Souvenirs d'un sexagénaire, Tome IV
CHAPITRE IV.
Préliminaires du 18 brumaire.
Ici commence l'histoire de la conspiration qui amena cette révolution mémorable. Tout le monde en a écrit; mais tout le monde ne sait pas ce que ma position m'a mis à même de savoir. Je n'hésite pas à dire ce que j'en sais. Les détails que j'ai à raconter sont précieux, en ce qu'ils font connaître l'homme prodigieux qui dirigeait ce grand mouvement. C'est sur ceux-là surtout que j'insisterai.
Ce fait une fois reconnu, que Bonaparte devait ramasser le pouvoir échappé aux mains inhabiles entre lesquelles il était tombé, on reconnut aussi qu'il s'agissait autant de changer les choses que de changer les hommes, et qu'une constitution nouvelle devait, être substituée à celle dont l'insuffisance était si évidemment démontrée par quatre ans d'expérience, et qui devait être repoussée, ne fût-ce que parce qu'elle repoussait le seul homme qui pouvait sauver la France. On trouva en elle-même le moyen de la renverser. La prévoyance de l'homme a moins d'étendue encore que sa malice. Pas d'organisation sociale si bien combinée qui ne porte en elle-même le principe de sa destruction.
Une disposition de la constitution de l'an III autorisait le conseil des Anciens, en cas de danger pour la chose publique, à convoquer la législature hors de la capitale pour la soustraire à l'influence de la multitude, et à donner à un général de son choix le commandement des forces militaires qui se trouveraient dans le rayon constitutionnel.
On s'occupa d'abord à se créer dans les deux conseils une majorité favorable à l'application de cette mesure, qui semblait mettre le pouvoir entre les mains des législateurs, mais qui le mettrait réellement entre les mains du militaire sous la protection ou dans la dépendance duquel l'Etat se trouverait. Cela fait, l'adoption d'une constitution que le protecteur dicterait semblait devoir s'ensuivre sans difficulté, et l'on en avait une toute prête.
Il ne fut pas difficile d'obtenir l'assentiment des militaires pour une révolution préparée par des militaires, et qui semblait devoir leur assurer désormais la suprématie. Aussi, à quelques exceptions près, les généraux les plus renommés se précipitèrent-ils dans le complot. Quant aux législateurs et aux dépositaires de l'autorité civile, l'ascendant de Bonaparte et de Sieyès en détermina quelques uns; quelques autres obéirent aux rancunes de fructidor; beaucoup se laissèrent séduire par l'espérance d'occuper dans le nouvel ordre de choses des places importantes et stables; mais beaucoup plus encore se rallièrent à nous par le désir de mettre un terme aux désordres qui ruinaient la France en la déshonorant, et ce parti était nombreux, car il se composait de presque tous les propriétaires, de tous ceux enfin pour qui la liberté sans bornes n'était pas le premier des biens.
Les bases d'opération adoptées, on distribua les rôles entre les confidens de ce grand projet. Chacun fut chargé de le servir conformément à ses moyens et dans le cercle de ses relations; les uns de négocier avec les personnages dont le concours était reconnu nécessaire au succès de l'entreprise, les autres de préparer les écrits propres à éclairer l'esprit public, partie dans laquelle M. Roederer excellait. La rédaction des proclamations fut spécialement confiée à Regnauld qui m'associa à ce travail dans l'esprit duquel je composai même une chanson, car il faut des proclamations aussi pour les Halles; et c'est sous cette forme-là surtout qu'on se fait comprendre de la population qui fourmille là et dans les rues.
Quoique l'on ne procédât avec une grande circonspection et que l'on ne livrât à chaque affilié que la portion du secret dont il était indispensable de lui donner connaissance, le bruit qu'une nouvelle révolution se préparait se répandit bientôt; mais il était accueilli avec des témoignages d'approbation si évidens et si unanimes, que nous ne nous en inquiétions guère. Tout nous prouvait qu'en renversant le Directoire, c'était un besoin général qu'on satisfaisait, et que dans cette conspiration nous avions la France entière pour complice.
Tels étaient les bruits de Paris quand je reçus ainsi que Regnauld une invitation à dîner chez le ministre de la police, chez Fouché, qui depuis quelques mois remplissait cette fonction.
«Tous les deux! La chose est singulière», dis-je à Regnauld. Elle me parut bien plus singulière encore quand le général, à qui je racontai le fait, me dit en riant: «Allez-y, vous y trouverez des amis.» Dans le fait, j'y trouvai Roederer, Real, Chénier, l'amiral Bruéys et le général lui-même. Bref, le choix des convives était tel que sur vingt-quatre, il n'y avait guère que le ministre qui ne fût pas des nôtres, et que la liste des invités semblait être un extrait de la liste des conjurés.
«Si ce n'est pas un fait exprès que ceci, c'est l'effet d'un singulier hasard, dis-je à Regnauld; le beau coup de filet qu'il ferait, en fermant seulement ses portes.—Votre chanson est-elle faite? me dit quelqu'un qui s'était approché de nous; vous savez que nous touchons au dénoûment.—Une chanson pour un dénoûment de tragédie! c'est trop piquant pour que j'y manque.—Ne perdez donc pas de temps, car nous n'avons pas plus de quatre jours devant nous.»
Le dîner n'était pas un piége, peut-être même avait-il été donné dans un but tout contraire à celui qu'on aurait pu supposer. «J'ai voulu, dit le ministre au général, vous faire rencontrer ici les personnes qui vous sont le plus agréables.» Poussant la galanterie jusqu'à la recherche, il fit suivre le dîné d'un concert dans lequel Laïs et Chéron chantèrent des poëmes d'Ossian, mis en vers par Chénier, et en musique par Fontenelle[30]. Cette réunion, que Real égaya souvent par sa verve si spirituelle et si originale, n'eut rien de la gravité qui préside ordinairement aux banquets ministériels; à la liberté d'esprit qu'à l'exemple du général chacun montrait, on ne se serait pas douté qu'elle était formée de gens préoccupés d'intérêts si sérieux et engagés dans une entreprise si périlleuse.
«À demain soir, rue Taitbout (c'était là que demeurait le citoyen
Talleyrand): là, nous nous rendrons compte de ce que nous aurons appris,
et nous conviendrons de ce que nous aurons à faire», dit M. Roederer à
Regnauld et à moi quand nous nous séparâmes.
La sécurité que nous inspirait Fouché n'allait pas, au fait, jusqu'à nous faire négliger toute précaution vis-à-vis de lui. Nous étions convenus d'éviter de nous trouver ensemble chez le général dont la maison devait être observée. Mais nous pensions, la nuit une fois tombée, pouvoir, sans inconvénient, nous rendre séparément chez le citoyen Talleyrand.
En nous montrant prudens, nous ne faisions que suivre l'exemple du général. C'était tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre qu'il donnait ses rendez-vous. Au Théâtre-Français, par exemple, il eut une longue conférence avec Garat (non pas le chanteur), pendant qu'on représentait les Vénitiens; ce qui, à la vérité, me contrariait assez: ce n'était pas dans ce but que je lui avais procuré une loge; j'étais dans ce moment auteur plus que conspirateur.
L'affaire, qui avait été plusieurs fois remise, semblait devoir éclater définitivement le 16 brumaire; tout était prêt le 15 au soir. Regnauld, Roederer attendaient chez le citoyen Talleyrand le mot d'ordre; mais ce mot n'arrivait pas. Comme ma position et mes goûts appelaient moins l'attention sur moi que sur les autres, et que j'avais l'habitude d'aller tous les soirs chez le général: «Pendant que nous ferons une partie de wisk, pour dérouter les gens qui pourraient survenir, vous devriez bien, me dit Regnauld, aller savoir du général si la chose tient pour demain: à votre retour, un signe affirmatif ou un signe négatif nous mettra au fait.»
Je cours chez le général. Son salon était plein. Un coup d'oeil qui ne peut être compris que de moi m'indique qu'il comprend le motif qui m'amène et que je devais attendre: j'attendis donc. Cette fois, j'en conviens, je ne savais plus où j'en étais; et je me disais, comme Basile: Qui diable est-ce qu'on trompe ici? ils sont tous dans la confidence.
Dans ce salon dont Joséphine faisait les honneurs avec une grâce singulière, se trouvaient pour lors des représentans de toutes les professions, de toutes les factions; des généraux, des législateurs, des jacobins, des clichiens, des avocats, des abbés, un ministre, un directeur, le président même du Directoire. À voir l'air de supériorité du maître de la maison au milieu de gens de robes et d'opinions si diverses, on eût dit qu'il était d'intelligence avec eux tous: chacun déjà était à sa place.
Fouché n'arriva qu'après Gohier. Sans trop reprendre l'air de dignité qu'il avait échangé contre celui de la courtoisie en acceptant une place sur le canapé de la maîtresse de la maison, «Quoi de neuf? citoyen ministre, lui dit le citoyen directeur, tout en humant son thé et avec une bonhomie assez piquante dans la circonstance.—De neuf? Rien, en vérité, rien, répondit le ministre avec une légèreté qui n'était pas tout-à-fait de la grâce.—Mais encore?—Toujours les mêmes bavardages.—Comment?—Toujours la conspiration.—La conspiration! dit Joséphine avec vivacité.—La conspiration! répète le bon président en levant les épaules.—Oui, la conspiration, reprend le malin ministre; mais je sais à quoi m'en tenir. J'y vois clair, citoyen directeur, fiez-vous à moi; ce n'est pas moi qu'on attrape. S'il y avait conspiration depuis qu'on en parle, n'en aurait-on pas eu la preuve sur la place de la Révolution ou dans la plaine de Grenelle? et ce disant, il éclatait de rire.—Fi donc, citoyen Fouché, dit Joséphine, pouvez-vous rire de ces choses-là?—Le ministre parle en homme qui sait son affaire, reprit Gohier; mais tranquillisez-vous, citoyenne, dire ces choses-là devant les dames, c'est prouver qu'il n'y a pas lieu à les faire. Faites comme le gouvernement, ne vous inquiétez pas de ces bruits-là: dormez tranquille.»
Après cette singulière conversation que Bonaparte écoutait en souriant, Fouché et Gohier levèrent le siége, les étrangers qui encombraient le salon firent successivement de même, Joséphine monta dans son appartement, et je me trouvai enfin seul avec le général.
«Je viens, lui dis-je, de la part de vos amis, savoir si la chose tient toujours pour demain, et recevoir vos instructions.—La chose est remise au 18, me répondit-il le plus tranquillement du monde.—Au 18, Général!—Au 18.—Quand l'affaire est éventée! Ne voyez-vous pas que tout le monde en parle?—Tout le monde en parle, et personne n'y croit. D'ailleurs, il y a nécessité. Ces imbéciles du conseil des Anciens n'ont-ils pas des scrupules? ils m'ont demandé vingt-quatre heures pour faire leurs réflexions.—Et vous les leur avez accordées!—Où est l'inconvénient? Je leur laisse le temps de se convaincre que je puis faire sans eux ce que je veux bien faire avec eux[31]. Au 18, donc. Venez demain prendre le thé; s'il y a quelque chose de changé, je vous le dirai: bonsoir.» Et il alla se coucher avec cet air de sécurité qu'il conservait sur le champ de bataille où il me semblait ne s'être jamais tant exposé qu'il s'exposait alors au milieu de tant de factions, par ce délai que rien ne put le déterminer à révoquer.
Je retournai en courant rue Taitbout. La société que j'y retrouvai était moins nombreuse que celle dont je venais de me séparer; sept personnes seulement y étaient pour l'instant: Mme Grant, qui n'était pas encore Mme Talleyrand, et Mme de Cambis faisaient avec Regnauld la partie du maître de la maison. Cependant la duchesse d'Ossuna, assise à demi sur une console, jasait avec M. Roederer, et Lemaire, le latiniste, pour lors commissaire du gouvernement près du bureau central, se promenait tout en débitant à l'un et l'autre des plaisanteries de collége. Ne fût-ce qu'en conséquence des devoirs que lui imposait sa place, il importait de se cacher, surtout de celui-ci. Les joueurs, bien qu'on m'eût annoncé, restent les yeux collés sur leurs cartes. Un vif intérêt de curiosité les tourmentait pourtant, et leur donnait de fortes distractions: les dames seules étaient à leur jeu.
Profitant du moment où le commissaire, débitant ses calembredaines à la duchesse, n'avait pas les yeux fixés sur nous, Regnauld se hasarda à m'interroger du regard; je lui réponds par un signe négatif qu'il répète à son vis-à-vis, et la partie continue comme si de rien n'était.
Le commissaire sorti, et la partie finie, pendant que les dames jasaient entre elles, je racontai à mes complices ce que j'avais vu et entendu; puis nous nous séparâmes à minuit, en nous ajournant au lendemain. «Avant de nous coucher, me dit Regnauld, il faut revoir les épreuves des proclamations: allons chez Demonville.»
Demonville, notre imprimeur, demeurait rue Christine, faubourg Saint-Germain. Il nous fallait traverser la moitié du diamètre de Paris pour nous rendre là. La ville était dans une tranquillité parfaite. En descendant de voiture, nous remarquâmes qu'une patrouille assez nombreuse, que nous avions rencontrée rue Dauphine, était entrée dans la rue où nous nous arrêtions. Me rappelant les plaisanteries de Fouché: «Est-ce qu'il voudrait plaisanter avec nous? dis-je à Regnauld.—Cela serait possible», me répondit-il. Pour savoir à quoi nous en tenir, nous fîmes le tour du bloc de maisons dont celle-ci faisait partie, et certains que la maison n'était pas observée, nous montâmes à l'imprimerie.
Un vieux prote, nommé Bouzu, nous attendait avec les épreuves qu'il avait composées lui-même. Cet homme, qui faisait ce métier depuis cinquante ans, connaissait très-bien le matériel de son art, mais à cela se bornait l'exercice de son intelligence; il reproduisait avec exactitude toutes les lettres dont se composaient les mots qu'il avait sous les yeux; mais saisir les rapports de ces mots entre eux, de manière à comprendre le sens d'une phrase, excédait la portée de son esprit. Comme le manuscrit de Regnauld était très-net et très-correct, il n'y avait pas de fautes dans l'épreuve; après s'en être assuré, Regnauld donna le bon à tirer, et partit en laissant entre les mains de cet homme les moyens de le perdre et tous ses complices avec lui. Mais le père Bouzu n'était pas plus malin que ce secrétaire qui écrivait sous la dictée de son maître cette phrase si connue: «Quoique je me serve d'une main étrangère pour vous donner ces renseignemens, ne craignez pas qu'ils soient divulgués: l'homme dont je me sers est si bête, qu'il ne comprend pas même ce que je vous dis de lui.»
Le 17, les scrupules des Anciens se trouvant levés, le général me chargea de dire à Regnauld et à nos amis de se rendre le lendemain 18, avant le jour, chez le président du conseil des Anciens où le président des Cinq-Cents devait se trouver, et que là on nous emploierait suivant que l'exigerait la circonstance. Avant le jour nous étions déjà chez M. Lemercier, président des Anciens, où Lucien Bonaparte qui présidait les Cinq-Cents ne tarda pas à nous rejoindre. Celui-ci était accompagné de plusieurs de ses collègues, parmi lesquels je reconnus Émile Gaudin, le général Frécheville et Cabanis.
Ils se séparèrent bientôt pour se rendre à leurs chambres respectives, et nous allâmes, nous autres, attendre les événemens place Vendôme, au département dont le local avait été indiqué par Bonaparte pour quartier-général: à la partie civile de la conspiration, et où nous trouvâmes le citoyen Talleyrand. Pendant que les législateurs opéraient, nous nous disposâmes à remplir la mission qui pourrait nous échoir, en prenant notre part d'un fort bon déjeuner que les administrateurs nous offrirent et dont Real faisait les honneurs le plus gaiement du monde.
En conscience, le hasard me devait bien ce dédommagement, supposé que le hasard ait quelque conscience; en rentrant chez moi, le 16 brumaire, j'avais trouvé une invitation de Mme Legouvé pour venir déjeuner en bonne compagnie, chez elle, le 18. «J'ai ce matin-là même, lui répondis-je, un engagement auquel je ne puis manquer; affaire d'honneur, affaire de coeur, affaire qui fera du bruit. Buvez au succès.»
On but au succès sans trop savoir de quelle nature d'affaire il s'agissait. On y buvait encore quand la voix publique proclama le mot de l'énigme.
