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Souvenirs d'un sexagénaire, Tome IV

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LIVRE XV.

DE JUILLET 1798 À JUIN 1799.

CHAPITRE PREMIER.

Alexandre Berthier.—Trophées de Malte.—Vents contraires.—Mauvaise rencontre.—Combat, abordage.—Nous manoeuvrons pour prendre.—Nous sommes pris.

La nuit tombait quand nous sortîmes du port. Une fois dans mon hamac, je me mis à réfléchir sur le parti que j'avais pris avec tant de précipitation. Je n'y eus pas regret. Il m'était difficile cependant de n'en éprouver que de la joie. Mes souvenirs me rendaient par anticipation les jouissances qui m'attendaient auprès des amis que j'allais rejoindre, mais ils ne me retraçaient pas moins vivement celles que je perdais avec les amis dont je m'éloignais, celles qui avaient tempéré les désagrémens dont n'avait pu me garantir la bienveillance du général Bonaparte; de ce nombre était la confiance que j'avais trouvée dans le général Berthier.

«Celui-ci, me disais-je, me défendra si j'ai besoin d'être défendu. Il est dans la confidence de mes chagrins secrets; il en a la conscience, car il en éprouve de pareils.»

C'était par un effort de dévouement qu'il avait suivi Bonaparte dans une expédition d'outre-mer. Ses plus vives affections le rappelaient vers Paris, où il était impatient de revenir. «Les coups de fusil tirés, me disait-il souvent, et dès que nous serons établis au Caire, je retourne en Europe, je retourne en France.» Tout en me répétant cela, me conduisant un jour dans sa petite chambre, cellule plus étroite encore que celle du général en chef, et dont il avait fait une chapelle: «Trouvez-vous que cela ressemble?» ajouta-t-il.

Au pied de son lit était l'objet de sa dévotion, image sur laquelle se portaient son premier regard quand il s'éveillait, et son dernier regard quand il s'endormait: image bien faite pour expliquer sa ferveur, bien que ce ne fût pas le portrait d'une vierge. Il la devait, je crois, au pinceau, non pas de Raphaël, mais d'Apiani.

Si Berthier aimait Bonaparte, il était fort aimé de lui, et cela se conçoit. Fondée sur une utilité réciproque, leur union était de celles que le temps ne peut que fortifier: c'était celle du génie et de l'intelligence. Berthier devait sa gloire à ce qu'il avait compris le génie de Bonaparte, et la gloire de Bonaparte s'était accrue de ce qu'il avait été compris par Berthier. Personne n'a mieux traduit et transmis ses ordres que Berthier, qui était pour lui ce que la parole est à la pensée.

Bonaparte, dans les tournées qu'il faisait Je matin dans cette salle du conseil qui nous servait de cabinet de lecture, et où Berthier venait de temps à autre s'étendre et jaser sur le divan, le traitait avec une familiarité tout-à-fait affectueuse; tantôt lui pinçant l'oreille, tantôt promenant sa main dans ses cheveux, s'amusant à les ébouriffer, et l'appelant mon fils Berthier.

Je regrettais aussi Sulkowski. Mais la peine que me faisait notre séparation fut bien moins vive que celle que j'eusse éprouvée si j'avais été témoin de la mort qu'il reçut au Caire, si glorieuse qu'elle ait été.

La société que je trouvai sur la Sensible fit bientôt diversion à ces regrets. Indépendamment du général Baraguey-d'Hilliers et de ses deux aides de camp, du capitaine Bourdé et des officiers qui composaient l'équipage de cette frégate, plusieurs gens, remarquables à des titres différens, s'y étaient aussi embarqués. Plusieurs d'entre eux faisaient des vers; de ce nombre était un officier nommé Bouchard, homme d'esprit, connu par une jolie comédie intitulée les Arts et l'Amitié; un lieutenant de vaisseau, nommé Barré, dont les oeuvres étaient aussi burlesques au moins que celles de Scarron, quoiqu'il n'eût pas la prétention de le rivaliser, et le citoyen Collot qui alors tournait aussi des vers.

Blessé de l'indifférence avec laquelle il se croyait traité par le général en chef, ce munitionnaire le quittait comme on quitte une maîtresse, par excès d'amour, et soupirait sa peine dans des élégies qui prouvaient qu'il entendait mieux le calcul que la poésie.

Il n'y avait parmi les passagers aucune distinction de rang. L'accord le plus parfait régnant entre nos goûts comme entre nos opinions, nous vécûmes dès le premier jour en vieux amis, et par suite de la bonne grâce avec laquelle, à l'exemple du général, chacun s'étudiait à être agréable à tous, nous nous amusâmes autant qu'on peut s'amuser à bord ou en prison, sans recourir à la dispute.

Le moins gai de nos passe-temps n'est pas celui que nous procurait la lecture des lettres écrites par des soldats de l'expédition à leurs amis et à leurs maîtresses en France, et qui, pour la plupart, n'étaient pas cachetées. L'esprit de conquête, qui dominait toutes les têtes, s'y manifestait à chaque ligne. À les en croire, ils avaient pris tout ce qu'ils avaient vu; ils avaient pris la Sardaigne, la Sicile ainsi que Malte; ils avaient pris toutes les terres devant lesquelles ils avaient passé. Chaque lettre de ces Césars était un commentaire de veni, vidi, vici.

Le vaisseau était chargé des trophées de Malte, entre autres on remarquait, 1° un canon de bronze monté sur un affût aussi de bronze et ciselé avec un art admirable. Ce bijou était un présent que Louis XIV avait fait à l'ordre; 2° deux glaives de sept à huit pieds de haut, montés en argent doré et enfermés dans des fourreaux de même matière, espèce de croix, enseignes militaires et religieuses que les chevaliers portaient en tête des processions; 3° le drapeau pris par Eugène Beauharnais à l'attaque de la Floriane; 4° plusieurs pièces d'orfèvrerie d'un travail plus curieux que précieux, qui ornaient le trésor de Saint-Jean. Les épées et le drapeau restèrent exposés dans la chambre du capitaine; les pièces d'orfèvrerie furent serrées dans des armoires, et le canon, qui était de petite proportion, fut emballé dans des caisses et déposé à fond de cale.

Le vent ne nous fut pas long-temps favorable. Dès le lendemain de notre départ il sauta au nord, où il resta pour notre malheur pendant plus de huit jours. Nous passâmes tout ce temps à courir des bordées entre Malte et la Sicile, c'est-à-dire à pousser de droite à gauche et de gauche à droite des angles extrêmement aigus, procédé à l'aide duquel, après avoir fait soixante ou quatre-vingts lieues, nous parvenions quelquefois à en gagner huit contre la direction du vent.

C'était à se désespérer. J'aime mieux pourtant le vent contraire que le défaut de vent. L'un vous impatiente, mais il irrite l'activité; l'autre l'enchaîne et vous ennuie. Tout considéré, mieux vaut la fatigue que l'inaction. À force de louvoyer, au bout de huit jours nous avions presque atteint les côtes de Sicile. Encore quatre lieues, et nous doublions Maretimo, quand vers quatre heures du soir nous aperçûmes une voile à l'horizon.

Ce n'était pas la première que nous rencontrions. À la hauteur de la Pantelerie nous avions hélé un petit bâtiment qui venait de Toulon et allait à Malte, ou plutôt courait après la flotte. Il avait sur son bord, entre autres passagers, Tallien, qui, n'ayant pas été renommé à la législature, et renié de Paris dont il avait été l'idole, allait en Orient chercher fortune, ou, disons mieux, chercher sa vie. Trois ans auparavant, il régnait en France; il avait une cour à Chaillot. Déchu aujourd'hui de son crédit comme de son pouvoir, et sans autre compagnon que Brindavoine, espèce de groom qui, de l'écurie de Madame, avait passé à la chambre de Monsieur, il se réfugiait sous la protection d'un général qu'il avait protégé. Après l'avoir chargé de nos dépêches, nous lui souhaitâmes bon voyage, et certains d'achever heureusement notre course, puisqu'il n'avait fait aucune mauvaise rencontre dans la mer que nous allions parcourir, nous poursuivîmes notre route.

Quand le canot fut mis à flot pour porter nos lettres au capitaine de ce bâtiment, je fus, je l'avouerai, tenté de m'y jeter et de profiter, pour aller rejoindre le général, de l'occasion que je n'avais pas eu la patience d'attendre, et qui s'offrait à moi d'elle-même. Toutefois les considérations auxquelles j'avais déjà cédé, et peut-être aussi un peu de mauvaise honte me retinrent; et puis l'attrait de la France pour moi, comme celui de l'aimant pour le fer, se fortifiait à mesure que je me rapprochais du foyer d'où il émanait. Néanmoins il me fallut plus de force pour persister dans ma résolution, qu'il ne m'en avait fallu pour la prendre.

Mais revenons-en à notre nouvelle rencontre.

«Quel peut être ce vaisseau? disait Baraguey-d'Hilliers au capitaine.—Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir, répond Bourdé en braquant sa lunette achromatique, car il vient sur nous, toutes voiles dehors, et le vent lui est aussi favorable qu'il nous est contraire; en attendant, je vais assurer mon pavillon.»

Ce disant, il fait tirer un coup de canon et hisser le pavillon français. J'entends encore le tintement du bronze. Le vaisseau provoqué répondit aussitôt par un coup de canon, arbora pavillon espagnol, et continua à venir avec une vitesse toujours croissante. «Vaisseau anglais et de force supérieure à la nôtre», dit le capitaine dès qu'il eut reconnu la coupe de ce bâtiment, qui décidément nous donnait la chasse; et virant de bord, il se laissa aller à la direction du vent et battit en retraite. En cela il se conformait à ses instructions, qui lui prescrivaient d'éviter tout engagement; mais quelques heures s'étaient écoulées pendant qu'il faisait ses observations, et l'ennemi avait déjà gagné deux lieues quand la nuit survint.

La lune ne tarda pas à se lever, et le bâtiment, qui s'était perdu un moment dans l'obscurité, reparut plus puissant et plus menaçant. Il n'avait pas interrompu sa marche, que nous suivions facilement à l'aide des lunettes de nuit. Il nous serrait, il nous talonnait comme un limier la proie qu'il atteindrait sans l'avoir vue, et par les seuls calculs de son intelligence; sa marche était si supérieure à la nôtre, que le combat devenait inévitable. Nous nous préparâmes à le soutenir.

Le capitaine fit alors l'inventaire de ses ressources, la revue de ses forces. Cet examen lui en démontra l'insuffisance.

Il avait sur son bord soixante et dix hommes de garnison, et c'est en eux qu'il mettait son espoir. Mais de quelle utilité lui seraient-ils si on se bornait à se canonner? Ce genre de combat ne pouvait lui être que désavantageux, le vaisseau ennemi, plus fort que le nôtre, devant porter une artillerie d'un calibre supérieure à la nôtre, et nos batteries d'ailleurs n'étant servies que par des gens tirés du bagne de Malte, ainsi que le plus grand nombre de nos matelots. Quel intérêt de pareils gens pouvaient-ils prendre à l'honneur de notre pavillon?

Tout considéré, il fut résolu que nous tenterions l'abordage. Nos soldats, qui tous avaient fait les campagnes d'Italie, iraient là comme à l'assaut; et malgré l'infériorité de notre matériel, notre impétuosité naturelle, la furia francese, établirait une forte chance en notre faveur.

Au nombre des combattans le capitaine comptait les passagers. Tous n'étaient pourtant pas militaires comme le général Baraguey-d'Hilliers et ses deux aides de camp, braves jeunes gens, dont l'un, la Motte Houdart, qui mourut colonel aux champs d'Jéna, ajoutait déjà la gloire des armes à celle des lettres, qu'un de nos plus ingénieux académiciens avait acquise depuis un siècle à ce double nom. Ceux-là, ainsi que le capitaine Bouchard, étaient familiarisés avec le feu. Mais les deux jeunes frères de M. de Catelan, mais le chevalier de Boschhenri, mais le commandeur Domonville, tout chevaliers de Malte qu'ils étaient, et quoiqu'ils eussent fait leurs caravanes, ne le connaissaient guère plus que ne le connaissait le citoyen Collot, qui en Italie avait fait des campagnes sans avoir fait la guerre, et, à plus forte raison, que moi, qui n'avais pas même vu la guerre de loin.

Le capitaine, après nous avoir fait donner des fusils et des gibernes, nous assigna notre poste.

Cependant on avait pris les moyens les plus propres pour accélérer la marche du vaisseau. Filant de toute la vitesse du vent, il avait fait en six heures le chemin de six jours, et se trouvait vers trois heures du matin à la hauteur de la Pantelerie. Mais l'ennemi marchait encore plus vite que nous; il était dans nos eaux, et son bâtiment, dont les voiles se détachaient en noir sur le ciel argenté, semblait un énorme vautour qui, les ailes déployées, prêt à fondre sur sa proie, étudiait l'endroit par lequel il devait la saisir.

À trois heures et demie du matin, les deux vaisseaux n'étaient plus qu'à demi-portée de canon; les hostilités ne pouvaient pas tarder à commencer. On distribua l'eau-de-vie à l'équipage, et chacun alla prendre sa place; le général sur le banc de quart à côté du capitaine; ses aides de camp dans les batteries pour entretenir le feu, et nous, passagers, à tribord, sur le passavant; c'est ainsi que l'on nomme l'espace qui se trouve au pied du grand mât, entre l'arrière et l'avant du vaisseau.

À ma gauche était le citoyen Collot, qui possédait, comme on sait, deux millions; et à ma droite le commandeur Domonville, homme non moins estimable que lui, quoiqu'il s'en fallût de deux millions qu'il fût aussi riche.

J'avais eu occasion de remarquer celui-ci à Malte, non seulement parce que je lui avais délivré un certificat de résidence, mais encore parce que le soir il se faisait éclairer par un joli barbet, qui portait dans sa gueule un bâton, à chaque bout duquel était attachée une lanterne. Dépouillé de sa commanderie par la révolution française, et de ses dernières ressources par la révolution de Malte, ce pauvre homme, à qui il ne restait pour tout bien que quelques louis, produits de la vente de son mobilier, et aussi de la vente de son chien, dont il ne s'était pas détaché sans pleurer, allait mourir en France, et mourir de faim! «Encore s'il y avait un boulet pour moi!» disait-il en voyant faire les apprêts du combat.

Le jour se lève. Le bâtiment anglais nous avait rejoints; il marchait parallèlement au nôtre, dont il n'était plus guère qu'à une portée de fusil; comme il n'avait pas encore arboré son véritable pavillon, Bourdé somma le capitaine anglais de s'expliquer, en appuyant cette sommation d'un coup de canon. Celui-ci répond à cette invitation par une décharge de toute sa batterie de babord. Ses boulets, qui portèrent surtout dans notre mâture et dans nos agrès, firent un ravage épouvantable. Notre mât d'artimon fut presque coupé, le cabestan mis en pièce, les haubans hachés; les poulies et les débris des vergues pleuvaient comme grêle sur le pont. C'est alors qu'à travers la fumée se déploya la flamme britannique. Je doute que notre riposte, qui ne se fit pas attendre, ait rendu à l'ennemi un dommage égal à celui qu'il nous avait fait. Pendant qu'on préparait une seconde décharge, les deux bâtimens se laissant arriver l'un sur l'autre, manoeuvraient pour s'aborder; ils n'étaient plus qu'à la portée du pistolet quand partit la seconde volée.

Celle des Anglais porta tout entière dans le bois de notre frégate, et ne nous fit pas moins de mal que la première. Elle démonta plusieurs de nos pièces, tua plusieurs de nos canonniers dans les batteries, et renversa sur le pont nombre de matelots, de soldats, et deux passagers qui se trouvaient en ligne avec moi sur le passavant.

Conformément au plan arrêté, on se disposait néanmoins à escalader le vaisseau anglais; notre beaupré engagé dans ses manoeuvres nous attachait à lui; les deux bords se touchaient[13]. On criait à l'abordage! Tout l'équipage se jetait en avant pour soutenir nos soldats qui couraient là comme à l'attaque d'une redoute. Dans ce moment, j'entends crier houra! à la poupe. Le pavillon français avait disparu. Pendant que nous allions à l'assaut sur l'avant, nous étions assaillis par l'arrière. La frégate était prise.

Une idée se présente à moi. Maîtres du pont, les Anglais descendront dans la chambre du capitaine; là sont les trophées que nous rapportions de Malte. Dans cinq, dans trois minutes, à l'instant, ces trophées deviendront les leurs; il n'y a pas un moment à perdre; et me précipitant par l'écoutille, j'entre dans la chambre qui renfermait ce précieux dépôt, que personne ne songeait à soustraire à leurs recherches. Prendre les deux épées, les jeter dans la mer qui les engloutit, est l'affaire d'un instant. Le drapeau, dans les plis duquel j'enveloppe un boulet, disparaît aussi dans les flots, ainsi que le sac aux dépêches, que l'on charge d'un lest pareil. Mais il n'y eut pas moyen de dérober aux vainqueurs les objets renfermés dans les armoires, et le canon que Louis XIV avait donné à l'ordre de Malte. Les Anglais le trouvèrent à fond de cale, d'où il ne sortit que pour aller figurer dans l'arsenal de Londres.

À peine cette opération était-elle consommée, que l'officier à qui le commandement de la prise était dévolu vint s'établir dans la chambre. En moins d'un quart d'heure la frégate avait changé de maître. Comment cela s'est-il fait? Comment des soldats aguerris ont-ils défendu si peu de temps l'honneur des trois couleurs? A-t-on bien fait tout ce qu'on pouvait faire?

Ce qui me reste à dire répond à toutes ces questions. Aborder, c'est s'exposer à être abordé. Lorsque les bâtimens sont de même proportion, et que leurs ponts sont de niveau, c'est à la vigueur et au courage que le succès est assuré. Mais il en est autrement quand un bord est plus élevé que l'autre, et surtout quand la différence de hauteur est assez grande pour faire obstacle au combattant qui veut passer du bord le plus bas au bord le plus haut; mais non au combattant qui, du bord le plus haut, veut passer sur le bord le plus bas. Le mouvement qu'il faut faire pour grimper est bien plus facile à réprimer, que celui qu'il faut faire pour sauter. L'un exige plusieurs efforts; l'autre ne demande qu'un peu d'agilité.

Tels étaient les rapports où le Sea-Horse (le Cheval-Marin) se trouvait avec la Sensible; il la dominait de quatre pieds à peu près. À cet avantage se joignait celui du nombre, soit en hommes, soit en canons. Le Sea-Horse portait quarante-quatre canons, et nous n'en portions que trente-six; de plus, il avait du dix-huit à la première batterie; dans la nôtre, nous n'avions que du douze; son équipage, composé uniquement d'Anglais, tenait la mer depuis deux ans; le nôtre, formé pour la plupart d'étrangers, n'était réuni que depuis dix jours. Enfin nous n'avions sur notre gaillard d'arrière que des pierriers, et le sien était armé de caronades de vingt-quatre.

C'est au terrible effet de ces caronades qu'il faut surtout attribuer notre disgrâce. La première décharge de ces pièces, chargées à mitraille, renversa, à l'exception de trois personnes, tout ce qui se trouvait sur l'arrière de la Sensible. Il ne fut pas difficile aux Anglais, qui ne trouvèrent plus de résistance, de se porter de là sur l'avant, et de prendre en queue nos gens, qui déjà étaient attaqués en tête.

Le vaisseau néanmoins ne s'était pas rendu: mais cette décharge ayant abattu notre pavillon, l'ennemi crut que le capitaine avait amené. De là des reproches de manque de foi adressés par lui à nos soldats et à nos officiers, qui combattaient encore sur l'avant après qu'il fut venu prendre possession du bâtiment, sur la foi d'une démonstration que nous n'avions pas faite.

On conçoit que la durée d'un pareil combat n'ait pas été longue. Notre capitaine, en ne l'évitant pas, écouta son courage plus que sa prudence; il fut séduit peut-être par l'espérance de remporter une victoire, tout en apportant la nouvelle d'une victoire. Quelle gloire en effet pour lui, s'il eût amené une prise à Toulon, en y venant annoncer la prise de Malte!

Le général Baraguey-d'Hilliers, qui n'eût pas partagé sa gloire, partagea tous ses dangers et toute son infortune. Pendant la durée du combat, il se tint inactif auprès de Bourdé. Triste position pour un homme qui, accoutumé à agir et à commander, ne pouvait ni donner des ordres ni en recevoir. Immobile au milieu du feu, il était les bras croisés sur le banc de quart, comme un condamné que l'on fusille, à cela près qu'il n'avait pas les yeux bandés.

Telle était au reste la position de tous les passagers. Exposés aux balles comme aux boulets, nous n'avions pas même la consolation de rendre le mal qu'on pouvait nous faire. Jamais je n'ai pu tirer une étincelle du fusil dont on m'avait armé, et c'était un fusil d'élite!

C'est une belle chose que la guerre—quand on en est revenu, dit Sedaine. Je suis fort de cet avis. Je suis charmé de m'être trouvé à un combat, et charmé aussi de n'être plus menacé du même plaisir, sur mer du moins; car qui peut répondre que, du jour au lendemain, ce plaisir-là ne le surprendra pas au coin d'une rue par le temps qui court?

Quelques observations que j'ai faites sur moi-même, pendant l'action, ne seront pas déplacées ici. Tandis que le canon grondait, tandis que mes voisins tombaient, rappelé par le défaut d'activité au sentiment de ma position présente, «peut-être, me disais-je, n'aurai-je pas le temps de finir la pensée que je commence.»

Une autre idée m'occupait encore: si je perds un bras ou une jambe, est-ce de la gloire ou du ridicule qui m'en reviendra? Qu'allait-il faire dans cette galère? dira-t-on. Tant que la canonnade a duré, je n'ai eu ni peur ni courage: je n'ai eu que de la résignation.

L'affaire fut des plus sanglantes. Sur deux cent cinquante hommes, soixante, parmi lesquels se comptent quinze morts, furent mis hors de combat. De onze passagers que nous étions, trois perdirent la vie, et deux furent grièvement blessés. Au nombre des tués était le pauvre Domonville. Son voeu fut doublement exaucé. Un boulet lui avait emporté la tête, quand un second vint lui ouvrir le ventre. L'effet de ce dernier coup fut singulier. Nos matelots, qui d'office s'instituant ses héritiers au préjudice des Anglais, avaient recueilli des doubles louis qu'il cachait dans sa ceinture, me firent voir plusieurs de ces pièces, qui portaient sur chacune de leurs faces une double effigie, effet de la percussion par laquelle chaque pièce avait reçu en partie l'empreinte de la pièce voisine, tout en lui communiquant en partie l'empreinte de la sienne.

Quel spectacle que celui d'un vaisseau après un combat! À l'ordre admirable qui préside à l'arrangement de son mécanisme est substituée la plus affreuse confusion. Le boulet a tout brisé, tout percé, tout déchiré. Dans les champs où elle passe, la guerre laisse des traces moins horribles; le carnage est disséminé là sur un vaste espace. Sur un bord, il est réuni en bloc; et dans cet espace étroit que le sang inonde, l'oeil ne rencontre que des débris, débris de matière animée naguère par l'industrie des hommes, débris désormais inanimés de machines humaines.

C'est un sentiment singulier que la compassion: il ressemble quelquefois à la cruauté. J'en trouvai aussi la preuve en moi. En voyant souffrir une créature mortellement blessée, le cri naturel est: Achevez-la! Et moi aussi je l'ai proféré ce cri. Mis en capilotade par la mitraille, et abandonné par le chirurgien, un jeune matelot se débattait dans les convulsions de la plus douloureuse agonie. «À la mer! à la mer!» m'écriais-je avec l'accent de la prière autant qu'avec celui de l'autorité. Était-ce par pitié pour lui ou par pitié pour moi? Je ne sais; mais j'éprouvai un grand soulagement dès que ses camarades, presque aussi humains que moi, m'eurent exaucé ou obéi.

Le combat fini et le calme rétabli sur notre bâtiment, qui n'était plus à nous, je me jetai sur un lit, et je dormis aussi profondément que dans nos meilleurs jours. Effet de la fatigue: la nature ne perd jamais ses droits. En me réveillant, je me ressouvins que je n'étais plus libre. Je remontai sur le pont pour savoir ce qu'on avait décidé de nous. «On vous attend pour déjeuner, me dit un des nôtres. Mais qu'avez-vous là?» C'était un lambeau de chair, une éclaboussure de gloire qui m'avait été envoyée par le canon et s'était attachée à mon chapeau que je n'avais pas pris la peine de brosser.

Tous les passagers qui antérieurement avaient mangé à la table du capitaine français se retrouvèrent à celle du commandant anglais. Aucun d'eux heureusement n'avait été atteint soit par le fer, soit par le feu. Nous nous en félicitâmes, et puis nous déjeunâmes d'assez bon appétit même.

