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Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome premier

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome premier

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Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome premier

Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun

Release date: October 12, 2007 [eBook #23019]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque
(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders
Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
from images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS DE MADAME LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN, TOME PREMIER ***



SOUVENIRS

DE

MADAME LOUISE-ÉLISABETH

VIGÉE-LEBRUN,

DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS,
DE ROUEN, DE SAINT-LUC DE ROME ET D'ARCADIE,
DE PARME ET DE BOLOGNE,
DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE GENÈVE ET AVIGNON.



En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai
le temps passé, qui doublera pour ainsi
dire mon existence.

J.-J. Rousseau.


TOME PREMIER


PARIS,

LIBRAIRIE DE H. FOURNIER,

RUE DE SEINE, 14 BIS.

1835.



LETTRES

À LA PRINCESSE KOURAKIN.



LETTRE I.

Mon enfance.--Mes parens.--Je suis mise au couvent.--Ma passion pour la peinture.--Société de mon père.--Doyen. Poinsinet.--Davesne.--Ma sortie du couvent.--Mon frère.




Ma bien bonne amie, vous me demandez avec tant d'instances de vous écrire mes souvenirs, que je me décide à vous satisfaire. Que de sensations je vais éprouver en me rappelant et les événemens divers dont j'ai été témoin! et des amis, qui n'existent plus que dans ma pensée! Toutefois, la chose me sera facile, car mon coeur a de la mémoire, et dans mes heures de solitude, ces amis si chers m'entourent encore, tant mon imagination me les réalise. Je joindrai d'ailleurs à mon récit les notes que j'ai prises à différentes époques de ma vie, sur une foule de personnes dont j'ai fait le portrait, et qui, pour la plupart, étaient de ma société; 1 grâce à ce secours, les plus doux momens de mon existence vous seront connus aussi bien qu'ils me le sont à moi-même.

Je vous parlerai d'abord, chère amie, de mes premières années, parce qu'elles ont été le présage de toute ma vie, puisque mon amour pour la peinture s'est manifesté dès, mon enfance. On me mit au couvent à l'âge de six ans; j'y suis restée jusqu'à onze. Dans cet intervalle, je crayonnais sans cesse et partout; mes cahiers d'écriture, et même ceux de mes camarades, étaient remplis à la marge de petites têtes de face, ou de profil; sur les murs du dortoir, je traçais avec du charbon des figures et des paysages, aussi vous devez penser que j'étais souvent en pénitence. Puis, dans les momens de récréation, je dessinais sur le sable tout ce qui me passait par la tête. Je me souviens qu'à l'âge de sept ou huit ans, je dessinai à la lampe un homme à barbe, que j'ai toujours gardé. Je le fis voir à mon père qui s'écria transporté de joie: Tu seras peintre, mon enfant, ou jamais il n'en sera.

Je vous fais ce récit pour vous prouver à quel point la passion de la peinture était innée en moi. Cette passion ne s'est jamais affaiblie; je crois même qu'elle n'a fait que s'accroître avec le temps; car, encore aujourd'hui, j'en éprouve tout le charme, qui ne finira j'espère qu'avec ma vie. C'est au reste à cette divine passion que je dois, non-seulement ma fortune, mais aussi mon bonheur, puisque dans ma jeunesse comme à présent, elle a établi des rapports entre moi et tout ce qu'il y avait de plus aimable, de plus distingué dans l'Europe, en hommes et en femmes. Le souvenir de tant de personnes remarquables que j'ai connues prête souvent pour moi du charme à la solitude. Je vis encore alors avec ceux qui ne sont plus, et je dois remercier la Providence qui m'a laissé ce reflet d'un bonheur passé.

J'avais au couvent une santé très faible, en sorte que mon père et ma mère venaient souvent me chercher pour passer quelques jours avec eux, ce qui me charmait sous tous les rapports. Mon père, nommé Vigée, peignait fort bien au pastel; il y a même des portraits de lui qui seraient dignes du fameux Latour. Il a fait aussi des tableaux à l'huile, dans le genre de Wateau. Celui que vous avez vu chez moi est d'une charmante couleur, et fait avec esprit. Mais, pour en revenir aux jouissances que j'avais dans la maison maternelle, je vous dirai que mon père me donnait la permission de peindre quelques têtes au pastel, et qu'il me laissait aussi barbouiller toute la journée avec ses crayons.

Il avait tellement l'amour de son art que cette passion lui donnait de fréquentes distractions. Je me rappelle qu'un jour, étant tout habillé pour aller dîner en ville, il sort; mais en pensant au tableau qu'il avait commencé, il retourne chez lui, dans l'idée d'y retoucher. Il ôte sa perruque, met son bonnet de nuit, et ressort, ainsi coiffé, vêtu d'un habit à brandebourgs dorés, l'épée au côté, etc. Sans un voisin, qui l'avertit de sa distraction, il courait la ville dans ce costume.

Mon père avait infiniment d'esprit. Sa gaieté si naturelle, se communiquait à tout le monde, et bien souvent on venait se faire peindre par lui pour jouir de son aimable conversation; peut-être connaissez-vous déjà l'anecdote suivante: faisant un jour le portrait d'une assez jolie femme, il s'aperçut que, lorsqu'il travaillait à la bouche, cette femme grimaçait sans cesse pour la rendre plus petite. Impatienté de ce manége, mon père lui dit avec un grand sang-froid:--Ne vous tourmentez pas ainsi, madame, pour peu que vous le désiriez, je ne vous en ferai pas du tout.

Ma mère était très belle (on peut en juger par le portrait au pastel que mon père a fait d'elle, et par celui que j'ai fait à l'huile beaucoup plus tard) 2. Sa sagesse était austère. Mon père l'adorait comme une divinité; mais les grisettes lui tournaient la tête. Le premier jour de l'an était pour lui un jour de fête: il courait à pied tout Paris, sans faire une seule visite, uniquement pour embrasser toutes les jeunes fillettes qu'il rencontrait, sous le prétexte de leur souhaiter une bonne année.

Ma mère était très pieuse. Je l'étais aussi de coeur. Nous entendions toujours la grand'messe; nous allions aux offices divins. Dans le carême surtout nous n'en manquions aucun, pas même les prières du soir. De tout temps j'ai aimé les chants religieux, et les sons de l'orgue me faisaient alors une telle impression que je pleurais sans pouvoir m'en empêcher. Depuis, ces sons m'ont toujours rappelé la perte que j'ai faite de mon père.

À cette époque, mon père réunissait les soirs plusieurs artistes et quelques gens de lettres. Je placerai en tête Doyen, peintre d'histoire, l'ami intime de mon père, et mon premier ami. Doyen était le meilleur homme du monde, plein d'esprit et de sagacité; ses aperçus sur les choses et sur les personnes ont toujours été d'une justesse extrême; et de plus, il parlait avec tant de chaleur de la peinture, qu'il me faisait battre le coeur; Poinsinet, qui avait aussi beaucoup d'esprit et de gaîté. Peut-être avez vous entendu parler de sa prodigieuse crédulité. Elle l'exposait sans cesse aux mystifications les plus étranges. Un jour, par exemple, on réussit à lui persuader qu'il existait une charge d'écran du roi, et voilà qu'on le place devant le feu le plus ardent, de manière à lui griller les mollets. Pour peu qu'il voulût s'éloigner: Ne bougez pas, disait-on, il faut vous habituer à la grande chaleur, autrement vous n'aurez pas la charge. Il s'en fallait de beaucoup, cependant, que Poinsinet fût un sot. Plusieurs de ses ouvrages sont encore applaudis aujourd'hui, et il est le seul homme de lettres qui ait obtenu le même soir trois succès dramatiques. Ernelinde, au grand Opéra, le Cercle aux Français, et Tom Jones à l'Opéra-Comique: quelqu'un dit alors, en parlant du Cercle, où la société de cette époque est si bien peinte, que Poinsinet avait écouté aux portes. La fin de Poinsinet est des plus tragiques. On lui mit en tête le goût des voyages; il commença par l'Espagne, et périt en traversant le Guadalquivir.

Je dois citer aussi un nommé Davesne, peintre et poète, assez médiocre dans ces deux arts, mais que sa conversation, fort spirituelle, avait fait admettre aux soupers de mon père. Je puis vous donner un échantillon des vers de ce Davesne; car, je ne sais comment, je n'ai jamais oublié ceux-ci, qui, je crois n'ont point été imprimés.

Plus n'est le temps, où de mes seuls couplets

Ma Lise aimait à se voir célébrée.

Plus n'est le temps où, de mes seuls bouquets

Je la voyais toujours parée.

Les vers que l'amour me dictait

Ne répétaient que le nom de Lisette,

Et Lisette les écoutait.

Plus d'un baiser payait ma chansonnette.

Au même prix qui n'eût été poète!

Enfin, quoique je fusse à peine sortie de l'enfance alors, je me rappelle parfaitement la gaieté de ces soupers de mon père. On me faisait quitter la table avant le dessert; mais de ma chambre j'entendais des rires, des joies, des chansons, auxquels je ne comprenais rien, à vrai dire, et qui pourtant n'en rendaient pas moins mes, jours de congé délicieux.

À onze ans je sortis tout-à-fait du couvent, après avoir fait ma première communion, et Davesne, qui peignait à l'huile, me fit demander chez lui, pour m'apprendre à charger une palette; sa femme venait me chercher. Ils étaient si pauvres, qu'ils me faisaient peine et pitié. Un jour, comme je désirais finir une tête que j'avais commencée, ils me retinrent à dîner chez eux; ce dîner se composait d'une soupe et de pommes cuites. Tous deux, je crois, ne se restauraient qu'en venant souper chez mon père.

J'éprouvais un grand bonheur de ne plus quitter mes parens. Mon frère, plus jeune que moi de trois ans, était beau comme un ange; il avait une intelligence fort au-dessus de son âge, et se distinguait dans ses études, au point qu'il rapportait toujours de son collége les témoignages les plus flatteurs. J'étais bien loin d'avoir sa vivacité, son esprit, et surtout son joli visage; car à cette époque de ma vie, j'étais laide. J'avais un front énorme, les yeux très enfoncés; mon nez était le seul joli trait de mon visage pâle et amaigri. En outre, j'avais grandi si rapidement qu'il m'était impossible de me tenir droite, je pliais comme un roseau. Toutes ces imperfections désolaient ma mère; j'ai cru m'apercevoir qu'elle avait un faible pour mon frère; car elle le gâtait, et lui pardonnait aisément ses torts de jeunesse, tandis qu'elle était fort sévère pour moi. En revanche, mon père me comblait de bontés et d'indulgence. Sa tendresse le rendait de plus en plus cher à mon coeur: aussi cet excellent père m'est-il toujours présent, et je ne pense pas avoir oublié un seul mot qu'il ait dit devant moi. Combien de fois, surtout, me suis-je rappelé, en 1789, le trait suivant comme une sorte de prophétie: un jour que mon père sortait d'un dîner de philosophes, où se trouvaient Diderot, Helvétius et d'Alembert, il paraissait si triste, que ma mère lui demanda ce qu'il avait: «Tout ce que je viens d'entendre, ma chère amie, répondit-il, me fait croire que bientôt le monde sera sens dessus dessous.»

Je finis cette longue lettre, ma bien bonne amie, en vous embrassant de toute mon ame.




LETTRE II.

Mort de mon père.--Notre douleur.--Je travaille dans l'atelier de Briard.--Joseph Vernet; conseils qu'il me donne.--L'abbé Arnault.--Je visite des galeries de tableaux.--Ma mère se remarie.--Mon beau-père.--Je fais des portraits. Le comte Orloff.--Le comte Schouvaloff.--Visite de madame Geoffrin.--La duchesse de Chartres.--Le Palais-Royal.--Mademoiselle Duthé.--Mademoiselle Boquet.


Jusqu'ici, ma chère amie, je ne vous ai parlé que de mes joies, il me faut maintenant vous parler de la première affliction qui m'ait été au coeur, de la première douleur que j'aie ressentie.




Je venais de passer une année de bonheur dans la maison paternelle, quand mon père tomba malade. Il avait avalé une arête, qui s'était fixée dans son estomac, et qui pour en être extirpée, nécessita plusieurs incisions. Les opérations furent faites par le plus habile chirurgien que l'on connût alors, le frère Come, en qui nous avions toute confiance, et qui avait l'air d'un vrai saint. Il soigna mon père avec le plus grand zèle; toutefois, malgré ses affectueuses assiduités, les plaies s'envenimèrent, et après deux mois de souffrances, l'état de mon père ne laissa aucun espoir de guérison. Ma mère pleurait jour et nuit, et je n'essaierai pas de vous peindre ma désolation: j'allais perdre le meilleur des pères, mon appui, mon guide, celui dont l'indulgence encourageait mes premiers essais!

Lorsqu'il se sentit près de ses derniers momens, mon père désira revoir mon frère et moi. Nous nous approchâmes tous deux de son lit, en sanglottant. Son visage était cruellement altéré; ses yeux, sa physionomie, si animés, n'avaient plus aucuns mouvemens; car la pâleur et le froid de la mort l'avaient déjà saisi. Nous prîmes sa main glacée, et nous la couvrîmes de baisers en l'arrosant de larmes. Il fit un effort, se souleva pour nous donner sa bénédiction: Soyez heureux, mes enfans, dit-il. Une heure après, notre excellent père n'existait plus!

Je restai tellement abattue par ma douleur, que je fus long-temps sans reprendre mes crayons. Doyen venait quelquefois nous revoir, et comme il avait été le meilleur ami de mon père, ses visites étaient pour nous une grande consolation. Ce fut lui qui m'engagea à reprendre mon occupation chérie, dans laquelle, en effet, je trouvai la seule distraction qui pût adoucir mes regrets et m'arracher à mes tristes pensées. C'est à cette époque que je commençai à peindre d'après nature. Je fis successivement plusieurs portraits au pastel et à l'huile. Je dessinais aussi d'après nature et d'après la bosse, le plus souvent à la lampe, avec mademoiselle Boquet que je connus alors. Je me rendais les soirs chez elle, rue Saint-Denis, vis-à-vis celle de la Truanderie, où son père tenait un magasin de curiosités. La course était assez longue; car nous logions rue de Cléry, vis-à-vis l'hôtel de Lubert: aussi ma mère me faisait-elle toujours accompagner.

Dans ce même temps, nous allions très souvent, mademoiselle Boquet et moi, dessiner chez Briard le peintre, qui nous prêtait ses dessins et des bustes antiques. Briard peignait médiocrement, quoiqu'il ait fait quelques plafonds assez remarquables par leur composition, mais il était fort bon dessinateur; c'est pourquoi plusieurs jeunes personnes venaient prendre des leçons chez lui. Il logeait au Louvre, et pour y dessiner plus long-temps, nous apportions chacune notre petit dîner, dans un panier que nous portait la bonne. Je me rappelle encore que nous nous régalions, en achetant au concierge d'une des portes du Louvre des morceaux de boeuf à la mode si excellens, que je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon.

Mademoiselle Boquet avait alors quinze ans, et j'en avais quatorze. Nous rivalisions de beauté (car j'ai oublié de vous dire, chère amie, qu'il s'était fait en moi une métamorphose et que j'étais devenue jolie). Ses dispositions pour la peinture étaient remarquables, et mes progrès étaient si rapides, que l'on commençait à parler de moi dans le monde, ce qui me valut la satisfaction de connaître Joseph Vernet. Ce célèbre artiste m'encouragea et me donna les meilleurs conseils.--«Mon enfant, me disait-il, ne suivez aucun système d'école. Consultez seulement les oeuvres des grands maîtres de l'Italie, ainsi que celles des maîtres flamands; mais surtout faites le plus que vous pourrez d'après nature: la nature est le premier de tous les maîtres. Si vous l'étudiez avec soin, cela vous empêchera de prendre aucune manière.»

J'ai constamment suivi ses avis; car je n'ai jamais eu de maître proprement dit. Quant à Joseph Vernet, il a bien prouvé l'excellence de sa méthode par ses oeuvres, qui ont été et seront toujours si justement admirées.

Je fis aussi connaissance alors avec l'abbé Arnault, de l'Académie française. C'était un homme plein d'imagination, passionné de la haute littérature et des arts, dont la conversation m'enrichissait d'idées, si l'on peut s'exprimer ainsi. Il parlait peinture et musique avec le plus vif enthousiasme. L'abbé Arnault était un ardent partisan de Gluck, et plus tard, il amena chez moi ce grand musicien; car j'aimais aussi la musique passionnément.

Ma mère devenait coquette de ma figure, de ma taille (car j'avais repris de l'embonpoint, ce qui m'avait enfin donné la fraîcheur de la jeunesse). Elle me menait aux Tuileries les dimanches; elle était encore fort belle elle-même, et tant d'années se sont passées depuis lors, que je puis vous dire aujourd'hui qu'on nous suivait de telle manière, que j'en étais beaucoup plus embarrassée que flattée.

