Staël accabla d'abord de complimens assez emphatiques Bonaparte, qui y répondit par des propos assez froids, mais très-polis: une autre personne n'eût pas été plus avant. Sans faire attention à la contrariété qui se manifestait dans ses traits et dans son accent, Mme de Staël, déterminée à engager une discussion en règle, le poursuit cependant de questions, et tout en lui faisant entendre qu'il est pour elle le premier des hommes: «Général, lui dit-elle, quelle est la femme que vous aimeriez le plus?—La mienne.—C'est tout simple, mais quelle est celle que vous estimeriez le plus?—Celle qui sait le mieux s'occuper de son ménage.—Je le conçois encore. Mais enfin quelle serait pour vous la première des femmes?—Celle qui fait le plus d'enfans, Madame.» Et il se retira en la laissant au milieu d'un cercle plus égayé qu'elle de cette boutade.

Toute déconcertée d'un résultat qui répondait si mal à son attente:
«Votre grand homme, me dit-elle, est un homme bien singulier!»

La singularité de cette scène est expliquée par celle des personnages. D'après le caractère connu de Mme de Staël, et l'influence fondée ou non qu'on lui attribuait dans l'affaire de fructidor, Bonaparte crut qu'elle se rapprochait de lui pour l'admirer moins que pour le dominer, et qu'elle le flattait comme on flatte, comme on caresse un cheval pour le monter. Jaloux alors de son indépendance comme il le fut depuis de son autorité, il se hâta d'écarter par une ruade cette indiscrète amazone qui, remise de son désappointement, revint pourtant depuis à la charge, et finit par recevoir une atteinte un peu plus rude. La manie de Mme de Staël était de gouverner tout le monde, et celle de Bonaparte de n'être gouverné par personne. Inde iræ.

Telle est l'histoire exacte de cette entrevue dont on a tant parlé. Si Mme de Staël avait eu autant de jugement que d'esprit, elle s'en serait tenue à cette expérience. Mais, en matière de conduite du moins, le jugement n'était pas sa qualité dominante.

Amusante pour ceux qui furent témoins de cet incident, la fête fut charmante pour tout le monde. Le nom de Bonaparte proclamé par toutes les bouches, l'était aussi par l'orchestre. Une contredanse qui portait son nom fut exécutée pour la première fois dans ce bal, et devint dès lors la contredanse favorite dans tous les bals, à la guinguette comme dans les salons.

La danse fut interrompue par un banquet splendide pendant lequel Lays, le Tyrtée de l'époque, chanta des couplets fort spirituels composés pour le héros de la fête par les Pindares du Vaudeville. En célébrant ses exploits passés, on célébrait aussi les exploits futurs dont ils étaient le pronostic, et le succès de la grande expédition dont les apprêts occupaient l'attention de toute l'Europe. Un trait qui terminait un impromptu fait par le trio sur ce sujet, fut surtout fort applaudi. Je n'en ai pas retenu les vers, mais en voici le sens: «Pour celui qui a fait signer la paix à l'Autriche sous les murs de Vienne, aller mettre au-delà du détroit l'Angleterre à la raison, ce n'est pas la mer à boire.» Jamais Bonaparte ne fut plus loué et moins flatté; il était évident que ces éloges gratuits ne s'adressaient qu'au grand homme.

Le Directoire ne voyait pas sans dépit cet enthousiasme qui se manifestait partout où le général se montrait, et même se cachait. Je fus témoin un jour d'une des plus vives explosions de ce sentiment: voici à quelle occasion.

Mme Vestris, d'ennuyeuse mémoire, devait prendre ce jour-là congé du public, congé absolu, et la représentation avait lieu, je ne sais pourquoi, au théâtre Favart. Comme on remettait pour elle au répertoire le Macbeth de Ducis, le général avait fait retenir une loge, loge aux secondes, les loges du rez-de-chaussée où il se tenait pour l'ordinaire étant toutes louées. Cette loge était en face et découverte, ce qui le contrariait. Il se résigna pourtant. Aussitôt après le dîner, qui n'eut pas lieu chez lui par suite d'un contre-temps que j'expliquerai plus bas, il nous emmène Ducis et moi avec sa femme. Il croyait, en arrivant pendant le brouhaha qui précède les spectacles extraordinaires, échapper à l'attention publique. Pas du tout. Mme Bonaparte entre, on la reconnaît, on l'applaudit. Les applaudissemens redoublèrent dès qu'on l'aperçut lui-même à la porte de la loge. Mais ils devinrent plus vifs que jamais, quand, contraignant le bonhomme Ducis à prendre place sur le devant, il se tint modestement derrière ce patriarche de la littérature de l'époque, quoiqu'il y eût place aussi là pour lui. On vit avec transport cet éclatant hommage qu'un homme si jeune et si grand rendait à la vieillesse et au génie; on voyait avec plaisir aussi qu'il aimait mieux mériter les applaudissemens que les recevoir.

C'est chez Barras que nous avions dîné. Pour refuser une invitation qu'il en avait reçue, après nous avoir invités lui-même, le général s'était en vain prévalu de ce fait: «Amenez-moi votre monde», lui avait répondu Barras, et il m'avait entraîné chez Barras, malgré ma répugnance. «C'est parce que vous avez à vous plaindre de lui, me dit-il, que je veux qu'il vous voie avec moi.»

Arrivés au Luxembourg: «Vous m'avez autorisé à vous amener les amis que j'attendais aujourd'hui, lui dit-il en me tenant par la main; en voilà un que je vous présente.—Vous me présentez là une vieille connaissance», répondit Barras, qui fut ce jour-là plus aimable pour moi qu'il ne l'avait jamais été, ou plutôt aimable avec moi pour la première fois, et pour la dernière aussi, car onc ne l'ai revu depuis.

Un incident assez piquant assaisonna pour moi ce dîner qui, jusque-là, m'avait peu amusé. Le général, qui était au fait d'une intrigue à laquelle la politique n'avait aucune part, et dans laquelle j'avais été quelque peu dupe, ne fit que persifler à ce sujet une dame dont le crédit le contrariait, et près de qui on l'avait placé. Puis, se levant de table à l'heure qu'il avait déterminée, il demanda sa voiture. «Je vous laisse avec ces Messieurs, et j'emmène ceux-ci», dit-il à l'amphitryon, en prenant le bras de Ducis et le mien. Au fait, il avait quelquefois des façons singulières.

Le séjour d'un pareil homme à Paris devait fatiguer le gouvernement: aussi le gouvernement ne reculait-il devant aucun sacrifice pour s'en débarrasser. La descente en Angleterre ayant été reconnue impossible dans les circonstances, on en revint à l'expédition d'Égypte dont Bonaparte avait eu l'idée avant son retour d'Italie, et à laquelle les préparatifs déjà faits pouvaient s'appliquer.

Un bruit se répandit alors qu'indépendamment de la descente en
Angleterre, on ferait une expédition dans le Levant, expédition tout à
la fois scientifique et militaire dont la Grèce serait le théâtre et
Corfou le centre.

On engageait sous ce prétexte les savans et les artistes que le général désignait comme propres à concourir au succès de ses projets de colonisation.

J'entendais parler depuis quelque temps de cette expédition que Bonaparte devait conduire et dont il ne me parlait pas, et je regardais ce bruit comme dénué de fondement, quand Langlès l'orientaliste me demanda un rendez-vous pour affaire pressée. «Tirez-moi d'embarras, me dit-il, je m'adresse à vous en toute confiance, quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de vous. J'ai reçu du gouvernement une lettre par laquelle on m'annonce que comme versé dans la connaissance des langues orientales, je suis mis à la disposition du général Bonaparte qui me donnera des instructions ultérieures. J'ignore ce qu'il veut faire de moi. Je lui suis dévoué, mais je ne puis quitter Paris; j'ai des devoirs à remplir ici, et comme conservateur de la Bibliothèque Nationale, et comme professeur d'arabe, de turc, de persan, de syriaque, de chinois, de sanscrit et de mantchou (Langlès savait toutes les langues qu'on parlait à la tour de Babel); cela m'impose des devoirs, ainsi que je l'ai représenté au général. Veuillez faire en sorte qu'il me permette de les remplir.»

Je me chargeai de la négociation, et ce ne fut pas sans peine que je réussis à soustraire le professeur de turc, d'arabe, de persan, de chinois, de sanscrit et de mantchou à la réquisition dont le général le prétendait passible. «C'est justement parce qu'il est salarié par l'État, disait-il, qu'il est à la disposition de l'État.» Il ne voulut pas se départir de ce principe: Langlès, de son côté, ne voulut pas quitter Paris. Il y resta, mais jamais Bonaparte ne le lui a pardonné.

C'est au refus de Langlès que Jaubert, présenté par Bonaparte pour remplacer celui-ci comme interprète de l'armée d'Orient, a dû sa fortune. En cela aussi se manifesta la fortune de Bonaparte; car il y avait bien autrement de capacité et de courage dans Jaubert que dans Langlès, tout brave qu'était ce savant, qui avant la révolution avait été sous-lieutenant dans un régiment de milice.

Cette médiation amena tout naturellement le général à s'expliquer sur la mission dont il voulait charger Langlès. «Au printemps, me dit-il, nous ferons parler de nous: vous serez des nôtres. Mais je désirerais emmener, indépendamment de vous, un poëte, un compositeur de musique et un chanteur; trouvez-moi cela. Proposez la chose à Ducis, à Méhul et à Lays. Voilà les gens qui me conviendraient; ils seront en rapport intime avec moi; ils recevront 6000 fr. de traitement pendant tout le temps que durera l'expédition, et cela indépendamment des traitemens attachés aux places qu'ils pourraient avoir et qu'ils reprendraient à leur retour.—Mais où les mènerez-vous, général?—Où j'irai. Je m'expliquerai là-dessus quand le temps sera venu: en attendant, qu'ils se fient à mon étoile.»

Me voilà donc recruteur en pied, pour une expédition dont j'ignorais le but. Mes négociations n'eurent pas d'abord un grand succès. Ducis, hardi dans la pensée, n'était rien moins qu'aventureux dans ses actions. Il s'excusa sur son âge; Méhul sur les devoirs qu'il avait à remplir; Lays sur ce qu'il pouvait gagner un rhume. Quand je rendis compte de cela au général: «Au fait, me dit-il, Ducis est un peu vieux; un long voyage, une longue absence, tout cela doit l'effrayer, il nous faut quelqu'un de jeune; Méhul tient à son Conservatoire, et plus encore à son théâtre, sans doute; c'est tout simple, là sont ses moyens de gloire. Qu'il nous compose quelques marches militaires! son génie sera avec nous, cela nous suffira. Toutes réflexions faites, un musicien fort sur l'exécution nous conviendrait mieux qu'un compositeur. Quant à Lays, je suis fâché qu'il ne veuille pas nous suivre, c'eût été notre Ossian; il nous en faut un, il nous faut un barde, qui dans le besoin chante à la tête des colonnes. Sa voix eût été d'un si bon effet sur le soldat! personne, sous ce rapport, ne me convenait mieux que lui. Tâchez de me trouver un chanteur de son genre, si ce n'est de son talent.»

Cette fois, je fus moins malheureux. Lemercier, à qui je m'adressai, accueillit ma proposition de la manière la plus gracieuse; Rigel, habile professeur de piano, à qui Méhul m'avait renvoyé, accepta mes offres avec le même empressement; et Villoteau, qui doublait Lays à l'Opéra, et que j'abordai au moment où il dépouillait le costume de Panurge, ne se fit pas prier pour remplacer son chef d'emploi dans un rôle plus honorable encore que celui qu'il venait de remplir; «heureux et fier, me disait-il, de faire partie d'une expédition pour laquelle son imagination était déjà montée, et que Bonaparte, à l'instar de Jason, composait de héros et de virtuoses.»

«C'est bon, me dit le général, quand je lui annonçai que Lemercier remplacerait Ducis; vous ne pouviez pas mieux choisir. Parmi les gens de lettres, il n'y en a pas dont la conversation me soit plus agréable: cela rehausse encore le prix du talent. Quant aux deux musiciens, je ne connais ni l'un ni l'autre, je m'en rapporte à vous. Laissez-moi leurs noms et leurs adresses, on leur écrira. À propos, il faut que vous me fassiez encore une commission. J'emporte avec moi une bibliothèque de campagne. Le choix des livres de science qui doivent y entrer est fait; j'ai même désigné déjà les livres d'histoire qui en feront partie. Choisissez des livres de littérature pour la compléter; mais ne les prenez que dans le format in-12 et au-dessous, nous avons si peu de place: vous vous entendrez sur cet article avec Magimel à qui vous donnerez votre liste.»

Cette commission me fut d'autant plus agréable qu'en la remplissant je travaillais pour moi. Je composai cette bibliothèque littéraire comme j'aurais composé la mienne; et malgré mes instructions, y faisant entrer des in-8°, j'y plaçai, indépendamment de nos classiques, le Théâtre des Grecs, l'Iliade, l'Odyssée, Shakespeare, Rabelais, Montaigne, Rousseau et l'élite de nos moralistes et de nos romanciers.

Au bout de quelques jours: «Il nous faut un autre poëte, me dit le général. Lemercier ne vient pas avec nous, sa famille s'oppose à son départ: trouvez-moi quelqu'un.»

À parler franchement, je ne savais trop à qui m'adresser. Parmi les hommes d'un talent supérieur, en trouver un qui se déterminât à courir les aventures! Legouvé n'était pas de caractère à cela. Je m'en allai donc cherchant un poëte de rue en rue, de porte en porte, quand le hasard me fait rencontrer sur le boulevard Saint-Denis deux amis intimes de Lemercier, Sourdeau de Saint-Émond, et Parceval de Grandmaison. J'étais sinon dans l'intimité, du moins dans la familiarité de l'un et de l'autre. Je m'étais lié avec le premier, homme d'esprit et de plaisir, en Italie où il remplissait les fonctions de commissaire des guerres, et j'avais fait connaissance avec l'autre chez Mlle Contat, où il avait été présenté par Lemercier.

Je leur parle de mon embarras. Le premier en connaissait la cause, et riait; le second ne l'ignorait pas, et riait aussi; y avait-il de l'amour sous jeu? c'était un secret que je ne crus pas devoir approfondir. «Savez-vous, leur dis-je, un poëte présentable que je puisse proposer en remplacement de Lemercier? j'ai carte blanche à cet effet.—Tu as carte blanche! me dit d'une voix solennelle Parceval, en haussant ses sourcils.—Oui, carte blanche.—Mais, attends donc, je connais quelqu'un à qui la chose conviendrait.—Mais ce quelqu'un conviendrait-il à la chose?—Eh! mais, je le crois.—Qu'a-t-il publié?—Rien encore.—Qu'a-t-il fait?—Des vers que l'abbé Delille ne trouvait pas mauvais.—M'en répondrais-tu?—Comme de moi.—Le connais-je enfin?—Un peu.—Comment s'appelle-t-il?—Comme moi.—Sérieusement! tu aurais la fantaisie…—Si cela dépend de toi, comme tu le dis, tu me rendras service en me proposant au général Bonaparte; tu sais ce que je puis faire.—Mais sais-tu où nous allons? je ne le sais pas, moi.—Vous allez en Égypte, tout le monde sait cela. Je ne serai pas fâché de voir l'Égypte.—Demain je te rendrai réponse.»

Parceval n'avait encore rien publié; mais je lui avais entendu réciter plusieurs morceaux pleins de ce talent que le public a reconnu et si vivement applaudi depuis. Le général avait surtout besoin d'un homme en état de mettre en oeuvre la riche matière qu'offriraient à la poésie les projets qu'il allait exécuter. La tête épique de Parceval me paraissait plus propre à cela qu'aucune autre. Je le proposai donc en m'appuyant sur ces considérations à Bonaparte, qui l'agréa: il fit bien. Il a trouvé en lui l'homme que Vasco de Gama trouva dans le Camoëns, l'homme qui possédait aussi cette bouche faite pour enfler la trompette épique: os magna sonaturum.

Parceval, à qui je fis faire connaissance avec Regnauld qui faisait aussi partie de l'expédition, et avec qui je devais faire le voyage, fut admis des lors dans notre société intime comme un compagnon de fortune. Mais cela lui coûta un sacrifice, celui de sa coiffure poudrée à frimas, à laquelle il ne renonça pas sans peine.

Tôt ou tard il lui aurait fallu prendre cette détermination que hâtèrent les instances de nos dames et que prévint même leur activité. Ainsi que je l'ai dit, le général, à la sollicitation de sa femme, avait permis que ses oreilles de chien et sa queue écourtée tombassent sous les ciseaux de la mode ou du perruquier de Talma, et soudain la coiffure à la Titus était devenue celle de son état-major: elle devint bientôt celle de toute l'armée.

Le désir de partir pour l'Égypte devint bientôt une fureur générale. C'était une folie épidémique semblable à celle qui s'était saisie de nos aïeux à l'époque des croisades. «J'étais né pour être Égyptien», disait à Parceval un épicier qui lui enviait son bonheur. Quantité de personnes s'adressèrent à moi pour obtenir la faveur de s'expatrier. C'étaient des artistes, c'étaient des négocians. Ceux-ci voulaient entrer dans l'administration; ceux-là voulaient rentrer au service. J'avais beau dire que cela ne me regardait pas, instruits des faits que je viens de citer, ils revenaient sans cesse à la charge.

«Ne refusez personne, me dit le général à qui je fis part de mon embarras; adressez-les au général Dufalga, c'est lui qui est chargé de la partie civile de l'expédition; il trouvera bien le moyen d'employer ces gens-là, pour peu qu'ils soient propres à quelque chose.» Je les envoyais en conséquence à Dufalga: plus d'une personne à cette époque m'a dû sa fortune.

De ce nombre est Denon. Intimement lié avec une dame liée intimement elle-même avec Mme Bonaparte, il l'accompagnait souvent dans ses visites à la rue de la Victoire. Mais être bienvenu auprès de la femme n'était pas toujours un motif pour l'être auprès du mari. Le général semblait étendre sur le cavalier la répugnance qu'il éprouvait pour la dame; ni la conversation aimable et piquante de ce courtisan qui savait toutes les anecdotes de cour depuis le règne de Louis XV jusqu'à celui de Barras inclusivement, ni les récits aussi attachans que variés de ce voyageur qui avait parcouru l'Europe depuis les extrémités de la Russie jusqu'à celles de l'Italie, ni la conversation de cet amateur qui avait étudié et pratiqué toute sa vie les arts de l'Italie antique et de l'Italie moderne, rien de tout cela n'avait triomphé de la froideur du général. Denon, qui aussi désirait faire le voyage d'Égypte, n'osait donc pas se proposer.

Je fus fort surpris quand un jour, me prenant à part, Joséphine m'en fit la confidence. «Ce pauvre Denon, me dit-elle, meurt d'envie de partir avec vous autres. Vous devriez bien arranger cela avec le général.—Moi, madame! et pourquoi pas vous?—Si je m'en mêlais, cela ne réussirait pas. Proposez la chose comme de vous-même. Vous êtes en mesure de le faire. Le général a confiance en vous; il acceptera Denon présenté par vous. Faites cela, vous m'obligerez.»

Le général, qui ne connaissait pas le caractère aventureux de Denon, parut fort étonné qu'à son âge il songeât à s'engager dans une expédition lointaine et fatigante. Mais quand je lui eus fait connaître tout le prix de l'acquisition qu'il ferait en lui: «Qu'il aille trouver Dufalga», me répondit-il.

Quiconque avait une aptitude reconnue était accueilli ainsi, quelles qu'eussent été ses opinions politiques.