     Les malheureux ne font point abstinence,
     En enrageant on fait encor bombance,

a dit Voltaire. C'est vrai.

Ce déjeuner, où Bourdé figurait comme convive à sa propre table, au reste ne fut pas gai: un Anglais en faisait les honneurs.

CHAPITRE II.

Huit jours à bord du Sea-Horse.—Le capitaine Footes.—Procédés généreux.—Nous sommes échangés.—Cagliari.—Les Sardes.—Un bâtiment ragusain nous conduit à Gênes.

Tout en déjeunant, l'amphitryon britannique, qui s'efforçait d'être aimable, nous demanda notre goût pour le dîner. Il désirait d'autant plus qu'il fût bon, que ce serait, disait-il, le dernier repas qu'il aurait le plaisir de faire avec nous, le capitaine du vaisseau qui nous avait pris ayant décidé que l'équipage et les passagers seraient transportés sur son bord, à l'exception pourtant du général et de ses aides de camp qui devaient être conduits en Angleterre, et d'un officier de la garnison qui accompagnerait la prise jusqu'à Gibraltar, où, conformément à l'usage, il devait signer je ne sais quel acte, après quoi il serait relâché.

C'est ordinairement sur le dernier des sous-lieutenans que tombe cette corvée. Je n'ai jamais vu d'homme plus inepte que celui qui, en cette circonstance, fut chargé de représenter la nation française. À cela près qu'il articulait des mots, ses facultés ne s'étendaient guère au-delà de celles du chien, chien d'un fusil, s'entend. Quand Bourdé le désigna pour cette mission, qui devait durer au moins six semaines: Vilain quart d'heure à passer! dit-il avec l'accent d'un Limousin ou d'un Périgourdin. Il nous fut impossible, si tristes que nous fussions, de ne pas éclater de rire à cette saillie philosophique.

Après le déjeuner nous fîmes de la toilette, j'entends par nous ceux de nous dont les effets n'avaient pas été pillés; et immédiatement après le dîner, nous passâmes à bord du bâtiment vainqueur, non sans avoir embrassé ce pauvre Baraguey-d'Hilliers, à qui le général en chef avait donné une mission de faveur, et dont huit jours avant, et sans doute à l'instant même, toute l'armée d'Égypte enviait la fortune.

Pris au dépourvu, il pouvait se trouver dans telle situation où il aurait besoin de plus d'argent qu'il n'en portait. Le citoyen Collot alla obligeamment au-devant de ses besoins, et lui offrit, non pas des traites ou tels autres effets qui pouvaient être protestés, mais en monnaie valide par tout pays, une somme suffisante pour parer à tout événement: c'étaient des diamans sur papier. Il fit aussi la même offre au capitaine Bourdé, qui n'était pas non plus sans incertitude sur son sort. Candide, à son retour du pays d'Eldorado, n'était pas plus magnifique.

Nous ne fûmes pas médiocrement surpris, en sortant de notre bord où les dégâts occasionnés par le combat n'étaient pas réparés à beaucoup près, de trouver un ordre admirable sur la frégate anglaise. Par suite d'une coquetterie très-louable, le capitaine du Sea-Horse ne nous avait appelés sur son bord qu'après que les traces de nos faibles représailles en avaient entièrement disparu. Gratté, lavé et frotté, son bâtiment, dont le pont était formé de planches de sapin éclatantes de blancheur comme la table sonore d'un piano, semblait avoir été poli par l'ébéniste plutôt que par le charpentier. Il y avait deux ans pourtant qu'il n'était entré dans un port.

Le pont n'était pas d'une propreté moins recherchée que la chambre du capitaine. La tenue de cette chambre ne me surprit pas moins comparativement à celle de la chambre que j'avais antérieurement occupée; non que celle-ci ne fût propre, mais l'autre resplendissait de propreté. Un vaisseau anglais est soigné comme le domicile où l'on réside habituellement; un vaisseau français, comme le gîte où l'on ne fait que passer. L'un est un château, l'autre une auberge.

Sir James Footes, ainsi se nommait le capitaine du Sea-Horse, nous reçut avec plus de politesse que de grâce, mais la bienveillance perçait à travers ses manières plus simples toutefois que rudes. Il ne nous fit pas de phrases; il n'affecta pas de grands sentimens, il ne parla pas des égards dus au malheur, mais il les eut pour nous en général et pour chacun de nous en particulier, comme si c'était une conséquence de l'ordre et non un effet de sa noble volonté.

Bourdé nous ayant tous désignés à lui par nos noms et nos fonctions: «Messieurs, nous dit-il en français, tout sera réglé sur mon bord conformément à ce qui se faisait sur le vôtre. Les convives du capitaine seront les miens; les officiers mangeront avec les officiers. Je ne puis vous loger tous séparément. À la guerre comme à la guerre. La seule chambre dont je puisse disposer, par suite de l'absence du lieutenant (il avait pris le commandement de la frégate prise), sera pour M. le capitaine. Chacun de vous partagera le cabinet de l'officier au grade duquel son grade correspond.» Puis il nous lut une liste où tout était réglé conformément à ce principe. Mon nom ne s'y trouvait pas. Revenant en France sans qualité, ou du moins sans autre qualité que celle d'homme de lettres, il était clair que je n'avais pas de rang. À qui m'assimilerait-on? à qui m'accouplerait-on? Sur le bâtiment ennemi, entouré d'hommes utiles, je ne me voyais pas d'analogue.

«Pour vous, Monsieur, me dit le capitaine Footes, en me tirant de mes réflexions, je ne vous ai pas assigné de logement; n'en concluez pas pourtant que je vous aie oublié. Je ne peux pas non plus vous donner une chambre entière, mais si la mienne vous plaît, vous pouvez la partager avec moi. Je n'ai qu'un hamac; mais voilà un bon canapé: ce sera votre lit ou le mien si vous préférez le hamac.»

Étourdi d'une proposition si inattendue, je ne savais que répondre. Un serrement de main exprima tout ce que je pensais. La chambre de ce brave homme fut en effet la mienne tout le temps que je fus prisonnier, si c'était l'être qu'habiter une pareille prison.

Ma captivité, abstraction faite de la circonstance qui l'avait amenée, me fut beaucoup plus douce que la liberté, si on peut se dire libre dès le moment où l'on a mis le pied sur un vaisseau. Le régime des Anglais me paraît, sur mer, préférable au nôtre. Leurs alimens sont mieux préparés; leurs viandes bouillies ou rôties sont plus saines que nos ragoûts, et les vins de Madère, de Xérès et de Porto, ainsi que le porter, l'ale et la spruce sont des boissons plus saines et plus agréables que ces gros vins de Provence, espèce de lie délayée que je n'ai jamais pu avaler sans dégoût.

De plus, et cet avantage était sans prix pour moi, la chambre du capitaine où je me trouvais seul pendant qu'il vaquait aux soins du commandement, c'est-à-dire pendant les deux tiers de la journée, était pour moi un cabinet de travail où personne en son absence ne venait m'interrompre.

Le capitaine, qui aimait notre littérature, avait dans sa bibliothèque, à coté d'un Shakespeare, un Molière, et un Rabelais près d'un Sterne. Dans les discussions qu'il se plaisait à provoquer, nos opinions ne différaient guère. Ce qu'il aimait, ce qu'il admirait dans Molière, c'est le naturel, c'est la sagacité avec laquelle ce grand peintre a su saisir le côté comique de chaque caractère, et convertir en matière comique tous les sujets sur lesquels il mettait la main, de quelque nature qu'ils fussent. Tartufe entre autre le ravissait. Lisons du Molière, me disait-il quand il voulait se divertir, lisons du Molière.

Ses bons procédés envers nous tous, conséquence de son bon naturel, étaient provoqués, je dois aussi le dire, par ceux qu'avait eus notre capitaine. L'année précédente Bourdé avait capturé un bâtiment anglais, et traité avec les égards les plus délicats les officiers qui s'y trouvaient. Non seulement il les avait relâchés sur leur parole de ne pas servir sans avoir été échangés, mais après leur avoir fait la meilleure chère possible, il leur avait ouvert sa bourse: plusieurs de ces officiers, qui se trouvaient sur le Sea-Horse, ayant instruit de ces faits le bon capitaine Footes, celui-ci, heureux d'acquitter une pareille dette, se plaisait à suivre un exemple qu'autrement il aurait donné.

J'allais quelquefois prendre l'air sur le pont. Un matin, après déjeuner, comme je me disposais à y monter: «N'allez pas là-haut, me dit-il, vous y verriez quelque chose qui vous affligerait, et vous me feriez de la peine.» Dès ce moment, mon désir de sortir de la chambre s'évanouit. Quel était, me demandez-vous, le motif de cette interdiction? Le voici. Deux de ses matelots avaient volé le peu qui restait de bagage aux chevaliers de Catelan. Convaincus du fait, ils avaient été traduits à un conseil de guerre et condamnés à recevoir sur le dos un certain nombre de coups de garcettes, châtiment à la fois honteux et douloureux. Malgré les supplications de ces messieurs, la sentence s'exécutait en présence de tout l'équipage, dans le moment où je ne sais quelle fantaisie m'entraînait au lieu du supplice.

Parmi les officiers anglais, qui tous eurent des droits à notre reconnaissance, je dois distinguer M. Dickson, neveu de l'amiral de ce nom, et un jeune officier appelé Charles Schaw. Le premier, qui m'a semblé avoir autant d'esprit que de bravoure, a dû parcourir une carrière brillante, si la mort ne l'a pas arrêté en route; quant au second, qui était aussi brave, mais moins posé, j'ai eu de ses nouvelles. Il a été à son tour notre prisonnier, et je fus assez heureux alors pour lui être de quelque utilité à la réquisition du bon capitaine Footes. Mais n'empiétons pas sur les dates: je parlerai de ce fait en son lieu.

C'était, et, s'il vit, c'est encore un homme vraiment honorable que le capitaine James Footes. Un an après le fait dont il s'agit, il donna une nouvelle preuve de sa loyauté, de sa générosité. L'amiral Nelson, au mépris de l'honneur britannique, au mépris de son propre honneur, violant le traité en conséquence duquel le château de l'Oeuf et les autres forts de Naples avaient été évacués par les Français, et ayant livré aux vengeances d'un monarque restauré les patriotes napolitains que ce traité devait garantir, non seulement James Footes exécuta ce traité autant que cela dépendit de lui, mais protestant en face de l'Europe contre ce parjure, il dénonça au parlement l'amiral complice des plus lâches cruautés qui aient signalé le rétablissement du plus lâche des gouvernemens. Le parlement anglais n'a pas écouté ses réclamations, mais elles ont été entendues de toutes les nations civilisées, et elles ont appelé sur son nom une estime que repousse celui de Nelson, quelque gloire qui s'y rattache.

Le capitaine Footes, ainsi que je l'ai dit, comprenait parfaitement notre langue, il en sentait toutes les finesses quand il lisait; mais quand il parlait c'était autre chose, quoiqu'il s'exprimât sans difficulté. Le lendemain de mon installation chez lui, mon premier soin en ouvrant les yeux fut de lui demander comment il avait passé la nuit. «Très-bien, me répondit-il; et vous aussi, car vous avez dormi comme une cochone, et j'en suis charmé, vraiment.» J'eus beaucoup de peine à ne pas éclater de rire à ce compliment dont l'accent anglais relevait encore le comique. Mais l'expression de bienveillance avec lequel il me l'adressait ne me permettait pas de prendre le change sur son intention: il était clair que ce brave homme se réjouissait de ce que le sentiment de ma position ne m'avait pas empêché de dormir d'un somme aussi bruyant que profond.

Ce mot de cochon, d'ailleurs, pourrait bien n'être pas aussi ignoble pour l'oreille des étrangers qu'il l'est pour la nôtre; l'anecdote suivante me porterait à le croire. En 1811, au temps où l'Europe affluait à Paris, pour lors la capitale du continent, un Allemand, un conseiller aulique, en me vantant dans une société assez nombreuse le génie dramatique de sa nation, s'appesantissait surtout sur le mérite d'une tragédie dont le titre ne lui revenait pas en mémoire. «Ce titre est, disait-il, le nom du héros de la pièce.—Et quel est le sujet de cette pièce?—Le sujet! c'est la mort d'un cochon sacré.» Tous les auditeurs de rire; et comme ce bon Monsieur s'en étonnait: «Si l'on rit, lui dis-je, cela tient à l'ordre dans lequel vous placez ici les mots. Quand on accole au mot cochon l'épithète sacré, il est d'usage de placer l'adjectif avant le substantif.—C'est donc sacré cochon, qu'il faudrait dire?—Oui. Mais la mort d'un sacré cochon ne peut pas faire un sujet de tragédie.»

Il voulait parler de Méléagre et du sanglier de Calydon.

C'est au goût du capitaine pour les lettres que j'étais redevable de sa bienveillance. Mais qui m'avait fait connaître à lui, moi dont la réputation n'était rien moins qu'européenne? Le capitaine Bourdé, évidemment, excellent homme que j'ai perdu de vue depuis long-temps, mais dont je ne perdrai jamais le souvenir.

Où allions-nous cependant? où nous conduisait-on? Aussitôt après le combat, le Sea-Horse s'était dirigé sur le nord-ouest, lentement d'abord, la Sensible ne pouvant le suivre qu'on n'eût réparé ses avaries; cela ne fut pas long: au bout de quatre jours, elle était gréée à neuf et marchait aussi bien et mieux même que le vaisseau qui l'avait rattrapée, à en croire du moins l'équipage anglais.

Après avoir doublé le cap Bon, tournant à l'ouest et longeant la côte où est aujourd'hui Tunis et où jadis était Carthage, la côte où Marius ne trouva pas d'asile, nous semblions aller directement à Gibraltar. L'intention du capitaine n'était pourtant pas de nous mener jusque-là. Après avoir conduit sa prise hors des parages où elle aurait pu rencontrer des vaisseaux sortis de Toulon, il se sépara d'elle, et remontant vers la Sardaigne, il alla se mettre en panne devant Cagliari, à une lieue des forts.

C'est alors qu'il nous expliqua sa marche et ses projets, en nous invitant à choisir entre nous des commissaires qui, de concert avec notre capitaine et le consul français, résidant à Cagliari, régleraient le cartel en vertu duquel nous recouvrerions notre liberté. Le choix fait, on mit la chaloupe en mer. Je ne voyais pas sans soupirer nos gens y descendre. J'enviais, sans le dire, l'à-compte qu'ils allaient prendre sur leur liberté. «Désirez-vous aller à terre avec ces Messieurs? me dit le bon capitaine Footes; allez, mon cher ami: mais si vous ne vous êtes pas mal trouvé ici pendant les sept jours que nous y avons passés ensemble, donnez-moi le peu de temps que ces Messieurs emploieront à leur opération. Quelques heures encore, après quoi nous nous quitterons pour ne plus nous revoir, peut-être.—Vous m'avez deviné, répondis-je; en effet, je portais envie à ces Messieurs, je me chagrinais de ne pouvoir m'embarquer avec eux; à présent c'est tout le contraire, je n'ai plus qu'un désir, celui d'employer auprès de vous le temps que j'étais impatient de perdre.»

À quoi nous occupâmes-nous pendant les sept heures que nos négociateurs passèrent à terre? Je ne sais trop. Mais je sais bien que je vis ces heures s'écouler sans impatience, et finir sans plaisir. En me rappelant ceci, je suis encore tout pénétré de reconnaissance pour l'homme généreux qui me prodigua si gratuitement les témoignages d'une affection si inattendue: le trait qui me reste à raconter prouvera que je ne saurais exagérer l'expression du sentiment que je lui porte.

Nos commissaires revenus, et les choses étant en règle: «Vous êtes libres, Messieurs», dit sir James Footes au capitaine Bourdé et aux officiers qui étaient venus lui faire leurs adieux et le remercier de ses procédés. Ils se retiraient, et je me disposais à me retirer avec eux: «Un moment, me dit-il;» et prenant une feuille de papier, il y trace quelques lignes, puis me la remettant: «N'oubliez pas que pendant sept jours vous avez été de ma famille; et si vous revenez un jour à Londres, souvenez-vous de cette adresse.» Et me serrant la main: «Au revoir», me dit-il avec un accent que je ne saurais rendre.

Cette guerre impitoyable, cette guerre à mort qui nous ferma l'Angleterre pendant toute la durée de l'Empire ne m'a pas permis d'aller revoir cet excellent homme, et quand la paix semblait me la rouvrir, j'étais proscrit, et l'alien-bill m'était appliqué dans toute sa rigueur; voilà du malheur.

Je n'ai reçu qu'une seule fois de ses nouvelles depuis notre séparation. Vers 1808, il m'écrivit pour me recommander Charles Schaw, un des officiers qui avaient servi sur le Sea-Horse, et que le sort de la guerre avait jeté en France.

M. Collot et moi nous nous empressâmes de faire honneur, chacun suivant nos moyens, à la recommandation, lui en mettant sa bourse à la disposition du prisonnier, et moi mon crédit. Il n'était pas grand; mais la bonne Joséphine, qui alors régnait, m'aida de tout son pouvoir à payer une dette vraiment française. Grâce à nos efforts réunis, autorisé à vivre à Melun, M. Schaw était aussi libre qu'il pouvait l'être dans des circonstances pareilles, hors de son pays et sous la surveillance d'une autorité étrangère: je m'étais fait sa caution; mais les usuriers le rongeaient. Un beau matin, je reçus une lettre par laquelle il me mandait que trouvant l'occasion de retourner en Angleterre, il en profitait, et qu'il espérait que je lui pardonnerais d'avoir pris ce parti sans me consulter.

Je lui souhaitai du fond du coeur un bon voyage, et je me plais à croire que ce voeu a été exaucé. Onc depuis n'ai eu de nouvelles du capitaine Footes que par lord Castelreagh, qui me dit en 1814 qu'après avoir été élevé au grade de commodore, ce brave marin, devenu contre-amiral vivait encore. Puisse-t-il vivre long-temps! et lire ce témoignage d'une estime inaltérable comme sa loyauté, ce témoignage d'une affection qui durera autant que ma vie.

Nous restâmes quelque temps à Cagliari, le temps qu'il fallut pour trouver et fréter le vaisseau qui nous conduirait en France. Logés dans un véritable taudis, c'était pourtant la meilleure auberge de la ville, nous avions autant d'impatience de quitter la Sardaigne, que nous en avions eu d'y arriver. Nous y vécûmes le plus misérablement du monde en y vivant le mieux possible. La cuisine y était en harmonie avec l'habitation.

Le lendemain de notre arrivée, le marquis de Vivalda, c'était le vice-roi, nous donna à dîner. C'est le seul repas supportable que nous ayons fait dans cette relâche malencontreuse. Qu'y faire? Se baigner, se promener, se promener et se baigner, et puis dormir. Quoique nous fussions amis avec le roi de Sardaigne, et que ce fût à ce titre que le vice-roi nous avait traités d'une façon si amicale, rien de moins amical que la manière dont les gens du peuple nous regardaient. Chacun de leurs coups d'oeil était une menace; un mot, et nous étions frappés du stylet dont ces bonnes gens ne se séparent jamais, quel que soit le costume qu'ils revêtent.

Leurs costumes très-bizarres et très-barbares sont un mélange de ceux des héros romains et de la canaille napolitaine. Une partie de ces insulaires, vêtue d'une cuirasse de basane, chaussée de guêtres de même étoffe, et coiffée d'un large feutre à bords rabattus, me rappelait ces figurans de nos théâtres forains qui, mettant leurs chapeaux de peur de s'enrhumer, se pavanent, entre deux actes, devant leurs tréteaux: l'autre, débraillée comme Mazaniello, n'a pour vêtement habituel que la chemise et le caleçon; mais quand elle veut se parer, elle endosse par-dessus ce léger costume une demi-redingote de peau de chèvre, garnie de son poil, casaquin sans manches, et fendu des deux côtés, de manière à laisser passage aux bras. Ces gens-là ressemblent à des ours affublés de la coiffure de leurs conducteurs; car le chapeau, qui pour les uns remplace le casque romain, remplace pour les autres le bonnet des lazzaroni.

Je n'ai pas habité assez long-temps chez ce peuple pour avoir pu étudier ses moeurs. Je me bornerai donc à dire qu'elles m'ont semblé s'accorder avec la barbarie de son costume, mais qu'elles sont plus féroces que corrompues. Si j'en crois un officier piémontais qui a résidé long-temps en Sardaigne, la vengeance est la passion dominante du Sarde: c'est un besoin qu'il veut satisfaire à tout prix, et l'usage lui en donne le droit. Mais il est pour cela des formalités qu'il doit remplir. Un homme a-t-il reçu d'un autre un de ces outrages qui ne peuvent se pardonner, il doit l'avertir de la guerre à mort qu'il va lui faire, en plaçant sous son oreiller une cartouche, ou en tirant à minuit un coup de fusil sous sa fenêtre. Dès ce moment l'homme menacé se tient sur ses gardes: il ne sort plus sans être armé, et il se dispose à tuer comme il se résigne à être tué. En Sardaigne, la querelle du membre d'une famille est épousée par toute la famille, et se lègue de génération en génération. Mais le droit qu'elle donne sur la vie de l'ennemi ne s'étend pas sur ce qu'il possède. L'homme qui n'a pas horreur d'assassiner aurait honte de voler; il abandonne le corps sur lequel sa vengeance s'est assouvie aux bêtes féroces, aux oiseaux de proie, ou à la charité des passans qui daigneront l'ensevelir, mais il ne le dépouille pas: «Tel homme qui avait disparu depuis plusieurs semaines a été retrouvé sur la route de Cagliari à Oristagni, à demi-dévoré, mais revêtu de ses habits et encore muni de sa bourse», me disait l'officier piémontais.

Les mauvaises dispositions des Sardes pour les étrangers en général étaient encore irritées contre nous par leur fanatisme et par les ressentimens des prêtres: les ministres du Dieu de paix nous avaient représentés à leurs yeux comme des ennemis personnels de tout ami de Dieu, comme des ennemis personnels de Dieu lui-même. Un des nôtres ayant voulu entrer dans une église, questo non è per voi, lui dit un capelan, en lui fermant la porte au nez, bien qu'il se présentât avec tout le respect possible.

L'intérieur de la Sardaigne est peu peuplé. Cela tient-il à ce qu'il est infesté d'aria cattiva? ou n'est-il infesté d'aria cattiva que parce qu'il n'est pas peuplé?

Après trois jours de résidence, notre capitaine nous dit avoir nolisé un bâtiment ragusain qui nous transporterait à Gênes. Ce bâtiment était à notre frégate ce que notre frégate était à un vaisseau de ligne. Ce n'eût été qu'une barque, nous nous y serions jetés avec joie, heureux de sortir de cette terre à demi-barbare.

Nous étions entassés dans ce sabot, style de marin, comme des harengs dans une caque; mais peu nous importait, vu la brièveté du trajet. Le vent était favorable, le temps superbe: hélas! cela dura peu. À la hauteur de Bonifacio, le ciel se chargea de nuages; le vent, sans changer de direction, devint d'une violence extrême; une tempête enfin se déclara: il ne nous manquait que cela.

En sortant de Toulon, j'avais éprouvé une tempête dans les parages des îles d'Hières; mais à peine les mouvemens qu'elle imprimait à l'Orient, du pont duquel je la contemplais, étaient-ils sensibles. C'était pendant la nuit; la mer réfléchissait les éclairs dont le ciel était embrasé. Je ne me rappelle pas sans ravissement le spectacle que m'offrait le théâtre immense que remplissait ce terrible phénomène; sphère de feu dont notre vaisseau était le centre.

J'avais vu cette fois la tempête plus que je ne l'avais sentie: la seconde fois ce fut autre chose. Je ne puis comparer notre état pendant la durée de cette longue tourmente qu'à celui d'une souris qu'on étourdit dans la souricière. Je m'étais couché pour éviter le mal de mer; dix fois les secousses imprimées au vaisseau me replacèrent sur mes pieds, et puis me firent retomber dans l'attitude horizontale, pour m'en tirer encore et me la faire reprendre presque aussitôt, au caprice de la vague.

Mais à quelque chose malheur est bon. Ce vent qui nettoyait la mer des corsaires que nous avions à redouter, et qui nous prenait en arrière, nous imprimait une telle vitesse, qu'avant la fin du quatrième jour nous entrions dans Gênes-la-Superbe.

CHAPITRE III.

Voyage de Gênes à Tarin.—Comme quoi je devins fabuliste.—Marché singulier.—Le général Brune.—Lettre au citoyen Talleyrand.—Voyage de Turin à Lyon.—Retour à Paris.

Le hasard, en me poussant à Gênes, me servait plus qu'il ne me contrariait. Il allongeait peu ma route et me faisait connaître la seule des grandes villes d'Italie qu'il ne m'avait pas été permis de visiter dans mon précédent voyage.