Ma mère me voyait toujours si affectée de la perte cruelle que j'avais faite, qu'elle n'imagina rien de mieux pour m'en distraire que de me mener voir des tableaux. Elle me conduisait au palais du Luxembourg, dont la galerie était ornée alors des chefs-d'oeuvre de Rubens, et beaucoup de salles remplies de tableaux des plus grands maîtres 3. Ces tableaux ont été transportés depuis au Muséum, et ceux de Rubens perdent à n'être plus vus dans la place où ils ont été faits: des tableaux bien ou mal éclairés sont comme des pièces bien ou mal jouées.

Nous allions aussi voir de riches collections chez des particuliers. Rendon de Boisset possédait une galerie de tableaux flamands et français. Le duc de Praslin et le marquis de Lévis avaient de riches collections des grands maîtres de toutes les écoles. M. Harens de Presle en avait une très riche en tableaux de maîtres italiens; mais aucune ne pouvait se comparer à celle du Palais-Royal, qui avait été faite par le régent, et dans laquelle se trouvaient tant de chefs-d'oeuvre des grands maîtres de l'Italie. Elle a été vendue dans la révolution. Un Anglais, Lord Stafford, en a acheté la plus grande partie.

Dès que j'entrais dans une de ces riches galeries, on pouvait exactement me comparer à l'abeille, tant j'y récoltais de connaissances et de souvenirs utiles à mon art tout en m'enivrant de jouissances dans la contemplation des grands maîtres. En outre, pour me fortifier, je copiais quelques tableaux de Rubens, quelques têtes de Rembrant, de Wandik, et plusieurs têtes de jeunes filles de Greuze, parce que ces dernières m'expliquaient fortement les semi-tons qui se trouvent dans les carnations délicates; Wandik les explique aussi, mais plus finement.

Je dois à ce travail l'étude si importante de la dégradation des lumières sur les parties saillantes d'une tête, dégradation que j'ai tant admirée dans les têtes de Raphaël, qui réunissent, il est vrai, toutes les perfections. Aussi est-ce à Rome seulement, et sous le beau ciel de l'Italie, qu'on peut tout-à-fait juger Raphaël. Lorsque plus tard j'ai pu voir ceux de ses chefs-d'oeuvre qui n'ont point quitté leur patrie, j'ai trouvé Raphaël au-dessus de son immense renommée.

Mon père n'avait point laissé de fortune; à la vérité, je gagnais déjà beaucoup d'argent, ayant beaucoup de portraits à faire; mais cela ne pouvait suffire aux dépenses de la maison, vu qu'en outre j'avais à payer la pension de mon frère, ses habits, ses livres, etc. Ma mère se vit donc obligée de se remarier; elle épousa un riche joaillier, que jamais nous n'avions soupçonné d'avarice, et qui pourtant, sitôt après son mariage, se montra tellement avare qu'il nous refusait jusqu'au nécessaire, quoique j'eusse la bonhomie de lui donner tout ce que je gagnais. Joseph Vernet en était furieux; il me conseillait sans cesse de payer une pension, et de garder l'excédant pour moi; mais je n'en fis rien; je craignais trop qu'avec un pareil harpagon ma mère n'en souffrît.

Je détestais cet homme, d'autant plus qu'il s'était emparé de la garde-robe de mon père, dont il portait les habits, tout comme ils étaient, sans qu'il les eût fait remettre à sa taille. Vous pouvez comprendre aisément, chère amie, quelle triste impression j'en recevais!

J'avais, comme je vous l'ai dit, beaucoup de portraits à faire, et déjà ma jeune réputation m'attirait la visite d'un grand nombre d'étrangers. Plusieurs grands personnages russes vinrent me voir, entre autres le fameux comte Orloff, l'un des assassins de Pierre III. C'était un homme colossal, et je me rappelle qu'il portait au doigt un diamant remarquable par son énorme grosseur.

Je fis presque aussitôt le portrait du comte Schouvaloff, grand chambellan. Celui-ci alors était âgé, je crois, de soixante ans, et avait été l'amant d'Élisabeth II. Il joignait une politesse bienveillante à un ton parfait, et comme il était de plus excellent homme, la meilleure compagnie le recherchait.

J'eus dans le même temps la visite de madame Geoffrin, cette femme que son salon a rendue célèbre. Madame Geoffrin réunissait chez elle tout ce qu'on connaissait d'hommes distingués dans la littérature et dans les arts, les étrangers de marque, et les plus grands seigneurs de la cour. Sans naissance, sans talens, sans même avoir une fortune considérable, elle s'était créé ainsi à Paris une existence unique dans son genre, et qu'aucune femme ne pourrait plus s'y faire aujourd'hui. Ayant entendu parler de moi, elle vint me voir un matin, et me dit les choses les plus flatteuses sur ma personne et sur mon talent. Quoiqu'elle ne fût pas alors très âgée, je lui aurais donné cent ans; car, non-seulement elle se tenait un peu courbée, mais son costume la vieillissait beaucoup. Elle était vêtue d'une robe gris de fer, et portait sur sa tête un bonnet à grand papillon, recouvert d'une coiffe noire, nouée sous le menton. À pareil âge maintenant, les femmes, au contraire, réussissent à se rajeunir par le soin qu'elles apportent à leur toilette.

Aussitôt après le mariage de ma mère, nous avions été loger chez mon beau-père, rue Saint-Honoré, vis-à-vis la terrasse du Palais-Royal, sur laquelle donnaient mes fenêtres. Je voyais souvent la duchesse de Chartres se promener dans le jardin avec ses dames, et je remarquai bientôt qu'elle me regardait avec intérêt et bonté. Je venais de finir le portrait de ma mère, qui faisait grand bruit alors. La duchesse me fit demander pour aller la peindre chez elle. Elle communiqua à tout ce qui l'entourait son extrême bienveillance pour mon jeune talent, en sorte que je ne tardai pas à recevoir la visite de la grande et belle comtesse de Brionne et de sa fille, la princesse de Lorraine, qui était extrêmement jolie, puis successivement celle de toutes les grandes dames de la cour et du faubourg Saint-Germain.

Puisque j'ai pris le parti, chère amie, de vous avouer que j'étais toujours remarquée aux promenades, aux spectacles, jusque là que l'on faisait foule autour de moi, vous devinez sans peine que plusieurs amateurs de ma figure me faisaient peindre la leur, dans l'espoir de parvenir à me plaire; mais j'étais si occupée de mon art, qu'il n'y avait pas moyen de m'en distraire. Puis aussi, les principes de morale et de religion que ma mère m'avait communiqués, me protégeaient fortement contre les séductions dont j'étais entourée. Mon bonheur voulait que je ne connusse pas encore un seul roman. Le premier que j'aie lu (c'était Clarisse Harlove, qui m'a prodigieusement intéressée), je ne l'ai lu qu'après mon mariage; jusque là, je ne lisais que des livres saints, la morale des Saints-Pères entre autres, dont je ne me lassais pas, car tout est là, et quelques livres de classe de mon frère.

Pour en revenir à ces messieurs, dès que je m'apercevais qu'ils voulaient me faire des yeux tendres 4, je les peignais à regards perdus, ce qui s'oppose à ce que l'on regarde le peintre. Alors au moindre mouvement que faisait leur prunelle de mon côté, je leur disais: j'en suis aux yeux; cela les contrariait un peu, comme vous pouvez croire, et ma mère, qui ne me quittait pas, et que j'avais mise dans ma confidence, riait tout bas.

Les jours de fêtes et les dimanches, après avoir entendu la grand'messe, ma mère et mon beau-père me menaient promener au Palais-Royal. À cette époque, le jardin était infiniment plus vaste et plus beau qu'il ne l'est maintenant, étouffé et rétréci par les maisons qui l'environnent de toutes parts. Il y avait à gauche une très large et très longue allée, couverte d'arbres énormes, qui formaient une voûte impénétrable au soleil. Là se réunissait la bonne compagnie, en fort grande parure. Quant à la mauvaise, elle se réfugiait plus loin, sous les quinconces.

L'Opéra était alors tout à côté (il tenait au Palais). Dans les jours d'été, ce spectacle finissait à huit heures et demie, et toutes les personnes élégantes sortaient même avant la fin, pour se promener dans le jardin. Il était de mode alors que les femmes portassent de fort gros bouquets, ce qui joint aux poudres odoriférantes dont chacun parfumait ses cheveux, embaumait véritablement l'air que l'on respirait. Plus tard, mais pourtant avant la révolution, j'ai vu ces soirées se prolonger jusqu'à deux heures du matin; on y faisait de la musique au clair de lune, en plein air. Des artistes, des amateurs, entre autres Garat et Asevedo, y chantaient. On y jouait de la harpe et de la guitare; le fameux Saint-Georges jouait souvent du violon: la foule s'y portait.

C'est là que j'ai vu pour la première fois l'élégante et jolie mademoiselle Duthé, qui se promenait avec d'autres filles entretenues: car jamais alors aucun homme ne se montrait avec ces demoiselles; s'ils les rejoignaient au spectacle, c'était toujours en loges grillées. Les Anglais sont moins délicats sur ce point. Cette même demoiselle Duthé était souvent accompagnée par un Anglais, si fidèle, que dix-huit ans après, je les ai revus ensemble au spectacle à Londres. Le frère de l'Anglais était avec eux, et l'on me dit qu'ils faisaient tous trois ménage ensemble. Vous ne sauriez avoir une idée, chère amie, de ce qu'étaient les femmes entretenues à l'époque dont je vous parle. Mademoiselle Duthé, par exemple, a mangé des millions; maintenant l'état de courtisane est un état perdu; personne ne se ruine plus pour une fille.

Ce dernier mot m'en rappelle un de la duchesse de Chartres, dont j'aime la naïveté. Je vous ai déjà parlé de cette princesse, digne fille du vertueux et bienfaisant duc de Penthièvre. Quelque temps après son mariage, comme elle était à la fenêtre, un de ses gentilshommes, voyant passer quelques-unes de ces demoiselles, dit: Voilà des filles. Comment pouvez-vous savoir qu'elles ne sont pas mariées? demanda la duchesse dans sa candide ignorance.

Nous ne pouvions passer dans cette grande allée du Palais-Royal, mademoiselle Boquet et moi, sans fixer vivement l'attention. Toutes deux alors étions âgées de seize à dix-sept ans, et mademoiselle Boquet était fort belle. À dix-neuf ans elle eut la petite vérole, ce qui intéressa si généralement, que de toutes les classes de la société une foule de gens s'empressaient de venir s'informer de ses nouvelles, et que l'on voyait sans cesse une grande quantité de voitures à sa porte. À cette époque réellement, la beauté était une illustration.

Mademoiselle Boquet avait un talent remarquable pour la peinture, mais elle l'abandonna presque entièrement après avoir épousé M. Filleul, époque à laquelle la reine la nomma concierge du château de la Muette.

Que ne puis-je vous parler de cette aimable femme, sans me rappeler sa fin tragique? Hélas! je me souviens qu'au moment où j'allais quitter la France, pour fuir les horreurs que je prévoyais, madame Filleul me dit: Vous avez tort de partir: moi, je reste; car je crois au bonheur que doit nous procurer la révolution. Et cette révolution l'a conduite sur l'échafaud! Elle n'avait point quitté le château de la Muette quand arriva ce temps si justement nommé le temps de la terreur. Madame Chalgrin, fille de Joseph Vernet, et l'amie intime de madame Filleul, vint célébrer dans ce château le mariage de sa fille, sans aucun éclat, comme vous imaginez bien. Cependant dès le lendemain, les révolutionnaires n'en vinrent pas moins arrêter madame Filleul et madame Chalgrin, qui, disait-on, avaient brûlé les bougies de la nation, et toutes deux furent guillotinées peu de jours après.

Je finis ici cette triste lettre.




LETTRE III.

Mes promenades.--Le Colysée, le Wauxhall d'été.--Marly, Sceaux.--Ma société à Paris.--Le Moine le sculpteur.--Gerbier.--La princesse de Rohan-Rochefort.--La comtesse de Brionne.--Le cardinal de Rohan.--M. de Rhullières.--Le duc de Lauzun.--Je fais hommage à l'Académie française des portraits du cardinal de Fleury et de La Bruyère.--Lettre de d'Alembert et sa visite à cette occasion.




Je reprendrai, chère amie, le cours de mes promenades dans ce que je puis appeler l'ancien Paris, tant, depuis ma jeunesse, cette ville a subi de métamorphoses sous tous les rapports. Une des plus fréquentées était la promenade des boulevards du Temple. Tous les jours, mais le jeudi principalement, des centaines de voitures allaient, venaient, ou stationnaient contre les allées où sont encore maintenant les cafés et les parades. Les jeunes gens à cheval caracolaient autour d'elles, comme à Longchamp; car Longchamp existait déjà 5. Les allées, ou bas-côtés, étaient pleines d'une foule immense de promeneurs, jouissant du plaisir d'admirer ou de critiquer toutes ces belle dames, très parées, qui passaient dans leurs brillans équipages.

Un des côtés du boulevard (celui où se trouve maintenant le café Turc) offrait un spectacle qui bien souvent m'a donné le fou rire. C'était une longue rangée de vieilles femmes du Marais, assises gravement sur des chaises, et les joues tellement couvertes de rouge qu'elles ressemblaient tout-à-fait à des poupées. Comme à cette époque les femmes d'un rang élevé pouvaient seules porter du rouge, ces dames croyaient devoir jouir du privilége dans toute sa latitude. Un de nos amis, qui les connaissait pour la plupart, nous dit qu'elles n'avaient d'autre occupation que celle de jouer au loto du matin au soir, et qu'un jour qu'il revenait de Versailles, quelques-unes d'elles lui demandant des nouvelles, il répondit qu'il venait d'apprendre que M. de La Pérouse devait partir pour aller faire le tour du monde: En vérité, s'écria la maîtresse de la maison, il faut que cet homme-là soit bien désoeuvré!

Plus tard, long-temps après mon mariage, j'ai vu sur ce même boulevard divers petits spectacles. Le seul où j'aie été souvent, et qui m'amusait beaucoup, était celui des Fantoccini de Carlo Périco. Ces marionnettes étaient si bien faites, et leurs mouvemens si naturels qu'elles faisaient parfois illusion. Ma fille, qui avait au plus six ans et que j'y menais avec moi, ne doutait pas d'abord que ces personnages ne fussent vivans. Quand je lui eus dit le contraire, je me rappelle que je la menai peu de jours après à la Comédie Française, où ma loge était assez éloignée du théâtre: «et ceux-là, maman, me dit-elle, sont-ils vivans?»

Le Colysée était encore un lieu de réunion fort à la mode; on l'avait établi dans un des grands carrés des Champs-Élysées, en bâtissant une immense rotonde. Au milieu se trouvait un lac, rempli d'une eau limpide, sur lequel se faisaient des joutes de bateliers. On se promenait tout autour dans de larges allées sablées, et garnies de siéges. Quand la nuit venait, tout le monde quittait le jardin pour se réunir dans un salon immense où l'on entendait tous les soirs une excellente musique à grand orchestre. Mademoiselle Lemaure, très célèbre alors, y a chanté plusieurs fois, ainsi que beaucoup d'autres fameuses cantatrices. Le large perron qui conduisait à cette salle du concert était le rendez-vous de tous les jeunes élégans de Paris, qui, placés sous les portiques illuminés, ne laissaient point passer une femme sans lancer une épigramme. Un soir, comme j'en descendais les degrés avec ma mère, le duc de Chartres (depuis Philippe Égalité) se tenait là, donnant le bras au marquis de Genlis, son compagnon d'orgies, et les pauvres malheureuses qui se présentaient à leurs yeux n'échappaient point aux sarcasmes les plus infâmes.--Ah! pour celle-ci, dit le duc très haut en me désignant, il n'y a rien à dire. Ce mot, que beaucoup de personnes entendaient ainsi que moi, me causa une si grande satisfaction, que je me le rappelle encore aujourd'hui avec un certain plaisir.

À peu près dans le même temps, il existait sur le boulevard du Temple ce qu'on appelait le Wauxhall d'été, dont le jardin n'était autre chose qu'un large espace destiné à la promenade et autour duquel s'élevaient des gradins couverts, où s'asseyait la bonne compagnie. On s'y réunissait de jour en été, et la soirée finissait par un très beau feu d'artifice.

Tous ces lieux étaient bien plus à la mode alors, que ne l'est maintenant Tivoli. Il est même assez étonnant que les Parisiens, qui n'ont pour toutes promenades que les Tuileries et le Luxembourg, aient renoncé à ces établissemens, moitié citadins, moitié champêtres, où l'on allait respirer le soir en prenant des glaces.

Mon vilain beau-père, ennuyé sans doute des hommages publics que l'on rendait à la beauté de ma mère, et j'oserai dire aussi à la mienne, nous interdit les promenades, et nous dit un jour qu'il allait louer une campagne. A ces mots le coeur me battit de joie; car j'aimais la campagne passionnément. J'avais d'autant plus le désir d'y séjourner que j'en éprouvais un besoin réel, attendu que je couchais alors au pied du lit de ma mère, dans un coin enfoncé, où le jour n'arrivait jamais. Aussi le matin, quelque temps qu'il fît, mon premier soin était d'ouvrir la fenêtre pour respirer, tant j'avais soif d'air.