La mission promise ne tarda pas à nous être donnée. Les Anciens ayant rendu le décret qui transférait le Corps-Législatif à Saint-Cloud, le général nous fit dire d'en porter la nouvelle au ministre de la police, et de venir aussitôt après lui rendre compte de la manière dont elle aurait été accueillie.
Arrêtons-nous un moment. Pour bien faire comprendre les événemens qui me restent à raconter, je dois encore au lecteur quelques explications sur les causes qui les ont amenés.
CHAPITRE V.
Sieyès appuie les projets de Bonaparte.—Journée du 18 brumaire.—Directoire dissout.
La ruine du Directoire pouvait entraîner celle de la république. Pour prévenir ou pour diriger la révolution imminente, les deux conseils avaient, dès le mois de mai précédent, porté Sieyès à la suprême magistrature. Mais maintenir la constitution de l'an III n'était pas possible. Sieyès, qu'on a dit jaloux de tous les gouvernemens parce qu'il était ennemi de tous les despotismes, Sieyès, convaincu qu'un nouveau système pouvait seul sauver l'État, n'accepta le pouvoir que pour mettre à exécution le projet qu'il avait dès long-temps médité, projet dans lequel il avait réuni les combinaisons les plus propres à sauver la liberté si elle avait pu être sauvée, ou plutôt si nous l'avons jamais possédée.
Cependant une intrigue conçue dans un intérêt tout opposé avait été nouée par un autre membre du Directoire, et semblait préparer le rétablissement de l'ancien régime. Que Barras, qui prétend avoir été autorisé par ses collègues à entrer dans cette intrigue pour en pénétrer les secrets et la déjouer, ait trompé ses collègues ou les conspirateurs, peu importe, quant à ceci. Dans l'un ou dans l'autre cas, le Directoire n'en paraissait pas moins attaqué par un de ses membres. Chacun ne pouvait-il pas se croire fondé à ne plus vouloir d'un gouvernement qui ne voulait plus de lui-même?
Enfin les démagogues aussi préparaient leur révolution. En vain les avait-on chassés du manége où ils avaient tenté de s'organiser de nouveau en assemblée rivale de la législature; éliminés, mais non pas dispersés, ils n'en conspiraient pas moins le rétablissement de la démocratie à laquelle ils croyaient pouvoir revenir par la dictature. Ce parti, qui comptait parmi ses chefs les généraux Bernadotte et Jourdan, avait peut-être des appuis aussi jusque dans le Directoire. Ainsi les dépositaires du pouvoir étaient entourés de factions impatientes de les en déposséder. Bien plus, la nation entière, en conspiration ouverte contre eux, n'attendait qu'un chef pour agir, quand Bonaparte arriva. On ne saurait mieux décrire que lui-même l'effet que son retour produisit sur toute la population de la France. Laissons-le parler.
«Lorsqu'une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir; lorsque, cédant tour à tour à l'influence des partis contraires et vivant au jour le jour sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les citoyens les plus modérés sont forcés de convenir que l'État n'est plus gouverné; lorsqu'enfin à sa nullité au dedans l'administration joint le tort plus grave qu'elle puisse avoir aux yeux d'un peuple fier, je veux dire l'avilissement au dehors, une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de sa conservation l'agite, et, promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver.
«Ce génie tutélaire, une nation le renferme toujours dans son sein: mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu'il existe: il faut qu'il soit connu; il faut qu'il se connaisse lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées sont impuissantes; l'inertie du grand nombre protége le gouvernement nominal; et malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent pas contre lui. Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup signe d'existence, l'instinct national le devine et l'appelle, les obstacles s'aplanissent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son passage semble dire, le voilà!»
Tel fut le cri général au passage de Bonaparte quand il traversa la France. Chaque parti crut trouver en lui l'homme qui lui manquait; chaque parti se trompait. Bonaparte comptait bien se servir de l'un d'eux ou d'eux tous peut-être, mais il n'en voulait servir aucun. Recevant leurs secrets, mais gardant les siens, il s'était ménagé surtout le moyen de s'appuyer sur celui de ces partis qui unirait le plus de ressources à plus de crédit. C'était incontestablement le parti de Sieyès, qui se formait des membres les plus estimables des deux conseils.
La sanction d'un républicain était nécessaire au succès de Bonaparte, et le projet de Sieyès ne pouvait réussir sans l'appui d'un militaire. Malgré le peu d'inclination qu'ils avaient l'un pour l'autre, leur intérêt mutuel les rapprocha; ils crurent trouver l'un dans l'autre le genre de garantie qui leur manquait. En cela le militaire seul ne se trompa point. En adoptant les plans du législateur, qui lui ouvraient l'accès au pouvoir, Bonaparte était bien sûr, une fois qu'il y serait arrivé, de les modifier sous tous les autres rapports dans l'intérêt de son autorité. D'ailleurs on ne voulait plus de ce qui était, on ne voulait pas de ce qui avait été; il fallait donc trouver du neuf entre la république et la monarchie.
Pendant que tout s'agitait autour de lui, tranquille en apparence, et renfermé dans un cercle de savans, comme avant son départ pour l'Égypte, Bonaparte n'avait de relations patentes qu'avec l'Institut. Se dérobant plus que jamais à la curiosité publique, il n'assistait au spectacle qu'en petite loge, n'allait qu'au théâtre où il était le moins attendu, et ne se rendait qu'aux invitations que les convenances ne lui permettaient pas de refuser, telles que celles du président du Directoire, telles que celles du conseil des Cinq-Cents, qui se plut à fêter en lui et dans Moreau l'armée d'Italie et l'armée du Rhin, en les conviant à un banquet dans l'église de Saint-Sulpice, alors temple de la Victoire.
Le 17 brumaire, il n'avait pas même encore répondu à l'empressement des officiers supérieurs de la garnison de Paris et de la garde nationale, qui, depuis son retour, le pressaient de déterminer l'instant où il recevrait leur visite. Trompés par ces démonstrations, qui compromettaient sa réputation sous le rapport de la politesse, ces militaires s'offensaient de tant d'indifférence. Paris s'en affligeait. «Il n'en fera pas plus, disait-on, qu'à son retour d'Italie. Qui nous tirera du bourbier où nous sommes?»
En provoquant ces reproches, en excitant cette impatience, son but était d'amener les citoyens à lui commander ce qu'il brûlait d'entreprendre, et de les engager dans une révolution à laquelle lui seul semblait répugner.
La conspiration contre-révolutionnaire, qui cependant allait son train, ne devait éclater que le 28 brumaire. En différant de vingt-quatre heures l'explosion de la sienne, Bonaparte au fait ne courait aucun risque. Des cinq membres du Directoire, trois lui étaient acquis; Sieyès d'abord, des plans duquel il avait fait provisoirement les siens; Roger-Ducos, qui les avait adoptés sans réserve; et puis Barras qui, enlacé dans une intrigue dont le secret était éventé, et dont le but n'était pas innocent aux yeux de tout le monde, pouvait passer pour gagné, par cela seul qu'il était compromis.
Quand à Gohier et à Moulins, ils étaient sincèrement attachés à la constitution agonisante, et l'énergie avec laquelle ils exprimaient leurs opinions ne permettait guère de penser à les séduire. Mais la confiance qu'ils manifestaient dans la solidité de leur pouvoir dispensait de les tromper; se croyant plus affermis que jamais par les victoires de Castricum et de Zurich, ces deux directeurs ne soupçonnaient pas le danger qui menaçait un gouvernement diffamé par des fautes antérieures à leur promotion récente encore. Assistés des républicains qui se fussent liés à eux, ils eussent sans doute traversé les projets de Bonaparte s'ils en avaient eu connaissance; mais qui les leur aurait révélés dans cette circonstance bizarre, où chacun gardait le secret d'autrui pour ne pas compromettre le sien? Le ministre de la police était bien en situation de le faire. La chose était dans son devoir, mais était-elle dans ses intérêts?
Fouché, comme je l'ai dit, occupait dès lors ce poste pour lequel la nature l'avait formé, si, pour déjouer les trames de l'intrigue et de la perversité, il faut être plus intrigant et plus pervers que ceux qui les ourdissent. Le complot de Bonaparte semblait toutefois avoir échappé à sa pénétration.
Le 18 brumaire, à neuf heures du marin, il était encore au lit quand Regnauld et moi, conformément aux désirs du général, nous allâmes lui donner connaissance du décret rendu à sept heures par le conseil des Anciens, événement qu'il parut apprendre avec surprise. Il est permis de douter cependant que cette démonstration fût sincère, et qu'il n'eût rien pénétré de ce qui s'accomplissait. Cet expert en révolution ne pouvait pas douter que nombre de conspirations ne se tramassent contre le Directoire, de la fortune duquel il désespérait sans doute, et dont il ne voulait point partager la disgrâce. Mais placé entre tant de complots de manière à pouvoir tout favoriser et tout empêcher, et suffisamment éclairé par l'espionnage, il mit, je crois, sa politique à écarter les confidences, se ménageant ainsi la faculté de servir les heureux et d'écraser les maladroits, suivant que le sort en déciderait, jouant tout à la fois le gouvernement, dont il entretenait les illusions, et même ceux des ennemis du gouvernement dont il partageait les opinions. Si telle n'est pas la juste explication de la conduite de Fouché dans cette singulière circonstance, s'il ne fut pas alors le plus astucieux des intrigans, il fut le plus inepte des ministres, ce dont il est permis de douter sans lui porter pour cela plus d'estime.
Les troupes qui se trouvaient dans le rayon constitutionnel étaient tirées en partie de l'armée d'Italie. Bonaparte les regarda comme à lui. Il crut aussi pouvoir compter sur leurs chefs. Contrariés pour la plupart d'obéir à des avocats, telle était leur expression, ces militaires n'étaient que trop portés à favoriser un mouvement qui ferait passer l'autorité entre les mains d'un militaire, et Bonaparte se confiait tellement dans leurs dispositions, qu'il avait cru pouvoir, sans trop se les aliéner, différer de leur assigner, ainsi qu'on l'a dit plus haut, le jour où il recevrait leurs félicitations à l'occasion de son retour, délai au sujet duquel les chefs et les soldats exprimaient leur mécontentement de la manière la plus propre à détruire tout soupçon d'intelligence entre eux et leur ancien général. C'est ce qu'il voulait.
Tel était l'état des choses, quand le 17 brumaire les officiers de la garnison militaire de Paris, et ceux de la garde nationale, apprennent que le général les recevra le 18, à six heures du matin. Un voyage nécessaire et précipité servait d'excuse au choix d'une heure si peu commode. Cependant trois régimens de cavalerie, qui avaient sollicité l'honneur de défiler devant Bonaparte, sont avertis que le 18 il les passera en revue aux Champs-Élysées, à sept heures du matin, heure à laquelle les généraux qu'il savait disposés à entrer dans ses vues étaient invités aussi à se rendre chez lui à cheval. Ainsi, sans éveiller les soupçons, s'assemblait sous les yeux même du gouvernement l'armée qui devait le renverser.
Les généraux convoqués furent exacts au rendez-vous, où chacun se croyait appelé seul. Moreau s'y trouva des premiers. Ce général avait de son propre mouvement choisi le second rôle dans cette révolution. Soit par sentiment de son insuffisance, soit par sentiment de la supériorité de Bonaparte, en apprenant le retour de celui-ci, voilà l'homme qu'il vous faut, avait-il dit à Sieyès, qui le pressait d'appuyer ses projets. Bien plus, sur le bruit des changemens qui se préparaient: «Je suis à votre service, avait-il dit à Bonaparte; il n'est pas besoin de me mettre dans votre secret. Avertissez-moi seulement une heure d'avance.» C'était marquer soi-même son rang.
Au reste, Moreau se montrait en cela conséquent à ce qu'il avait fait dans une autre occasion; préludant à la souveraineté par un acte de la munificence royale, Bonaparte lui avait donné un cimeterre enrichi de diamans. Dès qu'un pareil présent n'est pas compensé par un présent pareil entre deux hommes placés dans la position respective où ceux-ci se trouvaient alors, l'égalité disparaît, et semble avoir été abdiquée par celui qui accepte.
Ainsi le général Bonaparte, sans commandement, avait su se faire une armée; simple particulier encore, il sut s'entourer, dans sa modeste retraite, du plus brillant cortége qui ait jamais rempli le palais d'un souverain.
Cependant le plan concerté s'exécutait. Convoqué par son président Lemercier, le conseil des Anciens s'était assemblé, et sur la peinture énergique qui lui avait été faite par Le Brun, depuis duc de Plaisance, des dangers où les projets des terroristes jetaient la république d'ailleurs si malade, Regnier, depuis duc de Massa, demanda par motion d'ordre qu'en conséquence des articles 102, 103 et 104 de la constitution, le Corps-Législatif fût transféré à Saint-Cloud; et que pour faire exécuter cette translation, le général Bonaparte fût investi du commandement des troupes renfermées dans l'enceinte constitutionnelle. Ces propositions adoptées, non pourtant sans quelque opposition, furent aussitôt envoyées au conseil des Cinq-Cents, qui, bien que présidé par Lucien, s'y montra moins favorable tout en les sanctionnant.
C'est ainsi que dans la constitution même on trouva le moyen de détruire la constitution.
À huit heures et demie arriva chez Bonaparte le législateur Cornet qui, par zèle remplissant les fonctions de messager, s'était chargé de lui notifier ce décret. Il le lui remit au milieu des militaires dont sa cour et même sa maison étaient remplies. Du haut de son perron comme d'une tribune, le général le lit à haute voix, puis il invite ses belliqueux auditeurs à s'unir à lui pour sauver la France. Tous s'y engagent par serment. Montant aussitôt à cheval, il se rend aux Tuileries escorté d'officiers de tout grade, parmi lesquels on remarquait Berthier, Lefebvre, Moreau, Lannes, Beurnonville, Marmont, Macdonald, Morand, Murat; des généraux célèbres qui pour lors se trouvaient dans la capitale, Jourdan, Bernadotte et Augereau seuls manquaient à cette réunion. Les deux premiers s'en étaient éloignés par dévouement pour la démocratie; le troisième en avait été écarté par suite du peu de confiance qu'inspirait son caractère, moins digne en effet d'estime que son talent.
Au milieu de cette élite, Bonaparte se présente à la barre du conseil des Anciens. «Tous les généraux, dit-il, vous promettent l'appui de leurs bras. Je remplirai fidèlement la mission que vous m'avez confiée. Qu'on ne cherche pas dans le passé des exemples de ce qui se fait; rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du dix-huitième siècle; rien dans le dix-huitième siècle ne ressemble au moment actuel.»
Puis ayant nommé le général Lefebvre son lieutenant, et passé en revue les troupes réunies aux Tuileries, il donne au général Lannes le commandement de la garde du Corps-Législatif, à Murat, celui des troupes qui devaient occuper Saint-Cloud, et met sous les ordres de Moreau un corps de cinq cents hommes chargés de remplacer au Luxembourg la garde directoriale qui était venue se joindre aux troupes de ligne; opération habile, par laquelle il convertissait Moreau en geôlier et presque en prisonnier, tout en paraissant lui donner une preuve de confiance; cette troupe ne lui répondant pas moins du général qu'elle suivait, que des directeurs qu'elle allait écrouer.
La métamorphose que subissait Moreau n'est pas la seule que la circonstance opéra. Ne fit-elle pas de Sieyès un écuyer? c'est sur le seul cheval qu'il ait monté de sa vie que ce bon abbé sortit du Luxembourg pour venir aux Tuileries. Moi-même, enfin, ne fus-je pas transformé en aide de camp du général Bonaparte, et n'est-ce pas à ce titre qu'il me fut permis de traverser, à cheval aussi, ces mêmes Tuileries quand je vins lui rendre compte de ma mission?
Pas d'événement, si grave qu'il soit, auquel ne se mêle quelque incident comique. Réveillé au bruit de ce qui se faisait, le président du Directoire sonne pour savoir ce dont il s'agit. Personne ne vient. Il veut sortir de sa chambre, la porte ne s'ouvre pas; elle était fermée à double tour, et l'on en avait emporté la clef. Je tiens ce fait de Jubé lui-même qui, en quittant le Luxembourg avec la garde du Directoire, avait cru devoir prendre cette précaution. Délivré par un serrurier, le président fait convoquer ses collègues pour aviser à ce qu'il faut faire; il était trop tard. Sieyès et Roger-Ducos, quoiqu'au petit trot, avaient eu le temps de s'échapper et d'apporter leur abdication au Conseil des Anciens, à qui Barras, à l'instigation de l'amiral Bruéys et du citoyen Talleyrand, ses anciens ministres, envoyait la sienne.