Je n'y fis cependant pas un long séjour. Plus je me rapprochais de Paris, plus l'attrait qui m'y rappelait se faisait sentir. Après avoir donné quelques jours moins au repos qu'à un autre genre de fatigue, après avoir parcouru la ville et ses environs, après avoir visité ses palais, ses églises, son port, et joui tout à loisir de l'aspect de la mer, du haut des maisons de plaisance dont sont couvertes les montagnes qui couronnent Gênes, et dont l'aspect vu de la mer m'avait enchanté aussi par sa magnificence, rassasié encore d'admiration, je fis marché avec un veturino qui pour un prix raisonnable s'engagea à me conduire en cinq ou six jours à Turin, et de Turin à Lyon en se chargeant de ma nourriture.

Le général Dessolle commandait la place. Nous nous connaissions de longue date; j'eus quelque plaisir à le retrouver, et ce plaisir parut être réciproque. Je lui donnai sur la perte de notre bâtiment des renseignemens d'autant plus nécessaires aux intérêts des officiers qui le montaient, que l'opinion de l'armée d'Italie et du gouvernement français devait s'établir sur cette base. Vu le penchant des militaires à se déprimer les uns les autres, la précaution était urgente, j'eus bientôt lieu de le reconnaître. Dessolle m'offrit ses services; je n'en acceptai qu'un, le visa de mon passeport.

L'intérêt qui m'avait inspiré la conversation que j'eus avec lui, me conduisit chez le consul français qui résidait près de la république ligurienne. Je n'eus qu'à m'applaudir de cette démarche. En servant des hommes estimables, je fis connaissance avec un homme fort estimable aussi, avec un homme également ferme et bon, M. de Belleville. Après avoir rempli avec distinction des places de la plus haute importance tant en France que hors de France, ne conservant de toutes ses fonctions que celle de commissaire du bureau de bienfaisance, il a terminé en philantrope une vie commencée en brave, une vie dont tous les jours ont été consacrés à l'utilité publique. Voilà pour la bonté. Quant à la fermeté, c'est lui qui seul, et protégé par le simple uniforme de grenadier, alla sommer le roi de Naples de reconnaître la république française dont la flotte bloquait le port de Naples, ne laissant, montre en main, à ce monarque qu'une heure pour se décider. Popilius n'avait pas été plus fier.

M. de Belleville se chargea volontiers de faire connaître la vérité au Directoire, et je sais qu'il a tenu parole. Il m'offrit pour retourner en France l'argent dont je pourrais avoir besoin: offre que je refusai. Mais je ne refusai pas l'invitation de venir passer une journée avec lui avant de quitter Gênes, et cette journée, passée avec un homme qui possédait tous les genres d'instruction, est une des plus agréables dont j'aie gardé souvenir.

Je ne sortis pas de Gênes sans avoir visité le théâtre. Malheureusement pour moi, l'Opéra était alors fermé, et la scène était occupée par des acteurs de comédie et de drame; il fallut bien s'en contenter. Je leur vis représenter les Victimes cloîtrées, de Monvel. Cette pièce, qui attirait la foule, produisait un grand effet. Peut-être l'eussé-je été revoir, si je ne fusse parti le lendemain.

Le hasard, qui m'a quelquefois bien servi, me fit rencontrer parmi les trois voyageurs que le voiturin me donna pour camarades M. Bouchard, ce même officier qui était avec moi sur la Sensible. Sa compagnie me fut d'une grande ressource; il aimait comme moi à marcher, nous prîmes souvent ce plaisir à travers les montagnes. Nos courses n'étaient pas très-silencieuses.

     La dispute est d'un grand secours;
     Sans elle on dormirait toujours,

dit le bonhomme. La dispute ou la discussion nous abrégeait parfois le chemin. Mais si par hasard je le faisais seul, alors, suivant mon habitude, je me mettais à rêver, et même à rimer.

C'est dans une de ces heures d'isolement, je m'en souviens, que j'essayai pour la première fois de faire une fable. Le croira-t-on? je n'en pus venir à bout: le sujet, l'affabulation, j'avais tout cela dans la tête, sur le papier même; n'importe. «Je ne ferai jamais de fable, je le vois bien», dis-je en jetant le manche après la cognée. J'avais tort; il ne faut désespérer de rien. Je n'ai jamais pu réussir, il est vrai, quoique j'y sois vingt fois revenu, à mettre en vers le sujet en question; il figure encore dans sa nudité primitive au livret, je n'ose pas dire Album, où depuis plus de quarante ans je jette ce qui me passe par la tête sans se rattacher précisément à rien, sac à tous grains, qui tous n'ont pas été stériles, et que j'ai porté avec moi, soit en France, soit hors de France, dans tous mes voyages: je n'ai pu réussir, dis-je, à mettre en vers ce maudit sujet. Mais depuis cette inutile tentative, combien de fables n'ai-je pas composées? À celles que j'ai publiées, si j'ajoute celles que je pourrais publier, ma pacotille serait presque aussi volumineuse que celle du plus fécond des fabulistes. Ce genre de composition est celui pour lequel je me sens aujourd'hui le plus de goût, sinon le plus d'aptitude. Il remplit tous les momens qui autrement seraient nuls dans ma vie littéraire, qui est plus que jamais ma vie; il convertit en momens utiles, délicieux même, pour moi s'entend, ceux que je perdrais en promenades oisives, et ceux que mes insomnies livreraient à des rêveries pires que de mauvais rêves.

Cette manière d'exposer, de discuter, de démontrer une vérité n'a pas moins de charme pour ma raison que pour mon esprit, que pour mon imagination, charme qui s'accroît tous les jours à un âge où l'on connaît le prix du temps, et qui me rend de plus en plus friand de plaisirs utiles. Et quel plaisir plus utile que celui dont Socrate, à soixante et dix ans, voulut se faire une occupation! que celui auquel il voulut consacrer les trente jours qui lui restaient à vivre entre le moment où il fut condamné à boire la ciguë et le moment où il la but! Les Dieux, disait-il, lui conseillaient d'employer ce terrible entr'acte à mettre en vers les fables d'Ésope[14]. Pour un philosophe, une bonne fable peut être une bonne action. La circonstance qui me ramena à faire des fables est assez singulière. Je croyais avoir un tort à reprocher à un homme qui, doué de beaucoup d'esprit, n'est pas tout-à-fait dépourvu de malice, le tort d'avoir lancé un sarcasme assez vif contre des personnes qui m'étaient chères. Du besoin de lui riposter, mais à la sourdine, me vint l'idée d'une fable, et puis d'une autre. Mais une épigramme en portefeuille n'est qu'une épée dans le fourreau, qu'une épingle sur la pelotte. Mon homme était propriétaire d'un journal de la direction duquel il se reposait sur un littérateur que je voyais souvent. Comme celui-là me demandait souvent des vers pour sa feuille, je lui donnai ces fables, qui lui avaient plu, et où il ne pouvait voir aucune intention hostile. Elles furent goûtées non seulement du public, mais aussi du particulier à qui elles faisaient allusion, et qui trouva même assez piquant qu'on l'eût attaqué sur son propre terrain, avec ses propres armes, espiéglerie qui amena notre réconciliation.

Ce succès m'affriola. Les objets dès lors se présentèrent à moi sous un nouveau rapport. Tout devint pour moi sujet de fables. Je m'habituai à tout traduire en fables; bref, me voilà fabuliste.

Au bout de quelques années, mon recueil s'était assez considérablement grossi. Je ne songeais pas cependant à le livrer à l'impression, quand une circonstance non moins singulière que l'autre m'y détermina presque malgré moi.

Plusieurs hommes de lettres, au nombre desquels était Chénier, m'avaient engagé à publier ces fables qui, lues en partie à l'Institut, avaient été entendues avec faveur. Néanmoins j'avais toujours ajourné la chose, quand Millevoye[15], de retour d'un voyage qu'il avait fait en Picardie, vient me demander à déjeuner. Il ramenait de là un cheval charmant.

J'aimais passionnément les chevaux; j'en avais trois, trois et demi même dans mon écurie; je dis et demi, parce que dans le nombre il s'en trouvait un moitié moins gros qu'un cheval de taille commune, un cheval corse, sur lequel mon fils Louis, qui alors avait à peine demi-taille d'homme, faisait son apprentissage d'équitation, cours d'enseignement mutuel, où ces deux écoliers apprenaient à trotter, l'un dessus l'autre dessous, et s'instruisaient l'un portant l'autre.

Millevoye aussi aimait beaucoup les chevaux, plus même que sa fortune ne le lui permettait. Il en achetait souvent. Mais s'apercevant presque aussitôt qu'il ne lui était pas moins difficile de les entretenir que de s'entretenir lui-même, il les revendait souvent aussi. Il s'était déjà débarrassé sur moi d'un de ses commensaux.

Cheval de race, cheval quasi-arabe, ainsi que l'attestaient, indépendamment de la perfection de ses formes, la direction de sa queue et la mobilité de ses oreilles, et provenant d'un haras impérial, son nouveau cheval était vraiment remarquable. Sa beauté me frappa. J'en fis mes complimens à son maître, qui les reçut comme on reçoit des complimens sur une maîtresse dont on ne se séparera jamais.

Après s'en être fait honneur quelque temps, s'apercevant cependant que l'écurie affamait encore la salle à manger, et résolu à se débarrasser aussi de cet hôte qui le rongeait, Millevoye songea encore à se tirer d'affaire par mon aide, et à placer son cheval chez moi par amitié pour nous deux, c'est-à-dire pour son cheval et pour moi. «Mais quel rapport, me dira-t-on, y a-t-il entre ce cheval et vos fables?—Patience.»

Millevoye, qui venait me voir plus fréquemment que d'ordinaire, et qui ne venait plus qu'à cheval, avait grand soin en entrant dans la cour de faire piaffer sa monture; et si le bruit ne m'avait pas attiré à la fenêtre, il me priait discrètement de venir juger par moi-même s'il était vrai, comme le prétendait mon cocher, qu'il y eût place pour son arabe avec mes normands dans l'écurie. Je descendais pour en juger, et je ne remontais pas sans lui répéter: «Millevoye, vous avez là un joli cheval.—Évitez-moi donc, me dit-il un jour, évitez-moi la peine de le mettre au cabriolet.—Au cabriolet! ce serait un meurtre.—N'ayant qu'un cheval, il faudra pourtant m'y résoudre.—Quel dommage!—Vous n'avez pas de cheval de selle, vous; vous montez vos chevaux de trait. Voilà ce qu'il vous faudrait. Cinquante louis, et vous seriez monté comme un prince, monté comme Murat.—Cinquante louis!—Cinquante louis, et ce cheval est à vous.—Ce cheval les vaut bien.—Il vaut quinze cents francs.—Mais je n'ai pas cinquante louis à mettre à une fantaisie. Et puis un cheval de plus dans mon écurie! il n'y en a déjà que trop!—Expliquons-nous. Je ne veux pas mettre dans votre écurie un cheval de plus. Je sais trop ce qu'un cheval coûte à nourrir. Si nous nous arrangions, je vous débarrasserais de votre cheval à deux fins, de celui que vous mettez à la selle et au cabriolet.—Vous le prendriez dans le marché?—Oui, dans le marché. Donnez-moi cinquante louis, plus votre normand, et mon arabe est à vous.—Mais ce normand me coûte trente-cinq louis.—Mon arabe m'en coûte soixante et dix, et je vous le donne pour cinquante.—Cinquante, plus trente-cinq que me coûte mon normand.—Ne parlons pas de ce qu'il coûte, mais de ce qu'il vaut.—Je vous le répète, je n'ai pas cinquante louis à dépenser pour un caprice.—Vous les avez.—Vous voulez rire.—Pas du tout.—Connaissez-vous mieux mes affaires que moi?—Peut-être.—Et ces cinquante louis où sont-ils?—Dans votre portefeuille.—Dans mon portefeuille! Le croyez-vous rempli de traites, de lettres de change? Il n'y a là que des griffonnages, des ébauches, des brouillons de chansons, de contes, de fables.—De fables, c'est cela.—Et où en voulez-vous venir?—Donnez-moi cinquante fables, je vous débarrasse de votre normand, en échange duquel je vous laisse mon arabe.» Et tout en disant cela il faisait passer et repasser devant moi son arabe, qui jamais ne m'avait paru si parfait.—Millevoye, venez cherchez mes fables.»

Millevoye fait mettre sur le normand la selle de l'arabe, et part au trot avec le manuscrit. Il traita dès le jour même du cheval avec un maquignon, qui le revendit, et des fables avec un libraire qui les publia, mais avec une vingtaine d'autres, mais avec une préface et des notes, qu'il se fit livrer gratuitement, et dans mon intérêt, pour donner, disait-il, à notre volume un embonpoint honnête. On ne connaissait pas encore l'art de spéculer sur le vide, et de donner à un livre un honnête embonpoint, en y multipliant les blancs, industrie qui ressemble fort à celle des cabaretiers qui baptisent leur vin avec de l'eau qu'ils font payer pour du vin aux consommateurs.

En résumé, le libraire fut assez content de son marché, et Millevoye du sien. Quant à moi, me promenant tous les jours sur le produit de mes fables, et tous les jours à califourchon sur mes idées, je n'ai pas eu un seul regret à cette affaire, où j'ai été moins dupe que personne. Si je n'en ai pas retiré beaucoup de gloire, du moins en ai-je retiré beaucoup de plaisir, indépendamment de celui que j'avais eu à fabriquer la monnaie dont j'avais payé mon cheval. Et ce cheval, qu'est-il devenu? je ne sais, ni ne veux le savoir. C'est un des amis que j'avais laissé en France en 1816, quand une seconde restauration vint nous rendre le bonheur; et je ne l'y ai pas retrouvé à mon retour d'exil en 1820.

Mais reprenons la route de Turin. C'est dans un bois de pins, non loin d'Alexandrie, que je tentai l'essai qui donne lieu à cette digression. Las de mes efforts inutiles, je tournai vers un autre objet la direction de mes idées, et je composai, sur je ne sais quel air, et à je ne sais quel propos, la romance suivante:

LE DÉSERTEUR.

     Je reviens, je suis de retour,
     J'ai brisé ma chaîne importune.
     Ambition, grandeur, fortune,
     J'immole tout à notre amour.
     Oui, Sophie, et tu peux, m'en croire,
     Quand je revole entre tes bras,
     Ton bonheur ne me coûte pas
     Ce que t'aurait coûté ma gloire.

II.

     Déjà le chagrin m'a quitté;
     Mes pleurs retrouvent un passage,
     Et l'espoir, au riant visage,
     M'a rendu sa sérénité.
     Sous mille formes, le reproche
     Ne se présente plus à moi.
     Chaque pas m'éloignait de toi;
     Chaque pas enfin m'en rapproche.

III.

     Ah! quand pourrai-je retrouver,
     Sur ta bouche amoureuse et tendre.
     Ce bonheur que je viens te rendre
     Et que nous saurons conserver?
     Sous ma bouche qui les dévore
     Je crois sentir couler tes pleurs:
     Ce ne sont plus ceux des malheurs:
     Ah! laisse-les couler encore!

IV.

     Pleurs de reproche et de plaisir,
     Baignez les yeux de mon amie;
     Baignez ma paupière attendrie,
     Pleurs de joie et de repentir;
     Et tous deux, après tant d'alarmes,
     Rendons encor grâce à l'amour.
     Heureux ceux à qui le retour
     Ne doit pas coûter d'autres larmes!

Sortant de ce bois, comme je traversais la plaine où serpente la Bormida, théâtre de gloire que deux ans plus tard consacra la victoire de Marengo, passe une voiture de poste: dedans étaient plusieurs militaires. L'un d'eux, en me saluant, m'appelle par mon nom. Je cours à la portière, je reconnais le général Brune[16]. Sa position s'était bien améliorée depuis notre dernière rencontre. Après avoir remplacé Masséna dans le commandement d'une division, il avait été nommé général en chef de l'armée d'Helvétie et puis de l'armée de Lombardie: aussi n'avait-il plus cet air modeste que j'avais d'abord admiré en lui: son visage rayonnait de satisfaction, de prospérité et de vanité peut-être.

«Eh bien! me dit-il d'un ton goguenard, vous avez donc laissé prendre votre frégate?—Moi! général, qu'y pouvais-je?—Vous, je veux dire le capitaine.—Le capitaine a eu affaire à plus fort que lui: son équipage était détestable.—Soit; mais il s'est rendu.—Il a été pris.—Et Baraguey-d'Hilliers a permis cela!—Baraguey-d'Hilliers n'avait pas d'ordres à donner sur le vaisseau; il n'y était que passager comme moi.—Il pouvait donner l'ordre de faire sauter le vaisseau: le bel exemple pour nos marins!—Il est heureux, général, qu'il vous ait réservé l'honneur de donner cet exemple-là, et en mon absence.»

Sur ce, il se mit à rire, et me faisant un salut plein de grâce et de dignité, il continua sa route.

Ce propos justifia mes conjectures sur le préjudice que les ennemis de Baraguey-d'Hilliers pouvaient lui porter en altérant les faits. Dès lors sa position et celle de Bourdé, sur qui la responsabilité de l'événement tombait bien plus directement, commença fort à m'inquiéter. L'orgueil des gouvernemens, en pareil cas, n'est que trop porté à changer le malheur en crime. Je crus donc qu'il était de mon devoir, non seulement d'ami mais d'honnête homme, d'éclairer le gouvernement sur des faits qui s'étaient passés sous mes yeux, et de prévenir par un récit véridique les rapports mensongers qu'on pourrait lui faire de l'action dans laquelle notre frégate avait succombé. En conséquence, je rédigeai dans ma tête, sur cet événement, une lettre qu'à mon arrivée à Turin j'adressai au citoyen Talleyrand, le seul des ministres républicains avec lequel j'eusse quelque rapport[17].

Je comptais ne passer que vingt-quatre heures à Turin; telle était la convention faite avec notre Automédon, mais il ne la tint pas. Pour le voiturin, en Italie, les voyageurs ne sont qu'un objet de commerce: il en trafique comme un habitué de paroisse trafique de ses messes; le nôtre nous vendit à un spéculateur de son espèce qui retournait à Lyon, et se chargea de son marché tout en prenant ses aises.

J'employai les trois jours que dura cette négociation à parcourir la ville et ses environs. Je n'oubliai pas le spectacle, comme on pense. À Turin, pour le moment, il n'y avait pas plus d'opéra qu'à Gênes, mais le théâtre était occupé du moins par une troupe tragique assez bonne. Grâce à l'obligeance du citoyen Cicognara, ambassadeur de la république cisalpine, dans la loge duquel je trouvai une place, j'assistai à une représentation de la Mérope d'Alfiéri. Cette tragédie ne fut pas mal jouée. J'eus souvent occasion d'applaudir les acteurs, et je n'aurais pas la moindre occasion d'en gloser, si au dénoûment, qui se passe sur la scène, on n'avait pas introduit une vache de carton ou d'osier,

Qui de fleurs couronnée,

se plaça entre Mérope et Polyphonie dans le temple où

L'autel étincelait des flambeaux d'hyménée.

Admirable dans le récit de Voltaire, cette catastrophe mise en action n'était que risible.

Pour rentrer en France, je traversai encore une fois le Mont-Cénis, vieille connaissance à qui l'été avait donné une nouvelle physionomie. Les montagnes, le plateau, les vallées, tout avait changé d'aspect sur ces sommets reconquis par le printemps; la verdure y remplaçait la glace qui s'écoulait en cascades bruyantes; les pentes des rochers et leurs cimes étaient revêtues et couronnées de rhododendrons à fleurs roses, sous lesquels disparaissait leur aridité. Rien de plus riant que ces sites naguère si âpres. Cette plaine que j'avais vue recouverte de neige dans son immense étendue, et du sein de laquelle s'élevaient aujourd'hui des fleurs d'un éclat et d'un parfum admirables, un ciel plus doux en avait fait une prairie délicieuse, une prairie qui se déployait autour d'un lac dont nul indice ne m'avait antérieurement révélé l'existence, vaste miroir créé là comme par enchantement pour réfléchir dans ses eaux limpides l'azur d'un ciel dont aucun nuage n'altérait la pureté. Quel plaisir j'éprouvais, en foulant ces moelleux tapis, à reporter mes regards vers le même horizon qui les avait tant attristés! quel plaisir j'avais à respirer l'air suave et léger qui régnait dans ces régions où je me sentais plus léger moi-même, et que je ne croyais pas pouvoir traverser assez lentement, moi qui deux fois avais cru ne pas pouvoir les traverser assez vite!

Ces sensations si douces, nées des tableaux que la nature développait sous mes yeux et de ceux que me représentaient mes souvenirs, je les éprouvai aussi en traversant la Savoie; rajeunie par la belle saison, la verdure des sapins me semblait presque aussi gaie que celle des tilleuls; je ne trouvais plus que le frais là où je n'avais trouvé que le froid, et tandis que partout ailleurs l'été desséchait, dévorait tout, je jouissais doublement du printemps dans ces lieux où je n'avais jusqu'alors rencontré que l'hiver. Bramant, qui m'avait tant effrayé, me souriait presque; Aiguebelle enfin justifiait son nom par la pureté de ses eaux: je ne crois pas être monté une seule fois en voiture depuis Suze jusqu'à Chambéri.

De cette ville où nous couchâmes, j'allai faire un pèlerinage aux Charmettes, séjour assez maussade, dont l'amour fit un paradis. Comme l'intérêt qui m'y conduisait est moins fécond en illusion que celui qui y retint Jean-Jacques, je vis cette bicoque avec plus de curiosité que d'admiration; et j'en partis persuadé que c'est moins aux beautés qui leur sont propres qu'à nos propres affections que tant d'habitations doivent leur charme.

Là comme à l'ermitage de Montmorency, là comme dans tous les lieux où résida un homme illustre, chacun se croit obligé d'exprimer en vers ou en prose les sentimens dont il est saisi. Dans le salon, le parquet de la glace est chargé de tributs de cette espèce exprimant tous la même idée sur le génie de Rousseau, et prouvant tous qu'il en est du génie et de l'esprit comme de l'argent qu'on apprécie très-bien sans le posséder. Moi aussi j'y griffonnai quelques vers, que je n'ai pas tout-à-fait oubliés. Si on conclut de là que c'est par modestie que je ne les transcris pas ici, on se trompe.

Ce n'est qu'après être sorti des Alpes que je commençai à voyager; jusqu'au pont de Beauvoisin je n'avais fait que me promener. Impatient d'arriver, là je montai en voiture. Je ne sais si les chevaux marchaient ou trottaient, mais la route me parut si longue ou leur allure était si lente, que les laissant à l'auberge où nous avions passé la dernière nuit, et m'en remettant au conducteur du soin de mon bagage, je repris ma course à pied vers Lyon où j'arrivai bien avant lui, quoiqu'il me restât un assez long bout de chemin à faire et que la chaleur fût grande; mais qu'était-ce comparativement à la chaleur de Malte!

Je restai à Lyon peu de jours que je passai avec la famille au milieu de laquelle j'avais achevé mes Vénitiens. J'y serais resté plus long-temps, si elle eût été entièrement réunie. Cette famille, incomplète pour moi, s'était pourtant augmentée par la naissance de cette petite fille que j'avais nommée Blanche, par pressentiment: jamais pressentiment ne fut mieux justifié.

Je me remis bientôt en route pour Paris où j'arrivai vers la fin de juillet: le bonheur que j'y retrouvai ne me permit pas de songer à la fortune avec laquelle je venais de faire divorce.

CHAPITRE IV.

Retour à mes vieilles habitudes.—Je mets de l'ordre dans mes affaires.—Comptes rendus.—Lycée Thélusson.—Guyot des Herbiers.—Sur plusieurs satiriques.—Baour de Lormian.—Joseph Despaze.—Victor Campagne—Chénier.—Encore Beaumarchais.—Sa maison.—Sébastien Mercier.

Rendu à mes goûts, je repris mon train de vie ordinaire. Partagé entre les plaisirs du coeur et les plaisirs de l'esprit, courant de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, mais toujours à pied, rêvant, lisant, croyant travailler même, et au fait ne faisant rien, car mon habitude alors n'était pas de mener plusieurs ouvrages de front; bien plus, je ne me mettais sérieusement à un nouvel ouvrage que lorsque la destinée de celui que je venais de finir était déterminément fixée par la représentation.

Me séparer de l'expédition, c'était renoncer à six mille francs de traitement qui m'avaient été attribués par le gouvernement. Je m'en inquiétai peu; je ne perdais à cela que l'aisance, mais je retrouvais par-là ce que l'aisance ne pouvait pas me donner. Assuré du nécessaire par le revenu qui me restait, et surtout par la modicité de mes besoins, je me ressaisissais de mon indépendance: il y avait plus que compensation.