Mon beau-père loua donc une petite bicoque à Chaillot, et nous allions y coucher le samedi pour revenir à Paris le lundi matin. Dieu! quelle campagne! imaginez-vous, ma chère, un très petit jardin de curé; point d'arbres, point d'autre abri contre le soleil qu'un petit berceau où mon beau-père avait planté des haricots et des capucines qui ne poussaient pas. Encore n'avions-nous que le quart de ce charmant jardin; il était séparé en quatre par de petits bâtons, et les trois autres parties étaient louées à des garçons de boutique, qui, tous les dimanches, venaient s'amuser à tirer des coups de fusil sur les oiseaux. Ce bruit perpétuel me mettait dans un état de désespoir, outre que j'avais une peur affreuse d'être tuée par ces maladroits, tant ils visaient de travers.

Je ne comprenais pas qu'on pût appeler la campagne, ce lieu si bête, si anti-pittoresque, où je m'ennuyais au point que je bâille de souvenir en vous écrivant ceci. Enfin mon bon ange amena à mon secours une amie de ma mère, madame Suzanne, qui vint dîner un jour à Chaillot avec son mari. Tous deux eurent pitié de moi, de mon ennui, et me menèrent quelquefois faire des courses charmantes. Malheureusement on ne pouvait pas compter sur M. Suzanne tous les dimanches, car il avait une singulière maladie: de deux jours l'un, il s'enfermait dans sa chambre, sans voir personne, pas même sa femme; ne voulant ni parler, ni manger. Le lendemain, il est vrai, il reprenait toute sa gaieté et ses manières habituelles; mais vous sentez que pour faire une partie avec lui, il fallait se tenir au courant de l'intermittence.

Nous allâmes d'abord à Marly-le-Roi, et là, pour la première fois, je pris l'idée d'un séjour enchanteur. De chaque côté du château, qui était superbe, s'élevaient six pavillons, qui se communiquaient par des berceaux de jasmin et de chèvrefeuille. Des eaux magnifiques, qui tombaient en cascades du haut d'une montagne située derrière le château, fournissaient un immense canal, sur lequel se promenaient des cignes. Ces beaux arbres, ces salles de verdure, ces bassins, ces jets d'eau, dont un s'élevait à une hauteur si prodigieuse qu'on le perdait de vue; tout était grand, tout était royal, tout y parlait de Louis XIV. L'aspect de ce séjour ravissant me fit alors tant d'impression, qu'après mon mariage, je suis retournée souvent à Marly. Un matin j'y ai rencontré la reine, qui se promenait dans le parc avec plusieurs dames de sa cour. Toutes étaient en robes blanches, et si jeunes, si jolies, qu'elles me firent l'effet d'une apparition. J'étais avec ma mère, et je m'éloignais, quand la reine eut la bonté de m'arrêter, m'engageant à continuer ma promenade partout où il me plairait. Hélas! quand je suis revenue en France, en 1802, j'ai couru revoir mon noble et riant Marly. Le palais, les arbres, les cascades, les bassins, tout avait disparu; je n'ai plus trouvé qu'une seule pierre, qui semble marquer le milieu du salon.

M. et madame Suzanne me menèrent voir aussi le château et le parc de Sceaux. Une partie de ce parc (celle qui avoisinait le château) était dessinée régulièrement en gazons, en parterres, remplis de mille fleurs, comme le jardin des Tuileries, l'autre n'offrait aucune symétrie; mais un magnifique canal et les plus beaux arbres que j'aie vus de ma vie la rendaient de beaucoup préférable selon moi. Une chose qui prouvait la bonté du maître de ce magnifique séjour, c'est que le parc de Sceaux était une promenade publique; l'excellent duc de Penthièvre avait toujours voulu que tout le monde y entrât, et les dimanches principalement ce parc était très fréquenté.

Je trouvais bien cruel de quitter ces magnifiques jardins pour rentrer dans le triste Chaillot. Enfin, l'hiver nous fixa tout-à-fait à Paris, où je passais de la manière la plus agréable le temps que me laissait le travail. Dès l'âge de quinze ans, j'avais été répandue dans la haute société; je connaissais nos premiers artistes, en sorte que je recevais des invitations de toutes parts. Je me souviens fort bien que j'ai dîné en ville pour la première fois chez le sculpteur Le Moine, alors en grande réputation. Le Moine était d'une simplicité extrême; mais il avait le bon goût de rassembler chez lui une foule d'hommes célèbres et distingués; ses deux filles faisaient parfaitement les honneurs de sa maison. Je vis là le fameux Le Kain, qui me fit peur, tant il avait l'air sombre et farouche; ses énormes sourcils ajoutaient encore à l'expression si peu gracieuse de son visage. Il ne parlait point, mais il mangeait énormément. À côté de lui, tout en face de moi, se trouvait la plus jolie femme de Paris, madame de Bonneuil, (mère de madame Regnault Saint-Jean d'Angely) qui alors était fraîche comme une rose. Sa beauté si douce avait tant de charme que je ne pouvais en détourner mes yeux, d'autant plus qu'on l'avait aussi placée près de son mari, qui était laid comme un singe, et que les figures de Le Kain et de M. de Bonneuil formaient un double repoussoir, dont bien certainement elle n'avait pas besoin.

C'est chez Le Moine que j'ai connu Gerbier, le célèbre avocat; sa fille, madame de Roissy, était fort belle, et c'est une des premières femmes dont j'aie fait le portrait. Nous avions souvent à ces dîners, Grétry, Latour, fameux peintre au pastel; on riait, on s'amusait. L'usage à cette époque était de chanter au dessert: madame de Bonneuil, qui avait une voix charmante, chantait avec son mari des duos de Grétry, puis venait le tour de toutes les jeunes demoiselles, dont cette mode, il faut l'avouer, faisait le supplice; car on les voyait pâlir, trembler, au point de chanter souvent faux. Malgré ces petites dissonnances, le dîner finissait gaiement, et l'on se quittait toujours à regret, bien loin de demander sa voiture en se levant de table, ainsi que l'on fait aujourd'hui.

Je ne puis cependant parler des dîners actuels que par ouï-dire, attendu que, peu de temps après celui dont je vous parle, j'ai cessé pour toujours de dîner en ville. Les heures de jour m'étaient réellement trop précieuses pour les donner à la société, et un bien petit événement qui m'arriva vint me décider tout à coup à ne plus sortir que le soir. J'avais accepté à dîner chez la princesse de Rohan Rochefort. Toute habillée et prête à monter en voiture, l'idée me prend d'aller revoir un portrait que j'avais commencé le matin. J'étais vêtue d'une robe de satin blanc, que je mettais pour la première fois; je m'assieds, sur une chaise, qui se trouvait en face de mon chevalet, sans m'apercevoir que ma palette était posée dessus; vous jugiez que je mis ma robe dans un tel état que je fus obligée de rester chez moi, et dès lors je pris la résolution de ne plus accepter que des soupers.

Ceux de la princesse de Rohan Rochefort étaient charmans. Le fond de la société se composait de la belle comtesse de Brionne et de sa fille la princesse de Lorraine, du duc de Choiseul, du cardinal de Rohan, de M. de Rulhières, l'auteur des Disputes; mais le plus aimable de tous les convives était sans contredit le duc de Lauzun; on n'a jamais eu autant d'esprit et de gaieté, il nous charmait tous. Souvent la soirée se passait à faire de la musique, et quelquefois je chantais en m'accompagnant sur la guitare. On soupait à dix heures et demie; jamais plus de dix ou douze à table. C'était à qui serait le plus aimable et le plus spirituel. J'écoutais seulement, comme vous pouvez croire, et quoique trop jeune pour apprécier entièrement le charme de cette conversation, elle me dégoûtait de beaucoup d'autres.

Je vous ai dit souvent, chère amie, que ma vie de jeune fille n'avait ressemblé à aucune autre. Non-seulement mon talent, tout faible que je le trouvais, quand je pensais aux grands maîtres, me faisait accueillir et rechercher dans tous les salons; mais je recevais parfois des preuves d'une bienveillance pour ainsi dire publique, dont j'éprouvais beaucoup de joie; je vous l'avoue franchement. Par exemple, j'avais fait, d'après les gravures du temps, les portraits du cardinal de Fleury et de La Bruyère. J'en fis hommage à l'Académie française, qui, par l'organe de d'Alembert, son secrétaire perpétuel, m'adressa la lettre que je copie ici, et que je conserve précieusement:


MADEMOISELLE,

L'Académie française a reçu avec toute la reconnaissance possible la lettre charmante que vous lui avez écrite, et les beaux portraits de Fleury et de La Bruyère que vous avez bien voulu lui envoyer pour être placés dans sa salle d'assemblée, où elle désirait depuis longtemps de les voir. Ces deux portraits, en lui retraçant deux hommes dont le nom lui est cher, lui rappelleront sans cesse, Mademoiselle, le souvenir de tout ce qu'elle vous doit et qu'elle est très flattée de vous devoir; ils seront de plus à ses yeux un monument durable de vos rares talens, qui lui étaient connus par la voix publique, et qui sont encore relevés en vous par l'esprit, par les grâces et par le plus aimable modestie.

La compagnie, désirant de répondre à un procédé aussi honnête que le vôtre, de la manière qui peut vous être la plus agréable, vous prie, Mademoiselle, de vouloir bien accepter vos entrées à toutes ses assemblées publiques. C'est ce qu'elle a arrêté dans son assemblée d'hier par une délibération unanime qui a été sur-le-champ insérée dans ses registres et dont elle m'a chargé de vous donner avis en y joignant tous ses remerciemens. Cette commission me flatte d'autant plus qu'elle me procure l'occasion de vous assurer, Mademoiselle, de l'estime distinguée dont je suis pénétré depuis long-temps pour vos talens et pour votre personne, et que je partage avec tous les gens de goût, et avec tous les gens honnêtes.

J'ai l'honneur d'être avec respect, mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur,

D'ALEMBERT,
Secrétaire perpétuel de l'Académie française.



Paris, 10 août 1775.

L'hommage de ces deux portraits à l'Académie me procura bientôt l'honneur de la visite de d'Alembert, petit homme sec et froid, mais d'une politesse exquise. Il resta long-temps et parcourut mon atelier, en me disant mille choses flatteuses. Je n'ai jamais oublié qu'il venait de sortir, quand une grande dame, qui s'était trouvée là, me demanda si j'avais fait d'après nature ces portraits de La Bruyère et de Fleury dont on venait de parler?--«Je suis un peu trop jeune pour cela,» répondis-je sans pouvoir m'empêcher de rire, mais fort contente pour la pauvre dame que l'académicien fût parti.

Adieu, chère amie.




LETTRE IV.

Mon mariage.--Je prends des élèves; madame Benoist.--Je renonce à cette école.--Mes portraits; comment je les costume.--Séance de l'Académie française.--Ma fille.--La duchesse de Mazarin.--Les ambassadeurs de Tipoo-Saïb.--Tableaux que je fais d'après eux.--Dîner qu'ils me donnent.




Mon beau-père s'étant retiré du commerce, nous allâmes loger à l'hôtel Lubert, rue de Cléry. M. Lebrun venait d'acheter cette maison; il l'habitait, et dès que nous fûmes établis, j'allai voir les magnifiques tableaux de toutes les écoles, dont son appartement était rempli. J'étais enchantée d'un voisinage qui me mettait à même de consulter les chefs-d'oeuvre des maîtres. M. Lebrun me témoignait une extrême obligeance en me prêtant, pour les copier, des tableaux d'une beauté admirable et d'un grand prix. Je lui devais ainsi les plus fortes leçons que je pusse prendre, lorsque au bout de six mois il me demanda en mariage. J'étais loin de vouloir l'épouser, quoiqu'il fût très bien fait et qu'il eût une figure agréable. J'avais alors vingt ans; je vivais sans inquiétude sur mon avenir, puisque je gagnais beaucoup d'argent, en sorte que je ne sentais aucun désir de me marier. Mais ma mère, qui croyait M. Lebrun fort riche, ne cessait de m'engager avec instances à ne point refuser un parti aussi avantageux, et je me décidai enfin à ce mariage, poussée surtout par l'envie de me soustraire au tourment de vivre avec mon beau-père, dont la mauvaise humeur augmentait chaque jour depuis qu'il était oisif. Je me sentais si peu entraînée, toutefois, à faire le sacrifice de ma liberté, qu'en allant à l'église, je me disais encore: Dirai-je oui? dirai-je non? Hélas! j'ai dit oui, et j'ai changé mes peines contre d'autres peines. Ce n'est pas que M. Lebrun fût un méchant homme: son caractère offrait un mélange de douceur et de vivacité; il était d'une grande obligeance pour tout le monde, en un mot assez aimable; mais sa passion effrénée pour les femmes de mauvaises moeurs, jointe à la passion du jeu, ont causé la ruine de sa fortune et la mienne, dont il disposait entièrement; au point qu'en 1789, lorsque je quittai la France, je ne possédais pas vingt francs de revenu, après avoir gagné, pour ma part, plus d'un million. Il avait tout mangé.

Mon mariage fut tenu quelque temps secret: M. Lebrun, ayant dû épouser la fille d'un Hollandais avec lequel il faisait un grand commerce en tableaux, me pria de ne point le déclarer avant qu'il eût terminé ses affaires. J'y consentis d'autant plus volontiers, que je ne quittais pas sans un grand regret mon nom de fille, sous lequel j'étais déjà très connue; mais ce mystère, qui dura peu, n'en eut pas moins un résultat assez effrayent pour mon avenir. Plusieurs personnes, qui croyaient simplement que j'allais épouser M. Lebrun, venaient me trouver pour me détourner de faire une pareille sottise. Tantôt c'était Auber, joaillier de la couronne, qui me disait avec amitié: «Vous feriez mieux de vous attacher une pierre au cou et de vous jeter dans la rivière que d'épouser Lebrun.» Tantôt c'était la duchesse d'Aremberg, accompagnée de madame de Canillac, de madame de Sonza (alors ambassadrice de Protugal), toutes trois si jeunes et si jolies, qui m'apportaient leurs conseils tardifs quand j'étais mariée depuis quinze jours.--Au nom du ciel, me disait la duchesse, n'épousez pas M. Lebrun, vous seriez trop malheureuse. Puis elle me contait une foule de choses que j'avais le bonheur de ne pas croire entièrement, quoiqu'elles se soient trop confirmées depuis; mais ma mère, qui se trouvait là, avait peine à retenir ses larmes.

Enfin la déclaration de mon mariage vint mettre un terme à ces tristes avertissemens, qui grâce à ma chère peinture, avaient peu altéré ma gaieté habituelle. Je ne pouvais suffire aux portraits qui m'étaient demandés de toutes parts, et quoique M. Lebrun prît dès lors l'habitude de s'emparer des paiemens, il n'en imagina pas moins, pour augmenter notre revenu, de me faire avoir des élèves. Je consentis à ce qu'il désirait, sans prendre le temps d'y réfléchir, et bientôt il me vint plusieurs demoiselles auxquelles je montrais à faire des yeux, des nez, des ovales, qu'il fallait retoucher sans cesse, ce qui me détournait de mon travail et m'ennuyait fortement.

Parmi mes élèves se trouvait mademoiselle Emilie Roux de La Ville, qui depuis a épousé M. Benoist, directeur des droits réunis, et pour laquelle Demoustiers a écrit les Lettres sur la Mythologie. Elle peignait au pastel des têtes où s'annonçait déjà le talent qui lui a donné une juste célébrité. Mademoiselle Emilie était la plus jeune de mes élèves, pour la plupart plus âgées que moi, ce qui nuisait prodigieusement au respect que doit imprimer un chef d'école. J'avais établi l'atelier de ces demoiselles dans un ancien grenier à fourrage, dont le plafond laissait à découvert de fort grosses poutres. Un matin, je monte et je trouve mes élèves, qui venaient d'attacher une corde à l'une de ces poutres, et qui se balançaient à qui mieux mieux. Je prends mon air sérieux, je gronde, je fais un discours superbe sur la perte du temps; puis voilà que je veux essayer la balançoire, et que je m'en amuse plus que toutes les autres. Vous jugez qu'avec de pareilles manières il m'était difficile de leur imposer beaucoup, et cet inconvénient, joint à l'ennui de revenir à l'a b c de mon art en corrigeant des études, me fit renoncer bien vite à tenir cette école.