Parmi les personnes qui s'adressèrent à moi se trouvait un émigré. Las surtout de son oisiveté, ce vrai Français voulait profiter de l'occasion pour rentrer dans la carrière militaire et servir sous un nom roturier pour cette France contre laquelle il avait servi comme gentilhomme. Je n'osai, je l'avoue, lui répondre du succès de sa demande. Usant avec le général de la franchise dont mon client avait usé envers moi, je ne lui laissai pas ignorer, en lui faisant part des désirs de celui-ci, et en me portant caution pour lui, le cas où il se trouvait. «Je ne répugne nullement à l'employer, me répondit le général. L'aveu qu'il vous a fait est d'un galant homme, ainsi que le sentiment qui le porte à reprendre les armes, et me donne toute confiance en lui. Sur qui compterais-je, si ce n'est sur un homme qui serait en pareille situation? J'accepte ses offres de service; mais je ne puis le faire porter ici sur les états. Ce serait provoquer des enquêtes qui pourraient le mettre en danger. Si quelque imbécile découvrait la vérité, nous serions compromis, et votre protégé serait perdu. Qu'il se rende à Toulon; là vous me le présenterez, et nous trouverons bien le moyen de tout arranger.» Cet émigré, qui depuis s'est acquis, comme patriote, la plus honorable réputation sous son nom de gentilhomme, se nommait alors le citoyen Rousseau. C'est le comte Henri de Saint-Aignan[3].

Ces objets réglés, je m'occupai des préparatifs de mon voyage. Je ne pouvais partir tranquillement, qu'autant que j'aurais pourvu aux besoins de la famille que je laissais en France. Mes enfans étaient d'âge à entrer en pension. Le prytanée venait de s'ouvrir. Je priai le général d'y demander deux places pour eux, ce qu'il fit de la meilleure grâce possible. À cela ne se bornèrent pas les preuves de sa bienveillance. Le ministre lui ayant répondu que toutes les places au prytanée étant remplies pour le moment, il avait fait inscrire ses protégés pour les premières places vacantes, piqué de ce qu'on ajournait une faveur qu'il réclamait: «N'ayons, me dit-il, aucune obligation à ces gens-là. Mettez vos enfans à Juilly. J'y ai mis mon frère; j'y ferai payer leur pension avec la sienne.»

Ce trait de bonté me toucha si vivement, que je ne sus d'abord y répondre que par des larmes. Rentré chez moi, il me sembla pourtant, non pas qu'un particulier n'avait pas le droit de me faire une pareille offre, mais que je n'avais pas le droit de l'accepter. J'écrivis au général dans ce sens. Je lui demandais la permission de ne pas profiter de ses bontés, et de ne pas consentir à ce que l'éducation de mes enfans fût à sa charge. «Je n'ai pas de titres à cette faveur, lui disais-je. Je ne vous ai rendu aucun service, et je n'ai été ni votre camarade de collége ni votre compagnon d'armes. Ne croyez pas pourtant, général, que je la refuse pour me soustraire à la reconnaissance que je vous dois. Celle que vous me faites contracter aujourd'hui vous répond de moi jusqu'à la mort.»

Cette lettre est encore une de celles dont il ne m'a jamais parlé. J'espère qu'on ne se méprendra pas sur le sentiment qui me l'a dictée, et qu'on n'y verra que l'expression des scrupules d'un galant homme qui, tout disposé à faire pour l'homme qu'il admirait tout ce qu'un coeur droit peut attendre d'un coeur droit, trouvait peut-être un peu trop fort l'à-compte dont on voulait payer ses services futurs. Peut-être aussi me semblait-il que je ne pouvais pas accepter d'un particulier ce que j'eusse accepté, ce que je sollicitais même du gouvernement; en cela, toutefois, j'agissais moins en conséquence d'un principe arrêté que d'un sentiment qui m'a toujours tenu lieu de principe.

J'aimais Bonaparte autant que je l'admirais, et je voulais qu'il fût héroïque en tout, comme tout est bronze dans une statue de bronze. Je ne souffrais pas qu'on le rabaissât de la hauteur où il s'était placé, et à plus forte raison qu'il semblât lui-même en descendre. Aussi rien ne me contrariait-il comme de lui entendre discuter d'autres intérêts que des intérêts publics, et de le voir s'occuper des siens jusqu'à se faire redemander le paiement d'objets qui lui avaient été livrés, ce qui arrivait quelquefois, non qu'il fût parcimonieux, mais parce qu'il inclinait à croire qu'on le trompait et qu'on voulait lui faire payer les choses au-delà de leur valeur réelle; et puis cette habitude des militaires qui, traitant d'ordinaire avec des gens qui se sont arrangés pour attendre, ne sont jamais pressés d'en finir.

Quelqu'un qui n'était rien moins que tacticien (c'était Baptiste cadet), et qui possédait un plan en relief des fortifications de Luxembourg, me pria de lui faire acheter cette pièce par l'homme à qui elle pouvait le mieux convenir. Si précieuse qu'elle fût, elle n'était guère plus utile à un valet de comédie qu'une perle au poulet de la fable. J'en parlai au général, qui alla voir ce plan, le trouva beau, et ordonna à Duroc de le faire porter sur-le-champ aux Invalides, pour y être ajouté aux plans réunis dans cet établissement, après avoir promis en échange vingt-cinq louis que Baptiste en demandait.

Baptiste, très-satisfait du marché, me remercia vivement de ce service, et me pria d'accepter, comme gage de sa reconnaissance, un objet qui ne lui était guère plus utile que celui dont Bonaparte venait de le débarrasser, une petite Bible de Cologne qui, par parenthèse, finit par passer entre des mains moins profanes que les miennes, entre les mains de M. Portalis, pour qui Hacquart me la demanda: la balle va au joueur. Quelques semaines après, comme je me promenais sur le Théâtre-Français, Baptiste m'aborde. «J'attends encore mes vingt-cinq louis, me dit-il; faites-moi le plaisir de rappeler cette bagatelle au général.» J'en parlai dès le soir même à Duroc, qui, ne pouvant pas payer sans un ordre précis, me promit de le solliciter. Plusieurs jours encore se passèrent néanmoins sans que le vendeur eût été satisfait. «Que veux-tu? me dit Duroc, quand j'en parle, on me répond: C'est bon, et l'on ne m'ordonne rien. Parles-en, toi, si tu veux que cela finisse.»

La démarche me coûtait; cependant je la reconnaissais nécessaire. Il fallait prévenir les inconvéniens que de plus longs délais pouvaient entraîner, et les causes que lui assigneraient les interprétations de gens moins bienveillans que Baptiste. Je pris mon parti; et avec un courage dont je ne me croyais pas susceptible: «Général, lui dis-je, savez-vous qu'il n'a tenu à rien que vous ne soyez mon débiteur; oui, que vous n'ayez dans ce moment vingt-cinq louis à me payer?—Comment cela?—Parce que Baptiste, à qui vous devez vingt-cinq louis, est dans rembarras. Il est venu me le confier ce matin; et certes, si j'avais eu vingt-cinq louis chez moi, ils seraient depuis ce matin chez lui. Je ne crois pas qu'un créancier doive réclamer de vous deux fois une dette avouée par vous.—Voyez donc, Duroc, comme ces poëtes sont exagérés en tout!—Il n'y a pas là d'exagération, général; il n'y a que de la fierté, et j'en ai, je crois, pour vous plus que pour moi-même. Je ne veux pas qu'on vous redemande cette somme une troisième fois. Si vous ne la payez pas, je la paierai.—Payez, Duroc, car il serait homme à le faire. Payez, puisque cela convient à Monsieur le marquis. Mais voyez donc comme ces poëtes mettent de l'exagération en tout,» répétait-il en riant, et en me tirant l'oreille, ce qui était sa grande caresse.

CHAPITRE III.

Le départ de l'expédition est retardé.—Disposition de l'esprit public à cette époque.—Bonaparte sollicité de se mettre à la tête d'une révolution.—Sa réponse.—Il part pour Toulon.—Je l'y rejoins.—Anecdotes.—Départ de la flotte.

L'esprit qui anime un parti est rarement étouffé absolument par la défaite de ce parti. Le Directoire en avait la conscience et la preuve. En vain sa rigueur envers les écrivains comprimait la presse; l'opinion publique trouvait mille moyens indirects de manifester la haine et le mépris qu'on lui portait. On montrait d'autant plus de malice, qu'on avait moins de liberté, et les épigrammes avaient d'autant plus de portée qu'il était plus dangereux d'en faire; la malice française reproduisait les mêmes sarcasmes sous toutes les formes. L'application d'un trait au théâtre, un couplet au Vaudeville, un calembour, un rébus même entretenaient, aigrissaient, irritaient les dispositions hostiles de la majorité des gouvernés, qui, délivrée par la retraite de la Convention de ce qu'elle n'avait jamais voulu, n'avait pas encore ce qu'elle voulait, ou plutôt ne voulait plus de ce qu'elle avait.

Faisant allusion à Pitt qui régnait au-delà du détroit, et à Barras qui régnait en-deçà, l'Europe, disait-on, ne respirera que lorsque l'Angleterre sera dépitée et la France débarrassée.

Cette guerre satirique ne se renfermait pas dans les salons; les cafés, les foyers de théâtre étaient aussi des champs de bataille d'où les étourdis tiraient à mitraille sur les puissans du jour, sans faire attention aux auditeurs que la police ou même le hasard pouvait leur donner.

Ces taquineries provoquèrent une scène dont les conséquences furent graves. Réunis chez le glacier Carchi, quelques jeunes extravagans y donnaient cours à leur malignité, en présence de quelques militaires fort jeunes aussi. Ceux-ci prirent mal la plaisanterie. Oubliant qu'ils avaient affaire à des gens sans armes, ils répondirent par des coups de sabre à des coups d'épingle, et faisant main-basse sur tout ce qui se trouvait là, terminèrent par une espèce de massacre une querelle qui, dans nos moeurs, pouvait tout au plus donner lieu à un de ces rendez-vous qui souvent n'aboutissent qu'à un déjeuner. Paris retentit le lendemain des cris d'horreur que cette lâcheté arracha à tous les citoyens, et qu'ils imputaient à des sicaires du Directoire. On était en effet autorisé à le croire, le Directoire ne punissant pas et ne faisant pas même poursuivre les coupables.

Bonaparte ne dissimula pas l'indignation que lui inspirait cet assassinat. Il s'en expliqua hautement avec Sottin, ministre de la police, dans le salon même de Barras. On le regarda dès lors comme l'homme qui pouvait mettre un terme à un tel ordre de choses, ou plutôt à un tel désordre. On lui offrit le pouvoir. Dans l'impatience qu'ils avaient de l'y porter, les plus modérés même parlaient de déroger à la constitution et de l'appeler au Directoire, quoiqu'il s'en fallût de près de douze ans qu'il eût les quarante ans exigés par la loi. Ainsi Rome avait permis à Scipion de briguer le consulat avant l'âge.

Bonaparte cependant pressait les apprêts de son départ, qui devait avoir lieu en avril. Nous n'attendions à chaque instant que l'ordre de quitter Paris, quand arriva la nouvelle de l'injure qui avait été faite à Vienne au général Bernadotte, alors ambassadeur de la république française en Autriche: une rupture pouvait s'ensuivre entre les deux puissances. Avant que les explications du cabinet autrichien eussent prouvé qu'il n'y avait rien que de fortuit dans ce fait, et qu'il ne devait pas être pris pour un acte d'hostilité, quinze jours se passèrent.

Pendant ces quinze jours-là, Bonaparte, qui devenait plus précieux à la nation par cela même qu'elle était près de le perdre, était sollicité plus instamment que jamais de s'emparer de la place où l'appelait le voeu public, et que le gouvernement ne voulait pas lui donner. Je me permis de lui en parler plusieurs fois quand je me trouvais tête à tête avec lui. Le jour, entre autres, où il m'annonça que rien ne s'opposait plus à notre départ: «Le Directoire, lui dis-je, veut vous éloigner; la France veut vous garder: les Parisiens vous reprochent votre résignation, ils crient plus fort que jamais contre le gouvernement; ne craignez-vous pas qu'ils ne finissent par crier après vous?—Les Parisiens crient, me répondit-il, mais ils n'agiraient pas; ils sont mécontens, mais ils ne sont pas malheureux. Si je montais à cheval, personne ne me suivrait; le moment n'est pas venu. Nous partirons demain.»

Il est à remarquer que pendant les quatre mois qu'il passa à Paris entre la campagne d'Italie et celle d'Égypte, il ne quitta pas un seul jour ses éperons, quoiqu'il ne portât pas l'habit militaire, et qu'il y avait toujours un cheval sellé et bridé dans son écurie: c'est ce qu'il me dit à cette occasion.

Il partit en effet le lendemain. Regnauld et moi nous le suivîmes en laissant entre lui et nous toute l'avance qu'il pouvait gagner en douze heures: nous l'avions ainsi réglé pour ne pas manquer de chevaux.

L'aventure dans laquelle nous nous engagions était des plus hasardeuses. Notre absence pouvait être longue, elle pouvait même être éternelle: je n'en eus le sentiment qu'au moment du départ. Hors de l'influence immédiate de l'homme dont la présence me fascinait, quand après avoir déjeuné avec mes meilleurs amis, quand après avoir reçu les embrassemens de mes enfans et ceux de la famille qui m'était déjà si chère, je me fus jeté dans la voiture prête à m'enlever à tant de douces affections, je l'avouerai, je me sentis tout-à-fait défaillir; non que la résolution me manquât, mais le coeur me manquait absolument. Je suffoquais, j'étranglais. On s'en aperçoit; et vite on m'apporte, pour me ranimer, la première liqueur qu'on trouve sous la main. «C'est un verre de Malaga», me disait-on. C'était du vinaigre! Loin d'avoir des suites fâcheuses, cette bévue raccommoda tout. Grâce à ce stimulant, je repris mes sens, et manifestai ma résurrection par un éclat de rire.

Parceval et un ami qui nous avait demandé une place dans la berline, où Regnauld à qui elle appartenait s'était placé, comme de raison, partirent avec nous. Avec nous partit aussi Denon qui courait en avant, et prétendait aller ainsi jusqu'à Toulon, mais il fallut bientôt le recevoir aussi dans la voiture.

À toutes les postes nous avions des nouvelles du général qui, comme nous, passait par la Bourgogne. Toutes se louaient de sa générosité. Au haut de la montagne d'Autun, que nous grimpions à pied, dans une grotte, ou plutôt dans un terrier creusé sur le bord du chemin, était un vieillard qui nous demanda l'aumône. «Il a quatre-vingt-dix-neuf ans sonnés, nous dit le postillon, et vit de ce que lui donnent les passans.—Et lui donne-t-on de quoi vivre?—Quelques braves gens se montrent généreux pour lui, mais comme il est presque aveugle et tout-à-fait imbécile, ce qu'on lui donne ne lui profite pas toujours. Des polissons, le croiriez-vous? n'ont pas honte de le voler. Hier encore, le général Bonaparte qui passait par ici, c'est moi qui le menais, lui a donné un louis. Un filou à qui ce pauvre homme a demandé ce que c'était que cette pièce, lui a dit que c'était un sou; et en effet lui a rendu un sou pour un louis.»

Nous donnâmes 6 francs à ce pauvre vieillard, en chargeant le postillon à qui nous les remîmes de veiller à ce que le fripon de la veille ne s'en emparât pas: qui sait si nous ne nous adressions pas au fripon lui-même?

Nous nous arrêtâmes à peine à Lyon. Le vent était favorable pour descendre le Rhône; notre voiture embarquée dans un bateau de poste, nous allâmes coucher à Pont-Saint-Esprit. Le surlendemain, nous arrivâmes à Marseille, sans aucune mauvaise aventure, quoique notre berline eût éprouvé au milieu de la nuit une assez forte avarie entre Orgon et Lambesc, tout juste au pied de ce terrible bois de la Taillade, où Lenoir m'avait développé ses théories, et que pour la raccommoder il eût fallu nous arrêter plus d'une heure dans ce coupe-gorge.

Tout en descendant le Rhône, Denon dessinait les points de vue les plus pittoresques que nous rencontrions, et commençait la précieuse collection de dessins qui ornent la grande édition de son Voyage d'Égypte, dans laquelle on trouve un croquis de la Beaume de Roland, où je le conduisis pendant le court séjour que nous fîmes à Marseille.

À Aix, pendant qu'on mettait la voiture en état de finir la route, j'allai avec lui visiter la source d'eau chaude dont j'ai parlé antérieurement: nous nous y baignâmes, non dans des baignoires particulières, mais dans les thermes antiques où l'eau se renouvelle continuellement.

Apprenant à Marseille que l'expédition ne pouvait pas partir de quelques jours, nous nous permîmes un jour de repos: nous aurions pu en prendre huit, car la flotte ne mit à la voile que dix jours après notre arrivée à Toulon.

Ce n'est pas sans peine que nous parvînmes à nous loger dans cette dernière ville. Les hôtelleries regorgeaient de monde: pour ne pas coucher dans la rue, il nous fallut accepter dans le plus vilain des quartiers les plus vilaines des chambres de la plus vilaine des auberges. Regnauld et moi nous occupâmes un de ces galetas, Parceval et Denon s'accommodèrent dans un autre un peu plus grand où l'on trouva moyen de colloquer aussi notre cinquième camarade.

Notre première sortie nous conduisit, comme de raison, chez le général qui était descendu à l'intendance de la marine. Là, comme à Milan, comme à Passeriano, il donnait audience publique aux officiers et aux chefs de service. Nous nous y présentâmes. Il salua tout le monde, mais il ne parla qu'aux personnes qu'il connaissait particulièrement, ou bien à celles à qui il avait des renseignemens à demander ou des ordres à donner. Après avoir invité ceux de nous qui suivaient l'expédition en qualité de littérateurs, de savans ou d'artistes, à s'adresser au général Dufalga pour ce qui concernait leur embarquement, et nous avoir dit, à Regnauld et à moi, que nous serions avec lui sur le vaisseau amiral, il nous congédia.

Denon, à qui il n'avait pas parlé, eut à cette occasion le seul accès d'humeur que je lui aie connu. «Ton général, me dit-il, a de singulières manières. N'a-t-il donc rien à dire aux personnes qui viennent le saluer? Il ne m'a pas dit un seul mot. Il ne tient à rien que je ne retourne à Paris. Comment nous traitera-t-il hors de France, s'il nous traite ainsi en France? Mes malles ne sont pas défaites; dès aujourd'hui je repars.—Que n'attends-tu à demain? La résolution me semble un peu précipitée. Si le général t'avait montré de la répugnance, tu ferais bien de prendre ce parti. Mais, en agréant ta demande à Paris, ne t'a-t-il pas prouvé que tu lui convenais? N'attribue son indifférence apparente qu'à sa préoccupation; surchargé d'affaires comme il l'est, peut-il penser à tout? Demain nous reviendrons à l'audience. Si tu n'es pas plus satisfait demain qu'aujourd'hui, je ne te retiendrai pas. Tu n'auras pas alors le tort de faire ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui un coup de tête.»

Denon suivit mon avis et fit bien. Le jour même je dînai chez le général. En sortant de table, comme il se promenait avec moi: «Auriez-vous, lui dis-je, quelque chose contre Denon?—Contre Denon? point du tout. Pourquoi me demander cela?—Parce qu'il vous croit mal disposé pour lui.—Et sur quoi se fonde-t-il?—Sur ce que vous ne lui avez pas dit un mot; cela le chagrine profondément.—N'a-t-il d'autre chagrin que celui-là?—Je ne lui en connais pas d'autre.—Ramenez-le-moi demain.»

Le lendemain j'entraînai en conséquence au quartier-général Denon qui n'y venait qu'en rechignant. «Ah! c'est vous, citoyen Denon, lui dit Bonaparte quand vint son tour. Vous avez bien soutenu le voyage. Vous vouliez le faire à franc étrier, à ce qu'on m'a dit. Vous aimez donc à courir? Nous vous servirons suivant votre goût; nous vous ferons faire du chemin. Le beau sabre que vous avez là! il est tout pareil au mien, je crois. Il est juste de la même grandeur. Voyons donc.»

Et voilà le général qui, rapprochant du sabre de Denon le sabre d'Arcole et de Lodi, se met à les comparer. «Et puis, vous aimez les antiquités, reprend-il, vous aimez à les dessiner. Vous en verrez; vous ne reviendrez pas à Paris sans avoir grossi votre portefeuille. À revoir, ici ou ailleurs.»

