Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome premier
LETTRE IX.
Chantilly.--Le Raincy.--Madame de Montesson.--La vieille princesse de Conti.--Gennevilliers.--Nos spectacles.--Le Mariage de Figaro.--Beaumarchais.--M. et madame de Villette.--Moulin-Joli.--Watelet.--M. de Morfontaine.--Le marquis de Montesquiou.--Mon horoscope.
Il m'était impossible, à mon grand regret, de rester long-temps à la campagne; mais je ne me refusais pas le plaisir d'y passer souvent plusieurs jours de suite, et j'étais invitée dans les plus beaux lieux voisins de Paris. J'ai pu voir, par exemple, les fêtes magnifiques de Chantilly, que le prince de Condé (celui que vous avez vu revenir en France avec Louis XVIII) savait si bien ordonner, et dont il faisait si bien les honneurs. Vous connaissez le superbe château de Chantilly. Son immense galerie était garnie alors d'armures françaises de différens siècles, dont quelques-unes par leur lourdeur et leur dimension semblaient avoir été faites pour des géants; ce qui, je trouve, ornait à merveille l'habitation d'un descendant du grand Condé. On voyait au bout de cette galerie le masque de Henri IV, moulé sur lui, sitôt après sa mort, et auquel étaient encore attachés quelques poils des sourcils du bon roi. Je ne sais ce qu'est devenu ce masque, que l'on a beaucoup reproduit en plâtre; quant aux armures, elles ont été pillées pendant la révolution, et plusieurs sont maintenant rassemblées dans un musée.
Ce château avait je ne sais quoi de grandiose, qui le rendait digne de ses maîtres. La salle à manger était d'une beauté remarquable: entre des colonnes de marbre se trouvaient placées de larges coupes, en marbre aussi, qui recevaient des cascades d'eau limpide et sans cesse renouvelée. Cette salle semblait être en plein air, son effet était magique. Le parc dans son immense étendue donnait l'idée d'une féerie avec ses lacs, ses rivières bordées de mille fleurs. Ce hameau charmant, dont les chaumières à l'intérieur brillaient de la plus grande magnificence, tout enfin faisait de Chantilly un séjour admirable; aussi les étrangers s'y rendaient-ils en foule, à l'époque dont je vous parle, à cette heureuse époque où le maître de ce beau lieu y vivait, adoré de tous les habitans, qu'il comblait de ses bienfaits et qui l'ont si vivement regretté.
En 1782 j'ai séjourné quelque temps au Raincy. Le duc d'Orléans, père de Philippe-Égalité, qui l'habitait alors, m'y fit venir pour y faire son portrait et celui de madame de Montesson. À l'exception du plaisir que je pris à voir de grandes parties de chasse, je m'ennuyai passablement au Raincy; mes séances finies, je n'avais de société qui me fût agréable que celle de madame Bertholet, fort aimable femme, qui jouait fort bien de la harpe. Saint-Georges, le mulâtre, si fort et si adroit, était du nombre des chasseurs. J'ai compris là comment il est des hommes, et surtout des princes, qui deviennent passionnés de la chasse; cet exercice, quand beaucoup de monde s'y trouve réuni, donne vraiment un grand spectacle. Ce mouvement général, joint aux sons des cors, a bien quelque chose de belliqueux.
À propos de ce voyage, je ne puis me rappeler aujourd'hui sans rire une particularité, qui dans le temps me scandalisa beaucoup. Pendant que madame de Montesson me donnait séance, la vieille princesse de Conti vint un jour lui faire une visite, et cette princesse en me parlant m'appela toujours mademoiselle. Il est vrai que jadis toutes les grandes dames en agissaient ainsi avec leurs inférieures. Mais cette morgue de la cour avait fini, avec Louis XV. J'étais alors sur le point d'accoucher de mon premier enfant, ce qui rendait la chose tout-à-fait étrange.
Si mon voyage au Raincy me parut peu réjouissant, il n'en était pas de même de ceux que je faisais à Gennevilliers, qui appartenait alors à M. le comte de Vaudreuil, un des hommes les plus aimables que l'on pût voir. Gennevilliers n'était nullement pittoresque; le comte de Vaudreuil avait acheté cette propriété en grande partie pour monseigneur le comte d'Artois, parce qu'elle renfermait de beaux cantons de chasse, et l'avait embellie autant qu'il était possible. La maison était meublée dans le meilleur goût, quoique sans magnificence; il s'y trouvait une salle de comédie, petite, mais charmante, dans laquelle ma belle-soeur, mon frère, M. de Rivière, et moi nous avons joué plusieurs opéras-comiques, avec madame Dugazon, Garat, Cailleau et Laruette. Ces deux derniers, qui étaient alors retirés du théâtre, jouaient admirablement, et avec un tel naturel, qu'un jour, comme ils répétaient ensemble la scène des deux pères dans Rose et Colas, je crus qu'ils causaient entre eux, et je leur dis: «Allons, il faut commencer la répétition.» On m'avait donné le rôle de Rose; Garat jouait assez gauchement celui de Colas; mais il chantait si bien! il était surtout délicieux de l'entendre dans la Colonie, dont la musique est ravissante à mon goût. Il avait pris le rôle de Saint-Albe; moi celui de Marine; et ma belle-soeur celui de la comtesse, qu'elle jouait comme un ange. Elle et M. de Rivière étaient vraiment des acteurs. Ils auraient pu briller même au théâtre.
M. le comte d'Artois et sa société venaient à nos spectacles. J'avoue que tout ce beau monde me donnait la peur au point que la première fois qu'ils y vinrent, sans que j'en fusse prévenue, je ne voulais plus jouer; la crainte de désobliger les amis qui jouaient avec moi me décida seule à entrer en scène: aussi M. le comte d'Artois, avec sa grâce ordinaire, vint-il entre les deux pièces nous encourager par tous les complimens imaginables.
Le dernier spectacle qui fut donné dans la salle de Gennevilliers fut une représentation du Mariage de Figaro par les acteurs de la Comédie Française. Je me rappelle que mademoiselle Sainval jouait la comtesse, mademoiselle Olivier le page; et que mademoiselle Contat était charmante dans le rôle de Suzanne. Il fallait néanmoins que Beaumarchais eût cruellement harcelé M. de Vaudreuil pour parvenir à faire jouer sur ce théâtre une pièce aussi inconvenante sous tous les rapports. Dialogue, couplets, tout était dirigé contre la cour, dont une grande partie se trouvait là, sans parler de la présence de notre excellent prince. Chacun souffrait de ce manque de mesure; mais Beaumarchais n'en était pas moins ivre de bonheur: il courait de tous côtés, comme un homme hors de lui-même; et comme on se plaignait de la chaleur, il ne donna pas le temps d'ouvrir les fenêtres, et cassa tous les carreaux avec sa canne, ce qui fit dire après la pièce, qu'il avait doublement cassé les vitres.
Le comte de Vaudreuil dut se repentir doublement aussi d'avoir accordé sa protection à l'auteur du Mariage de Figaro. Peu de temps après cette représentation, Beaumarchais lui fait demander un rendez-vous qu'il obtient aussitôt, et il arrive à Versailles de si bonne heure, que le comte venait à peine de se lever. Il parle alors d'un projet de finance qu'il vient d'imaginer et qui devait lui rapporter des trésors: puis il finit par proposer à M. de Vaudreuil une somme considérable s'il veut se charger de faire réussir l'affaire. Le comte l'écoute avec le plus grand calme, et quand Beaumarchais a tout dit:--Monsieur de Beaumarchais, lui répondit-il, vous ne pouviez venir dans un moment plus favorable; car j'ai passé une bonne nuit, j'ai bien digéré, jamais je ne me suis mieux porté qu'aujourd'hui; si vous m'aviez fait hier une pareille proposition, je vous aurais fait jeter par la fenêtre.
Une des belles campagnes que j'aie vues était Villette. La marquise de Villette (Belle et Bonne), m'ayant engagée à venir l'y voir, j'y suis allée passer quelques jours, et je retrouve dans mes papiers de fort jolis vers que M. de Villette fit pour mon arrivée. Je les copie ici, en vous priant toutefois de ne pas oublier que c'est un poète qui parle:
J'avais lu dans les vieux auteurs
Que les dieux autrefois visitaient les pasteurs,
Et qu'ils venaient charmer leur belle solitude:
J'aimais à me bercer de ces douces erreurs.
Embellir ces forêts devint ma seule étude,
J'y créai des jardins, je les semai de fleurs;
Mais des dieux vainement j'attendais la présence.
Ô sublime Lebrun! Vous, l'orgueil de la France,
Dont l'esprit créateur, dont l'immortel crayon
De plaire et d'étonner a la double puissance,
Et fait naître l'amour par l'admiration,
La Gloire qui vous accompagne
Agrandit ce petit château;
Elle ranime la campagne;
Vous nous rendez le jour plus beau,
Et vous réalisez mes châteaux en Espagne.
Nous trouvâmes une fois dans ce beau parc un homme qui peignait des barrières. Ce barbouilleur était si expéditif que M. de Villette lui en fit compliment.--Moi! répondit-il, je me fais fort d'effacer en un jour tout ce que Rubens a peint dans sa vie.
Madame de Villette recevait avec grâce, et faisait à merveille les honneurs de sa maison. Ce qui doit compléter son éloge à vos yeux, c'est qu'elle était extrêmement bienfaisante; j'ai vu dans son parc une élévation circulaire et naturelle, où l'on m'a dit qu'elle rassemblait les jeunes filles du village, pour les instruire comme aurait pu le faire un maître d'école.
Ah! que j'aurais aimé, chère amie, me promener avec vous dans les bois de Moulin-Joli! Voilà un de ces lieux qu'on n'oublie pas: si beau! si varié! pittoresque, élysien, sauvage, ravissant enfin. Représentez-vous une grande île, couverte de bois, de jardins, de vergers, que la Seine coupait par le milieu. On passait d'un bord à l'autre sur un pont de bateaux, garni des deux côtés par des caisses remplies de fleurs, que l'on renouvelait à chaque saison, et des bancs, placés de distance en distance, vous permettaient de jouir long-temps d'un air parfumé, et de points de vues admirables; de loin, ce pont qui se répétait dans l'eau produisait un effet charmant. Des arbres de haute futaie, d'un ton très vigoureux, bordaient la rivière à droite; à gauche, la rive était couverte d'énormes peupliers et de grands saules pleureurs, dont les branches à douce verdure tombaient en berceau; un de ces saules entre autres, formait une énorme voûte, sous laquelle on se reposait, on rêvait avec délices 19. Je ne puis vous dire combien je me sentais heureuse dans ce beau lieu, auquel, à mon gré, je n'ai rien vu de comparable.
Cet Élysée appartenait à un homme de ma connaissance, M. Watelet, grand amateur des arts, et auteur d'un poëme sur la peinture. M. Watelet était un homme distingué, d'un caractère doux et liant, qui s'était fait beaucoup d'amis. Dans son île enchantée, je le trouvais en harmonie avec tout ce qui l'entourait; il y recevait avec grâce et simplicité une société peu nombreuse, mais parfaitement bien choisie. Une amie à laquelle il était attaché depuis trente ans, était établie chez lui: le temps avait sanctifié pour ainsi dire leur liaison, au point qu'on les recevait ensemble dans la meilleure compagnie, ainsi que le mari de la dame, qui, chose assez bizarre, ne la quittait jamais.
Plus tard, en 1788, Moulin-Joli fut acheté par un nommé M. Gaudran, riche commerçant, qui m'invita avec ma famille à venir y passer un mois. Ce nouveau propriétaire n'entendait rien au pittoresque; je vis avec peine qu'il avait déjà gâté quelques parties de cet élysée; heureusement les plus grandes beautés étaient restées intactes. Robert, le peintre de paysage, et moi, nous retrouvâmes tout l'enchantement que ce lieu nous avait déjà fait éprouver. C'est pendant ce voyage que je fis un de mes meilleurs portraits, celui de Robert, la palette à la main. Lebrun Pindare composa son Exegi monumentum, ce morceau si plein d'un orgueil que justifie sa beauté. Mon frère aussi fit de très jolis vers. Ces bois nous inspiraient tous.
Monsieur de Calonne, qui m'a donné tant de choses, comme vous savez, m'avait, disait-on, donné aussi Moulin-Joli. Ah! si j'avais eu Moulin-Joli, je ne l'aurais, je crois, jamais quitté. Mon bien grand regret, au contraire, est de ne l'avoir pas acheté lorsqu'à ma rentrée en France je l'ai trouvé en vente; mais un retard qui survint dans l'envoi des fonds que j'attendais de Russie m'en ôta les moyens. Moulin-Joli fut vendu alors quatre-vingt mille francs à un chaudronnier, qui, en faisant couper tous les beaux arbres, a retrouvé pour le moins, le prix de son acquisition; et maintenant, quand mes souvenirs me reportent dans ce délicieux séjour, il s'ensuit la triste pensée de sa destruction totale.
Quelque temps avant la révolution, j'allai à Morfontaine, et de là nous fîmes une course à Ermenonville, où je vis le tombeau de J.-J. Rousseau. La célébrité de ce beau parc d'Ermenonville en gâtait la promenade pour moi; on y trouve des inscriptions à chaque pas, cela tyrannise la pensée.
À Morfontaine, j'ai toujours préféré cette partie pittoresque du parc qui n'est point arrangée à l'anglaise, et où se trouve maintenant un grand lac; de l'avis de tous les artistes, au reste, elle tient un premier rang dans son genre. À l'époque dont je vous parle, M. de Morfontaine l'avait embellie, en y creusant des canaux, sur lesquels nous nous promenions en bateau. Le lac, qui n'avait pas alors une aussi grande étendue, était entrecoupé d'îles charmantes: à présent, on n'y voit plus qu'une seule petite île, qui me fait absolument l'effet d'un petit pâte, au milieu de cette immense masse d'eau.
M. de Morfontaine recevait avec tant de bienveillance et de simplicité, que chacun chez lui se croyait chez soi. Le comte de Vaudreuil, Lebrun le poète, le chevalier de Coigny, si aimable et si gai, Brongniart, Robert, Rivière et mon frère, faisaient toutes les nuits des charades, et se réveillaient mutuellement pour se les dire; cette folle gaieté prouve assez de quelle liberté l'on jouissait dans ce beau lieu. À la vérité, l'ordre en était banni aussi bien que la gêne. Heureusement, nous étions entre intimes et en petit nombre; car je n'ai jamais vu château aussi mal tenu. M. de Morfontaine, en toutes choses, poussait le décousu à un degré inimaginable, et vous jugez que sa maison devait se ressentir de cette manière d'être.