L'obligation de laisser mon cher atelier pendant quelques heures avait encore ajouté, je crois, à mon amour pour le travail; je ne quittais plus mes pinceaux qu'à la nuit tout-à-fait close, et le nombre de portraits que j'ai faits à cette époque est vraiment prodigieux. Comme j'avais horreur du costume que les femmes portaient alors, je faisais tous mes efforts pour le rendre un peu plus pittoresque, et j'étais ravie, quand j'obtenais la confiance de mes modèles, de pouvoir draper à ma fantaisie. On ne portait point encore de schals; mais je disposais de larges écharpes, légèrement entrelacées autour du corps et sur les bras, avec lesquelles je tâchais d'imiter le beau style des draperies de Raphaël et du Dominicain, ainsi que vous avez pu le voir en Russie dans plusieurs de mes portraits, notamment dans celui de ma fille jouant de la guitare. En outre, je ne pouvais souffrir la poudre. J'obtins de la belle duchesse de Grammont-Cadrousse qu'elle n'en mettrait pas pour se faire peindre; ses cheveux étaient d'un noir d'ébène; je les séparai sur le front, arrangés en boucles irrégulières. Après ma séance, qui finissait à l'heure du dîner, la duchesse ne dérangeait rien à sa coiffure et allait ainsi au spectacle; une aussi jolie femme devait donner le ton: cette mode prit doucement, puis devint enfin générale. Ceci me rappelle qu'en 1786, peignant la reine, je la suppliai de ne point mettre de poudre et de partager ses cheveux sur son front.--Je serai la dernière à suivre cette mode, dit la reine en riant, je ne veux pas qu'on dise que je l'ai imaginée pour cacher mon grand front.

Je tâchais autant qu'il m'était possible de donner aux femmes que je peignais l'attitude et l'expression de leur physionomie; celles qui n'avaient pas de physionomie (on en voit), je les peignais rêveuses et nonchalamment appuyées. Enfin, il faut croire qu'elles étaient contentes; car je ne pouvais suffire aux demandes; on avait de la peine à se faire placer sur ma liste; en un mot j'étais à la mode; il semblait que tout se réunît pour m'y mettre. Vous en jugerez par la scène suivante, qui m'a toujours laissé un souvenir si flatteur: Quelque temps après mon mariage, j'assistais à une séance de l'Académie française; La Harpe y lut son discours sur les talens des femmes. Quand il en vint à ces vers où l'éloge est si fort exagéré, et que j'entendais pour la première fois:

Lebrun, de la beauté le peintre et le modèle,

Moderne Rosalba, mais plus brillante qu'elle,

Joint la voix de Favart au souris de Vénus, etc.

l'auteur de Warwick me regarda: aussitôt tout le public (sans en excepter la duchesse de Chartres et le roi de Suède qui assistaient à la séance) se lève, se retourne vers moi, en m'applaudissant avec de tels transports que je fus prête à me trouver mal de confusion.

Ces jouissances d'amour-propre, dont je vous parle, chère amie, parce que vous avez exigé que je vous dise tout, sont bien loin de pouvoir se comparer à la jouissance que j'éprouvai lorsque au bout de deux années de mariage je devins grosse. Mais ici vous allez voir combien cet extrême amour de mon art me rendait imprévoyante sur les petits détails de la vie; car toute heureuse que je me sentais, à l'idée de devenir mère, les neuf mois de ma grossesse s'étaient passés sans que j'eusse songé le moins du monde à préparer rien de ce qu'il faut pour une accouchée. Le jour de la naissance de ma fille, je n'ai point quitté mon atelier, et je travaillais à ma Vénus qui lie les ailes de l'Amour, dans les intervalles que me laissaient les douleurs.

Madame de Verdun, ma plus ancienne amie, vint me voir le matin. Elle pressentit que j'accoucherais dans la journée, et comme elle me connaissait, elle me demanda si j'étais pourvue de tout ce qui me serait nécessaire; à quoi je répondis d'un air étonné que je ne savais pas ce qui m'était nécessaire.--Vous voilà bien, reprit-elle, vous êtes un vrai garçon. Je vous avertis, moi, que vous accoucherez ce soir.--Non! non! dis-je, j'ai demain séance, je ne veux pas accoucher aujourd'hui. Sans me répondre, madame de Verdun me quitta un instant pour envoyer chercher l'accoucheur, qui arriva presque aussitôt. Je le renvoyai, mais il resta caché chez moi jusqu'au soir, et à dix heures ma fille vint au monde. Je n'essaierai pas de décrire la joie qui me transporta quand j'entendis crier mon enfant. Cette joie, toutes les mères la connaissent; elle est d'autant plus vive qu'elle se joint au repos qui succède à des douleurs atroces, et selon moi, M. Dubuc l'exprimait, parfaitement en disant: Le bonheur c'est l'intérêt dans le calme.

Pendant ma grossesse j'avais peint la duchesse de Mazarin, qui n'était plus jeune, mais qui était encore belle; ma fille avait ses yeux et lui ressemblait prodigieusement. Cette duchesse de Mazarin est celle qu'on disait avoir été douée à sa naissance par trois fées: la fée Richesse, la fée Beauté, et la fée Guignon. Il est certain que la pauvre femme ne pouvait rien entreprendre, pas même de donner une fête, sans qu'un accident quelconque ne vînt se jeter à la traverse. On a souvent conté plusieurs accidens de sa vie dans ce genre; en voici un moins connu: Un soir qu'elle donnait à souper à soixante personnes, elle imagine de faire placer au milieu de la table un énorme pâté, dans lequel se trouvaient enfermés une centaine de petits oiseaux vivans. Sur un signe de la duchesse, on ouvre le pâté, et voilà cette volatile effarouchée qui vole sur les visages, qui se niche dans les cheveux des femmes, toutes très parées et coiffées avec soin. Vous imaginez l'humeur, les cris? On ne pouvait se débarrasser de ces malheureux oiseaux; enfin on fut obligé de se lever de table, en maudissant une si sotte invention.

La duchesse de Mazarin était devenue fort grosse; on mettait un temps infini à la corser. Une visité lui vint un jour tandis qu'on la laçait, et une de ses femmes courut à la porte, en disant: «n'entrez pas avant que nous ayons arrangé les chairs.» Je me rappelle que cet excès d'embonpoint excitait l'admiration des ambassadeurs turcs. Comme on leur demandait à l'Opéra quelle femme leur plaisait davantage de toutes celles qui remplissaient les loges, ils répondirent sans hésiter que la duchesse de Mazarin était la plus belle, parce qu'elle était la plus grosse.

Puisque je vous parle d'ambassadeurs, je ne veux pas oublier de vous dire comment j'ai peint dans ma vie deux diplomates, qui pour être cuivrés, n'en avaient pas moins des têtes superbes. En 1788, des ambassadeurs furent envoyés à Paris par l'empereur Tipoo-Saïb. Je vis ces Indiens à l'Opéra, et ils me parurent si extraordinairement pittoresques que je voulus faire leurs portraits. Ayant communiqué mon désir à leur interprète, je sus qu'ils ne consentiraient jamais à se laisser peindre si la demande ne venait pas du roi, et j'obtins cette faveur de Sa Majesté. Je me rendis à l'hôtel qu'ils habitaient (car ils voulaient être peints chez eux), avec de grandes toiles et des couleurs. Quand j'arrivai dans leur salon, un d'eux apporta de l'eau de rose et m'en jeta sur les mains; puis le plus grand, qui s'appelait Davich Khan, me donna séance. Je le fis en pied, tenant son poignard. Les draperies, les mains, tout fut fait d'après lui, tant il se tenait avec complaisance. Je laissais sécher le tableau dans un autre salon.

Je commençai ensuite le portrait du vieux ambassadeur, que je représentai assis avec son fils près de lui. Le père surtout avait une tête superbe. Tous deux étaient vêtus de robes de mousseline blanche, parsemée de fleurs d'or; et ces robes, espèces de tuniques avec de larges manches plissées en travers, étaient retenues par de riches ceintures. Je finis alors entièrement le tableau, à l'exception du fond et du bas des robes.

Madame de Bonneuil à qui j'avais parlé de mes séances désirait beaucoup voir ces ambassadeurs. Ils nous invitèrent toutes deux à dîner, et nous acceptâmes par pure curiosité. En entrant dans la salle à manger nous fûmes un peu surprises de trouver le dîner servi par terre, ce qui nous obligea à nous tenir comme eux presque couchées autour de la table. Ils nous servirent avec leurs mains ce qu'ils prenaient dans les plats, dont l'un contenait une fricassée de pieds de mouton à la sauce blanche, très épicée, et l'autre, je ne sais quel ragoût. Vous devez penser que nous fîmes un triste repas: il nous répugnait trop de les voir employer leurs mains bronzées en guise de cuillères.

Ces ambassadeurs avaient amené avec eux un jeune homme, qui parlait un peu le français. Madame de Bonneuil, pendant les séances, lui apprenait à chanter Annette à l'âge de quinze ans. Lorsque nous allâmes faire nos adieux, ce jeune homme nous dit sa chanson, et nous témoigna le regret de nous quitter en disant: «Ah! comme mon coeur pleure!» Ce que je trouvai fort oriental et fort bien dit.

Lorsque le portrait de Davich Khan fut sec, je l'envoyai chercher; mais il l'avait caché derrière son lit et ne voulait point le rendre, prétendant qu'il fallait une ame à ce portrait. Ce refus donna lieu à de fort jolis vers qui me furent adressés et que je copie ici.

À MADAME LEBRUN,


Au sujet du portrait de Davich Khan, et du préjugé des Orientaux contre la peinture.


Ce n'est point aux climats où règnent les sultans

Que le marbre s'anime et la toile respire.

Les préjugés de leurs imans

Du dieu des arts ont renversé l'empire.

Ils ont rêvé qu'Allah, jaloux de nos talens,

Doit, en jugeant les mondes et les âges,

Donner une ame à ces images

Qui sauvent la beauté du ravage des temps.

Sublime Allah! tu ris de cette erreur impie!

Tu conviendras, voyant cette copie,

Où l'art de la nature a surpris les secrets,

Que, comme toi, le génie a ses flammes;

Et que Lebrun, en peignant des portraits,

Sait aussi leur donner une ame.

Je ne pus avoir mon tableau qu'en employant la supercherie; et lorsque l'ambassadeur ne le retrouva plus, il s'en prit à son valet de chambre qu'il voulait tuer. L'interprète eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu'on ne tuait pas les valets de chambre à Paris, et fut obligé de lui dire que le roi de France avait fait demander le portrait.

Ces deux tableaux ont été exposés au salon, en 1789. Après la mort de M. Lebrun, qui s'était emparé de tous mes ouvrages, ils ont été vendus, et j'ignore qui les possède aujourd'hui.

Adieu, chère et aimable amie.




LETTRE V.

La Reine.--Mes séances à Versailles.--Portraits que je fais d'elle à différentes époques.--Sa Bonté.--Louis XVI.--Dernier bal de la Cour à Versailles.--Madame Élisabeth. Monsieur, frère du roi.--La princesse Lamballe.




C'est en l'année 1779, ma chère amie, que j'ai fait pour la première fois le portrait de la reine, alors dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Marie-Antoinette était grande, admirablement bien faite, assez grasse sans l'être trop. Ses bras étaient superbes, ses mains petites, parfaites de forme, et ses pieds charmans. Elle était la femme de France qui marchait le mieux; portant la tête fort élevée, avec une majesté qui faisait reconnaître la souveraine au milieu de toute sa cour, sans pourtant que cette majesté nuisît en rien à tout ce que son aspect avait de doux et de bienveillant. Enfin, il est très difficile de donner à qui n'a pas vu la reine, une idée de tant de grâces et de tant de noblesse réunies. Ses traits n'étaient point réguliers, elle tenait de sa famille cet ovale long et étroit particulier à la nation autrichienne. Elle n'avait point de grands yeux; leur couleur était presque bleue; son regard était spirituel et doux, son nez fin et joli, sa bouche pas trop grange, quoique les lèvres fussent un peu fortes. Mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans son visage, c'était l'éclat de son teint. Je n'en ai jamais vu d'aussi brillant, et brillant est le mot; car sa peau était si transparente qu'elle ne prenait point d'ombre. Aussi ne pouvais-je en rendre l'effet à mon gré: les couleurs me manquaient pour peindre cette fraîcheur, ces tons si fins qui n'appartenaient qu'à cette charmante figure et que je n'ai retrouvés chez aucune autre femme.

À la première séance, l'air imposant de la reine m'intimida d'abord prodigieusement; mais S. M. me parla avec tant de bonté que sa grâce si bienveillante dissipa bientôt cette impression. C'est alors que je fis le portrait qui la représente avec un grand panier, vêtue d'une robe de satin et tenant une rose à la main. Ce portrait était destiné à son frère, l'empereur Joseph II, et la reine m'en ordonna deux copies: l'une pour l'impératrice de Russie, l'autre pour ses appartememens de Versailles ou de Fontainebleau.

J'ai fait successivement à diverses époques plusieurs autres portraits de la reine 6. Dans l'un, je ne l'ai peinte que jusqu'aux genoux, avec une robe nacaral et placée devant une table, sur laquelle elle arrange des fleurs dans un vase. On peut croire que je préférais beaucoup la peindre sans grande toilette et surtout sans grand panier. Ces portraits étaient donnés à ses amis, quelques-uns à des ambassadeurs. Un entre autres la représente coiffée d'un chapeau de paille et habillée d'une robe de mousseline blanche dont les manches sont plissées en travers, mais assez ajustées: quand celui-ci fut exposé au salon, les méchans ne manquèrent pas de dire que la reine s'était fait peindre en chemise; car nous étions en 1786, et déjà la calomnie commençait à s'exercer sur elle.

Ce portrait toutefois n'en eut pas moins un grand succès. Vers la fin de l'exposition on fit une petite pièce au Vaudeville, qui, je crois, avait pour titre: la Réunion des Arts. Brongniart, l'architecte, et sa femme, que l'auteur avait mis dans sa confidence, firent louer une loge aux premières et vinrent me chercher le jour de la première représentation pour me conduire au spectacle. Comme je ne pouvais nullement me douter de la surprise qu'on me ménageait, vous pouvez juger de mon émotion lorsque la peinture arriva, et que je vis l'actrice me copier d'une manière surprenante, peignant le portrait de la reine. Au même instant, tout ce qui était au parterre et dans les loges se retourna vers moi en applaudissant à tout rompre, et je ne crois pas que l'on puisse être à la fois aussi touchée, aussi reconnaissante que je le fus ce soir-là.

La timidité que m'avait inspirée le premier aspect de la reine avait entièrement cédé à cette gracieuse bonté qu'elle me témoignait toujours. Dès que S. M. eut entendu dire que j'avais une jolie voix, elle me donnait peu de séances sans me faire chanter avec elle plusieurs duos de Grétry, car elle aimait infiniment la musique, quoique sa voix ne fût pas d'une grande justesse. Quant à son entretien, il me serait difficile d'en peindre toute la grâce, toute la bienveillance; je ne crois pas que la reine Marie-Antoinette ait jamais manqué l'occasion de dire une chose agréable à ceux qui avaient l'honneur de l'approcher, et la bonté qu'elle m'a toujours témoignée est un de mes plus doux souvenirs.

Un jour il m'arriva de manquer au rendez-vous qu'elle m'avait donné pour une séance; parce que étant alors très avancée dans ma seconde grossesse, je m'étais sentie tout à coup fort souffrante. Je me hâtai le lendemain de me rendre à Versailles pour m'excuser. La reine ne m'attendait pas, elle avait fait atteler sa calèche pour aller se promener, et cette calèche fut la première chose que j'aperçus en entrant dans la cour du château. Toutefois je ne montai par moins parler aux garçons de la chambre. L'un d'eux, M. Campan 7, me reçut d'un air sec et froid, et me dit d'un ton colère, avec sa voix de stentor:--C'était hier, madame, que Sa Majesté vous attendait, et bien sûrement elle va se promener, et bien sûrement elle ne vous donnera pas séance. Sur ma réponse, que je venais simplement prendre les ordres de Sa Majesté pour un autre jour, il va trouver la reine, qui me fait entrer aussitôt dans son cabinet. Sa Majesté finissait sa toilette; elle tenait un livre à la main pour faire répéter une leçon à sa fille, la jeune Madame. Le coeur me battait; car j'avais d'autant plus peur que j'avais tort. La reine se tourna vers moi et me dit avec douceur:--Je vous ai attendue hier toute la matinée, que vous est-il donc arrivé?--Hélas! madame, répondis-je, j'étais si souffrante que je n'ai pu me rendre aux ordres de Votre Majesté. Je viens aujourd'hui pour les recevoir, et je repars à l'instant.--Non! non! ne partez pas, reprit la reine; je ne veux pas que vous ayez fait cette course inutilement. Elle décommanda sa calèche et me donna séance. Je me rappelle que dans l'empressement où j'étais de répondre à cette bonté, je saisis ma boîte à couleurs avec tant de vivacité qu'elle se renversa; mes brosses, mes pinceaux tombèrent sur le parquet; je me baissais pour réparer ma maladresse.--Laissez, laissez, dit la reine, vous êtes trop avancée dans votre grossesse pour vous baisser; et, quoi que je pusse dire, elle releva tout elle-même.