Il faut pourtant mettre de l'ordre dans ses affaires: abandonnant mon revenu tout entier pour la dépense commune, je ne me réservai pour ma dépense particulière qu'une centaine de louis que j'avais mis de côté pour parer aux besoins imprévus dans le cours de mon voyage. C'était mon argent mignon. Ce trésor n'était pas inépuisable. Qu'imaginai-je pour m'en avertir?

À chaque emprunt que je lui faisais, je remplaçais par un petit morceau de papier chacune des pièces qui passait de ma caisse dans ma bourse et de ma bourse je ne sais où. Comme celui de l'État, ce papier-là ne valait pas tout-à-fait ce qu'il représentait. Il se multiplia tant et tant dans cette caisse, où j'avais puisé sans y regarder, qu'un beau jour le vent venant à souffler comme j'y regardais, tous ces papillons s'envolèrent et s'éparpillèrent comme avaient fait les louis dont ils tenaient la place, et me prouvèrent que la dépense avait été égale à la recette. C'est la seule fois que je me sois rendu mes comptes.

La société tendait de plus en plus à sortir de la barbarie où le règne de la démagogie l'avait plongée. Parmi les plaisirs qu'ils recherchaient, soit par goût, soit par ton, les nouveaux riches commençaient à admettre ceux de l'esprit. Des spéculateurs s'empressèrent d'exploiter cette fantaisie ou cette prétention, et formèrent par souscription, à l'hôtel de Thélusson, sous le titre de Lycée, un établissement où l'on se réunissait à jour fixe pour entendre des lectures faites par les danseurs à la mode, et puis danser avec les auteurs à la mode aussi.

Pour ajouter à l'intérêt de ces réunions, ces spéculateurs avaient imaginé de donner tous les mois un prix d'une certaine valeur à l'auteur de la meilleure des pièces de vers qui sortirait d'un concours ouvert à cet effet, prix qu'adjugerait un jury formé de quatre littérateurs, lesquels, comme de raison, ne pourraient concourir. Ces littérateurs, de plus, devaient publier tous les mois un recueil où ces pièces seraient insérées, et dans lequel ils rendraient compte des principaux ouvrages qui auraient paru pendant cette période. Les produits de sa vente devaient appartenir aux fondateurs du Lycée; mais on assurait à ses rédacteurs un traitement de 1200 francs: c'était presque celui d'un membre de l'Institut.

On me proposa de faire ma partie dans ce quatuor où j'aurais pour co-concertans Legouvé, Laya et Vigée. Cette association me plaisait; ce travail ne me déplaisait pas. J'acceptai.

Ces fonctions m'exposèrent, ainsi que mes associés, à de singulières attaques. Mais si elles me mirent en rapport avec quelques individus fort ridicules, aussi me firent-elles connaître des hommes non moins estimables par la solidité de leur caractère que par le charme de leur esprit, et entre autres Emmanuel Dupaty, qui depuis trente-six ans n'a pas démenti un seul moment l'idée que je me formai de lui dès notre première rencontre.

Au premier rang des originaux qui apportèrent leur contribution à nos séances, je dois mettre l'avocat Guyot des Herbiers, poëte qui fut pour les chats ce qu'Homère fut pour les rats. À sa physionomie singulière, à son habit noir et râpé, on eût dit M. Desmazures sous le costume de l'avocat patelin. Ce n'est pas seulement par ces dehors qu'il divertissait nos auditeurs. Ses compositions facétieuses et son débit plus facétieux encore, auraient suffi pour forcer les plus graves à rire. On ne se serait pas imaginé qu'un pareil homme pût jamais concourir à une oeuvre sérieuse et être appelé à siéger parmi nos législateurs. C'est pourtant ce qui est arrivé. En 1798, il fut nommé membre du conseil des cinq-cents où il se signala par son esprit conciliateur, et fit tout ce qu'il put pour calmer les divisions qui agitaient la législature. Mais son éloquence n'y put réussir. Sa prose n'y trouva pas d'auditeurs; il n'y fit que de la bouillie pour les chats.

Notre comité avait presque l'importance de l'Académie française. Aussi, comme elle, étions-nous assaillis de sollicitations avant l'adjudication des prix, et d'injures après. Étant tous solidaires des torts communs, il m'arriva plus d'une fois, ainsi que cela m'arrive encore, de porter la peine d'une opinion que j'avais combattue ou qui m'était tout-à-fait étrangère. Je ne sais quel neveu de M. Borde de Lyon, traducteur d'un poëme érotique intitulé Parapilla, me tança vivement dans un des mille journaux du temps, pour avoir nié la valeur de ce chef-d'oeuvre, moi qui ne l'ai pas même encore lu, et qui me trouvais en pleine mer lorsque l'attentat avait été commis! Je ne fis que rire de cette accusation, et c'est ce que j'aurais dû faire de la plupart de celles qui m'ont été intentées depuis et que j'ai accueillies quelquefois avec un peu moins de philosophie.

Baour de Lormian, qui vers le même temps publia ses premières Satires, eut alors avec moi un tort du même genre: il m'honora d'une mention dans l'un de ses mots, c'est ainsi qu'il les intitulait. J'attribuai cette agression, que je n'avais pas provoquée, à l'humeur belligérante qui semblait le dominer, et je ne crus pas devoir y répondre. Je ne le connaissais pas, mais je connaissais beaucoup Joseph Despaze, homme d'esprit et de talent, venu tout exprès aussi des bords de la Garonne pour faire justice de la littérature parisienne et réduire les réputations à leur plus simple expression: celui-là me traitait avec bienveillance, pas pour mes beaux yeux peut-être, mais n'importe. Un soir que nous attendions à l'orchestre de l'Odéon la première ou la dernière représentation d'un Thémistocle, tragédie d'un autre poëte gascon, car en ce temps la Garonne débordait dans la Seine; comme il parlait de temps en temps à une autre personne qui se trouvait près de nous, je lui en demandai le nom: je ne fus pas peu surpris d'apprendre que c'était Lormian lui-même. La physionomie et les manières de ce satirique ne me semblaient pas d'accord avec le penchant de son esprit; j'y trouvais une expression de bonhomie qui contrastait un peu avec la nature de ses ouvrages.

La conversation étant devenue commune, je ne lui en fis pas mystère. «Bon enfant comme vous l'êtes, lui dis-je, comment se fait-il que vous attaquiez tout le monde?—Parce que tout le inonde m'a attaqué; mes épigrammes ne sont que des ripostes.—Tout le monde! je suis sûr du contraire, pour ce qui me concerne du moins.—Quoi! vous n'avez pas attaqué ma Jérusalem délivrée?—Jamais; et ne prenez pas ceci pour une épigramme, je ne savais pas que vous eussiez traduit la Jérusalem.—De bonne foi?—De bonne foi.—En ce cas, j'ai tort: mais cela peut se réparer.»

Cela en effet se répara. Peu après, dans une édition nouvelle de sa Satire, l'épigramme qu'il m'avait décochée était remplacée par un madrigal, mais le diable n'y perdit rien: les vers en question ne furent pas supprimés: l'auteur, qui ne voulait point les perdre, avait substitué à mon nom un nom de même mesure qui appartenait sans doute à un homme moins innocent que moi envers lui.

À dater de cette rencontre, Lormian, même avant d'être mon confrère à l'Académie où mes voeux et ma voix l'appelèrent, n'a cessé de me donner des preuves de la plus franche amitié: la moins précieuse n'a pas été l'envoi de sa nouvelle édition de cette Jérusalem, qu'il a entièrement refaite, et qui dans son état actuel est pour la littérature italienne ce qu'est le Paradis perdu de Delille pour la littérature anglaise, une lettre de naturalisation française. Ce bel ouvrage, que j'ai lu en Belgique avant mon rappel, est au premier rang des consolations les plus douces qui sont venues me chercher dans mon exil.

Un mot du Thémistocle dont il s'agit ici. C'était une traduction de celui de Métastase. Son auteur, qui se nommait Larnac, en avait fait de nombreuses lectures; d'après l'opinion répandue avant la représentation, c'était un chef-d'oeuvre. Son succès devait rappeler, si ce n'est effacer, les succès les plus brillans de Voltaire. Tel était l'avis même de Saint-Lambert qui, après avoir entendu la lecture de cette tragédie, avait dit à l'auteur: Abeille, faites du miel. C'était lui annoncer un bel avenir. La prédiction ne se réalisa pas. Bien qu'écrit avec talent, le Thémistocle n'a pas réussi, et onc on n'a vu ni miel ni cire de cette abeille rentrée dans sa ruche pour n'en plus sortir.

Mais revenons à Lormian. Il a fait des épigrammes, et c'est un tort; mais encore ces épigrammes plus gaies que méchantes, et qui signalent moins des vices que des ridicules, ne portent-elles guère que sur des objets de littérature, et ne sont-elles que des répliques. Excellent dans ce genre d'escrime, il n'y fut vaincu par personne, pas même par le vieux Le Brun. Ripostant avec une prestesse et une habileté singulière aux bottes que lui portait celui-ci, il l'a blessé plusieurs fois aux grands applaudissemens de la galerie qui estimait plus le talent de cet éternel ferrailleur que sa personne.

Remarquons à cette occasion que le but de ces épigrammes consiste presque toujours à dire de l'homme à qui on les adresse qu'il est un sot, et à le lui dire en vers, devant le public; chose qu'en prose on n'oserait pas se permettre avec lui dans le particulier. La Dunciade de Palissot avait mis à la mode cet échange de civilités. C'est fâcheux pour la littérature. Je crois que cela n'a pas peu contribué à ravaler aux yeux du vulgaire la condition des gens de lettres. Le commun des hommes que blesse leur supériorité s'est hâté de les prendre au mot: n'est-il pas fondé, après tout, à leur refuser l'estime qu'ils ne s'accordent pas entre eux, et à se prévaloir contre eux de leur témoignage réciproque?

J'ai vu avec peine Legouvé s'engager à cette époque dans une guerre de cette espèce avec Fabien Pillet qui l'avait blessé par des critiques non moins modérées quant au fond que quant à la forme. Legouvé eut d'autant plus tort en cela que son talent était peu propre à l'épigramme, genre dans lequel Pillet, excellent homme aussi, s'est fait redouter.

Lormian, à qui l'on ne saurait contester de posséder au plus haut degré le talent de la versification, ne l'a pas appliqué seulement à la satire: ses imitations d'Ossian prouvent qu'à l'exemple de Jean-Baptiste Rousseau, il est supérieur aussi dans le genre lyrique, car les chants d'Ossian ont essentiellement le caractère du dithyrambe. Plus souple que celui de Rousseau, son talent s'est appliqué avec un grand succès encore, non seulement à l'épopée, comme on l'a dit plus haut, mais encore à la tragédie.

Dans sa tragédie de Joseph, où l'on retrouve tout l'éclat de sa versification, Lormian se montre poëte vraiment dramatique. Le rôle de Joseph est plein de noblesse et de magnanimité; celui de Siméon est d'une énergie qui rappelle celle de nos grands maîtres. Mais rien n'égale le charme qu'il a répandu sur le rôle de Benjamin; charme qui se fait si bien sentir encore à la lecture, où il n'est pas fortifié par celui que lui prêtait le jeu et l'accent de l'inimitable actrice qui le remplissait, Mlle Mars.

Cette tragédie abonde en vers heureux. Parmi ceux qu'on applaudissait le plus, il s'en trouvait un pourtant qui me semblait escroquer les bravos. Un détracteur de Joseph trouvant ce fils d'un pâtre impertinent de prétendre s'allier au sang des Pharaons, au sang des demi-dieux du Nil et de l'Euphrate: «Ne le méprisez pas tant, répondait un admirateur de ce ministre; sa noblesse ne le cède en antiquité à celle de qui que ce soit,

L'âge de ses aïeux touche au berceau du monde.»

Les plus beaux vers de la pièce étaient accueillis avec moins d'enthousiasme que celui-là. Si bien tourné qu'il soit, cette faveur ne lui était pas due, parce qu'il ne porte pas sur une pensée juste. Comme on l'analysait dans une société, au lieu d'entrer en discussion j'improvisai en riant les quatre vers suivans, parodie non seulement de ce vers, mais du quatrain où il se trouve encadré:

     Est-il rien de plus sot, est-il rien de plus vil
     Que tous vos demi-dieux de l'Euphrate et du Nil?
     Mais sa noblesse, à lui, n'est pas une chimère;
     Savez-vous qu'il descend de notre premier père?

Le trait fit rire; un journaliste le recueillit et le publia: Lormian en rit probablement aussi; et ce qu'il y a de certain, c'est qu'il justifia cette critique en supprimant le vers auquel ceux-ci faisaient allusion.

Un bon esprit seul était capable de ce sacrifice; un poëte habitué à faire des vers irréprochables pouvait seul retirer de son ouvrage un vers applaudi à tort, mais enfin applaudi.

Joseph Despaze, émule de Lormian dans la satire, avait un genre d'esprit plus sévère, plus caustique, et, tranchons le mot, plus dur que celui de son ami: c'était moins Horace et Boileau dont il avait fait ses modèles, que Juvénal et Gilbert; il déchirait les gens quand Lormian ne faisait que les égratigner. Plusieurs conservent encore les stigmates des blessures qu'il leur a faites. Cruel dans sa justice, à plus forte raison l'était-il dans ses injustices. Au reste, s'il était offensif, il était brave; et très-différent de ces gens qui se cachent pour frapper ou après avoir frappé, il n'a jamais cherché à se soustraire aux conséquences de ses agressions, et rendait volontiers raison à ceux qui voulaient répondre avec les armes aux atteintes que leur avait portées sa plume. Il n'entrait en explication qu'après le combat: moins fier, il eût évité la balle qui lui traversa la cuisse, et qui lui fut adressée par le peintre Dubos.

Ce n'était pas à celui-là, mais à un peintre nommé Dabos que s'adressait le trait qui provoqua ce duel. L'imprimeur, en substituant un U à un A, avait seul constitué le satirique en tort vis-à-vis de Dubos qui entendait peu la plaisanterie[18]. Un mot eût expliqué la chose, un mot eût prévenu le duel. Mais ce n'est qu'après avoir essuyé le feu de son adversaire que Despaze a voulu dire ce mot qui pouvait lui attirer un duel nouveau. Despaze a survécu plusieurs années à cette blessure qui ne l'a pas guéri de son dangereux penchant; il mourut jeune encore à Bordeaux, naturellement, je crois.

À cette époque où les passions révolutionnaires s'agitaient encore, où tant d'ambitions déçues, où tant de ressentimens comprimés fermentaient en secret, la satire était de mode plus que jamais. Un certain Victor Campagne, homme sans talent, en publia plusieurs qui portaient tout à la fois sur les moeurs et sur les lettres. Il n'y respectait ni le sexe, ni l'âge, ni la beauté, ni la gloire, ni la vertu, ni le mérite; il ne cherchait que le scandale, il ne l'obtint même pas: à peine parla-t-on de lui quand il écrivait. Je ne sais pas trop pourquoi son nom s'est trouvé dans mon écritoire.

Il n'en est pas ainsi du nom de Chénier, qui vers le même temps donna aussi quelques satires. Il avait débuté dans ce genre par son épître sur la Calomnie. Le motif le plus généreux fit de lui un poëte satirique: j'ai dit à quelle occasion. C'est à ce sujet surtout qu'on peut dire: facit indignatio versum.

Grave comme l'injure qui la provoquait, comme le ressentiment qui la dictait, réponse à une des plus lâches calomnies qui ait été imprimée même de nos jours, l'épître sur la calomnie se fait remarquer surtout par l'énergie avec laquelle le poëte offensé exprime son indignation: c'est un cri de douleur et de colère qui s'exhale d'un coeur ulcéré. La gaieté ne pouvait se montrer dans un pareil ouvrage. La raillerie même y est âcre et amère. Il n'en est pas ainsi des autres satires de Chénier. Il est difficile de lire celles-là sans rire avec l'auteur qui riait en les composant: le sarcasme y règne moins que la plaisanterie. Depuis Voltaire on n'a rien publié dans ce genre de plus facile et de plus piquant. La dernière surtout, les nouveaux Saints, est un chef-d'oeuvre de gaieté, de malice et de goût. Telles étaient en effet les qualités qui dominaient dans Chénier, de l'aveu de M. de Chateaubriand lui-même dans un discours où pourtant il ne le flattait pas[19].

Ces satires en provoquèrent d'autres; cela devait être. «Oeil pour oeil et dent pour dent», dit la loi de Moïse, loi qui n'est pas tout-à-fait abrogée par celle de l'Évangile; heureux quand elle ne fait couler que des flots d'encre! Aucune de ces réponses n'a survécu à l'époque qui l'a vu naître, aucune, pas même celle de M. Léger[20], homme d'esprit, qui de la condition de professeur à je ne sais quel collége, avait passé à celle de Gille au Vaudeville. Cette guerre civile, non toutefois par les formes, eut un bon résultat, en ce qu'elle ressuscita chez nous le goût des bons vers, et remit en honneur le talent de les faire.

Ceci m'a fait sortir du lycée de Thélusson avec lequel Chénier n'avait aucun rapport. Comme il ne tarda guère à se dissoudre, je ne sais trop par quelle cause, allons faire visite à quelques hommes célèbres avec lesquels les circonstances me remirent ou me mirent en relation.

Beaumarchais était rentré en France, non pas gratuitement, je crois. Il habitait enfin la jolie maison qu'il s'était construite à l'entrée du boulevard Saint-Antoine, retraite où il espérait finir ses jours. Il les y finit en effet, mais moins doucement qu'il ne l'avait imaginé. J'allai l'y visiter de temps à autre, et je ne vis rien qui ne me confirmât dans la première opinion que j'avais prise de lui. Cet homme si terrible quand on l'irritait, était au fait un fort bon homme. Tout aux affections domestiques, adoré de sa famille qu'il adorait, il avait l'air d'un vieux soldat en retraite, d'un vieux soldat qui se repose, bien qu'il soit encore en état de reprendre les armes.

Il ne me parlait jamais de Bonaparte qu'avec enthousiasme. «Ce n'est pas pour l'histoire, c'est pour l'épopée, me disait-il avant la campagne d'Égypte, que travaille ce jeune homme. Il est hors du vraisemblable: dans ses actions comme dans ses conceptions, rien que de merveilleux: quand je lis ses relations, je crois lire un chapitre des Mille et une Nuits

Le général me parut sensible à cet éloge quand je le lui rendis. Il n'était pas sans prévention pourtant contre Beaumarchais. À en juger par un article du Mémorial de Sainte-Hélène, il aurait dit pendant son consulat s'être constamment refusé à employer les talens de cet homme qui était habile en plus d'une chose, comme on sait. Ceci prouve que Bonaparte avait des opinions arrêtées sur Beaumarchais. Mais voyons-y ce qu'il aurait fait et non ce qu'il a fait, car il n'est arrivé au consulat qu'au mois de novembre 1799; et Beaumarchais était mort dans le mois de mai précédent.

Des auteurs alors en réputation, Beaumarchais était celui qui encourageait le plus les jeunes gens. Il avait entendu la lecture de mes Vénitiens, et s'était porté garant de leur réussite: c'était un grand titre à ma reconnaissance; mais dès 1791, il s'y était fait un titre encore plus grand.

Les intérêts politiques ne préoccupaient pas encore les esprits au point qu'on n'accordât plus d'attention aux intérêts de la littérature. On parlait beaucoup alors d'une pièce qui devait faire suite au Mariage de Figaro, suite du Barbier de Séville. Chacun était curieux de connaître la dernière partie de cette trilogie. Beaumarchais en faisait de temps en temps des lectures; mais n'y était pas admis qui voulait. Combien ne fus-je pas flatté d'être invité par lui à celle qui devait avoir lieu pour les acteurs de la troupe du Marais, auxquels il s'était déterminé à donner sa pièce qu'il avait retirée aux sociétaires du Théâtre Français!

Ce n'est pas sans quelque solennité que se fit cette lecture. Dans un grand salon circulaire orné partie en glaces et partie en paysages de la plus grande dimension, et dont la moitié était occupée par des siéges pour placer les auditeurs sur une estrade munie d'un pupitre, s'élevait le fauteuil du lecteur. Là, comme sur un théâtre, il lut, ou plutôt il joua son drame; car c'est jouer que de débiter une pièce en prenant autant d'inflexions de voix différentes qu'il y a de personnages différens dans l'action, car c'est jouer que donner à chacun de ces personnages la pantomime qui doit les caractériser.

Je me rappelle, entre autres, la pantomime qu'il prêtait au rôle de Begearss[21]; elle consistait, quand il s'embarquait dans quelque explication délicate, à porter à son nez à plusieurs reprises, tout en brisant ses phrases, la même prise de tabac; méthode assez conforme aux intérêts d'un homme qui veut se ménager le temps de penser à ce qu'il dit, et qui, pour tromper les autres, prend ses mesures pour ne pas se tromper lui-même. Cette lecture, mêlée de digressions piquantes qu'improvisait Beaumarchais, est la meilleure leçon que pouvaient recevoir les acteurs qui devaient jouer la Mère coupable, et la meilleure représentation qui en ait été donnée: j'en appelle à Baptiste et à mon collègue Lemercier qui s'y trouvaient.

Arrêté en 1792, Beaumarchais eût péri dans les massacres de septembre, sans la générosité d'un de ses ennemis personnels, sans la générosité d'un certain Manuel, alors procureur syndic de la commune de Paris. Cela tient du miracle; mais pouvait-il échapper à la proscription autrement que par un miracle?

C'est pour sa Maison d'Albe qu'un Romain se vit porter sur les tables de Sylla: c'est pour sa maison du boulevard, peut-être, que Beaumarchais se vit porter sur celles des proscripteurs de 1792. Mais n'eût-il pas eu cette maison, il était créancier de l'État; il était aussi créancier de plus d'un homme que sa présence importunait, et qui pouvait profiter de l'occasion pour payer sa dette. Racontons à ce sujet un fait assez piquant et non connu.

Un auteur à qui l'on doit une des meilleures comédies qui n'ait pas été faite par Molière, et que pour son malheur et pour le nôtre la révolution détourna de la culture des lettres, et jeta dans une des factions qui usurpèrent un moment le pouvoir; un auteur qui n'était rien moins qu'à son aise tant qu'il ne fut qu'homme de génie, dans un moment de détresse, avait écrit à Beaumarchais qui prospérait alors, et dont il n'était pas connu, pour le prier de prendre lecture d'une comédie qu'il lui apportait, et de lui prêter vingt-cinq louis qu'il venait chercher par la même occasion. Il attendait dans l'antichambre. On le fait entrer. «Vous êtes un singulier homme, lui dit Beaumarchais, d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant; vous me demandez, à moi qui n'ai pas l'honneur de vous connaître, deux services qu'on ne rend pas toujours aux gens qu'on connaît! Vous me demandez à emprunter vingt-cinq louis, et vous me proposez d'entendre ou de prendre lecture d'une comédie de vous! Savez-vous, Monsieur, que cela demande réflexion? Pour en parler plus à l'aise, dînons ensemble.» Le demandeur, qui sur l'exorde ne s'attendait pas à cette conclusion, accepta le dîner: c'était cela de gagné. Pendant ce dîner qu'assaisonna la conversation la plus spirituelle, Beaumarchais témoigna à son hôte une extrême bienveillance, et lui promit de lire la comédie; néanmoins il le laissa partir sans lui répondre sur l'article de l'emprunt. Le pauvre diable, qui s'était retiré assez déconcerté, ne fut pas peu surpris, en rentrant chez lui, d'y trouver les vingt-cinq louis. Peu de jours après, le prêteur mit le comble à son obligeance en renvoyant à l'emprunteur son manuscrit en marge duquel il avait jeté des observations qui n'étaient pas toutes des critiques.

Quelques années s'étaient écoulées, et l'emprunteur, qui n'avait donné en aucune manière de ses nouvelles au prêteur, était devenu, par la révolution, un personnage important, quand celui-ci crut devoir quitter la France pour sauver sa liberté ou même sa vie. Résolu à se retirer en Amérique, il était venu terminer je ne sais quelle affaire auprès d'un des comités de gouvernement. Comme il en sortait, il rencontre sur l'escalier, qui? son débiteur. L'ordre des choses était interverti. Celui-ci venait dans un bon carrosse, et Beaumarchais était à pied. «Puis-je vous jeter quelque part?» dit-il assez lestement à son créancier. Beaumarchais monte dans la voiture, indique l'endroit où il veut aller; et comme chemin faisant son conducteur lui parlait de tout, excepté des vingt-cinq louis, examinant avec attention la berline dans laquelle il s'établit bien à l'aise: «Vous avez là une belle voiture; vous avez là de beaux chevaux; vous avez là un bel équipage; cela doit bien vous coûter vingt-cinq louis?—Vous voilà, je crois, dans votre chemin», dit l'autre en tirant le cordon, et en s'excusant de ne pouvoir le mener plus loin.