Je venais de rejoindre le général, établi pour le moment, dans le local des inspecteurs de la salle du Conseil des Anciens, quand Bottot, secrétaire intime de Barras et porteur de la dépêche de ce directeur, entra dans ce bureau devenu quartier-général. Tout avait là le caractère le plus grave. Interpellant dans cet envoyé l'homme qu'il représentait: «Qu'avez-vous fait, dit Bonaparte d'une voix foudroyante, de cette France que j'ai rendue si brillante? Je vous ai laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers; je vous ai laissé les millions de l'Italie, j'ai retrouvé des lois spoliatrices et partout la misère. Que sont devenus cent mille hommes qui ont disparu de dessus le sol français? ils sont morts, et c'étaient mes compagnons d'armes! Un tel état de choses ne peut durer; avant trois ans, il nous mènerait au despotisme par l'anarchie. Nous voulons la république assise sur les bases de l'égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique. À entendre quelques factieux, nous serions les ennemis de la république, nous qui l'avons arrosée de notre sang: nous ne voulons pas qu'on se fasse plus patriotes que nous; nous ne voulons pas de gens qui se prétendent plus patriotes que ceux qui se sont fait mutiler pour le service de la république.»
À ce discours que j'ai transmis aux journaux avec la plus scrupuleuse exactitude, discours d'un maître qui gourmande un agent inhabile ou infidèle, discours articulé avec un accent qui en augmentait encore l'énergie, le familier de Barras répondit en exhibant l'acte par lequel ce directeur abdiquait aussi; condescendance qui me porterait à croire que Barras ne se sentait pas irréprochable et voulait prévenir toute récrimination. Moulins suivit peu après cet exemple; quant à Gohier, immobile à son poste, ce vieux Breton se fit un devoir de ne pas rejeter une charge sous le poids de laquelle il lui semblait même glorieux de succomber, obstination plus honorable qu'efficace. La chose qu'il ne voulait pas quitter l'avait quitté. Le Directoire, où tout devait se décider à la majorité des voix, n'avait-il pas cessé d'exister de fait, dès que la majorité de ses membres s'était retirée?
Paris ne se ressentit nullement de tant d'agitation. Paris vit avec plus de joie que de surprise une révolution également prévue et désirée. Le peuple y donna hautement l'approbation qu'on donne à une mission bien remplie. Les fonctionnaires publics l'imitèrent. Fouché ne fut pas le dernier à se ranger du côté de la victoire. Dès que l'événement eut prononcé, sortant de son lit, il accourut offrir au plus fort toute l'activité de la police qui jusqu'alors ne l'avait servi que par son inaction; il se fit un mérite d'avoir de son propre mouvement suspendu le départ tant des courriers que des diligences, d'avoir ordonné la clôture des barrières et pris enfin toutes les mesures usitées en cas de révolution pour rompre toute correspondance entre la capitale et les départemens.
«Pourquoi ces précautions? dit Bonaparte; nous marchons avec la nation et par sa seule force. Qu'aucun citoyen ne soit tourmenté, et que le triomphe de l'opinion ne ressemble pas à celui d'une minorité factieuse.» Sentimens honorables qu'il eut l'occasion de reproduire le soir même dans un conseil tenu aux Tuileries. Comme on y proposait d'arrêter quarante chefs de l'opposition législative, qui, formés en conciliabule, délibéraient avec les chefs de la démocratie sur les moyens de prévenir la ruine totale de leur parti: «J'ai juré ce matin, dit Bonaparte, de protéger la représentation nationale, je ne veux pas violer mon serment.»
Il se flattait en effet de terminer sans violence une révolution voulue et sanctionnée par l'intérêt public: il ne fut pas assez heureux pour cela.
Satisfait toutefois du présent, et plein de confiance pour l'avenir, il ne voulut pas laisser un moment la nation incertaine du but qu'il se proposait en acceptant, ou, si l'on veut, en saisissant le pouvoir. «Si dans un mois, nous dit-il chez lui, où nous allâmes Regnauld et moi le féliciter sur le succès de la matinée; si dans un mois la paix générale n'est pas faite, dans quatre nous serons sur les bords de l'Adige. De toute manière c'est la paix que nous venons de conquérir: voilà ce qu'il faut annoncer ce soir sur tous les théâtres, ce qu'il faut publier dans tous les journaux, ce qu'il faut répéter en prose et en vers et même en chansons, et c'est vous que cela regarde, ajouta-t-il gaiement en s'adressant particulièrement à moi; car il est bon d'employer toutes les formes d'expression pour se mettre à la portée de toutes les intelligences,—Cela ne me regarde plus, général, lui répondis-je en riant aussi. Agent d'une noble conspiration, il me paraissait assez piquant de chansonner pour elle au pied de l'échafaud, de fredonner sous la hache. Ce n'était pas déroger à la dignité tragique. À présent que le danger est passé et qu'il ne s'agit que de chanter sous la treille, c'est tout autre chose; cela ne regarde plus que les chansonniers.»
Les couplets qu'il désirait furent faits par Cadet-Gassicourt et par un autre chansonnier d'esprit un peu moins jovial. On serait fort surpris, si je nommais l'associé qui l'aida dans cette tâche, et de concert avec lui chanta la déconvenue de la législature sur l'air de la fanfare de Saint-Cloud.
Le général voulut nous retenir à dîner. Nous lui demandâmes la permission de ne pas manquer à un engagement que nous avions pris avec quelqu'un de moins heureux que lui. «À demain donc, à Saint-Cloud, nous dit-il; mais ne partez pas sans avoir vu le ministre de la police.»
CHAPITRE VI.
Journée du 19 brumaire.—Conseils de Fouché.—Le Corps-Législatif s'assemble à Saint-Cloud.—Création du consulat.
Un gouvernement avait été détruit le 18 brumaire, un gouvernement devait être édifié le 19. Quel serait ce gouvernement? C'est ce que dans les classes supérieures chacun se demandait pendant le court intervalle qui sépara les deux périodes de la révolution accomplie en ces deux journées. Le peuple seul attendait avec confiance le dénoûment de ce grand drame dont Bonaparte était le héros autant par la force des choses que par sa propre volonté.
La tâche qu'il avait à remplir était toutefois plus difficile qu'il ne l'avait présumé. La force, qu'il savait mettre en usage avec tant d'habileté, était la dernière ressource à laquelle il voulait recourir; il lui fallait donc disposer les choses de manière à paraître céder à la volonté générale quand tout obéissait à la sienne. Bien plus, il lui fallait amener les républicains eux-mêmes à sanctionner une révolution qui menaçait les institutions républicaines. Cela était-il possible? Un corps délibérant, un corps où il y a autant de volontés que d'individus, ne se manie pas aussi facilement qu'une armée où des milliers de têtes n'ont qu'une même volonté. Le succès de la veille ne garantissait pas celui du lendemain.
Il s'agissait le 19 de faire décréter par les deux conseils les mesures arrêtées dans la soirée du 18 entre les chefs de la révolution, c'est-à-dire la substitution de trois consuls aux cinq directeurs, et de procéder immédiatement à la nomination de ces consuls qui gouverneraient l'Etat jusqu'à ce qu'une commission instituée à cet effet lui eût donné une organisation définitive. Tout cela ne pouvait être adopté sans discussion.
En transférant le Corps-Législatif à Saint-Cloud, on avait habilement manoeuvré. On avait séparé les démagogues de leur armée, on s'était donné un champ de bataille plus favorable: c'était un avantage, mais non pas une victoire. Ce qu'on avait fait jusque-là était conforme à la constitution; ce qui restait à faire en était destructif. Ne devait-on pas craindre que l'opposition qui s'était manifestée dans les conseils à la proposition d'une mesure constitutionnelle, ne s'y reproduisît avec plus de violence quand on connaîtrait le but de cette mesure? Pouvait-on se dissimuler d'ailleurs qu'il se trouvât dans ces conseils des hommes consciencieux et courageux que rien n'amènerait à composer avec les circonstances, et qui mettraient leur gloire à défendre des institutions auxquelles les attachaient leur caractère et leurs sermens; sincères amis du peuple autour duquel se rangeaient une foule d'hommes turbulens qui, tout à la fois impatiens de sujétion et avides de pouvoir, chérissaient dans la république un état de choses qui mettait tout à la merci des factieux dont ils disposaient? Démocrates soit par conviction, soit par spéculation, ces républicains formaient la majorité dans le conseil des Cinq-Cents.
Fouché avait bien calculé la puissance de cette majorité. Dans l'entretien que nous eûmes avec lui, Regnauld et moi, avant de nous rendre à Saint-Cloud: «L'autorité des baïonnettes, nous dit-il, est moins puissante ici que celle des toges. L'important est de ne pas laisser les meneurs engager les conseils dans des mesures qui donneraient à leurs partisans du dehors le temps d'intervenir. Mieux vaudrait brusquer l'événement. Quant à moi, mes précautions sont prises: le premier qui remuera sera jeté à la rivière, poursuivit-il en se servant d'une expression moins élégante qu'énergique. Je réponds de Paris au général. C'est à lui à se répondre de Saint-Cloud.»
Le général aussi avait pris ses précautions. Murat occupait Saint-Cloud avec la troupe de ligne; Ponsard, officier qui lui était affidé, commandait la garde du Corps-Législatif, et Serrurier avec sa réserve était posté au Point-du-Jour.
Les dispositions dans les deux conseils n'avaient pas été faites avec moins de prudence. Les rôles y étaient partagés entre les orateurs influens. Tout avait été ordonné, tout était prévu, tout, excepté la circonstance qui pensa déconcerter les espérances justifiées par tant d'habileté.
Quelque activité qu'on eût mise à disposer le local où chacun des conseils devait s'assembler, il ne se trouva pas prêt à midi, heure indiquée pour la convocation. Depuis midi jusqu'à deux heures, errant dans les cours et les jardins du palais, les députés eurent tous le temps de se sonder sur leurs opinions; de se communiquer leurs appréhensions, de concerter leurs moyens de résistance et d'organiser une opposition vigoureuse. Aussi la majorité des Cinq-Cents était-elle déterminée à rejeter tout changement quand ce conseil entra en séance. Emile Gaudin monte à la tribune. Après avoir voté des remercîmens aux Anciens pour les résolutions par eux prises la veille dans l'intérêt delà sûreté générale, il propose d'inviter ce conseil à faire connaître sa pensée tout entière, et demande en outre que dans le conseil des Cinq-Cents une commission de sept membres soit chargée de faire un rapport sur la situation de la république. Cette proposition met le feu aux poudres; toutes les passions se déchaînent avec la plus épouvantable violence; et pour toute réponse le député Delbred requiert que tous les membres soient sommés de prêter individuellement serment de fidélité à la constitution de l'an III. Aucun député, y compris Lucien lui-même, n'ose combattre cette proposition qui est accueillie avec acclamation. Deux heures sont employées à cette formalité. Cependant les esprits étaient travaillés en sens divers, et les uns perdaient en confiance ce que les autres gagnaient en audace. On commençait à craindre que les démocrates de Paris ne vinssent au secours de ceux de Saint-Cloud; on commençait à craindre que les soldats ne répondissent aux fréquens appels qui leur étaient adressés au nom du peuple par plus d'un de ses représentans. Déjà les politiques chancelaient; déjà plus d'un brave homme trouvait qu'on s'était trop imprudemment engagé. Un des généraux, qui était venu là en douillette de soie, Bonaparte n'ayant pas cru devoir l'admettre dans la confidence de son projet, et qui la veille lui avait dit: Est-ce que vous ne comptez pas toujours sur votre petit Augereau? lui disait déjà: «Eh bien, te voilà dans une jolie position!—Nous en sortirons, répondit Bonaparte. Souviens-toi d'Arcole.» Dans cette position si bien prévue par Fouché, il n'y avait plus un moment à perdre.
Bonaparte se présente aux Anciens, «La république, leur dit-il, n'a plus de gouvernement. Les factions s'agitent; l'heure de prendre un parti est arrivée. Vous avez appelé mon bras et celui de mes compagnons d'armes au secours de votre sagesse. Nous voici. Je sais qu'on parle de César, de Cromwell; je ne veux que le salut de la république. Je ne veux qu'appuyer les décisions que vous allez prendre… Grenadiers, dont j'aperçois les bonnets «aux portes de cette salle, vous ai-je jamais trompés? Ai-je trahi mes promesses, lorsqu'au milieu de toutes les privations je vous promettais l'abondance?—Jamais, s'écrient les grenadiers.
«—Eh bien, général, dit Linglet, membre du conseil, jurez avec nous fidélité à la constitution de l'an III. C'est jurer de sauver la république.
«—La constitution, réplique Bonaparte, la constitution! vous n'en avez plus. Vous l'avez violée au 18 fructidor, quand le gouvernement attentait à l'indépendance du Corps-Législatif; vous l'avez violée au 3 prairial, quand le Corps-Législatif attentait à l'indépendance du gouvernement[31]; vous l'avez violée au 22 floréal, quand par un décret sacrilége le gouvernement et le Corps-Législatif ont attenté à la souveraineté du peuple en cassant les élections faites par lui. La constitution violée, il faut un nouveau pacte et de nouvelles garanties.»
Ce discours énergique et précis entraînait l'assemblée. Un orateur ose toutefois accuser le général comme auteur d'une conspiration qui menaçait la liberté publique. «Elle est menacée par vingt conspirations différentes, réplique Bonaparte. J'ai le secret de tous les partis. Tous sont venus sonner à ma porte; tous sont venus me solliciter de les aider à renverser la constitution, dans des buts différens à la vérité. Les uns veulent y substituer une démocratie modérée où tous les intérêts ce nationaux et toutes les propriétés soient garantis. Les autres, se fondant sur les dangers de la patrie, parlent de rétablir le gouvernement révolutionnaire dans toute son énergie, c'est-à-dire dans toute son horreur. D'autres songent même à rétablir ce que la révolution a détruit: c'est pour conserver ce quelle a acquis de bon que je suis armé par votre ordre. Législateurs, que les projets que je vous dénonce ne vous effraient pas. Avec l'appui de mes frères d'armes, je saurai vous délivrer. Si quelque orateur payé par l'étranger parlait de me mettre hors la loi, qu'il prenne garde de porter cet arrêt contre lui-même. Fort de la justice de ma cause et de la droiture de mes intentions, je m'en remettrai à mes amis, à vous et à ma fortune.»
Après avoir parlé ainsi il sortit.
Ceux de ses adhérens qui ne faisaient pas partie des conseils ou des troupes assemblées à Saint-Cloud, attendaient cependant les décrets qui devaient confirmer et compléter ce qui avait été fait la veille, et les attendaient avec quelque impatience. Réunis à M. de Talleyrand dans une maison qui, louée pour un an par M. Collot, ne devait être occupée qu'un jour, ces conspirateurs civils, parmi lesquels se trouvaient plus d'un avocat, et même plus d'un abbé, s'étonnaient de voir les heures se succéder sans résultat; ils n'avaient pas appris sans inquiétude le moyen dilatoire auquel le conseil des Cinq-Cents recourait; et comme je leur avais fait part des avis donnés par Fouché, frappés de leur justesse, ils m'avaient pressé d'aller rejoindre le général et de les lui porter.
Favorisé par le désordre qui règne en pareille circonstance, je pénètre dans l'intérieur du château de Saint-Cloud. Bonaparte sortait du conseil des Anciens. Guidé par les renseignemens de gens que je rencontre, de celui-ci qui me connaît, de celui-là qui croit me connaître, je le rejoins dans un petit escalier tournant, qu'il descendait lentement avec Sieyès. Au bruit de mes pas, il se retourne. «Qu'est-ce?—Général, j'ai vu Fouché.—Eh bien?—Il vous répond de Paris; mais c'est à vous, dit-il, à vous de répondre de Saint-Cloud.—Comment?—Il est d'avis qu'il faut brusquer les choses, pour peu qu'on essaie de vous enlacer dans des délais; tel est aussi l'avis de vos amis les plus dévoués, les plus sûrs, à commencer par le citoyen Talleyrand; il n'y a pas de temps à perdre, disent-ils.—Il n'y a pas de temps perdu, me répondit-il en souriant; un peu de patience, et tout s'arrangera.» Puis, continuant de descendre, il me quitta au bas de l'escalier, et j'allai rejoindre mes mandataires, à qui je portai cette réponse. Elle ne les rassura guère. L'abbé Desrenaude, aide de camp en cette journée d'un héros dont il avait été grand-vicaire, ne montrait pas autant de tranquillité que lui, non plus que l'avocat Moreau de Saint Méri qui pesait la gravité des circonstances avec toute la prud'homie d'un bailli d'opéra-comique. Les laissant discuter tout à l'aise, je retournai dans la cour du palais attendre le dénoûment de cette tragédie.