Lors du dernier voyage qui s'est fait à Fontainebleau, où la cour suivant l'usage devait être en grande représentation, je m'y rendis pour jouir de ce spectacle. J'y vis la reine dans la plus grande parure, couverte de diamans, et, comme un magnifique soleil l'éclairait, elle me parut vraiment éblouissante. Sa tête élevée sur son beau col grec, lui donnait, en marchant, un air si imposant, si majestueux, que l'on croyait voir une déesse au milieu de ses nymphes. Pendant la première séance que j'eus de S. M. au retour de ce voyage, je me permis de parler de l'impression que j'avais reçue, et de dire à la reine combien l'élévation de sa tête ajoutait à la noblesse de son aspect. Elle me répondit d'un ton de plaisanterie: Si je n'étais pas reine, on dirait que j'ai l'air insolent; n'est-il pas vrai?

La reine ne négligeait rien pour faire acquérir à ses enfans ces manières gracieuses et affables qui la rendaient si chère à ceux qui l'entouraient. Je l'ai vue faisant dîner Madame, alors âgée de six ans, avec une petite paysanne dont elle prenait soin, vouloir que cette petite fût servie la première, en disant à sa fille: «Vous devez lui faire les honneurs.»

La dernière séance que j'eus de S. M. me fut donnée à Trianon, où je fis sa tête pour le grand tableau dans lequel je l'ai peinte avec ses enfans. Je me souviens que le baron de Breteuil, alors ministre, était présent, et que tant que dura la séance, il ne cessa de médire de toutes les femmes de la cour. Il fallait qu'il me crût sourde ou bien bonne personne, pour ne pas craindre que je pusse rapporter aux intéressées quelques-uns de ses méchans propos. Le fait est que jamais il ne m'est arrivé d'en répéter un seul, quoique je n'en aie oublié aucun.

Après avoir fait la tête de la reine, ainsi que les études séparées du premier dauphin, de Madame Royale et du duc de Normandie, je m'occupai aussitôt de mon tableau auquel j'attachais une grande importance, et je le terminai pour le salon de 1788. La bordure ayant été portée seule, suffit pour exciter mille mauvais propos: voilà le déficit, disait-on; et beaucoup d'autres choses qui m'étaient rapportées et me faisaient prévoir les plus amères critiques. Enfin j'envoyai mon tableau; mais je n'eus pas le courage de le suivre pour savoir aussitôt quel serait son sort, tant je craignais qu'il ne fût mal reçu du public; ma peur était si forte que j'en avais la fièvre. J'allai me renfermer dans ma chambre, et j'étais là, priant Dieu pour le succès de ma famille royale, quand mon frère et une foule d'amis vinrent me dire que j'obtenais le suffrage général.

Après le salon, le roi ayant fait apporter ce tableau à Versailles, ce fut M. d'Angevilliers, alors ministre des arts et directeur des bâtimens royaux qui me présenta à Sa Majesté. Louis XVI eut la bonté de causer longtemps avec moi, de me dire qu'il était fort content; puis il ajouta, en regardant encore mon ouvrage: «Je ne me connais pas en peinture; mais vous me la faites aimer.»

Mon tableau fut placé dans une des salles du château de Versailles, et la reine passait devant en allant et en revenant de la messe. À la mort de monsieur le dauphin (au commencement de 1789), cette vue ranimait si vivement le souvenir de la perte cruelle qu'elle venait de faire, qu'elle ne pouvait plus traverser cette salle sans verser des larmes; elle dit à M. d'Angevilliers de faire enlever ce tableau; mais avec sa grâce habituelle, elle eut soin de m'en instruire aussitôt, en me faisant savoir le motif de ce déplacement. C'est à la sensibilité de la reine que j'ai dû la conservation de mon tableau; car les poissardes et les bandits qui vinrent peu de temps après chercher Leurs Majestés à Versailles, l'auraient infailliblement lacéré, ainsi qu'ils firent du lit de la reine, qui a été percé de part en part!

Je n'ai jamais eu la jouissance de revoir Marie-Antoinette depuis le dernier bal de la cour à Versailles; ce bal se donnait dans la salle de spectacle, et la loge où je me trouvais placée était assez près de la reine pour que je pusse entendre ce qu'elle disait. Je la voyais fort agitée, invitant à danser les jeunes gens de la cour, tels que M. de Lameth 8 et d'autres, qui tous la refusaient; si bien que la plupart des contredanses ne purent s'arranger. La conduite de ces messieurs était d'une inconvenance qui me frappa; je ne sais pourquoi leur refus me semblait une sorte de révolte, préludant à des révoltes plus graves. La révolution approchait: elle éclata l'année suivante.

À l'exception de M. le comte d'Artois dont je n'ai pas fait le portrait, j'ai peint successivement toute la famille royale; les enfants de France; Monsieur, frère du roi (depuis Louis XVIII); Madame, madame la comtesse d'Artois et madame Élisabeth. Les traits de cette dernière n'étaient point réguliers; mais son visage exprimait la plus douce bienveillance et sa grande fraîcheur était remarquable; en tout elle avait le charme d'une jolie bergère. Vous n'ignorez pas, chère amie, que madame Élisabeth était un ange de bonté. Combien de fois ai-je été témoin du bien qu'elle faisait aux malheureux. Son coeur renfermait toutes les vertus; indulgente, modeste, sensible, dévouée; la révolution l'a conduite à déployer un courage héroïque; on a vu cette douce princesse, marcher au-devant des cannibales qui venaient pour assassiner la reine, en disant: Ils me prendront pour elle!

Le portrait que j'ai fait de Monsieur, m'a donné l'occasion de connaître un prince dont on pouvait sans flatterie vanter et l'esprit et l'instruction; il était impossible de ne pas se plaire à l'entretien de Louis XVIII, qui causait sur toutes choses avec autant de goût que de savoir. Quelquefois, pour varier sans doute, il me chantait, pendant nos séances, des chansons qui n'étaient pas indécentes, mais si communes, que je ne pouvais comprendre par quel chemin de pareilles sottises arrivaient jusqu'à la cour. Il avait la voix la plus fausse du monde.--Comment trouvez-vous que je chante, Madame Lebrun? me dit-il un jour--Comme un prince, Monseigneur, répondis-je.

Le marquis de Montesquiou, grand écuyer de Monsieur, m'envoyait une fort belle voiture à huit chevaux pour me conduire à Versailles et me ramener avec ma mère, que j'avais priée de m'accompagner. Tout le long de la route on se mettait aux fenêtres pour me voir passer, chacun m'ôtait son chapeau; je riais de ces hommages rendus aux huit chevaux et au piqueur qui courait devant; car revenue à Paris, je montais en fiacre, et personne ne me regardait plus.

Monsieur était dès lors ce qu'on appelle un libéral (dans le sens modéré du mot, vous sentez bien); lui et ses courtisans formaient à la cour un parti très distinct de celui du roi. Aussi ne fus-je point surprise de voir pendant la révolution, le marquis de Montesquiou nommé général en chef de l'armée républicaine en Savoie. Je n'eus alors qu'à me rappeler les discours étranges que je lui avais entendu tenir devant moi, sans parler des propos qu'il se permettait si ouvertement contre la reine et tous ceux qu'elle aimait; quant à Monsieur lui-même, les journaux nous le montrent se rendant à l'Assemblée nationale, pour y dire qu'il ne venait point siéger comme prince, mais comme citoyen. Je n'en crois pas moins qu'une pareille déclaration ne suffisait pas pour sauver sa tête, et qu'il a fort bien fait un peu plus tard de quitter la France.

À la même époque j'ai fait aussi le portrait de la princesse Lamballe. Sans être jolie elle paraissait l'être à quelque distance; elle avait de petits traits, un teint éblouissant de fraîcheur, de superbes cheveux blonds, et beaucoup d'élégance dans toute sa personne. L'horrible fin de cette malheureuse princesse est assez connue, de même que le dévouement dont elle a péri victime; car en 1793 elle était à Turin, à l'abri de tout péril, lorsqu'elle rentra en France dès qu'elle sut la reine en danger.

Me voilà bien loin, chère amie, de l'année 1799; mais j'ai préféré vous parler dans une même lettre des rapports que j'ai eus comme artiste avec tous ces grands personnages, dont il n'existe plus aujourd'hui que le comte d'Artois (Charles X), et la fille infortunée de Marie-Antoinette.

Mille tendres amitiés.




LETTRE VI.

Voyage en Flandre.--Bruxelles.--Le prince de Ligne.--Le tableau de l'Hôtel-de-Ville d'Amsterdam par Wanols.--Ma réception à l'Académie royale de peinture.--Mon logement.--Ma société.--Mes concerts.--Garat.--Asevedo.--Madame Todi.--Viotti.--Maestrino.--Leprince Henry de Prusse.--Salentin.--Hulmandel.--Cramer.--Madame de Montgeron.--Mes soupers.--Je joue la comédie en société.--Nos acteurs.




En 1782 M. Lebrun me mena en Flandre où des affaires l'appelaient. On faisait alors à Bruxelles une vente de la superbe collection de tableaux du prince Charles, et nous allâmes voir l'exposition. Je trouvai là plusieurs dames de la cour qui m'accueillirent avec une extrême bonté, entre autres, la princesse d'Aremberg que j'avais beaucoup vue à Paris; mais la rencontre dont je me félicitai le plus fut celle du prince de Ligne, que je ne connaissais point encore, et qui, sous le rapport d'esprit et d'amabilité, a laissé une réputation pour ainsi dire historique. Il nous engagea à venir voir sa galerie, où j'admirai plusieurs chefs-d'oeuvre, principalement des portraits de Wandik et des têtes de Rubens, car il possédait peu de tableaux italiens. Il voulut aussi nous recevoir dans sa superbe habitation de Bel-Oeil. Je me souviens qu'il nous fit monter dans un belvédère, bâti sur le sommet d'une montagne qui dominait toutes ses terres et tous le pays d'alentour. L'air parfait qu'on y respirait, joint à cette belle vue, avait quelque chose d'enchanteur; mais ce qui effaçait tout dans ce beau lieu, c'était l'accueil d'un maître de maison qui pour la grâce de son esprit et de ses manières n'a jamais eu de pareil.

La ville de Bruxelles à cette époque me parut riche et animée. Dans la haute société, par exemple, on s'occupait tellement de plaisirs, que plusieurs amis du prince de Ligne partaient quelquefois de Bruxelles après leur déjeuner, arrivaient à l'Opéra de Paris tout juste à l'heure de voir lever la toile, et, le spectacle fini, retournaient aussitôt à Bruxelles, courant toute la nuit: voilà ce qui s'appelle aimer l'opéra.

Nous quittâmes Bruxelles pour aller en Hollande et dans le Northollande. La vue de Sardam et de Mars me plut extrêmement: ces deux petites villes sont si propres, si bien tenues, que l'on envie le sort des habitans. Les rues étant fort étroites et bordées de canaux, on n'y va point en voiture, mais à cheval, et l'on se sert de petites barques pour le transport des marchandises. Les maisons, qui sont très basses, ont deux portes: celle de la naissance, puis celle de la mort, par laquelle on ne passe que dans un cercueil. Les toits de ces maisons sont aussi brillans que s'ils étaient d'acier, et tout est si merveilleusement soigné, que je me rappelle avoir vu en dehors de la boutique d'un maréchal ferrant une espèce de lanterne dorée et polie comme pour un boudoir.

Les femmes du peuple, dans cette partie de la Hollande, m'ont semblé fort belles, mais si sauvages, que la vue d'un étranger les faisait fuir aussitôt. Elles étaient ainsi alors; je suppose cependant que le séjour des Français dans leur pays a pu les apprivoiser.

Nous finîmes par visiter Amsterdam, et là je vis à l'hôtel de ville le superbe tableau de Wanols qui représente les bourguemestres assemblés. Je ne crois pas qu'il existe en peinture rien de plus beau, rien de plus vrai: c'est la nature même. Les bourguemestres sont vêtus de noir; les têtes, les mains, les draperies, tout est d'une beauté inimitable: ces hommes vivent, on se croit avec eux. Je suis persuadée que c'est le tableau de ce genre le plus parfait; je ne pouvais le quitter, et l'impression qu'il m'a faite me le rend encore présent.

Nous revînmes en Flandre revoir les chefs-d'oeuvre de Rubens. Ils étaient bien mieux placés alors qu'ils ne l'ont été depuis au musée de Paris; tous produisaient un effet admirable dans ces églises flamandes. D'autres chefs-d'oeuvre du même maître ornaient les galeries d'amateurs: à Anvers, je trouvai chez un particulier le fameux chapeau de paille qui vient d'être vendu dernièrement à un Anglais pour une somme considérable. Cet admirable tableau représente une des femmes de Rubens; son grand effet réside dans les deux différentes lumières que donnent le simple jour et la lueur du soleil 9, et peut-être faut-il être peintre pour juger tout le mérite d'exécution qu'a déployé là Rubens. Ce tableau me ravit et m'inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en cherchant le même effet. Je me peignis portant sur la tête un chapeau de paille, une plume et une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma palette à la main. Quand le portrait fut exposé au salon, j'ose vous dire qu'il ajouta beaucoup à ma réputation. Le célèbre Muller l'a gravé; mais vous devez sentir que les ombres noires de la gravure enlèvent tout l'effet d'un pareil tableau.

Peu de temps après mon retour de Flandre, en 1783, le portrait dont je vous parle et plusieurs autres ouvrages décidèrent Joseph Vernet à me proposer comme membre de l'Académie royale de peinture. M. Pierre, alors premier peintre du roi, s'y opposait fortement, ne voulant pas, disait-il, que l'on reçût des femmes, et pourtant madame Valleyer-Coster, qui peignait parfaitement les fleurs, était déjà reçue; je crois même que madame Vien l'était aussi. Quoi qu'il en soit, M. Pierre (peintre fort médiocre, car il ne voyait dans la peinture que le maniement de la brosse) avait de l'esprit; de plus, il était riche, ce qui lui donnait les moyens de recevoir avec faste les artistes, qui dans ce temps étaient moins fortunés qu'ils ne le sont aujourd'hui. Son opposition aurait donc pu me devenir fatale, si dans ce temps-là tous les vrais amateurs n'avaient pas été associés à l'Académie de peinture; ils formaient une cabale pour moi contre celle de M. Pierre, et c'est alors qu'on fit ce couplet.

À MADAME LEBRUN.


Sur l'air: Jardinier ne vois-tu pas.


Au salon ton art vainqueur

Devrait être en lumière 10.

Pour le ravir cet honneur,

Lise, il faut avoir le coeur

De Pierre, de Pierre, de Pierre.

Enfin je fus reçue; et je donnai pour tableau de réception la Paix qui ramène l'Abondance 11. M. Pierre alors fit courir le bruit que c'était par ordre de la cour qu'on me recevait. Je pense bien en effet que le roi et la reine étaient assez bons pour désirer me voir entrer à l'Académie; mais voilà tout.

Je continuais à peindre avec fureur, j'avais souvent trois séances dans la même journée, et celles de l'après-dîner, qui me fatiguaient à l'excès, amenèrent un délabrement d'estomac tel, que je ne digérais plus rien, en sorte que je maigrissais à faire peur. Mes amis me firent ordonner alors par le médecin de dormir tous les jours après mon dîner. D'abord j'eus quelque peine à prendre cette habitude; mais on m'enfermait dans ma chambre, les rideaux fermés, et peu à peu le sommeil arriva. Je suis persuadée que je dois la vie à cette ordonnance. Vous savez, chère amie, combien je tiens à ce que j'appelle mon calme? C'est qu'un travail forcé, joint à la fatigue de mes longs voyages, me l'a rendu tout-à-fait nécessaire; sans ce court et léger repos, dont j'ai conservé l'habitude, je n'existerais plus. Tout ce que je puis reprocher à cette sieste obligée, c'est de m'avoir privée sans retour du plaisir d'aller dîner en ville; et comme je consacrais la matinée entière à la peinture, il ne m'a jamais été permis de voir mes amis que le soir. Il est vrai qu'alors, aucune des jouissances qu'offre le monde ne m'était refusée, car je passais mes soirées dans la société la plus aimable et la plus brillante.

Après mon mariage, je logeais encore rue de Cléry, où M. Lebrun avait un grand appartement, fort richement meublé, dans lequel il plaçait ses tableaux de tous les grands maîtres. Quant à moi, je m'étais réduite à occuper une petite antichambre, et une chambre à coucher qui me servait de salon. Cette chambre était tendue de papier, pareil à la toile de Joui des rideaux de mon lit. Les meubles en étaient fort simples, trop simples peut-être, ce qui n'a pas empêché M. de Champcenetz (vu que sa belle-mère était jalouse de moi), d'écrire que madame Lebrun avait des lambris dorés, qu'elle allumait son feu avec des billets de caisse, et quelle ne brûlait que du bois d'aloès; mais je tarde autant que possible, chère amie, à vous parler des mille calomnies dont j'ai été victime; nous y viendrons. Ce qui les explique, ces calomnies, c'est que dans le modeste appartement dont je vous parle, je recevais chaque soir la ville et la cour. Grandes dames, grands seigneurs, hommes marquans dans les lettres et dans les arts, tout arrivait dans cette chambre; c'était à qui serait de mes soirées où souvent la foule était telle que, faute de siége, les maréchaux de France s'asseyaient par terre, et je me rappelle que le maréchal de Noailles, très gros et très âgé, avait la plus grande peine à se relever.