«Eh bien! dis-je à Denon en regagnant notre taudis, pars-tu toujours demain?—Je pars dès aujourd'hui; mais c'est pour me rendre à bord de la Junon où Dufalga m'a dit que ma place était marquée.» En effet, en arrivant il fit porter à bord ses malles qui n'étaient pas défaites, et s'embarqua dès le jour même. Cette fois encore Denon me fut redevable de sa fortune. La révolution que la coquetterie dont le général usa envers lui opéra sur sa résolution, est moins surprenante toutefois que cette coquetterie du général, que la facilité avec laquelle cet homme si fort, si inflexible, avait su se plier à une démarche commandée par son intérêt, mais si opposée à ses habitudes. On a vu au reste par des faits antérieurs que la souplesse ne lui était pas plus étrangère que la force.

Parceval s'embarqua peu de jours après sur le vaisseau qui portait l'Ajax français, qui portait Kléber. Quant à nous, Regnauld et moi, qui devions monter sur celui d'Agamemnon, nous attendîmes cinq ou six jours encore que le ciel devînt favorable à la sortie de la flotte retenue dans le port de Toulon par les vents contraires, comme jadis en Aulide la flotte des Grecs.

Une après-dînée, le général étant rentré dans son cabinet, et Mme Bonaparte ayant témoigné le désir de connaître le bâtiment sur lequel son mari devait s'embarquer, Najac, l'intendant de la marine, fit mettre en mer la chaloupe de l'administration pour la conduire à bord de l'Orient qui était en rade.

Le général Berthier, l'amiral Bruéys, le général Lannes, Murat, Junot, Lavalette, Eugène Beauharnais, Sulkowski et Regnauld l'accompagnaient dans cette promenade, dont j'étais aussi, brillante élite à laquelle je survis seul aujourd'hui!

C'est à cette occasion que je fis connaissance et liai même amitié avec le général Lannes, que je n'avais pas rencontré en Italie. Ses tendresses préliminaires sont trop singulières pour que je n'en tienne pas note.

Comme la majeure partie des militaires, il était loin de voir d'un oeil favorable les savans attachés à l'expédition, et son humeur contre eux augmentait en raison de la bienveillance que le général en chef leur témoignait. «Quel est ce citoyen? dit-il à Berthier en me désignant.—C'est, répondit Berthier en me nommant, un homme de lettres que le général emmène avec lui.—J'entends, répliqua-t-il avec son accent gascon, c'est un savant. Bien mal en prendrait à un savant de coucher sous le même toit avec moi, si j'étais le maître; car je le ferais jeter à la mer par cinquante grenadiers.—Cinquante! lui dis-je, c'est beaucoup de monde contre un seul homme, ne fût-il même pas un savant. Il serait plus digne de vous, général, d'entreprendre seul un pareil exploit. Mais, remportassiez-vous la victoire, ce ne serait pas votre plus beau fait d'armes. Vous avez fait encore mieux à Arcole.—À quoi penses-tu? dit vivement Junot. Prendre Arnault pour un savant! Arnault un savant! Un savant comme toi, un savant comme moi. Ne sais-tu donc pas qu'Arnault est de l'armée d'Italie?—Il est de l'armée d'Italie!—Certainement, il est de l'armée d'Italie, répète Berthier.—Oui, Arnault est de l'armée d'Italie, répète aussi Joséphine, à qui cette conversation causait quelque déplaisance.—Il est de l'armée d'Italie, répètent Murat, Lavalette et Eugène, et aussi ce bon amiral Bruéys.—C'est différent, reprend Lannes; s'il n'est pas un savant, il est des nôtres. Ce n'est pas pour lui que je parle, pas plus que pour Monge et Berthollet, qui sont aussi de l'armée d'Italie, et j'espère que le citoyen sera de mes amis comme eux, ajouta-t-il en me prenant la main. Enchanté d'avoir fait votre connaissance.»

En effet, je n'ai jamais eu qu'à me louer depuis de ce brave. Si, dans sa jeunesse, il n'était pas de l'humeur la plus facile, bonhomme au fond, il n'avait besoin que de vieillir pour devenir le meilleur des hommes. Contre l'ordinaire, loin d'être gâté par la fortune, il s'est perfectionné en s'élevant, et n'a jamais paru si digne des plus hauts honneurs qu'après les avoir obtenus tous, ce qu'on ne peut pas dire de tout le monde.

Ces dispositions malveillantes étaient, au reste, celles de presque tous les militaires. Je n'eus que trop d'occasions de le reconnaître par la suite. À quoi les attribuer? au mépris ou à l'estime? Si portés qu'ils soient à mépriser tout autre profession que la leur, je pense que les militaires ne refusaient pas leur estime à des hommes plus instruits qu'eux; mais je crois qu'ils voyaient avec jalousie les prévenances du général en chef pour ces hommes dont l'utilité présente ne leur était pas démontrée. Ils ne lui voyaient pas sans quelque humeur prendre dans ses proclamations la qualité de membre de l'Institut, et l'y placer avant ses titres militaires.

Le 19 mai, à la pointe du jour, nous nous rendîmes, Regnauld et moi, chez le général Bonaparte, où les personnes qui devaient s'embarquer sur le même bâtiment que lui se réunissaient. Une heure après l'Orient mettait à la voile.

Ce n'est pas sans difficultés que l'escadre sortit de la rade. Plusieurs vaisseaux labourèrent le fond sans pourtant s'arrêter. Mais le nôtre, qui portait cent vingt canons et tirait plus d'eau, toucha. Il penchait assez sensiblement pour donner de l'inquiétude aux nombreux spectateurs qui couvraient le rivage, et surtout à Mme Bonaparte, qui, du balcon de l'intendance, suivait nos mouvemens. Mais elle fut bientôt rassurée en voyant le vaisseau dégagé entrer majestueusement en pleine mer aux acclamations générales qui se mêlaient aux fanfares de la musique des régimens embarqués et au bruit de l'artillerie des forts et de l'escadre.

On éprouvait des émotions de plus d'un genre à l'aspect de cette flotte chargée de tant de milliers d'hommes qui, s'attachant à la fortune d'un seul, et s'engageant dans une expédition dont la plupart ignorait le but, et dont tous ignoraient la durée, s'exilaient avec joie et s'abandonnaient, avec une confiance que donne la certitude du succès, à un avenir dont on ne pouvait calculer les chances. Non seulement ils se regardaient comme favorisés par le sort, mais ils étaient regardés ainsi par la majorité de la nation. Ils avaient été choisis en effet parmi de nombreux compétiteurs, et un nombre de volontaires égal à celui des volontaires embarqués ne se consolait de cette préférence que dans l'espoir de faire partie d'une nouvelle expédition qui semblait devoir suivre incessamment la première. Jamais expédition cependant n'avait affronté de périls plus évidens; jamais expédition n'eut autant besoin d'être favorisée par la fortune. C'en était fait si la flotte eût rencontré l'ennemi dans la traversée: non que cette élite de l'armée d'Italie ne fût assez nombreuse, mais précisément par le motif opposé. Distribuée sur des vaisseaux dont l'équipage était complet, l'armée de terre triplait sur chaque bord le nombre des hommes nécessaires à sa défense. Or, en pareil cas, tout ce qui est superflu est nuisible. Le combat engagé, il y aurait eu confusion dans les mouvemens, gêne dans les manoeuvres, et le canon de l'ennemi aurait nécessairement rencontré trois hommes là où, d'après les données ordinaires, il devait n'en rencontrer qu'un, ou même aucun. La chance cependant n'était pas réciproque: les équipages ennemis se bornant au strict nécessaire, les Français n'auraient pas pu rendre le mal qu'ils auraient reçu, et la différence à leur désavantage aurait été au moins dans les rapports de trois à un. Ajoutez à l'embarras produit par le trop grand nombre d'hommes l'embarras produit par le matériel de l'artillerie de terre; les haubans en étaient encombrés, les ponts en étaient obstrués. En cas d'attaque, il eût fallu jeter tout cela à la mer, et commencer par sacrifier à la défense les moyens de conquête. Une victoire même eût ruiné l'expédition; plût à Dieu que le généralissime ne se trouvât pas dans la nécessité d'en remporter une!

Telles sont les réflexions qui m'assaillirent dès que j'eus mis les pieds sur le vaisseau amiral, réflexions dont la justesse m'est démontrée par leur analogie avec celles que M. de Bourrienne attribue à l'amiral Bruéys, et qu'il a consignées dans ses Mémoires, dont la publication est postérieure de quatre ou cinq ans à celle de mon Histoire de Napoléon, d'où ce passage est extrait[4].

LIVRE XIV.

DE LA MI-MAI À LA MI-JUIN 1798.

CHAPITRE PREMIER.

Première nuit à bord de l'Orient.—Procédés plus militaires que civils.—Sévérité du général Bonaparte.—Sa manière de vivre à bord.—Je suis chargé de la bibliothèque.—Excursions en Corse.—Homère et Ossian. Dispute à ce sujet entre le général et l'auteur.—Quel incident singulier y fait diversion.

La flotte une fois en pleine mer et chacun casé dans le quartier qu'il devait occuper, on servit le premier repas. Militaire et civil, chacun prit à table la place que lui assignaient son grade et ses fonctions. Quoique je n'eusse ni fonction ni rang, je fus placé, avec Regnauld, à la table de l'état-major où dîna le général en chef, mais ce jour-là seulement. Le lendemain il se fit servir dans son appartement une table particulière où l'amiral et le chef de l'état-major seuls avaient leur couvert, mais à laquelle il invitait tous les jours quelqu'un de ses premiers commensaux; honneur qu'il me fit quelquefois.

Cette mesure était sage. Indépendamment de ce qu'elle laissait aux convives de la grande table une liberté que la présence du généralissime aurait un peu gênée, elle lui donnait, à lui, le moyen de témoigner par des prévenances son estime pour les militaires qu'il distinguait, et aussi d'indemniser par une faveur ceux d'entre les civils que les prétentions de certains militaires avaient offensés.

Il eut dès le lendemain de l'embarquement plus d'une indemnité de ce genre à distribuer, et, malheureusement pour moi, j'y eus droit plus que personne.

Tout s'était assez bien passé la veille quant au repas: les militaires s'étaient placés avec les militaires, les civils avec les civils. On pouvait croire que c'était par pur effet de convenance. Mais le soir il ne fut pas possible de prendre le change. La grande chambre, après le souper, avait été divisée par des toiles en autant de petits cabinets qu'il y avait de personnes à la première table; et, pour prévenir toute contestation, une liste arrêtée par le général indiquait à chacun la case qu'il devait occuper et que désignait un numéro. Chacun, en conséquence, y avait fait porter son hamac et ses effets. En sortant du salon du général où j'avais passé la soirée, quand j'allai pour prendre possession de ma chambre à coucher, je ne fus pas peu surpris de voir qu'au mépris de l'ordre établi un officier s'y était installé, et qu'il s'emparait sans plus de façons d'un hamac bien garni qui m'avait été donné par l'intendant de la marine. J'ouvrais la bouche pour réclamer ma chambre et mon lit, quand j'entends ce colloque qui s'engageait à quelques pas de là entre des individus de conditions très-différentes, entre un officier supérieur et un domestique: «Fichez-moi cette valise hors d'ici, et mettez-y la mienne.—Mais, commandant, c'est la valise du citoyen Berthollet, à qui ce cabinet appartient.—Ce cabinet est à côté de celui du général Dufalga. Mon grade me donne rang immédiatement après le général Dufalga. Ce cabinet m'appartient donc. Fichez-moi cette valise dehors.—Où voulez-vous que je la porte?—Où vous voudrez, au diable.» Et mon officier se loge dans la place qu'il vient d'emporter d'assaut.

Le domestique porte la valise au cabinet d'à côté. «Mon grade me place immédiatement après l'adjudant-général», s'écrie un chef de brigade qui, montant d'un degré, s'empare du cabinet évacué. Un chef de bataillon se met, en vertu du même droit, à la place de celui-ci, et fait la même réponse à ce pauvre diable, qui la reçoit successivement de tous les officiers aussi empressés à serrer les rangs et à remplir le vide qui se fait à côté d'eux que s'ils manoeuvraient sous le canon de l'ennemi. Bref, quoiqu'il fût membre de l'Institut aussi bien que le général en chef, le savant n'en fut pas moins relégué, de cascade en cascade, à la fin de la colonne, comme le dernier des sous-lieutenans.

À quoi ne devais-je pas m'attendre, moi qui n'étais ni sous-lieutenant ni même membre de l'Institut? Indigné autant que surpris du peu d'égards qu'un jeune homme avait pour l'âge et le mérite de Berthollet, et jugeant bien qu'on ne me traiterait pas mieux, je me retirai, et, sans plus d'explications, j'allai conter ma déconvenue à l'amiral, qui avait de l'amitié pour moi, et n'oubliait pas que, l'année précédente, je lui avais fait donner à Corfou 50,000 francs pour les besoins de son escadre. Je recueillis ce soir-là l'intérêt de ce service. «Mon pauvre ami, me dit Bruéys, je ne vous laisserai pas dans l'embarras, vous qui m'en avez tiré. Je n'ai pas de hamac à vous offrir, mais je vais vous donner un bon matelas et des draps. Quant à un cabinet, il faut vous en passer, mais vous n'en serez pas plus mal logé pour cela. On mettra votre matelas par terre dans le bureau de l'état-major, sous les hamacs du secrétaire du général en chef et de l'aide de camp de service de Bourrienne et de Duroc, à côté du matelas du munitionnaire Collot à qui l'on a joué le même tour qu'à vous.»

Trop heureux d'avoir un matelas et des draps, je me couchai sous le lit du capitaine Duroc, à côté du munitionnaire Collot, qui couchait sous le lit du citoyen Bourrienne. Il n'y aurait pas eu pour moins de deux millions de valeur dans ce petit coin du bâtiment, si les gens qui s'y trouvaient eussent réuni leurs fortunes respectives, quoiqu'il s'en fallût de deux millions que moi, le capitaine Duroc, et même le citoyen Bourrienne nous fussions des millionnaires.

Le lendemain après dîner, le général recevant tout le monde, j'allai, comme tout le monde, lui faire ma cour. Il jasait avec Bruéys et Berthier. «Eh bien! me dit-il, comment avez-vous passé la nuit?—Aussi bien qu'on peut la passer sous un lit, général.—Sous un lit!—Où je n'aurais eu d'autre matelas que le plancher, sans la charité de l'amiral.—N'aviez-vous donc pas de lit? N'aviez-vous pas un cabinet?—Tout cela m'a été pris aussi lestement que donné.—Et par qui?—Je ne sais.—Je veux le savoir.—Permettez, général, que je ne vous en dise pas davantage sur cet article. Me siérait-il de me plaindre, lorsqu'un homme qui a bien d'autres droits que moi à des égards n'en a obtenu aucun, lorsque Berthollet s'est vu expulsé du gîte que vous lui aviez assigné, et qu'il ne se plaint pas?—Qu'est-ce que cela, Berthier? on a manqué d'égards pour Berthollet! Sachez ce qui en est, et rendez-m'en compte.»

Il ne fut pas difficile à Berthier de vérifier le fait. Le soir même Berthollet fut réintégré dans son rang, et l'usurpateur eut ordre de garder les arrêts pendant plusieurs jours; ce qui l'affligea plus que moi, j'en conviens.

Toute sévère qu'elle était, cette leçon ne le corrigea cependant pas. Dès le lendemain, je crois, il eut un tort de la même nature avec le médecin en chef de l'armée, ce en quoi il eut doublement tort. Le moins malin des médecins n'a-t-il pas mille moyens, même innocens, de se venger? et celui-là était justement le docteur le plus malin qui ait endossé la robe de Rabelais. «Souvenez-vous, mon cher ami, qu'il ne faut offenser personne, pas même le médecin en chef», dit le médecin en chef à son impudent agresseur.

Tous les soirs, comme tous les matins, ou plutôt comme à toutes les heures du jour, le général en chef se faisait rendre compte de l'état sanitaire de l'armée. Deux petites véroles s'y étant déclarées, un vaisseau, le Causse, avait été changé en hôpital, et l'on y envoyait tout malade dont l'état offrait quelque symptôme de cette effroyable contagion.

Quelques jours après le fait dont il s'agit: «Tout le monde se porte-t-il bien sur l'Orient? dit le général au médecin en chef.—Tout le monde, général, à une personne près.—Qui donc?—Un tel. Il avait passé une mauvaise nuit, s'étant couché avec un violent mal de tête, et m'a fait demander ce matin.—Et comment l'avez-vous trouvé ce matin?—Mais pas très-bien. Le mal de tête n'a pas cessé, et il a de la fièvre.—Un mal de tête! de la fièvre!—Et des maux de coeur, général.—Et des maux de coeur! Mais ce sont là des symptômes de petite vérole!—La petite vérole, en effet, s'annonce comme cela.—Il a donc la petite vérole?—Je ne dis pas cela, général. Ce n'est peut-être qu'une indisposition momentanée.—Me répondez-vous que ce n'est pas la petite vérole?—C'est ce dont je ne puis répondre, quand même il l'aurait eue.—En ce cas-là, qu'il aille à l'hôpital. Si ce n'est qu'une indisposition légère, le voyage ne lui fera pas grand mal. Si au contraire c'est la petite vérole, nous sauverons peut-être un millier d'hommes sur les trois mille qui sont ici. Revoyez le malade, et songez à votre responsabilité. Je laisse la chose à votre décision.»

Le docteur retourne au lit du malade, lui tâte le pouls, lui fait tirer la langue: «Qu'en pensez-vous? lui dit Berthier, qui, par ordre exprès du général, assistait à cette visite.—Ce que j'en disais tout à l'heure.—En ce cas-là, qu'on mette la chaloupe à la mer; et vous, mon cher, habillez-vous.—À moins que vous ne préfériez être transporté dans votre lit comme vous êtes, ce qui peut se faire, dit le docteur.—Transporté! où donc? s'écria le malade.—À l'hôpital, répond Berthier.—Il n'est guère qu'à trois quarts de lieues, une petite lieue tout au plus. La mer est douce; le vent n'est pas mauvais: ce sera l'affaire d'une petite demi-heure, ajoute le docteur.—Mais vous me traitez comme si j'avais la petite vérole! Est-ce que j'ai la petite vérole, docteur?—Je ne dis pas cela.—Vous l'entendez, général, je n'ai pas la petite vérole. N'est-ce pas, cher docteur?—Je ne dis pas cela non plus,» répond le cher docteur.

Le malade eut beau protester, il fallut s'habiller. Deux matelots s'emparent de son bagage. Le docteur, lui prêtant l'appui de son bras, le conduit jusqu'à l'échelle qu'il lui faut descendre pour s'embarquer. «Croyez-vous que ce soit la petite vérole? disait-il chemin faisant à son conducteur.—J'espère que non, lui répondit le docteur. Je crois même que d'ici à trois jours nous vous reverrons mieux portant que jamais.—Eh bien!—Mais, encore une fois, je ne puis répondre de rien. Ma responsabilité est grande. Bon voyage, mon cher ami; prenez patience; vous en aurez besoin. C'est un assez maussade séjour que l'hôpital. Vous aurez tout le temps d'y faire des réflexions. Réfléchissez-y à ce que je vous ai dit.—Qu'est-ce, cher docteur?—Qu'il ne faut offenser personne, pas même le médecin en chef de l'armée.»

Bientôt nous vîmes le malade étendu sur son matelas, s'éloigner dans la chaloupe qui le portait en le berçant à l'hôpital où on l'envoyait pour être traité de la maladie qu'il n'avait pas, mais où il guérit de la maladie qu'il avait. Le surlendemain il revint mieux portant et plus poli que jamais. La leçon, ou plutôt la médecine avait réussi au point qu'il en remercia le docteur de qui je tiens cette histoire, qu'il racontait avec une expression pareille à celle que devait prendre Panurge en racontant comment il se vengea de Dindenault[5].

Les premiers momens passés, chacun s'accommoda à son sort; et comme du plus au moins chacun était mal, chacun prit son mal en patience. Les plaintes cessèrent; mais tout en se résignant à supporter de ces contrariétés celles qui naissaient de la force des choses, on s'indignait des injures qui venaient de la volonté des individus, et que la charité chrétienne peut seule nous donner la force de pardonner; or, dans ce temps-là, comme en ce temps-ci, ce n'était pas la vertu dominante que la charité chrétienne.