À cette époque, M. le Pelletier de Morfontaine était prévôt des marchands; il a fait construire, je ne sais quel pont de Paris. Je me souviens qu'il portait constamment dans sa poche un petit calpin, sur lequel il écrivait sans cesse ce qu'il entendait dire de remarquable dans la société. J'ai souvent essayé de lire par-dessus son épaule; mais, quoique ses lettres fussent très grosses, il m'a toujours été impossible de déchiffrer un seul mot, tant son écriture était informe; je défie bien ses héritiers de tirer jamais parti des souvenirs qu'il doit avoir laissés.
Quand on quittait Morfontaine pour aller à Maupertuis, on ne pouvait s'abstenir de comparer la tenue de ces deux belles maisons; car la différence était frappante. Partout à Maupertuis régnaient l'ordre et la magnificence. M. de Montesquiou tenait là véritablement l'état d'un grand seigneur. Comme il était écuyer de Monsieur (depuis Louis XVIII), il lui était facile de mettre à nos ordres, chevaux, calèches et voitures de toute espèce. Les repas étaient splendides, le château assez vaste pour contenir habituellement trente ou quarante maîtres, tous bien logés, parfaitement soignés; et cette nombreuse société se renouvelait sans cesse.
La mère et la femme de M. de Montesquiou avaient pour moi mille bontés. Sa belle-fille, qui depuis a été gouvernante du fils de Napoléon, était douce, naturelle, très aimable. Quant à lui, je l'avais vu souvent à Paris, et il m'avait toujours semblé fort spirituel, mais sec et frondeur; à Maupertuis, il était doux, affable, en un mot ce n'était plus le même homme. Quand par hasard nous nous trouvions en petit nombre, il nous faisait le soir des lectures, et s'en acquittait à merveille. C'est à Maupertuis, étant grosse et souffrante, que j'ai fait son portrait, dont je n'ai jamais été satisfaite.
Je me souviens qu'un soir, en petit comité, le marquis de Montesquiou tira l'horoscope de chacun de nous. Il me prédit que je vivrais long-temps, et que je serais une aimable vieille, parce que je n'étais pas coquette. Maintenant que j'ai vécu long-temps, suis-je une aimable vieille? J'en doute; mais au moins je suis une vieille aimante, car je vous aime tendrement.
Adieu.
LETTRE X.
Le duc de Nivernais.--Le maréchal de Noailles.--Son mot à Louis XV.--Madame Dubarry.--Louvecienne.--Le duc de Brissac.--Sa mort.--Celle de madame Dubarry.--Portraits que j'ai faits à Louveciennes.
J'ai été dîner plusieurs fois à Saint-Ouen, chez le duc de Nivernais, qui avait là une fort belle habitation, et qui réunissait chez lui la plus aimable société qu'on puisse voir. Le duc de Nivernais, que l'on a toujours cité pour la grâce et la finesse de son esprit, avait des manières nobles et douces sans aucune afféterie. Il se distinguait surtout par son extrême galanterie avec les femmes de tout âge. Sous ces rapports, je pourrais en parler comme d'un modèle dont je n'aurais point trouvé de copie si je n'avais pas connu le comte de Vaudreuil, qui, beaucoup plus jeune que M. de Nivernais, joignait à une galanterie recherchée une politesse d'autant plus flatteuse qu'elle partait du coeur. Au reste, il est devenu fort difficile aujourd'hui de donner une idée de l'urbanité, de la gracieuse aisance, en un mot des manières aimables qui faisaient, il y a quarante ans, le charme de la société à Paris. Cette galanterie dont je vous parle, par exemple, a totalement disparu. Les femmes régnaient alors, la révolution les a détrônées.
Le duc de Nivernais était petit, fort maigre. Quoique très âgé, quand je l'ai connu, il était encore plein de vivacité. Il aimait passionnément la poésie, et faisait des vers charmans.
Je suis allée souvent aussi dîner chez le maréchal de Noailles, dans son beau château situé à l'entrée de Saint-Germain. Il y avait alors un fort grand parc, admirablement soigné. Le maréchal était très aimable: son esprit, sa gaieté animaient tous ses convives, qu'il choisissait parmi les célébrités littéraires et les gens les plus distingués de la ville et de la cour.
Le maréchal de Noailles avait un esprit original et surtout piquant. Il était rare qu'il pût résister au désir de lancer un trait malin; c'est lui qui répondit à Louis XV, mangeant à la chasse des olives qu'il trouvait mauvaises: «C'est sans doute le fond du baril, sire.»
Ce mot reporte mon souvenir sur une femme dont je ne vous ai pas encore parlé, quoique je l'aie vue de fort près; une femme qui, sortie des derniers rangs de la société, a passé par les palais d'un roi pour aller à l'échafaud, et à qui sa triste fin fait pardonner le scandaleux éclat de sa vie. C'est en 1786 que j'allai, pour la première fois, à Louveciennes, où j'avais promis de peindre madame Dubarry, et j'étais extrêmement curieuse de voir cette favorite, dont j'avais si souvent entendu parler. Madame Dubarry pouvait avoir alors quarante-cinq ans environ. Elle était grande sans l'être trop; elle avait de l'embonpoint; la gorge un peu forte, mais fort belle; son visage était encore charmant, ses traits réguliers et gracieux; ses cheveux étaient cendrés et bouclés comme ceux d'un enfant; son teint seulement commençait à se gâter.
Elle me reçut avec beaucoup de grâces, et me parut avoir fort bon ton; mais je lui trouvai plus de naturel dans l'esprit que dans les manières: outre que son regard était celui d'une coquette, car ses yeux allongés n'étaient jamais entièrement ouverts, sa prononciation avait quelque chose d'enfantin qui ne seyait plus à son âge.
Elle m'établit dans un corps de logis, situé derrière la machine de Marly, dont le bruit lamentable m'ennuyait fort. Dessous mon appartement, se trouvait une galerie fort peu soignée, dans laquelle étaient placés, sans ordre, des bustes, des vases, des colonnes, des marbres les plus rares et une quantité d'autres objets précieux; en sorte qu'on aurait pu se croire chez la maîtresse de plusieurs souverains, qui tous l'avaient enrichie de leurs dons. Ces restes de magnificence contrastaient avec la simplicité qu'avait adoptée la maîtresse de la maison, et dans sa toilette, et dans sa façon de vivre. L'été comme l'hiver, madame Dubarry ne portait plus que des robes-peignoirs de percale ou de mousseline blanche, et tous les jours, quelque temps qu'il fît, elle se promenait dans son parc ou dehors, sans qu'il en résultât aucun inconvénient pour elle, tant le séjour de la campagne avait rendu sa santé robuste. Elle n'avait conservé aucune relation avec la nombreuse cour qui pendant longtemps l'avait entourée. L'ambassadrice de Portugal, la belle madame de Sousa, et la marquise de Brunoy étaient, je crois, les deux seules femmes qu'elle vît alors, et durant mes séjours chez elle, que j'ai faits à trois époques différentes, j'ai pu m'assurer que les visites ne troublaient point sa solitude 20. Je ne sais pourquoi cependant les ambassadeurs de Tipoo-Saïb se crurent obligés d'aller visiter l'ancienne maîtresse de Louis XV. Non-seulement ils vinrent à Louveciennes, mais ils apportèrent des présens à madame Dubarry; entre autres, des pièces de mousseline, très richement brodées en or. Elle m'en donna une superbe, à fleurs larges et détachées, dont les couleurs et l'or sont parfaitement nuancés.
Les soirs, nous étions le plus souvent seules, au coin du feu, madame Dubarry et moi. Elle me parlait quelquefois de Louis XV et de sa cour, toujours avec le plus grand respect pour l'un et les plus grands ménagemens pour l'autre. Mais elle évitait tous détails; il était même évident qu'elle préférait s'abstenir de ce sujet d'entretien, en sorte qu'habituellement sa conversation était assez nulle. Au reste, elle se montrait aussi bonne femme par ses paroles que par ses actions, et elle faisait beaucoup de bien à Louveciennes, où tous les pauvres étaient secourus par elle. Nous allions souvent ensemble visiter quelque malheureux, et je me rappelle encore la sainte colère où je la vis, un jour, chez une pauvre accouchée qui manquait de tout.--Comment! disait madame Dubarry, vous n'avez eu ni linge, ni vin, ni bouillon?--Hélas! rien, madame. Aussitôt nous rentrons au château; madame Dubarry fait venir sa femme de charge et d'autres domestiques qui n'avaient point exécuté ses ordres. Je ne puis vous dire dans quelle fureur elle se mit contre eux, tout en faisant faire devant elle un paquet de linge qu'elle leur fit porter à l'instant même, avec du bouillon et du vin de Bordeaux.
Tous les jours, après dîner, nous allions prendre le café dans ce pavillon, si renommé pour le goût et la richesse de ses ornemens. La première fois que madame Dubarry me le fit voir, elle me dit: «C'est dans cette salle que Louis XV me faisait l'honneur de venir dîner. Il y avait au-dessus une tribune pour les musiciens qui chantaient pendant le repas.» Le salon était ravissant: outre qu'on y jouit de la plus belle vue du monde, les cheminées, les portes, tout était du travail le plus précieux; les serrures même pouvaient être admirées comme des chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, et les meubles étaient d'une richesse, d'une élégance au-dessus de toute description.
Ce n'était plus Louis XV alors qui s'étendait sur ces magnifiques canapés, c'était le duc de Brissac, et nous l'y laissions souvent, parce qu'il aimait à faire sa sieste. Le duc de Brissac vivait comme établi à Louveciennes; mais rien, dans ses manières et dans celles de madame Dubarry, ne pouvait laisser soupçonner qu'il fût plus que l'ami de la maîtresse du château. Toutefois il était aisé de voir qu'un tendre attachement unissait ces deux personnes, et peut-être cet attachement leur a-t-il coûté la vie. Lorsqu'avant l'époque de la terreur, madame Dubarry passa en Angleterre pour retrouver ses diamans volés, qu'en effet elle y retrouva, les Anglais l'avaient très bien reçue. Ils firent tout pour l'empêcher de retourner en France, au point qu'au moment de son départ, des amis dételèrent ses chevaux de poste. Le seul désir de rejoindre le duc de Brissac, qu'elle avait laissé caché dans son château de Louveciennes, la fit résister aux instances de ceux qui voulaient la retenir à Londres, où la vente de ses diamans pouvait la faire vivre dans l'aisance. Elle partit pour son malheur, et vint retrouver le duc de Brissac à Louveciennes. Fort peu de temps après, le duc fut arrêté sous ses yeux et conduit en prison à Orléans. C'est là qu'on vint le chercher, lui et trois autres, pour les transporter, disait-on, à Versailles. Tous les quatre furent mis dans un tombereau, et à peine à moitié chemin, tous les quatre furent indignement massacrés!
On porta la tête sanglante du duc de Brissac à madame Dubarry, et vous imaginez ce que l'infortunée dut souffrir à cette horrible vue! elle ne tarda pas elle-même à subir le sort réservé alors à tous ceux qui possédaient quelque fortune, comme à ceux qui portaient un grand nom; elle fut trahie et dénoncée par un petit nègre, nommé Zamore, dont il est question dans tous les mémoires du temps, pour avoir été comblé de ses bienfaits et des bienfaits de Louis XV. Arrêtée, mise en prison, madame Dubarry fut jugée et condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire à la fin de 1793. Elle est la seule femme, parmi tant de femmes que ces jours affreux ont vues périr, qui ne put soutenir l'aspect de l'échafaud; elle cria, elle implora sa grâce de la foule atroce qui l'environnait, et cette foule s'émut au point que le bourreau se hâta de terminer le supplice. Ceci m'a toujours persuadé que, si les victimes de ce temps d'exécrable mémoire n'avaient pas eu le noble orgueil de mourir avec courage, la terreur aurait cessé beaucoup plus tôt. Les hommes dont l'intelligence n'est point développée ont trop peu d'imagination pour qu'une souffrance intérieure les touche, et l'on excite bien plus aisément la pitié du peuple que son admiration.
J'ai fait trois portraits de madame Dubarry. Dans le premier je l'ai peinte en buste, petit trois-quarts, en peignoir, avec un chapeau de paille; dans le second, elle est vêtue en satin blanc; d'une main elle tient une couronne, et l'un de ses bras est appuyé sur un piédestal. J'ai fait ce tableau avec le plus grand soin; il était, ainsi que le premier, destiné au duc de Brissac, et je l'ai revu dernièrement. Le vieux général à qui il appartient a sans doute fait barbouiller la tête, car ce n'est point celle que j'ai faite; celle-ci a du rouge jusqu'aux yeux, et madame Dubarry n'en mettait jamais. Je renie donc cette tête qui n'est point de moi; tout le reste du tableau est intact et bien conservé. Il vient d'être vendu à la mort de ce général.
Le troisième portrait que j'ai fait de madame Dubarry, est chez moi. Je l'ai commencé vers le milieu de septembre 1789. De Louveciennes, nous entendions des canonnades à l'infini, et je me rappelle que la pauvre femme me disait: «Si Louis XV vivait, sûrement tout cela n'aurait pas été ainsi.» J'avais peint la tête et tracé la taille et les bras, lorsque je fus obligée de faire une course à Paris; j'espérais pouvoir retourner à Louveciennes pour finir mon ouvrage; mais on venait d'assassiner Berthier et Foulon. Mon effroi était porté au comble, et je ne songeais plus qu'à quitter la France; je laissai donc ce tableau à moitié terminé. Je ne sais pas par quel hasard M. le comte Louis de Narbonne s'en trouva possesseur pendant mon absence; à mon retour en France, il me l'a rendu, et je viens de le terminer.
Le triste contenu de cette lettre, m'avertit que je suis arrivée à l'époque de mon existence dont je voudrais pouvoir perdre la mémoire, dont je repousserais les souvenirs, ainsi que je le fais bien souvent, si je ne vous avais promis le récit sincère et complet de ma vie. Il ne s'agira plus maintenant de joies, de soupers grecs, de comédies, mais de jours d'angoisses et d'effroi; et je remets à vous en parler dans mes premières lettres. Adieu, chère.
LETTRE XI.