Le caractère de Beaumarchais se composait, comme on le voit, de beaucoup de malice et de beaucoup de générosité: j'en ai déjà donné la preuve dans le premier article où j'ai parlé de lui[22].

Bon pour tout ce qui était bon, rendant à tout ce qui l'aimait affection pour affection, il avait fait graver sur le collier de sa levrette: «Je m'appelle Florette, BEAUMARCHAIS m'appartient.» N'y a-t-il pas là autant de bonhomie que d'esprit?

Je n'ai revu Beaumarchais qu'une seule fois après la lecture des Vénitiens. Il mourut subitement, dans le courant de mai 1799. Il n'avait guère que soixante-huit ans. Sa fille, Mme de La Rue, le fit enterrer dans le jardin de la maison qu'il s'était construite en 1789, tout juste vis-à-vis la Bastille, qu'il eut le plaisir de voir démolir de sa fenêtre. Un mot sur cette maison.

Rassasié de scandales et même de succès, après avoir éprouvé trente ans toutes les rigueurs et toutes les faveurs de la société, avide enfin de jouissances paisibles, dégoûté du monde enfin, c'est au sein même de Paris que Beaumarchais s'était fait un ermitage. Force gens croient de bonne foi avoir renoncé au monde quand, se dispensant de l'aller chercher, ils se bornent à le recevoir. C'est ainsi que Voltaire s'était fait ermite. Mais ne contestons pas au génie ce privilége trop facilement concédé à l'opulence.

Comblé aussi des dons de la fortune, Beaumarchais n'avait rien épargné pour rendre son habitation délicieuse. Distribués avec une intelligence particulière, décorés avec autant de grâce que de magnificence, ses appartemens rappelaient toutefois le goût de l'homme de lettres plus que le luxe du financier. On y voyait quelques dorures, mais c'était autour de vastes tableaux de Verriet et de Robert: ornemens plus dignes, à mon sens, des salons d'un riche que ces insignifiantes étoffes dont on recommence à les habiller. Les bois les plus précieux avaient été employés à la confection des portes et des parquets, et même de l'escalier léger, spacieux et facile de cet édifice qui, très-modeste au dehors, mais très-élégant au dedans, embrassait la moitié d'une cour parfaitement ronde, et dont le centre était occupé par la belle copie du gladiateur combattant qui ornait antérieurement les jardins de l'hôtel Soubise.

Les grands appartemens communiquaient de plain-pied avec un jardin construit en terrasse le long du boulevard; dessiné et planté de manière à dissimuler les bornes du terrain qu'il occupait: rempli d'arbustes et de plantes rares, c'était une vraie corbeille de fleurs au milieu de la capitale. On y avait ménagé avec art des repos, soit sous des voûtes de verdure où l'on oubliait Paris, soit dans de jolies fabriques où on le retrouvait en perspective. D'espace en espace, le promeneur y rencontrait aussi des monumens ingénieux ou touchans. Celui-ci était un temple à Comus, ainsi que l'annonçaient en style macaronique les vers inscrits sur le fronton de l'édifice; celui-là, un temple à Voltaire, à ce génie qui régit encore le monde par ses écrits, comme l'indiquait certaine girouette surmontée d'une plume qui, plantée dans un globe terrestre, le faisait tourner à tout vent; cet autre était un cénotaphe élevé à la mémoire d'un homme rare, d'un juge incorruptible, d'un criminaliste philantrope, d'un vrai magistrat, du président Dupaty.

Au sein de ce bocage que dominaient quelques arbres forestiers, on n'avait pas oublié non plus de creuser un petit lac; mais comme le ridicule se glisse partout, là, par un excès de recherche, au milieu de poissons venus de la Chine, nageaient des grenouilles dérobées à la mare d'Auteuil, et dont les concerts, mêlés aux cris des pierrots attirés par le grain qu'on leur prodiguait, complétaient l'illusion pour quelques badauds, admirateurs passionnés de la nature champêtre dont ils ne connaissent que des parodies.

Ce jardin communiquait au boulevard par une route souterraine où les voitures pouvaient circuler, et dans laquelle on entrait par une large arcade au-dessus de laquelle se lisait cette inscription:

     Ce petit jardin fut planté
     L'an premier de la liberté.

Ô fragilité des choses humaines! Les monumens ne durent pas toujours plus que les institutions. Le jardin de Beaumarchais a disparu comme la liberté de la naissance de laquelle datait la sienne.

Mais, ressuscitée aujourd'hui, cette liberté est sortie de ses ruines. La maison de Beaumarchais sortira-t-elle jamais des siennes? À peine son propriétaire a-t-il joui de l'asile qu'il s'était si dispendieusement préparé.

Sa maison ne lui valut guère que les persécutions qui pendant dix ans se sont attachées aux gens riches.

Installé dans son nouveau domicile en 1791, Beaumarchais fut obligé de l'abandonner en 1792. Dénoncé, incarcéré, pillé, il n'échappa à la mort qu'en se résignant à l'exil; enfin il n'habita tranquillement cet asile, où il vint mourir, que pendant le peu d'années que ses cendres y ont reposé.

Ce riant asile est aujourd'hui au niveau du sol. Des fouilles profondes ont bouleversé les bosquets fleuris. On dirait qu'un torrent a passé par-là; on se tromperait pourtant. Une main bienfaisante a creusé ce lit au canal qui va rejoindre la Seine et ouvre au commerce une communication plus courte avec la capitale. On peut se consoler de cette destruction en songeant que ses débris ont servi à la confection d'un travail commandé par l'utilité publique.

Quelques réflexions cependant sur ces constructions à la durée desquelles les puissans et les riches semblent recommander leur mémoire. Une belle action, une belle page sont des monumens encore plus solides. C'est quand il consacrait à des actes de bienfaisance le produit des ouvrages créés par son génie, que Beaumarchais bâtissait pour la postérité. C'est quand il a composé, sans imiter Molière, les comédies les plus originales qui aient été faites depuis Molière, que Beaumarchais s'assurait l'immortalité. Il aurait pu mettre sur la porte de sa maison, en parlant de tout autre chose que de sa maison: Exegi monumentum ære perennius.

Si Beaumarchais, ainsi que je l'ai dit, ne parlait pas sans admiration de Bonaparte qu'il comprenait, il n'en était pas ainsi de l'abbé Morellet qui ne l'a jamais compris. Les conceptions de ce grand homme n'étaient pour cette tête froide qu'un objet d'étonnement. «Que va faire là-bas, ce fou?» me disait-il à propos de l'expédition d'Égypte. À ces mots qui me semblaient articulés par une tête de bois, je ne sus que répondre. C'est en 1799 que je fis connaissance avec ce philosophe tonsuré, chez M. Roederer.

Je me trouvai là plusieurs fois aussi avec Mercier, l'auteur du Tableau de Paris, Mercier, auteur de tant de drames, Mercier, auteur de certaines théories dont on se moquait beaucoup alors, et que depuis on a mises en pratique, en exagérant leur extravagance. Malgré la confiance avec laquelle il les débitait, il était loin de croire qu'il deviendrait jamais chef d'école. Il ne se formalisait en aucune façon des plaisanteries que lui attirait le développement de ses doctrines; mais loin de se rendre aux argumens dont l'accablaient les défenseurs de notre gloire dramatique: «Si j'étais maître, me disait-il, je ferais bâtir un grand théâtre sur le fronton duquel on lirait en lettres d'or: Ici on ne joue ni Racine, ni Corneille, ni Voltaire. Cette inscription conviendrait tout-à-fait aujourd'hui au Théâtre Français, si elle n'eût pas été terminée par ce trait: Ici on ne joue que Molière. Nos comédiens ordinaires daignent jouer quelquefois encore du Molière, mais c'est de telle manière qu'on ne peut pas trop les accuser de vouloir prolonger son règne.

J'ai beaucoup de traits caractéristiques à raconter sur cet homme chez qui la raison est trop souvent alliée à la bouffonnerie, mais qui avait souvent autant de raison que d'esprit. J'y reviendrai.

CHAPITRE V.

État du Théâtre-Français de 1796 à 1799.—Mme Fleury.—Anecdote.—Les Vénitiens sont mis à l'étude.—La censure.—Quel fut mon défenseur.—La pièce est représentée.—Détails.

Pendant les deux années qui venaient de s'écouler, plusieurs ouvrages remarquables avaient été donnés au Théâtre de la République. Legouvé y avait fait représenter son Quintus Fabius, tragédie dont le fond est tiré d'un drame d'Apostolo Zeno, mais qu'il a fécondé avec une grande habileté, et écrit avec un grand talent.

Le succès de cet ouvrage ayant accru sa réputation et son crédit, quelques sociétaires de l'ancien Théâtre Français qui, fidèles aux murailles de leur temple, exploitaient au faubourg Saint-Germain l'ancien répertoire tragique concurremment avec la troupe dont Talma faisait partie, pensèrent que la circonstance était favorable pour remettre à la scène la Mort d'Abel. À l'exception du bonhomme Vanhove qu'il n'était pas impossible de remplacer dans le père Adam, les acteurs qui avaient établi cette pièce lors de sa nouveauté étaient membres de cette société nouvelle. Saint-Prix, encore dans la force de l'âge, ne demandait qu'à reparaître dans le rôle de Caïn où l'énergie de son talent s'accordait si bien avec sa conformation athlétique; Mlle Raucourt brûlait de dépouiller de la tunique d'Émilie ou du manteau de Phèdre ses formes nobles encore, que le costume d'Ève ne lui ordonnait pas de voiler. En dépit de tant d'intérêts, la pièce ne fut pourtant pas reprise. Et pourquoi cela? vous l'allez savoir.

Nos premiers parens, dit non pas la Genèse, mais Gessner, avaient deux filles, Méhala et Thirza. La première était représentée dans l'origine par Mlle Fleury, actrice qui ne manquait pas de mérite, quoiqu'elle manquât tout-à-fait de grâce. Or Mlle Fleury se refusait absolument à reparaître dans ce rôle, où elle avait eu du succès pourtant. Un soir, après le spectacle, comme je traversais le théâtre déjà vide et qui était à peine éclairé, j'entendis un homme qui pressait assez vivement une dame de se montrer complaisante; instances que la dame repoussait presque brutalement. «Non, Monsieur, cela n'est pas possible, cela n'est pas possible», disait-elle d'un ton très-décidé.

Reconnaissant la voix de Mlle Fleury qui me semblait un peu sortie de ses habitudes, et croyant savoir ce dont il s'agissait, je me retirais à petits pas et à petit bruit. «Venez, venez, me crie Mlle Fleury, protégez-moi contre M. Legouvé qui me tourmente; c'est à n'y pas tenir.—Mademoiselle, un acte de complaisance vous coûte-t-il donc tant aujourd'hui?—Savez-vous ce qu'il exige de moi?—Je le présume.—Voyez si je puis le lui accorder; voyez, Monsieur, je m'en rapporte à vous.—Permettez-moi de me retirer.—Monsieur veut que je reprenne le rôle de Méhala.—Ce n'est que cela! pourquoi vous y refuser? vous y montrez tant de talent.—Soit. Mais j'y montre aussi mes jambes et mes genoux.—Ainsi le veut le costume du rôle.—Je ne suis pas bégueule, on le sait; mais je vous le demande, une femme peut-elle aimer à montrer ses genoux et ses jambes, quand elle a les jambes et les genoux tournés comme cela?—Je suis obligé d'en convenir, et ce n'est pas par galanterie, dis-je à Legouvé, mais il faut se rendre à l'évidence; Mademoiselle a raison.» La Mort d'Abel ne fut pas jouée.

Lemercier cependant s'avançait à grands pas dans la carrière où il était entré dès son adolescence. Il avait fait jouer successivement le Lévite d'Ephraïm, tragédie où l'ingratitude du sujet est rachetée par de nombreuses beautés de détails; le Tartufe révolutionnaire, comédie dont le but est indiqué par le titre, et où se trouve entre autres une scène originale qui a fait sur un autre théâtre la fortune d'une pièce un peu moins grave, M. Vautour, ou le Propriétaire sous le scellé; et ces succès étaient couronnés par celui d'Agamemnon, ouvrage où il a fondu avec tant d'habileté les beautés éparses dans Eschyle, dans Sénèque et dans Alfiéri, composant de ces diverses richesses, liées à celles qui lui sont propres, un ensemble pareil à cet airain de Corinthe, métal formé de la réunion des métaux les plus précieux.

Ce dernier ouvrage surtout avait excité un enthousiasme universel: l'éclat de ce succès éclipsait tous les nôtres. Il ne me découragea pas cependant. Je pensais qu'on pouvait émouvoir le public par des moyens différens, et je n'en fus que plus impatient de faire représenter mes Vénitiens.

Mon tour était venu. Les acteurs se mirent à l'étude avec un zèle que je n'ai pas toujours retrouvé depuis dans des sujets qui leur sont fort inférieurs en talent. Le directeur, ce n'était plus ce pauvre Gaillard, faisait faire les décorations et les costumes d'après des dessins que mes amis Percier et Fontaine m'avaient fournis: dessins conformes aux modes et au style du pays et de l'époque. L'ouvrage était su, les accessoires étaient prêts, le jour de la première représentation était fixé au lendemain; on commençait la répétition générale, quand la police fait demander communication de la pièce.

Je n'ai jamais cherché le scandale; je ne prends pas cette espèce de bruit pour de la gloire. Au lieu de courir après les allusions, je les évite, à moins qu'elles ne sortent si naturellement du fond de mon sujet que je ne puisse les écarter sans lui faire perdre de sa physionomie. Certain d'avoir traité le sujet de ma tragédie d'après ce principe, je n'avais nul motif pour redouter un examen impartial; je refusai néanmoins mon manuscrit à l'exigence du ministère; voici ma raison:

La censure n'était point autorisée. La loi rendait bien l'auteur responsable du désordre excité par la représentation de son ouvrage, ce qui m'embarrassait peu; mais elle portait de plus que l'administrateur du théâtre dans lequel le désordre aurait lieu en serait aussi responsable, et celui-ci s'en embarrassait fort.

«L'approbation de la police, disait-il, le mettrait à couvert de tout risque. Assuré que vous êtes de ne donner lieu à aucune censure, ne vous opposez pas à ce que je fasse en mon nom la communication demandée; c'est à votre insu que cela sera censé s'être fait: votre dignité d'auteur ne serait pas compromise par cette démarche qui donnerait toute sécurité au directeur.

—Faites ce que vous voudrez, lui répondis-je; mais souvenez-vous bien que je ne me soumettrai à aucun changement prescrit par un abus d'autorité.»

La répétition se continue; et quoique dénuée de tout appareil, la pièce produit une vive émotion sur plusieurs personnes qui m'avaient demandé la permission d'assister à cet essai, et entre autres sur les dames de Bellegarde, femmes non moins sensibles que gracieuses, sujets excellens pour ces sortes d'épreuves. «À demain», me disait-on, en m'annonçant un succès infaillible. Au milieu du groupe qui m'escomptait mon ovation, survient le directeur. «Me rapportez-vous ma pièce?—La voilà. Le censeur, ainsi que je vous l'ai dit, s'est conduit le mieux du monde.—Il n'a rien retranché, j'espère?—Presque rien: voyez.»

Que vois-je! Sur la première page, en tête de laquelle était inscrit le visa, était inscrite aussi cette note:

«Observer les coupures indiquées dans la première scène, et quelques autres légers changemens dans le cours de la pièce. Supprimer soigneusement autel, prêtre, et par conséquent la formule du rituel romain pour la célébration des mariages; les institutions religieuses de Venise surtout, relativement aux mariages, étant les mêmes que celles que nous voulons changer parmi nous, et auxquelles tiennent avec tant d'opiniâtreté les prêtres et leurs crédules ou perfides suppôts; il serait scandaleux de présenter sur la scène gravement un pareil spectacle. Ces observations sont de rigueur.»

Le chef de la Ire division,

CORDERANT.

Sans consigner ici tous les vers dont la suppression était exigée, je me bornerai à citer ceux qui suivent, ils suffiront pour faire connaître l'esprit dans lequel s'était exercée cette censure.

     Malheur à tout pouvoir qui croit par l'injustice
     De sa grandeur sanglante assurer l'édifice!
     Il croulera bientôt avec son faible appui,
     Et le sang innocent retombera sur lui.

Enfin, en marge de la scène où le prêtre venait de bénir le mariage de
Blanche et de Capello, était cette note:

«Point de prêtres, point de prêtres! ils sont encore parmi nous, ils nous tourmentent; point de prêtres!»

À ce style d'énergumène, à cette formule de proscription qui prouve que la philosophie aussi a ses fanatiques, les bras me tombèrent de surprise. Bonhomme que j'étais, j'avais cru que la police ne voulait intervenir en ceci que pour s'assurer qu'après la première représentation elle ne serait pas obligée de défendre la seconde; mais reconnaissant que ma condescendance lui avait donné lieu d'exercer son autorité sur la première, je résolus sur-le-champ de réparer ma faute en protestant contre sa décision et en refusant de m'y soumettre.

«Vous voyez, dis-je au directeur, où vous m'avez conduit; il n'est qu'un moyen de me tirer de ce mauvais pas, je le prendrai dans votre intérêt autant que dans le mien. Je ne ferai aucune des suppressions, aucun des changemens prescrits, parce qu'ils ne sont pas commandés par l'intérêt de la tranquillité publique, parce qu'en me soumettant à cette exigence je croirais appeler sur le gouvernement autant de ridicule que d'odieux. Mon ouvrage sera donc joué tel que je l'ai fait, ou ne le sera pas du tout: voilà ce que vous pouvez dire à l'agent de la police avec lequel vous m'avez pu mettre en rapport, mais avec qui je ne serai jamais en contact.» Cela dit, je pris mon manuscrit et je me retirai.

La première représentation des Vénitiens était annoncée pour le lendemain: on fut assez surpris d'apprendre par l'affiche qu'elle était indéfiniment ajournée; et quand on sut pourquoi, on se récria tout d'une voix contre cet acte arbitraire, moins par bienveillance pour moi, à la vérité, que par malveillance contre le gouvernement. Les journalistes réclamèrent et déclamèrent à qui mieux mieux. Il en est un surtout qui porta si loin le zèle dans les semonces qu'il adressa au ministre, et qui tança si vertement à cette occasion le citoyen Le Carlier, des bureaux duquel la défense était partie, qu'il semblait nous avoir fermé toute voie de conciliation: cet officieux défenseur, qui antérieurement à ce fait m'était tout-à-fait inconnu, était le citoyen Duviquet.

Tout fut raccommodé néanmoins par l'entremise de Palissot. Intimement lié avec Treilhard, alors membre du Directoire, il lui fit facilement comprendre le mauvais effet que produisait cette prohibition illégale en elle-même, et de plus fondée sur des motifs aussi misérables que ceux qu'on avait la stupidité d'énoncer. «Voulez-vous, dit assez brutalement Treilhard au ministre de la police, qu'un mariage se fasse à Venise, au dix-septième siècle, comme il se fait à Paris au dix-huitième, par-devant la municipalité?»

L'opposition tomba devant son autorité et la pièce fut jouée sans aucun changement.

L'impression qu'elle produisit, au cinquième acte surtout, fut des plus profondes. Je suis fondé à croire que cela ne tenait pas seulement aux souvenirs que réveillait la catastrophe qui le dénoue, puisque cette impression s'est renouvelée toutes les fois qu'on a remis les Vénitiens au théâtre, et qu'elle n'a pas été moins vive trente ans après la première représentation de cette tragédie que dans sa nouveauté.

L'adresse, ou, si l'on veut, le bonheur avec lequel cet ouvrage est conduit, ne contribua pas moins à ce succès que le fond du sujet. Développées par des combinaisons moins heureuses, les ressources qu'il fournit pouvaient produire un effet tout différent. J'avais au reste si profondément la conscience d'en avoir tiré parti, qu'à la première représentation, à laquelle j'assistai avec une des femmes les plus spirituelles et les meilleures que j'aie connues, avec Mme Hainguerlot, une fois le quatrième acte achevé, comme elle m'exhortait à prendre courage: «Je n'en ai plus besoin, lui dis-je; jusqu'ici le public a été maître de moi; c'est moi qui suis à présent maître du public.»

L'événement prouva que je ne m'étais pas trompé.

Cette pièce, qui paraît peut-être aujourd'hui faite avec quelque timidité, était très-hardie pour l'époque et présentait plus d'une innovation. Jusqu'alors on n'avait guère osé fonder l'intérêt d'une tragédie sur des intérêts de famille débattus entre de simples citoyens. D'après les préjugés régnans, c'était tout au plus la matière d'un drame qu'une action qui n'avait pas pour objet le renversement d'un État, ou l'assassinat d'une tête couronnée, ou des amours, aux vicissitudes desquels les destins d'un empire ne fussent pas attachés.

Le style même de cet ouvrage était une innovation, et ce n'était pas la moins dangereuse de celles que j'osais me permettre. Chénier, poète si estimable sous tant de rapports, avait monté le style tragique à la hauteur du style épique, et le parterre était accoutumé à prendre quelquefois de grands mots pour de grandes idées. C'était s'exposer beaucoup que d'attendre ses effets d'un langage simple, expression naturelle des sentimens communs à tous, et de ne chercher que dans la pensée l'élévation que tant d'auteurs ne cherchent que dans la sonorité des phrases.

En dépit des préjugés et des préventions, les Vénitiens eurent une longue série de représentations. Ils me firent quelque honneur, mais c'est à peu près tout ce qui m'en revint; le produit presque entier de cet ouvrage me fut enlevé par la faillite du directeur. Je ne parlerais pas de ce fait, s'il ne me rappelait un mot d'une impertinence vraiment comique.

Impatienté des mauvaises défaites de ce banqueroutier qui, encaissant tous les soirs l'argent qui me revenait, me répétait sans cesse qu'il n'avait pas d'argent pour me payer, comme je lui disais: «On saura vous en faire trouver.—Qu'on m'en fasse trouver, me répondit-il, on me rendra un grand service.» Ce mot ne serait pas déplacé dans la bouche d'un marquis de l'ancienne cour.

Le jeu des acteurs contribua beaucoup, j'aime à le dire, à l'effet de cette pièce, brillant de toutes les grâces de la jeunesse, Talma y jouait avec une femme qu'il aimait et dont le talent s'accordait merveilleusement avec le caractère du rôle que je lui avais confié. L'illusion dans les scènes où ils se trouvaient ensemble était complète: ce n'étaient plus des sentimens simulés, mais réels.

Baptiste l'aîné fut excellent dans le personnage de Capello.

Pour complément de succès, l'ouvrage fut parodié sur plusieurs théâtres, et parodié même sur celui du Vaudeville par Barré et Radet, que je voyais habituellement soit chez des amis communs, soit dans des pique-niques. Ils se disaient mes amis. C'était la troisième preuve d'amitié de ce genre qu'ils me donnaient: je ne les en aimai pas davantage.

CHAPITRE VI.

Et moi aussi j'ai un Sosie.—Son histoire.—Kosciusko.

Avant de clore l'article des Vénitiens, racontons une anecdote qui s'y rattache.

Pendant que cet ouvrage était en plein succès, je me trouvai à dîner chez Mme Hainguerlot avec le citoyen Duviquet, qui venait de se déclarer si obligeamment, si inopinément mon champion. Je lui devais des remercîmens: je les lui fis. «Ce n'est pas la première fois, me dit-il gracieusement en s'asseyant auprès de moi, que j'ai le plaisir de dîner avec vous.—C'est très-certainement la première fois, ou ma mémoire me servirait bien mal.—Il est pourtant certain que j'ai dîné hier avec M. Arnault.—Où cela, s'il vous plaît?—À la campagne, à Olinville.—Je ne suis jamais allé à Olinville; et chez qui?—Chez M. Bastide.—Je n'ai jamais vu M. Bastide.—N'est-ce pas vous qui avez fait Marius?—C'est moi qui ai fait_ Marius_.—Ne vous appelez-vous pas Arnault?—Je m'appelle Arnault.—Hier, je le répète, j'ai dîné à Olinville, chez M. Bastide, avec M. Arnault, auteur de Marius.—Expliquez-moi cette énigme, je vous prie.—Pressé depuis long-temps par le propriétaire du château d'Olinville d'y venir passer quelques heures, je me déterminai hier à y aller. «Vous venez fort à propos, me dit-il à mon arrivée. Nous avons ici bonne compagnie; des bons vivans, et des gens d'esprit (c'est M. Duviquet qui parle). Nous avons même un auteur tragique, l'auteur de Marius.—L'auteur de Marius! Je ne serai pas fâché de me trouver avec lui. Je ne l'ai vu qu'en passant; j'aurai plaisir à faire avec lui plus ample connaissance.—Vous serez content de lui, j'en suis sûr. Celui-là ne se fait pas prier pour dire des vers. Il sait sa tragédie par coeur, et vous en débite des tirades dès qu'on le lui demande; avant, pendant, après le dîner, il est toujours prêt. De puis, il chante le vaudeville, et raisonne finances. C'est un homme universel.»