L'ennui était le plus grand mal dont la majeure partie des passagers eût à se défendre. Pendant les premiers jours on avait eu recours au jeu. Mais comme ce jeu n'était rien moins que modéré, et que les ressources des joueurs n'étaient pas inépuisables, l'argent de tous se trouva bientôt réuni dans quelques poches, pour n'en plus sortir. Alors on se rejeta sur la lecture, et la bibliothèque fut d'une grande ressource. J'en avais la clef; je devins un homme important.

En me la donnant, dès le lendemain de notre embarquement, le général m'avait aussi donné mes instructions. Elles portaient que je prêterais des livres aux personnes à qui il permettait d'entrer dans la chambre du conseil qui lui tenait lieu de salon, mais qu'elles les liraient là sans autrement les déplacer. «Ne prêtez, avait-il ajouté, que des romans; gardons pour nous les livres d'histoire.»

Les premiers jours j'eus peu de demandes à satisfaire. J'ai dit pourquoi; mais dès que les joueurs malheureux, à l'exemple de celui de Regnard, s'avisèrent de chercher des consolations dans la philosophie, j'eus un peu plus d'occupation. Notre collection de romans suffisait à peine. Le temps du déjeuner au dîner était celui qu'ils donnaient à la lecture, couchés sur le divan qui régnait autour de la pièce. De temps à autre le général sortait de sa chambre, et faisait le tour de la pièce, jouant pour l'ordinaire avec celui-ci et avec celui-là, c'est-à-dire tirant les oreilles à l'un, ébouriffant les cheveux de l'autre, ce qu'il pouvait se permettre sans inconvénient, chacun, à commencer par Berthier, ayant adopté la coiffure héroïque, comme on sait.

Dans une de ces tournées, la fantaisie lui prit de savoir ce que chacun lisait. «Que tenez-vous là, Bessières?… Un roman!…—Et toi, Eugène?… Un roman!—Et vous, Bourrienne?… Un roman!» M. de Bourrienne tenait Paul et Virginie, ouvrage que, par parenthèse, il trouvait détestable. Duroc aussi lisait un roman, ainsi que Berthier, qui, sorti par hasard dans ce moment-là de la petite chambre qu'il avait auprès du général en chef, m'avait demandé quelque chose de bien sentimental, et s'était endormi sur les Passions du Jeune Werther.

«Lectures de femmes de chambre», dit le général avec quelque humeur; il était tracassé pour le quart d'heure par le mal de mer. «Ne leur donnez que des livres d'histoire; des hommes ne doivent pas lire autre chose.—Pour qui donc garderons-nous les romans, général? car nous n'avons pas ici de femmes de chambre.»

Il rentra chez lui sans me répondre, et je ne me fis pas scrupule de déroger à cette injonction. Autrement, la bibliothèque n'eût été qu'un meuble de luxe, personne ne me demandant guère de livres d'histoire que Sulkowski, qui avait toujours en main un volume de Plutarque.

C'était un homme de Plutarque aussi, que ce jeune Polonais dont Bonaparte avait fait son aide de camp. Doué d'une intelligence égale à son courage, qui était à toute épreuve et propre aux négociations comme à la guerre, il avait plus d'un rapport d'esprit et de caractère avec l'homme à qui il s'était donné sans l'aimer, et qui l'estimait plus qu'il ne le choyait. Peut-être eût-il été un de ses rivaux, peut-être avait-il ce qu'il fallait pour le devenir; mais, quoi qu'on en ait dit, il ne l'était pas encore. J'ai reçu de lui sur ses sentimens pour son général des confidences qui me chagrinaient doublement, car je leur portais un grand intérêt à tous deux; il jugeait son chef avec une sévérité souvent extrême; il le haïssait tout en l'admirant. C'était néanmoins un des hommes sur lesquels Bonaparte pouvait le plus se reposer, parce qu'il était homme d'honneur, et que le sentiment de son devoir lui tenait lieu d'affection, comme le sentiment que le général avait de son utilité lui répondait de l'attachement que celui-ci lui portait, attachement qui, pour n'être pas de l'amitié, n'en était pas moins solide.

Le général passait quelquefois la matinée entière dans sa chambre, couché tout habillé sur son lit.

Un jour il me fait appeler par Duroc. «N'avez-vous rien à faire? me dit-il.—Rien, général.—Ni moi non plus (c'est peut-être la première et la dernière fois de sa vie qu'il ait dit cela). Lisons quelque chose; cela nous occupera tous les deux.—Que voulez-vous lire? de la philosophie? de la politique? de la poésie? De la poésie.—Mais de quel poëte?—De celui que vous voudrez—Homère vous conviendrait-il? C'est le père à tous.—Lisons Homère.—L'Iliade, l'Odyssée ou la Batrachomyomachie?—Comment dites-vous?—Le combat des rats et des grenouilles, ou la guerre des Grecs et des Troyens, ou les voyages d'Ulysse? Parlez, général.—Pas de guerre pour le moment: nous voyageons, lisons des voyages. D'ailleurs je connais peu l'Odyssée; lisons l'Odyssée

Je vais chercher l'Odyssée; et comme je rentrais, Duroc, qui, averti par la sonnette, était venu prendre les ordres du général, reçoit injonction de ne laisser entrer qui que ce soit, et de ne revenir lui-même que quand on l'appellera. Il sort, et me laisse tête à tête avec Bonaparte, membre de l'Institut et général en chef de l'armée d'Orient, conduisant en Égypte l'élite des Français.

«Par où commencerons-nous, général?—Par le commencement.»

Me voilà donc lisant tout haut, comme quoi les poursuivans de Pénélope mangeaient, tout en lui faisant la cour, l'héritage du prudent Ulysse, le patrimoine du jeune Télémaque et son douaire à elle; égorgeant les boeufs, les écorchant, les dépeçant, les faisant rôtir ou bouillir, et s'en régalant ainsi que de son vin.

Je ne puis dire à quel point cette peinture naïve des moeurs antiques égayait mon auditeur. «Et vous nous donnez cela pour beau! me disait-il. Ces héros-là ne sont que des maraudeurs, des marmitons, des fricoteurs[6]! Si nos cuisiniers se conduisaient comme eux en campagne, je les ferais fusiller. Voilà de singuliers rois.»

J'avais beau m'épuiser à lui faire remarquer par quelle noblesse d'expression la simplicité de ces tableaux était relevée; j'avais beau répéter qu'il fallait juger ces tableaux d'après l'âge auquel ils appartiennent, et non d'après le nôtre; que leur fidélité, sur laquelle portait sa critique, n'était pas le moindre de leur mérite; que les rois de cette époque n'étaient pas plus riches et plus puissans que des barons du moyen âge; je ne pouvais le ramener à mon avis. «Et vous appelez cela du sublime! vous autres poëtes, répétait-il en riant. Quelle différence de votre Homère à mon Ossian! lisons un peu d'Ossian.»

Et prenant un exemplaire d'Ossian relié en peau de vélin, avec dentelles en or, doublé de tabis, et doré sur tranche, lequel était sur sa table auprès de son lit, comme jadis Homère auprès du lit d'Alexandre, il se met à lire, ou plutôt à déclamer Témora, son poème favori.

Or il était loin de faire valoir ce qu'il lisait. Par suite de son peu d'habitude à lire haut, la langue lui tournait souvent. Remplaçant tantôt un T par une S, et tantôt une S par un T, il faisait quelquefois des liaisons qu'on pourrait appeler dangereuses, estropiant les mots, ou mettant un mot pour un autre, effet de sa précipitation, qui prêtait un caractère moins épique que burlesque à son enthousiasme et à l'emphase avec laquelle il débitait son texte.

«Ces pensées, ces sentimens, ces images, disait-il, sont bien autrement nobles que les rabâchages de votre Odyssée. Voilà du grand, du sentimental et du sublime. Ossian est un poëte; Homère n'est qu'un radoteur.—Homère, il est vrai, général, radote quelquefois. Horace le lui reproche, ainsi que vous. Je ne suis pas assez malavisé pour vous contredire tous les deux. Mais si Horace ressuscitait et jugeait Ossian, je doute qu'il partageât en tout votre opinion sur ce barde. Les premières pages du rapsode écossais lui plairaient sans doute, mais il s'apercevrait sans doute aussi, aux pages suivantes, que ce rapsode n'a qu'un ton, qu'une couleur; que s'il est doué jusqu'à un certain point du génie qui exprime, il manque absolument du génie qui combine; que ces poëmes dénués d'action ne sont rien moins que des épopées; que malgré l'éclat du style, ces chants monotones ressemblent à des palettes où sont jetées au hasard des couleurs brillantes, élément d'un tableau qui ne forment pas un tableau, faute d'être appliquées à des dessins, faute d'être employées par un artiste. On ne peut me reprocher de ne pas aimer Ossian: je m'en suis pénétré pour écrire une de mes tragédies. J'aime ses beautés; j'aime peut-être aussi ses défauts. Mais je ne le préfère à aucun poëte épique connu; mais je ne puis le préférer à Homère, le plus sublime de tous, s'il n'en est pas le plus parfait.»

Le général, qui ne s'est jamais tenu pour battu, allait répliquer, quand on ouvre la porte. C'était Duroc. «Qu'est-ce? dit Bonaparte en fronçant les sourcils. Je n'ai point appelé, je n'ai point sonné.—Général, comme l'escadre a mis en panne, le général Kléber a profité de l'occasion pour venir vous voir. Il est là, dans la chambre du conseil.—Ne vous ai-je pas dit d'attendre pour entrer que je sonnasse? Ai-je sonné? Pourquoi vous permettre de déroger à mes ordres?—J'ai cru, général, que la circonstance…—Vous avez mal cru. Rien ne vous autorise à désobéir. Retirez-vous, et ne rentrez pas que je ne vous appelle. Retirez-vous.»

Duroc se retira tout déconcerté. Je ne l'étais guère moins que lui. Quelques secondes de silence succédèrent à cette explosion. Tout signe d'humeur ayant disparu: «Général, lui dis-je, vous avez été bien sévère pour ce pauvre Duroc.—N'est-il pas militaire? Ne sait-il pas ce que c'est qu'un ordre?—La circonstance, au fait, est particulière: le général Kléber peut avoir des choses importantes à vous dire, plus importantes même que celles que je vous dis. Il ne peut pas revenir à volonté.—Il n'appartient à personne de juger de l'importance des objets dont nous nous occupons. Eût-elle porté sur des objets plus graves, notre conversation n'en eût pas moins été interrompue.—Mais ne va-t-on pas, d'après votre sévérité, lui prêter une tout autre importance que celle qu'elle a? Kléber s'imaginera que nous décidons ici du sort de l'Europe, du sort du monde, tandis que nous nous occupons de questions innocentes s'il y en a; tandis que, comme l'avocat patelin, je plaide ici pour Homère contre la nymphe Calypso.» Ce trait d'érudition l'ayant fait rire: «Ne me donnez pas, je vous prie, plus d'importance que je n'en veux avoir.»

Cependant il s'était levé; et tout en s'acheminant vers la porte, sans quitter toutefois ses pantoufles: «Allons voir, Kléber», me dit-il.

Le temps était superbe. C'est à cette station, je crois, que le convoi qui était parti de Gênes, le convoi qui portait Baraguey-d'Hilliers, fit sa jonction avec nous. La flotte cependant exécutait des évolutions; et tandis que trois cents bâtimens de transport restaient immobiles autour du vaisseau amiral immobile aussi, les bâtimens de guerre, défilant à notre poupe, venaient successivement le saluer de leurs aubades, auxquelles répondait la musique des guides, qui était sur notre bord. Rien de brillant comme le spectacle que se donnaient réciproquement les vaisseaux de l'escadre.

La musique des guides était excellente. Le général, qui connaissait toute l'influence de l'harmonie sur le soldat, exigeait, par politique plus que par goût, que Bessières, qui commandait cette élite, apportât une attention particulière à la composition de cette partie du personnel de sa compagnie. Aussi ses musiciens ne reculaient-ils devant aucun des morceaux qui leur avaient été fournis par le Conservatoire, si difficiles qu'ils fussent; aussi exécutaient-ils les symphonies d'Haydn, et les ouvertures de quelque opéra que ce fût, avec autant de facilité que la Marseillaise et le Ça ira.

Avec quel plaisir je leur entendis exécuter la chasse du Jeune Henri! Jamais cette composition, où le génie de Méhul a réuni tous les genres d'expression, n'a eu plus de charme pour moi. Pénétrant mon coeur, tout en ravissant mon oreille, elle rétablissait entre lui et moi, malgré l'espace qui nous séparait, des rapports immédiats et intimes. Animées par tant de souffles différens, mais par un même génie, ces trente voix qui n'en formaient qu'une pour exprimer la pensée d'un seul homme, n'étaient pour moi que la voix d'un ami.

J'éprouvais aussi la même illusion quand j'entendais les marches triomphales qu'à ma demande Méhul avait composées pour l'armée d'Orient. Mais je dois le dire, les militaires, à commencer par le général, ne partageaient pas mon enthousiasme, ce qui, après tout, conclut ici contre Méhul, et prouve que dans la circonstance il n'avait pas atteint le but, si bonne que fût sa musique.

Presque tous les militaires préféraient un pont-neuf arrangé pour le hautbois, la flûte, la trompette et la clarinette, aux compositions d'un des plus beaux génies qui aient existé. Le général était de ce goût; il ne s'en taisait pas; il aimait même à le répéter, malgré ma prédilection pour Méhul, et peut-être même à cause de cette prédilection; car, de sa nature, ce grand homme était un peu taquin. Le plus grand compositeur qui existât et qui eût existé, était alors pour lui la Maria, musicien français naturalisé en Italie, et dont le talent gracieux et facile s'était révélé l'hiver précédent par le Prisonnier, ouvrage que je suis loin de vouloir déprimer, mais que, tout en l'applaudissant, je ne saurais placer au rang d'Euphrosine et de Stratonice.

Dans une discussion qui s'était élevée entre le général et moi à ce sujet, et dans laquelle il n'avait pas ménagé Méhul, comme en cherchant à démontrer la différence de la musique vague et mélodieuse à la musique appliquée à l'expression des passions, à la musique essentiellement dramatique, je me prévalais de l'autorité de Gluck et de Sacchini: «De qui me parlez-vous là? me dit-il avec quelque impatience. Qu'est-ce que ces gens-là? Qui diable les connaît?—Général, repartis-je avec quelque vivacité, si vous ne connaissez pas ces gens-là, j'ai eu bien tort de parler musique avec vous si long-temps»; et je me retirai.

Le lendemain, comme il ne m'avait pas vu de la matinée dans le salon: «Arnault me boude, dit-il à Regnauld (c'était vrai); allez donc le chercher. Ce que j'ai dit hier n'était qu'une plaisanterie. Je ne voulais pas le chagriner; je ne voulais que m'amuser.»

Je ne me fis pas prier, comme on pense, pour remonter. «Eh bien! me dit-il en riant, m'en voulez-vous toujours? Il ne fait pas bon attaquer Méhul devant vous; il ne fait pas bon attaquer devant vous les gens que vous aimez.—Vous voyez, général, ce que je ferais, si devant moi quelqu'un se montrait injuste envers vous.» Jamais il n'a mal parlé depuis du talent de Méhul, en ma présence s'entend.

Il sentait mal la musique. Ce n'était tout au plus pour lui qu'un moyen de distraction, d'amusement. La musique chatouillait quelquefois son oreille, mais elle n'allait jamais à son âme. Cela tenait évidemment à son organisation. Quoique doué d'une voix douce, sonore, il chantait faux. Cela ne prouve-t-il pas qu'il entendait faux? aussi le chant n'était chez lui que l'expression de la mauvaise humeur. Dans ses momens de contrariété, se promenant les mains derrière le dos, il fredonnait de la manière la moins juste qui se puisse, Ah! c'en est fait, je me marie. Chacun savait ce que cela signifiait. «Si tu as quelque chose à demander au général, ne le fais pas en ce moment; il chante», me disait Junot.

Pendant ces stations, qui se renouvelèrent trois ou quatre fois, plusieurs personnes vinrent nous visiter sur l'Orient. Je n'y vis pas sans un véritable plaisir le fils de notre Fleury[7]. Ce jeune homme, à qui la révolution avait ouvert en totalité la carrière où l'appelaient toutes ses aptitudes, ajoutait déjà l'illustration qui s'attache au nom de Jean-Bart à celle que son père avait acquise dans un art moins dangereux, mais non moins difficile. Le capitaine Fleury était alors enseigne de vaisseau.

M. Geoffroi Saint-Hilaire, que son amour pour une science à laquelle il doit sa célébrité européenne conduisait en Égypte, pensa devenir victime du désir qu'il eut de venir saluer le général. La barque qui devait nous l'amener chavira au moment où il y entrait; et il ne savait pas nager. Heureusement fut-il rattrapé lorsqu'il reparut à la superficie de la mer, après avoir plongé à une certaine profondeur. Je regrette d'avoir perdu la lettre qu'il m'écrivit à ce sujet, et où il me racontait avec beaucoup de gaieté les détails de cet accident, qui me faisait rire et trembler tout à la fois, et dans lequel il conserva toute sa présence d'esprit. Sa manière de le raconter prêtait à son récit un piquant qu'à mon grand regret on ne retrouvera pas dans le mien.

Quand nous fûmes à la hauteur de Bastia, Berthier, que le général chargea d'une mission pour cette ville, m'ayant proposé de l'y accompagner, nous nous embarquâmes sur l'Artémise, l'une des frégates qui, l'année précédente, avait fait partie de l'escadre de Corfou. Lavalette et le citoyen Collot étaient aussi de ce voyage, qui nous plaisait par cela seul qu'il faisait diversion à nos habitudes. Standelet, pendant cette courte excursion, nous amusa beaucoup avec ses histoires de marine, avec ses exploits de flibustiers. Berthier, qui était bonhomme et qui aimait les braves, conçut à cette occasion pour ce capitaine un intérêt qui ne lui fut pas inutile par la suite, comme on le verra.

On apprend toujours quelque chose en voyage: celui-ci nous apprit que notre matelas étendu sur les planches de l'Orient était un lit meilleur que celui qu'il nous fallut partager avec les insectes de Bastia, et qu'à cela près qu'il y avait de la salade et des fraises, le dîner du bord valait cent fois mieux que celui qu'on nous servit à l'auberge, et non pas gratis, ainsi que peut l'attester le citoyen Collot qui en avança le prix, et à qui il n'a peut-être pas été remboursé.

Berthier coucha dans un lit de fer qui avait été oublié par le général anglais l'année précédente quand les troupes de Georges III, par la grâce de Dieu roi d'Angleterre, d'Écosse, d'Irlande, de France et de Corse, évacuèrent ce dernier royaume. Pendant que les gens qui avaient des affaires les faisaient, je me baignai dans le port, et puis j'allai me promener sur le rivage, heureux de sentir de la terre sous mes pieds. Nous ne nous rembarquâmes pas sans avoir déjeuné. À l'heure du dîner nous étions de retour sur l'Orient.

L'escadre avançait majestueusement, mais lentement; plus d'un motif l'empêchaient de presser sa course. D'abord il lui fallait attendre divers convois qui, soit des ports d'Italie, soit de ceux des îles, devaient la rejoindre à des points indiqués; puis, entourée de cette multitude de vaisseaux de transport sur lesquels le personnel et le matériel de l'armée étaient répartis, il lui fallait régler sa marche sur celle du plus mauvais marcheur.

C'était un admirable spectacle que celui de cette innombrable réunion de bâtimens de toute grandeur, ville flottante, au-dessus de laquelle les vaisseaux de haut bord s'élevaient comme les églises de la capitale au-dessus de ses plus hautes maisons, et que l'Orient, comme une cathédrale, dominait de toute la hauteur de son colosse.