Romainville.--Le maréchal de Ségur.--La Malmaison.--Madame le Couteux-du-Moley.--L'abbé Sieyes.--Madame Auguier.--Mot de la reine.--Madame Campan.--Sa lettre.--Madame Rousseau.--Le premier dauphin.
Je ne puis songer aux dernières campagnes que j'ai visitées, sans qu'il se mêle au souvenir de quelques doux momens plus d'un souvenir pénible: en 1788, par exemple, je partis avec Robert, pour aller passer quelques jours à Romainville, chez le maréchal de Ségur; en route, nous remarquâmes que les paysans ne nous ôtaient plus leurs chapeaux; ils nous regardaient au contraire avec insolence, et quelques-uns même nous menaçaient avec leurs bâtons. Arrivés à Romainville, nous fûmes témoins du plus terrible orage que l'on puisse voir. Le ciel avait pris un ton jaunâtre, teinté de gris foncé, et quand ces nuages effrayans s'entr'ouvrirent, il en sortit des milliers d'éclairs, accompagnés d'un tonnerre affreux, et de grêlons si énormes qu'ils ravagèrent un espace de quarante lieues des environs de Paris. Tant que dura l'orage, je me rappelle que madame de Ségur et moi, pâles et tremblantes, nous nous regardions en frissonnant; il nous semblait voir dans ce jour sinistre le présage des malheurs, que, sans être astrologue, on pouvait prédire alors.
Le soir et le lendemain, nous allâmes tous avec le maréchal contempler les tristes effets de l'orage. Le blé, les vignes, les arbres fruitiers, tout était détruit. Les paysans pleuraient et s'arrachaient les cheveux. Chacun s'empressa de venir au secours de ces infortunés; les gros propriétaires donnèrent beaucoup d'argent; un homme fort riche distribua aussitôt pour son compte quarante mille francs aux malheureux qui l'entouraient. À la honte de l'humanité, ce même homme, l'année suivante, fut massacré un des premiers par les cannibales révolutionnaires.
Dans cet été de 1788, j'allai passer quinze jours à la Malmaison, qui appartenait alors à madame la comtesse du Moley. Madame du Moley était une jolie femme très à la mode. Son esprit n'électrisait pas; mais elle comprenait celui des autres avec intelligence. Le comte Olivarès était alors établi chez elle, et elle avait eu pour lui la galanterie de faire placer à l'entrée d'un chemin situé dans le haut du parc, une inscription portant: Sierra Morena. Olivarès n'était point ce qu'on appelle aimable. Ce que j'ai remarqué en lui de plus saillant était sa malpropreté; ses poches, pleines de tabac d'Espagne, lui servaient de tabatière.
Le duc de Crillon et le cher abbé Delille venaient fort souvent à la Malmaison où je me trouvais heureuse de les rencontrer. Madame du Moley aimait beaucoup à se promener toute seule, et j'étais parfaitement de son goût; en sorte qu'il était convenu que l'on tiendrait une branche de verdure à la main, si l'on ne désirait pas se chercher ou s'aborder. Je ne marchais jamais sans ma branche; mais si j'apercevais l'abbé Delille, je la jetais bien vite.
En juin 1789, j'allai dîner à la Malmaison; j'y trouvai l'abbé Sieyes et plusieurs autres amateurs de la révolution. M. du Moley hurlait contre les nobles; chacun criait, pérorait sur toutes choses propres à opérer un bouleversement général; on eût dit un vrai club, et ces conversations m'effrayaient horriblement. Après dîner, l'abbé Sieyes dit à je ne sais plus quelle personne: «En vérité, je crois que nous irons trop loin.»--Ils iront si loin qu'ils se perdront en chemin, dis-je à madame du Moley, qui avait entendu l'abbé comme moi, et qui s'attristait aussi de tant de présages funestes.
Dans le même temps à peu près, j'allai passer quelques jours à Marly, chez madame Auguier, soeur de madame Campan, et attachée elle-même au service de la reine. Elle avait près de la machine un château et un fort beau parc. Un jour qu'elle et moi étions à une fenêtre qui avait vue sur la cour, laquelle cour donnait sur le grand chemin, nous vîmes entrer un homme ivre, qui tomba par terre. Madame Auguier, avec sa bonté ordinaire, appela le valet de chambre de son mari, lui dit de secourir ce malheureux, de le conduire à la cuisine et d'en avoir bien soin. Peu de momens après, le valet de chambre revint.--«En vérité, dit-il, madame est trop bonne; c'est un misérable que cet homme! voici les papiers qui viennent de tomber de sa poche.» Et il nous remit plusieurs cahiers, dont l'un commençait ainsi: À bas la famille royale! à bas les nobles! à bas les prêtres! puis suivaient les litanies révolutionnaires et mille prédictions atroces, écrites en termes qui faisaient dresser les cheveux. Madame Auguier fit venir la maréchaussée, à qui était alors confiée la garde des villages. Quatre de ces militaires arrivent; on leur enjoint d'emmener cet homme et de prendre des informations sur son compte; ils l'emmènent; mais le valet de chambre les ayant suivis de loin sans qu'ils s'en aperçussent, les vit, dès qu'ils eurent tourné le chemin, prendre leur prisonnier bras dessus bras dessous, et sauter, chanter avec lui, de l'air du meilleur accord. Je ne puis vous dire à quel point ceci nous effraya. Qu'allions-nous devenir, mon Dieu! si la force publique faisait cause commune avec les coupables?
J'avais conseillé à madame Auguier de montrer ces cahiers à la reine, et quelques jours après, se trouvant de service, elle les fit lire à S. M., qui les lui rendit en disant: «Ce sont des choses impossibles; je ne croirai jamais qu'ils méditent de pareilles atrocités.» Hélas! les événemens n'ont que trop tôt dissipé ce noble doute, et sans parler de l'auguste victime qui ne voulait point croire à tant d'horreurs, la pauvre madame Auguier elle-même était destinée à payer son dévouement de sa vie.
Ce dévouement ne s'est jamais démenti; dans les cruels momens de la révolution, sachant que la reine était sans argent, elle s'empressa de lui prêter vingt-cinq louis. Les révolutionnaires le surent, et vinrent aussitôt au château des Tuileries pour la conduire en prison, ou pour mieux dire à la guillotine. En les voyant arriver, l'air furieux, la menace à la bouche, madame Auguier préféra une mort prompte à l'angoisse de tomber entre leurs mains. Elle se jeta par la fenêtre et se tua.
J'ai peu connu de femmes aussi belles et aussi aimables que madame Auguier. Elle était grande et bien faite; son visage était d'une fraîcheur remarquable, son teint blanc et rose, et ses jolis yeux exprimaient sa douceur et sa bonté. Elle a laissé deux filles, que j'ai connues dès leur enfance à Marly. L'une a épousé le maréchal Ney; la seconde a été mariée à M. Debroc. Cette dernière a péri bien jeune encore, et bien malheureusement. Comme elle voyageait avec madame Louis Bonaparte, son intime amie, elle voulut, dans une incursion à Ancenis, traverser sur une planche un profond précipice; la planche manqua sous ses pieds, et l'infortunée tomba morte dans l'abîme!
Madame Auguier avait deux soeurs: l'une était madame Campan si connue, et comme la première femme de chambre de la reine, et comme l'habile directrice de cette maison d'éducation, à Saint-Germain, dans laquelle toutes les notabilités de l'empire faisaient élever leurs filles. J'avais connu madame Campan à Versailles, à l'époque où elle jouissait de toute la faveur et de toute la confiance de la reine. Je ne doutais nullement qu'elle n'eût conservé à son auguste maîtresse le dévouement et la reconnaissance dus à tant de bontés, lorsque, pendant mon séjour à Pétersbourg, vous pouvez vous rappeler qu'un soir je l'entendis accuser d'avoir abandonné et trahi la reine. Ne pouvant voir dans ce propos que la plus infâme calomnie, je pris avec chaleur la défense de ma compatriote, et je m'écriai plusieurs fois: C'est impossible! Deux ans plus tard, revenue en France, je reçus, peu de jours après mon arrivée, la lettre suivante, que m'écrivit madame Campan, et que je copie ici, afin de vous faire connaître une justification qui me semble porter tous les caractères de la franchise.
Saint-Germain, ce 27 janvier, vieux style.
Vous avez dit bien loin de moi, aimable dame: C'est impossible! Le véritable esprit, la bonté, la sensibilité ont dirigé votre opinion; et ces qualités rares, si rares de nos jours, se sont, pour mon bonheur, trouvées chez vous réunies à des talens encore plus rares. Vous entendez mon impossible autant que je suis pénétrée de ce qu'il a été prononcé par vous. En effet, comment croire que jamais j'aie pu séparer un moment mes sentimens, mes opinions, mon dévouement, de tout ce que je devais à l'être trop infortuné qui, tous les jours, faisait mon bonheur et celui des miens, et dont la conservation dans des droits qui étaient attaqués par une faction perfide et sanguinaire assurait le bonheur de tous et le mien particulièrement? J'ai eu, au contraire, l'avantage de lui donner des preuves non équivoques d'une reconnaissance telle qu'elle avait droit d'attendre. Ma pauvre soeur Auguier et moi, quoique je ne fusse pas de service, avons affronté la mort, pour ne la point quitter, dans la nuit à jamais mémorable et horrible du 10 août. Sorties de ce massacre, cachées et mourantes d'effroi dans des maisons de Paris, nous avons ranimé nos forces pour parvenir jusqu'aux Feuillans, et la servir encore dans sa première détention à l'Assemblée. Pétion seul nous a séparées d'elle, lorsque nous voulûmes la suivre au Temple.--Avec des faits aussi vrais et si naturels, que je suis loin d'en tirer vanité, comment, direz-vous, peut-on avoir été aussi étrangement calomniée? Ne fallait-il pas me faire payer chèrement une faveur marquée et soutenue pendant tant d'années. Pardonne-t-on la faveur dans une cour, même quand elle tombe sur une personne de la classe de la domesticité? On voulait me perdre dans l'esprit de la reine, voilà tout. On n'y réussit pas, et l'on saura quelque jour jusqu'à quel degré elle m'a conservé sa bienveillance et sa confiance dans les choses les plus importantes. Je dois cependant ajouter, pour ne rien déguiser de ce qui a pu porter à méconnaître mes véritables sentimens, que jamais je n'avais pu amener mon esprit à concevoir le plan de l'émigration; que je le regardais comme funeste aux émigrans, mais bien plus encore, dans mes idées à cette époque, au salut de Louis XVI. Habitant les Tuileries, j'étais sans cesse frappée de cette réflexion, qu'il n'y avait qu'un quart de lieue de ce palais aux faubourgs insurgés, et cent lieues de Coblentz ou des armées protectrices. Le sentiment et l'esprit des femmes sont bavards; je disais trop et trop souvent mon opinion sur cette mesure qui, dans ce temps, était l'espoir de tous. Un sentiment bien différent de l'amour insensé et criminel d'une révolution affreuse dictait mes craintes. Le temps ne les a que trop justifiées; et les innombrables victimes de ce projet ne devraient plus me les imputer à crime.
Mais enfin, j'existe à présent sous une forme nouvelle; j'y suis livrée en entier, et avec la paix d'un coeur qui n'a pas le plus léger reproche à se faire. Depuis long-temps je désire vous faire voir l'ensemble de mon plan d'éducation, vous recevoir, vous fêter en amie sincère et précieuse. Prenez un jour avec l'intéressante et infortunée Rousseau, et ce sera pour moi un jour de fête. Croyez à ma tendresse, à mon estime, à ma reconnaissance, enfin à tous les sentimens que je vous ai voués.
GENET CAMPAN.
Madame Auguier, outre madame Campan, avait une autre soeur, nommée madame Rousseau, fort aimable femme, que la reine avait attachée au service du premier dauphin, et qui m'a souvent donné l'hospitalité, lorsque j'avais des séances à la cour 21. Elle était devenue si chère au jeune prince qu'elle soignait, que l'aimable enfant lui disait, deux jours avant de mourir: «Je t'aime tant, Rousseau, que je t'aimerai encore après ma mort.»
Le mari de madame Rousseau était maître d'armes des enfans de France. Aussi, comme attaché à double titre à la famille royale, ne put-il échapper à la mort: il fut pris et guillotiné. On m'a dit que, son jugement rendu, un juge avait eu l'atrocité de lui crier: «Pare celle-ci, Rousseau!»
En vous entretenant de ces horreurs, j'anticipe sur le temps dont il me reste à vous parler jusqu'au jour où j'ai quitté la France. Je reprendrai dans une première lettre le récit des tristes événemens qui m'ont obligée à fuir mon pays pour aller chercher dans des pays étrangers, non-seulement ma sûreté, mais cette bienveillance dont vous-même m'avez comblée, durant mon séjour en Russie, et dont je garde une si douce mémoire.
Adieu, chère amie.
LETTRE XII.
1789.--Terreur dont je suis frappée.--Je me réfugie chez Brongniart.--MM. de Sombreuil.--Paméla.--Le 5 octobre.--On va chercher la famille royale à Versailles.--Je quitte Paris.--Mes compagnons dans la diligence.--Je passe les monts.
L'affreuse année de 1789 était commencée, et la terreur s'emparait déjà de tous les esprits sages. Je me rappelle parfaitement qu'un soir où j'avais réuni du monde chez moi pour un concert, la plus grande partie des personnes qui m'arrivaient, entraient avec l'air consterné; elles avaient été le matin à la promenade de Longchamp; la populace, rassemblée à la barrière de l'Étoile, avait injurié de la façon la plus effrayante les gens qui passaient en voiture; des misérables montaient sur les marche-pieds en criant: «L'année prochaine, vous serez derrière vos carrosses, c'est nous qui serons dedans!» et mille autres propos plus infâmes encore. Ces récits, comme vous pouvez croire, attristèrent beaucoup ma soirée; je me souviens d'avoir remarqué que la personne la moins effrayée était madame de Villette, la belle et bonne de Voltaire. Quant à moi, j'avais peu besoin d'apprendre de nouveaux détails pour entrevoir les horreurs qui se préparaient. Je savais, à n'en pouvoir douter, que ma maison, rue du Gros-Chenet, où je venais de m'établir depuis trois mois seulement, était marquée par les malfaiteurs. On jetait du soufre dans mes caves par les soupiraux. Si j'étais à ma fenêtre, de grossiers sans-culottes me menaçaient du poing; mille bruits sinistres m'arrivaient de tous les côtés; enfin, je ne vivais plus que dans un état d'anxiété et de chagrin profond.