Il pouvait être sanglant. Les forcenés du conseil des Cinq-Cents proposaient de mettre Bonaparte hors la loi. Ils sommaient leur président, c'était Lucien! de mettre aux voix cette proposition, quand Bonaparte lui-même paraît. Laissant à la porte les militaires qui l'accompagnaient, il s'avance en face du bureau, vers la barre établie au milieu de la salle. À peine a-t-il fait les deux tiers du chemin, que la majeure partie des membres se lève en criant à bas le dictateur! mort au tyran! Cent bras le menaçaient; les poignards même étaient tirés; César tombait au milieu du sénat. Se jetant le sabre à la main à travers cette armée en toge, des soldats enveloppent et enlèvent leur général; l'un d'eux, le brave Tomé, détourne même à son propre péril un coup que le Corse Arena destinait à son aventureux compatriote.
La retraite de Bonaparte ne calma pas le tumulte. On enjoint derechef au président de mettre aux voix le décret de proscription. «Misérables! s'écrie Lucien, vous exigez que je mette hors la loi mon frère, le sauveur de la patrie, celui dont le nom seul fait trembler les rois! Je dépose les marques de la magistrature populaire, et je me présente à la tribune comme défenseur de celui que vous m'ordonnez d'immoler sans l'entendre.»
En effet, dépouillant les insignes de la présidence, Lucien s'était élancé du fauteuil à la tribune, quand un détachement de grenadiers qui, criant vive la république! avait été accueilli en auxiliaire par l'opposition, s'empare de lui, grâce à cette erreur, et le tire sans violence de la position périlleuse où il était engagé.
Lucien qui, dans cette journée, eut tous les genres de courage comme tous les genres d'éloquence, monte aussitôt à cheval, et s'adressant à ceux qui l'entouraient: «Général, et vous soldats, le président du conseil des Cinq-Cents vous déclare que des factieux, le poignard à main, ont violé les délibérations; il requiert contre eux la force publique. Le conseil des Cinq-Cents est dissous.—Président, répondit le général, cela sera fait.»
Aussitôt le tambour se fait entendre; et l'enceinte du conseil où Murat est entré l'épée à la main n'est plus occupée que par des grenadiers.
Cela s'exécuta presque aussi rapidement que je le raconte. À peine avons-nous eu le temps de réfléchir aux conséquences que pouvait entraîner la mesure peu constitutionnelle employée par le général et conseillée par la force des choses plus impérieusement encore que par Fouché.
Lavalette, qui me rappelle dans ses Mémoires qu'alors je me trouvais sur le péristyle du palais entre lui et le citoyen Talleyrand, prétend qu'à la nouvelle du décret qui mettait hors la loi Bonaparte et ses partisans, je pâlis ainsi que mon noble complice. Lavalette se trompe[32]. La pâleur subite eût été un signe d'effroi, et, sans exagérer mon courage, je me sens autorisé à le dire, ma confiance dans le génie de Bonaparte était si absolue, que je n'ai pas douté un seul moment, pendant cette journée, du succès de son entreprise, si incertain qu'il ait été. Je le dis avec la franchise que j'ai mise à rendre compte de mes émotions pendant le combat de la Sensible. D'ailleurs, comment Lavalette a-t-il pu remarquer la moindre altération dans le teint de deux hommes aussi pâles habituellement qu'il est possible de l'être? Chacun sait que M. de Talleyrand n'a jamais changé de couleur, positivement parlant; chacun sait qu'aucune impression ne se reproduit sur ce visage aussi imperturbable que celui du commandeur du Festin de Pierre ou de l'abbé de plâtre. J'étais dans ma jeunesse presque aussi décoloré que lui; et si mon teint éprouvait quelque altération, ce n'était que pour rougir; certes, je n'en avais pas alors l'occasion.
Lavalette ajoute, au reste, que nous ne fîmes pas retraite. Cela est vrai; et c'eût été une preuve de courage si nous avions eu peur, car ce n'est pas à ne point éprouver la peur, mais à la surmonter que le courage consiste.
Je ne sortis de Saint-Cloud, l'affaire terminée, que pour me rendre à Meudon, où je retrouvai M. de Talleyrand chez une femme aimable et belle, Mme Simons, grâce à laquelle nous dînâmes aussi gaiement qu'on peut dîner un jour de victoire, et beaucoup mieux qu'on ne dîne sur le champ de bataille. MM. de Monteron et de Sainte-Foix étaient des nôtres, mais non pas Regnauld; le général l'avait retenu pour assister à un conseil, véritable conseil d'Etat, convoqué par urgence avant son organisation. Quant aux autres conspirateurs, abbés, avocats, ou bourgeois, que nous avions laissés au quartier-général, j'ignore ce qu'ils devinrent.
Le général resta à Saint-Cloud, d'où il ne partit qu'à trois heures du matin, non sans avoir pourvu aux besoins présens de la république.
Pendant que nous dînions, les débris des Cinq-Cents, réunis à la totalité des Anciens, décrétèrent l'abolition du Directoire, l'expulsion de soixante-cinq membres du conseil des jeunes, l'ajournement à trois mois de la réunion des conseils législatifs, la création de deux commissions de vingt-cinq membres tirés de chacun des conseils pour les remplacer provisoirement, et la création d'une magistrature nouvelle qui exercerait le pouvoir exécutif jusqu'à la création d'une nouvelle constitution. Les trois personnages qui, sous le nom de Consuls, furent portés à cette magistrature, sont Roger-Ducos, Sieyès, et Bonaparte.
La prestation de serment de fidélité au nouvel ordre de choses, en attendant mieux, termina cette longue et laborieuse journée.
Ainsi finit la constitution de l'an III. Si la révolution qui la renversa ne s'effectua pas sans violence, du moins fut-elle exempte de sang. On n'attendait qu'un mot, qu'un signe pour en répandre. Non seulement le meurtre ne fut pas ordonné, mais il fut défendu. Le premier usage que le nouveau magistrat fit de son autorité fut de soustraire à la proscription ceux qui l'avaient proscrit. Un général lui ayant demandé cinquante hommes pour tendre un guet-apens aux députés fugitifs et les fusiller sur la route de Paris, il s'y refusa avec horreur.
La tranquillité de cette grande ville exigeait cependant que ces députés n'y rentrassent pas avant qu'on eût pris les précautions propres à comprimer la faction à laquelle ils pourraient se rallier. On expédia de Saint-Cloud, en conséquence, des hommes affidés à toutes les barrières, sous la direction d'un certain Turot, ci-devant comédien, alors secrétaire général de la police, lequel espérait profiter de la circonstance pour dégoter son patron, ou se mettre en son lieu et place. Quel fut son désappointement de trouver ces postes occupés par des agens que Fouché avait chargés de la même mission! Instruit à temps de la victoire, ce ministre s'était empressé de donner au bonheur cette preuve de prévoyance et de dévouement.
Il avait d'ailleurs tenu parole, non qu'il eût jeté personne à la rivière, mais il avait su maintenir la tranquillité dans Paris. C'est sans doute à sa conduite habile qu'il dut la conservation de sa place et la confiance que lui témoigna le premier consul en dépit de ses préventions.
Ici se termine la première partie de ma vie et de mes souvenirs. Appelé, par suite de la journée de brumaire, à des fonctions administratives, lorsque Lucien Bonaparte prit la direction du ministère de l'intérieur, je me vis, sans trop avoir changé de relations, jeté dans une sphère nouvelle, par cela seul que la condition de mes amis avait changé, et qu'ils étaient devenus des personnages plus importans, des personnages très-importans, des ministres, des maréchaux, des ducs, des princes, des rois, que sais-je! Cela donne une nouvelle physionomie à leur histoire et à la mienne. Aurai-je le loisir et le temps de la raconter?
POST-SCRIPTUM.
Je désirerais en avoir le temps et le loisir. Quoique mes relations avec Napoléon aient été moins intimes qu'avec Bonaparte, quoiqu'elles soient devenues plus rares à mesure que de grandeurs en grandeurs il s'est élevé au point le plus haut où mortel soit jamais parvenu, elles n'ont jamais cessé, et dans plus d'une rencontre j'ai pu recueillir encore quelques traits dignes d'être transmis aux hommes curieux de connaître dans les moindres détails ce caractère si fort et si souple, ce génie si vaste et si délié, cet esprit si original par la pensée et par l'expression. D'ailleurs, ses derniers bienfaits m'ont imposé une grande dette envers lui; c'est en continuant à dire de lui la vérité que je veux m'acquitter.
De plus, la destinée de Napoléon, à laquelle la mienne a été rattachée par le malheur, m'a poussé dans l'exil à l'époque où elle l'y entraînait lui-même. La noble maison de NASSAU régnait alors sur la terre où j'allai chercher une seconde patrie; terre hospitalière où la générosité non sollicitée des héritiers de GUILLAUME-LE-TACITURNE m'a protégé autant et plus peut-être que ne le permettait la politique, contre les persécutions qui signalèrent la restauration française. Je ne mourrais pas content si je ne manifestais pas encore une fois les sentimens que j'ai voués à ces dignes princes.
C'est à la recommandation spontanée d'Alexandre Humboldt que je fus redevable d'une bienveillance si inattendue. Mais n'y a-t-il pas à le publier autant de vanité que de reconnaissance?
NOTES
[1: J'ai consigné ce fait dans l'épître dédicatoire des Vénitiens. À la catastrophe de cette tragédie, Joséphine éprouva la même émotion que les dames sur lesquelles j'en avais fait à Lyon le premier essai: elle demanda la grâce du héros. Elle suivait en cela son caractère, et il n'était pas nécessaire que l'homme en péril fût un héros pour qu'elle s'obstinât à le sauver. M. de Polignac (Armand) et M. de Rivière (ci-après duc) en font foi.]
[2: L'assertion peut sembler hasardée. La liste de proscription émise en 1815 était signée Fouché. N'y a-t-il pas injustice à l'imputer à M. de Talleyrand? Voyez Bertrand et Raton, ou le Singe et le Chat, fable 17 du IXe livre des Fables nouvelles mises en vers par M. de La Fontaine.]
[3: Le comte Henri de Saint-Aignan avait pris fait et cause pour les Bourbons contre la révolution quand il crut que le droit était pour eux; il prit fait et cause pour la France contre la réaction des émigrés quand il vit que le droit était pour elle. Ami de l'ordre fondé sur la justice, et toujours Français d'intention, il ne défendit, soit comme émigré, soit comme régnicole, que les intérêts qu'il crut ceux de la France. Les mêmes principes le dirigèrent dans l'exercice des magistratures auxquelles il fut appelé, soit par le choix du gouvernement, soit par celui du peuple. Se refusant à servir les passions du ministère à la Chambre élective, où il siégeait en 1819 comme député de la Loire-Inférieure, et menacé d'être destitué pour ce fait de la préfecture qu'il occupait: Votre place est à vous, mais ma conscience est à moi, répondit-il au ministre, et il vota contre la loi qui altérait le mode électoral. Son frère, le comte Auguste de Saint-Aignan, s'est signalé comme lui dans la même Chambre par un attachement inébranlable aux principes libéraux. En 1813, il avait rempli avec autant d'habileté que de fermeté les fonctions de ministre plénipotentiaire à la cour de Dresde, à l'époque de la funeste bataille de Leipsick. Ce sont des hommes dont on est heureux d'avoir occasion de parler.]
[4: Cette Histoire de la vie politique et militaire de Napoléon, imprimée dans un format gigantesque (grand carré vélin), par suite de la nécessité de faire concorder les proportions du texte avec celles des dessins litographiés qui l'accompagnent, est peu répandue dans le commerce, mais elle est très-connue des compilateurs qui ont cru utile de la mettre à contribution, et des étrangers qui ont cru avantageux d'en donner des contre-façons. On ne trouve que dans les grandes bibliothèques cet ouvrage, publié par souscription. Comme la seule édition qui en ait été faite est depuis long-temps épuisée, l'auteur, si Dieu lui prête vie, espère en faire une nouvelle, revue, corrigée, complétée, et maniable. Il a ramassé à cet effet de précieux matériaux.]
[5: Pantagruel, liv. IV, chap. 8.]
[6: Fricoteurs, mot très-français, bien qu'il ne soit pas enregistré dans le Dictionnaire de l'Académie; mot très-usuel à l'armée. Le fricoteur est un maraudeur perfectionné; il consomme cuit ce que l'autre dérobe cru. Uniquement occupé du solide, le fricoteur reste sur les derrières ou s'écarte sur les flancs des colonnes pendant qu'elles marchent à la gloire. Tournez la gueule du côté de la marmite, ai-je entendu dire dans mon enfance par Carlin ou par Arlequin (c'était tout un), par Arlequin devenu général dans je ne sais quelle farce: les fricoteurs sont toujours tournés de ce côté-là. Ce commandement est tous les jours pour eux l'ordre du jour.
Pris sur le fait, les fricoteurs sont quelquefois traités avec sévérité. Leurs délits toutefois sont moins de la compétence du conseil de guerre que de celle de la chambrée. On ne les condamne pas à passer par les armes, mais à recevoir la savatte, punition plus rigoureuse qu'on ne croit, mais qui ne compromet pas leur tête.]
[7: Fleury, de la Comédie française.]
[8: C'est en présence de M. de Bourrienne que le général raconta ce fait. Je ne crois pas l'avoir dénaturé, mais j'ai pu en oublier quelques circonstances. Je compte, en ce cas, sur la véracité de ce témoin pour rectifier mon récit.]
[9: Ceci est à moi: ces mots, dès qu'on les prononçait, produisaient sur Dufalga reflet du briquet sur la poudre. Il prenait feu tout aussitôt, et partait de là pour développer les théories les plus singulières qui soient jamais passées par la tête d'un honnête homme. Que d'honnêtes gens se sont trompés comme lui à l'époque de la révolution, époque où toutes les questions sur lesquelles repose l'organisation sociale étaient remises en discussion! que d'honnêtes gens, avec la meilleure intention du monde, ont jeté alors de nouveaux fermens de discorde dans la société qu'ils prétendaient régénérer! Tel fut le tort de ce pauvre Brissot. Les erreurs de l'esprit, en certaines circonstances, sont pires que des crimes.
Rien de plus recommandable d'ailleurs que la mémoire de Dufalga: officier des plus distingués dans une arme où le courage seul ne suffit pas à l'avancement, et où cet avancement ne s'acquiert que par une intelligence supérieure, il était parvenu au grade de général de brigade dans le génie, quand, après avoir perdu une jambe sur le champ de bataille en Europe, il mourut en Asie des suites d'une blessure qu'il avait reçue au siége de Saint-Jean-d'Acre.]
[10: Dans les Mémoires de Bourrienne. Plût à Dieu qu'on n'y trouvât que cette erreur-là!]
[11: En latin homme ici se traduirait par vir.]
[12: Voir le Médecin malgré lui, acte III, scène 5, et le premier livre des Confessions de J. J. Rousseau.]
[13: Notre capitaine obéissait à une inspiration bien malheureuse quand il attendait avec un équipage disparate et incomplet un bâtiment évidemment supérieur au sien sous tous les rapports. Il y avait deux ans que le Sea-Horse, frégate plus fort que la nôtre, et dont l'équipage était tout anglais, tenait la mer, quand notre malheur nous la fit rencontrer. «Chacun sur mon bord, me disait le capitaine Footes, connaît si bien son poste et son service, que sans lumière chacun fait ce qu'il doit faire, en pleine nuit comme en plein jour. J'aurais pu dès une heure du matin vous attaquer; mais pourquoi réveiller mes gens, et les fatiguer sans nécessité? À quelque heure que s'engageât le combat, j'étais sûr de vous prendre.»
La chose est claire,
Et votre épée a prouvé cette affaire.