Le jour, cette flotte éparpillée occupait une surface de deux lieues de diamètre à peu près. Mais quand le soir approchait, se resserrant au signal donné, elle venait se grouper autour des vaisseaux de guerre, comme des écoliers autour de leurs surveillans, comme des moutons autour du berger, comme des poussins autour de leur mère. Ramassés par voie de réquisition, ces bâtimens de transport, marchant pour la plupart contre leur gré, les patrons, dans l'espoir de se sauver la nuit, restaient quelquefois en arrière. Alors commençait une véritable chasse. De même que le berger détache un chien contre la brebis qui s'écarte du troupeau, l'amiral détachait une frégate contre le bâtiment déserteur, qui bientôt était ramené à l'ordre. On ne lui épargnait pas, à cet effet, les coups de canon, qu'on dirigeait à la vérité de manière à ce que le boulet ne portât pas dans le bord, mais de manière à ce qu'on pût les compter, et pour cause, car l'administration de la marine, qui n'aime pas à tirer sa poudre aux moineaux, se faisait très-bien payer celle qui se brûlait à cette occasion. Chaque coup de canon était une lettre de change de vingt-quatre francs tirée au profit du bord d'où il partait sur le bord auquel il était adressé. En cas de désobéissance obstinée, on eût coulé bas le bâtiment réfractaire; le salut de la flotte l'exigeait ainsi. L'escadre de Nelson étant dans la Méditerranée, un bâtiment, si on n'y mettait ordre, aurait pu l'éclairer sur notre marche.

Par suite du même intérêt, on arrêtait tous les bâtimens que l'on rencontrait, de quelque nation qu'ils fussent. On avait droit de les contraindre à rester avec la flotte. Le général n'usa qu'avec modération de ce droit du plus fort. Après avoir questionné les capitaines et pris d'eux les renseignemens qu'il en voulait obtenir, il les faisait relâcher, en leur disant qu'il s'en fiait à leur parole d'honneur.

C'est ainsi qu'il en usa particulièrement avec des Suédois, aux intérêts desquels sa rigueur eût porté un dommage considérable, et qui, deux mois après, remplirent les gazettes de Stockholm des témoignages de leur reconnaissance et de leur admiration pour Bonaparte.

CHAPITRE II.

Anecdotes sur le général Bonaparte.—Institut en pleine mer.

Je voudrais me rappeler tout ce que disait Bonaparte dans des conversations pareilles à celle dont je viens de rendre compte, conversations où son esprit et son caractère se montraient à nu, conversations que ses loisirs lui permettaient de provoquer, et il avait alors beaucoup de loisirs. Une fois embarqué, que lui restait-il à faire jusqu'au débarquement? Ses plans étaient arrêtés, ses instructions données. Le gouvernement de la flotte ne le regardait pas plus que ne l'avait regardé, après avoir dit une fois: À Toulon, le gouvernement de la voiture de poste qui l'avait amené de Paris. Il n'y avait là d'occupation que pour l'amiral.

Il revenait volontiers avec moi sur la littérature; tantôt analysant les principes, tantôt analysant les ouvrages; l'esprit analytique dominait en lui. Ses critiques n'étaient pas toujours justes; mais elles avaient toutes un caractère d'originalité remarquable; elles étaient toutes marquées du sceau d'un esprit extraordinaire. J'admirais, tout en le combattant, la facilité avec laquelle il improvisait des théories sur les matières les plus étrangères à ses occupations habituelles, et qu'il discutait évidemment pour la première fois; rapportant tout, ainsi que je l'ai dit, à l'intérêt qui pour lui était le premier de tous, la politique.

Telle était, par exemple, sa doctrine sur la tragédie. Les intérêts des nations, des passions appliquées à un but politique, le développement des projets de l'homme d'État, les révolutions qui changent la face des empires, voilà, disait-il, la matière tragique. Les autres intérêts qui s'y trouvent mêlés, les intérêts d'amour surtout, qui dominent dans les tragédies françaises, ne sont que de la comédie dans la tragédie.

Ce n'est qu'une comédie non plus qu'un drame, si sérieux, si pathétique qu'il soit; tout y étant fondé sur des intérêts privés. Zaïre, d'après son opinion, ne serait qu'une comédie.

Cette opinion est erronée, au point qu'il serait inutile de la réfuter; elle est d'un homme qui méconnaissait la nature et le but de la tragédie; c'est une véritable hérésie littéraire; mais cette hérésie n'est certes pas d'un esprit commun. Les moyens qu'il employait pour la défendre annonçaient surtout en lui une abondance de ressources que j'ai rencontrée dans bien peu de personnes, quoique j'aie connu beaucoup d'hérétiques en doctrine dramatique.

Cette opinion, au reste, explique l'admiration de Bonaparte pour
Corneille; en cela on ne saurait l'accuser d'hérésie.

Remarquons à cette occasion que, bien qu'il eût l'esprit fort juste, il ne répugnait pas à recourir au sophisme. Une discussion de cette nature n'était pour lui qu'une espèce d'escrime où il cherchait moins à soutenir la vérité qu'à faire briller la subtilité de son esprit.

Quand il appliquait cette faculté à l'examen d'un morceau de poésie, c'était à dérouter l'esprit le plus positif. Peu de vers sortaient intègres de ses analyses. Un jour nous lisions le poëme des Jardins: pauvre Jacques, comme il te disséquait! À chaque mot, c'était une bataille que je ne gagnais pas toujours. De vers en vers, nous en vînmes à ceux que le poëte adresse à sa muse:

     N'empruntons pas ici d'ornement étranger;
     Viens, de mes propres fleurs mon front va s'ombrager;
     Et, comme un rayon pur colore un beau nuage,
     Des couleurs du sujet je teindrai mon langage.

J'avais compris ces vers jusqu'alors. Après les lui avoir entendu analyser, je n'y compris plus rien, et je crois même ne plus les comprendre. Le fait est que j'en avais moins compris que deviné le sens.

À la suite d'une discussion sur la tragédie, malgré la différence de nos principes, «Faisons une tragédie ensemble, me dit-il une fois.—Volontiers, général; mais quand nous aurons fait ensemble un plan de campagne.» Il me regarda en riant, me tira l'oreille, et parla d'autre chose.

Ces discussions étaient souvent mêlées de digressions où se révélait toute l'étendue de son esprit. Elles roulaient sur mille objets. Quantité de projets, qui pour être exécutés voulaient toute la puissance qu'il a exercée depuis, fermentaient déjà dans sa tête; il me parlait tantôt de communications à ouvrir entre les départemens, soit par des routes, soit par des canaux, soit par le percement, soit par l'aplanissement des montagnes; tantôt des embellissemens que demandait la capitale, embellissemens quelquefois si gigantesques que, malgré l'étendue de ses moyens et l'énergie de sa volonté, il n'a pu les réaliser. «Si j'étais maître en France, disait-il, je voudrais faire de Paris, nom seulement la plus belle ville qui existât, la plus belle ville qui ait existé, mais encore la plus belle qui puisse exister. J'y voudrais réunir tout ce qu'on admirait dans Athènes et dans Rome, dans Babylone et dans Memphis; de vastes places ornées de monumens et de statues, des fontaines jaillissantes dans tous les carrefours pour assainir l'air et nettoyer les rues; des canaux circulant entre les arbres des boulevards qui entourent la capitale; des monumens réclamés par l'utilité publique, tels que des ponts, des théâtres, des musées, que l'architecture enrichirait de toute la magnificence compatible avec leurs divers caractères. Ce que les anciens peuples ont fait, les peuples modernes ne peuvent-ils pas le faire? Les forces existent; il ne manque qu'une volonté qui les mette en mouvement, et qu'une intelligence qui les dirige. Ces deux moteurs se trouveraient dans un gouvernement qui aimerait la gloire.—Les ressources de la France, si grandes qu'elles puissent être, suffiraient difficilement, lui dis-je, à la dépense qu'entraînerait l'exécution de projets pareils. Louis XIV a laissé la France obérée sous le poids des dettes contractées pour la seule construction de Versailles. Versailles seul lui a plus coûté que n'ont coûté aux rois d'Égypte les monumens de Thèbes et de Memphis, parce que des ognons ne suffisent plus à payer des ouvriers; la destruction de l'esclavage ne permet plus aux gouvernemens de former des entreprises aussi colossales. Nos institutions modernes offriraient cependant quelques ressources pour l'exécution de travaux publics d'une certaine nature, quelle que fût leur immensité. J'ai vu un régiment aplanir la butte qui se trouve entre Versailles et Saint-Cloud. Employer pendant la paix le soldat à de pareils travaux, serait une opération doublement utile. Qu'en pensez-vous, général?—L'idée n'est pas mauvaise», dit-il.

Un point sur lequel il revenait souvent, ce sont les inconvéniens qui résultaient pour la chose publique de l'influence que les femmes exerçaient en France sur les affaires, et du désordre que leur luxe amenait dans l'économie domestique. «Les femmes, disait-il, sont l'âme de toutes les intrigues; on devrait les reléguer dans leur ménage; les salons du gouvernement devraient leur être fermés. On devrait leur défendre de paraître en public autrement qu'avec la jupe noire et le voile, autrement qu'avec le mezzaro, comme à Gênes et à Venise.»

Quelquefois il parlait de l'art dans lequel il a donné un égal à tout ce qu'il y a eu de plus grand avant lui, de l'art militaire. Alors j'écoutais et j'admirais sans réserve, n'intervenant dans le dialogue que pour provoquer par des questions nouvelles de nouvelles explications. Sans consigner ici ses discours, car il y aurait pis que de la présomption de ma part à tenter en cette circonstance de le traduire, je me bornerai à dire qu'il ne regardait comme grand que le général qui à l'art qui fait vaincre joignait celui qui fait vivre, qui à l'art de commander une armée joignait celui qui la fait subsister. Annibal, à ce titre, était pour lui le plus grand capitaine des temps anciens. «Il m'étonne moins, disait-il, pour avoir traversé les Espagnes et les Gaules, pour avoir franchi les Pyrénées et les Alpes, pour avoir vaincu les Romains à Trébie, à Trasymène, à Cannes, que pour avoir conservé son armée pendant dix-sept ans au milieu des nations ennemies. Avec du bonheur, on peut gagner des batailles; pour faire subsister une armée si long-temps, il faut du génie.»

Les moyens qu'il a employés depuis pour faire subsister les innombrables années de l'empire ne sont-ils pas une conséquence de ce principe?

Dans les temps modernes, le capitaine qu'il admirait le plus est celui qu'a immortalisé la guerre de sept ans, Frédéric II; il le mettait bien au-dessus de Charles XII.

Il accordait une place un peu moins belle au général Cartaux, sous les ordres duquel il avait commencé le siége de Toulon. «Patriote comme un jacobin, mais ignorant comme un capucin, ce militaire, d'abord peintre en émail, disait le général Bonaparte, ne connaissait même pas les premiers principes de l'art dans lequel il débutait à quarante ans. Rien d'absurde comme son plan d'attaque, qu'il ne développait jamais sans commencer et sans finir par cette phrase: Je marche sur trois colonnes.

«Le commandement de l'artillerie m'étant revenu par l'absence des officiers de grade supérieur au mien, je n'étais que capitaine, je me permis de démontrer à Cartaux les vices de son système. Cartaux, s'il n'était bon militaire, était bonhomme. Non seulement il ne se fâcha pas, mais renonçant à ses idées pour les miennes, qu'il ne comprenait guère: «Capitaine Canon, me dit-il, je vois que tu t'y entends mieux que moi; fais comme tu l'entends; mais tu me réponds de tout sur ta tête.» J'ai après tout de grandes obligations à l'ignorance et à la bonhomie de Cartaux, qui ne rougissait pas de trouver dans autrui les connaissances qui lui manquaient. C'est surtout son mérite; mais il n'a guère que celui-là et le courage. Il faut quelque chose de plus, je crois, pour faire un grand capitaine.»

Quelquefois aussi Bonaparte nous entretenait des premières années de son enfonce. Il ne semblait pas avoir gardé une opinion également avantageuse de tous ses professeurs de Brienne. Une fois, entre autres, il se récria vivement contre le fanatisme d'un de ces minimes; il y avait justice.

«Un jour de première communion, disait-il, plusieurs d'entre nous étaient allés se promener avant la messe. L'appétit nous talonnant, nous entrons dans une chaumière, et nous faisons faire une omelette que nous mangeons par à compte sur le déjeuner; puis nous allons à l'église. Ceux qui devaient communier communient. Au sortir de la messe, grand scandale; toutes les cloches sont en branle; on crie à l'anathème. Et pourquoi? La vieille chez qui l'omelette avait été mangée avait dénoncé à un de nos moines un des communians comme ayant mangé avant de communier, ce qui constitue un sacrilége, et cet imbécile, au lieu de tenir la chose secrète, l'avait divulguée, appelant sur l'accusé la vengeance de Dieu et des hommes. Ce n'est qu'en faisant évader l'étourdi qu'on lui a sauvé le sort du chevalier de La Barre.—Est-ce possible? m'écriai-je.—Tout impossible qu'il vous paraisse, le fait n'en est pas moins vrai; demandez à Bourrienne[8].»

Ces conversations engagées au hasard avaient lieu entre les deux repas, dans les momens qu'il ne donnait pas à la solitude. Rarement il les prolongeait au point d'épuiser la matière. Quand il était las ou suffisamment délassé, car il les provoquait surtout pour se distraire, il les brisait, et retournait dans sa cellule.

Après dîner il n'en était pas ainsi. Tout à la société pour la soirée, sa promenade faite sur le pont, il rassemblait autour de la table du conseil ce qu'il appelait son Institut. Alors commençaient, sous sa présidence, des discussions en règle, dans lesquelles il n'intervenait guère que pour les ranimer quand elles tendaient à s'éteindre; prenant plus de plaisir alors au rôle de juge du camp qu'à celui de champion.

Formée des chefs de toutes les armes et de ceux de tous les services, et formée conséquemment de savans, cette réunion avait d'autant plus d'analogie avec celle dont elle empruntait le nom, que toutes les sciences humaines y avaient des représentons. Rejeton de l'Institut de France, elle fut la souche de l'Institut d'Égypte. Parmi ses membres, au nombre desquels le général avait daigné m'admettre, on remarquait le docteur Desgenettes, le docteur Larrey, l'interprète Venture, le général Dufalga et Regnauld de Saint-Jean d'Angély. C'est entre ces deux derniers surtout qu'avaient lieu les discussions, discussions assez vives quelquefois pour avoir le caractère de disputes. Voici comment elles s'engagèrent.

Les académiciens ayant pris place sur des chaises au tapis vert, et les auditeurs sur le divan qui régnait autour de la salle: «Que lirons-nous ce soir?» me dit le général, adressant cette question au bibliothécaire, s'entend. «Prenons un publiciste, un moraliste.—Nous avons là Montaigne, Montesquieu et Rousseau; choisissez, général.—Eh bien, apportez-nous Rousseau; lisons un de ses discours.—Lequel?—Celui que vous voudrez. Le premier venu; au premier endroit venu.»

Je tire de la bibliothèque le volume où sont les discours de Rousseau, et, commençant par le premier, je tombe sur ce passage du Discours sur l'inégalité des conditions; c'est la première phrase de la seconde partie.

«Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.»

Les réclamations qui aussitôt s'élevèrent m'empêchèrent de continuer. «Il y a erreur, disait l'un; Jean-Jacques prend ici la cause pour l'effet. En s'appropriant ce qui appartenait à tous, cet homme fut criminel envers le droit naturel, mais il ne fonda pas la société civile.—Il en provoqua la fondation, disait l'autre, en ce que ceux qui suivirent son exemple s'entendirent bientôt pour se maintenir dans la possession de ce qu'ils avaient usurpé. C'est du contrat qu'ils stipulèrent pour se garantir leurs propriétés réciproques, que date la fondation de la société civile. Les hommes étaient sortis dès lors de l'état de nature. Cet état intermédiaire les a conduits à s'organiser en société.»

Ces opinions en provoquèrent d'autres, et le conflit qui en résulta nous conduisit jusqu'à l'heure où on apporta le punch, car toutes les soirées se terminaient à l'anglaise. «Le reste à demain», dit le général, enlevant la séance.

Le lendemain à la même heure que la veille: «Achevons notre discours, dit le général. Citoyen secrétaire, secrétaire de l'Institut, bien entendu, où en étions-nous?—Au milieu de la première phrase, général.—Reprenons-la au commencement. «Le premier qui ayant enclos un terrain osa dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples…»—Malgré l'éloquence avec laquelle mon opinion a été combattue par le citoyen Regnauld, dit Dufalga[9], j'y persiste; et loin de me tenir pour battu, je prétends que les lois qui consacrent la propriété consacrent une usurpation, un vol. Je sens toutefois ce qu'il y aurait d'inconvéniens, dans l'état où est la société, à supprimer ces lois. Les brigands eux-mêmes règlent par des lois les droits des brigands. Il faut composer avec les vices de son siècle. Mais ces lois imposées par la violence, si on ne peut les supprimer, ne peut-on pas les modifier dans l'intérêt de la justice? Ne pourrait-on pas régler le droit de propriété, puisque propriété il y a, de manière à ce que tous les membres de la société fussent appelés à en jouir, je ne dis pas éventuellement, fortuitement, mais certainement, mais infailliblement?—La chose est-elle possible? dit Regnauld.—Si elle est possible! rien de plus facile. Il suffirait pour cela d'adopter une théorie que j'ai faite.—Comment! vous avez fait une théorie sur cette matière! L'avez-vous ici?—Oui, général.—Eh bien, lisez-nous-la.»

Dufalga, qui avait prévu la demande, tire un cahier de sa poche et lit cette théorie, fruit de ses méditations, objet de ses affections, et dont il ne se séparait pas plus que le Camoëns ne se séparait de sa Lusiade.

Cet ouvrage, d'un des hommes les plus honnêtes que j'aie rencontrés, était, le dirai-je, un des rêves les plus bizarres qui soient sortis d'un esprit droit, un des plus dangereux paradoxes qui aient passé par la tête d'un homme de bien. Pour mettre le lecteur à même d'en juger, je me bornerai à dire que, tolérant le droit de propriété comme un mal irrémédiable, pour l'atténuer, il divisait la société en propriétaires présens et propriétaires futurs, en propriétaires jouissans et propriétaires exploitans. Fermiers des premiers, ces derniers, d'après sa théorie, feraient valoir pendant vingt ans la terre dont les autres recueilleraient le revenu pendant vingt ans, au bout desquels le fermier devenu propriétaire serait obligé de prendre un fermier qui, au bout de vingt ans, deviendrait propriétaire à la même condition. C'est ainsi qu'il trouvait le moyen de faire participer successivement tous les membres de la famille française aux avantages de la propriété territoriale préalablement réduite à des proportions à déterminer.

La discussion de ce projet, qui n'est pas sans analogie avec les principes de Saint-Simon, fut plus vive encore que celle de la veille. Celle-là n'avait été qu'une escarmouche; celle-ci fut un combat qui divertissait fort le président, et où la victoire ne resta pas à Dufalga. La seule arrivée du punch y fit trêve. «Le reste à l'ordinaire prochain», dit le général en levant la séance.

Le lendemain je reprends le discours au commencement. À peine avais-je dit: «Le premier qui, ayant enclos un terrain, osa dire: Ceci en est à moi», qu'on m'interrompit, et la dispute de recommencer sur cet inépuisable texte. Bref, il ne me fut pas plus possible de sortir de cette phrase de Rousseau qu'au caporal Trim de celle qui commence l'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.

«Général, dis-je à Dufalga, pendant que les deux antagonistes reprenaient haleine, votre théorie n'est pas absolument neuve. Le mouvement de rotation qu'elle imprime à la propriété avait été trouvé cent et quelques années avant vous par un philosophe du XVIIe siècle, et ses moyens sont exposés de la manière la plus précise…—Et où cela? Dans un conte de La Fontaine, dans Belphégor. Écoutez:

     Un intendant! qu'est-ce que cette chose?
     Je définis cet être un animal
     Qui, comme on dit, sait pêcher en eau trouble;
     Et plus le bien de son maître va mal,
     Plus le sien croît, plus son profit redouble,
     Tant qu'aisément lui-même achèterait
     Ce qui de net au seigneur resterait:
     Donc, par raison bien et dûment déduite,
     On pourrait voir, chaque chose réduite.
     En son état, s'il arrivait qu'un jour
     L'autre devînt intendant à son tour:
     Car, regagnant ce qu'il eut étant maître,
     Ils reprendraient tous deux leur premier être.

Cette citation fit rire Dufalga lui-même, qui mettait dans tout cela plus de chaleur que d'humeur, et termina la séance assez gaiement.