«Un domestique ayant annoncé qu'on était servi, nous passons dans la salle à manger. Chacun placé, je vous cherche des yeux parmi les convives. «Et l'auteur de Marius? dis-je à l'amphitryon auprès duquel j'étais placé.—Ne le voyez-vous pas là-bas? Mais patience, après la soupe, vous l'entendrez.»

«Trouvant à l'auteur de Marius une tout autre figure que la vôtre, je crus qu'il y avait de la mystification sous jeu. Je laissai faire, curieux de savoir qui l'on attrapait. C'est un gaillard de bonne appétit que votre représentant. Pendant le premier service, il ne cessa d'ouvrir la bouche, mais ce ne fut pas pour déclamer. Contre sa coutume, il ne se pressait pas ce jour-là de répondre à l'impatience de la société, qui, dès le potage, lui demandait son monologue, et renvoyait la chose au dessert, comme une chanson. Le dessert arrive, «Je suis homme d'honneur, s'écria-t-il; je n'ai qu'une parole», et le voilà qui nous dégoise le monologue de Marius dans son entier. L'assemblée d'applaudir et de lui demander une autre scène de sa tragédie. Il en dit une autre, et une autre encore. Il en dit tant qu'on lui en demande; le robinet était lâché, il aurait dit la pièce entière.

«Voyant qu'excepté lui tout le monde était de bonne foi, et révolté de tant d'impudence, j'en voulus faire justice. Citoyen Arnault, lui dis-je, les vers que vous venez de réciter sont connus. Ne pourriez-vous pas nous faire entendre du nouveau? Ne pourriez-vous pas nous donner quelques fragmens des Vénitiens, par exemple?—Des Vénitiens! Que voulez-vous dire?—Des Vénitiens, cette tragédie qu'on donne depuis quinze jours. N'est-elle pas de vous?—De moi! Je ne la connais même pas.—C'est singulier; elle est pourtant de l'auteur de Marius. Voyez»; et jetant sur la table un journal qui le prouvait: «Puisque vous avouez Marius, ajoutai-je, ne désavouez pas les Vénitiens.» Et comme on s'unissait à moi pour lui demander un morceau des Vénitiens: «Voilà assez de tragédie comme cela, répliqua-t-il en s'efforçant de cacher son embarras: laissons là Marius et les Vénitiens. Une chanson, c'est plus gai»; et il se mit à chanter des couplets qu'il donna comme de lui, et qui ne lui appartiennent peut-être pas plus que Marius et les Vénitiens.

—«Mais enfin, dis-je au citoyen Duviquet, quel est ce moi qui n'est pas moi?—Je ne sais, me répondit-il. Le maître de la maison ne le sait pas non plus. Quand je démasquai cet affronteur: «Il m'a été présenté, me dit-il, sous le nom qu'il prend, par un fournisseur de l'armée d'Italie, d'où ils arrivaient l'un et l'autre; et comme je suis reparti aussitôt après le dîner, j'ignore le reste de cette histoire.»

Le hasard m'a instruit, je crois, non seulement du reste de cette histoire, mais de l'histoire entière de mon sosie. Elle est assez curieuse pour que je la raconte. C'est un épisode qui ne déparerait pas les aventures de Gusman d'Alfarache, ou celles de Lazarille de Tormes.

Quelques mois après cette aventure, Lenoir revint d'Italie, où il était allé quand je partis pour l'Égypte. Comme nous nous rendions réciproquement compte de ce qui nous était arrivé depuis notre séparation: «Il faut, me dit-il, que je te raconte un fait des plus singuliers et qui te concerne. Pendant que tu voguais avec le général Bonaparte, ne tenait-on pas pour certain en Italie que tu étais à Naples? Arrivé dans cette ville avec Souques, que j'avais retrouvé à Rome, nous nous présentons chez le général Macdonald, qu'il connaissait particulièrement. «Dînez avec nous, dit le général; vous vous trouverez avec quelqu'un que tous connaissez sans doute, avec l'auteur de Marius.—Avec Arnault!—Il est ici depuis quelque temps. Il ne quitte pas le quartier général, et j'en suis charmé, car il nous amuse fort avec sa tragédie et ses chansons.—Il est charmant. Il demande de l'emploi. Je lui en donnerai certainement dès que l'occasion s'en présentera.»

«Pensant, poursuivait Lenoir, que tu avais pu te détacher de l'expédition et aborder à Naples, nous nous réjouissions d'avance de tout le plaisir que nous aurions à te retrouver et de la surprise que te causerait cette rencontre. Nous promîmes de revenir dîner. À l'heure dite nous arrivons en effet. Les convives étaient déjà réunis: ne te voyant pas parmi eux, nous attribuons cette absence à quelque distraction. «Il flâne sur le quai de Kiaja, ou dans la rue de Tolède, disais-je à Souques; buvons à sa santé en l'attendant.»

Le dîner cependant tirait à sa fin, quand le général s'adressant à un individu que nous ne connaissions pas. «Citoyen Arnault, lui dit-il une tirade de Marius»; et sans se faire prier, le citoyen Arnault de débiter tout ce qui lui vient dans la mémoire, aux grands applaudissemens de l'assemblée et particulièrement d'un tambour major, qui, je ne sais à quel propos, se trouvait derrière nous, et qui avait joué le rôle du Cimbre en cantonnement. «Qu'en dites-vous? nous dit le général après le dîner.—Nous disons, répondis-je, que nous reconnaissons bien là les vers d'Arnault, mais que nous ne reconnaissons pas sa personne dans celle qui les récite; et que si cette personne est Arnault, il y a sur le vaisseau même du général Bonaparte un imposteur qui s'est emparé de son nom, imposteur d'autant plus maladroit, qu'il ne ressemble pas plus à votre Arnault que la nuit ne ressemble au jour; et il y a long-temps que le mensonge dure, ajoutai-je, car depuis cinq ans que je connais cet imposteur, il a toujours porté ce nom. Nous pouvons d'autant mieux le certifier qu'il est de notre société intime, et qu'il ne nous a jamais quittés, depuis que nous le connaissons, que pour voyager avec le général Bonaparte, avec lequel il vient de repartir.

«—Voilà, dit le général, non pas en parlant de toi, un impudent personnage! J'espère qu'il ne se représentera plus devant moi.»

«En effet, le faux Arnault, instruit de ce qui se passait, n'avait pas attendu qu'on le mît à la porte; il avait incontinent quitté Naples. Où était-il allé? C'est ce que nous ignorons absolument.»

Là pourtant ne se termine pas l'histoire de mon homonyme; il y manque un troisième chapitre, dont je n'ai eu connaissance qu'un an après. C'est d'une personne attachée à la légation française à Florence que je la tiens.

Notre homme, ainsi que je l'ai dit, attendait que le général Macdonald l'employât. La mission qu'on ne lui donna pas, il se la donna lui-même. Il n'avait fait que traverser Rome en revenant de Naples. Muni d'une fausse commission du général en chef, il court de là à Viterbe, et s'y fait reconnaître commandant de la place. «Les circonstances sont difficiles, dit-il aux magistrats du lieu qu'il a convoqués; l'armée a besoin de ressources extraordinaires pour y faire face; toutes les villes du territoire affranchi par les Français doivent contribuer en raison de leurs moyens à les lui procurer. Voici la contribution à laquelle votre ville est taxée. Elle doit être payée dans les vingt-quatre heures, vu l'urgence. Songez que vous êtes responsables de l'exécution de cet arrêté.»

Le désordre qui régnait alors en Italie peut seul expliquer l'excès d'impudence de ce personnage et l'excès de crédulité des magistrats de Viterbe. La somme ayant été payée dans le délai prescrit, le commandant décampe et va droit à Florence. «Là, bien que par intérêt de sûreté il dût reprendre son propre nom, le nom qu'il tenait de son père, c'est encore sous votre nom qu'il se présente au ministre de France, me dit la personne de qui je tiens ces derniers détails, et sous votre nom qu'il se fait accueillir dans la société (on me faisait par trop d'honneur). Un seul intérêt, dit-il, l'a conduit dans cette ville fameuse, l'amour des arts; il ne laisse pas ignorer qu'il cultive les lettres, et qu'il a même composé une tragédie de Marius. Un ami des arts, un ami des lettres est toujours bien reçu dans la patrie du Dante; à plus forte raison un auteur tragique. Il n'y est personne qui n'ait fait honneur à votre nom, personne, y compris le superbe Alfiéri, qui se trouvait pour le moment sur les bords de l'Arno. Il paraissait d'abord plein d'estime pour vous: mais il en rabattit bientôt, et vous conviendrez qu'il n'eut pas tort, quand vous aurez entendu ce qui me reste à vous raconter.

«Cédant aux instances du tragique de Paris, qui lui avait débité tout Marius d'un seul trait, le tragique d'Asti avait consenti à lui lire une de ses tragédies, son Antigone. «Voilà une oeuvre vraiment admirable, lui dit votre représentant; et vous avez trouvé tout cela dans votre tête! Les plus grands poëtes n'ont rien inventé de plus parfait.—J'ai trouvé cela dans Sophocle, vous le savez aussi bien que moi, reprend l'Italien.—Dans Sophocle! à d'autres. Ne croyez pas me faire prendre le change. A-t-il jamais rien fait qui ressemble à cela?—Mon Antigone est à peu près calquée sur la sienne.—Est-ce qu'il a fait une Antigone

«À cette question faite avec l'accent de la bonne foi, quand elle prend l'accent gascon, Alfiéri fit une grimace pareille à celle du dauphin qui reconnut un singe dans le naufragé qu'il avait pris pour un homme. «Un auteur tragique ne pas connaître les tragédies de Sophocle!» disait-il quand il parlait de ce fait, et il en parlait à tout propos. Mais ne froncez pas les sourcils. Vous avez été réhabilité dans son esprit.

«Il y avait plusieurs mois que le citoyen en question mettait votre nom en honneur dans la ville des Médicis, menant grand train, vivant joyeusement, estimé sous tous les rapports, excepté sous celui de l'érudition; loin de penser à quitter Florence, il paraissait disposé à s'y établir. Une dame à qui il avait su plaire, une dame noble et riche, était, disait-on, déterminée à lui donner sa fortune en échange de son nom. Le jour où serait signé le contrat qui devait conclure ce marché était fixé, quand on apprend que cet homme aimable a disparu.—Avec la dot comme Crispin quand il se donna pour Damis?—Avec les reliquats d'une contribution qu'il avait, de sa propre autorité, prélevée sur la ville de Viterbe, et qu'il lui fallait mettre ainsi que sa propre personne en lieu de sûreté.

«Pendant qu'il s'endormait à Florence, on ne s'endormait pas ailleurs; la concussion dont je vous parle avait été dénoncée au général en chef, qui l'avait déférée à un conseil de guerre, lequel avait condamné le concussionnaire aux galères, non sous votre nom toutefois: c'est sous le sien propre qu'il a subi la peine qu'il avait méritée sous le vôtre; car, découvert dans la retraite où il s'était caché avec les débris de sa fortune, il a subi quelque temps après sa sentence, dont ampliation avait été envoyée à notre ministre à Florence, avec injonction de requérir du grand-duc l'extradition du condamné.»

Tout me porte à croire que l'intrigant d'Olinville et celui de Florence ne sont qu'un. Voilà un homme sur lequel j'ai des représailles à exercer. Il peut être tranquille cependant: je ne me prévaudrai jamais contre lui de la loi du talion. S'il s'est paré de mes oeuvres, je ne me parerai jamais des siennes. Prît-il mille fois encore mon nom, je ne prendrai jamais une seule fois le sien.

Le moins plaisant de tout cela n'est pas que ce soit moi véritablement que le ministre de France ait cru accueillir en lui, et qu'il l'ait par cela même étayé de tout son crédit. Ce ministre, avec qui j'avais eu l'hiver précédent à Paris une conversation sur les dispositions de la cour de Florence à notre égard, saisit cette occasion pour me témoigner sa reconnaissance. Je n'ai pu que lui en savoir gré. Mais j'ai peine à concevoir qu'il ait pu me reconnaître dans l'homme qui me faisait l'honneur de se donner pour moi. Je n'ai rencontré cet homme qu'une fois dans ma vie. Je ne sais s'il me ressemble, mais je sais que je serais peu flatté de lui ressembler.

Les témoignages d'estime que m'attirait le succès des Vénitiens m'indemnisaient cependant des tracasseries dont ils avaient été pour moi l'occasion. Aucun ne m'a flatté comme celui que je reçus de Mme Pourra, femme non moins remarquable par sa beauté que par sa bonté, et par la pureté de son goût que par la générosité de ses sentimens. Sa maison, dont sa fille, Mme Hocquart, faisait les honneurs avec elle, me plaisait d'autant plus que j'y retrouvai plusieurs de mes anciens amis, et ce n'étaient pas les moins aimables; nommer mon confrère Lemercier et mon camarade Riouffe, c'est le prouver. Je m'y suis trouvé aussi avec un des plus grands hommes du siècle, avec Kosciusko.

Kosciusko était venu chercher, à défaut de patrie, un asile en France, d'où il ne sortit que lorsque les oppresseurs de son pays, que lorsque les Russes y pénétrèrent. Je ne le vis pas sans éprouver au plus haut degré l'intérêt qu'inspire une grande infortune et l'admiration que commande un grand caractère. Simple comme l'homme vraiment grand, exempt de sot orgueil et de fausse modestie, mais fier, c'était l'homme le plus naturel qu'il soit possible d'imaginer. Pendant le dîner, on le fit parler, on le fit chanter; comme un héros d'Homère, il se prêta à tout sans déroger à sa dignité. Après nous avoir intéressés par des récits animés de l'amour de la patrie et de la liberté, les dames lui témoignant le désir d'entendre l'hymne qu'entonnaient ses compatriotes en courant combattre pour la Pologne expirante, il se retira avec un de ses compagnons d'infortune et de gloire dans une pièce voisine, et, de concert avec lui, chanta cette autre Marseillaise avec un accent qui nous émut profondément; accent de douleur plutôt que de triomphe; c'est celui avec lequel il dut prononcer, quand les Russes passèrent sur son corps pour entrer dans Varsovie, ces mots si touchans: Finis Poloniæ, il n'y a plus de Pologne.

LIVRE XVI.

DERNIÈRE ANNÉE DU DERNIER SIÈCLE.

CHAPITRE PREMIER.

Paris sous le Directoire.—Les bals masqués.—Les mystifications.—Musson.—De la caricature.—Girodet.—Les feuilletons.—Société philotechnique.—Je suis nommé de l'Institut.—Société des bêtes.

Le Directoire se traînait de crise en crise vers le terme de son règne. Paris qui par instinct plus que par calcul sentait ce terme approcher, essayait de se donner par anticipation les plaisirs dont la révolution l'avait privé, et qu'une révolution nouvelle devait lui rendre. Indépendamment des bals qui se multipliaient dans une proportion toujours croissante, et faisaient de cette grande ville un vaste ranelagh, on avait rouvert des bals masqués. La classe supérieure de la société ne s'était jamais montrée plus avide de ce plaisir: cela se conçoit. La liberté du masque favorisait plus d'un genre d'intrigue; en outre elle établissait une égalité qui n'était pas sans analogie avec celle d'Athènes, et une communauté assez semblable à la plus douce de celles qu'autorisait la loi de Sparte.

La politique transige même avec les vices que la morale proscrit. Le gouvernement, qui devait s'estimer heureux que la société qui ne l'aimait pas ne songeât pas à lui et se livrât aux distractions que des spéculateurs ressuscitaient pour elle, méconnut ce principe, et ce ne fut pas par délicatesse de conscience. Au lieu de s'étudier à tirer parti de ces divertissemens, tout en les surveillant, il en prit de l'ombrage; sous prétexte d'arrêter les réquisitionnaires réfractaires, il fit cerner l'hôtel Richelieu où les masques étaient réunis, jeta l'inquiétude, la terreur même dans cette assemblée qui ne voulait penser qu'au plaisir, et se faisant autant d'ennemis irréconciliables qu'il y avait là d'individus, il força les esprits les plus frivoles à s'occuper des objets dont ils s'étaient efforcés de se distraire.

Le gouvernement de Venise, je le répète, était plus habile, quand se montrant aussi complaisant en morale qu'il était exigeant en politique, et prenant le masque avec le peuple, il lui rendait en licence, sous le premier rapport, ce que sous le second il lui retirait en liberté. Libres dans leurs plaisirs, les gouvernés oubliaient qu'ils étaient esclaves pour le reste, ou ils se tenaient pour dédommagés par des jouissances journalières de la privation de droits qui n'ont pas la même valeur pour tous. Il y avait au moins compensation. Des rancunes que les Parisiens gardaient au Directoire, la moins vive n'est pas celle que provoqua la suppression des bals masqués.

On en donna cinq ou six. J'allai à deux ou trois, avec Lenoir. Nous nous amusions ensemble aux dépens de qui il appartenait. Une fois il y alla seul pour s'amuser à mes dépens. Il eut tort.

Prévenu de son intention, j'y allai, moi, pour m'amuser aux siens, et jamais je ne m'y suis tant amusé.

Il devait se déguiser en fantôme, c'est-à-dire muni d'un appareil qui le grandissant de quelques pieds, supportait une tête de poupée couverte d'un masque livide et encapuchonnée d'un drap de lit, dans lequel il était enveloppé lui-même, et qui lui tombait jusqu'aux pieds. Je m'y rendis visage découvert, mais muni d'un masque de papier comme ceux que fabriquent les enfans, et sur le front duquel étaient écrits en gros caractères ces mots: Mon voisin s'appelle Lenoir.

Ayant reconnu mon homme à sa taille gigantesque, je perce, non sans quelque peine, la foule qu'il divertissait par ses saillies, et je me place à côté de lui, persuadé qu'il ne tarderait pas à m'attaquer. En effet, dès qu'il m'aperçoit, il m'adresse d'une voix qui semblait sortir de son ventre de spectre, plusieurs plaisanteries assez piquantes que je n'avais pas l'air de comprendre. «Qui diable, est ce masque-là? me disait-on.—Je ne sais; un revenant, peut-être, mais non certainement un esprit.» Le revenant de me lutiner de plus belle; et comme il ne m'épargnait pas, feignant un mouvement d'humeur, je lui tourne le dos, et tirant de ma poche mon masque de papier, je le mets sur ma figure. Mon voisin s'appelle Lenoir, dit aussitôt une personne qui se trouvait près de moi. À ce propos, qui est répété par chaque lecteur, le revenant décampe et va se réfugier dans un autre salon. Je lui laisse le temps d'y rassembler un autre groupe; et dans le moment où plus gai que jamais il jouissait, sous le plus parfait incognito, du succès de ses malices, je viens me replacer à côté de lui, feignant toujours de ne pas le reconnaître. Ses attaques de recommencer. J'y réponds de mon mieux; puis, feignant de nouveau l'impatience, et lui tournant brusquement les talons, je reprends mon masque. Tous les gens qui savaient lire, et il y en avait là, quoique je ne fusse guère entouré que de nouveaux riches, tous les gens qui savaient lire de répéter: Mon voisin s'appelle Lenoir. Le revenant transporte sa scène ailleurs. Je l'y poursuis, et grâce au même procédé, je le force de nouveau à déménager. N'y concevant rien, il se fait enfin connaître à moi: «Conçois-tu, me disait-il, que je sois deviné de tout le monde? je n'ai donné mon secret à personne.—Si tu me l'avais donné, lui dis-je, personne ne l'aurait deviné; mais je ne me suis pas cru obligé de garder un secret que tu ne m'avais pas confié. Au reste, c'est en me masquant que je t'ai démasqué, ajoutai-je, en lui montrant mon visage de papier.» Il rit de bon coeur de ce tour-là, et me promit de ne plus revenir au bal sans moi.

Nous y revînmes; mais nous ne nous y amusâmes plus, faute de trouver non pas à qui parler, mais qui nous répondît; cette sorte d'escrime étant là le plaisir par excellence. Un galant homme peut s'y livrer, mais il ne doit le faire qu'avec réserve: au bal comme ailleurs, la liberté a ses restrictions, elle permet de pincer, mais non pas d'écorcher; elle permet la plaisanterie, mais non pas l'outrage. L'homme honnête ne dit rien sous le masque qu'il ne dirait à visage découvert.

Que d'honnêtes gens sous ce rapport n'étaient pas des gens honnêtes! Ces ménagemens s'accordaient peu avec les moeurs un peu brutales que la révolution nous avait faites. J'en ai eu plus d'une preuve. Et la civilisation, dit-on, s'est perfectionnée! Puissions-nous avoir gagné en civilisation ce que nous avons perdu en civilité!

Rapportons à ce propos une des répliques les plus gaies et les plus malicieuses qui aient été faites sous le masque.

Dans un bal où je donnais le bras à Mme Hainguerlot, femme aussi bonne que spirituelle, aussi bonne que possible, et néanmoins assez maligne (tout cela s'arrangeait en elle), un masque, dont je ne puis dire la même chose, nous poursuivait, nous harcelait de ses importunités. Vêtu d'un costume évidemment réformé de l'Opéra, costume fripé qu'il achevait de salir, sur un tricot couleur de chair qu'une tunique bleue couvrait à demi, il portait un carquois en sautoir: c'était une caricature vivante de Cupidon. À l'oripeau qui ceignait son front, à l'arc doré sur lequel il s'appuyait, aux ailerons accrochés à ses épaules, il était impossible de la méconnaître. Comme nous ne faisions pas attention à lui: «Regardez-moi donc, nous disait-il, regardez-moi donc! je suis l'Amour.—Tu n'es certainement par l'amour propre», repartit Mme Hainguerlot.

Cette finesse, cette vivacité caractérise l'esprit de cette dame et dominait dans ses discours: aussi sa société intime, qui se composait de gens d'un esprit analogue au sien, était-elle des plus aimables. Pour le prouver, il suffirait d'en nommer les principaux membres: c'étaient habituellement Lenoir, Méhul, Digeon et quelquefois Hoffmann, noms auxquels je dois ajouter celui de Pérault son frère, homme de l'originalité la plus piquante. Si passionné que je sois pour la musique, et l'on en faisait de bonne chez elle qui l'aimait passionnément, combien je préférais sa conversation aux concerts les plus brillans! combien nous préférions le petit cercle qu'elle animait aux nombreuses réunions où nous ne l'entendions que chanter, et qui, bien qu'elle chantât à merveille, étaient pour nous des soirées presque perdues!

Elle donnait souvent aussi de grands dîners. Ses convives étant pour la plupart des gens avec lesquels son mari était en relation d'affaires, gens plus importans qu'amusans; ces dîners, même en dépit de ses saillies, nous auraient autant contrariés que ses concerts, si un homme qu'elle n'oubliait guère d'inviter ces jours-là n'avait pas eu le talent de changer en comédie des plus amusantes ces séances qui ne promettaient que de l'ennui.

Cet homme était Musson. Lui refuser une place dans le tableau des moeurs parisiennes, à cette époque, serait y laisser un vide.

«La société, ai-je dit dans l'éloge de Picard, était atteinte alors d'une manie assez singulière. Pour satisfaire à je ne sais quel besoin qui s'était emparé des esprits, d'autant plus avides de plaisir qu'ils en avaient été absolument sevrés pendant l'effroyable période à laquelle on venait d'échapper; pour regagner le temps perdu, et en compensation d'un si long deuil, on croyait ne pas pouvoir trop se divertir: de là l'usage assez commun d'appeler dans les fêtes que l'on se prodiguait réciproquement, et où l'on accumulait tous les genres d'amusemens, certains personnages dont le métier était de se jouer de la bonhomie du convive qu'on leur livrait, et de le couvrir de ridicule dans la maison où il avait été attiré par des démonstrations d'estime et d'amitié, et quelquefois même dans sa propre maison qu'il avait cru n'ouvrir qu'à des amis.»

Ces personnages se nommaient des mystificateurs.

Aucun mystificateur n'a porté plus loin que Musson le talent, ou plutôt l'art (en parlant de lui, c'est le mot), l'art de mystifier; aucun n'a reproduit la nature avec plus de fidélité. Cela explique comment les hommes les plus fins s'y laissaient abuser et le remerciaient de les avoir abusés: la crédulité qu'il obtenait ne blessait au fait nullement l'amour-propre; on ne pouvait pas plus se fâcher de l'avoir pris pour ce qu'il se donnait, qu'on ne peut se fâcher de s'être laissé entraîner aux illusions du théâtre: c'était à une comédie bien jouée qu'on venait d'assister.