S'il avait ses raisons pour compter sur son monde, nous en avions pour ne pas compter sur le nôtre. Le lendemain de l'affaire, les recrues maltaises, qui la veille servaient sous notre pavillon, étaient toutes passées sous le pavillon anglais. En traversant l'entre-pont du Sea-Horse, je les vis boire à la santé du roi Georges.]
[14: Quatre auteurs ont parlé du travail de Socrate sur Ésope:
1° Plutarque, dans le petit Traité de audiendis poetis;
2° Fl. Avianus le fabuliste, préface de ses 42 fables;
3° Suidas, art. SOCRATE. Voici le passage en latin: Nullo alio scripto relicto quam, ut quidam volunt, hymno in Apollinem et Dianam, et Æsopea carmina versibus scripta.
4° Platon, dans le compte qu'il rend d'une des conversations de Socrate avec ses disciples, entre sa condamnation et sa mort. Voici le texte:
«Vraiment, Socrate, interrompit Cébès, tu fais bien de m'en faire ressouvenir; car, à propos des poésies que tu as composées, des fables d'Esope que tu as mises en vers, Evenus m'a demandé par quel motif tu t'étais mis à faire des vers depuis que tu étais en prison, toi qui jusque-là n'en avais fait de ta vie.—C'était, répond Socrate, pour satisfaire à certains songes, qui dans toutes les occasions de ma vie m'ont toujours recommandé la même chose. Jusqu'ici j'avais pris cet ordre pour une simple exhortation; mais depuis ma condamnation je pensai qu'il ne fallait pas désobéir aux Dieux, et que je ne devais pas quitter la vie sans les avoir satisfaits. Je fis donc réflexion qu'un poëte, pour être vraiment poëte, ne doit pas composer des discours en vers, mais inventer des fictions; et ne me sentant pas ce talent, je me déterminai à travailler sur les fables d'Ésope, et je mis en vers celles que je savais, et qui se présentèrent les premières à ma mémoire.»
PLATON, DIALOGUE DU PHÉDON.
Oeuv. compl. vol. I, p. 136 et sqq. édit. de Deux-Ponts. ]
[15: Millevoye. Ce jeune homme avait fait de brillantes études. Il justifia dans le monde les espérances qu'il avait fait concevoir de lui dans les écoles: il remporta quatre ou cinq fois le prix de poésie dans les concours de l'Institut. Plusieurs poèmes remplis de grâce et d'esprit, et entre autres un poëme de Charlemagne, des élégies pleines de sensibilité, et écrites avec une grâce et une pureté peu commîmes, lui assurent une place au premier rang des auteurs qui ont appliqué un talent supérieur à traiter des sujets légers. Pouvait-il prendre un vol plus haut? Il y songeait, et il avait ébauché quelques scènes de tragédie, quand, à trente-quatre ans, une mort précoce le ravit aux lettres et à ses amis.]
[16: Le général Brune, depuis maréchal de l'Empire, assassiné à Avignon. Sa mort, crime par lequel les assassins de la restauration ont égalé, sinon surpassé en 1815 ce que les égorgeurs de la Glacière avaient fait de plus atroce en 1791, n'est pas l'objet de cette note. J'y veux consigner seulement la lettre que, dans le but de rectifier l'opinion que ce militaire avait exprimée si légèrement sur la conduite d'un de ses plus honorables compagnons d'armes, je lui écrivis en lui envoyant la copie du compte que j'avais cru devoir rendre au gouvernement français du combat dans lequel avait succombé la Sensible.
AU GÉNÉRAL BRUNE, COMMANDANT EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE.
Turin, le 12 thermidor an VI (31 juillet 1798)
Général,
En donnant à l'ambassadeur de la république française en Piémont une copie de la relation du combat dont l'issue a été si funeste à la frégate la Sensible, et dont j'ai adressé l'original au ministre des relations extérieures, je croyais n'avoir que des bruits à combattre. La lecture de la feuille du journal de Milan, en date du 2 thermidor, me prouve qu'il faut réfuter aussi des écrits: je n'hésite pas à le faire.
Je suis loin d'accuser, de suspecter même l'intention du rédacteur; mais il me semble qu'il s'est un peu pressé, et qu'avant de rendre compte d'un événement, il devait attendre au moins des renseignemens dont l'authenticité fût garantie par une signature. Il n'aurait pas confondu le malheur avec la lâcheté, et son article, pour n'être pas prématuré, n'en eût été que plus véridique.
Veuillez, général, lui faire prendre connaissance de la lettre ci-jointe, et en requérir l'insertion dans son journal; je ne doute pas qu'elle ne console tous les bons Français.
Nous avons tout perdu, fors l'honneur: c'est une justice que nos ennemis rendaient du moins à notre capitaine.
Salut et respect,
ARNAULT.
]
[17:
AU CITOYEN TALLEYRAND,
MINISTRE DES RELATIONS EXTÉRIEURES.
Turin, le 3 thermidor an VI.
Comme les différentes versions publiées sur la prise de la frégate la Sensible s'écartent plus ou moins de la vérité, je crois de mon devoir, citoyen ministre, de vous la faire connaître et de vous mettre à même de rendre justice à qui elle appartient.
Cette frégate, de trente-six pièces de canon de douze, commandée par le capitaine Bourdé, avait été d'abord armée en flûte à Toulon; le général en chef lui fit rendre ses canons à Malte, et l'expédia pour porter en France des dépêches importantes confiées au général Baraguey-d'Hilliers. Les drapeaux de la religion et quelques objets de curiosité furent aussi déposés à bord du même bâtiment.
On compléta l'équipage de guerre avec des matelots la plupart napolitains, délivrés de la chaîne par l'arrivée des Français à Malte. La disette d'hommes ne permettait pas de choix. La Sensible mit à la voile le 1er messidor. Le vent du nord-ouest soufflait avec violence. Le 8, à quatre heures du soir, le même vent nous tenait encore au-dessous des attérages de Sicile, quand on découvrit une voile au nord-ouest, dans la direction de Maretimo. On fit les signaux de reconnaissance. Le bâtiment qui venait sur nous y répondit en arborant le pavillon espagnol au grand mât. À sa voilure on le reconnut néanmoins pour anglais. Il marchait avec une célérité surprenante. La nuit vint, mais le clair de lune était si beau que les deux bâtimens ne se perdirent pas de vue; à onze heures on fit branle-bas de combat. L'eau-de-vie fut distribuée à l'équipage; on partagea aux passagers le peu d'armes qui étaient à bord. Ceux à qui l'on ne put pas donner de fusils furent armés avec des sabres. À deux heures du matin, les deux bâtimens étaient à portée de canon. L'action ne s'engagea cependant qu'au point du jour. Le capitaine Bourdé, reconnaissant la supériorité de l'ennemi, dont la frégate, armée de quarante-quatre pièces de canon, portait du dix-huit en batterie, et des caronades de vingt-quatre sur son gaillard d'arrière, résolut de tenter l'abordage. C'était en effet le seul moyen d'abréger la canonnade, que nous ne pouvions supporter qu'avec désavantage.
L'Anglais, après nous avoir lâché sa première bordée à la demi-portée de fusil, se laissa arriver sur nous de manière à engager notre beaupré dans ses agrès. Il eût pris ainsi la frégate dans sa plus grande longueur, et nous aurait foudroyés de toute sa batterie, sans avoir rien à craindre que les deux canons de chasse qui étaient sur le gaillard d'avant.
Notre capitaine prévint cette manoeuvre en opposant son travers au travers de l'ennemi, qui alors nous lâcha sa seconde bordée à la portée de pistolet. L'effet en fut terrible. L'artimon fut presque coupé, et le cabestan mis en pièces. Soixante hommes, parmi lesquels se comptent quinze morts, furent, mis hors de combat.
Les deux frégates se joignent. On crie à l'abordage! Le général d'Hilliers descend dans la batterie pour faire monter l'équipage. Indifférens à l'honneur de notre pavillon, les bandits avaient abandonné leur poste dès la seconde décharge. Ils n'obéirent ni à l'invitation, ni à la menace, ni même aux coups. Ils étaient encore galériens, quoique libres. Les chefs des pièces seuls s'étaient fait tuer à leur poste; ceux-là étaient Français.
La lâcheté de ces étrangers fit tourner contre nous la manoeuvre hardie du capitaine. Abordé par la frégate qu'il avait voulu aborder, il fut obligé de céder, après avoir été blessé lui-même. Observons toutefois que ce n'est pas par son ordre que le pavillon ne flottait plus à la poupe; un boulet l'avait fait tomber; de sorte qu'on se battit quelque temps encore après qu'on semblait avoir amené.
Nos officiers se sont conduits avec autant de bravoure que d'intelligence. Le lieutenant Taneron fut blessé au moment où il sautait sur la frégate victorieuse. Les passagers soutinrent courageusement le feu de l'ennemi et lui ripostèrent autant que le permit le mauvais état des armes qu'on leur avait données. Trois d'entre eux perdirent la vie; parmi les morts, on remarque l'infortuné d'Omonville, ci-devant commandeur de Malte: il retournait en France en vertu du traité. Le jeune Catelan fut blessé, d'autres chevaliers de Malte furent plus heureux que lui, sans avoir été moins braves.
C'est à tort qu'on attribuerait à des Maltais la perte de la frégate. L'équipage, ainsi que je l'ai observé, avait bien été complété à Malte, mais complété avec des forçats napolitains pour la plupart, gens sur la bravoure desquels on était loin de compter. Aussi avions-nous ordre d'éviter le combat, que la marche supérieure de l'ennemi, et surtout le défaut subit de vent nous contraignirent d'accepter.
Je laisse à votre discrétion, citoyen ministre, à faire de cette lettre l'usage que vous croirez convenable. Rappelé en France par le mauvais état de ma santé, et forcé de voyager lentement, je craindrais d'arriver trop tard à Paris pour faire connaître au gouvernement ces détails, de la véracité desquels je réponds.
Agréez les sentimens de fraternité de votre concitoyen,
ARNAULT. ]
[18: C'est dans une satire, intitulée les Arts, que se trouve la substitution de noms qui donna lieu à ce duel qu'un erratum pouvait prévenir. En parlant du Louvre, à propos des tableaux exposés cette année-là par l'école française, Despaze avait dit:
Quoi! l'on vénère ici l'ombre de Michel-Ange,
Et l'on y laisse entrer Laurent, Ledoux, Mirvaut,
Petit, Lucas, Colas, Gensoul, Dubos, Ravault!
Au lieu de Dubos, il y avait Dabos dans le manuscrit. Le poëte paya pour l'imprimeur. Dubos, dit Despaze dans une autre satire adressée à l'abbé Sicard,
Dubos voulut punir l'audace
D'un U qui, dans mes vers, d'un A surprit la place,
Et pour ce grand forfait, atteint d'un plomb brûlant,
Sur un lit de douleur je fus jeté sanglant.
Dubos, assez présomptueux de sa nature, était aussi assez susceptible. Cela lui porta malheur. Un jeune homme, dont il avait traité le père avec peu de ménagement, lui ayant demandé raison de ce fait, le tua d'un coup d'épée. Il avait alors soixante ans passés.]
[19: «Si je relis les Satires (les satires de Chénier), disait M. de Chateaubriand dans un discours qu'il avait composé pour sa réception à l'Institut, où il avait été nommé à la place de Chénier, j'y retrouve immolés des hommes qui sont au premier rang de cette assemblée: toutefois ces Satires, qui sont écrites d'un style élégant et facile, rappellent agréablement l'école de Voltaire, et j'aurais d'autant plus de plaisir à les louer, que mon nom n'a pu échapper à la malice de l'auteur. Mais laissons là des ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles.»]
[20: Léger; ce n'était pas un homme sans esprit; il a fait pourtant une grosse sottise au moins dans sa vie: si ce n'en est pas une que d'avoir troqué contre la veste de Gille la robe de Rollin quand le professorat ne le nourrissait plus, c'en était une certainement que d'avoir voulu reprendre la robe de Rollin après avoir porté pendant sept ou huit ans la veste de Gille. L'adjectif ne s'accordait, plus cette fois avec le substantif. On trouverait cependant dans les cartons de l'Université impériale des lettres qui prouvent que cet ex-professeur aurait fait publiquement ce solécisme pour peu qu'on s'y fût prêté; on y verrait qu'il traita d'ennemis de la philosophie les gens sensés qui lui firent quelques observations sur les inconvéniens de ce nouveau travestissement. Mieux avisé ensuite, il se retourna d'un autre côté, et obtint, je crois, une place dans l'administration. J'ignore toutefois quel costume il portait quand il est mort.]
[21: Begearss: anagramme de Bergasse. Vengeance moins cruelle que l'outrage qui l'a provoquée. Ce malheureux sue le crime, avait dit, dans son Mémoire pour le banquier Korneman, Bergasse en parlant de Beaumarchais qui, assez étourdiment, s'était mêlé d'une querelle de ménage, et, prenant le parti de Mme Korneman contre son mari, avait mis son doigt entre l'arbre et l'écorce, ce dont il faut se garder, dit Sganarelle, mais ce qu'on peut faire pourtant sans suer le crime. J'ai connu Bergasse et Beaumarchais. Rien de plus opposé que leurs caractères: avides de renommée l'un et l'autre, ils l'obtinrent d'abord par des écrits publiés à l'occasion d'un procès. Mais, dans ses Mémoires, Beaumarchais se défendait, et dans les siens Bergasse attaquait. Tourmenté par la bile, Bergasse, honnête homme sans contredit, était de l'humeur la plus morose. Rien de plus gai au contraire que Beaumarchais, qui était, quoi qu'on ait dit, un fort galant homme, et qui, de l'aveu de tout le monde, était un des hommes les plus aimables qu'on pût rencontrer. Sa maison est aujourd'hui le grenier à sel; elle n'a pas trop changé de destination, disait le président M***.]
[22: Voir au Ier volume, chap. II, p. 131.]
[23: Le Congrès des Rois, titre d'un opéra-comique où les rois ennemis de la France, c'est-à-dire tous les rois régnans, le grand-turc excepté, étaient mis en scène et délibéraient accroupis dans des cruches. Puis, frappés d'une terreur panique aux approches des bataillons républicains, ils sortaient de leurs coquilles et se sauvaient déguisés en sans-culottes.
Cette farce, plus ridicule qu'amusante, et qui ne rappelait certes pas par l'esprit celles d'Aristophane que l'auteur avait eu la prétention d'imiter, ne contenait d'un peu plaisant que trois ou quatre couplets chantés par le roi d'Angleterre, George III, qui les fredonnait tout en pêchant des grenouilles. Voici ceux dont je me souviens; ils sont sur un air qui n'est guère connu aujourd'hui que des houzards. L'échantillon donnera une idée de la pièce.
Je suis roi d'Angleterre,
J' m'en ris.
Un trait de basson faisait entendre ici en place du mot souligné celai qui se trouvait dans le refrain de la chanson populaire, mais qu'on ne croyait pas devoir articuler en scène, quoique le père Duchène ou le misérable Hébert qui souscrivait de ce nom ses atroces facéties, en fît journellement retentir les rues.
I.
Je suis roi d'Angleterre,
J'm'en…
Je suis roi d'Angleterre,
J'm'en…
On dit qu' mon peuple meurt de faim,
Pour moi, quand j'ai le ventre plein,
Je m'en ris.
II.
Nous n' faisons rien qui vaille,
J' m'en…
D'main nous livrons bataille,
J'm'en…
J'ai dit de vaincre à mes soldats,
Tant pis pour eux s'ils ne l'font pas,
J'm'en ris.
III.
Un congrès d'rois s'assemble,
J'm'en…
L'un a peur, l'autre tremble,
J'm'en…
On prétend que tout est perdu:
L'ami Pitt sera donc pendu?
J'm'en ris.
Puis: «Je pensais à vous», disait-il à son ministre qui survenait dans ces entrefaites. Cela se jouait à la Comédie dite italienne. Artaud, auteur de cette plate satire, était de Montpellier.