Quelques incidens bouffons avaient tempéré parfois le sérieux de ces séances, qui n'étaient pas du goût de tout le monde, et auxquelles le général en chef avait presque exigé que tout le monde assistât. Ils provenaient presque tous de Junot, à qui le général passait beaucoup de choses, et qui s'en permettait beaucoup. «Général, dit-il au président le jour de l'ouverture, pourquoi Lannes (et dans ce nom il ne faisait pas de la première syllabe une brève), pourquoi Lannes n'est-il pas de l'Institut? N'y devrait-il pas être admis sur son nom?»

Dans la même séance, il feint de s'endormir, ou s'endort peut-être. Ses ronflemens couvraient presque la voix de l'orateur. «Qu'est-ce qui ronfle ici? dit le général.—C'est Junot, répondit Lannes, qui ne ronflait pas, et qui, tout en prenant sa revanche, partageait assez l'opinion que son camarade émettait d'une manière si bruyante sur les savans.—Réveillez-le.» On réveille Junot qui, le moment d'après, ronfle de plus fort. «Réveillez-le donc, vous dis-je.» Puis, avec quelque impatience: «Qu'as-tu donc à ronfler ainsi?—Général, c'est votre sacré fichu Institut qui endort tout le monde, excepté vous.—Va dormir dans ton lit.—C'est ce que je demande», dit en se levant l'aide de camp, qui, prenant cela pour un congé définitif, se crut autorisé dès lors à ne plus assister à nos séances.

Ces faits sont de la plus grande vérité. J'ai cru devoir les raconter, tout minutieux qu'ils soient, parce qu'ils peignent l'esprit et le caractère d'un homme qui n'a rien dit ni rien fait que de significatif, et qu'ils montrent tel qu'il était dans la vie intérieur, c'est-à-dire aussi bon qu'un lion le peut être.

Ce qui me reste à conter le prouvera mieux encore.

CHAPITRE III.

Convoi égaré.—Standelet est envoyé à la découverte.—Trait de dévouement d'un matelot. Vache prise pour un homme.—Convoi retrouvé.—Arrivée de Monge.—Imprudence de Standelet.—Trait de caractère de Bonaparte.—Un verre de punch sauve le vaisseau amiral.—Gantheaume.

À mesure que la flotte avançait vers le midi, comme la boule de neige qui se grossit en marchant, elle s'augmentait des convois qu'elle rencontrait sur la route; ils sortaient, ainsi que je l'ai dit, de différens ports d'Italie. Un seul excepté, tous s'étaient trouvés au rendez-vous. Celui-là, qui portait la division du général Desaix, et aussi le bonhomme Monge, n'était pas celui auquel Bonaparte attachait le moins de valeur. Il avait dû partir de Civita-Vecchia et nous rejoindre entre la Corse et la Sardaigne, aux bouches de Bonifacio. Après l'y avoir attendu trois jours, espérant le trouver à la hauteur de l'île Serpentaire, la flotte allait l'y chercher. Mais dans la crainte que retardé par une cause fortuite, il ne fut arrivé à notre premier rendez-vous après notre départ, l'amiral envoya une frégate à la découverte, l'Artémise, avec ordre de remonter, s'il le fallait, jusqu'à la hauteur de Monte-Christo, et de ramener ce convoi, soit à la nouvelle station, où nous allions encore l'attendre trois jours, soit devant Maretimo, île placée à la pointe la plus occidentale de la Sicile, où nous l'attendrions trois jours encore, s'il ne nous avait pas rejoints à l'île Serpentaire.

Après avoir perdu trois jours devant la Sardaigne et trois jours devant la Sicile, la flotte se remit en marche, se dirigeant sur Malte. Cette perte de temps inquiétait d'autant plus le général en chef que, d'après les renseignemens fournis par les bâtimens interceptés, il savait que l'escadre de Nelson était dans le port de Naples. N'en était-elle pas sortie? ne s'était-elle pas saisie du convoi? enfin n'était-elle pas allée nous attendre devant Malte que nous devions attaquer et enlever en passant? De plus longs délais compromettant le sort de la flotte, le succès de l'expédition, il avait été décidé qu'on irait en avant.

Rien ne fit trêve à notre ennui pendant ces trois derniers jours, si ce n'est un incident sans conséquence, mais digne d'être remarqué. Comme nous prenions le frais, vers le soir, sur la galerie, nous entendons tout à coup un bruit pareil à celui que produirait un homme qui tomberait à la mer. Un homme à la mer! s'écrie-t-on de toute part. L'effet que le danger de cet homme produisit aussitôt sur tant d'hommes exposés eux-mêmes à tant de dangers ne peut s'exagérer. Qui en a été témoin, ne saurait regarder l'homme comme naturellement méchant. Tous les secours sont prodigués. On jette à l'eau les cages à poulets, les bouées de sauvetage; on met à flot toutes les chaloupes. Le temps est calme, le vaisseau est en panne; mais il fait nuit. Le sauvera-t-on? Cependant on apprend qu'au bruit de la chute un matelot, s'élançant à travers le sabord le plus rapproché du point où elle avait eu lieu, s'était jeté à la nage, en disant: Je le ramènerai, et on l'avait vu, à travers le crépuscule, se diriger vers l'arrière du bâtiment, et puis on l'avait perdu de vue. L'intérêt excité par le péril du premier s'accroissait comme de raison de celui qu'excitait le péril du second. Penché comme nous sur le balcon de la galerie, le général attendait avec une anxiété égale à la nôtre le dénouement de cette scène, quand on s'écrie: Les voilà! ils sont sauvés! et bientôt nous entrevoyons dans l'ombre les cercles produits sur la mer la plus calme par le nageur qui pousse devant lui un corps, mais un corps de grosseur démesurée. C'était la carcasse d'une vache, que le coque, ou le cuisinier n'avait pas cru devoir nous faire manger, parce qu'elle était morte de mort naturelle.

On rit beaucoup de la méprise, et le général en rit comme tout le monde. «Mais ce trait, dit-il, n'en est pas moins digne de récompense. C'est pour sauver la vie à un homme que ce brave homme a exposé la sienne»; et il lui fit donner une gratification qui s'accrut de la générosité de tous les assistans.

C'est avec la certitude de ne pas l'altérer que je raconte ce fait qui s'est passé sous mes yeux. Un seul matelot, quoiqu'on ait dit ailleurs[10], se jeta à la mer en cette occasion. C'était un homme aussi gai que déterminé «Tu es bien heureux, lui dit le général, que la flotte ne marche pas. S'il avait venté bon frais, comment aurais-tu fait pour te tirer d'affaire?—J'aurais nagé.—Soit.—Mais la flotte marchant toujours, aurais-tu pu la rejoindre?—J'aurais nagé du côté de la terre. Il n'y a que deux lieues d'ici en Sicile, donc.»

À mesure que nous approchions de Malte, l'inquiétude que nous donnait le convoi en retard s'accroissait; elle ramenait souvent le général lui-même sur la dunette où il finit par s'asseoir, causant, tout en observant, soit avec l'un, soit avec l'autre, sur le premier objet venu. Cela me fournit l'occasion de reconnaître que s'il aimait plus que moi Ossian, il le connaissait moins bien que moi.

Je ne sais pas trop à quel propos on vint à parler du Werther de Goëthe, et à citer la lettre où cet infortuné raconte qu'en lisant à sa bien-aimée un poëme du barde écossais, il tomba sur ce passage qui avait un rapport si frappant avec sa propre situation:

«Zéphir importun, laisse-moi reposer; laisse-moi rafraîchir ma tête dans la rosée du ciel dont la nuit m'a couverte. L'instant qui doit me flétrir est proche, et le vent jonchera bientôt la terre de mes feuilles desséchées. Demain le chasseur qui m'a vu dans toute ma beauté reviendra. Ses yeux me chercheront dans la prairie que j'embellissais: ses yeux ne m'y trouveront plus.»

«Ce passage, dit le général, est tiré des chants de Selma.—Je le crois», dit quelqu'un à qui la littérature allemande était plus familière que toute autre, voire la littérature française. «Les poèmes d'Ossian se ressemblent tant entre eux, dis-je, qu'il est facile de prêter à l'un ce qui appartient à l'autre. Je ne crains pas d'affirmer pourtant que le passage n'est pas des chants de Selma.—Je suis si sûr qu'il est des chants de Selma, reprit Bonaparte, que je gagerais ce qu'on voudrait.—Et moi je gagerais ce qu'on voudrait qu'il est du poème de Berathon.—Je gage un louis.—Je gage un louis.»

Son Ossian, qu'il fit apporter, prouva que j'avais raison. Cela toutefois ne me profita en rien: nous n'avions pas mis au jeu.

Quatre ans après je songeai à me faire payer. Voici à quelle occasion. Par suite d'une des préventions les plus bizarres, Bonaparte, devenu premier consul, m'attribua un tort qui non seulement ne m'appartenait pas, mais qui même n'existait pas; et il avait, disait-on, l'intention de me destituer des fonctions de chef de la division d'instruction publique que je remplissais alors. Cette injustice m'eût ruiné. J'étais résolu néanmoins à l'endurer sans réclamer, mais résolu aussi à lui demander le paiement du louis qu'il me devait. Au reste, la destitution n'eut pas lieu; et quant à la dette, il s'en est largement libéré depuis. Voyez son testament.

Tout en parlant, ses regards se reportaient toujours sur l'horizon; et ne voyant pas assez distinctement à l'oeil nu, il m'empruntait souvent mes besicles. Cela leur donna pour moi un prix dont je n'eus l'idée que par le chagrin que j'éprouvai quand je les perdis. Il entrait, je le répète, autant d'affection que d'admiration dans le sentiment que j'avais pour cet homme[11].

La Pantelerie était dépassée; nous gouvernions sur Gozzo, quand les frégates qui éclairaient notre marche signalèrent des voiles au sud. «Ce sont les Anglais, disait-on; ils se sont placés entre Malte et nous: il y aura bataille.» Grand remue-ménage à bord; branle-bas de combat; toutes les cloisons qui partageaient le vaisseau sont enlevées; tous les bagages sont portés à fond de cale; les postes sont distribués; les fonctions aussi; personne ne sera inutile; les militaires se battront; les savans porteront les gargousses.

Une bataille navale dirigée par Bonaparte devait avoir un caractère particulier et porter l'empreinte de son audace. Autant que j'en ai pu juger par les propos que j'ai saisis, abrégeant la canonnade, qui ne pouvait que nous être désavantageuse par les raisons expliquées plus haut, on devait serrer l'ennemi le plus promptement et le plus près possible, et manoeuvrer pour l'abordage. Des préparatifs avaient été faits dès long-temps dans ce but. On déployait de longues et fortes chaînes armées de grappins, qui devaient accrocher et lier les vaisseaux ennemis à nos vaisseaux, et peut-être supporter des ponts volans, à l'aide desquels on jetterait d'un bord à l'autre nos troupes impatientes d'en venir aux mains.

Tout était prêt enfin pour recevoir les Anglais, quand les signaux de l'escadre légère nous annoncèrent que la flotte en vue était celle que nous attendions si long-temps, ce convoi de Civita-Vecchia, à la recherche duquel l'Artémise avait été envoyée, et par laquelle il était escorté, ce qui nous fut bientôt confirmé par Standelet lui-même.

Ce capitaine, quelques jours après nous avoir quittés, ayant rencontré le convoi à peu de distance des bouches du Tibre, avait fait route avec lui; mais présumant que la flotte s'était ennuyée de l'attendre, au lieu de se rendre à Maretimo, il était allé droit à Malte. Il nous y avait attendus trois jours; et las de ne pas nous voir arriver, il revenait sur ses pas, quand il fut signalé par nos vigies. Tel est le résumé du rapport qu'il fit à l'amiral en présence du général en chef, du chef de l'état-major général, et de quelques personnes qui se trouvaient comme moi, pour le moment, dans la chambre du conseil.

«Cette marche, dit l'amiral, n'était pas celle que je vous avais tracée; vous deviez nous rejoindre à la station de Maretimo, ou nous y attendre; si vous l'aviez fait, la jonction se serait opérée depuis quatre jours.—J'ai cru faire pour le mieux en mettant le convoi sous la protection du canon de Malte, reprit Standelet.—Vos instructions, capitaine, vous enjoignaient de vous rallier à la flotte, et non d'aller à Malte. Vous avez eu tort de ne pas les suivre ponctuellement.—Il est bien dur, amiral, quand on a fait pour le mieux de s'entendre blâmer. Il me semble que le résultat de ma mission me donne droit à autre chose qu'à des reproches, et qu'il y a peu de justice dans la manière, dont vous me traitez. J'en appelle au général en chef, au général Bonaparte lui-même.»

Confident des inquiétudes que l'absence prolongée de l'Artémise avait causée au général, je n'entendis pas sans crainte le malencontreux capitaine lui adresser cette inconvenante interpellation. À ces mots: «J'en appelle au général en chef», la figure de Bonaparte, jusqu'alors impassible, prend une expression formidable: de bleus qu'ils étaient dans le calme, ses yeux devenus noirs, lancent des étincelles. «N'en appelez pas à moi, répond-il avec un accent terrible. Ne me demandez pas mon avis. Je ne veux pas le donner. Quand je songe à la responsabilité que vous avez assumée en dérogeant à vos instructions, quand je songe à toutes les conséquences que peut entraîner le retard que vous apportez à la marche de la flotte, je ne puis que m'étonner de l'indulgence de l'amiral. N'en appelez pas à l'avis du général en chef; il ne pourrait s'empêcher de vous renvoyer devant un conseil de guerre pour cause de désobéissance, et vous savez qu'il y va de la tête. Encore une fois, n'en appelez pas au général en chef.»

Foudroyé par ces mots, Standelet ne répliqua rien. Bruéys, un des meilleurs hommes qui fussent au monde, était attéré. Il fit sortir le capitaine, et se réunit à Berthier, à Lavalette et à moi, pour apaiser le général, qui était encore plus irrité de la satisfaction que Standelet montrait de sa faute que de sa faute même. «Je ne voulais pas me mêler de cette affaire, répétait-il; pourquoi me forcer à sortir de ma neutralité?»

Sur les témoignages qu'on lui rendit de la bravoure et de la capacité de cet officier, il s'apaisa pourtant, et ne s'occupa plus que du plaisir d'avoir retrouvé Desaix et Monge. Desaix, après l'avoir embrassé, retourna sur son bord; Monge resta sur le nôtre, où sa place lui était assignée par l'affection du général, place que personne ne s'avisa de lui disputer.

C'était un homme à part que Monge, un homme aussi amusant à étudier qu'intéressant à entendre. La somme de ses connaissances était immense. Il réunissait à la faculté qui apprend, celle qui invente, et à la faculté qui comprend, celle de se faire comprendre. Il démontrait à merveille; et pourtant de sa vie, je crois, il n'acheva une phrase. Il était éloquent, et pourtant ne savait pas parler; son éloquence, dénuée d'élocution, consistait dans un mélange de gestes et de mots qui se fortifiaient les uns par les autres; mélange d'où résultait une démonstration qui, expliquée par le jeu de la physionomie, arrivait à l'intelligence par les yeux autant que par ses oreilles, et dont les improvisations captivaient plus peut-être l'attention que les discours les mieux étudiés. C'était un plaisir de le voir parler. On ne saurait dire combien il y avait d'esprit dans ses doigts.

Bonhomme au reste, mais bonhomme comme La Fontaine, et ne comprenant guère mieux ce qui se passait dans le monde, quoiqu'il s'en mêlât davantage.

Sa vivacité contrastait singulièrement avec la gravité de Berthollet. En disant tout, Berthollet se faisait moins écouter que Monge, qui n'achevait rien.

En réjouissance de la bienvenue de Monge, le général fit doubler le soir la ration du punch. Mais comme au jour naissant on devait le lendemain se porter sur Malte, il alla se coucher à neuf heures, nous laissant achever sans lui le bol et la conversation. Avant de se retirer, il s'était fait rendre compte par Gantheaume, chef de l'état-major de l'année de mer, de la position de la flotte, «Général, avait dit celui-ci, nous sommes en face de l'île de Gozzo, à deux lieues de la côte; la flotte a mis en panne. Demain, au point du jour, nous nous remettrons en marche.»

Nous nous couchâmes assez tard. Il était près de minuit quand j'allai reprendre, sous le citoyen de Bourrienne et à côté du citoyen Collot, mon humble place. Nous avions bu, quoique modérément, un peu plus que de coutume. Or, tôt ou tard un principe entraîne une conséquence. Je le reconnus une heure après m'être endormi. Comme on n'est pas pourvu à bord de tout ce qui se trouve sur terre dans la chambre à coucher la moins confortable, force me fut de me lever, de traverser la chambre du conseil à laquelle celle où je couchais servait d'antichambre, et de courir à la galerie,—quoi faire?—faire dans la mer ce que Sganarelle faisait pour s'amuser dans la cour de M. Géronte, et Jean-Jacques Rousseau dans la marmite de Mme Clot[12], pour s'amuser aussi.

Arrivé là, quel est mon étonnement, quand au lieu du ciel et de la mer qui devaient s'offrir à moi dans leur immensité, je ne vois rien, absolument rien? Je me frotte les yeux; mes regards ne se perdaient pas dans les ténèbres, comme je l'avais cru d'abord. Je reconnais bientôt qu'ils allaient se heurter contre un objet très-matériel, contre un corps opaque, contre une masse très-compacte, mais trop voisine de moi pour que j'en pusse apercevoir le sommet et mesurer la hauteur.

Me rappelant alors ce qui avait été dit par Gantheaume, je ne doutai pas que ce ne fût la terre que je voyais là. Mais d'après son rapport devions-nous en être si près? Et vite j'escalade le château, sur le pont duquel avait été construite une baraque de proportion à recevoir deux lits, rien que deux lits, dont l'un était occupé par Gantheaume et l'autre par Joubert, ordonnateur en chef de la marine. Je frappe à la porte de Gantheaume de manière à l'enfoncer. «Quoi? qu'est-ce? s'écrie le chef de l'état-major.—C'est moi, répondis-je en me nommant.—Que diable voulez-vous à cette heure?—Savoir où nous sommes.—À deux lieues de Gozzo. Bon soir.—Nous n'en sommes pas à vingt toises. Venez voir, venez.

—Farceur»! me dit-il en sautant à bas de son lit; et plus vêtu que moi qui ne gardais pour dormir ni mon habit, ni mes bottes, ni même mon pantalon, il me suit. «Regardez, lui dis-je quand nous fûmes sur la galerie, que voyez-vous là?—Je n'y vois pas plus que dans un four. C'est singulier! la nuit me semblait pourtant des plus sereines.—Ne voyez-vous pas cette côte qui, haute comme les plus hautes falaises de Normandie, vous dérobe la vue du ciel?—Vous avez, parbleu, raison, c'est la côte. À quoi diable pense donc l'officier de quart? il s'est endormi!»

Nous courons au poste; l'officier de quart était très-éveillé: les yeux fixés sur le ciel et tournés du côté de la proue, ce jeune homme aussi se croyait à deux lieues de la terre. Voyant ce qui était devant lui, mais non ce qui était derrière, sachant ce qui se passait au-dessus de lui et non ce qui se passait au-dessous, il se confiait à la disposition des manoeuvres qui neutralisait l'action du vent, et croyait le vaisseau stationnaire. Le vaisseau cependant marchait. Entraîné insensiblement par des courans, il avait dérivé vers la côte contre laquelle il se serait heurté ou tout au moins se serait affalé, si je me fusse aperçu un quart d'heure plus tard que nous avions bu à la santé de Monge.

La côte nous dérobait le vent. «Pourrons-nous virer de bord?» disait Gantheaume en soupirant et tout en commandant la manoeuvre. Elle réussit contre son espoir, et ce succès lui permit d'aller reprendre son somme.

Pour dormir plus tranquillement, il me pria de ne parler du fait à personne, pas même au général en chef. Je le lui promis et je tins parole, car je n'en parlai qu'à Regnauld qui fut aussi discret que moi.