Ma santé s'altérait sensiblement, et deux de mes bons amis, Brongniart, l'architecte, et sa femme, étant venus me voir, me trouvèrent si maigre et si changée, qu'ils me conjurèrent de venir passer quelques jours chez eux, ce que j'acceptai avec reconnaissance. Brongniart avait son logement aux Invalides; je fus conduite chez lui par un médecin attaché au Palais-Royal, et dont les gens portaient la livrée d'Orléans, la seule qui fût alors respectée. On me donna le meilleur lit. Comme je ne pouvais pas manger, on me nourrissait avec d'excellent vin de Bordeaux et du bouillon, et madame Brongniart ne me quittait pas. Tant de soins auraient dû me calmer, outre que mes amis voyaient beaucoup moins en noir que moi; mais il était impossible de me rassurer contre les maux que je prévoyais.--À quoi bon vivre? à quoi bon se soigner? disais-je souvent à mes bons amis; car l'effroi que m'inspirait l'avenir me faisait prendre la vie en dégoût; et pourtant il faut le dire, si loin que pût aller mon imagination, je ne devinais qu'une partie des crimes qui se sont commis plus tard.
Je me rappelle avoir soupé chez Brongniart avec l'excellent M. de Sombreuil, alors gouverneur des Invalides. Il nous dit savoir qu'on devait venir s'emparer des armes qu'il tenait en dépôt.--Mais, ajouta-t-il, je les ai si bien cachées que je défie bien qu'ils les trouvent. Ce brave homme ne songeait pas qu'on ne pouvait alors compter que sur soi-même. Comme les armes ne tardèrent pas à être enlevées, il faut croire qu'il fut trahi par les gens de l'hôtel qu'il avait employés.
M. de Sombreuil, aussi recommandable par ses vertus privées que par ses talens militaires, s'est trouvé au nombre des prisonniers que l'on devait immoler dans les prisons le 2 septembre. Les assassins accordèrent sa vie aux larmes, aux supplications de son héroïque fille; mais, atroces jusque dans le pardon, ils forcèrent mademoiselle de Sombreuil à boire un verre du sang qui coulait à flots devant la prison! et pendant fort long-temps, la vue de tout ce qui portait la couleur rouge causait d'horribles vomissemens à cette jeune infortunée. Plus tard (en 1794), M. de Sombreuil fut envoyé à l'échafaud par le tribunal révolutionnaire. Ces deux événemens ont inspiré au poète Legouvé le plus beau de ses vers:
Des bourreaux l'ont absous, des juges l'ont frappé.
M. de Sombreuil avait laissé un fils, très distingué par son caractère et par sa bravoure. Il commandait un des régimens venus d'Angleterre à Quiberon vers la fin de 1795. La Convention nationale ayant violé la capitulation souscrite par le général Hoche, M. de Sombreuil reçut la mort comme un brave; il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux, et commanda lui-même le feu. Tallien, au moment de l'exécution, lui dit:--Monsieur, vous êtes d'une famille bien malheureuse.--J'étais venu la venger, répondit M. de Sombreuil, mais je ne puis que l'imiter.
Madame Brongniart me menait promener derrière les Invalides; il y avait tout près de là quelques maisons de paysans. Comme nous étions assises contre une de ces masures, nous entendîmes causer entre eux deux hommes qui ne pouvaient nous voir.--Veux-tu gagner dix francs, disait l'un, viens avec nous faire le train. Il ne s'agit que de crier: À bas celui-ci! à bas celui-là! et surtout de crier bien fort contre Cayonne.--Dix francs sont bons à gagner, répondait l'autre; mais n'aurons nous pas des taloches?--Allons donc! reprit le premier, c'est nous qui les donnons les taloches. Vous jugez de l'effet que faisaient sur moi de pareils dialogues!
Le lendemain du jour dont je vous parle, nous passions devant la grille des Invalides où se trouvait une foule immense, composée de ce vilain monde qui se promenait habituellement sous les galeries du Palais-Royal; tous gens sans aveu et sans habits, qui n'étaient ni ouvriers, ni paysans, auxquels on ne pouvait supposer un état, sinon celui de bandit, tant leurs figures étaient effrayantes. Madame Brongniart, plus courageuse que moi, s'efforçait de me rassurer; mais j'avais une telle peur, que je reprenais le chemin de la maison, quand nous vîmes arriver de loin une jeune personne à cheval, qui portait un habit d'amazone et un chapeau ombragé de plumes noires. À l'instant, l'horrible bande forme la haie de deux côtés pour laisser passer au milieu d'elle la jeune personne, que suivaient deux piqueurs à la livrée d'Orléans. Je reconnus aussitôt cette belle Paméla 22 que madame de Genlis avait amenée chez moi. Elle était alors dans toute sa fraîcheur et vraiment ravissante; aussi entendions-nous toute la horde crier: Voilà, voilà celle qu'il nous faudrait pour reine! Paméla allait et revenait sans cesse au milieu de cette dégoûtante populace, ce qui me donna bien tristement à penser.
Peu après je retournai chez moi, mais je ne pouvais y vivre. La société me semblait être en dissolution complète, et les honnêtes gens sans aucun appui; car la garde nationale était si singulièrement composée qu'elle offrait un mélange aussi bizarre qu'il était effrayant. Aussi la peur agissait-elle sur tout le monde; les femmes grosses que je voyais passer me faisaient peine; la plupart avaient la jaunisse de frayeur. J'ai remarqué au reste, que la génération née pendant la révolution, est en général beaucoup moins robuste que la précédente: que d'enfans en effet, à cette triste époque, ont dû naître faibles et souffrans.
M. de Rivière, chargé d'affaires de la Saxe, dont la fille avait épousé mon frère, vint m'offrir de me donner l'hospitalité, et je passai chez lui deux semaines au moins. C'est là que je vis porter le buste du duc d'Orléans et celui de M. Necker qu'une nombreuse populace suivait, en proclamant à grands cris que l'un serait leur roi et l'autre leur protecteur! Le soir ces honnêtes gens revinrent, ils mirent le feu à la barrière qui se trouvait au bout de notre rue (la rue Chaussée-d'Antin), puis ils dépavèrent, ils établirent des barricades, en criant: «Voilà les ennemis qui arrivent.» Les ennemis n'arrivaient point; hélas! ils étaient dans Paris.
Quoique je fusse traitée chez M. de Rivière comme un de ses enfans, et que je pusse me croire en sûreté chez lui puisqu'il était ministre étranger, mon parti était pris de quitter la France. Depuis plusieurs années, j'avais le désir d'aller à Rome. Le grand nombre de portraits que je m'étais engagée à faire m'avait seul empêché jusqu'alors d'exécuter mon projet; mais, si l'instant de partir devait jamais arriver pour moi, certes, il était venu, je ne pouvais plus peindre: mon imagination attristée, flétrie par tant d'horreurs, cessait de s'exercer sur mon art; d'ailleurs, des libelles affreux pleuvaient sur mes amis, sur mes connaissances, sur moi-même, hélas! et quoique, grâce au ciel, je n'eusse jamais fait de mal à personne, je pensais un peu comme celui qui disait: «On m'accuse d'avoir pris les tours de Notre-Dame; elles sont encore en place; mais je m'en vais, car il est clair que l'on m'en veut.»
Je laissais plusieurs portraits commencés, entre autres celui de mademoiselle Contat; je refusai aussi dans ce moment de peindre mademoiselle de La Borde (depuis duchesse de Noailles), que son père m'amena: elle avait à peine seize ans et elle était charmante; mais il ne s'agissait plus de succès, de fortune; il s'agissait seulement de sauver sa tête. En conséquence, je fis charger ma voiture, et j'avais mon passeport pour partir le lendemain avec ma fille et sa gouvernante, lorsque je vis entrer dans mon salon une foule énorme de gardes nationaux avec leurs fusils. La plupart d'entre eux étaient ivres, mal vêtus, et portaient des figures effroyables. Quelques-uns s'approchèrent de moi, et me dirent dans les termes les plus grossiers que je ne partirais point, qu'il fallait rester. Je répondis que, chacun étant appelé alors à jouir de sa liberté, je voulais en profiter pour mon compte. À peine m'écoutaient-ils, répétant toujours: «Vous ne partirez pas, citoyenne, vous ne partirez pas.» Enfin ils s'en allèrent, je restai plongée dans une anxiété cruelle, quand j'en vis rentrer deux, qui ne m'effrayèrent pas, quoiqu'ils fussent de la bande, tant je reconnus vite qu'ils ne me voulaient point de mal.--Madame, me dit l'un, nous sommes vos voisins; nous venons vous donner le conseil de partir, et de partir le plus tôt possible. Vous ne pourriez pas vivre ici, vous êtes si changée que vous nous faites de la peine 23. Mais n'allez pas dans votre voiture; partez par la diligence, c'est bien plus sûr.
Je les remerciai de tout mon coeur, et je suivis leurs bons avis. J'envoyai donc retenir trois places, voulant toujours emmener ma fille, qui avait alors cinq ou six ans; mais je ne pus les avoir que quinze jours plus tard, tout ce qui émigrait partant comme moi par la diligence.
Enfin, ce jour si attendu fut le 5 octobre, le jour même où le roi et la reine furent amenés de Versailles à Paris au milieu des piques! Mon frère fut témoin de l'arrivée de Leurs Majestés à l'Hôtel-de-Ville; il entendit le discours de M. Bailly, et comme il savait que je devais partir dans la nuit, il revint chez moi vers dix heures du soir.--Jamais, me dit-il, la reine n'a été plus reine qu'aujourd'hui, lorsqu'elle est entrée d'un air si calme et si noble au milieu de ces énergumènes. Puis il me rapporta cette belle réponse qu'elle avait faite à M. Bailly: «J'ai tout vu, tout su, et j'ai tout oublié.»
Les événemens de cette journée m'accablaient d'inquiétude sur le sort de Leurs Majestés et sur celui des honnêtes gens, en sorte qu'à minuit, on me traîna à la diligence dans un état qui ne peut se décrire. Je redoutais extrêmement le faubourg Saint-Antoine, que j'allais traverser pour gagner la barrière du Trône. Mon frère, le bon Robert, et mon mari m'accompagnèrent jusqu'à cette barrière, sans quitter un instant la portière de la diligence. Ce faubourg, dont nous avions une si grande peur, était d'une tranquillité parfaite; tous ses habitans, ouvriers et autres, avaient été à Versailles chercher la famille royale, et la fatigue du voyage les tenait tous endormis.
J'avais en face de moi, dans la diligence, un homme extrêmement sale, et puant comme la peste, qui me dit fort simplement avoir volé des montres et plusieurs effets. Heureusement il ne voyait rien sur moi qui pût le tenter; car je n'emportais que très peu de linge et quatre-vingts louis pour mon voyage. J'avais laissé à Paris mes effets, mes bijoux, et le fruit de mon travail était resté dans les mains de mon mari qui dépensa tout 24, ainsi que je vous l'ai déjà dit.
Le voleur ne se contentait pas de nous raconter ses hauts faits, il parlait sans cesse de mettre à la lanterne telles ou telles gens, nommant ainsi une foule de personnes de ma connaissance. Ma fille trouvait cet homme bien méchant; il lui faisait peur, ce qui me donna le courage de dire: «Je vous en prie, monsieur, ne parlez pas de meurtre devant cette enfant.»
Il se tut, et finit par jouer à la bataille avec la petite. Il se trouvait en outre, sur la banquette où j'étais assise, un forcené jacobin de Grenoble, âgé de 50 ans environ, laid, au teint bilieux, qui, chaque fois que nous arrêtions dans une auberge pour dîner ou pour souper, se mettait à pérorer dans son sens de la plus terrible façon. Dans toutes les villes, une foule de gens arrêtaient la diligence pour apprendre des nouvelles de Paris. Notre jacobin s'écriait alors: «Soyez tranquilles, mes enfans; nous tenons à Paris le boulanger et la boulangère. On leur fera une constitution; ils seront forcés de l'accepter, et tout sera fini.» Les gobe-mouches, dont on montait ainsi les têtes, croyaient cet homme comme un oracle. Tout cela me faisait cheminer bien tristement. Je ne craignais plus pour moi-même; mais je craignais pour tous, pour ma mère, mon frère, mes amis. Je tremblais aussi sur le sort de Leurs Majestés; car tout le long de la route, presque jusqu'à Lyon, des hommes à cheval s'approchaient de la diligence, pour nous dire que le roi et la reine étaient massacrés, que Paris était en feu. Ma pauvre petite fille devenait toute tremblante; elle croyait voir son père et notre maison brûlés, et quand mes efforts parvenaient à la rassurer, arrivait bientôt un autre homme à cheval qui nous répétait ces horreurs.
Enfin, j'entrai dans Lyon; je me fis conduire chez M. Artaut, négociant, que j'avais quelquefois reçu chez moi, à Paris, ainsi que sa femme. Je les connaissais peu tous deux; mais ils m'avaient inspiré de la confiance, vu que nos opinions étaient entièrement les mêmes sur tout ce qui se passait alors. Mon premier soin fut de leur demander s'il était vrai que le roi et la reine eussent été massacrés, et, grâce au ciel, pour cette fois on me rassura!
Monsieur et madame Artaut eurent d'abord quelque peine à me reconnaître, non-seulement parce que j'étais changée à un point inimaginable, mais aussi parce que je portais le costume d'une ouvrière mal habillée, avec un gros fichu me tombant sur les yeux. J'avais eu lieu dans la route de m'applaudir d'avoir pris cette précaution: je venais d'exposer au salon le portrait qui me représente avec ma fille dans mes bras 25. Le jacobin de Grenoble parla de l'exposition, et fit même l'éloge de ce portrait. Je tremblais qu'il ne me reconnût; j'employai toute mon adresse à lui cacher mon visage: grâce à ce soin et à mon costume, j'en fus quitte pour la peur.
Je passai trois jours à Lyon dans la famille Artaut. J'avais grand besoin de ce repos; mais à l'exception de mes hôtes, je ne vis personne de la ville, désirant conserver le plus strict incognito. M. Artaut arrêta pour moi un voiturier, auquel il dit que j'étais sa parente. Il me recommanda fortement à ce brave homme, qui eut en effet pour moi et pour ma fille tous les soins imaginables.