J'étais bien loin de me flatter, comme vous pouvez croire, que tous vinssent pour moi: ainsi qu'il arrive dans les maisons ouvertes, les uns venaient pour trouver les autres, et le plus grand nombre pour entendre la meilleure musique qui se fît alors à Paris. Les compositeurs célèbres, Grétry, Sacchini, Martini, faisaient souvent entendre chez moi les morceaux de leurs opéras avant la première représentation. Nos chanteurs habituels étaient Garat, Asevedo, Richer, madame Todi, ma belle-soeur, qui avait une très belle voix, et pouvait tout accompagner à livre ouvert, ce qui nous était fort utile. Moi-même je chantais quelquefois, sans méthode à la vérité, car je n'avais jamais eu le temps de prendre des leçons, mais ma voix était assez agréable; cet aimable Grétry disait que j'avais des sons argentés. Au reste, il fallait mettre à part toutes prétentions pour chanter avec ceux que je viens de nommer; car Garat surtout peut être cité comme le talent le plus extraordinaire qu'on ait jamais entendu. Non seulement il n'existait pas de difficultés pour ce gosier si flexible; mais sous le rapport de l'expression, il n'avait point de rival, aussi personne, je crois, n'a chanté Gluck aussi bien que lui. Quant à madame Todi, elle réunissait à une voix superbe toutes les qualités d'une grande cantatrice, et elle chantait le bouffon et le sérieux avec la même perfection.

Pour la musique instrumentale, j'avais comme violoniste Viotti, dont le jeu, plein de grâce, de force et d'expression, était si ravissant! Jarnovick, Maestrino, le prince Henri de Prusse, excellent amateur, qui de plus m'amenait son premier violon. Salentin jouait du hautbois, Hulmandel et Cramer du piano, madame de Montgeron vint aussi une fois, peu de temps après son mariage. Quoiqu'elle fût très jeune alors, elle n'en étonna pas moins toute ma société, qui vraiment était fort difficile, par son admirable exécution et surtout par son expression; elle faisait parler les touches. Depuis, et déjà placée au premier rang comme pianiste, vous savez combien madame de Montgeron s'est distinguée comme compositeur.

À l'époque où je donnais mes concerts, on avait le goût et le temps de s'amuser; et même, quelques années plus tôt, l'amour de la musique était si général, qu'il avait élevé des querelles sérieuses entre ce qu'on appelait les gluckistes et les piccinistes. Tous les amateurs s'étaient séparés en deux partis acharnés l'un contre l'autre. Le champ de bataille ordinaire était le jardin du Palais-Royal. Là, les partisans de Gluck et les partisans de Piccini disputaient avec une telle violence qu'il s'en est suivi plus d'un duel. On se querellait bien aussi dans plusieurs salons pour ces deux grands maîtres. Marmontel et l'abbé Arnault se trouvaient en opposition; car Marmontel était picciniste, et l'abbé gluckiste forcené. Tous deux se lançaient des épigrammes, des couplets. L'abbé Arnault, par exemple, fit les vers suivans:

Ce Marmontel, si lent, si lourd,

Qui ne parle pas, mais qui beugle,

Juge la peinture en aveugle,

Et la musique comme un sourd.

Marmontel répondit par ce couplet:

L'abbé Fatras,

De Carpentras,

Demande un bénéfice.

Il l'obtiendra,

Car l'Opéra

Lui tient lieu de l'office.

Convenez, ma chère, que c'était un heureux temps que le temps où les sujets de trouble n'étaient pas plus graves, et ne pouvaient naître qu'entre gens éclairés; mais je reviens à mes concerts.

Les femmes qui s'y trouvaient habituellement étaient la marquise de Groslier, Mme de Verdun, la marquise de Sabran qui depuis a épousé le chevalier de Boufflers, madame le Gouteux du Molay, toutes quatre mes meilleures amies, la comtesse de Ségur, la marquise de Rougé, madame de Peze, son amie, que j'ai peinte avec elle dans le même tableau, une foule d'autres dames françaises, que, vu la petitesse du local, je ne pouvais recevoir que plus rarement, et les étrangères les plus distinguées. Quant aux hommes, il serait trop long de vous les nommer, attendu que je crois avoir vu chez moi tout ce que Paris renfermait de gens à talent et de gens d'esprit.

Je choisissais dans cette foule les plus aimables pour les inviter à mes soupers, que l'abbé Delille, Lebrun le poète, le chevalier de Boufflers, le vicomte de Ségur et d'autres, rendaient les plus amusans de Paris. On ne saurait juger ce qu'était la société en France, quand on n'a pas vu le temps où, toutes les affaires du jour terminées, douze ou quinze personnes aimables se réunissaient chez une maîtresse de maison, pour y finir leur soirée. L'aisance, la douce gaieté, qui régnaient à ces légers repas du soir, leur donnaient un charme que les dîners n'auront jamais. Une sorte de confiance et d'intimité régnait entre les convives; et comme les gens de bon ton peuvent toujours bannir la gêne sans inconvénient, c'était dans les soupers que la bonne société de Paris se montrait supérieure à celle de toute l'Europe.

Chez moi, par exemple, on se réunissait vers neuf heures. Jamais on ne parlait politique; mais on causait de littérature, on racontait l'anecdote du jour. Quelquefois nous nous amusions à jouer des charades en action, et quelquefois aussi l'abbé Delille ou Lebrun (Pindare) nous lisaient quelques-uns de leurs vers. À dix heures, on se mettait à table; mon souper était des plus simples. Il se composait toujours d'une volaille, d'un poisson, d'un plat de légumes et d'une salade; en sorte que si je me laissais entraîner à retenir quelques visites, il n'y avait réellement plus de quoi manger pour tout le monde; mais peu importait, on était gai, on était aimable, les heures passaient comme des minutes, et vers minuit chacun se retirait.

Non seulement j'avais des soupers chez moi, mais je soupais fréquemment en ville; car je ne pouvais disposer de mon temps que le soir. Il m'était doux alors de me reposer de mon travail par quelque distraction agréable. Tantôt c'était un bal, bal où l'on n'étouffait point comme aujourd'hui. Huit personnes seulement formaient la contredanse, et les femmes qui ne dansaient pas pouvaient au moins voir danser; car les hommes se tenaient debout derrière elles. N'ayant jamais aimé la danse, je préférais de beaucoup les maisons où l'on faisait de la musique. J'allais souvent passer la soirée chez M. de Rivière 12, où nous jouions la comédie et l'opéra comique. Sa fille, ma belle-soeur, chantait à merveille, et pouvait passer pour une excellente actrice. Le fils aîné de M. de Rivière était charmant dans les rôles comiques, et l'on m'avait donné l'emploi des soubrettes dans l'opéra et dans la comédie. Madame la Ruette, retirée du théâtre depuis plusieurs années, ne dédaignait point notre troupe. Elle a joué avec nous dans divers opéras, et sa voix était encore fraîche et fort belle. Mon frère Vigée jouait les premiers rôles avec un véritable succès; enfin, tous nos acteurs étaient excellens, excepté Talma. Vous riez sans doute? Le fait est que Talma, qui jouait les amoureux avec nous, était gauche, embarrassé, et que personne alors n'aurait pu prévoir qu'il deviendrait un acteur inimitable. Ma surprise a été grande, je l'avoue, quand j'ai vu notre jeune premier surpasser Larive et remplacer le Kain. Mais le temps qu'il a fallu pour opérer cette métamorphose et toutes celles du même genre, me prouve qu'un talent dramatique est de tous les talens celui qui s'acquiert le plus tard. Remarquez bien qu'on ne connaît pas un seul grand acteur qui l'ait été dans sa jeunesse.

Cette lettre est énorme. Je n'ai plus d'espace pour vous parler d'un certain souper grec, dont le bruit, grâce aux sots propos du monde, s'est répandu jusqu'à Pétersbourg, et je finis en vous embrassant.




LETTRE VII.

Souper grec.--Propos auxquels il donne lieu.--Ce qu'il m'a coûté.--Ménageot.--M. de Calonne.--Mot de mademoiselle Arnoult.--Calomnies.--Madame de S***.--Sa perfidie.




Voici, ma chère amie, le récit exact du souper le plus brillant que j'aie donné, à l'époque où l'on parlait sans cesse de mon luxe et de ma magnificence.

Un soir, que j'avais invité douze ou quinze personnes à venir entendre une lecture du poète Lebrun, mon frère me lut pendant mon calme quelques pages des Voyages d'Anacharsis. Quand il arriva à l'endroit où en décrivant un dîner grec, on explique la manière de faire plusieurs sauces:--Il faudrait, me dit-il, faire goûter cela ce soir. Je fis aussitôt monter ma cuisinière, je la mis bien au fait; et nous convînmes qu'elle ferait une certaine sauce pour la poularde, et une autre pour l'anguille. Comme j'attendais de fort jolies femmes, j'imaginai de nous costumer tous à la grecque, afin de faire une surprise à M. de Vaudreuil et à M. Boutin, que je savais ne devoir arriver qu'à dix heures. Mon atelier, plein de tout ce qui me servait à draper mes modèles, devait me fournir assez de vêtemens, et le comte de Parois, qui logeait dans ma maison, rue de Cléry, avait une superbe collection de vases étrusques. Il vint précisément chez moi ce jour-là, vers quatre heures. Je lui fis part de mon projet, en sorte qu'il m'apporta une quantité de coupes, de vases, parmi lesquels je choisis. Je nettoyai tous ces objets moi-même, et je les plaçai sur une table de bois d'acajou, dressée sans nappe. Cela fait, je plaçai derrière les chaises un immense paravent, que j'eus soin de dissimuler en le couvrant d'une draperie, attachée de distance à distance, comme on en voit dans les tableaux du Poussin. Une lampe suspendue donnait une forte lumière sur la table; enfin tout était préparé, jusqu'à mes costumes, lorsque la fille de Joseph Vernet, la charmante madame Chalgrin, arriva la première. Aussitôt je la coiffe, je l'habille. Puis vint madame de Bonneuil, si remarquable par sa beauté; madame Vigée, ma belle-soeur, qui, sans être aussi jolie, avait les plus beaux yeux du monde, et les voilà toutes trois métamorphosées en véritables Athéniennes. Lebrun (Pindare) entre; on lui ôte sa poudre, on défait ses boucles de côté, et je lui ajuste sur la tête une couronne de laurier, avec laquelle je venais de peindre le jeune prince Henry Lubomirski en Amour de la Gloire. Le comte de Parois avait justement un grand manteau pourpre, qui me servit à draper mon poète, dont je fis en un clin d'oeil Pindare, Anacréon. Puis vint le marquis de Cubières. Tandis que l'on va chercher chez lui une guitare qu'il avait fait monter en lyre dorée, je le costume; je costume aussi M. de Rivière (frère de ma belle-soeur), Guinguené et Chaudet, le fameux sculpteur.

L'heure avançait; j'avais peu de temps pour penser à moi; mais comme je portais toujours des robes blanches en forme de tunique (ce qu'on appelle à présent des blouses), il me suffit de mettre un voile et une couronne de fleurs sur ma tête. Je soignai principalement ma fille, charmante enfant, et mademoiselle de Bonneuil 13, qui était belle comme un ange. Toutes deux étaient ravissantes à voir, portant un vase antique très léger, et s'apprêtant à nous servir à boire.

À neuf heures et demie les préparatifs étaient terminés, et dès que nous fûmes tous placés, l'effet de cette table était si neuf, si pittoresque, que nous nous levions chacun à notre tour, pour aller regarder ceux qui restaient assis.

À dix heures nous entendîmes entrer la voiture du comte de Vaudreuil et de Boutin, et quand ces deux messieurs arrivèrent devant la porte de la salle à manger, dont j'avais fait ouvrir les deux battans, ils nous trouvèrent chantant le choeur de Gluck: le dieu de Paphos et de Gnide, que M. de Cubières accompagnait avec sa lyre.

De mes jours je n'ai vu deux figures aussi étonnées, aussi stupéfaites que celles de M. de Vaudreuil et de son compagnon. Ils étaient surpris et charmés, au point qu'ils restèrent un temps infini debout, avant de se décider à prendre les places que nous avions gardées pour eux.

Outre les deux plats dont je vous ai déjà parlé, nous avions pour souper un gâteau fait avec du miel et du raisin de Corinthe, et deux plats de légumes. À la vérité, nous bûmes ce soir-là une bouteille de vieux vin de Chypre dont on m'avait fait présent; voilà tout l'excès. Nous n'en restâmes pas moins très long-temps à table, où Lebrun nous récita plusieurs odes d'Anacréon qu'il avait traduites, et je ne crois pas avoir jamais passé une soirée aussi amusante.

M. Boutin et M. de Vaudreuil en étaient tellement enthousiasmés qu'ils en parlèrent le lendemain à toutes leurs connaissances. Quelques femmes de la cour me demandaient une seconde représentation de cette plaisanterie. Je refusai pour différentes raisons, et plusieurs d'entre elles furent blessées de mon refus. Bientôt le bruit se répandit dans le monde que ce souper m'avait coûté vingt mille francs. Le roi en parla avec humeur au marquis de Cubières, qui fort heureusement avait été un de nos convives, et qui convainquit Sa Majesté de la sottise d'un pareil propos.

Néanmoins, ce que l'on tenait à Versailles au prix modeste de vingt mille francs, fut porté à Rome à quarante mille, à Vienne, la baronne de Strogonoff m'apprit que j'avais dépensé soixante mille francs pour mon souper grec. Vous savez qu'à Pétersbourg la somme est enfin restée fixée à quatre-vingt mille, et la vérité est que ce souper m'a coûté quinze francs.

Ce qu'il y a de plus triste dans tout cela, c'est que ces indignes mensonges étaient colportés dans l'Europe par mes propres compatriotes, et la ridicule calomnie dont je vous parle n'est pas la seule dont on ait cherché à tourmenter ma vie; témoin ces vers que Lebrun-Pindare m'adressa en 1789, et que peut-être vous ne connaissez pas.

À MADAME LEBRUN.


Chère Lebrun, la gloire a ses orages;

L'envie est là qui guette le talent;

Tout ce qui plaît, tout mérite excellent,

Doit de ce monstre essuyer les outrages.

Qui mieux que toi les mérita jamais?

Un pinceau mâle anime tes portraits.

Non, tu n'es plus femme que l'on renomme:

L'Envie est juste, et ses cris obstinés

Et ses serpens contre toi déchaînés

Mieux que nos voix te déclarent grand homme.

Mettant à part l'exagération avec laquelle le poète parle de mon talent, il reste malheureusement trop vrai, que dès mon début dans le monde, je me suis vue en butte à la sottise et à la méchanceté. D'abord mes ouvrages n'étaient point de moi; M. Ménageot peignait mes tableaux et jusqu'à mes portraits, quoique tant de personnes à qui je donnais séance pussent naturellement porter témoignage du contraire; ce bruit absurde ne s'en propagea pas moins jusqu'à l'époque où je fus reçue de l'Académie royale de peinture. Comme alors j'exposai au salon où l'auteur du Méléagre exposait aussi, il fallut bien reconnaître la vérité; car Ménageot, dont au reste j'appréciais infiniment le talent et même les conseils, avait une manière de peindre entièrement opposée à la mienne 14.

Quoique je fusse, je crois, l'être le plus inoffensif qui ait jamais existé, j'avais des ennemis; non seulement quelques femmes m'en voulaient de n'être pas aussi laides qu'elles, mais plusieurs peintres ne me pardonnaient pas d'avoir la vogue, et de faire payer mes tableaux plus cher que les leurs; il en résultait contre moi mille propos de toute nature, dont un surtout m'affligea profondément. Peu de temps avant la révolution, je fis le portrait de M. de Calonne, et je l'exposai au salon; j'avais peint ce ministre assis, jusqu'à mi-jambe; ce qui fit dire à mademoiselle Arnoult en le regardant: «Madame Lebrun lui a coupé les jambes, afin qu'il reste en place.» Malheureusement ce propos spirituel ne fut pas le seul auquel mon tableau donna lieu; je me vis en butte en cette occasion à des calomnies du genre le plus odieux; d'abord on fit courir mille contes absurdes sur le paiement du portrait; les uns prétendaient que le contrôleur-général m'avait donné un grand nombre de ces bonbons qu'on appelle papillottes, enveloppés dans des billets de caisse; d'autres, que j'avais reçus, dans un pâté, une somme assez forte pour ruiner le trésor; enfin, mille versions plus ridicules les unes que les autres. Le fait est que M. de Calonne m'avait envoyé quatre mille francs en billets, dans une boîte qui a été estimée vingt louis. Quelques-unes des personnes qui se trouvaient chez moi quand je reçus la boîte existent encore et peuvent le certifier. On fut même étonné de la modicité de cette somme; car, peu de temps auparavant, M. de Beaujon, que je venais de peindre de même grandeur, m'avait envoyé huit mille francs, sans qu'on s'avisât de trouver ce prix trop énorme. Toutefois, le canevas fourni, les méchans s'en emparèrent pour le broder. J'étais harcelée de libelles, qui tous m'accusaient de vivre en liaison intime avec M. de Calonne. Un nommé Gorsas, que je n'ai jamais vu ni connu, et que l'on m'a dit être un jacobin forcené, vomissait des horreurs contre moi.