Quelles conséquences cet accident ne pouvait-il pas avoir, si Nelson se fût présenté dans ces entrefaites! Le vaisseau amiral, le vaisseau qui portait Bonaparte, échouer au port! Ainsi, en dépit des plus habiles combinaisons, un cas imprévu peut tout compromettre. Mais un cas imprévu peut aussi tout rétablir; et le salut vous vient quelquefois de la sentinelle sur laquelle vous comptiez le moins. Dans un assaut nocturne qu'Henri IV livrait à Paris, sans un jésuite le coup réussissait. Les cris de ce bon père sauvèrent la place, comme autrefois le cri des oies avait sauvé le Capitole: soit dit sans me comparer à une oie ou à un jésuite: je n'ai pas tant de vanité.

Le lendemain, à cinq heures du matin, la flotte était devant Malte.

Le secret sur le danger auquel avait échappé l'Orient fut si bien gardé, que Gantheaume finit par oublier lui-même ce fait. Dix ans s'étaient passés sans que j'eusse revu ce marin, quand je le rencontrai chez Regnauld. Il avait fait, depuis cette époque, un beau chemin; au lieu de le contrarier, les courans comme les vents lui avaient été favorables; enfin il était amiral. Comme les grandeurs ne me semblaient pas avoir changé ses moeurs, je lui rappelai tout bas cette aventure. Il l'avait oubliée, mais non si bien oubliée, qu'il ne m'engageât à n'en pas parler, quand j'allais invoquer le témoignage de Regnauld pour lui rappeler le fait.

Gantheaume, bon et brave homme, n'était au fait qu'un marin médiocre, parlant ou plutôt criant beaucoup et se démenant sans agir. Favorisé par le sort, malgré ses bévues, il ne s'est pas même illustré par de grands désastres. Napoléon qu'il avait ramené d'Égypte le récompensa de son propre bonheur, et lui sut gré du hasard comme si c'eût été de l'habileté. C'est bien; cela fait honneur à quelqu'un, mais est-ce à Gantheaume? Ce pilote, qui fut chargé depuis de diriger des expéditions si importantes, a-t-il justifié comme amiral les faveurs dont il fut comblé par la reconnaissance consulaire, par la reconnaissance impériale?

Qu'a-t-il fait en 1801 avec cette escadre qui eût sauvé l'Égypte si elle y eût porté des secours si difficilement amassés, si impatiemment attendus? Il l'avait prise à Brest, il la conduisit à Toulon, où il la reconduisit encore quelques mois après, au retour d'une nouvelle sortie qu'il fit sur l'ordre exprès du premier consul. Cette sortie-là, il la poussa jusqu'à vingt lieues d'Alexandrie; mais quoiqu'une de ses corvettes y soit entrée, il n'alla pas plus avant.

Obstiné dans sa bienveillance, Napoléon n'en persista pas moins à confier à Gantheaume les commandemens les plus importans, les plus brillans; il fut un temps où il n'était question dans les journaux que des allées et venues de cet amiral, dont l'escadre, bloquée par les Anglais, ne pouvait manoeuvrer qu'en rade. C'est à l'occasion de ses éternels voyages du port de Brest à la baie de Berteaume, que ses collègues du conseil d'État, car il était membre aussi du conseil d'État, lui composèrent cette épitaphe de son vivant:

     Ici gît l'amiral Gantheaume,
     Qui, dès que soufflait le vent d'est,
     De Brest voguait droit à Berteaume,
     Et, dès que soufflait le vent d'ouest,
     Revoguait de Berteaume à Brest.

CHAPITRE IV.

Siége et prise de Malte.—Capitulation.—Je trouve le moyen d'exécuter l'article favorable aux chevaliers de la langue de France.

Qu'on me permette de le répéter: je n'ai pas pris l'engagement d'écrire l'histoire du temps où j'ai vécu, mais seulement ce que je sais de particulier sur les hommes remarquables avec lesquels je me suis trouvé en rapport, et sur les faits intéressans qui se sont accomplis sous mes yeux.

Qu'on ne me reproche donc pas de n'en pas dire sur le siége de Malte plus que n'en contient ce chapitre. En compilant les récits qui en ont été faits, je pourrais compléter le mien; mais je ne veux dire que ce que je sais, et je ne sais bien que ce que j'ai vu.

La possession de Malte échappait évidemment à l'ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, dont l'institution n'était plus en harmonie avec l'esprit du temps, et aux droits desquels on n'ignorait pas que le czar Paul Ier avait l'intention de se substituer. La France jugeant la possession de cette île nécessaire à ses communications avec l'Égypte, Bonaparte avait ordre de s'en emparer, si c'était possible; mais dans la circonstance pouvait-il tenter le siége d'une pareille place? Ce qu'il ne pouvait faire de vive force, il le fit par adresse; ce qu'il ne pouvait pas conquérir, il l'escamota.

Le 9 juin, ayant pris position de manière à menacer les points par lesquels l'île était accessible, et profitant de la terreur où le développement de ses forces avait jeté les Maltais, le général demanda l'entrée du port pour toute la flotte, et la liberté d'y renouveler ses provisions. Le grand-maître ayant répondu par l'intermédiaire du consul français que les lois de l'ordre et les principes de neutralité ne permettaient pas d'admettre dans le port plus de quatre vaisseaux à la fois, le général en chef affecta de prendre cette déclaration pour un refus, retint le consul, et le lendemain, 10 juin, à quatre heures du matin, l'armée descendit dans l'île sur quatre points différens. À midi, il était maître des côtes et de la campagne, et tous les forts avaient capitulé, excepté celui de Marsa-Sirocco, qui tint quelques heures de plus. Les chevaliers s'étaient battus avec courage, mais ils n'avaient pas été secondés par les milices. D'ailleurs le défaut de munitions et l'état de délabrement où le matériel de la guerre était tombé par suite de l'incurie de l'administration paralysaient partout les efforts des braves.

Les affaires de l'ordre n'étaient pas en meilleur état dans la ville. À onze heures, les assiégés risquèrent une sortie; mais ils rentrèrent bientôt, après avoir perdu un bon nombre des leurs et le drapeau de la religion. À midi, l'armée maltaise se voyait déjà réduite à quatre mille hommes, très-peu disposés, pour la plupart, à se défendre.

Cependant les habitans de la campagne, entrés dans Malte pêle-mêle avec les fuyards, y rapportèrent un désordre qui s'accrut encore par le retour d'un corps de soldats chargés de la garde des postes extérieurs. Frappés d'une terreur subite au milieu de la nuit, ils étaient venus chercher dans la ville un refuge contre un ennemi qui ne les attaquait pas. La frayeur se changea en fureur. Le sang coula dans les rues. Les patrouilles tiraient les unes sur les autres. Plusieurs chevaliers furent massacrés. Tout annonçait pour le lendemain des maux encore plus grands que ceux qu'on avait éprouvés dans la journée. Sur les instances des principaux habitans de l'île, le grand-maître se détermina à demander une suspension d'armes. Le général Bonaparte y consentit, à condition toutefois que la place et les forts lui seraient livrés dans les vingt-quatre heures. Cette proposition, préliminaire d'une capitulation définitive, fut portée au grand-maître par les citoyens Poussielgue et Dolomieu.

Le premier, ci-devant secrétaire de légation à Turin, avait, quelques mois avant, fait un voyage à Malte, où résidait son frère, et pendant ce temps il avait eu le loisir d'étudier les dispositions des esprits; le second, minéralogiste célèbre et antérieurement commandeur de Malte, avait conservé des rapports avec plusieurs de ses anciens confrères, et exerçait sur eux une influence dont le général crut pouvoir tirer parti. Sa politique en cela sacrifiait l'intérêt privé à l'intérêt public. Dolomieu n'accepta pas sans répugnance, sans douleur même, une mission qui dès lors le livra aux attaques de la plus virulente calomnie, et qui depuis a servi de prétexte à la cruauté avec laquelle on le traita en Sicile, où, retenu contre le droit des gens par ordre de la cour de Naples, il fut jeté dans un cachot, d'où il ne sortit au bout de dix-huit mois que pour venir expirer en France.

Les négociations ne traînèrent pas en longueur. Dans la nuit du 11 au 12 juin, les plénipotentiaires du grand-maître conclurent à bord de l'Orient un traité par lequel les chevaliers renonçaient en faveur de la république française à la souveraineté de Malte. En retour, la France s'engageait à demander pour le grand-maître au congrès de Rastadt une principauté en Allemagne, et à lui payer provisoirement une pension annuelle de 200,000 fr. Le traité assurait de plus aux chevaliers reçus avant 1792 une pension alimentaire proportionnée à leur âge, et permettait de rentrer en France à ceux d'entre eux qui n'avaient pas porté les armes contre la république. Ce traité fut conclu sous la garantie de l'Espagne.

Le 14 l'escadre entra dans le port, et les troupes prirent possession des forts, où le drapeau de la liberté remplaça celui de la religion. Maîtres de Malte, les Français s'étonnaient de s'y trouver. Nous ne serions jamais entrés ici, disait spirituellement Dufalga, s'il n'y avait eu quelqu'un pour nous en ouvrir les portes.

La résistance fut si faible et de si courte durée, qu'on eut à peine le temps de se signaler. Pendant ce temps de relâche pour l'Institut, Lannes, qui retrouvait l'occasion de faire parler de lui, se hâta de la saisir. Malgré les instructions du général en chef, qui, pour épargner le sang, et dans l'espérance que les premières démonstrations suffiraient pour amener une capitulation, avait prescrit aux généraux de s'abstenir de toute prouesse inutile, entraîné par sa fougue, ce grenadier avait été se loger jusque sous le rempart, où il avait engagé, sans trop de nécessité, une fusillade des plus vives, et ce n'était pas sans peine qu'il avait obéi à l'ordre qui le rappelait au quartier-général. Témoin des reproches qu'à cette occasion lui adressa Bonaparte, j'aime à les rapporter. «Maudit Gascon, qu'as-tu prétendu faire? Prouver que tu es brave; qui en doute? Exposer ta troupe mal à propos! T'exposer toi-même pour rien! C'est impardonnable. Songe à mieux obéir dorénavant. Quand j'aurai besoin que tu ailles te faire tuer, je te dirai d'y aller, et tu iras.» Peu d'éloges seraient aussi honorables que cette réprimande.

Eugène de Beauharnais, qui ce jour-là faisait ses premières armes, combattit avec toute la chaleur d'un jeune homme et avec tout le sang-froid d'un vieux soldat. Il rapporta au général un drapeau qu'il avait pris sur les chevaliers. Jamais l'enivrement de la gloire ne s'est manifesté avec plus de candeur et plus de vivacité que sur cette figure de dix-sept ans; Eugène se montra dès lors ce qu'il a été depuis; Eugène se montra digne et du père que lui avait donné la nature, et de celui que lui donnait l'adoption.

Ce n'est pas à sa pénurie, mais au défaut d'ordre que le gouvernement maltais dut sa ruine. Les Français trouvèrent dans la place un matériel immense et des munitions de toute espèce. La flotte s'y renforça de deux vaisseaux, une frégate et trois galères. Trois millions du trésor de Saint-Jean passèrent dans la caisse de l'armée.

L'égalité de droits proclamée, le général Bonaparte préposa au gouvernement de l'île un conseil de neuf membres, auprès desquels il plaça un commissaire français. Se modelant sur ce qui se faisait en France, ce conseil devait régler les recettes et les dépenses, organiser les tribunaux, établir dans le pays divisé en cantons l'administration municipale et les justices de paix; tous ces actes devaient être sanctionnés par le général commandant. C'était l'organisation de Corfou.

Bonaparte forma de plus une garde nationale pour le maintien de la tranquillité intérieure, et quatre compagnies de canonniers pour la défense des côtes. Pour rattacher par des liens puissans Malte à la France, et conformément à ce qui avait été fait en Corse en 1766, sous nos rois, quand, avant la naissance de Napoléon, cette île devint française, il statua que des enfans choisis dans les meilleures familles seraient envoyés sur le continent pour y être élevés dans les écoles de la république. Indépendamment de cela, pourvoyant aux besoins de l'instruction locale, il créa des écoles de différens degrés, une bibliothèque, un cabinet d'antiquités, un muséum d'histoire naturelle, un jardin botanique, un observatoire; et il affecta des revenus à l'entretien de ces divers établissemens. Il ne négligea pas non plus les intérêts de la religion. Déterminant les rapports des divers cultes entre eux, il mit des bornes aux empiétemens du clergé latin sur le clergé grec, déclara les prêtres indigènes seuls capables de posséder des bénéfices dans l'île, reconnut les droits des juifs, détermina l'âge où les religieux des deux sexes seraient admis à faire des voeux, purgea Malte de tous les moines étrangers, et par une mesure vraiment pieuse, il dota l'hôpital des revenus des couvens qu'il supprimait.

Six jours suffirent à tant de travaux. Après avoir confié les fonctions de commissaire du gouvernement à Regnauld de Saint-Jean d'Angély, dans lequel il avait déjà eu occasion de reconnaître cette haute capacité, dont il a si souvent usé par la suite, laissant à terre quatre mille Français sous le commandement du général Vaubois, Bonaparte revint à bord, et donna ordre d'appareiller.

Les chevaliers âgés de plus de soixante ans avaient obtenu la permission de rester à Malte; les autres fuient renvoyés dans leur patrie respective. Les chevaliers français qui, âgés de moins de trente ans, voulurent prendre du service sur la flotte ou dans l'armée, y furent admis selon leur grade, ou employés d'après leurs aptitudes dans les administrations: acte de politique et de générosité par lequel Bonaparte appelait dans son camp des hommes utiles, et ouvrait un asile à des infortunés qui, proscrits par les lois françaises et par la capitulation de Malte, avaient perdu deux fois leur patrie; acte où l'on reconnaît l'esprit de l'homme qui avait permis à Wurmser de sauver les émigrés enfermés avec lui dans Mantoue. Ce dernier fait, qui n'avait pas été ignoré des chevaliers, avait eu une grande influence sur leur détermination. Ils ne craignirent pas de se mettre à la discrétion d'un vainqueur si modéré: aussi Bonaparte disait-il qu'il avait pris Malte dans Mantoue.

Les esclaves mahométans trouvés dans le bagne furent distribués sur l'escadre, soit pour y être employés, soit pour être échangés en Égypte contre des chrétiens captifs chez les beys.

La flotte quitta Malte le 19 juin. Je restai dans l'île, puis je retournai en France. Quelles circonstances, quels motifs me firent changer tout à coup de direction? On va le savoir.

CHAPITRE V.

Ce qui se passa sur l'Orient pendant le siége.—Ce qui se passa dans Malte après le siége.—Banquet chez le général.—Promotions.—Villoteau, nolunt cantare rogati.—Conversation avec le général Dufalga.—Conversation avec le général en chef; à quel sujet.—Déplorable position des chevaliers français; j'y trouve un remède.—Regnauld tombe malade.—Je suis nommé pour le remplacer.—Il se rétablit.—La Sensible retourne en France et moi aussi.

Au moment d'effectuer la descente à Malte, quand Bonaparte donnait ses ordres aux officiers qui devaient concourir à cette opération, curieux de voir la chose de près, et jaloux aussi de prouver que le coeur d'un militaire peut se trouver sous un habit civil, je lui demandai la permission de l'accompagner. Il comprit ma pensée et me dit sans que je la lui expliquasse: «Le moment où j'aurai besoin de vous n'est pas venu, restez; les balles vont surtout chercher les inutiles.»

Pendant les douze ou quinze heures qu'il resta à terre, nous eûmes une nouvelle preuve de l'esprit de domination dont les militaires sont possédés, petits comme grands. N'étant ni soldat, ni marin, je n'étais dans le cas de sentir directement à bord l'autorité de qui que ce fût, et je n'avais jamais eu l'occasion de reconnaître qu'il y eût sur l'Orient un officier chargé de la police. À peine le général et l'état-major se furent-ils embarqués, que, sortant d'un pont inférieur où son rang l'avait relégué jusqu'alors, un sous-lieutenant de je ne sais quel corps vient s'établir dans le premier pont où les rats montèrent aussi; et prenant la qualité de commandant de la place qui, à l'entendre, lui revenait par droit d'ancienneté, il se met à donner, à tort et à travers, des ordres qui n'avaient pour but que de prouver qu'il avait le droit d'en donner. Ainsi, un écolier, qui monte à cheval pour la première fois, fatigue, jusqu'à ce qu'il soit jeté par terre, le pauvre animal qu'il gouverne. Je ne puis dire à quel point j'étais importuné de son outrecuidance. Comme il la porta jusqu'à intervenir dans une conversation que j'avais avec Monge: «Vous donnez des ordres ici! lui dis-je; en donnez-vous aussi chez l'amiral?—L'amiral fait sa police chez lui.—Comme la police de l'amiral n'est que de la politesse, montons chez l'amiral», dis-je à Monge.

La capitulation signée, nous mîmes pied à terre. J'allais loger avec Regnauld dans la cité Valette, chez un vieil avocat dont j'ai oublié ou plutôt dont je n'ai jamais su le nom. Le soir, toute la ville fut illuminée en réjouissance du mal que nous lui avions fait. Cette illumination, au reste, n'était pas ruineuse. Des bouts de chandelle fixés dans des sacs de papier de couleur à demi remplis de sable en firent les frais. Ce genre d'illumination, contre lequel le vent n'a pas de pouvoir, est d'un effet assez gai. Villoteau pouvait se croire encore dans l'île des Lanternes.

Le général avait pris possession du palais du grand-maître. Dès qu'il fut établi, il donna un grand dîner où les officiers supérieurs de l'armée et de la flotte, et les hommes les plus recommandables qui suivaient l'expédition furent invités: c'était une fête triomphale. En vertu des pouvoirs illimités qui lui étaient attribués, il avait accordé de l'avancement à presque tous les convives. Brillante et noble réunion que celle qui environnait notre table!

La musique des guides, pendant le banquet ne cessa d'exécuter des symphonies guerrières. L'intention du général était qu'on chantât ces hymnes patriotiques, ces strophes héroïques dont nos armées avaient fait retentir l'Allemagne et l'Italie. Belle occasion pour le vicaire de Lays de faire connaître son talent! Je ne doutais pas qu'il la saisît. Point du tout: quand je l'en pressai de la part du général, il me répondit qu'il n'était pas venu à Malte pour chanter, mais pour faire des recherches sur la musique des différens âges et des différens pays. J'eus beau lui rappeler ses engagemens, et lui montrer les conséquences que pouvait entraîner son refus, je n'en pus obtenir d'autre réponse. Il n'ouvrit la bouche pendant tout le repas que pour la répéter entre deux bouchées, et pour manger. Je rejetai sur une extinction de voix cette résolution bizarre dans laquelle il a persisté pendant toute la durée de l'expédition. Le général, heureusement, y attacha peu d'importance, et lui fit même délivrer, sur ma demande, une autorisation pour fouiller dans les bibliothèques et les sacristies, tant conquises qu'à conquérir, et pour compulser à loisir, voire pour confisquer, tous les antiphonaires où il espérait trouver des trésors d'harmonie; permission dont il a rarement eu occasion d'user en Égypte, où il y a peu de sacristies et encore moins de bibliothèques.