Je ne puis vous dire ce que j'éprouvai en passant le pont Beauvoisin. Là seulement je commençai à respirer, j'étais hors de France, de cette France qui pourtant était ma patrie, et que je me reprochais de quitter avec joie. L'aspect des monts parvint à me distraire de toutes mes pensées, je n'avais jamais vu de hautes montagnes; celles de la Savoie me parurent toucher au ciel avec lequel un épais brouillard les confondait. Mon premier sentiment fut celui de la peur, mais je m'accoutumai insensiblement à ce spectacle, et je finis par admirer.
Le paysage du chemin des Échelles me ravit; je crus voir la Galerie des Titans, et je l'ai toujours appelé ainsi depuis. Voulant jouir plus complètement de toutes ces beautés, je descendis de voiture; mais à moitié du chemin à peu près je fus saisie d'une grande terreur; car on exploitait au moyen de la poudre une partie de rochers; il en résultait l'effet d'un milliers de coups de canon, et ce bruit, se répétant de roche en roche, était infernal.
Je montai le mont Cénis, comme plusieurs étrangers le montaient aussi; un postillon s'approcha de moi:--Madame devrait prendre un mulet, me dit-il, car monter à pied, c'est trop fatigant pour une dame comme elle. Je lui répondis que j'étais une ouvrière, bien accoutumée à marcher.--Ah! reprit-il en riant, madame n'est pas une ouvrière, on sait qui elle est.--Eh bien, qui suis-je donc? demandai-je.--Vous êtes madame Lebrun, qui peint dans la perfection, et nous sommes tous très contens de vous savoir loin des méchans. Je n'ai jamais pu deviner comment cet homme avait pu savoir mon nom; mais cela m'a prouvé combien les jacobins avaient d'émissaires. Heureusement je ne les craignais plus; j'étais hors de leur exécrable puissance. À défaut de patrie, j'allais habiter des lieux où fleurissaient les arts, où régnait l'urbanité; j'allais visiter Rome, Naples, Berlin, Vienne, Pétersbourg, et surtout, ce que j'ignorais alors, chère amie, surtout, j'allais vous trouver, vous connaître et vous aimer.
NOTES ET PORTRAITS.
L'ABBÉ DELILLE.
Jacques Delille n'a été toute sa vie qu'un enfant, le plus aimable, le meilleur, et le plus spirituel enfant qu'on puisse voir. On l'appelait chose légère, et j'ai toujours été frappée de la justesse de ce mot; car nul homme plus que lui n'effleurait la vie, sans s'attacher fortement à quoi que ce soit au monde. Jouissant de l'heure présente sans songer à l'heure qui devait suivre, il était rare qu'il fixât son esprit sur une pensée profonde. Rien n'était plus facile à qui voulait prendre de l'empire sur lui que de le conduire et de l'entraîner: son mariage en est une bien forte preuve. Avec qui n'avait-il pas gémi de la chaîne qu'il portait, alors qu'il était encore temps de la rompre! Enfin, un ami le décide à reprendre sa liberté, et lui offre un asile. Delille accepte; ravi, tout-à-fait résolu, il demande seulement une heure pour aller se munir de quelques effets. Le soir, cet ami ne le voyant point reparaître, va le chercher.--Eh bien?--Eh bien! répond Delille, je l'épouse, mon ami; j'espère que tu voudras bien me servir de témoin.
Le comte de Choiseul-Gouffier, avec qui il était intimement lié, et qui partait pour la Grèce, lui avait parlé plusieurs fois du désir qu'il avait de l'emmener avec lui; cependant rien n'était convenu, rien n'était arrêté entre eux pour ce voyage. Le jour du départ, le comte va chez l'abbé et lui dit: «Je pars à l'instant, venez avec moi, la voiture est prête.» Et l'abbé monte, sans avoir fait aucuns préparatifs, auxquels à la vérité M. de Choiseul avait pourvu.
Arrivé à Marseille, Delille se promène sur le rivage, regarde la mer: une profonde mélancolie s'empare de lui. «Je ne pourrai jamais, se dit-il, mettre cette immensité entre mes amis et moi; non, je n'irai pas plus loin.» Alors il quitte furtivement M. de Choiseul, et va se cacher dans un petit cabaret, un véritable bouchon, où il se croit introuvable; mais, à force de recherches, M. de Choiseul le découvre, le ramène et l'embarque avec lui.
Éloigné de ses amis, il ne les oublia jamais, et leur donnait souvent de ses nouvelles. Il m'écrivit plusieurs fois d'Athènes; dans une de ses lettres, il me disait avoir inscrit mon nom sur le temple de Minerve; ce que m'étant rappelé à Naples, je lui écrivis, à mon tour, qu'avec beaucoup plus de raison j'avais écrit le sien sur le tombeau de Virgile. Je regretterai toujours la perte que j'ai faite et des lettres de l'abbé Delille, et de celles que M. de Vaudreuil m'adressait pendant le voyage qu'il fit en Espagne avec le comte d'Artois, qui étaient pleines de détails intéressans sur ce pays. Je confiai le tout à mon frère en quittant la France, et dans le temps des visites domiciliaires, mon frère jugea prudent de brûler ces correspondances.
L'abbé Delille a passé sa vie dans la haute société, dont il faisait le plus brillant ornement. Non-seulement il disait ses vers d'une manière ravissante; mais son esprit si fin, sa gaieté si naturelle donnaient à sa conversation un charme indicible. Personne ne contait comme lui; il faisait les délices de tous les cercles par mille récits, par mille anecdotes, sans jamais y mêler le fiel ou la satire; aussi peut-on dire que tout le monde l'aimait, comme on peut dire aussi qu'il aimait tout le monde. Ce dernier mérite (si c'en est un) tenait en lui, je pense, à cette faiblesse de caractère dont j'ai déjà parlé. Il ne savait pas plus haïr que résister, et dans l'ordinaire de la vie, sa facilité était vraiment rare. Vous avait-il promis de venir dîner chez vous; au moment de partir pour s'y rendre, s'il arrivait une personne qui vînt le chercher, elle vous l'enlevait, et vous l'attendiez en vain. Je me souviens qu'un jour, comme nous lui reprochions d'avoir ainsi manqué de parole, il nous prouva qu'il avait réponse à tout: «Je me persuade, dit-il, que celui qui vient me chercher est plus pressé que celui qui m'attend.»
Il avait des traits de bonhomie qui rappelaient beaucoup La Fontaine. Un soir qu'il venait de souper chez moi, je lui dis:--L'abbé, il est bien tard; vous demeurez si loin, que je m'inquiette de vous voir retourner à cette heure-ci, menant votre cabriolet.--J'ai toujours la précaution de porter un bonnet de nuit dans ma poche, répondit-il. Je lui proposai alors de lui faire établir un lit dans mon salon.--Non, non, dit-il, j'ai dans votre rue un ami chez lequel je vais coucher très souvent; cela ne le gêne en rien, et je puis m'y rendre à toute heure. Ce qu'il fit aussitôt.
Nul être ne jouissait autant de la vie, n'en effleurait davantage tous les charmes: toujours prêt à rire, à s'amuser, Delille avait une sorte de bonheur qui ressemblait au bonheur d'un enfant. Ce même homme pourtant a déployé la plus grande énergie tant qu'a duré la révolution. Tout le monde sait avec quel glorieux courage il repoussa Chaumette, procureur de la commune, qui lui commandait en 1793 une ode à la déesse de la raison. Delille ne pouvait ignorer que son refus était son arrêt de mort, et c'est alors qu'il fit ce beau dithyrambe sur l'immortalité de l'ame; il le lut à Chaumette, et quand il en fut à ces vers:
Oui, vous qui de l'Olympe usurpant le tonnerre,
Des éternelles lois renversez les autels;
Lâches oppresseurs de la terre,
Tremblez, vous êtes immortels!
il s'arrêta, regarda le tribun, et répéta d'une voix forte et assurée: «vous aussi, tremblez, vous êtes immortel.» Chaumette, quoique fort interdit, murmura quelques menaces:--Je suis tout prêt, répondit Delille, je viens de vous lire mon testament. Pour cette fois le courage de l'honnête homme eut un heureux succès, car Chaumette le quitta pour aller dire à ses amis qu'il n'était pas encore temps de faire mourir Delille, que depuis il ne cessa de protéger. Le poète n'en crut pas moins qu'il était prudent d'émigrer; il passa en Angleterre, où il se vit accueilli et recherché par tout ce qu'on y trouvait de personnes distinguées et recommandables.
Sa muse garda toujours son feu sacré pour ses rois légitimes. Sous le règne de l'usurpateur qui faisait trembler le monde entier, il fit paraître son poème de la Pitié, et rentré en France, il eut le courage, plus rare peut-être, de résister aux feintes caresses d'un pouvoir absolu. Il ne craignit pas de s'exposer à la disgrâce pour conserver sa propre estime, l'estime de ses amis et l'admiration générale, dont il a joui jusqu'à son dernier jour.
LE COMTE DE VAUDREUIL.
Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil devait encore plus à la nature qu'à la fortune, quoique celle-ci l'eût comblé de tous ses dons. Aux avantages que donne une haute position dans le monde il joignait toutes les qualités, toutes les grâces qui rendent un homme aimable; il était grand, bien fait, son maintien avait une noblesse et une élégance remarquables; son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait pour lui au premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d'esprit, mais on était tenté de croire qu'il n'ouvrait la bouche que pour faire valoir le vôtre, tant il vous écoutait d'une manière aimable et gracieuse; soit que la conversation fût sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous les tons, toutes les nuances, car il avait autant d'instruction que de gaieté; il contait admirablement, et je connais des vers de lui que les gens les plus difficiles citeraient avec éloge; mais ces vers n'ont été lus que par ses amis; il désirait d'autant moins les répandre, qu'il s'est permis d'employer dans quelques-uns l'esprit et la forme de l'épigramme; il fallait à la vérité, pour qu'il agît ainsi, qu'une mauvaise action eût révolté son ame noble et pure, et l'on peut dire que s'il montrait peu de pitié pour tout ce qui était mal, il s'exaltait vivement pour tout ce qui était bien. Personne ne servait aussi chaudement ceux qui possédaient son estime; si l'on attaquait ses amis, il les défendait avec tant d'énergie que les gens froids l'accusaient d'exagération.--«Vous devez me juger ainsi, répondit-il une fois à un égoïste de notre connaissance; car je prends à tout ce qui est bon, et vous ne prenez à rien.»
La société qu'il recherchait de préférence était celle des artistes et des gens de lettres les plus distingués; il y comptait des amis, qu'il a toujours conservés, même parmi ceux dont les opinions politiques n'étaient point les siennes.
Il aimait tous les arts avec passion, et ses connaissances en peinture étaient très remarquables. Comme sa fortune lui permettait de satisfaire des goûts fort dispendieux, il avait une galerie de tableaux des plus grands maîtres de diverses écoles 26; son salon était enrichi de meubles précieux et d'ornemens du meilleur goût. Il donnait fréquemment des fêtes magnifiques et qui tenaient de la féerie, au point qu'on l'appelait l'enchanteur; mais sa plus grande jouissance pourtant était de soulager les malheureux; aussi, combien a-t-il fait d'ingrats!
La seule contradiction que l'on pût remarquer dans cet esprit si sain et si droit, c'est que M. de Vaudreuil se plaignait très souvent de vivre à la cour, quand il était clair pour tous ses amis qu'il n'aurait pu vivre ailleurs. En y réfléchissant néanmoins, je me suis expliqué cette bizarrerie. La belle trempe de son ame faisait de lui un enfant de la nature, qu'il aimait, et dont il jouissait trop peu; son rang l'éloignait trop souvent d'un monde dans lequel la solidité de son esprit, son goût pour les arts l'entraînaient sans cesse; puis d'un autre côté il lui plaisait sans doute d'occuper à la cour une place si distinguée, qu'il devait à son mérite personnel, à son caractère franc et loyal. D'ailleurs il adorait son prince, monseigneur le comte d'Artois, qu'il n'a jamais flatté et qu'il n'a jamais quitté dans ses malheurs. Il est rare qu'une pareille amitié s'établisse entre deux hommes dont l'un est né si près d'un trône; car cette amitié était réciproque. En 1814 il arriva que M. de Vaudreuil eut une discussion avec monseigneur le comte d'Artois, et à ce sujet il lui écrivit une longue lettre dans laquelle il lui disait qu'il lui semblait cruel d'être ainsi en contradiction après trente ans d'amitié. Le prince lui répondit en deux lignes: «Tais-toi, vieux fou, tu as perdu la mémoire, car il y a quarante ans que je suis ton meilleur ami.»
Pendant l'émigration, et dans un âge avancé, il se maria en Angleterre avec une de ses cousines, très jeune et très jolie; il en eut deux fils, et fut aussi bon mari que bon père. De longs malheurs, la perte entière de sa fortune que la restauration ne lui a point fait recouvrer, ne sont jamais parvenus à l'abattre; il a conservé le même coeur et le même esprit jusqu'à son dernier moment.
À la restauration, il avait été nommé gouverneur du Louvre, aussi peut-on remarquer qu'il a terminé ses jours près de l'enceinte où sont renfermés les chefs-d'oeuvre que pendant sa vie il avait tant admirés. Son ame tendre éprouvant le besoin d'élever ses affections plus haut que cette terre, il était devenu très pieux, mais sans aucune bigoterie. Ces sentimens ont adouci sa fin, et il est mort, entouré de ses amis, dans les bras de son prince chéri, qui ne l'a point quitté.
Les vers suivans, adressés à M. de Vaudreuil par le poète Lebrun, justifient tout ce que je viens de dire.
À M. LE COMTE DE VAUDREUIL.
Une grâce, une muse, en effet m'a remis
Les jolis vers dictés par le Dieu du Parnasse
Au plus céleste des amis,
À Mécène--Vaudreuil, qui chante comme Horace.
Eh quoi! l'ennui des cours n'a donc rien qui vous glace?
Quoi! votre luth brillant n'est jamais détendu?
Vous puisez dans votre ame un art divin de plaire,
Et vous joignez toujours le bien-dire au bien-faire.
Horace avec plaisir chez vous s'était perdu;
Vous en avez si bien l'esprit et le langage,
Que par un charmant badinage
Vous me l'avez deux fois rendu.
LA COMTESSE DE SABRAN,
DEPUIS, MARQUISE DE BOUFFLERS.