Vers le même temps, en 1794, on donnait à la Comédie française, sur le théâtre de la République, une farce du même genre, mais non mêlée de musique, farce intitulée le Jugement dernier des Rois. Toutes les têtes couronnées, le grand-turc toujours excepté, figuraient là aussi, mais en habits caractéristiques, et représentés par les acteurs les plus plaisans de l'époque. Je ne me rappelle pas trop qui faisait le roi des marmottes, mais je me rappelle très-bien que Baptiste cadet, masqué avec un nez énorme, et vêtu d'un pantalon mi-partie rouge et noir, représentait le roi d'Espagne, qu'on n'appelait jamais que sire d'Espagne, à la grande satisfaction de l'auditoire. Michot, habillé en femme, était, lui, Catherine la grande, ou le grand, pour me servir de l'expression du prince de Ligne, et ne marchait que par enjambées, comme dans certaine caricature. Au milieu d'eux, en habits pontificaux, était le pape qui, joué par Dugazon, le bouffon par excellence, distribuait à droite et à gauche ses bénédictions, confessait tous ces pécheurs, et leur donnait à tous l'absolution in articulo. Il y avait urgence; car l'explosion d'un volcan annonçait la destruction de l'île déserte où ces pauvres tyrans avaient été déportés.
Cette farce, aussi irrévérencieuse que l'autre, mais plus spirituelle du moins, n'était pas du vieil Artaud, mais de Sylvain Maréchal, original qui, avant la révolution à laquelle il préluda, s'était plusieurs fois compromis avec le gouvernement par la guerre sans relâche qu'il livrait aux rois et à Dieu, qui pourtant ne lui ont pas été trop durs, que je sache.
Ces faits prouvent à quel point était porté alors le dévergondage de la scène en matière politique. Il est à remarquer toutefois que ce dévergondage ne s'étendit pas aux moeurs, et qu'à cette époque où l'on débitait sur le théâtre tant de choses qui faisaient trembler, on n'eût pas osé y dire un mot qui fît rougir.
Les deux pièces dont il est ici question n'eurent pas un long cours de représentations. Autorisées par la commune de Paris, ces représentations furent interdites par le comité de salut public, dont la politique croyait devoir des ménagemens à certains gouvernemens qui ne paraissaient pas éloignés de traiter avec la république, depuis qu'il était démontré que la victoire lui revenait et qu'elle pouvait redevenir conquérante aux dépens de telle puissance qui l'avaient crue conquérable, la Prusse, par exemple.]
[24: Le mot de Lagrange prouve qu'il jugeait des choses par le raisonnement plus que par le sentiment. La foi de Pascal aussi reposait sur cette base. Cet autre géomètre n'était-il pas déiste par calcul? Ne craignait-il pas plus qu'il ne croyait? Les raisonnemens par lesquels il démontre les risques attachés à l'incrédulité ne sont-ils pas essentiellement mathématiques? Quand il décide à croix ou pile cette grave question, qu'en fait-il, sinon une question de probabilité? «Pesons le gain ou la perte, dit-il; en prenant le parti de croire que Dieu est, si vous gagnez, vous gagnez tout. Si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc sans hésiter.»
Ceci démontre moins, ce me semble, l'existence de Dieu que l'intérêt d'admettre cette existence. Encore une fois, c'est moins l'argument d'un croyant que d'un calculateur. On ne peut en douter quand Pascal ajoute à ce qu'on cite ici cette autre conséquence du principe qu'il vient de poser:
«De se tromper en croyant la religion chrétienne vraie, il n'y a pas grand'chose à perdre. Mais quel malheur de se tromper en la croyant fausse!»
Etrange manière d'aimer Dieu que celle de Pascal! ce n'est pas ainsi que l'aimait sainte Thérèse.
A CRISTO CRUCIFIADO.
SONETO.
No me mueve, mi Dios, para quererete
El cielo que me tienes prometido,
Ni me mueve el infierno tan temido
Para dejar por eso de ofenderte.
Tu me mueves, mi Dios, muéverne el verte
Clavado en esa cruz y escarnecido;
Mueveme ver tu cuerpo tan herido;
Mueveme las angustias de tu muerte.
Mueveme, enfin, tu amor de tal manera
Que, aunque no hubiera cielo, yo te amara,
Y, aunque no hubiera infierno, te temiera.
No me tienes que dar porque te quiera:
Porque, si cuanto espero no esperara,
Lo mismo que te quiero te quisiera.
TERESA DE JESUS.
Jamais l'amour n'a parlé un langage plus tendre, un langage plus passionné que celui que parle ici la dévotion. Les meilleurs sonnets de Pétrarque sont pâles et tièdes auprès de celui-ci. L'on me saura gré, je pense, de donner la traduction qu'en a faite un de mes vieux amis, un homme dont le nom est cher aux lettres à double titre, un homme à qui elles doivent d'admirables éditions et d'excellens ouvrages.
SONNET DE SAINTE-THÉRÈSE.
Pour t'aimer, ô mon Dieu! me faut-il l'espérance
Du ciel que m'a promis ton immense bonté?
Me faut-il de l'enfer l'avenir redouté
Pour défendre à mon coeur d'offenser ta puissance?
Il me suffit à moi de voir, Dieu de clémence,
Ton corps pâle et meurtri, sur la croix tourmenté,
De voir ce sang divin sortir de ton côté,
Ta mort et son opprobre, et ta longue souffrance.
Le bonheur de t'aimer a pour moi tant d'appas,
Que je t'aurais aimé si le ciel n'était pas;
S'il n'était pas d'enfer, je t'aurais craint de même:
Mon coeur qui veut t'aimer ne veut rien en retour;
Dans ta grâce sans doute est mon espoir suprême,
Mais sans aucun espoir j'aurais autant d'amour.
FIRMIN DIDOT.
Voilà le langage de la foi. La foi aime et ne raisonne pas. L'argument de Pascal n'est que celui du doute et de la crainte.
L'homme illustre, dont l'hypothèse a donné lieu à cette note, n'était pas au reste un fanfaron d'athéisme. Très-différent de Lalande, à qui il était d'ailleurs si supérieur, il gardait pour lui ses opinions et n'en tirait aucune vanité. Sa vie irréprochable prouve qu'à une seule près (la foi qui ne se donne pas), il possédait toutes les vertus.]
[25: Espercieux, statuaire. Entre tous ses ouvrages, tous empreints d'un talent réel, on a remarqué surtout un bas-relief placé à l'arc de triomphe du Carrousel, et relatif à la victoire d'Austerlitz, morceau sévère comme l'antique, et les bas-reliefs qui décorent la fontaine du marché Saint-Germain, morceaux pleins de goût dans leur simplicité, et qui font de cette fontaine un des plus jolis monumens de la capitale. Tout occupé de son art, Espercieux sort peu de son atelier. Il n'a pas été chercher la faveur, et la faveur n'est pas venue le chercher. Mais le gouvernement s'honorera en lui faisant arriver là les récompenses qu'il se contente de mériter. Il y a urgence; Espercieux n'est plus jeune.]
[26: Sarrette (Bernard). C'est à son intelligence et à son infatigable persévérance que la France est redevable de son Conservatoire de musique. 11 en forma le noyau dès 1789, en réunissant, pour en composer la musique de la garde nationale parisienne, quarante-cinq musiciens provenant du dépôt des Gardes-Françaises. En 1790, ce corps, porté à soixante et dix-huit, passa au compte de la municipalité de Paris pour le service de la garde nationale et des cérémonies publiques, et M. Sarrette, qui jusqu'alors avait soutenu ces musiciens à ses frais, fut remboursé de ses avances et nommé commandant de ce corps, auquel les artistes les plus célèbres de l'époque se firent affilier. En 1792, lors de la destruction de toutes les écoles publiques, il réussit à conserver celle-ci sous le titre d'école gratuite de musique. Reconnaissant bientôt l'utilité, la nécessité d'une institution qui fournissait aux besoins de ses armées, le gouvernement alloua des fonds pour le traitement des professeurs. En 1793, un décret de la Convention, conservant à cette école l'organisation qu'elle avait reçue de son fondateur, lui conféra le titre d'Institut de musique. Enfin l'année suivante une autre loi lui donna celui de Conservatoire de musique; et, chargé de l'organiser définitivement, M. Sarrette en fut nommé le directeur.
Cette grande pépinière de virtuoses, où toutes les parties de l'art musical étaient enseignées par les artistes les plus habiles, sous l'inspection des Méhul, des Chérubini, des Gossec, des Le Sueur, rivalisa dès sa naissance avec les plus célèbres écoles d'Italie; c'est elle qui, tout en fournissant à nos papiers. Il demanda les moyens d'exécution à l'archiduc Charles, qui refusa d'abord nettement, et qui ne consentit, après de longues hésitations, que quand des ordres péremptoires du baron de Tuguth eurent été mis sous ses yeux. Ce fut comme contraint qu'il permit que M. de Barbaczy, colonel des hussards de Szecler, obéit aux réquisitions que pourrait lui faire M. de Lherbach.
«Le retard de l'arrivée du courrier jetait M. de Lherbach dans une grande perplexité. Il repassait dans la conversation toutes les circonstances de ses rapports avec l'archiduc Charles; il rappelait l'indignation que le prince avait d'abord témoignée, et ce souvenir lui donnait à craindre qu'une insigne faiblesse n'eut fait révoquer l'autorisation précédemment donnée. Cette conversation, qui fut longue, apprit au comte de ***, sur l'événement préparé, tout ce qu'il désirait en savoir; il en fit son rapport dans la nuit même au baron de Mongelas, ministre des affaires étrangères de l'électeur, qui lui recommanda d'employer jusqu'au bout le moyen d'information que le hasard lui avait livré.
«Le lendemain, nouvelle conversation; anxiété plus vive. Cette vaine attente fait croire que l'affaire est manquée. Mais à minuit on entend le cor d'un postillon, les portes de l'hôtel s'ouvrent, un courrier monte rapidement l'escalier: «Qu'il entre», dit le comte de Lherbach. Hoppé d'ouvrir la dépêche et de la lire à haute voix. L'affaire a réussi; l'attentat est consommé. Bientôt des regrets d'homme se mêlent à la joie du diplomate. «J'avais dit à ce Barbaczy de faire houspiller un peu par ses gens cet insolent Bonnier. Ils l'ont tué! à la bonne heure; mais Robergeot, cet homme dont le caractère honnête et doux contrastait si fort avec celui de ses collègues, l'avoir massacré! encore si c'était Jean de Bry!» On entendait le baron de Lherbach gémir, s'agiter sur son canapé. Ses exclamations, dans lesquelles il y avait quelques signes d'humanité, durèrent un bon quart d'heure; le diplomate prit le dessus. «Enfin, dit-il, l'Autriche connaîtra ses ennemis. Allons nous coucher.» Le comte d'A*** remit un nouveau rapport à M. de Mongelas; mais il n'a pas pu lui apprendre si le comte de Lherbach avait dormi d'un sommeil tranquille.»]
[29: Bonaparte prend la résolution de revenir en France. Elle fut aussitôt exécutée que conçue. L'on ne lira pas sans un vif intérêt, j'en suis sûr, la note qui m'a été communiquée sur un fait si important par un général qui a fait la campagne d'Égypte en qualité d'aide de camp avec Bonaparte, et qui fut confluent des considérations et témoin des circonstances qui déterminèrent son chef à prendre une résolution si hasardeuse le lendemain presque de sa victoire d'Aboukir.
Note sur le départ du général Bonaparte de l'Égypte, et sur sa traversée jusqu'à Fréjus, fournie par le général Eugène Merlin.
«Beaucoup de personnes, même les plus sensées, croient que le départ du général Bonaparte de l'Égypte fut provoqué par un message secret qu'il reçut, soit d'un des membres du Directoire exécutif, soit d'un de ses frères. J'ai vu des individus soutenir avec opiniâtreté et avec aigreur cette opinion, qu'ils ne pouvaient appuyer que sur des bruits vagues et populaires.
«Acteur moi-même dans la circonstance qui seule provoqua sa résolution de quitter son armée, je vais faire l'exposé pur et simple du fait; on jugera…
«Le 15 thermidor an VII, au matin, huit jours après la bataille d'Aboukir contre les Turcs, le général en chef Bonaparte, étant à Alexandrie, reçut l'avis que le fort d'Aboukir, dans lequel s'étaient retirés les débris de l'armée turque, capitulait. Il m'expédia aussitôt auprès du général Menou, qui commandait le siége de ce fort, afin de prendre une connaissance exacte de la situation de la place au moment de la prise de possession, de l'état de la garnison prisonnière, etc. etc.
«Il serait hors de propos de retracer ici l'affreuse image de carnage et de destruction qu'offrait ce petit fort qui, destiné à contenir une garnison de 2 à 300 hommes, en avait renfermé, pendant huit jours, environ 5000, que nos bombes et nos boulets de gros calibre, et le manque absolu d'eau et de vivres, avaient réduits au nombre d'environ 2000 au moment de la capitulation; il suffira de dire que jamais tableau plus affreux ne s'est offert à mes yeux pendant le cours de dix-sept campagnes, si ce n'est peut-être à la bataille d'Eylau.
«Après avoir rempli ma mission dans le fort d'Aboukir, je fus rejoindre le général Menou dans sa tente pour y prendre ses dépêches pour le général en chef. J'y trouvai le secrétaire du commodore anglais, sir Sidney Smith, qui venait d'y arriver comme parlementaire, sous prétexte de traiter d'un échange de prisonniers. L'objet de sa mission exposé, il ajouta: «M. le commodore a reçu hier un aviso qui lui a apporté des gazettes d'Europe. Comme vous en êtes privés depuis long-temps, il a pensé que vous les liriez avec plaisir, et en voici un paquet qu'il m'a chargé de vous remettre». Le parlementaire parti, on n'eut rien de plus pressé que de parcourir les gazettes, mais on ne put, au préalable, se défendre d'un sentiment d'effroi, présumant avec raison que le commodore Smith n'était aussi obligeant que parce que les nouvelles étaient désastreuses pour la France. Ce funeste soupçon fut bientôt confirmé.
«Ces journaux contenaient tous les détails des défaites de Schérer sur l'Adige, et des événemens accomplis depuis ces premiers revers jusqu'à l'arrivée des débris de l'armée française sous les murs d'Alexandrie; la défaite de Jourdan en Souabe, etc.
«Je m'empressai de prendre congé du général Menou et de repartir pour Alexandrie, pour y porter au général Bonaparte les gazettes funestes, quoique bien précieuses en même temps. Il était dix heures du soir, et j'arrivai à Alexandrie à minuit passé. Le général Bonaparte était couché et dormait profondément. J'entre dans sa chambre: «Général, lui dis-je en l'éveillant, je vous apporte une collection de gazettes d'Europe (c'était la gazette de Francfort et le Courrier français de Londres). Vous y lirez beaucoup de nouvelles désastreuses.—Que se passe-t-il donc? me demanda-t-il en se mettant avec agitation sur son séant.—Schérer a été battu en Italie; nous avons perdu presque tout ce pays, et à l'époque du 1er mai notre armée avait déjà rétrogradé jusqu'à la Bormida. Jourdan a été battu dans la Forêt-Noire et a repassé le Rhin». À ces mots, le général se jeta en bas de son lit et s'empara des gazettes, qu'il lut sans interruption pendant le reste de la nuit. Des exclamations de colère et d'indignation sortaient à chaque instant de sa bouche, en voyant comment on avait perdu, dans moins d'un mois, le beau pays qu'il avait conquis avec tant de gloire!
«Le lendemain, 16 thermidor, il fit appeler de grand matin le contre-amiral Gantheaume, avec lequel il s'enferma dans son cabinet pendant deux heures.—Le 17, il partit pour le Caire. Arrivé à Rahmanieh, il y laissa ses chevaux et bagages et tous ceux de son état-major, avec ordre d'y attendre son retour et s'embarqua avec nous pour le Caire, où nous arrivâmes le 20. Nous n'y étions que depuis cinq à six jours, lorsque le général Bonaparte annonça pour le lendemain un voyage dans la province de Damiette, qui ne devait nous tenir que huit jours absens, et nous ordonna de faire nos préparatifs en conséquence. Quelques mots échappés au général Bonaparte lorsque je lui avais remis les gazettes à Alexandrie, sa conférence mystérieuse avec Gantheaume, m'avaient donné l'éveil sur ses desseins, et l'annonce d'un voyage de peu de jours à Damiette ne me fit pas prendre le change. Je voyais faire, pour cette absence de huit jours, des préparatifs beaucoup plus considérables qu'on n'en avait fait pour l'expédition de Syrie, qui nous avait tenus quatre mois éloignés du Caire. Bourrienne, secrétaire du général, emballait tous ses papiers, et à onze heures du soir (une heure avant le départ), plus de vingt chameaux étaient rassemblés dans la cour du quartier-général et y attendaient leur charge. Tout cela était bien de nature à me confirmer dans l'opinion que j'avais conçue, que le général Bonaparte allait quitter l'Égypte.