Le malheur voulut que M. Lebrun, qui, contre mon gré, faisait bâtir une maison rue du Gros-Chenet, donnât par là prétexte à la calomnie. Certainement lui et moi nous avions gagné assez d'argent pour nous permettre une pareille dépense; cependant certaines gens soutenaient que M. de Calonne payait cette maison 15.--Vous voyez, disais-je sans cesse à M. Lebrun, quels infâmes propos l'on tient!--Laissez-les dire, me répondait-il dans une sainte colère; quand vous serez morte, je ferai élever dans mon jardin une pyramide qui ira jusqu'au ciel, et je ferai graver dessus la liste de vos portraits; on saura bien alors à quoi s'en tenir sur votre fortune. Mais j'avoue que l'espoir d'un pareil honneur me consolait peu de mon chagrin présent; ce chagrin était d'autant plus vif, que personne, moins que moi, n'avait craint de pouvoir devenir l'objet d'une pensée avilissante. J'avais sur l'argent une telle insouciance, que je n'en connaissais presque pas la valeur: la comtesse de la Guiche qui vit encore, peut affirmer qu'étant venue chez moi pour me demander de faire son portrait, et me disant qu'elle ne pouvait y mettre que mille écus, je répondis que M. Lebrun ne voulait point que j'en fisse à moins de cent louis. Ce défaut de calcul m'a été fort désavantageux pendant mon dernier voyage à Londres; j'oubliais constamment que les guinées valaient plus d'un louis, et pour mes portraits, entre autre pour celui de madame Canning (en 1803), je faisais mon compte comme si j'étais à Paris.

Tous ceux qui m'entouraient, de plus, savent que M. Lebrun s'emparait en totalité de l'argent que je gagnais, me disant qu'il le ferait valoir dans son commerce; je ne gardais souvent que six francs dans ma poche. Lorsque en 1788 je fis le portrait du beau prince Lubomirski, alors adolescent 16, sa tante, la princesse Lubomirska, m'envoya douze mille francs, sur lesquels je priai M. Lebrun de me laisser deux louis; mais il me refusa, prétendant avoir besoin de la somme entière pour solder tout de suite un billet. Il était plus habituel au reste, que M. Lebrun touchât lui-même, et très-souvent il négligeait de me dire que l'on m'avait payée. Une seule fois dans ma vie, au mois de septembre 1789, j'ai reçu le prix d'un portrait; c'était celui du Bailly de Crussol, qui m'envoya cent louis. Heureusement mon mari était absent, en sorte que je pus garder cette somme, qui, peu de jours après (le 5 octobre), me servit pour aller à Rome.

Mon indifférence pour la fortune tenait sans doute alors au peu de besoin que j'avais d'être riche. Ce qui rendait ma maison agréable n'exigeant aucun luxe, j'ai toujours vécu fort modestement. Je dépensais extrêmement peu pour ma toilette: on me reprochait même trop de négligence, car je ne portais que des robes blanches, de mousseline ou de linon, et je n'ai jamais fait faire de robes parées que pour mes séances à Versailles. Ma coiffure ne me coûtait rien, j'arrangeais mes cheveux moi-même, et le plus souvent je tortillais sur ma tête un fichu de mousseline, ainsi qu'on peut le voir dans mes portraits, à Florence, à Pétersbourg et à Paris, chez M. de Laborde. Dans tous mes portraits enfin, je me suis peinte ainsi, excepté dans celui qui est au ministère de l'intérieur, où je suis costumée à la grecque.

Certes, ce n'était pas une telle femme que pouvait séduire le titre de receveur-général des finances, et, sous tout autre rapport, M. de Calonne m'a toujours semblé peu séduisant; car il portait une perruque fiscale. Une perruque! jugez comme, avec mon amour du pittoresque, j'aurais pu m'accoutumer à une perruque! je les ai toujours eues en horreur, au point de refuser un riche mariage, parce que le prétendant portait perruque; et je ne peignais qu'à regret les hommes coiffés ainsi.

Ce qu'il y a d'ailleurs de surprenant dans cette affaire, c'est que rien n'avait pu prêter une ombre de vraisemblance à la calomnie; je connaissais à peine M. de Calonne. Une seule fois dans ma vie j'avais été chez lui au ministère des finances; il donnait une grande soirée au prince Henri de Prusse, et ce prince venant habituellement chez moi, il avait jugé convenable de m'inviter; enfin je me souviens d'avoir hâté son portrait au point de ne pas faire les mains d'après lui, quoique j'eusse l'habitude de les faire toujours d'après mes modèles.

Je n'aurais donc jamais imaginé de quelle source pouvaient naître ces propos désolans, sans la découverte que je fis plus tard d'une perfidie digne de l'enfer.

M. de Calonne allait très souvent rue du Gros-Chenet (où je ne logeais pas encore à cette époque), chez madame de S***, femme de D***, surnommé le roué. Madame de S*** avait un charmant et doux visage, quoiqu'on pût remarquer quelque chose de faux dans son regard, et M. de Calonne en était très amoureux. Dans le temps dont je vous parle, elle m'avait priée de faire son portrait, et, comme un jour elle prenait séance, elle me demanda avec son air de douceur habituel si je voulais lui prêter ma voiture le soir, pour aller au spectacle; j'y consentis, et mon cocher alla la prendre chez elle. Le lendemain matin je demandai mes chevaux pour onze heures; mais à onze heures, cocher, voiture, rien n'était rentré. Je dépêche aussitôt quelqu'un chez madame de S***; madame de S*** n'était point de retour; elle avait passé la nuit à l'hôtel des Finances! Jugez de ma colère, quand je l'appris quelques jours après par mon cocher, auquel un bon pour-boire ne ferma pas la bouche, et qui conta le fait à plusieurs personnes de la maison. En pensant que si les gens de l'hôtel des finances, ou d'autres, avaient demandé à cet homme le nom de ses maîtres, cet homme avait dû répondre naturellement qu'il appartenait à madame Lebrun, j'étais tout-à-fait hors de moi. Il est inutile d'ajouter que je n'ai jamais revu madame de S***, qui, m'a-t-on dit, vit à Toulouse, et s'est jetée dans la plus austère dévotion. Que Dieu lui pardonne! A-t-elle voulu sauver sa réputation aux dépens de la mienne? Me haïssait-elle? Je ne sais; mais elle m'a fait bien du mal; car les longs détails dans lesquels je viens d'entrer, chère amie, vous prouvent assez combien j'ai souffert d'une calomnie qui s'appliquait si mal et à mon caractère et à la conduite de toute une vie, que j'ose dire avoir été honorable.

Voilà vraiment une triste lettre, faite pour dégoûter de la célébrité, surtout lorsqu'on a le malheur d'être femme. Quelqu'un me disait un jour: «Quand je vous regarde et que je songe à votre renommée, il me semble voir des rayons autour de votre tête.»--Ah! répondis-je, en soupirant, il y a bien quelques petits serpens dans ces rayons-là. «En effet, a-t-on jamais vu une grande réputation, dans quelque genre que ce soit, ne pas attirer l'envie? Il est vrai qu'elle attire aussi près de vous vos contemporains les plus distingués, et cet entourage console de beaucoup de choses. Quand je songe à tant de gens aimables et bons, dont j'ai dû l'amitié à mon talent, je me félicite d'avoir fait connaître mon nom; et pour tout dire en un mot, chère amie, quand je pense à vous, j'oublie les méchans. Adieu.




LETTRE VIII.

Le Kain.--Brizard.--Mademoiselle Dumesnil.--Monvel.--Mademoiselle Raucour.--Mademoiselle Sainval.--Madame Vestris.--Larive.--Mademoiselle Clairon.--Talma.--Préville.--Dugazon.--Mademoiselle Doligny.--Mademoiselle Contat.--Molé.--Fleury.--Mademoiselle Mars.--Mademoiselle Arnoult.--Madame Saint-Huberti.--Les deux Vestris.--Mademoiselle Pélin.--Mademoiselle Allard.--Mademoiselle Guimard.--Carlin.--Cailleau.--Laruette.--Madame Dugazon.




Un de mes plus doux délassemens était d'aller au spectacle, et je puis vous dire qu'il brillait sur la scène des acteurs si admirables, que beaucoup d'entre eux n'ont jamais été remplacés. Je me souviens parfaitement d'avoir vu jouer le célèbre Le Kain: quoique je fusse trop jeune alors pour apprécier son grand talent, les applaudissemens, les transports unanimes qu'il excitait me prouvaient assez combien ce tragédien était supérieur. La laideur de Le Kain, toute prodigieuse qu'elle fût, disparaissait dans certains rôles. Le costume de chevalier, par exemple, adoucissait l'expression sévère et repoussante d'une figure dont tous les traits étaient irréguliers, en sorte qu'on pouvait le regarder quand il jouait Tancrède; mais dans le rôle d'Orosmane où je l'ai vu une fois, j'étais placée fort près de la scène, et le turban le rendait si hideux, bien que j'admirasse sa noble et belle manière, qu'il me faisait peur.

À l'époque où Le Kain jouait les premiers rôles, et même assez long-temps après, j'ai vu Brizard ainsi que mademoiselle Dumesnil. Brizard remplissait les rôles de pères; la nature semblait l'avoir créé pour cet emploi: ses cheveux blancs, sa taille imposante, son superbe organe lui donnait le caractère le plus noble, le plus respectable qu'on puisse imaginer. Il excellait surtout dans le Roi Lear et dans l'Oedipe de Ducis. Vous auriez réellement cru voir ces deux vieux princes si malheureux et si touchans, tant il y avait de grandiose dans l'aspect de celui qui les représentait.

Mademoiselle Dumesnil, quoique petite et fort laide, excitait des transports dans les grands rôles tragiques. Son talent était fort inégal: elle tombait parfois dans la trivialité, mais elle avait des momens sublimes. En général, elle exprimait mieux la fureur que la tendresse, si ce n'est la tendresse maternelle, car un de ses plus beaux rôles était Mérope. Il arrivait quelquefois à mademoiselle Dumesnil de jouer une partie de la pièce sans produire aucun effet; puis, tout à coup, elle s'animait; son geste, son organe, son regard, tout devenait si éminemment tragique qu'elle enlevait les suffrages de toute la salle. On m'a assuré qu'avant de paraître en scène elle buvait une bouteille de vin et qu'elle s'en faisait tenir une autre en réserve dans la coulisse.

Un des acteurs les plus remarquables du Théâtre Français dans la tragédie et la haute comédie, était Monvel. Quelques désavantages physiques et la faiblesse de son organe l'ont empêché de se placer au premier rang, mais son ame, sa chaleur, et surtout l'extrême justesse de sa diction, ne laissaient rien à désirer. À mon retour en France il avait quitté les rôles de jeunes premiers pour ceux des pères nobles. Je lui ai vu jouer alors Auguste de Cinna et l'Abbé de l'Épée d'une manière admirable; dans ce dernier rôle il était si parfait de naturel, qu'un jour, au moment où en quittant la scène il saluait les personnages de la pièce, je me levai et je lui rendis son salut. Les personnes qui étaient avec moi dans la loge s'en amusèrent beaucoup.

Le début le plus brillant que je me rappelle avoir vu est celui de mademoiselle Raucour dans le rôle de Didon. Elle avait tout au plus dix-huit ou vingt ans. La beauté de son visage, sa taille, son organe, sa diction, tout en elle promettait une actrice parfaite; elle joignait à tant d'avantages un air de décence remarquable, et une réputation de sagesse austère, qui la firent rechercher alors par nos plus grandes dames; on lui donnait des bijoux, ses habits de théâtre, et de l'argent pour elle et pour son père qui ne la quittait jamais. Plus tard, elle a bien changé de manière d'être: on prétend que l'heureux mortel, qui le premier triompha de tant de vertus, fut le marquis de Bièvres, et que lorsqu'elle le quitta pour un autre amant, il s'écria: Ah! l'ingrate à ma rente! Si mademoiselle Raucour n'est point restée sage, elle est restée grande tragédienne; mais sa voix est devenue tellement rauque et dure, que si l'on fermait les yeux on croyait entendre un homme. Elle n'a quitté qu'à sa mort le théâtre, où elle a fini par jouer les rôles de mères et de reines avec infiniment de succès.

J'ai vu jouer aussi mesdemoiselles Sainval et madame Vestris, soeur de Dugazon. Les deux premières pleuraient un peu trop constamment; mais elles me semblaient, surtout la cadette, plus tragédienne que madame Vestris, qui, toute belle qu'elle était, n'a jamais obtenu de grand succès, si ce n'est dans le rôle de Gabrielle de Vergy où l'effet qu'elle produisait au dernier acte, était déchirant; il faut dire aussi que cette scène est horrible.

Larive, qui pour son malheur succédait à Le Kain, dont on n'avait point encore perdu le souvenir, avait plus de talent que les vieux amateurs ne voulaient lui en reconnaître; la comparaison seule lui faisait tort, car il ne manquait ni de noblesse ni d'énergie. Son visage était beau; il était grand, bien fait, mais jamais d'aplomb sur ses jambes, ce qui faisait dire qu'il marchait à côté de lui.

Larive avait très bon ton et causait avec esprit, même de choses qui n'avaient point rapport à son art, en sorte qu'il voyait la bonne compagnie. Mon frère me le présenta, et comme je le savais lié intimement avec mademoiselle Clairon, je lui témoignai une fois le désir de rencontrer cette grande tragédienne que je n'avais jamais vue jouer. Il m'engagea aussitôt à dîner chez lui pour me faire trouver avec elle, ce que j'acceptai. Deux jours après, je me rendis à la maison qu'il avait fait construire et qu'il habitait dans le Gros-Caillou. Cette maison était charmante, arrangée avec un goût parfait, outre qu'un fort beau jardin y faisait jouir dans Paris du charme de la campagne. Larive me promena dans ses berceaux, sous ses vignes grimpantes à la manière antique, comme on en voit encore aux environs de Naples; et comme nous venions de rentrer dans le salon pour dîner, on annonça mademoiselle Clairon. Je me l'étais figurée très grande; elle était au contraire fort petite et fort maigre. Elle tenait sa tête extrêmement élevée, ce qui lui donnait de la dignité. Du reste, je n'ai jamais entendu parler avec autant d'emphase; car elle conservait toujours le ton tragique et les airs d'une princesse; mais elle me parut instruite et spirituelle. J'étais à table à côté d'elle, et je jouis beaucoup de sa conversation. Larive lui témoignait un respect profond; les égards qu'il avait pour elle annonçaient à la fois de l'admiration et de la reconnaissance; c'était sous ces deux rapports en effet que sans cesse il parlait d'elle.

Lorsque je suis rentrée en France, j'ai été charmée de revoir Larive que j'ai rencontré souvent à Épinay chez la marquise de Groslier. N'étant plus au théâtre alors, il habitait une charmante campagne, située près de là, et madame de Groslier était enchantée de ce voisinage. Il nous faisait des lectures ravissantes; la manière dont il disait les vers acquérait un nouveau prix de la beauté de son organe.

Talma, notre dernier grand acteur tragique, a, selon moi, surpassé tous les autres. Il y avait du génie dans son jeu. On peut dire de plus qu'il a révolutionné l'art: d'abord en faisant disparaître la déclamation ampoulée et maniérée, par sa diction naturelle et vraie, ensuite, en forçant à l'innovation dans les costumes, attendu qu'il s'habillait en grec et en romain pour jouer Achille et Brutus, ce dont je lui sus un gré infini. Talma avait une des plus belles têtes, un des visages les plus mobiles qu'on pût voir; et, si loin qu'allât la chaleur de son jeu, il restait toujours noble, ce qui me semble une première qualité dans l'acteur tragique. Son organe était quelquefois un peu sourd; il convenait mieux aux rôles furieux ou profonds qu'il ne convenait aux rôles brillans: aussi était-il principalement admirable dans ceux d'Oreste et de Manlius; mais dans tous, il avait plusieurs momens sublimes. Le dernier qu'il ait composé n'a point été joué depuis lui. Personne n'oserait, je crois; car Talma s'y était montré supérieur à lui-même: ce n'était plus un acteur, c'était bien Charles VI, un malheureux roi, un malheureux fou, dans toute son effrayante vérité. Hélas! la mort a suivi de près le triomphe; et ce que tout Paris applaudissait avec de si grands transports, c'était le chant du cygne.

Talma était un homme excellent, et le plus facile à vivre qu'on puisse rencontrer. Il faisait habituellement peu de frais dans la société; il fallait, pour l'animer, qu'un mot de la conversation remuât un intérêt de son coeur ou de son esprit; alors il était fort intéressant à entendre, principalement quand il parlait de son art.