J'avais fait connaissance avec elle quelques années avant la révolution. Elle était alors fort jolie, ses yeux bleus exprimaient sa finesse et sa bonté. Elle aimait les arts et les lettres, faisait de très jolis vers, racontait à merveille, et tout cela sans montrer la moindre prétention à quoi que ce soit. Son esprit naïf et gai avait une simplicité toute gracieuse qui la faisait aimer et rechercher généralement, sans qu'elle se prévalût en rien de ses nombreux succès dans le monde. Quant aux qualités de son coeur, il suffira de dire qu'une tendresse extrême pour son fils n'empêchait point qu'elle n'eût beaucoup d'amis, auxquels elle est toujours restée fidèle et dévouée.
Madame de Sabran était une des femmes que je voyais le plus souvent, que j'allais chercher et que je recevais chez moi avec le plus de plaisir. Près d'elle, on n'a jamais connu l'ennui; aussi fus-je charmée dans l'émigration de la retrouver en Prusse. Elle était alors établie à Rainsberg, chez le prince Henri, de même que le chevalier de Boufflers, qu'elle a depuis épousé. Rentrée en France et dans les derniers temps de sa vie, elle devint aveugle. Son fils alors ne la quitta plus; son bras, pour ainsi dire était attaché au bras de sa mère, et vraiment on pouvait envier le sort de M. de Sabran; car, malgré ses souffrances et son âge, madame de Boufflers toujours bonne, toujours aimable, conservait ce charme qui plaît et qui attire tout le monde. Je me rappelle que sur la fin de sa vie, Forlense, fameux oculiste, venant de lui faire l'opération de la cataracte, elle était obligée de se tenir dans la plus grande obscurité. Un soir, j'allais la voir, je la trouve seule, sans lumière, je croyais n'y rester qu'un moment; mais le charme toujours renaissant de cette conversation si piquante, si pleine d'anecdotes que personne ne savait conter ainsi, me retint plus de trois heures auprès d'elle. Je pensais en l'écoutant, que ne voyant rien, ne recevant aucune distraction des objets extérieurs, elle lisait en elle-même, si je puis m'exprimer ainsi, et cette sorte de lanterne magique de choses et d'idées, qu'elle me retraçait avec tant de grâce, me retenait là. Je ne la quittai qu'à regret, car jamais je ne l'avais trouvée plus aimable.
Madame de Boufflers n'a laissé que deux enfans, son fils, M. le comte de Sabran, bien connu aussi non-seulement par son esprit plein de finesse, mais encore par des fables charmantes qu'il récite dans la perfection, et madame de Custine, que j'ai connue dans sa jeunesse et qui ressemblait alors au printemps. Elle était passionnée pour la peinture, et copiait parfaitement les grands maîtres, dont elle imitait le coloris et la vigueur, au point, qu'en entrant un jour dans son cabinet, je pris sa copie pour l'original. Elle ne cacha point tout le plaisir que lui causait mon erreur; car elle était aussi naturelle qu'elle était aimable et belle.
LEBRUN LE POÈTE.
Je ne crois pas avoir eu pour aucun auteur vivant autant d'admiration que j'en avais pour Lebrun, qui s'était lui-même surnommé Pindare. Le caractère grandiose de ses poésies excitait tellement mon enthousiasme que j'avais pris pour le poète une véritable amitié. Tout prodigieux qu'était l'orgueil de cet homme, je le trouvais si naturel qu'il ne me venait point en tête que le ridicule dût jamais s'y attacher. Ainsi, le jour où Lebrun termina son ode exegi monumentum et qu'il nous la fit entendre il put arriver à ces vers:
Comme un cèdre aux vastes ombrages,
Mon nom, croissant avec les âges,
Règne sur la postérité.
Siècles, vous êtes ma conquête;
Et la palme qui ceint ma tête
Rayonne d'immortalité.
sans que personne de nous y trouvât rien à dire, sinon: c'est superbe! c'est vrai!
Lebrun venait très souvent chez moi; je n'arrangeais pas la plus petite réunion que je ne l'invitasse un des premiers, et mon admiration pour son talent me le faisait aimer au point, que je ne pouvais souffrir que l'on dît du mal de lui. Un jour, j'avais quelques personnes à dîner; j'entendis attaquer sa moralité de la façon la plus grave. On disait, entre autres choses, qu'il avait vendu sa femme au prince de Conti. On sent bien que je n'en voulus rien croire; j'étais furieuse:--Ne m'a-t-on pas aussi calomniée? disais-je dans ma colère. Voyez toutes les absurdités que l'on débite sur moi au sujet de M. de Calonne? Ce que vous dites n'est pas plus vrai, j'en suis certaine. Enfin voyant que je ne parvenais pas à dissuader les accusateurs, je pris le parti de quitter la table pour aller pleurer dans ma chambre à coucher. Doyen arrive, il me trouve en larmes.--Eh qu'avez-vous donc, mon enfant? dit-il.--Je n'ai pu tenir avec ces messieurs, répondis-je, ils calomnient Lebrun d'une manière horrible. Et je lui racontai ce qui s'était dit. Doyen sourit.--Je ne prétends pas, reprit-il, que tout ceci soit vrai; mais vous êtes trop jeune, ma chère amie, pour savoir que la plupart des beaux esprits ont tout à la maison de campagne, et rien à la maison de ville, autrement dit, tout dans la tête et rien dans le coeur. Plus tard, je me suis rappelé bien des fois ce mot de Doyen.
Lorsque j'ai connu Lebrun, il était fort pauvre, et toujours vêtu comme un misérable. M. de Vaudreuil, qui n'avait pas tardé à s'enflammer avec raison pour son beau talent, lui envoya, sans se faire connaître, un grand coffre, rempli de linge et d'habits. Je ne sais si le poète est parvenu à deviner l'auteur de ce don anonyme; mais la révolution venue, il est de fait qu'il n'a jamais vociféré contre M. de Vaudreuil autant qu'il vociférait contre beaucoup d'autres. À la vérité, M. de Vaudreuil ne négligeait aucune occasion de le faire connaître et de répandre sa réputation. Lebrun n'avait encore rien imprimé, que le comte, ravi de l'ode sur les Courtisans, parla de cette ode à la reine, qui lui marqua quelque désir de la connaître. M. de Vaudreuil s'empressa de l'apporter et de la lire à Sa Majesté. Quand il eut fini: «Savez-vous, lui dit la reine, qu'il nous ôte notre enveloppe?»
M. de Vaudreuil me rapporta cette réflexion si juste: elle me frappa beaucoup plus qu'elle ne l'avait frappé lui-même; car il ne voulait voir dans tout cela que de la philosophie poétisée, tandis que Lebrun et ses pareils prêchaient pour l'avenir. La preuve en est que, pendant la révolution, ce Pindare devint atroce. Ses strophes sur la mort du roi et de la reine sont infernales. Pour la honte de sa mémoire, je voudrais qu'elles fussent imprimées en face du quatrain composé par lui, le jour où le roi lui fit une pension, et qui finit ainsi:
Larmes que n'avait pu m'arracher le malheur,
Coulez pour la reconnaissance.
Bien loin de là, l'aimable et bon M. Desprès a supprimé, dans le nouveau recueil des poésies de Lebrun, toutes les horreurs, espérant sans doute les faire oublier à jamais. Pour moi, j'aime mieux que justice soit faite, et cela quel que soit le talent de l'homme.
À ma rentrée en France, Lebrun vivait encore; mais ni lui ni moi n'avons jamais désiré nous revoir.
CHAMPFORT.
De tous les gens de lettres qui venaient chez moi, il en était un que j'ai toujours détesté, comme par inspiration de l'avenir: c'était Champfort. Je le recevais pourtant très souvent, par complaisance pour quelques-uns de mes amis, notamment pour M. de Vaudreuil dont il avait gagné le coeur, d'autant plus qu'il était malheureux. Sa conversation était fort spirituelle, mais âcre, pleine de fiel et sans aucun charme pour moi, à qui, du reste, son cynisme et sa saleté déplaisaient souverainement.
Son véritable nom était Nicolas; il le changea sur le conseil de M. de Vaudreuil, qui désirait le pousser dans le monde, et même à la cour s'il était possible. M. de Vaudreuil l'avait parfaitement logé chez lui, et vivant presque toujours à Versailles, en son absence, il faisait servir une table pour Champfort et ceux qu'il plaisait à Champfort d'inviter. Enfin, il traitait cet homme comme un frère; et cet homme, quand ses amis les révolutionnaires lui reprochaient plus tard d'avoir vécu dans la maison d'un ci-devant noble, répondait lâchement: «Que voulez-vous? j'étais Platon à la cour du tyran Denis.» Je vous demande quel tyran c'était que M. de Vaudreuil! mais aussi quel Platon était-ce que Champfort!
Des liaisons intimes avec Mirabeau, et par-dessus tout, l'envie des grands, qui, de tout temps, avait rongé son ame, n'avait pas tardé à faire de Champfort un partisan énergumène de la révolution. Oubliant, ou plutôt se rappelant, qu'il avait été secrétaire des commandemens de M. le prince de Condé et de madame Élisabeth, qui tous deux l'avaient comblé de bienfaits, on sait qu'il se montra un des plus ardens ennemis du trône et de la noblesse. En dépit du proverbe, qui prétend que les loups ne se mangent point entre eux, Champfort fut mis en prison par les hommes qu'avaient si bien servis sa voix et sa plume; et comme on venait l'arrêter une seconde fois, après qu'il en fut sorti, il se coupa la gorge avec son rasoir.
LA MARQUISE DE GROLLIER.
Madame de Grollier, quoiqu'elle recherchât peu le monde, était connue de toute la haute société, dont elle faisait le charme et l'ornement par son esprit supérieur. L'éducation qu'elle avait reçue était fort au-dessus de celle que reçoivent habituellement les femmes: elle savait le grec, le latin, et connaissait parfaitement les maîtres classiques; mais dans un salon, elle ne montrait jamais que son esprit et cachait son savoir. Une personne médiocre peut se prévaloir avec orgueil de quelque légère instruction; madame de Grollier, toujours simple, toujours naturelle, n'annonçait aucune prétention et n'avait aucune pédanterie.
Dans les premiers temps de mon mariage, j'allais fort rarement dans le monde, je préférais aux nombreuses réunions les très petits comités de la marquise de Grollier; il m'arrivait même souvent, ce que j'aimais beaucoup mieux, de passer ma soirée entière seule avec elle. Sa conversation, toujours animée, était riche d'idées, pleine de traits, et pourtant on ne pourrait citer parmi tant de bons mots qui lui échappaient sans cesse, un seul mot qui fût entaché de médisance; ceci est d'autant plus remarquable, que cette femme si supérieure devait à son tact, à l'extrême finesse de son esprit, une parfaite connaissance des hommes, et qu'elle était un peu misanthrope; plus d'une fois ses discours m'en fournissaient la preuve; par exemple, elle avait un chien qui, lorsqu'elle fut devenue sourde et aveugle, faisait le bonheur de tous ses instans; j'en avais un aussi que j'aimais beaucoup. Un jour que nous nous entretenions ensemble de l'attachement et de la fidélité de nos deux petites bêtes:--Je voudrais, dis-je, que les chiens pussent parler, ils nous diraient de si jolies choses!--S'ils parlaient, ma chère, répondit-elle, ils entendraient, et seraient bientôt corrompus.
Madame de Grollier peignait les fleurs avec une grande supériorité. Bien loin que son talent fût ce qu'on appelle un talent d'amateur, beaucoup de ses tableaux pourraient être placés à coté de ceux de Wanspeudev, dont elle était l'élève; elle parlait peinture à merveille, comme elle parlait de tout, au reste, car je ne suis jamais sortie du salon de madame de Grollier, sans avoir appris quelque chose d'intéressant ou d'instructif; aussi je ne la quittais qu'avec regret, et j'avais tellement l'habitude d'aller chez elle, que mon cocher m'y menait sans que je lui dise rien, ce qu'elle m'a bien souvent rappelé d'un air tout aimable.
Comme il faut des ombres aux tableaux, quelques personnes ont reproché à madame de Grollier de l'exagération dans ses sentimens et dans ses opinions. Il est bien certain que sur toute espèce de choses, elle avait un peu d'exaltation dans l'esprit; mais il en résultait tant de générosité de coeur, tant de noblesse d'âme, qu'elle a dû à cette façon d'être des amis véritables et dévoués, qui lui sont restés fidèles jusqu'à son dernier jour. Personne d'ailleurs, n'avait autant que madame de Grollier, ce charme dans les manières, ce ton parfait, que l'on ne connaît plus aujourd'hui et qui semble avoir fini avec elle; car hélas! elle a fini, et cette pensée est une des bien tristes pensées de ma vie; elle a fini, jouissant encore des hautes facultés de son esprit. J'ai su que peu d'instans avant d'expirer, elle se souleva sur son séant, et les yeux levés au ciel, ses cheveux blancs épars, elle adressa à Dieu une prière qui fit fondre en larmes et saisit d'admiration tous ceux qui l'écoutaient. Elle pria pour elle, pour son pays, pour cette restauration qu'elle croyait devoir assurer le bonheur des Français. Elle parla long-temps comme Homère, comme Bossuet, et rendit le dernier soupir.
MADAME DE GENLIS.
J'ai connu madame de Genlis avant la révolution. Elle vint me voir, me présenta aux jeunes princes d'Orléans, dont elle faisait l'éducation, puis, peu de temps après, elle m'amena Paméla, qui me parut aussi jolie qu'on peut l'être. Madame de Genlis était coquette pour cette jeune personne, dont elle cherchait à faire valoir les charmes. Je me rappelle qu'elle lui faisait prendre différentes attitudes, lever les yeux au ciel, donner à son beau visage diverses expressions, et quoique tout cela fût fort agréable à voir, il me parut qu'une aussi profonde étude de coquetterie pourrait profiter beaucoup trop à l'écolière.
La conversation de madame de Genlis m'a toujours semblé préférable à ses ouvrages, quoiqu'elle en ait fait de charmans, notamment Mademoiselle de Clermont, que je regarde comme son chef-d'oeuvre. Mais lorsqu'elle causait, son langage avait un certain abandon, et sur plusieurs points une certaine franchise, qui manquent à ses écrits. Elle racontait d'une manière ravissante, et pouvait raconter beaucoup; car nul, je crois, n'avait vu, soit à la cour, soit à la ville, plus de personnes et plus de choses qu'elle n'en avait vues. Ses moindres discours avaient un charme dont il est difficile de donner l'idée. Ses expressions avaient tant de grâce, le choix de tous ses mots était de si bon goût, qu'on aurait voulu pouvoir écrire ce qu'elle disait. Au retour de mes voyages, elle vint un matin chez moi, et comme elle m'avait annoncé sa visite, j'en avertis plusieurs personnes de ma connaissance, dont quelques-unes n'aimaient point madame de Genlis. À peine eut-elle causé, pendant une demi-heure, qu'amis, ennemis, tout était ravi, et comme enchanté par cette conversation si brillante.