«Il partit du quartier-général à minuit, et fut s'embarquer à Boulak sur le bateau qui lui servait à naviguer sur le Nil, joli bâtiment, de l'espèce de ceux que l'on nomme dans le pays une djerme. Il était armé de six pièces de canon, et avait une chambre spacieuse et bien meublée pour le général et son état-major. Arrivés à la pointe du Delta, que l'on nomme en arabe Bad-el-Bakara, au lieu de prendre à droite la branche de Damiette, il fit suivre celle de Rosette, et se rendit à Menouf, capitale de la province de Menouffieh, dans le Delta. Le général de division Lanusse commandait cette province, et Bonaparte s'arrêta vingt-quatre heures chez ce général qui, pendant le dîner, lui dit: «On prétend, mon général, que vous allez vous embarquer à Alexandrie pour retourner en France. Si le fait est vrai, j'espère que, rentré dans notre patrie, vous penserez à votre armée d'Égypte». Le général répondit «que ce bruit était faux; que son voyage n'avait d'autre but que de visiter le Delta et la province de Damiette qu'il n'avait pas encore vus.—Si vous allez à Damiette, lui répliqua le général Lanusse, il serait plus naturel et plus direct de prendre le canal de Menouf, qui y conduit en droite ligne, et qui vous procurera l'agrément de traverser le Delta dans son entier.» (On était alors dans la saison où le Nil commence à sortir de son lit, et où tous les canaux intérieurs sont navigables). Le général Bonaparte répondit qu'il avait besoin d'aller d'abord à Rosette, et que de là il se rendrait à Damiette en traversant le lac de Burlos. Le général Lanusse ne put pas insister davantage, mais il fut sans doute plus convaincu qu'auparavant du départ du général en chef pour la France.
«En quittant Menouf, le général Bonaparte rentra dans la branche de Rosette et continua sa route jusqu'à Rahmanieh, où il débarqua et où nous trouvâmes les chevaux qu'il nous avait ordonné d'y laisser lorsque nous nous y étions embarques dix jours auparavant pour remonter au Caire.
«Aussitôt débarqués, nous montâmes à cheval et continuâmes notre route sur Alexandrie. La nuit nous surprit au village de Birket, qui n'en est éloigné que de cinq à six lieues. Le général en chef s'arrêta dans cet endroit et y fit dresser les tentes pour y passer la nuit. Jusque-là le plus grand mystère avait été gardé sur le véritable but de notre voyage par le général Bonaparte, le général Berthier et Bourrienne (ces deux derniers étaient seuls dans la confidence du général en chef). Cependant personne de l'état-major ne pouvait plus douter du motif de notre prompt retour à Alexandrie, depuis que nous avions quitté la direction de Rosette. Bourienne cessa alors de nous faire un mystère de notre départ, et il nous annonça que notre embarquement aurait lieu le lendemain. Il faut avoir été éloigné pendant dix-huit mois de sa patrie, en proie pendant tout ce temps aux fatigues et aux dangers dans un pays barbare, pour se faire une idée de la joie que nous causa cette annonce!… Peu d'instans après l'établissement de notre camp à Birket, il passa un détachement qui se rendait d'Alexandrie à Rahmanieh, et qui nous annonça que deux frégates françaises étaient à l'ancre en dehors du port neuf, et qu'elles n'attendaient sans doute que nous pour mettre à la voile.
«Le lendemain, on fit halte au puits de Beida, à trois lieues d'Alexandrie dans le désert. Bourienne me tira à part, et me remit, pour en faire un duplicata, l'instruction que le général Bonaparte adressait, en parlant au général Kléber, on lui remettant le commandement. Assis sur le sable, à l'ardeur du soleil brûlant de midi, j'éprouvai une vive satisfaction à faire cette copie.
«Après être restés une heure environ au puits de Beida, nous continuâmes notre route; mais, au lieu de nous diriger sur Alexandrie, nous primes brusquement à droite pour gagner directement le bord de la mer, que nous atteignîmes au bout de deux lieues. Arrivés sur la plage, nous aperçûmes distinctement une voile à environ trois lieues au large. Le général en chef en conçut quelque inquiétude; Sidney Smith avait quitté huit jours auparavant sa croisière pour aller se ravitailler en Chypre, et l'on craignait que ce ne fût son escadre qui revint prendre sa station devant le port d'Alexandrie.
«Le général Bonaparte avait donné rendez-vous au général Menou et au contre-amiral Gantheaume à la première citerne que l'on rencontre en allant d'Alexandrie à Aboukir, et qui est à une lieue de ce fort. Il m'ordonna de m'y transporter et de guider ces deux généraux vers l'endroit où il se trouvait à les attendre. Je partis avec un seul guide, au risque d'être enlevé par les Arabes, ce qui dans ce moment eût été jouer de malheur, et je trouvai effectivement Menon et Gantheaume à l'endroit désigné. Gantheaume prit l'alarme lorsque je lui parlai du bâtiment que nous venions d'apercevoir; il monta sur une dune de sable pour le reconnaître, et ne tarda pas à se convaincre que ce navire courait la bordée vers l'île de Chypre; ce qui lui fit conjecturer qu'il avait été envoyé pour reconnaître ce qui se passait dans le port d'Alexandrie. Il se hâta de rejoindre le général Bonaparte pour lui faire part des craintes que ce bâtiment lui inspirait, et pour l'engager à ne pas perdre un instant à s'embarquer.
«L'endroit où nous avions joint le bord de la mer et où nous avions fait halte est éloigné d'une petite lieue d'Alexandrie. Depuis cet endroit jusqu'à la ville, la côte est bordée de dunes peu élevées, qui s'abaissent vers la mer en pente douce. Une demi-heure avant le coucher du soleil nous cheminâmes le long du rivage, et couverts par les dunes, qui empêchaient notre troupe d'être aperçue, nous nous dirigeâmes sur le Pharillon, situé à la pointe orientale du Port-Neuf, à un demi-quart de lieue de la ville, de laquelle on ne pouvait nous découvrir. La nuit était close et obscure lorsque nous arrivâmes au Pharillon, et les chaloupes des frégates qui devaient s'y trouver pour nous recevoir n'étaient pas encore arrivées.
«Rendus au lieu de rembarquement, tout le monde mit pied à terre, et le général Menou envoya un aide de camp en ville pour en ramener du monde afin de prendre nos chevaux et ceux des cent cinquante guides ou environ qui allaient s'embarquer avec le général Bonaparte. Ces chevaux, en attendant, furent abandonnés sur le rivage aux soins du petit nombre d'individus qu'on laissait à terre, et au nombre desquels se trouvaient tous les palfreniers égyptiens accoutumés à suivre à pied leur maître, même dans les courses les plus pénibles.
«Cependant, quoique nous fussions depuis une demi-heure sur le rivage, les chaloupes n'arrivaient pas, et au risque de donner l'éveil à la ville, on fut obligé de brûler des amorces pour les avertir de notre arrivée et leur indiquer l'endroit où nous étions à les attendre. Elles répondirent à la fin à ce signal, sans lequel on ne nous eût trouvés qu'avec beaucoup de temps et de difficulté, tant la nuit était noire. Les chaloupes arrivées, chacun, sans distinction de rang ni de grade, s'empressa de s'embarquer, et se mit pour cela dans l'eau jusqu'aux genoux, tant l'impatience était grande, et tant on craignait d'être laissé en arrière. C'était à qui entrerait le premier dans les embarcations, et on se poussait pour y arriver avec assez peu de ménagement et de considération. Il en résulta, dans le moment, entre les officiers de l'état-major, quelques querelles, qui furent oubliées dès qu'on fut arrivé à bord des frégates.
«Les frégates le Muiron et le Carrère, destinées à transporter le général Bonaparte, son état-major et les officiers-généraux qu'il emmenait avec lui, étaient mouillées en dehors de la passe du Port-Neuf, à demi-portée de canon du Pharillon. Le général Bonaparte arriva à neuf heures à bord du Muiron. Il faisait un calme plat, et on se mit à table en arrivant, en formant des voeux pour obtenir promptement un peu de vent pour appareiller. On désirait pouvoir, avant le jour, se trouver hors de vue de la terre, tant par la crainte de la croisière anglaise qui pouvait reparaître d'un moment à l'autre, qu'à cause de la garnison d'Alexandrie, dont on craignait le mécontentement à la nouvelle de l'embarquement du général Bonaparte.
«Le lendemain, 7 fructidor an VII, au lever du soleil, le même calme régnait encore, et pendant plus de trois heures nous pûmes distinguer la foule qui s'était portée sur les avances du Port-Neuf pour nous examiner. Aucun symptôme de mécontentement ne se manifesta, aucun mouvement n'eut lieu pour s'opposer au départ du général en chef.
«Vers neuf heures du matin, il s'éleva une légère brise de terre, dont on se hâta de profiter pour mettre à la voile. Au bout d'une heure, cette brise fraîchit un peu, et à midi nous avions perdu de vue les côtes d'Égypte.
«Ce narré simple et fidèle prouve évidemment que le général Bonaparte n'avait reçu en Égypte aucune dépêche particulière et secrète qui ait déterminé son départ. Aucun bâtiment n'était arrivé de France, et on objecterait vainement qu'un courrier avait pu débarquer et lui remettre secrètement ses dépêches. Un tel débarquement secret sur la côte d'Égypte, et sous les yeux d'une armée privée depuis son arrivée dans ce pays de lettres de France, était une chose physiquement impossible. Bonaparte n'aurait pu recevoir de communication secrète de cette nature que par l'intermédiaire de la croisière anglaise, dont le commandant sir Sidney Smith était trop mal avec lui, et connaissait d'ailleurs trop bien ses devoirs et les intérêts de son gouvernement pour consentir à se prêtera un acte de bienveillance aussi répréhensible.
«Une crainte bien fondée empoisonnait le bonheur que nous éprouvions de nous voir en route pour retourner dans notre patrie. Comment, dans une mer aussi étroite, espérer de pouvoir échapper aux croisières nombreuses et formidables que l'ennemi y entretenait sur tous les points?… Nos frégates, anciens bâtimens vénitiens, marchaient si mal, qu'il était évident qu'elles n'eussent pas pu soutenir une chasse de six heures, et qu'aperçues à midi par des forces supérieures, elles devaient être prises avant le coucher du soleil! L'étoile de Bonaparte, qui alors brillait de tout son éclat, pouvait seule nous faire surmonter les obstacles.
«Le vent favorable qui nous fit quitter les rivages de l'Égypte nous conduisit en deux jours à la hauteur de Derne, sur la côte du désert de Barbarie, à cent lieues environ d'Alexandrie; mais alors il nous abandonna, et celui de nord-ouest, qui pendant neuf mois règne presque sans interruption dans ces parages, reprit son empire, et ne cessa pas de souffler pendant vingt-quatre jours consécutifs: ce vent nous était absolument contraire. La crainte de rencontrer l'ennemi nous empêchait de courir de grandes bordées, qui seules auraient pu nous faire gagner du chemin en bonne roule, et nous forçait à nous tenir toujours à une distance rapprochée de la côte de Barbarie. Si nous eussions pu passer sur la côte orientale de l'île de Candie, et traverser ensuite l'Archipel, l'obstacle que nous présentait le vent de nord-ouest eût cessé de nous contrarier; mais ces parages étaient couverts de vaisseaux anglais, et l'amiral Gantheaume conduisait en France une tête trop précieuse pour ne pas éviter leur rencontre.
«Que ces vingt-quatre jours de vent contraire furent longs à passer!… Tous les jours à midi, lorsqu'on faisait le point, nous éprouvions une sorte de désespoir en nous retrouvant au même endroit que la veille, et quelquefois plus en arrière. Souvent l'on se disait: «Si Sidney Smith est revenu devant Alexandrie dix jours seulement après notre départ, et qu'après s'en être aperçu il se soit mis de suite à notre poursuite, et qu'il se soit porté sur le cap Bon, en traversant l'Archipel, il y arrivera indubitablement avant nous, et nous ne pouvons pas lui échapper!…»
«Enfin, le 2 ou le 3 complémentaire an VII, le vent passa au sud-sud-ouest, et souffla avec force dans cette partie pendant huit jours. Le 5 nous passâmes entre Malte et la côte d'Afrique. Le 1er vendémiaire an VIII nous célébrâmes l'anniversaire de la fondation de la république. Bourienne, alors républicain, fit des couplets analogues à la fête et brûlans de patriotisme. La nuit suivante nous passâmes entre le cap Bon et la Sicile. Ce passage est le plus favorable pour les croisières. Les Anglais y en avaient tenu constamment, et, par un bonheur inconcevable, il ne s'y en trouvait pas dans ce moment. Ce hasard paraissait tenir du prodige!
«Le vent favorable nous conduisit jusqu'en Corse, et le 6 vendémiaire au matin, nous étions par le travers du golfe d'Ajaccio. Le général Bonaparte, ignorant la suite des événemens militaires depuis le mois de mai, et craignant que l'ennemi ne fut maître de la Provence, résolut de prendre langue en Corse; mais incertain si cette île était encore en notre possession, il envoya un des deux petits avisos qui nous accompagnaient communiquer avec la côte. Ce bâtiment revint bientôt nous annoncer que la Corse était toujours française, mais qu'il n'avait pu obtenir de renseignemens plus étendus des misérables pêcheurs auxquels il avait parlé. La même incertitude existait donc encore sur le sort de la Provence; et comme le vent était depuis quelques instans redevenu contraire et était repassé au nord-ouest, le général Bonaparte se décida à relâcher à Ajaccio. Après avoir fait nos signaux de reconnaissance, nous entrâmes dans le golfe, qui a près de trois lieues de profondeur, et au fond duquel est bâtie la petite ville d'Ajaccio. Une felouque-corsaire, envoyée du port pour nous reconnaître, nous joignit à une lieue de la ville; en apprenant que le général Bonaparte était à notre bord, le capitaine fit des sabres réitérées de ses petits canons, et prenant les devans à l'aide de ses rames, ce bâtiment arriva quelques minutes avant nous devant les bastions de la citadelle, où à l'annonce de cette nouvelle, et sans avoir reçu aucun ordre, on tira spontané ment le canon de réjouissance. Les habitans d'Ajaccio, surpris de cette canonnade, se portaient en foule sur le port, où ils apprirent l'heureuse nouvelle, à laquelle cependant ils n'ajoutèrent pleinement foi qu'après avoir reconnu leur illustre compatriote. À peine avions-nous jeté l'ancre, que déjà une foule d'embarcations chargées d'habitans entouraient nos frégates. L'air retentissait des cris de vive Bonaparte! La municipalité, en costume, vint à la poupe, et fit ainsi que tous les citoyens, éclater sa joie en reconnaissant le général. Cette municipalité fit au général le narré succinct de tous les événemens politiques et militaires, et lui apprit la révolution du 30 prairial. Quelle nouvelle foudroyante pour moi!… Je croyais retrouver mon père à la fête du gouvernement français; il était errant, proscrit, et n'avait échappé que de trois voix au décret d'accusation que voulaient porter contre lui les forcenés qui cherchaient à rétablir le régime de la terreur, et qui avaient déjà ressuscité la société des jacobins.
«Bientôt la foule qui entourait les frégates voulut monter à bord. On lui représenta vainement que nous étions en quarantaine, et que jamais bâtiment venant du Levant n'en avait été exempté. «Il n'y a pas de quarantaine pour Bonaparte, pour le sauveur de la France», s'écrièrent-ils tous. La municipalité elle-même joignit ses instances à celles du peuple, et le général se laissa mettre à terre et se rendit dans sa maison paternelle, qu'il habita pendant tout le temps de sa relâcher à Ajaccio.