Il changeait souvent de rôle: tantôt maire d'une petite ville, tantôt architecte, tantôt chanoine, tantôt commerçant; mais quel que fût le rôle qu'il adoptât, il n'en sortait de la soirée. Ses manières, ses discours, ses souvenirs, ses craintes, ses espérances se rattachaient tous à cette profession: la sphère de ses idées, l'étendue de son intelligence n'allait pas au-delà. Sa politique ne s'appliquait qu'à cela, et c'est du peu d'harmonie qui se trouvait entre ses intérêts privés et les intérêts de la chose publique qu'il tirait ses effets les plus comiques.

Un jour qu'il se donnait pour un homme de lettres, et qu'en cette qualité il se déchaînait contre le régime dont la révolution avait fait justice, et contre le duc de La Vrillière particulièrement, qu'il appelait homme sans conscience; comme on lui demandait ce qu'il avait à reprocher à ce ministre? «Écoutez, répondit-il, je faisais de jolis romans, mais ils ne se vendaient pas. Ne sachant comment vivre, et à plus forte raison comment payer mon terme, j'imaginai de me faire mettre à la Bastille. Là, me disais-je, on est logé, chauffé, nourri et bien nourri aux frais du roi, et puis cela donne de l'importance. Faisons-nous mettre à la Bastille. Je compose à cet effet contre Mme Du Barri une satire. Elle était écrite de la bonne encre, cette satire-là! Elle fait du bruit: M. de La Vrillière en entend parler. Dès le lendemain de la publication, un exempt de police se présente chez moi avec une lettre de cachet. «De la part du roi, me dit-il en me faisant monter dans un fiacre, suivez-moi.» J'étais au comble de mes voeux. Je saluai d'un air fier les voisins attroupés pour me voir partir; je me voyais à la Bastille, quand il crie au cocher: «À Bicêtre!» Y a-t-il conscience? je le demande; et encore m'a-t-on fait payer le fiacre!»

Musson était merveilleusement servi par son physique, par la bonhomie qui caractérisait sa figure, par sa conformation un peu lourde, par son oeil éteint qui ne s'animait que lorsqu'il avait rencontré quelque balourdise bien conditionnée, et même par ses cheveux qui, non moins blanchis par le temps que par la poudre, ne permettaient pas de croire qu'arrivé à un âge qui commande la gravité, il pût prétendre à un genre de succès qui ne vous concilie pas absolument le respect.

Chose assez singulière, c'est que cet homme si divertissant dans un personnage emprunté, n'était rien moins qu'amusant quand il restait dans le sien. Son esprit, si fécond en traits de tous les genres quand il faisait parler les autres, était d'une stérilité absolue quand il parlait pour son compte. Terne, lourd, commun quand il était lui, il sentait aussitôt le besoin de cesser de l'être, et s'égayait aux dépens du premier venu. Un jour de carnaval on le surprit se promenant gravement sur le boulevard une queue de lapin attachée à une basque de son habit, et cela pour attraper non seulement les polissons qui le saluaient de leurs complimens accoutumés, mais aussi le passant charitable qui croyait devoir lui donner un avertissement qu'il repoussait et avec qui il engageait à cette occasion une querelle tout-à-fait plaisante.

Une autre fois, sur le boulevard encore, s'amusant de la bonté d'un provincial aux soins duquel il s'était fait confier, et qui le prenait pour un imbécile dont la manie était de se croire un enfant, s'arrêtant à toutes les boutiques et demandant dans la langue de l'enfance tout ce qu'il voyait, il se fit acheter par lui des gâteaux, un pantin, et quand la foule que cette singulière farce avait réunie fut assez nombreuse, se mettant tout à coup à trépigner, il exigea de son mentor la complaisance la plus grande qu'un marmot puisse obtenir de sa bonne. Heureusement pour le mystifié, Lenoir qui lui avait confié cette singulière tutelle, et qui observait de loin cette scène, vint-il le tirer d'embarras, sans toutefois le désabuser.

Pas de bonne fête sans Musson. Sa vie s'écoula tout entière dans les plaisirs qui entourent la richesse et dans la pauvreté qu'il retrouvait chez lui. Il était peintre; mais il s'en fallait de beaucoup qu'il eût autant de talent pour peindre l'homme physique que l'homme moral, ou plutôt au physique comme au moral il ne pouvait le peindre qu'en caricature. Aussi ne lui faisait-on faire de portraits que pour avoir occasion de le payer de ses facéties, et on ne les lui payait pas souvent.

Il mourut d'accident à un âge fort avancé. Comme il sortait fort tard d'une maison où il avait passé la soirée, le timon d'un fiacre le renversa. Il conserva jusqu'à son dernier moment le don de faire rire tout le monde, et le don de rire de tout. C'était Diogène, au cynisme près: c'était un vrai philosophe.

Musson n'est pas le seul peintre en qui cette double faculté d'imiter se soit trouvée réunie. Il y a entre l'une et l'autre une secrète analogie. Bellecour les possédait; et ne sont-elles pas réunies aujourd'hui au degré le plus éminent dans Henri Monnier?

De la faculté d'imiter à celle de contrefaire, il n'y a qu'un pas. En étudiant les perfections d'un objet, on découvre aisément ses défectuosités. Rien de moins étonnant que de voir une même main dessiner la caricature du modèle dont elle a reproduit les beautés. David aurait pu le faire; mais il s'en est gardé, et il a bien fait. Un de ses plus brillans élèves, Girodet, a fait le contraire; il a eu tort, et d'autant plus, qu'ôtant à la caricature ce qu'elle a de gai, il en a fait l'expression de la satire la plus cruelle: la plume de Juvénal n'a pas écrit une page plus virulente que celle que Girodet a tracée avec son pinceau; c'est une tache dans sa vie. Si grand que fût le tort qui provoquait sa colère, le tort d'une femme qui n'avait pas attaché à un portrait sorti de ses mains le prix qu'il croyait lui être dû, qu'était-ce, comparativement à la vengeance qu'il tirait de cette injustice, en faisant du modèle qu'il croyait avoir flatté le centre de l'allégorie la plus outrageante?

S'il est difficile de concevoir qu'un artiste ait été entraîné dans un pareil écart par son ressentiment, à plus forte raison ne concevra-t-on pas qu'un jury d'artistes, sans l'agrément duquel aucun tableau ne pouvait être exposé au Louvre, ait autorisé l'exposition de celui-là. Prétendant n'avoir pas le droit d'y entendre malice, il permit que cette révoltante parodie fût placée dans le lieu même que le portrait auquel elle faisait allusion avait occupé. Pour mettre un terme aux querelles que ce tableau provoquait, la police le fit enlever au bout de trois jours. L'on comprenait la liberté dans ce temps-là à peu près comme on la comprend dans ce temps-ci.

À ce même Salon où fut exposé le Marcus Sextus qui révéla dans Guérin un émule de Gérard, un petit, un très-petit tableau de Demarne, avait frappé mon attention: c'était une de ces compositions heureuses qui tirent leur effet de leur simplicité même; une de ces compositions qui au premier aspect semblent ne porter que sur une idée, et autour desquelles une foule d'idées viennent bientôt se grouper; compositions dont votre attention ne peut plus se détacher, et qui vous émeuvent d'autant plus que vous les contemplez plus long-temps.

Je ne vis d'abord dans ce tableau, qui représentait une plage battue par une mer encore agitée, qu'un personnage, c'était un chien hurlant devant un chapeau. Ce chien était un barbet, ce chapeau celui d'un matelot. L'attitude et l'expression de ce pauvre animal était si vraie que je l'entendais en le voyant. J'espérais qu'après tout son malheur n'était pas irréparable, que les flots avaient pu ou pourraient rejeter sur un autre point l'ami dont ils lui avaient rendu la dépouille; je cherchais sur le rivage l'endroit où ce pauvre homme allait aborder: j'en découvre un dans le lointain. Mais une troupe de sauvages assis autour d'un grand feu y faisait les apprêts d'un horrible festin!

Au doux attendrissement que j'éprouvais, succéda tout à coup un sentiment insupportable, un véritable désespoir. Je m'éloignai brusquement, mais je revins bientôt rappelé par le barbet, et reportant mes regards sur la partie mélancolique de cette double scène, je tâchai de ne voir que lui. Si ce tableau m'eût appartenu, je n'y aurais pas souffert d'autre figure.

Ce barbet-là est probablement celui qui a suivi depuis le convoi du pauvre.

Comme je parlais de cette composition avec un sentiment analogue à l'émotion qu'elle m'avait causée, et que j'avais exprimé le regret de ne pouvoir l'acheter, Lenoir et plusieurs de mes amis, au nombre desquels était ce pauvre Regnauld, et M. Collot aussi, je crois, eurent l'idée de se cotiser pour me le donner: mais le tableau n'était plus à vendre. Je ne sus ce fait que long-temps après; on conçoit si j'en fus touché. L'intention, cette fois, fut réputée pour le fait. Grâce à elle, c'est avec un double plaisir que je revois le Chien du Matelot, et j'ai ce plaisir souvent: on a tant multiplié les copies de cette naïve production.

Cependant mes ressources pécuniaires diminuaient. Le directeur du Théâtre Français, homme d'honneur qui m'avait promis de ne me pas payer, me tenait parole. Mes économies s'épuisaient, mes louis étaient presque tous convertis en papier; un des fondateurs du journal intitulé le Propagateur, m'ayant proposé sur ces entrefaites de me charger moyennant un traitement fort honnête de l'article théâtre dans cette feuille, j'acceptai. Je ne parle de ce fait que parce qu'une circonstance assez plaisante s'y rattache.

En ce temps-là, comme en celui-ci, la littérature était d'un bien faible intérêt pour les esprits dominés par des intérêts politiques. La politique, en conséquence, envahissait tout le journal, et si courts que fussent mes articles, j'avais toutes les peines du monde à les y faire entrer sans amputations. Je tenais à payer largement mon contingent: qu'imaginé-je à cet effet? Comme au bas de la feuille était un feuilleton destiné à recevoir les annonces, je demandai que deux fois par décade (nom qu'on donnait alors aux divisions du mois) le commerce cédât sa place à la littérature; ce que j'obtins. La méthode ayant paru commode, d'autres journaux, et particulièrement le Journal des Débats, prirent modèle sur le nôtre, et bientôt chaque feuille eut son feuilleton littéraire. Je puis donc me vanter d'être le créateur des feuilletons; mais cette gloire m'a coûté cher. Comme Danton qui fut condamné par le tribunal qu'il avait institué, ou, si l'on veut, comme Montfaucon qui fut accroché aux fourches patibulaires qu'il avait restaurées, victime de mon invention, ne suis-je pas le premier littérateur qui ait été exécuté dans le feuilleton devenu libelle dès le lendemain de sa naissance, sous la plume de Geoffroy?

La création de l'Institut avait remis en honneur les sociétés savantes et littéraires. Au premier rang de celles que la mode fit éclore est la Société philotechnique, association libre où les arts, les sciences et les lettres ont aussi leurs représentans. Plusieurs membres de la Société-Modèle, tels que Lacépède et Sélis, y étaient affiliés. Se mettre en rapport avec eux était pour moi d'un double avantage: à l'agrément que je pouvais retirer de leur commerce se joignait l'espérance de m'assurer leur suffrage, si jamais j'étais porté sur la liste des candidats de l'Institut, où les nominations se faisaient alors par toutes les classes assemblées, quelle que fût la classe à laquelle appartînt le fauteuil vacant. J'acceptai donc avec empressement la proposition qu'on me fit de me présenter à la Société philotechnique, et sous tous les rapports je n'ai qu'à me féliciter d'y avoir été admis.

Cette Société, comme l'Institut, avait des séances particulières et des séances publiques. Ses séances publiques ne différaient de celles de l'Institut qu'en ce qu'elles étaient égayées par l'exécution de quelques morceaux de musique: quant aux séances particulières, même gravité. Elles n'avaient cependant pas tout-à-fait la solennité d'une séance académique; on y dissertait moins qu'on n'y conversait, mais cela n'en était pas plus mal. Le plus parfait accord régnait entre ses membres que ne divisait aucune prétention, et qui, bien que l'égalité de mérite n'existât pas plus chez eux qu'ailleurs, vivaient entre eux sur le pied d'une égalité qu'un banquet fraternel restaurait tous les mois.

Arriva enfin le moment où les liaisons que je formai là devaient me devenir utiles dans des intérêts plus graves que ceux du plaisir, et servir ma plus haute ou plutôt ma seule ambition.

Guillet le Blanc, auteur d'une tragédie des Druides, à qui la prohibition dont elle avait été frappée donna quelque célébrité, auteur d'un Manco Capac qui n'est guère connu que par des vers ridicules, et auteur aussi d'une traduction de Lucrèce, De naturâ rerum, qui n'est pas connue du tout, le Blanc Guillet, dis-je, vint à mourir. Il laissait une place vacante à l'Institut dans la section de poésie. Porté par cette section au nombre des trois candidats entre lesquels le corps entier devait choisir, mes confrères de la Société philotechnique ne me furent pas inutiles pour l'élection définitive. Le bon Sélis, surtout qui m'avait pris en gré sans me connaître, et peut-être parce qu'il ne me connaissait pas, avait commencé la première conversation que nous eûmes, en me disant: Je veux que vous soyez des nôtres: il me tint ou plutôt il se tint parole. Je fus nommé. Je dus m'estimer doublement heureux, car j'avais Parny et Le Mercier pour concurrens. Je désirais cet honneur plus que je ne l'espérais. Aussi ne puis-je exprimer la joie que me donna cette préférence inespérée: elle me flattait d'autant plus que je ne l'avais pas sollicitée. C'est dans la plus stricte acception du terme que je le dis. Après la joie que me donna le succès de mon Marius, c'est la plus vive que j'aie rencontrée, dans la carrière des lettres, s'entend.

Dans l'explication que j'avais eue avec le général Dufalga à Malte: «Si vous étiez de l'Institut, m'avait-il dit, on vous traiterait comme Monge et Berthollet qui sont de l'Institut.» Ce à quoi j'avais répondu: «J'irai donc me faire recevoir de l'Institut.» Me rappelant ce propos après mon élection: «Je puis aller rejoindre l'expédition d'Égypte, dis-je à Regnauld qui était revenu de Malte et m'avait servi en cette occasion avec toute son activité; j'ai mon rang marqué à présent.—Je pense que vous ne vous presserez pas de l'aller prendre», me répondit-il.

À propos d'Institut, il est dans le caractère français de tout parodier. Parodiant cette grande institution, les parodistes de l'époque, Barré, Radet, Despréaux et autres, avaient formé une Société des bêtes. Dans ces réunions les adeptes ne pouvaient rien dire qui eût apparence de sens ou du moins de raison. Cette loi, qui avait l'amusement pour but, produisit un effet tout contraire.

Les honneurs couraient après moi. Élu à l'unanimité membre de cette autre académie, je le dis sans amour-propre, je n'ai pas pu y siéger trois fois. Rien d'ennuyeux comme ses séances. Il en est de la bêtise comme de l'esprit, la prétention en fait de la sottise, et la sottise n'est pas toujours gaie.

CHAPITRE II.

Des sciences, des arts et des lettres pendant la révolution, et de son influence sur leurs développemens.—Du Théâtre-Français en général, et particulièrement de Molé.

Quelques considérations sur cette partie de l'histoire de l'esprit français pendant la révolution me semblent nécessaires au complément de la récapitulation que j'ai entreprise. Un chapitre donc sur cet objet.

Poussées depuis quelque temps par des hommes supérieurs dans des routes nouvelles, les sciences étaient en progrès lorsque la crise de 1789 vint donner une nouvelle activité au génie humain. Dans le conflit qui divisait la société française, dans cette guerre que les nouveaux intérêts livraient aux intérêts anciens, les savans ne sont pas demeurés neutres; cependant la passion avec laquelle la plupart prirent parti dans cette grande querelle ne fit pas diversion à leurs travaux. En épousant des opinions politiques, ils ne firent pas divorce avec les sciences qu'ils affectionnaient; bien plus, ils les cultivèrent avec une ardeur accrue par l'espérance d'en faire des appuis à la cause qu'ils embrassaient. Comme Archimède, aveugles et sourds en apparence au milieu des scènes turbulentes dont ils étaient entourés, et s'isolant dans la patrie pour la mieux servir, c'est à pourvoir aux besoins toujours renaissans et toujours croissans que cette crise si compliquée dans ses effets créait à l'Etat, qu'ils appliquaient l'effort de toutes leurs facultés.

Que de reconnaissance la France ne leur doit-elle pas! Les Berthollet, les Monge, les Fourcroi, les Chaptal, n'ont peut-être pas eu moins de part aux triomphes de nos armes que les militaires qui ont employé avec tant d'habileté pour notre défense les nouveaux moyens de destruction que l'activité de nos fabriques fournissait à nos inépuisables arsenaux.

Quelques savans avaient même conservé un tel sang-froid au milieu de ces circonstances terribles, que, soumettant au calcul leurs résultats, comme on y soumet celui d'une guerre, ou d'une contagion, ou de tout autre fléau, ils en raisonnaient comme d'un fait absolument étranger à leur siècle. «Z'ai fait, disait un mathématicien qui substituait toujours le z au j, et au ch le s, z'ai fait le relevé des états de mortalité des années 1793 et 1794; eh bien! comparaison faite de ce relevé avec celui des années précédentes, ze n'ai pas vu entre eux une grande différence depuis l'établissement du tribunal révolutionnaire. Défalquons du nombre des condamnés ceux qui seraient morts de vieillesse, de maladie ou d'accident, et vous verrez que l'influence de ce tribunal sur la mortalité se réduit presqu'à rien.»

L'homme qui parlait ainsi a pu continuer ses travaux pendant les années en question. S'il n'était très-sensible, c'était toutefois un fort bonhomme. Personne n'en doutera quand j'aurai nommé Lagrange.

Peut-être dira-t-on le contraire d'un homme qui, au sujet du même tribunal révolutionnaire, devant moi, peu de jours après l'exécution de Camille Desmoulins, disait en soupirant: «On ne fait pas la moisson sans faucher quelques fleurs.» C'est dans ce madrigal qu'il y a de la cruauté. Il n'appartient pas toutefois à un savant, mais à un chansonnier, ce qui n'est pas absolument la même chose; il appartient à l'auteur du Congrès des rois, opéra comico-politico-satirique[23], qu'on représentait alors au théâtre de la rue Favart, ouvrage d'un nommé Artaud, qu'il ne faut pas confondre avec le traducteur du Dante et le commentateur de Machiavel, homme honorable à tous les titres.

Lagrange, sans excuser le fait, n'y voyait qu'un problème de statistique. La nature de son esprit le portait à ne juger des choses que dans leurs rapports avec la science. Napoléon, qui aimait qu'on crût en Dieu, lui demandant un jour ce qu'il pensait de Dieu: «Zolie hypothèse! elle explique bien des soses», répondit le mathématicien[24].

Si la révolution eut quelques obligations aux savans, les savans doivent aussi quelque reconnaissance à la révolution. Exceptons-en un envers qui elle fut atroce et absurde, et c'était non seulement le plus illustre, mais le plus utile de tous, exceptons-en Lavoisier: ne sont-ils pas arrivés tous, par elle, aux honneurs et à la fortune?

Les arts non plus n'ont pas eu à se plaindre de la révolution. La cause en est simple: c'est qu'elle n'a jamais eu à se plaindre d'eux, c'est qu'elle n'avait pas lieu de les craindre. Quel mal pouvaient lui faire la peinture, la sculpture? Un tableau, une statue parlent à tous les yeux, il est vrai; mais encore les idées qu'expriment une statue, un tableau, ne peuvent exercer de l'influence sur la multitude qu'autant qu'elles lui sont offertes par l'exposition des originaux, ou que ces statues et ces tableaux sont multipliés par des copies. Or le gouvernement révolutionnaire n'était rien moins que tolérant sur cet article. Courtois d'ailleurs, si ce n'est libéral envers les artistes, qui pour la plupart le servaient par enthousiasme plus que par calcul, à défaut de travaux il leur prodiguait des éloges et des distinctions. Pour l'amour-propre cela équivaut presqu'à de l'argent. Ces encouragemens, au reste, n'ont pas été moins féconds que l'argent même. C'est pendant cette époque que Gérard, Girodet, Gros et Guérin, élèves de David, de Vincent et de Renaud, exposèrent les essais qui annoncèrent des rivaux à leurs maîtres, et des continuateurs à la gloire de l'école française, dont le caractère avait été régénéré surtout par le pinceau si correct et si chaud à qui elle doit les Horaces et le Brutus.

D'habiles sculpteurs cependant achevaient, poursuivaient ou commençaient leur carrière. Si Julien, Pajou, Houdon, touchaient à l'âge du repos, ils étaient dans toute l'activité de leur talent, Cartelier, Moette, Rolland, Espercieux[25], et ce Chaudet si habile à faire penser, à faire pleurer le marbre, à qui l'antiquité même n'a pas prêté une expression plus naïve.

Par une cause à peu près semblable, cette époque ne fut pas moins favorable à la musique qu'elle ne redoutait pas non plus. N'exprimant rien d'elle-même, et n'étant que le commentaire d'une pensée ou d'un sentiment, c'est du thème auquel on l'applique et à qui elle prête quelquefois une expression si vive, si puissante, que la musique tire sa valeur positive. Il suffit, pour se la rendre utile, de lui fournir ce thème. La révolution n'y vit donc qu'un utile auxiliaire. Aussi l'a-t-elle associée à ses exploits politiques comme à ses exploits militaires, et à ses solennités comme à ses conquêtes; aussi la faisait-elle marcher en tête des colonnes qui traversaient Paris pour renverser le pouvoir dominant, comme en tête des bataillons qui traversaient l'Europe dans tous les sens, et devant lesquels s'ouvrirent toutes les capitales: est-il au monde un écho qui n'ait répété les refrains de la Marseillaise et du Chant du Départ?

La révolution montra même, pour l'enseignement de la musique, une sollicitude qu'elle n'avait conservée pour celui de quelque autre art que ce fut. C'est de son sein qu'est née cette école qui jusqu'alors avait manqué à la France, le Conservatoire de Paris, institution dont la direction fut confiée à M. Sarrette[26], institution rivale des plus célèbres écoles d'Italie, et qui, dès son origine, atteignit le haut degré de perfection qu'elle n'a pas même perdu sous la restauration.

La révolution donna à cet art un caractère plus mâle et plus fier. De l'âge pastoral auquel il avait semblé appartenir essentiellement jusque-là, il passa dans l'âge héroïque; aux chants naïfs et spirituels, mais un peu mous de Monsigny, de Desaide, de Daleyrac, de Grétry, se mêlèrent les accens si vigoureux, si graves et si passionnés de Berton, de Le Sueur, de Chérubini, et de ce Méhul dont le nom se lie à tous nos triomphes.

Ce caractère renouvela notre musique dramatique. Par une fusion du système allemand et du système italien, sans rien perdre de son esprit, la musique française acquit une énergie et une grâce qui n'avaient été réunies antérieurement que dans les opéras de Gluck; heureuse fusion qui ouvre aux productions de notre école les principaux théâtres de l'Europe, qu'elle partage aujourd'hui avec celles des deux écoles dont elle a su concilier le génie avec celui qui lui était propre! À parler franchement, c'est de cette époque seulement que la France a une école de musique.

Les gouvernemens révolutionnaires ne furent pas si bienveillans pour les lettres. Mais, à la vérité, elles n'avaient pas été aussi complaisantes pour eux que les arts, et il était plus facile de les faire taire que de les faire parler.

Les progrès des lettres répondirent-ils à ceux des arts? Quelle influence la révolution a-t-elle exercée sur elles? Quand s'est-elle fait sentir? C'est ce qu'il nous reste à examiner.

Consacrée presque exclusivement à la politique, si féconde qu'elle ait été alors, la littérature proprement dite a produit peu d'ouvrages dont l'intérêt ait survécu à la circonstance dont ils sont nés. Des théories plus ou moins heureuses sur les gouvernemens, des opinions plus ou moins extravagantes, exposées avec plus ou moins d'éloquence, telles sont les productions littéraires les plus remarquables de cette époque, qui fut moins celle de la méditation que celle de l'improvisation, et qu'a remplie presque tout entière une polémique étrangère aux lettres, polémique furibonde dans laquelle se fit surtout remarquer La Harpe.

Cette époque ne fut pas sans influence sur la langue; mais il ne faut pas trop s'en applaudir. De là date l'invasion de tant d'expressions vicieuses, de tant de locutions barbares qui, de la tribune législative, à qui toutes les provinces fournissaient des parleurs, et où l'on parlait tous les jargons, sont passées dans la langue usuelle, qui, comme notre monnaie, s'appauvrissait en raison de ce qu'on multipliait ces prétendues richesses auxquelles la révolution donnait, comme aux assignats, un cours forcé.

Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, prenant du dévergondage pour du génie, et des arguties pour des raisonnemens, ces orateurs et ces écrivains se donnaient pour des écoliers de Rousseau ou de Montesquieu.

La plupart des poëtes qui cependant écrivaient alors était bien plus positivement de l'école de Voltaire.