Madame de Genlis n'a jamais dû être précisément jolie; elle était assez grande et très bien faite; elle avait beaucoup de physionomie, le regard et le sourire très fin. Je pense que sa figure aurait pris difficilement l'expression de la bonté; mais elle prenait toute autre expression avec une mobilité prodigieuse.
MADAME DE VERDUN.
Sans être célèbre comme la femme dont je viens de parler, madame de Verdun peut être citée pour son esprit si fin et si naturel à la fois. La bonté, la gaieté de son caractère la faisaient rechercher généralement, et je puis regarder comme un bonheur de ma vie, qu'elle ait été ma première et qu'elle soit encore ma meilleure amie. Son mari était fermier-général: c'était un homme froid en apparence, mais plein d'esprit et de bonté, et qui ne pouvait voir des malheureux sans se presser de les secourir. Il était propriétaire du château de Colombes, près Paris. Ce château avait anciennement été habité par la reine Henriette d'Angleterre; les murs des salons et des galeries étaient presque tous peints par Simon Vouet; mais l'humidité avait terni ces peintures remarquables, et M. de Verdun, très amateur et connaisseur, ayant entrepris de les faire réparer, y réussit parfaitement.
Je suis allée fort souvent habiter ce château plusieurs jours de suite. M. et madame de Verdun y réunissaient la société la plus aimable, composée d'artistes, de gens de lettres et d'hommes spirituels. Carmontel, ami intime des maîtres de la maison, nous était d'une ressource extrême; il nous faisait jouer ses Proverbes. D'ailleurs la conversation habituelle ne permettait pas que l'ennui nous gagnât, tant elle était vive et animée. Il serait inutile aujourd'hui de chercher à retrouver les jouissances qui provenaient alors du charme de la conversation. L'abbé Delille m'écrivait à Rome: «La politique a tout perdu; on ne cause plus à Paris.» À mon retour en France, en effet, je ne me suis que trop assurée de cette vérité. Entrez dans quelque salon que ce soit, vous trouverez les femmes bâillant en cercle, et les hommes, dans un coin du salon, se disputant sur telle et telle loi; mais nous avons vu finir, comme tant d'autres choses, ce qu'on appelait la conversation, c'est-à-dire un des plus grands charmes de la société française.
La révolution vint mettre fin à tous les plaisirs de Colombes. Comme on savait M. de Verdun fort riche, on ne tarda pas à le mettre en prison, et l'on peut juger du désespoir de sa femme qui l'adorait. Il faut dire à l'honneur de l'humanité, qu'aussitôt que la nouvelle de sa détention fut arrivée à Colombes, les paysans s'assemblèrent et vinrent tous à Paris réclamer en pleurant leur bienfaiteur. Cette démarche empêcha les autorités d'oser le mettre à mort; néanmoins il restait toujours prisonnier, quand ces braves gens revinrent une seconde fois, et renouvelèrent leur demande avec tant d'instance, qu'ils obtinrent enfin sa liberté. Madame de Verdun, en apprenant cette nouvelle, éprouva une si grande joie, qu'elle en perdit la tête, au point qu'elle envoya chercher deux fiacres pour aller prendre son mari dans la prison, pensant arriver plus vite ainsi.
ROBERT.
Robert, peintre en paysage, excellait surtout à représenter des ruines; ses tableaux dans ce genre, peuvent être placés à côté de ceux de Jean-Paul Paunini. Il était de mode, et très magnifique, de faire peindre son salon par Robert; aussi le nombre des tableaux qu'il a laissés est-il vraiment prodigieux. Il s'en faut bien, à la vérité, que tous soient de la même beauté; Robert avait cette extrême facilité qu'on peut appeler heureuse, qu'on peut appeler fatale: il peignait un tableau aussi vite qu'il écrivait une lettre; mais quand il voulait captiver cette facilité, ses ouvrages éditent souvent parfaits. On en connaît de lui qui font très bien pendant à ceux de Vernet.
De tous les artistes que j'ai connus, Robert était le plus répandu dans le monde, que du reste il aimait beaucoup. Amateur de tous les plaisirs, sans en excepter celui de la table, il était recherché généralement, et je ne crois pas qu'il dînât chez lui trois fois dans l'année. Spectacles, bals, repas, concerts, parties de campagne, rien n'était refusé par lui; car tout le temps qu'il n'employait point au travail, il le passait à s'amuser.
Il avait de l'esprit naturel, beaucoup d'instruction, sans aucune pédanterie, et l'intarissable gaieté de son caractère le rendait l'homme le plus aimable qu'on pût voir en société. De tout temps Robert avait été renommé pour son adresse à tous les exercices du corps, et dans un âge fort avancé il conservait encore les goûts de sa jeunesse. À soixante ans passés, quoiqu'il fût devenu fort gros, il était resté si leste qu'il courait mieux que personne dans une partie de barres, jouait à la paume, au ballon et nous réjouissait par des tours d'écolier qui nous faisaient rire aux larmes. Un jour, par exemple, à Colombes, il traça sur le parquet du salon une longue raie avec du blanc d'Espagne; puis, costumé en saltimbanque, un balancier dans les mains, il se mit à marcher gravement, à courir sur cette ligne, imitant si bien les attitudes et les gestes d'un homme qui danse sur la corde, que l'illusion était parfaite, et qu'on n'a rien vu d'aussi drôle.
Étant élève à l'académie de Rome, Robert avait au plus vingt ans, lorsqu'il paria six cahiers de papier gris avec ses camarades, qu'il monterait tout seul au plus haut du Colysée. L'étourdi, bien qu'en risquant mille fois sa vie, parvint en effet jusqu'au faîte; mais lorsqu'il lui fallut descendre, n'ayant plus les saillies de pierres qui l'avaient aidé à monter, on fut obligé de lui jeter par une des fenêtres une corde qu'il saisit, à laquelle il s'attacha, et, lancé dans l'espace, il eut le bonheur qu'on réussît à le faire rentrer dans l'intérieur du monument. Le seul récit de ce tour de force fait dresser les cheveux. Robert est le seul homme qui ait jamais osé le tenter, et cela pour six cahiers de papier gris!
C'est encore Robert qui s'est perdu à Rome dans les catacombes, et que l'abbé Delille a chanté dans son poëme de l'Imagination. Madame de Grollier, qui, comme nous, connaissait par Robert l'aventure des catacombes, après avoir entendu les vers de l'abbé Delille, disait:--«L'abbé Delille m'a fait plus de plaisir, mais Robert plus de peur.»
Le bonheur dont fut accompagnée toute la vie de Robert semble avoir présidé aussi à sa mort. Le bon, le joyeux artiste n'a point prévu sa fin, n'a point enduré les angoisses de l'agonie; il était fort bien portant, et tout habillé pour aller dîner en ville; madame Robert, qui venait elle-même de terminer sa toilette, passa dans l'atelier de son mari pour l'avertir qu'elle était prête, et le trouva mort, frappé d'un coup d'apoplexie foudroyante.
LA DUCHESSE DE POLIGNAC.
Il n'est point de calomnie, point d'horreurs que l'envie et la haine n'aient inventées contre la duchesse de Polignac; tant de libelles ont été écrits pour la perdre, que, joints aux vociférations des révolutionnaires, ils ont dû laisser dans l'esprit de quelques gens crédules, l'idée que l'amie de Marie-Antoinette était un monstre. Ce monstre, je l'ai connu: c'était la plus belle, la plus douce, la plus aimable femme qu'on pût voir.
Quelques années avant la révolution, la duchesse de Polignac vint chez moi, et j'ai fait plusieurs fois son portrait de même que celui de sa fille, la duchesse de Guiche 27. Madame de Polignac avait l'air si jeune qu'on pouvait la croire soeur de sa fille, et toutes deux étaient les plus jolies femmes de la cour. Madame de Guiche aurait parfaitement servi de modèle pour représenter une des Grâces; quant à sa mère, je n'essaierai pas de dépeindre sa figure; cette figure était céleste.
La duchesse de Polignac joignait à sa beauté vraiment ravissante, une douceur d'ange, l'esprit à la fois le plus attrayant et le plus solide. Tous ceux qui l'ont connue intimement peuvent dire que l'on s'expliquait bien vite comment la reine l'avait choisie pour amie, car elle était véritablement l'amie de la reine; elle dut à ce titre celui de gouvernante des enfans de France: aussitôt, la rage de toutes celles qui désiraient cette place ne lui laissa plus de repos; mille calomnies atroces furent lancées sur elle. Il m'est arrivé souvent d'entendre discourir les personnes de la cour qui lui étaient opposées, et j'avoue que je m'indignais d'une méchanceté si noire et si persévérante.
Ce qu'aucun courtisan ne pouvait croire, quoique ce fût l'exacte vérité, c'est que madame de Polignac n'avait point envié la place qu'elle occupait: il se peut que sa famille se réjouit de l'y voir élevée; mais elle-même n'avait cédé qu'à son respect pour le désir de la reine et aux instances réitérées du roi; ce qu'elle ambitionnait avant tout, c'était sa liberté, au point que la vie de la cour ne lui convenait nullement; indolente, paresseuse, le repos aurait fait ses délices, et les devoirs de sa place lui semblaient le plus lourd fardeau. Un jour que je faisais son profil à Versailles, il ne se passait pas cinq minutes sans que notre porte s'ouvrît; on venait lui demander ses ordres, et mille choses qu'il fallait pour les enfans.--«Eh! bien, me dit-elle enfin d'un air, accablé, tous les matins ce sont les mêmes demandes, je n'ai pas un instant à moi jusqu'à l'heure du dîner, et le soir d'autres fatigues m'attendent.»
Au château de la Muette, dans lequel elle passa la belle saison, elle jouissait d'un peu plus de liberté. Les enfans de France s'y plaisaient extrêmement, et elle y donnait de petits bals sans prétention où l'on s'amusait beaucoup. C'est là qu'elle est accouchée du comte Melchior de Polignac, en même temps que sa fille accouchait du duc de Guiche actuel.
Peu de temps avant la révolution, elle supplia le roi d'accepter sa démission qu'il ne voulut pas recevoir; toutefois, sa santé l'obligeant à se soigner, elle obtint d'aller prendre des bains renommés en Angleterre, et elle partit, dans la ferme intention de quitter sa place à son retour; mais j'ai su positivement que le roi, effrayé du chagrin qu'allait éprouver la reine, se mit à ses genoux pour obtenir qu'elle restât gouvernante des enfans de France. On sent bien qu'une faveur aussi éclatante, aussi soutenue, excitait la fureur des envieux. Un redoublement de haine s'éleva contre la favorite; il servit merveilleusement la révolution qui s'avançait, et qui vint bientôt frapper et les Polignac et leurs ennemis.
LE PRINCE DE LIGNE
C'est à Bruxelles que j'ai fait connaissance avec le prince de Ligne; mais lorsqu'il vint en France, peu d'années avant la révolution, nous nous revîmes tous deux avec tant de plaisir, qu'il passait un grand nombre de ses soirées chez moi. Lorsque lui, l'abbé Delille, le marquis de Chastellux, le comte de Vaudreuil, le vicomte de Ségur, et quelques autres encore de ce temps-là, se trouvaient réunis autour de mon feu, il s'établissait une causerie si animée, si intéressante, que nous ne nous séparions jamais qu'avec peine.
Madame de Staël a dit du prince de Ligne: «Il est peut-être le seul étranger qui dans le genre français soit devenu modèle, au lieu d'être imitateur!» Et dans un autre endroit: «Les hommes, les choses et les événemens ont passé devant le prince de Ligne; il les a jugés sans vouloir leur imposer le despotisme d'un système, il sut mettre à tout du naturel!» Ce naturel, dont madame de Staël était si bon juge, car elle en avait beaucoup elle-même, était un des premiers charmes de l'esprit du prince de Ligne. Cette brillante imagination, ces aperçus si fins, si justes sur toutes choses, ces bons mots, qui partaient sans cesse pour courir aussitôt l'Europe, rien n'avait pu donner au prince de Ligne la moindre prétention à se faire écouter; ses discours et ses manières conservaient tant de simplicité, qu'un sot aurait pu le croire un homme ordinaire.
Le prince de Ligne était grand, il avait une extrême noblesse dans le maintien, sans aucune roideur, sans aucune afféterie; tout le charme de son esprit se peignait si bien sur sa figure, que j'ai peu connu d'hommes dont le premier aspect fût aussi séduisant, et la bonté de son coeur ne tardait pas à vous attacher à lui pour toujours; il était à la fois brave et savant militaire. Dans tous les pays de l'Europe, ses profondes connaissances sur l'art de la guerre ont été appréciées, et l'amour de la gloire l'a toujours dominé; en revanche, il poussait à l'excès son indifférence pour sa fortune; non-seulement son extrême générosité l'a de tout temps entraîné dans des dépenses énormes, sans qu'il consentît jamais à compter; mais quand je le retrouvai à Vienne, en 1792, il entra un soir chez madame de Rombech, pour nous apprendre que les Français venaient de s'emparer de tous les biens qu'il possédait en Flandre (en Belgique), et il nous parut très peu affecté de cette nouvelle: «Je n'ai plus que deux louis, ajouta-t-il d'un air dégagé: qui donc paiera mes dettes?»
Une perte bien autrement douloureuse pour lui, la seule qui l'ait profondément affligé, a été celle de son fils Charles; ce jeune homme, plein de valeur, est mort glorieusement au combat de Boux, en Champagne; le coup qui le frappa, frappa de même le prince de Ligne, qui en perdit à jamais sa gaieté et tout le plaisir qu'il prenait à vivre.