«Comme on la vu plus haut, le vent avait passé au nord-ouest au moment de notre entrée dans le golfe d'Ajaccio; il s'y maintint neuf jours consécutifs, et rendit inutile une tentative que les frégates firent dans cet intervalle pour en sortir. Enfin le 14 il redevint favorable, et nous nous remîmes en route pour Toulon. Nous n'en étions plus qu'à dix lieues, lorsque le 16, une demi-heure avant le coucher du soleil, Jugan, lieutenant de vaisseau et adjudant du contre-amiral, signala, du haut de la vergue du grand perroquet, une flotte anglaise dont il compta vingt-deux voiles, à environ six lieues de distance. C'était la flotte de lord Keith, commandant la croisière devant Toulon. Elle se trouvait, par rapporta nous, sous le soleil couchant, qui, frappant d'à-plomb sur ses voiles, nous les faisait clairement distinguer, tandis qu'elle ne pouvait nous apercevoir, puisqu'il son égard nous nous trouvions dans l'ombre. À l'annonce de l'ennemi, dont on signala à haute voix le nombre des voiles, un morne silence succéda tout à coup aux éclats bruyans de joie par lesquels nous saluions d'avance le rivage de la patrie. L'amiral Gantheaume, homme de peu de tête, la perdit d'abord au point qu'il voulait, dès le moment même, faire embarquer le général Bonaparte sur un grand canot pour le faire jeter sur le point de la côte le plus rapproché. Mais le général se moqua de la proposition, et déclara qu'il ne prendrait un semblable parti qu'après que les frégates auraient perdu tout espoir d'échapper aux Anglais, et qu'elles auraient au moins échangé quelques boulets avec eux.
«On se borna donc à prendre une autre direction et à gouverner sur le port le plus voisin. Nous ne tardâmes pas à acquérir la conviction que nos frégates n'avaient pas été aperçues par l'ennemi, dont les coups de canon de signaux de nuit nous indiquèrent, par leur direction, qu'il prenait la bordée du large. À minuit nous étions très-près de la côte, dont nous nous éloignâmes un peu pour attendre le jour, et à huit heures du matin, le 17 vendémiaire an VIII, nous mouillâmes dans la baie de San Raphao, à une portée de canon du village de ce nom, qui n'est éloigné de Fréjus que d'une demi-lieue.
«Le général Bonaparte envoya aussitôt un officier de marine à terre pour annoncer qu'il se trouvait à bord, et que dès ce moment il se mettait en quarantaine. Cet officier ne tarda pas à revenir, ramenant à sa suite plusieurs canots, dans lesquels se trouvait la municipalité de San Raphao et les principaux habitans de l'endroit. Malgré notre opposition et les défenses les plus formelles, les officiers municipaux escaladèrent le bord de la frégate, et déclarèrent qu'il ne pouvait y avoir de quarantaine pour celui qui venait sauver la France et mettre la Provence à l'abri de l'invasion ennemie, dont elle était menacée. Bonaparte se laissa faire encore une fois, et donnant ainsi, en apparence malgré lui, le premier et peut-être le dernier exemple d'infraction aux lois de la quarantaine, il se rendit de suite à terre et s'achemina vers Fréjus au milieu de la population de cette ville, qui s'était portée à sa rencontre. L'après-midi du même jour il était déjà sur la route de Paris. Les acclamations d'allégresse des citoyens de toutes les classes et de toutes les opinions l'accompagnèrent jusque dans la capitale. Jamais mortel ne fut accueilli avec plus d'enthousiasme et de bénédictions, et ce triomphe est sans contredit le plus complet et le plus honorable de tous ceux que lui a décernés la reconnaissance publique. Celui-là du moins fut entièrement spontané, et ne fut pas provoqué. La ville de Lyon se distingua particulièrement à cet égard, et pendant la journée qu'il passa dans cette ville, plus de trente mille habitans encombrèrent le quai des Célestins, sur lequel il était logé, et s'y succédèrent sans interruption, l'applaudissant avec ivresse toutes les fois que, cédant à leurs instances, il paraissait à son balcon.»
Je pense qu'on ne lira pas sans intérêt, à la suite de celle-ci, la note d'un de mes meilleurs amis, homme tranquille s'il en fut, et qui pourtant, en dépit de la volonté de l'homme le plus volontaire du monde, revint aussi en France avec lui par la même occasion.
Note fournie par M. Parceval de Grandmaison.
«Mon retour d'Égypte a été accompagné de circonstances qui en ont gravé le souvenir dans ma mémoire, et les impressions qu'elles m'ont fait éprouver n'ont point été affaiblies par le temps. Je vais tâcher de les retracer.
«Une lettre que j'avais reçue de ma femme lorsque j'étais à Suez m'avait appris l'état de pénurie dans lequel mon absence l'avait précipitée. La vente de ses diamans était devenue sa dernière ressource, et l'expédition de Syrie, dont l'issue a été si malheureuse, n'étant pas encore terminée, me laissait dans une ignorance absolue du sort de notre armée et des moyens qui me restaient de revenir en France. Je restai long-temps dans cette anxiété cruelle, et quand j'appris le retour de Bonaparte au Caire, ayant rempli le but de ma mission à Suez, je vins le rejoindre sans même avoir été rappelé par lui. Je mis sous ses yeux la lettre alarmante que j'avais reçue de ma femme. Touché de ma situation, il me pardonna la brusquerie de mon retour, m'autorisa à revenir en France avec Denon, qui attendait la première occasion de s'embarquer à Alexandrie, et porta même la bienveillance jusqu'à m'offrir une traite de cent louis sur son frère Lucien, pour venir au secours de ma femme. Il dit à Bourrienne, son secrétaire, de me la remettre, et m'autorisa verbalement à partir avec Denon pour la France dès que j'en trouverais l'occasion. Or je savais que Bonaparte avait promis à Denon de ne pas retourner en France sans l'y ramener. Différentes particularités qu'il est inutile d'expliquer m'avaient fait pressentir le retour secret et prochain du général, de sorte que je fis mes préparatifs, et me tins prêt à le rejoindre à Alexandrie au premier signe de son départ: ce moment ne tarda point à se présenter.
«Je dînais et soupais tous les jours avec les principaux membres de la commission d'Égypte. Un soir que nous étions réunis à souper, un guide vint de la part du général en chef nous dire que sa voiture était à notre porte, où elle attendait nos collègues Monge et Berthollet pour les conduire auprès de lui. Je n'entreprendrai pas de peindre la surprise de mes convives, pour qui ce message fut un trait de lumière: il n'est pas d'expressions capables de la rendre. Je me presse d'arriver au moment de mon départ; ma malle et mon passe-port étaient prêts; je me rendis à Boulak, où je me procurai une embarcation pour descendre le Nil jusqu'à Ramanieh, bourgade séparée d'Alexandrie par un désert de vingt-deux lieues. J'accompagnais les guides du général, qui avaient ordre de venir le trouver. Le commandant des chameaux qui nous étaient nécessaires pour la traversée du désert, se détermina difficilement à nous en donner, attendu qu'une horde d'Arabes bédouins ne manquerait pas de nous attaquer à Birket, passage où ils s'embusquaient ordinairement; sa prophétie se vérifia; nous fûmes attaqués par un camp volant de ces brigands, qui nous apparurent comme des points noirs sous l'horizon. À peine quelques instans s'étaient écoulés qu'ils voltigèrent autour de nous. Le sifflement de leurs balles et des nôtres ne tarda point à se faire entendre. Il n'y eut point d'engagement, mais beaucoup de poudre brûlée. Après avoir cavalcade long-temps autour de nous sans oser nous attaquer autrement que par le feu de la mousqueterie, ils s'éloignèrent, nous étions épuisés de fatigue et de soif, et les outres que portaient nos chameaux étaient vides. Nous savions qu'une source coulait sur notre droite, à un quart de lieue, mais le mirage et toutes ses illusions nous présentaient le Nil à notre gauche, et quoique ce phénomène fût connu des soldats, l'imitation du fleuve était si parfaite, qu'il fut très-difficile de les dissuader. Enfin, tournant vers notre droite, nous trouvâmes la source qui nous rafraîchit, et nous continuâmes de faire roule vers Alexandrie. Arrivés près de la ville, nous aperçûmes une vedette qui nous dit que Bonaparte s'était embarqué la veille dans la rade d'Aboukir. Consternés de cette nouvelle, nous entrons dans la cité. Tournant mes yeux vers le port, j'aperçois deux frégates qui étaient dans la rade et appareillaient pour partir. Je crie aux guides qui m'accompagnent: «Les voilà! les voilà qui vous attendent; hâtez-vous, il est encore temps.» À ces mots, nous nous précipitons vers le port, nous nous emparons de plusieurs barques, et nous abordons la frégate le Muiron, où les guides attendus par Bonaparte sont reçus sans difficulté. Ma position était bien plus équivoque que la leur; on ne comptait point sur mon arrivée, et elle ne pouvait être justifiée que par l'autorisation verbale que Bonaparte m'avait donnée de partir avec Denon, que je savais être sur l'une des deux frégates. Une scène assez vive venait de se passer à bord du Muiron, où l'administrateur sanitaire de l'armée d'Égypte, nommé le Blanc, s'était caché dans l'espoir de partir incognito. Le général, en étant instruit, l'avait renvoyé à Alexandrie après l'avoir traité avec une grande sévérité. J'ignorais cette particularité, qui ayant donné beaucoup d'humeur à Bonaparte, rendait mon entreprise très-périlleuse. D'ailleurs, elle n'eût point changé ma résolution, qui était bien arrêtée. Je monte à bord du Muiron, et je demande à parler au général. On se préparait à partir, et il était cinq heures du matin. J'apercevais différens officiers de ma connaissance qui, ayant vu la déconfiture de l'administrateur sanitaire, s'attendaient à me voir éprouver le même sort, et feignaient de ne pas me reconnaître. Aucun ne voulait m'annoncer,
Ils semblaient éviter ma présence importune,
Et la contagion de ma triste fortune,
quand je vis l'amiral Gantheaume se précipiter vers moi, en s'écriant: «Quoi! Parceval, c'est tous! que venez-vous faire ici? les ordres les plus sévères me défendent de laisser arriver personne. Descendez sur-le-champ, vous ne pouvez rester ici un seul instant.» J'alléguai que j'étais chargé de remettre au général des dépêches d'une grande importance de la part du général Lanusse, qui me les avait remises à Damiette. Il me pressa de les lui donner; je m'y refusai, lui déclarant qu'il m'était recommandé de les remettre à Bonaparte en main propre. «Je n'entends rien à tout cela, me répondit Gantheaume; je ne connais que l'ordre que j'ai reçu; il est positif, ainsi descendez.—En ce cas, lui dis-je, je vais descendre, mais envoyez-moi Monge à qui je remettrai mes dépêches.» Il y consent, me fait retirer dans mon embarcation, et s'acquitte de la promesse qu'il m'a faite. Monge parait bientôt sur le bord du navire. Je l'invite à descendre pour que je lui parle et lui remette mes dépêches. «Je ne puis descendre, me répond-il.—En ce cas, je vais monter.—Ne montez pas; si vous montez, je me retire.» Alors une résolution désespérée s'empara de moi, j'escaladai l'échelle par laquelle j'étais monté à bord du navire, je m'emparai de mon collègue, lui remis les dépêches dont j'étais chargé, et lui dis l'autorisation que m'avait donnée Bonaparte de partir avec Denon. J'étais, en lui parlant, dans une agitation que je ne puis exprimer; tout mon avenir était dans le succès de ma demande, et cette pensée m'inspira une éloquence que je n'eus jamais à un pareil degré. Monge connaissait la lettre que j'avais reçue de ma femme, et il avait pris part à ma position. Il était ému, mais ne me paraissait point déterminé à parler pour moi au général. Je le pressai, le conjurai, au nom de l'amitié qu'il me portait, de ne pas m'abandonner dans la conjoncture critique où je me trouvais. Je lui dis que Bonaparte, engagé envers moi par une permission positive, ne pouvait pas manquer à sa parole, et que m'ayant toujours témoigné de la bienveillance, il ne me repousserait pas, si j'étais appuyé par lui; que, du reste, ma résolution était prise, et qu'on ne me ferait redescendre du navire qu'en m'en précipitant; j'ajoutai tout ce qu'une situation aussi violente que la mienne pouvait m'inspirer, revenant toujours à l'autorisation formelle que Bonaparte m'avait donnée de partir avec Denon. Je vis dans les yeux de Monge qu'il était fort ému, et je le pressai alors si vivement que, triomphant de son extrême répugnance, il se décida à parler au général. 11 était environ cinq heures du matin. «Attends-moi ici, me dit-il, je vais le «réveiller», et il me quitta. Le coeur me battait d'espérance et de crainte. Berthollet, instruit de mon arrivée, vint me trouver et s'entretenir avec moi pendant que Monge s'éloignait; il me parut épouvanté de mon audace, convenant toutefois que l'autorisation que m'avait donnée le général pouvait être d'un grand poids auprès de lui, lorsqu'un employé qui avait été mon commis à Suez, et qui, ayant fait route avec moi, était resté dans notre embarcation, craignant de n'être point reçu à bord de la frégate, se mit à vociférer d'une manière lamentable: «Et moi donc, moi! est-ce que je ne partirai point?—Qui êtes-vous? lui dit Berthollet.—Je suis, répondit-il, le commis de M. Parceval»; et il fit en cela une grande faute, car je lui avais recommandé de dire, si je parvenais à être admis, qu'il était mon domestique. J'étais d'ailleurs très-alarmé de sa réclamation prématurée, qui pouvait me perdre. Berthollet, non moins alarmé que moi de cet incident, fut en informer le général, ce qui fut sur le point de ruiner toutes mes espérances. Sans cela, tout allait le mieux du monde; Monge avait obtenu de Bonaparte la permission que je désirais, et déjà le général Berthier, qu'il était allé trouver, avait signé l'ordre donné au capitaine du Carrère, qui naviguait de conserve avec le Muiron, de me recevoir à son bord, lorsque Bonaparte, instruit de la présence du commis qui demandait à partir avec moi, entra dans une colère inexprimable, en déclarant qu'il ne voulait admettre qui que ce fût, et qu'il fallait renvoyer tous ceux qui se présentaient. De telle sorte que Monge, revenant avec l'ordre signé par le général Berthier de me recevoir à bord du Carrère, qui allait naviguer de conserve avec le Muiron, s'aperçut avec surprise que la face des choses était absolument changée. Il pressa, pria, supplia Bonaparte de ne rien changer à ses premières dispositions, et parvint à le calmer en ma faveur, en lui disant qu'on allait renvoyer mon compagnon de voyage; ce qui fut exécuté sur-le-champ, au grand désespoir de celui-ci qui jetait les hauts cris et fut reconduit au rivage d'Alexandrie, dont il ne revint qu'après la capitulation du général Menou. On me remit l'ordre du général de me recevoir à bord du Carrère, où je me présentai, et qui était commandé par mon ami le capitaine Dumanoir, qui me reçut à bras ouverts. J'y trouvai Denon avec les trois généraux Lannes, Murat et Marmont, qui m'accueillirent parfaitement, et les deux frégates mirent à la voile pour revenir en France. ]
[30: Fontenelle, compositeur qui n'était pas sans mérite. Il a donné à l'Opéra une Hécube, ouvrage sévère et dans le système de Gluck, dont il était sectateur enthousiaste. Il a donné aussi au même théâtre une Médée. Le premier de ces deux opéras seul a obtenu du succès. Le second, quoique moins bien accueilli que le premier, n'était pas dénué de mérite.
Fontenelle était un homme de moeurs fort simples et d'un esprit vraiment philanthropique. Il est mort comme il avait vécu, en philosophe, il y a quelques années, désignant pour ses héritiers ses domestiques et les pauvres de Ville-d'Avray, commune sur laquelle était la petite maison qu'il avait choisie pour retraite.]
[31: Vie politique et militaire de Napoléon.]
[32: Lavalette s'était trompé une autre fois encore à mon sujet dans ses Mémoires. Il y disait, et cela se trouve dans un extrait qui a été publié par la Revue de Paris: «Des musiciens, aujourd'hui morts de vieillesse, ont beuglé au dîner du Directoire une cantate d'Arnault sur la musique de Méhul.»
Je n'ai jamais chanté que ce que j'aimais ou que ce que j'admirais. Je n'ai jamais aimé ni admiré le Directoire.
L'honorable littérateur qui a présidé à la publication des Mémoires de Lavalette, sur ma réclamation, en a fait disparaître cette erreur, et en cela il a fait en galant homme ce que certainement l'auteur aurait fait lui-même; mais comme je n'ai pas pu réclamer contre le trait qui donne lieu à cette note, dont je n'ai eu connaissance que par la publication de l'ouvrage, ce trait, qui pèche au moins par l'exactitude, est resté.
C'est un des inconvéniens attachés à la publication des Mémoires posthumes. Par respect pour l'auteur, l'éditeur y maintient quelquefois des torts que l'auteur aurait réparés s'il avait pu se relire. Celui-ci est bien léger; je ne l'eusse pas relevé, s'il n'appartenait pas à un homme dont la mémoire m'est chère, et avec qui j'étais lié d'amitié.]