Ce grand homme a, comme on sait, deux manières très-distinctes. Simple et sans prétention, mais non sans élégance, abondante en esprit qu'elle rencontre sans paraître le chercher, et qui semble moins appelé dans le sujet que produit par le sujet où jamais il ne brille aux dépens de la raison, l'une caractérise ses poëmes philosophiques et ses poésies légères, qui sont des poëmes philosophiques aussi; l'autre, noble, élevée, mais non pas ampoulée, solennelle, mais non pas emphatique, naturelle, mais non pas vulgaire, naturelle jusqu'au sublime, car si le sublime est hors du vulgaire, il n'est pas hors de la nature; l'autre, dis-je, caractérise ses tragédies et la plus sérieuse de ses épopées.

Chacune de ces manières se retrouve, du plus au moins, dans les compositions des deux écoles que Voltaire a fondées par son exemple.

Parny dans ses poëmes, Andrieux dans ses contes, Chénier dans ses satires, reproduisent quelquefois la première jusqu'à faire illusion: quant à la seconde, on la retrouve dans presque toutes les tragédies qui ont été accueillies de 1789 à 1800, et particulièrement dans celles de Chénier.

À côté de cette double école, où l'on ne pouvait pas réussir sans esprit, subsistaient cependant des écoles fondées par des hommes d'un talent supérieur, mais où l'art de revêtir d'expressions brillantes des idées communes suffisait pour obtenir du succès; telle était l'école de Delille, père du poème descriptif, genre qu'il a enrichi de plus d'un chef-d'oeuvre; telle était l'école de Le Brun, le Pindarique, qui, parfois sublime et quelquefois emphatique dans ses chants nationaux, n'a guère produit, même dans Thomas Desorgues, que des imitateurs de son emphase; telle était enfin l'école de Dorat, de laquelle Dumoustier n'eut pas le temps de se détacher, et dont Vigée, qui croyait imiter Gresset, prolongea la durée, école dont l'afféterie contrastait si singulièrement avec l'âpreté des circonstances, et qui n'en a pas moins fourni dans un soi-disant Dorat un panégyriste à Marat.

Au reste, cette période pendant laquelle Delille, qui ne se reposait pas, n'a rien publié, fut plus féconde en poëmes dramatiques qu'en poëmes de tout autre genre. Ce n'est pas toutefois pendant sa durée que dégénéra cette branche de notre gloire littéraire. Plus énergique et plus virile, la tragédie apprit alors à marcher avec plus de liberté vers un but plus utile; traitant de préférence les sujets qui se rattachaient aux premiers intérêts sociaux, les discutant par des actions et par les discours, et faisant du plus noble des amusemens un moyen d'enseignement public, les poëtes tragiques élargirent à cet effet le cercle un peu étroit où l'on s'obstinait depuis deux siècles à les emprisonner; ils reculèrent les limites que d'Aubignac et autres avaient données au génie de Corneille. Mais remarquez qu'en abrogeant des lois imposées par la pédanterie et maintenues par le préjugé, ils respectèrent celles qui émanaient de la raison et qui reposaient sur la morale.

Les tragiques grecs leur parurent des modèles préférables aux tragiques espagnols ou anglais, et les drames de Sophocle et d'Euripide à ceux de Calderon et de Shakespeare.

Un homme qui avait plus de génie que de raison, Ducis, fit à la vérité plusieurs emprunts au théâtre anglais. Il lui emprunta les sujets ou plutôt les titres de quelques uns de ses ouvrages[27]; mais encore n'importa-t-il pas sur notre théâtre le système anglais, mélange de tous les tons, de tous les styles, de tous les sentimens, de toutes les moeurs, qui caractérise particulièrement les drames de Shakespeare; chaos que celui-ci rachète à force de sublime, mais qui ne constitue pas le sublime, comme voudraient le faire croire quelques fanatiques qui n'admettent plus d'autre modèle; chaos malgré lequel, et non par lequel il s'élève aussi haut que qui que ce soit, quand il s'élève, mais alors il est inimitable.

C'est ce dont quantité de gens ne sont pourtant pas encore persuadés. Malgré le peu de succès de certaines tentatives, ils prétendent nous mettre au Shakespeare pour tout régime, et ne se lassent pas de faire du Shakespeare. Leur prétention, soit dit entre nous, me rappelle celle d'un chimiste qui s'occupait aussi de nos plaisirs, et dans le temps où le café nous manquait, voulait remplacer cette denrée exotique par une production indigène. «Recueillez, disait ce bon Cadet de Vaux, la graine de l'iris des étangs (pseudo acorus), lorsqu'elle est parfaitement mûre, puis, après l'avoir torréfiée et réduite en poudre, faites-la infuser dans de l'eau chaude et passez-la ensuite à la chausse; vous obtiendrez ainsi une décoction qui aura la couleur et l'amertume du café, ce sera du café, à l'arôme près.» Ainsi font les gens en question; ils nous donnent du Shakespeare, au génie près.

Ces tentatives sembleraient un effet de la révolution: on y retrouve son caractère. Remarquons toutefois que c'est après plus de vingt ans, bien plus, après la contre-révolution, ou après la restauration, si l'on veut, que cet effet de la révolution s'est manifesté, et qu'il appartient à des esprits qui n'étaient rien moins que révolutionnaires.

Voyons-y moins l'influence de la révolution que celle des littératures étrangères et des habitudes contractées par tant de Français portés ou déportés dans toutes les parties de l'Europe, soit par les proscriptions, soit par nos victoires; voyons-y surtout la conséquence de ce besoin de faire du nouveau, besoin qui s'empare si facilement des jeunes esprits, et qui, s'il est un principe de perfection dans les arts, est aussi pour les arts un principe de dégénération, quand, ne pouvant faire mieux que le mieux, le génie lui-même veut faire autrement. Ne touchons-nous pas à l'époque d'une révolution de ce genre? Il ne serait pas difficile de le démontrer. Mais ce n'est pas ici que je veux traiter la question; j'écris en ce moment l'histoire de ce qui a été, et non de ce qui est et de ce qui sera.

Pour compléter, cette histoire des arts pendant la période dont nous nous occupons, il me reste à parler des acteurs.

Le Théâtre-Français étant le seul qui se rattache essentiellement à la littérature, que les autres me pardonnent de ne m'occuper ici que de lui. Il était riche au temps où Talma entrait sur la scène, où Larive, que je suis loin de lui donner pour rival, n'en était pas tout-à-fait sorti, où l'on y voyait journellement Saint-Prix, Saint-Phal, Dugazon, Dazincourt, Michot, les deux Baptiste, sujets qui eussent été remarqués dans les jours les plus brillans de la Comédie-Française comme des acteurs d'un talent rare; et où l'on y voyait aussi Monvel et Grandménil, acteurs du premier ordre.

C'étaient encore des acteurs de premier ordre que Molé et Fleury, qui se montrèrent si différens l'un de l'autre en se montrant l'un et l'autre supérieurs dans les mêmes rôles.

Ne se réservant du premier emploi dans le haut comique que les rôles où la jeunesse n'était pas d'absolue nécessité, tels que l'Alceste dans le Misantrope de Molière et l'Alceste dans le Philinte de d'Églantine, et s'emparant de certains rôles d'une physionomie originale dans un emploi qui n'exige pas absolument la décrépitude, tels que le Bourru bienfaisant et le vieux Célibataire, Molé avait trouvé le moyen de se renouveler et de prolonger long-temps encore sa carrière dramatique; aussi est-il resté au théâtre jusqu'à son dernier moment.

Il est des rôles où personne n'a pu le remplacer, mais il en est aussi où personne n'a voulu le remplacer: ce sont ceux qu'il accepta dans le violent et long accès de fièvre révolutionnaire dont il fut saisi dès 1789, et particulièrement le rôle de Marat, qu'il n'eut pas honte, si ce n'est horreur, de jouer dans une pièce composée en honneur de ce misérable dont il préconisait les doctrines, complaisance qui mérita à ce ci-devant comédien du roi l'ignominieuse faveur d'être excepté de la proscription dont ses camarades furent frappés.

Ceci me remet en mémoire un trait qui fait connaître tout ce qu'il y avait d'inconséquence dans la tête de ce vieil écervelé. Sous le consulat, n'eut-il pas l'idée de remettre au théâtre, à l'occasion d'une représentation annoncée à son profit, la Partie de Chasse, où lui, qui avait joué Marat, devait jouer le bon Henri? et ne se récria-t-il pas contre le gouvernement qui ne crût pas devoir permettre une représentation si propre à réveiller des souvenirs dangereux? Cette prétention lui attira ce madrigal, que je crois inédit:

     Depuis trente ans, cher aux Français,
     Cher à Thalie, à Melpomène,
     Molé, sur l'une et l'autre scène,
     Marche de succès en succès:
     Des passions de tous les âges
     Reproduisant les mouvemens,
     Il sait prendre tous les visages
     Et feindre tous les sentimens:
     Roscius de notre théâtre,
     Acteur vraiment universel.
     Il fut tout aussi naturel
     Dans Marat que dans Henri-Quatre.

Encore un trait de ce faquin-là. Il avait été nommé membre de l'Institut, section de déclamation, car il y avait dans l'origine une section de déclamateurs à l'Institut. Se prévalant de cela pour traiter d'égal à égal avec quelque membre de l'Institut que ce fût, il écrivit un jour à Chaptal, ministre de l'intérieur, pour lui recommander je ne sais quel comédien de province, et terminait par ces mots sa lettre qui commençait par citoyen ministre: «Si vous ne pouviez faire pour lui ce que je vous demande, veuillez, mon cher confrère, le recommander à notre confrère le premier consul.» La lettre a passé par mes mains.

Parlerai-je des femmes? Dans la tragédie, je n'ai rien à ajouter à ce que j'en ai dit, sinon que le débit asthmatique de Mlle Sainval, qui ne manquait pas de sensibilité, ne me plaisait guère plus que la voix rocailleuse de Mlle Raucourt, qui ne manquait pas d'énergie, et que la déclamation emphatique et lourde de Mme Vestris, qui manquait de l'une et de l'autre.

Quant aux actrices comiques, il y en avait de charmantes; nommer Mlle Joli, Mlle Devienne, Mlle Vanhove, c'est le prouver. Mais aucune ne pouvait être comparée à Mlle Contat: Mlle Mars n'était pas encore au théâtre.

CHAPITRE III.

État de la France en 1799 (an VII de la république).—Bonaparte revient d'Égypte.—Dîner chez le directeur Gohier.—Voyage à Mortfontaine.

Depuis le départ de Bonaparte, la prospérité de la France n'avait fait que décroître; quoiqu'il y restât encore des hommes d'un grand talent et de grandes ressources, il semblait qu'il eût emporté avec lui la fortune de la république. Rallumée avec une fureur nouvelle par la plus odieuse violation du droit des gens, le lâche assassinat de nos ministres au congrès de Rastadt[28], la guerre ne lui était rien moins que favorable. L'armée d'Italie avait porté les trois couleurs aux extrémités de la péninsule. À Rome, à Naples, des républiques avaient été installées. Mais comme l'armée ne se recrutait pas en raison de l'étendue qu'elle embrassait, et qu'elle occupait plus de pays qu'elle n'en pouvait garder, il lui fallut abandonner ses conquêtes dès que Suvarow eut pénétré dans l'Italie supérieure que la cupidité des administrateurs français avait désarmée. Dans ses batailles de Cassano, de la Trébia, de Novi, les Français avaient reconquis leur gloire mais non pas la victoire. Après avoir perdu successivement Vérone, Milan, Alexandrie, Turin et Mantoue, il ne leur restait plus au-delà des Alpes que Gênes, sous le canon de laquelle les débris de l'armée de Naples couraient se réunir aux débris de l'armée de Lombardie.

D'autre part, après les journées de Pfullendorf et de Stokach, Jourdan avait été obligé de repasser le Rhin.

Masséna soutenait, à la vérité, en Suisse les efforts des Autrichiens; mais pourrait-il résister long-temps à leurs forces, appuyées de celles des Russes en marche pour les rejoindre?

Brune tenait en échec 20,000 Anglais débarqués en Hollande; mais que deviendra-t-il s'ils reçoivent les renforts qu'ils attendent?

Telle était au mois d'août 1799 la position de la France à l'extérieur. À l'intérieur elle n'était pas moins déplorable; la guerre ne nourrissant plus la guerre, les contributions levées en Italie et en Suisse ayant été dévorées par l'expédition d'Égypte, et la ressource que l'on trouvait dans les émissions d'assignats n'existant plus, il avait fallu chercher un moyen de subvenir aux besoins de l'Etat. On avait eu recours, à cet effet, à un emprunt forcé, au remboursement duquel on affectait les biens nationaux non vendus, mode d'emprunt, mode de remboursement également odieux à la majorité des prêteurs.

Cependant on avait décrété la loi des otages, loi par laquelle les familles se trouvaient responsables dans leurs biens et dans leurs personnes de la conduite des émigrés ou des révoltés qui leur appartenaient. Ces mesures semblaient d'autant plus annoncer le retour du régime de la terreur, que les jacobins, plus ardens que jamais, avaient rouvert leur club au manége.

Odieux à ceux qui le soupçonnaient d'incliner vers ce système, méprisé de ceux qui le croyaient inepte à le combattre, et déconsidéré par l'élimination de plusieurs de ses membres successivement détrônés par les factions, le Directoire sentait de jour en jour s'évanouir l'autorité qu'il avait reconquise par la révolution du 18 fructidor. Les républicains, qui voyaient avec jalousie le règne de cinq hommes sortis de leurs rangs, les royalistes qui ne souffraient qu'avec indignation qu'au roi qu'ils regrettaient on eût substitué cinq bourgeois, trouvant les uns qu'on avait fait trop, et les autres trop peu pour la royauté, appelaient également de tous leurs voeux la chute du Directoire qui, détesté de tout le monde, n'était plus redouté de personne.

Aussi cette chute, qui devait entraîner celle du système dont il faisait partie, était-elle généralement tenue pour certaine; on parlait hautement du système qui lui serait substitué. Je me mêlais peu d'affaires publiques depuis le départ du général Bonaparte; ne courant pas après les nouvelles, je ne les connaissais guère que lorsqu'elles venaient me chercher. Quelques mois avant l'établissement du consulat, j'eus pourtant révélation du projet de constitution dont il faisait partie. M. Jarry de Manci, qui était, me disait-on, en relation avec Sieyès, me l'avait développé tout entier à Migneaux, château situé auprès de Poissy, et appartenant à M. Décréteaux, chez qui je me trouvais avec M. Roederer. Par cette constitution, où, autant qu'il m'en souvient, la confection de la loi était confiée à peu près comme dans la constitution de l'an VIII, à un tribunat et à un corps législatif qui la discutaient contradictoirement devant un autre corps qui la votait, le pouvoir exécutif était exercé par deux consuls, l'un chef de l'armée, l'autre chef du gouvernement, tous deux élus pour un temps par un sénat, dit conservateur, lequel était présidé par un grand électeur, magistrat inamovible, personnage le moins actif de la république, quoiqu'il en fut le plus important. Les attributions de ce grand électeur étaient singulières; il n'avait aucune part au gouvernement, mais par un acte de son autorité les consuls pouvaient être révoqués sans qu'il fût tenu de s'expliquer sur les motifs qui le portaient à provoquer cette mesure, par suite de laquelle déclarés inhabiles à toute autre fonction que celle d'électeur, ils entraient dans le sénat qui les absorbait pour toujours; combinaisons qui avaient pour but de concilier les intérêts de la liberté avec les devoirs de la reconnaissance. Le consul ou les consuls absorbés étaient alors remplacés par des individus choisis dès long-temps, bien que ce choix ne fût connu ni d'eux, ni du public, ni du sénat lui-même; car aussitôt après l'élection des premiers consuls on devait procéder à l'élection de leurs successeurs, mais par un scrutin qui resterait dans l'urne électorale, espèce de tire-lire qu'on ne briserait qu'au moment où on aurait intérêt à faire le dépouillement des votes, et on en devait user ainsi immédiatement après l'installation de chaque consul. C'est en conséquence de cette action conservatrice de la constitution, que ce sénat avait reçu son nom.

Je ne sais si ce projet formé d'emprunts faits aux républiques anciennes, combinés avec des idées nouvelles, aurait rempli l'attente de son auteur et concilié l'empire avec la liberté; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'on songeait à en faire l'essai à l'époque où Joubert fut envoyé en Italie, d'où l'on espérait qu'il reviendrait victorieux; et que ce général, qui alliait les vertus d'un républicain aux talens d'un capitaine, était désigné pour remplir les fonctions de consul militaire dans cette constitution. Le consul civil n'eût pas été difficile à trouver; quant au grand électeur, chacun l'a nommé. La mort de Joubert fit tout ajourner.

Quelques mois plus tard ces désignations furent reproduites dans une constitution nouvelle; mais elles s'appliquèrent à des institutions qui fortifièrent un pouvoir d'une tout autre nature, le pouvoir même que ces institutions avaient dû modifier. Bonaparte, trouvant cette organisation toute faite, l'appropria à son gouvernement, en la faisant plier à ses intérêts, comme un habit fait pour autrui qu'on ajuste à sa taille.

Accablé de revers, le gouvernement directorial s'écroulait donc sous le poids de la haine et du mépris, quand immédiatement après la victoire d'Aboukir, apprenant l'état où se trouvait la France, Bonaparte prit la résolution d'y revenir[29]. Mais pendant les cinquante jours qu'il mit à traverser la Méditerranée, la victoire revenait à nos étendards. La brutale présomption de Suvarow se brisait contre le génie et l'audace de Masséna, et en Hollande l'impéritie du duc d'Yorck battu deux fois, quoiqu'avec des forces supérieures, capitulait avec la fortune de Brune.

La nouvelle du retour de Bonaparte fut reçue néanmoins comme si la
France ne pouvait être sauvée que par lui: le souvenir de ses exploits
passés éclipsant des victoires toutes récentes, il fut accueilli en
France comme un sauveur; il fut reçu à Paris en triomphateur.

Il ne se trompa point sur les sentimens qu'exprimaient les acclamations qui s'étaient élevées sur son passage depuis Fréjus jusqu'à la capitale. C'était surtout contre les ennemis du dedans que la population tout entière lui demandait son appui. Ce qu'il n'avait pas cru devoir faire avant son départ pour l'Égypte, on le sommait de le faire à son retour, que cette résolution justifiait.

N'imaginant pas que la consigne sanitaire pût avoir des complaisances même pour lui, et calculant sa marche d'après les probabilités générales, je ne m'attendais pas à le revoir avant trois semaines, quand j'appris par la voix publique qu'il était arrivé dans sa maison rue de la Victoire. J'v courus. Je l'embrassai si cordialement que, malgré son sang-froid, il ne put s'empêcher de répondre par un témoignage pareil à ce témoignage d'affection. Puis, en souriant: «Eh bien! monsieur le déserteur, qu'êtes-vous donc venu chercher à Paris?—Moins de gloire que vous, général, mais enfin un succès»; et je lui remis un exemplaire des Vénitiens. «Vous trouverez là, ajoutai-je, une lettre que je vous ai adressée dans le désert, et que vous pourriez bien n'avoir pas reçue. Ayez la bonté de la lire. Vous y verrez quels ont été mes sentimens.—Je ne l'ai pas reçue en effet. Je la lirai dès ce soir. Venez déjeuner demain à la Malmaison. Vous trouverez ici une voiture qui vous conduira. Nous partons à dix heures précises.»

Dix heures! c'était alors matin pour moi. Je n'allai pas à la Malmaison, mais je me promettais d'aller voir le général à son retour, qui devait avoir lieu le lendemain. Le lendemain, dès le matin, on me remit un billet contenant ce qui suit, et qu'apportait un gendarme dont l'apparition ne laissa pas de jeter quelque effroi dans ma maison:

«Le président du Directoire invite le citoyen Arnault à venir dîner aujourd'hui au Luxembourg à six heures. Il y trouvera quelqu'un de sa connaissance. Le président du Directoire compte sur le citoyen Arnault, et lui renouvelle l'assurance de son attachement.

«GOHIER.»

J'avais rencontré Gohier à la société philotechnique, dont il était membre, et où il n'avait pas cessé de venir depuis son élévation. Comme il m'avait témoigné quelque amitié, et qu'au fait c'était un fort brave homme, j'avais cru devoir y répondre. J'avais été le voir une fois, non parce qu'il était, mais quoiqu'il fut directeur, mais je n'avais jamais mangé chez lui. Substituant le pluriel au singulier, je crus qu'il m'annonçait que je dînerais avec l'élite de notre commune société. Quelle fut ma surprise et ma satisfaction de trouver au lieu de cela dans le salon de ce cinquième de roi le général Bonaparte!

Peu après arriva Sieyès. Des députés, des militaires, et quelques savans, voilà les autres convives. À table, Bonaparte n'était séparé de Sieyès que par la maîtresse de la maison. Placé presque vis-à-vis d'eux, à coté de M. Français de Nantes, je les observais tout à loisir. Rien de plus froid que leur contenance respective. À peine échangèrent-ils quelques monosyllabes. Vers la fin du dîner survint le général Moreau. C'était la première fois que ces deux rivaux de gloire se rencontraient. Il y eut plus que de la politesse dans leurs démonstrations réciproques. L'estime qu'ils avaient l'un pour l'autre ou les ménagemens qu'ils croyaient se devoir mutuellement, s'y manifestèrent de la manière la plus prononcée. J'étais loin de penser, d'après ce que je voyais, que dans trois semaines Sieyès serait l'allié le plus actif de Bonaparte, et dans deux ans Moreau son plus mortel ennemi. Quant à Gohier, c'est surtout à sa politesse attentive qu'on reconnaissait en lui le maître de la maison. Il semblait plus fier de son hôte que de sa dignité; mais il avait je ne sais quoi de gêné dans ses manières. Bonaparte lui seul avait l'air d'être chez soi.

L'intervention de Moreau fit cesser les conversations particulières. Chacun se tut pour écouter celle qui s'éleva entre les deux premiers capitaines de l'époque, et dans laquelle ils développaient leurs théories. C'était l'entrevue de Sertorius et de Pompée. C'était une scène de Corneille.

Conformément à mes premières habitudes, j'allais presque tous les jours rue de la Victoire. «Quoi de nouveau? me disait le général dès qu'il me voyait.—Rien de nouveau, répondais-je, toujours mêmes plaintes, toujours mêmes reproches», et je lui répétais les propos de toutes les classes de la société, qui ne croyaient pas qu'il eût pu revenir en France pour autre chose que les délivrer d'un gouvernement dont elles avaient honte plus encore qu'horreur. «Chacun, ajoutais-je, répète ici ce qui vous a été dit sur la route depuis Fréjus jusqu'à Paris. Chacun vous adresse le même voeu, ou plutôt vous donne le même ordre.—Vraiment!» répliquait-il en riant; et il parlait d'autres choses.

Quinze jours s'étaient passés ainsi, quand Regnauld me proposa de venir avec lui voir Joseph Bonaparte à Mortfontaine. «Le général y sera, me dit-il; il a compris le cri public. Il voit que le Directoire est rejeté par la nation tout entière. Il est enfin résolu d'agir, et va là pour arrêter définitivement ce qu'il faut faire. Bernadotte y sera. Il convient que vous y veniez, ne fût-ce que pour qu'on sache qu'on peut compter sur vous.»

En effet, c'est dans les conférences qui eurent lieu pendant ce voyage que les bases de la révolution de brumaire furent jetées.

Un incident qui n'est guère connu aujourd'hui que de moi, incident assez semblable à celui qui fit échouer au moment où elle se dénouait la conspiration de Fiesque, pensa faire avorter celle-ci au moment où elle se formait. Le lendemain de notre arrivée, le général voulant parler avec Regnauld plus librement, lui proposa de venir se promener avec lui à cheval. Le général montait un peu en casse-cou. Comme ils revenaient à toute bride, le long des étangs, à travers les rochers, son cheval rencontre une pierre que le sable recouvrait, les pieds manquent au coursier, il s'abat, et voilà le cavalier lancé avec une violence effrayante à douze ou quinze pieds de sa monture. Regnauld saute à bas de la sienne, court à lui, le trouve sans connaissance. Plus de pouls, plus de respiration; il le croit mort. Heureusement il en fut quitte pour la peur. Après un évanouissement de quelques minutes, Bonaparte revient à lui comme on revient d'un rêve. Il n'avait ni fracture ni blessure, ni contusion même, et il le prouva en remontant en selle presque aussi lestement qu'il en était tombé. «Quelle peur vous m'avez faite, général!—C'est pourtant, cette petite pierre contre laquelle tous nos projets ont pensé se briser», dit Bonaparte en riant.

Cette petite pierre pensa changer le sort du monde.

«Joseph, ajouta Bonaparte, me ferait de la morale, s'il savait cela.
N'en parlez à personne.»

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