Après le dîner, je me promenai avec le général Dufalga sur la terrasse du jardin. La mer était tranquille; rien n'altérait la pureté du ciel, si ce n'est quelques nuages tracés à l'horizon par les fumées de l'Etna. Nous tirions de ce calme une augure favorable pour le trajet qui nous restait à faire. «Quelques savans sont cependant dégoûtés de l'expédition, me dit Dufalga. Plusieurs ont même témoigné l'intention de ne pas aller plus loin. Voilà bien le caractère des Parisiens! leur imagination s'exagère tout, les biens à venir comme les maux présens! Croyaient-ils aller en Afrique tout à leur aise, comme dans la galiote de Saint-Cloud? Ils se plaignent de la gêne qu'ils éprouvent à bord. Et qui n'en éprouve pas! Qui donc, si mal logé qu'il soit à Paris, n'y est pas plus commodément dans son jardin que le général en chef dans son appartement sur l'Orient! Cette gêne est passagère; elle tient à la force des choses, il y a de l'enfantillage à s'en plaindre.—Vous avez raison, répondis-je, il y a de l'enfantillage à se plaindre sous ce rapport. Mais n'est-il pas un autre malaise dont tout homme raisonnable a droit de se plaindre?—Et lequel?—Le malaise qui résulte des procédés de militaires envers quiconque n'est pas militaire; cet intervalle qu'ils affectent de maintenir entre eux et ce qui n'est pas eux; ce dédain qu'ils manifestent pour tout ce qui est civil, soit qu'ils s'en éloignent, soit qu'ils s'en rapprochent? Ce sont là des outrages de tous les momens; c'est un outrage continuel. Lors même que leurs discours semblent irréprochables, l'injure qui n'est pas dans la phrase est dans le regard, dans l'accent, dans le geste, dans le silence. Je conçois que tant de gens qui valent mieux que moi ne s'accomodent pas de cela; car, moi, je ne saurais m'y faire.—Que les manières de quelques de nos généraux vous donnent quelque déplaisir, je le conçois; mais c'est encore un inconvénient auquel on ne saurait remédier: il faut savoir souffrir ce qu'on ne peut empêcher.—L'empêcher absolument, c'est impossible sans doute; Mais eût-il été impossible de l'atténuer? C'est ce qu'on attendait particulièrement de vous, général; et si vous me permettez de le dire, c'est ce qu'on a été aussi étonné qu'affligé de ne pas vous voir faire.—Que voulez-vous dire, mon cher ami? expliquez-vous, je vous en prie.—Je m'explique. Que des gens plus courageux qu'instruits, et qui ne doivent leur fortune qu'à leurs bras, n'estiment que la force du bras, et tiennent tout autre mérite pour nul, vous n'y pouvez rien, je le sais. Mais vous, qui joignez à un courage égal au leur la science qu'ils n'ont pas, que vous sembliez penser comme eux!…—Pouvez-vous me prêter un pareil sentiment!—Je me plais à croire, général, que ce sentiment vous est tout-à-fait étranger. Raison de plus pour m'étonner de l'éloignement où vous vous êtes tenu des savans pendant la traversée. Ont-ils pu sans chagrin vous voir préférer à la première place qui vous était réservée parmi eux, si vous aviez daigné les présider, le neuvième ou dixième rang que votre titre de général de brigade vous assignait à table, dans le bout qu'occupaient les militaires? La place où nos voeux vous appelaient n'était-elle pas en effet la vôtre? N'êtes-vous pas le général de la partie pensante de l'expédition? Cette élite en vaut bien une autre. En siégeant au milieu d'elle, vous ne vous fussiez pas abaissé vis-à-vis des militaires, et vous l'eussiez relevée à leurs yeux; vous l'eussiez en même temps consolée de beaucoup d'impertinences qui n'ont eu de valeur que parce que vous avez paru ne pas les improuver. On se résigne au malaise, on ne se résigne pas au dédain. Moi-même, où en serais-je, si je n'avais pas eu la chambre du général pour refuge et la bibliothèque pour consolation? Savez-vous quelle sera la fin de tout cela? des défections.—On n'accordera pas de congés.—On en prendra; et à tel à qui l'on ne voudra pas ouvrir la porte, s'échappera par le trou de la serrure.»

Le général en chef, se rapprochant de nous, demande alors de quoi nous parlions. Dufalga le lui dit. «Tout cela, reprit lé général, s'arrangera en Égypte; chacun sera classé là d'après son utilité, et recommandé par elle. Un peu de patience.—Quelques mots de consolation donnent de la patience à l'homme le moins disposé à en prendre. Vous souvenez-vous, général, de l'effet que trois mots de vous ont produit sur ce pauvre Denon? Sans ces trois mots, il retournait à Paris. Il n'y a pas de résolution si fortement prise qui tienne contre vos coquetteries; et la vôtre avec lui a été grande ce jour-là. C'est, je crois, le seul homme de qui vous vous soyez fait un ami en mesurant votre épée avec la sienne!»

Il se mit à rire. Le voyant de bonne humeur, je crus devoir profiter du moment pour l'entretenir d'un objet plus délicat et dont j'avais inutilement prié Berthier de lui parler. «Général, lui dis-je, puisque vous êtes libre pour l'instant, me permettrez-vous de vous rappeler les intérêts des chevaliers français.—Leurs droits sont réglés par la capitulation. Que demandent-ils?—Que cette capitulation s'exécute. Elle porte que ceux d'entre eux qui ne sont pas sortis de l'île depuis 1792, seront censés avoir résidé en France.—Eh bien!—Ils demandent d'après cela qu'on leur délivre des passeports.—Que ceux qui sont dans le cas de l'exception s'adressent à Berthier.—Qu'ils s'adressent au diable, dit Berthier, qui s'était rapproché de nous. Je plains ces pauvres gens de tout mon coeur; mais puis-je leur délivrer des passeports sans me compromettre? Ne sont-ils pas tous des émigrés? Les lois sur cet article sont précises.—Mais la capitulation est précise aussi. Général, il y va ici de l'honneur français et du vôtre, ajoutai-je en m'adressant à Bonaparte. La résidence non interrompue dans l'île est assimilée à la résidence en France. Pouvez-vous refuser un passeport aux chevaliers qui vous prouveront avoir résidé ici sans interruption depuis 17191 jusqu'à ce jour?—Et le moyen de le reconnaître?—Je l'ai trouvé. Les chevaliers prenaient leur nourriture dans les auberges à des tables entretenues par l'ordre, et leur présence y était constatée par des registres où l'on consignait avec les causes de leur absence, en cas de départ, l'époque de leur retour. Ces registres sont entre nos mains; il suffit de les compulser pour opérer avec certitude dans cette circonstance délicate.—Et qui se chargera de cette corvée? dit Berthier. L'état-major n'a déjà que trop d'occupation.—Corvée! c'est bien le mot. Mais encore faut-il que quelqu'un s'en charge, par l'honneur et aussi par pitié. Je m'en chargerai, moi, si vous le voulez, général. Autorisez-moi à m'adjoindre pour ce travail deux commissaires et un secrétaire; et vous pourrez, en toute confiance, délivrer sur nos certificats les passeports qui vous seront demandés.—À la bonne heure, dit Berthier; arrangez la chose comme il vous plaire, pourvu que ma responsabilité soit à couvert.—Faites comme vous l'entendez», me dit le général en chef.

Dès le lendemain un arrêté nomma à cet effet la commission proposée, dont ce bon Parceval fit partie. Il s'agissait de tirer des malheureux de peine; il accepta avec empressement ces fonctions purement onéreuses, et très-ennuyeuses qui pis est. Pendant les cinq jours qui s'écoulèrent depuis ce jour-là jusqu'à celui du rembarquement, nous employâmes chaque jour huit ou dix heures de notre temps à dépouiller les registres et à délivrer des certificats, travail que personne autre n'eût osé faire. Alors il y avait encore du courage à être humain.

Le jour du départ approchait. Regnauld, qui venait d'être nommé commissaire du gouvernement à Malte, se trouvait par cela même détaché de l'expédition. Cet incident, dont je me réjouissais pour lui, m'affligeait fort pour moi. Regnauld sur la terre étrangère était le représentant de ma famille et de mes amis. Cette séparation renouvelait tout le chagrin que j'avais éprouvé quand il avait fallu se séparer de tout ce qui m'était cher. Je ne songeais pas sans serrement de coeur à l'isolement dans lequel j'allais tomber. Les désagrémens qu'il m'avait aidé à supporter me paraissaient dès lors insupportables. J'envisageai tout à coup les choses sous un aspect tout-à-fait différent: ce qui n'avait été pour moi jusqu'alors qu'un voyage, ne me parut plus qu'un exil, exil dont l'amitié n'adoucirait plus la rigueur.

Néanmoins je ne songeais pas à m'y soustraire. Toutes mes dispositions étaient faites pour rentrer le lendemain dans ma prison de bois, quand un incident imprévu vint changer la direction de ma destinée. J'étais occupé de mon travail pour lequel j'avais établi un bureau dans la sacristie de Saint-Jean, quand on vint m'annoncer que Regnauld, que j'avais laissé bien portant quelques heures avant, était attaqué d'une fièvre des plus violentes. Je cours à notre commun domicile, et je le trouve en effet dans l'état le plus alarmant. Sa fièvre était accompagnée d'un délire effrayant et de tous les symptômes d'une maladie inflammatoire. Pendant qu'on va quérir le meilleur médecin du pays, je cours inviter, presser, prier le premier médecin et le premier chirurgien de l'armée de vouloir bien venir consulter avec l'Hippocrate maltais, ce à quoi ils se prêtèrent de la meilleure grâce possible.

Voilà nos trois docteurs au chevet du malade. La dévotion n'était pas la qualité dominante alors chez les Français, et, tout habile qu'il fut, le médecin indigène n'était rien moins que philosophe.

Regnauld, dans ses momens de raison, se targuait peu de modestie et d'orthodoxie. Qu'on se fasse, d'après cela, une idée des extravagances que lui suggérait une exaltation d'esprit provoquée par le soleil d'Afrique et irritée par une continence à laquelle il était peu habitué. Ces saillies érotiques et hérétiques forçaient les docteurs militaires à rire, mais non pas le docteur civil. Celui-là, jugeant de la gravité du danger par celle du délire, ne tremblait pas moins pour l'âme que pour le corps du malade. «Cet homme est en grand danger, dit-il, dès qu'il fut seul avec les médecins.—Docteur, repartit Desgenettes, le danger de ce malade ne me semble pas aussi grave qu'à vous.—Ni à moi non plus, dit Larrey.—Il est des plus graves, répliqua le Maltais, quand on n'en jugerait que par les propos de ce Monsieur.—Ses propos! m'écriai-je, n'allez pas vous régler là-dessus. Quand il est en bonne santé, c'est bien autre chose. Faites abstraction de l'état de sa tête, et jugez-le sur l'état de son pouls.—Ce pouls est des plus élevés; l'inflammation est extrême.—Et votre avis? dirent les docteurs français.—Mon avis est de commencer par le saigner pour dégager la tête; et cela dans le plus court délai.—C'est notre avis aussi, dirent les deux Français.—Reste, dis-je, à déterminer la quantité de sang à extraire.—Parlez, docteur, disent simultanément nos deux médecins.—La saignée, pour produire un prompt effet, ne saurait être trop abondante, trop plantureuse, poursuit le Maltais. Vu la vigueur du sujet et l'intensité du mal, huit palettes de sang ne seront pas trop pour commencer.—Huit palettes! m'écriai-je.—Huit palettes! s'écrient nos docteurs.—Huit palettes, reprend l'opinant, sauf à recommencer, si cela ne suffit pas.—Nous avons affaire, je crois, au docteur Sangrado, dis-je à Desgenettes.—Huit palettes! reprend celui-ci. Mais savez-vous, docteur, que c'est ainsi qu'en France on traite un boeuf quand on veut le tuer?—Je sais, docteur, qu'à Malte c'est ainsi qu'il faut traiter un homme quand on veut le sauver. Le malade, ajouta-t-il, n'est plus ici sous l'influence de ses habitudes, mais sous celle du climat; c'est la médecine du climat qu'il faut lui appliquer.»

Desgenettes avait peine à se rendre à cet argument, et voulait réduire la saignée de moitié. Larrey, par des considérations qui avaient aussi leur valeur, soutenait cet avis comme le Maltais persistait dans le sien. «Docteurs, leur dis-je, tout système absolu a ses inconvéniens. S'il était permis à un ignorant d'ouvrir un avis, je vous proposerais de faire chacun de votre coté quelque concession. Huit, c'est trop peut-être; quatre, ce n'est peut-être pas assez. Prenons un moyen terme: six, par exemple; cela ferait, ce me semble, une saignée honnête. Dans le cas où elle serait reconnue insuffisante, on serait toujours à même d'y revenir.»

Ce mezzo termine fut adopté. Et vite on envoie chercher un chirurgien pour opérer, et l'on amène le premier qui se rencontre. C'était le chirurgien de je ne sais quelle demi-brigade. Larrey lui ordonne de saigner Regnauld, le saigner au pied. Le phlébotomiste en vain tente d'obéir. Étourdi par le soleil et aussi par le vin de Malte, il ne peut trouver la veine; bref, il s'y prend si gauchement, que Larrey, perdant patience, s'empare de la lancette et termine l'opération; puis, de concert avec Desgenettes, il va rejoindre le général en chef que j'avais prévenu de l'accident arrivé à Regnauld, et lui rendre compte de l'état où se trouvait ce commissaire.

Malgré ce qui avait été convenu, la mesure déterminée fut dépassée. Resté maître du champ de bataille, le docteur Sangrado fit tirer trois quarts en sus au lieu de moitié; et le patient s'étant endormi avant même qu'on eût bandé la saignée, il ordonna de le laisser en repos, et se retira tout satisfait, en recommandant de l'avertir s'il survenait quelque accident.

Sur ces entrefaites, je reçus un message du général en chef. D'après le rapport de nos docteurs, non seulement il acquiesçait à la demande que je lui avais faite de rester auprès de Regnauld pour le soigner pendant sa maladie, mais il m'envoyait un arrêté qui me nommait commissaire du gouvernement à la place du malade, si, comme on le craignait, il venait à succomber» Dans le cas contraire, je devais rejoindre l'armée sur la première frégate maltaise qui partirait pour l'Égypte.

Le lendemain 19 juin, à quatre heures du matin, la flotte mit à la voile et se dirigea sur Alexandrie.

À huit heures, j'entrai dans la chambre de Regnauld. Il ne s'était pas réveillé de la nuit. Quelle fut ma surprise et ma joie de le retrouver mieux portant que jamais! Il ne demandait que deux choses: la liberté de travailler et celle de manger. Le docteur maltais triomphait: il y avait lieu. Il avait en effet sauvé Regnauld par son procédé brutal, comme on sauve un noyé en le saisissant par les cheveux. En vain se montra-t-il peu complaisant pour les appétits du convalescent; en dépit de ses ordonnances, Regnauld, dès le jour même, se remit au bureau et à table aussi.

Me voilà donc à Malte sans fonctions, sans caractère, et pour combien de temps? Le matériel ne manquait pas pour armer les frégates maltaises; mais on ne savait comment leur former un équipage. Tous les hommes capables de servir, les forçats même, avaient été employés sur la flotte.

Cependant la frégate qui l'année précédente m'avait transporté à Corfou, la Sensible, était prête à partir pour France. Armée en flûte à Toulon, où elle avait été radoubée pendant l'hiver, elle n'avait servi dans l'expédition que comme vaisseau de transport. Mais l'amiral ayant reconnu que les réparations avaient accéléré sa marche et en avaient fait la meilleure voilière de l'armée, on lui avait rendu ses canons, et on l'expédiait en aviso pour porter en France la nouvelle de la prise de Malte.

Le général Baraguey-d'Hilliers, chargé des dépêches du général en chef pour le Directoire, vint nous trouver et prendre nos commissions. «Vous pourrez attendre long-temps encore une frégate, me dit-il; mais si vous voulez monter sur la mienne, il y a place pour vous.»

À cette proposition, une révolution subite se fit dans mes idées. Tous les déboires que j'avais éprouvés depuis mon départ se présentèrent en masse à mon souvenir et avec plus de force que jamais. J'avais sacrifié un bien-être réel à des avantages douteux, imaginaires peut-être. J'avais aliéné le bien le plus précieux pour moi, ma liberté, sans m'assurer même si l'homme à la fortune duquel je m'attachais pourrait me payer ce sacrifice. Déjà il avait été obligé de condescendre aux exigences des militaires, qui voyaient avec impatience sa tendance à me bien traiter, et dont l'arrogance était devenue insupportable. Il m'avait promis de m'employer quand l'occasion se présenterait. Mais quand se présenterait-elle? Mais se présenterait-elle? Attaché à l'expédition, non pas comme savant, mais comme homme de lettres, j'étais au milieu de tant de gens utiles un cheval de parade, une bête de luxe! encore n'étais-je pas à ce titre un objet de prédilection. «Vous n'êtes pas de l'Institut, m'avait dit Dufalga en voulant justifier je ne sais quel procédé dont je me plaignais.—Je partirai pour ne revenir que lorsque je serai de l'Institut», avais-je répondu. Mais c'était là le plus faible des intérêts qui me rappelaient en France. Les liens qui m'attachaient à ce doux pays tenaient moins à mon esprit qu'à mon coeur. Je le sentis plus vivement que jamais en cette circonstance, où l'éloignement de Bonaparte affaiblissait la puissance de son charme. L'occasion qui s'offrait ne se représenterait plus si je la laissais échapper. Ma détermination allait consommer mon esclavage, ou me rendre ma liberté. Ma liberté! Je consultai Regnauld. «Que ne suis-je à votre place!» me dit-il. Je consultai le vent. Le vent soufflait vers la France. Je m'abandonnai au vent.

Je sortis de Malte sans connaître beaucoup plus cette ville que lorsque j'y étais entré. Le travail que je m'étais imposé avait rempli toutes mes journées. Mais quand même il m'aurait laissé quelques loisirs, le moyen de battre le pavé et de courir les champs à Malte par la chaleur de juin, chaleur du ciel dont l'intensité était doublée par celle que réfléchit un roc qui ne refroidit jamais. Il faut pour s'en faire une idée y avoir été une fois exposé.

Cela m'arriva le jour du débarquement. Dans le trajet qu'il me fallut faire pour monter du porta la ville, j'en fus tellement accablé, que force me fut, à moitié chemin, de me réfugier dans une cabane pour reprendre mes sens. Mon sang bouillonnait dans mes veines; ma cervelle se fondait dans ma tête. Frappé d'éblouissement, d'étourdissement, une minute plus tard, je tombais pour ne plus me relever peut-être. L'ombre et un verre d'eau me rendirent à moi.

C'est à l'action de cette chaleur de réverbère, à laquelle Regnauld, chargé d'organiser les municipalités de campagne, avait été exposé pendant toute une journée, qu'il faut attribuer la fièvre violente qui pensa l'emporter.

On ne peut se promener à Malte qu'avant le lever ou après le coucher du soleil, et alors les portes de la ville sont fermées. Le matin, avant de reprendre mon travail, j'allais tous les jours me baigner dans le port.

Un jardin à Malte est un objet de luxe; la chose sans laquelle on ne saurait faire un jardin, la terre y étant rare. C'est là une matière exotique, un objet de commerce. Celle qui nourrit les magnifiques orangers qui ornent les jardins du grand-maître a été importée de Sicile. À Malte comme à Paris, ces arbres vivent emprisonnés, non pas pourtant dans des baisses étroites et mobiles, non pas entre quatre planches, mais dans des excavations creusées dans le roc, mais entre quatre murailles, au-delà desquelles leurs racines ne sauraient s'étendre.

Les végétaux les plus communs chez nous, sont là les plus rares. Voulez-vous donner de la valeur à l'objet le moins cher? faites-le voyager. Un Maltais me voyant en extase devant des arbres et des arbustes qui réussissaient d'autant mieux chez lui qu'ils y retrouvaient presque le sol et le ciel de l'Inde, me prend par la main d'un air de satisfaction, et me disant: «Vous allez voir bien autre chose», il me conduit dans un bosquet, à l'entrée d'une grotte; et me montrant une espèce de buisson qui végétait au bord d'un bassin: «Regardez, il n'y en a pas deux dans l'île.» C'était un groseiller à maquereau!

Le pied des murailles à Malte est couvert d'une infinité de croix tracées en couleur rouge. Cela m'attristait, parce que j'avais lu dans Brydone, auteur d'un Voyage en Sicile et à Malte, que ce signe annonçait qu'à la place où on le rencontrait, un chevalier avait été tué en duel. Un Maltais, à qui je faisais part de mes impressions à ce sujet, se mit à rire. «Ce signe, me dit-il, indique tout autre chose que ce que vous pensez: on croit que le respect qu'il commande s'étendra jusque sur l'espace qu'il recouvre, qu'il en écartera toute injure, et que la muraille sera protégée par la croix. C'est souvent le contraire. Vingt fois par jour la croix est compromise par la muraille.»

En effet, dans le moment où il me parlait, un homme qui nous tournait le dos prouvait la justesse de cette réflexion; et cet homme était celui-là même qui venait de peindre la croix devant laquelle il était arrêté, non pas pour prier.

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