La comédie a peut-être encore été plus riche en talens que la tragédie. J'ai eu souvent le bonheur de voir jouer Préville. Voilà l'acteur parfait, inimitable! Son jeu, plein d'esprit, de naturel, de gaieté, était aussi le plus varié. Jouait-il tour à tour Crispin, Sosie, Figaro, vous ne reconnaissiez pas le même homme, tant les nuances de son comique étaient inépuisables: aussi n'a-t-on point remplacé Préville. Il était si parfaitement vrai par nature, que tous ceux qui depuis ont voulu l'imiter ne sont parvenus qu'à nous montrer sa charge. Je n'en excepte point Dugazon, qui certes avait un grand talent; mais qui, dans le rôle de Figaro du Barbier de Séville, par exemple, n'a jamais approché de son modèle.

J'ai plusieurs fois dîné avec Préville; il était rare de rencontrer un aussi aimable convive; sa gaieté si spirituelle nous charmait tous. Il racontait à merveille une foule d'anecdotes extrêmement piquantes, et l'on recherchait avec empressement les occasions de se trouver avec lui.

Dugazon, son successeur dans les rôles comiques, eût été un excellent comédien, si l'envie de faire rire le public ne l'eût pas entraîné souvent jusqu'à la farce. Il jouait admirablement bien certains rôles de valet; il avait du mordant, un masque parfait, et peut-être aurait-il égalé Préville s'il avait dédaigné la charge. Mais ce qui peut faire croire que sa nature le portait à ce misérable genre, c'est que la nuance qui existait à la scène entre lui et son devancier se montrait aussi dans les salons où Préville était un homme aimable, et Dugazon un farceur de beaucoup d'esprit. On ne le recevait donc quelquefois que pour amuser les convives; car il était fort amusant, surtout après dîner. Dugazon a été atroce pendant la révolution; il fut un de ceux qui allèrent chercher le roi à Varennes, et un témoin oculaire m'a dit l'avoir vu à la portière de la voiture, le fusil sur l'épaule. Notez que cet homme avait été comblé des bienfaits de la cour, principalement par M. le comte d'Artois.

Je me souviens d'avoir vu mademoiselle Doligny dans les rôles de jeunes premières, qu'elle jouait avec une rare perfection. Elle avait à la fois tant de vérité, d'esprit et de décence, que son grand talent faisait tout-à-fait oublier sa laideur. J'ai vu aussi débuter mademoiselle Contat. Elle était extrêmement jolie et bien faite, mais si mauvaise dans les premiers temps, que personne ne pouvait prévoir qu'elle deviendrait une aussi excellente artiste. Sa charmante figure ne suffisait pas toujours pour la mettre à l'abri des sifflets, lorsque Beaumarchais lui confia le rôle de Suzanne dans le Mariage de Figaro. À partir de ce moment, elle marcha de succès en succès: d'abord dans l'emploi des grandes coquettes, puis enfin dans des rôles plus convenables à son âge, et surtout à sa taille qui, par malheur, avait pris trop d'embonpoint.

Mademoiselle Contat avait épousé M. de Parny, neveu du célèbre poète de ce nom; mais son mariage ne fut déclaré qu'à l'époque où elle quitta le théâtre; elle a conservé jusqu'à sa mort un visage charmant; je n'ai jamais vu de sourire plus enchanteur; comme elle avait infiniment d'esprit, sa conversation était tout-à-fait piquante, et je la trouvais si aimable que je l'invitais souvent à venir chez moi.

Mademoiselle Contat était admirablement bien secondée dans tous ses rôles par Molé, qui jouait presque toujours avec elle. Molé, sans avoir jamais égalé Préville, était pourtant un grand acteur; il avait de la grâce et de la dignité; il tenait la scène comme on dit, outre que j'ai peu vu de talent aussi varié, et surtout aussi brillant qu'était le sien. Je l'ai reçu chez moi plusieurs fois; quoique son jeu fût très-spirituel, Molé n'avait rien de remarquable dans un salon sous le rapport de l'amabilité, si ce n'est un excellent ton.

Fleury, qui après l'avoir doublé lui a succédé dans les grands rôles, est le dernier qui nous ait conservé les traditions de la haute comédie. Il avait moins de verve et moins d'élévation que Molé; mais personne n'a joué comme lui les jeunes grands seigneurs. Comme il avait beaucoup d'esprit et de fort bonnes manières, il voyait souvent de près la haute société, et il en avait si bien saisi les usages, les agrémens et les travers, qu'il nous offrait encore, il y a peu d'années, une copie parfaite de modèles qui avaient disparu.

À l'époque où tous les grands acteurs dont je vous parle commençaient à vieillir, il s'élevait près d'eux un jeune talent, qui fait aujourd'hui l'ornement de la scène française: mademoiselle Mars jouait alors avec une perfection inimitable les rôles d'ingénues; elle excellait dans celui de Victorine du Philosophe sans le savoir, et dans vingt autres pour lesquels on ne l'a jamais remplacée; car il est impossible d'être aussi vraie, aussi touchante: c'était la nature dans tout son charme. Quand vous avez vu mademoiselle Mars, ma chère amie, elle avait déjà pris l'emploi de mademoiselle Contat, qu'elle seule pouvait faire oublier. Vous vous souvenez bien certainement de sa jolie figure, de sa charmante taille, et de sa voix, la voix des anges? heureusement ce visage, cette taille, cet organe enchanteur, se conservent si parfaitement, que mademoiselle Mars n'a point d'âge, n'en aura je crois jamais; et chaque soir le public par ses transports lui prouve qu'il est de mon avis.

Je me rappelle avoir vu jouer deux fois mademoiselle Arnoult au grand Opéra, dans Castor et Pollux. J'étais peu capable alors de juger son talent d'actrice; je me souviens cependant qu'elle me parut avoir de la grâce et de l'expression. Quant à son talent comme cantatrice, la musique de ce temps-là m'ennuyait si horriblement que j'écoutais trop mal pour en pouvoir parler. Mademoiselle Arnoult n'était point jolie; sa bouche déparait son visage, ses yeux seulement lui donnaient une physionomie où se peignait l'esprit remarquable qui l'a rendue célèbre. On a répété et imprimé un nombre infini de ses bons mots, en voici un que je ne crois pas connu, et que je trouve fort comique: elle assistait au mariage de sa fille, avec la mère, la tante, et plusieurs autres honnêtes femmes parentes de son gendre; pendant la cérémonie nuptiale, mademoiselle Arnoult se retourne et leur dit: «C'est plaisant! je suis la seule demoiselle qui se trouve ici.»

Une femme dont le talent supérieur nous a ravis long-temps a succédé à mademoiselle Arnoult. C'était madame Saint-Huberti, qu'il faut avoir entendue pour savoir jusqu'où peut aller l'effet de la tragédie lyrique. Madame Saint-Huberti non seulement avait une voix superbe; mais elle était encore grande actrice, le bonheur a voulu qu'elle eût à chanter les opéras de Piccini, de Sacchini, de Gluck, et cette musique si belle, si expressive, convenait parfaitement à son talent plein d'expression, de vérité et de grandiose. Il est impossible d'être plus touchante qu'elle ne l'était dans les rôles d'Alceste, de Didon, etc.; toujours vraie, toujours noble, ses accens arrachaient les larmes de toute la salle, et je me souviens encore de certains mots, de certaines notes auxquelles il était impossible de résister.

Madame Saint-Huberti n'était point jolie, mais son visage était ravissant de physionomie et d'expression. Le comte d'Entragues, très bel homme, et très distingué par son esprit, en devint tellement amoureux qu'il l'épousa. La révolution ayant éclaté, il se réfugia à Londres avec elle. C'est là, qu'un soir, comme ils montaient ensemble en voiture, ils furent assassinés tous les deux, sans qu'on ait jamais pu découvrir, ni les assassins, ni les motifs d'une pareille horreur.

Sous le rapport du chant, tout l'Opéra se composait pour moi de madame Saint-Huberti; je ne vous dirai donc rien de ceux qui chantaient avec elle, car je les écoutais à peine; j'aimais mieux réserver une partie de mon attention pour les ballets, où se montraient alors plusieurs talens remarquables. Gardel et Vestris père tenaient le premier rang. Je les ai vus souvent danser ensemble, notamment dans une chaconne de je ne sais quel opéra de Grétry, chaconne qui je crois a fait courir tout Paris: c'était un pas de deux dans lequel les deux coryphées poursuivaient mademoiselle Guimard, fort petite et fort maigre; ce qui fit dire qu'ils avaient l'air de deux grands chiens qui se disputaient un os. Gardel m'a toujours semblé fort inférieur à Vestris père, qui était grand, très bel homme, et parfait dans la danse noble et grave. Je ne saurais vous dire avec quelle grâce il ôtait et remettait son chapeau, au salut qui précédait le menuet; aussi toutes les jeunes femmes de la cour, avant leur présentation, prenaient-elles quelques leçons de lui pour faire les trois révérences.

À Vestris père a succédé Vestris fils, le danseur le plus surprenant qu'on puisse voir, tant il avait à la fois de grâce et de légèreté. Quoique nos danseurs actuels n'épargnent point les pirouettes, personne bien certainement n'en fera jamais autant qu'il en a fait, puis tout à coup, il s'élevait au ciel d'une manière si prodigieuse, qu'on lui croyait des ailes; ce qui faisait dire au père Vestris: «Si mon fils touche la terre, c'est par procédé pour ses camarades.»

Mademoiselle Pélin et mademoiselle Allard étaient deux danseuses du genre qu'on appelle grotesque en Italie. Elles faisaient des tours de force, des pirouettes sans fin et sans charme; mais toutes deux, bien qu'elles fussent très grasses, étaient vraiment surprenantes par leur agilité; mademoiselle Allard surtout.

Mademoiselle Guimard avait tout un autre genre de talent; sa danse n'était qu'une esquisse; elle ne faisait que de petits pas, mais avec des mouvemens si gracieux, que le public la préférait à toute autre danseuse; elle était petite, mince, très bien faite; et quoique laide, elle avait des traits si fins, qu'à l'âge de quarante-cinq ans elle semblait, sur la scène, n'en avoir pas plus de quinze.

À l'instar, et même en rival heureux du grand Opéra, j'ai vu s'élever l'Opéra Comique, qui prenait la place de ce qu'on nommait la Comédie Italienne. J'aurais peine à vous dire quelque chose de cette Comédie Italienne, si je ne me rappelais que j'y suis allée voir jouer Carlin, dont toute jeune que j'étais, le souvenir m'est resté. Carlin jouait l'arlequin dans des pièces à canevas, espèces de proverbes, qui nécessitent des acteurs spirituels. Ses saillies étaient inépuisables, le naturel et la gaîté de son jeu, faisaient de lui un acteur tout-à-fait à part. Quoique fort gros, il avait dans les mouvemens une lestesse surprenante; on m'a dit qu'il étudiait ses gestes si moelleux et si gracieux, en regardant jouer de jeunes chats, dont il est très vrai qu'il avait la souplesse. Lui seul suffisait pour attirer le public, pour remplir la salle et charmer les spectateurs; quand il a disparu la Comédie Italienne a fini.

La troupe lyrique qui l'a remplacée, possédait plus d'un talent remarquable et chantait les opéras de Duni, de Philidor, de Grétry, etc. Un des acteurs les plus aimés du public était Cailleau; il a quitté le théâtre lorsque j'étais encore fort jeune; je l'ai pourtant vu jouer deux fois dans Annette et Lubin. Sa belle physionomie, si gaie, si animée, et sa superbe voix, seraient restées dans ma mémoire, lors même que je n'aurais pas eu plus tard le plaisir de jouer la comédie avec lui en société. Au moment de ses plus grands succès, il lui arriva sur la scène un léger accident du gosier, auquel sont exposés tous les chanteurs; une huée étant alors partie de la salle, Cailleau s'en trouva tellement offensé, qu'il quitta le théâtre le soir même, et depuis, les plus vives instances ne purent le faire consentir à reparaître devant le public.

Outre son grand talent, Cailleau avait beaucoup d'esprit; il était charmant en société où sa gaieté si franche amenait la joie; il racontait à merveille, et chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, il rendait les cercles et les repas tout-à-fait amusans, tantôt par une anecdote piquante, tantôt en nous chantant, avec sa belle voix, les romances et les chansons qui se faisaient alors. Comme il était grand chasseur, on le mettait de toutes les parties de chasse. Le comte de Vaudreuil, pour lequel il avait été si aimable, lui fit donner par monseigneur le comte d'Artois un petit castel, nommé le Belloi, qui se trouve au bout de la terrasse de Saint-Germain, et qui avait un fort joli jardin.

Cailleau vivait là le plus heureux des hommes avec sa femme et son enfant. J'ai été passer quelques jours chez lui, et, dans son bonheur, il me rappelait exactement ce Lubin, dont je lui avais vu si bien jouer le rôle. M. le comte d'Artois, en lui faisant don du petit castel, l'avait nommé capitaine des chasses de tout l'arrondissement. Il en portait l'uniforme, et c'est avec cet habit que je l'ai peint, tenant son fusil sur l'épaule. Sa belle et riante physionomie m'inspirait au point que j'ai fait ce portrait en une séance 17.

Lorsque la révolution arriva, Cailleau fut très suspecté, comme ayant reçu des bienfaits d'un prince. On m'a dit, mais je ne veux pas le croire, qu'il s'était montré ingrat, et qu'il avait joué le rôle de jacobin. Si la chose est vraie, je suis persuadée que la peur et sa femme lui avaient tourné la tête. J'ai des raisons pour croire que sa femme était fort révolutionnaire: en 1791, je reçus à Rome où j'étais alors, une lettre dans laquelle elle m'engageait à rentrer en France, me disant que nous serions tous égaux, et qu'enfin ce serait l'âge d'or. Heureusement je ne la crus pas; car on sait quel âge d'or a suivi! Peu de temps après avoir reçu cette lettre, j'appris que madame Cailleau s'était jetée par la fenêtre de désespoir.

Laruette et sa femme sont restés au théâtre plus tard que Cailleau 18. Tous deux étaient excellens dans leur genre. Mais madame Laruette surtout jouait avec un charme, une finesse, chantait avec un goût et une expression indicible. Elle avait plus de cinquante ans qu'elle n'en paraissait pas avoir seize, tant sa taille était jeune et ses traits délicats. Non-seulement elle n'était pas ridicule dans les rôles naïfs, mais elle était charmante; et jamais peut-être les transports et les regrets du public n'ont été aussi loin que le jour où quittant enfin le théâtre, elle joua pour la dernière fois dans Isabelle et Gertrude, et dans je ne sais quel autre opéra, les deux plus jeunes rôles du répertoire. Quoique je l'aie très peu vue jouer, je me la rappelle parfaitement.

J'arrive enfin à celle dont j'ai pu suivre toute la carrière dramatique, au talent le plus parfait que l'Opéra Comique ait possédé, à madame Dugazon. Jamais on n'a porté sur la scène autant de vérité. Madame Dugazon avait un de ces talens de nature qui semblent ne rien devoir à l'étude. On n'apercevait plus l'actrice; c'était Babet, c'était la comtesse d'Albert ou Nicolette. Noble, naïve, gracieuse, piquante, elle avait vingt physionomies, de même qu'elle faisait toujours entendre l'accent propre au personnage, et son chant n'annonçait aucune autre prétention. Elle avait même la voix assez faible, mais cette voix suffisait au rire, aux larmes, à toutes les situations, à tous les rôles. Grétry et Daleyrac, qui ont travaillé pour elle, en étaient fous, et j'en étais folle.

Ce dernier mot me rappelle un rôle, dans lequel on a toujours vainement essayé de la copier. Jamais on n'a pu nous rendre Nina. Nina tout à la fois si décente et si passionnée! et si malheureuse, si touchante, que son aspect seul faisait fondre en larmes les spectateurs. Je crois avoir vu Nina vingt fois au moins, et chaque fois mon attendrissement a été le même. J'étais trop enthousiaste de madame Dugazon pour ne pas l'engager souvent à venir souper chez moi. Nous remarquions que si elle venait de jouer Nina, elle conservait encore les yeux un peu hagards, en un mot qu'elle restait Nina toute la soirée. C'était bien certainement à cette faculté de se pénétrer aussi profondément de son rôle qu'elle devait l'étonnante perfection de son talent.

Madame Dugazon était royaliste de coeur et d'ame. Elle en donna la preuve au public à une époque fort avancée de la révolution, un soir, qu'elle jouait la soubrette des Événemens imprévus. La reine assistait à ce spectacle, et dans un duo que le valet commence en disant: j'aime mon maître tendrement, madame Dugazon, qui devait répondre: Ah! comme j'aime ma maîtresse, se tourna vers la loge de Sa Majesté, la main sur son coeur, et chanta sa réplique d'une voix émue, en s'inclinant devant la reine. On m'a dit qu'un peu plus tard, le public, et quel public! voulut tirer vengeance de ce noble mouvement en s'obstinant à lui faire chanter je ne sais quelle horreur, qu'on chantait alors tous les soirs sur la scène. Madame Dugazon ne céda point: elle quitta le théâtre.

La longueur démesurée de cette lettre vous prouve, chère amie, que j'ai beaucoup aimé moi-même à jouer la comédie; car je ne vous ai point épargné les détails. Adieu.

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