Tout le monde connaît les Mémoires et les Lettres du prince de Ligne, dont le style, ce style parlé, comme dit madame de Staël, offre un charme tout particulier. Parmi les lettres, celles que je préfère sont celles qu'il adressait à la marquise de Coigny pendant son voyage en Crimée avec l'impératrice Catherine, voyage dont il nous a fait si souvent des récits; elles le font revivre pour moi, surtout celle qu'il écrivit de Parthenizza: cette lettre est remplie d'idées à la fois si spirituelles et si philosophiques, elle peint si bien l'esprit et l'ame du prince de Ligne, qu'elle me fait l'effet d'un prisme moral. J'ai relu cette lettre dix fois, et j'espère bien la relire encore.
LA COMTESSE D'HOUTETOT.
J'ai connu la comtesse d'Houtetot long-temps avant la révolution; elle s'entourait alors de tout ce qu'il y avait à Paris d'hommes d'esprit et d'artistes célèbres. Comme j'avais un grand désir de la voir, madame de Verdun, mon amie, qui la connaissait intimement, me conduisit à Sannois, où madame d'Houtetot avait une maison, et me fit inviter à passer la journée. Je savais qu'elle n'était point jolie, mais d'après la passion qu'elle avait inspirée à J.-J. Rousseau, je pensai au moins lui trouver un visage agréable; je fus donc bien désappointée en la voyant si laide, qu'aussitôt son roman s'effaça de mon imagination; elle louchait d'une telle manière, qu'il était impossible lorsqu'elle vous parlait de deviner si c'était à vous que s'adressaient ses paroles; à dîner, je croyais toujours qu'elle offrait à une autre personne ce qu'elle m'offrait, tant son regard était équivoque; il faut dire toutefois que son aimable esprit pouvait faire oublier sa laideur. Madame d'Houtetot était bonne, indulgente, chérie avec raison de tous ceux qui la connaissaient, et comme je l'ai toujours trouvée digne d'inspirer les sentimens les plus tendres, j'ai fini par croire après tout, qu'elle a pu inspirer l'amour.
LE MARÉCHAL DE BIRON, LE MARÉCHAL
DE BRISSAC.
La figure, la taille, la contenance de ces deux vieux soutiens de la monarchie française, sont si bien restées dans ma mémoire, qu'aujourd'hui je pourrais les peindre tous deux de souvenir.
Ayant entendu parler du superbe jardin de l'hôtel de Biron, que l'on disait rempli des fleurs les plus rares, je fis demander au maréchal la permission de m'y promener: il me l'accorda, et je me rendis un matin chez lui avec mon frère. Malgré son grand âge (il avait, je crois, quatre-vingt-quatre ans) et ses infirmités, le maréchal de Biron, marchant avec peine, vint au-devant de moi: il descendit son large perron pour me donner la main quand je sortis de ma voiture, puis s'excusa beaucoup de ne pouvoir me faire les honneurs de son jardin. Ma promenade finie, je revins au salon, où le maréchal me retint longtemps; il causait avec grâce et facilité, parlant du temps passé de manière à m'intéresser beaucoup. Quand je retournai à ma voiture, il voulut absolument me donner la main jusqu'au bas de son perron, et le corps droit, la tête nue, il attendit pour rentrer dans la maison qu'il m'eût vue partir; cette galanterie dans un homme plus qu'octogénaire me parut charmante.
Le maréchal de Biron est mort en 1788 28; il n'eut pas la douleur d'être témoin de la défection des gardes françaises: il avait établi dans ce corps une discipline extrêmement sévère, que le duc du Châtelet, qui lui succéda, venait de relâcher beaucoup trop quand la révolution arriva.
Pour le maréchal de Brissac, je ne l'ai vu qu'aux Tuileries, où il se promenait très souvent: il paraissait bien âgé, mais il se tenait fort droit, et marchait encore comme un jeune homme; son costume le faisait remarquer; car il portait toujours ses cheveux nattés, qui formaient deux queues tombant derrière la tête, l'habit long, très ample, avec une ceinture au bas de la taille, et des bas à coins brodés en or roulés sur ses genoux; une toilette aussi antique ne lui donnait rien de grotesque, il avait l'air extrêmement noble, et l'on croyait voir un courtisan sortant des salons de Louis XIV.
MONSIEUR DE TALLEYRAND.
Champfort m'amena un matin M. de Talleyrand, alors l'abbé de Périgord; son visage était gracieux, ses joues très rondes, et, quoiqu'il fut boîteux, il n'en était pas moins fort élégant et cité comme un homme à bonnes fortunes; il ne me dit que quelques mots sur mes tableaux; j'eus des raisons de croire alors qu'il voulait savoir si j'avais autant de luxe et de magnificence qu'on le disait, et que Champfort l'amenait pour le convaincre du contraire. Ma chambre à coucher, la seule pièce où je pusse recevoir, était meublée avec une simplicité extrême, et M. de Talleyrand peut se le rappeler aujourd'hui aussi bien que beaucoup d'autres personnes.
Jamais, je crois, M. de Talleyrand n'est revenu chez moi; mais je l'ai revu quelque temps à Gennevilliers, où il est venu dîner chez le comte de Vaudreuil, et plus tard aussi, quand je suis rentrée en France; alors il était marié avec madame Grant, très jolie femme dont j'avais fait le portrait avant la révolution; c'est d'elle qu'on raconte une aventure assez plaisante: M. de Talleyrand, donnant à dîner à Denon, qui venait d'accompagner Bonaparte en Égypte, engagea sa femme à lire quelques pages de l'histoire du célèbre voyageur auquel il désirait qu'elle pût adresser un mot aimable; il ajouta qu'elle trouverait le volume sur son bureau; madame de Talleyrand obéit, mais elle se trompe, et lit une assez grande partie des aventures de Robinson-Crusoé; à table, la voilà qui prend l'air le plus gracieux et dit à Denon: «Ah! monsieur, avec quel plaisir je viens de lire votre voyage! qu'il est intéressant, surtout quand vous rencontrez ce pauvre Vendredi!» Dieu sait à ces mots quelle figure, a dû faire Denon, et surtout M. de Talleyrand? Ce petit fait a couru l'Europe, et peut-être n'est-il pas vrai; mais ce qui l'est incontestablement, c'est que madame de Talleyrand avait fort peu d'esprit; sous ce rapport, à la vérité, son mari pouvait payer pour deux.
LE DOCTEUR FRANKLIN.
Je vis pour la première fois le docteur Franklin lorsque je faisais le portrait de Monsieur, depuis Louis XVIII; il venait avec les autres ambassadeurs faire sa visite de cour; je fus frappée de son extrême simplicité: il était vêtu d'un habit gris tout uni, ses cheveux plats, sans poudre, tombaient sur ses épaules, et si ce n'eût été son noble visage, je l'aurais pris pour un gros fermier, tant il faisait contraste avec les autres diplomates, qui tous étaient poudrés, en grande tenue, et chamarrés d'or et de cordons.
Nul homme à Paris n'était plus à la mode, plus recherché que le docteur Franklin; la foule courait après lui dans les promenades et les lieux publics; les chapeaux, les cannes, les tabatières, tout était à la Franklin, et l'on regardait comme une bonne fortune d'être invité à un dîner où se trouvait ce célèbre personnage. Je puis dire toutefois qu'il ne suffisait pas de se rencontrer avec lui, fût-ce même très fréquemment, pour satisfaire la curiosité qu'il excitait; je l'ai beaucoup vu chez madame Brion, qui habitait constamment Passy; Franklin passait là toutes ses soirées; madame Brion et ses deux filles faisaient de la musique, qu'il semblait écouter avec plaisir, mais dans les intervalles des morceaux, je ne lui ai jamais entendu dire un seul mot, et j'étais tentée de croire que le docteur était voué au silence.
LE PRINCE DE NASSAU.
Je n'étais pas encore mariée quand le prince de Nassau, qui était jeune alors, me fut présenté par l'abbé Giroux: il me demanda son portrait, que je fis en pied, d'une très petite dimension et à l'huile. Le prince de Nassau, surnommé l'invulnérable par le prince de Ligne, était déjà connu par des actions d'éclat tellement héroïques, qu'on pourrait les croire fabuleuses; sa vie entière offre une suite d'aventures, toutes plus surprenantes les unes que les autres: il avait à peu près vingt ans lorsqu'il suivit Bougainville dans le voyage autour du monde, et s'enfonça dans les déserts, où l'intrépidité qu'il déploya lui valut le surnom de dompteur de monstres; depuis, vainqueur, sur mer, vainqueur sur terre, il s'est, je crois, battu contre toutes les nations du globe; toujours guerroyant, toujours en activité, il a couru le monde d'une extrémité à l'autre; aussi disait-on qu'il fallait lui adresser ses lettres sur les grands chemins.
Rien dans la figure et dans tout l'aspect du prince de Nassau n'annonçait le héros d'une histoire aventureuse: il était grand, bien fait, avait des traits réguliers avec une grande fraîcheur de carnation; mais l'extrême douceur et le calme habituel de sa physionomie ne laissaient présumer ni tant de hauts faits, ni cette valeur intrépide qui le signalait entre tous; à Vienne, où je l'ai retrouvé pendant l'émigration, j'avais mené ma fille, âgée de neuf ans alors, chez Casanova, qui dans plusieurs tableaux avait représenté le prince de Nassau terrassant des tigres, des lions, etc.; peu de temps après, nous nous trouvions un soir chez la princesse de Lorraine, on annonça le prince de Nassau; ma fille, qui s'attendait à contempler un homme féroce, me dit tout bas:--Comment! est-ce là celui dont j'ai tant entendu parler? il a l'air doux et timide comme une demoiselle qui sort du couvent.
MONSIEUR DE LA FAYETTE.
Peu avant la révolution, je reçus la visite de M. de La Fayette; il vint chez moi uniquement pour voir le portrait que je faisais alors de la jolie madame de Simiane, à laquelle, dit-on, il rendait des soins; depuis je ne l'ai pas même rencontré, et bien certainement nous aurions eu de la peine à nous reconnaître, car j'étais jeune lors de cette visite, et il l'était aussi, quoique ce fût après son voyage en Amérique. Sa figure me parut agréable; son ton, ses manières, avaient beaucoup de noblesse, et n'annonçaient pas le moins du monde des goûts révolutionnaires.
MADAME DE LA REYNIÈRE.
Après mon mariage, je suis allée souper chez madame de La Reynière, et passer quelques soirées dans le bel hôtel que son mari avait fait bâtir rue des Champs-Élysées, où se réunissait la meilleure compagnie de Paris. Madame de La Reynière était née Jarente. Sa famille, noble, mais très pauvre, lui avait fait épouser M. de La Reynière, un de nos plus riches financiers, et tout en elle annonçait la contrariété qu'elle éprouvait à porter un nom bourgeois. Elle avait été belle, très grande et très maigre. Son air noble et fier, était remarquable. Elle s'était rendue la maîtresse souveraine de la maison, dans laquelle elle recevait toujours avec la plus grande dignité, afin qu'on ne perdît pas le souvenir de sa naissance. Comme on demandait un jour à Doyen le peintre, qui venait de dîner chez elle, ce qu'il pensait de madame de La Reynière: Elle reçoit fort bien, répondit-il, mais je la crois attaquée de noblesse.
Son mari était un bon homme dans toute l'étendue du terme, facile à vivre, ne disant jamais de mal de personne; néanmoins on le tournait en ridicule, ou plutôt on s'amusait de lui pour la prétention qu'il avait de savoir peindre et de savoir chanter; ces deux prétendus talens occupaient toutes ses journées, l'un le matin et l'autre le soir; il avait une peur horrible du tonnerre, au point d'avoir fait arranger dans ses caves une chambre tapissée d'un double taffetas, dans laquelle je suis descendue par curiosité. Dès qu'un orage commençait, il se réfugiait sous cette voûte, où l'un de ses gens battait de toutes ses forces sur un gros tambour, tant que grondait la foudre; nulle puissance humaine n'aurait pu le faire sortir de là avant que le ciel n'eût repris sa sérénité. Comme il soutenait cependant qu'il n'avait point peur du tonnerre; qu'il ne se réfugiait dans cette cave que pour éviter la vive impression que l'orage faisait sur ses nerfs, on eut la malice d'enlever cette excuse au pauvre homme: un jour il était allé faire sa partie à la Muette chez la duchesse de Polignac, qui habitait ce château en été; on dressa la table de jeu près d'une fenêtre ouvrant sur le parc, au bas de laquelle le comte de Vaudreuil avait fait placer deux fusées. M. de La Reynière était à jouer tranquillement, car le temps était fort calme, quand tout à coup on mit le feu à l'artifice, dont il eut une telle frayeur, qu'en s'écriant: le tonnerre! le tonnerre! il se trouva presque mal. On parvint bientôt à le rassurer en lui expliquant la chose; toutefois il n'en fut pas moins prouvé que le tonnerre n'agissait point sur ses nerfs, mais qu'il en avait peur.
La société de madame de La Reynière se composait des personnes les plus distinguées de la cour et de la ville; elle attirait aussi chez elle les hommes célèbres dans les arts et dans la littérature. L'abbé Barthélemi, auteur d'Anacharsis, y passait sa vie; le comte d'Adhémar, si spirituel et si aimable, y venait presque tous les soirs, ainsi que le comte de Vaudreuil, et le baron de Besenval, colonel-général des Suisses. Les grandes soirées de madame de La Reynière rassemblaient habituellement les plus charmantes femmes de la cour; c'est là que j'ai fait connaissance avec la comtesse de Ségur, qui était alors aussi jolie que bonne et aimable. Sa douceur, son affabilité, la faisaient aimer dès le premier abord; elle ne quittait pas son beau-père, le maréchal de Ségur, vieux et infirme, qui trouvait en elle une véritable Antigone. Son mari, connu par son esprit et son talent littéraire, était, à cette époque, ambassadeur en Russie.
Pour qu'il ne manquât rien au charme des soirées de madame de La Reynière, on y faisait très souvent de la musique dans la galerie, et c'était Sacchini, Piccini, Garat, Richer, et autres célèbres artistes, qui l'exécutaient. Enfin il serait difficile maintenant de faire comprendre avec quel délice on se rassemblait dans ce bel hôtel, quelle aménité, quelles bonnes manières régnaient dans ces salons remplis de personnes charmées de se trouver ensemble. Au reste, à l'époque dont je parle, il existait plusieurs maisons de ce genre; et je citerai surtout celles des maréchales de Boufflers et de Luxembourg. Quoique l'on soit forcé d'avouer que ces deux grandes dames ne passaient point pour les femmes les plus morales de leur temps, les jeunes femmes se rendaient chez elles avec empressement; c'est là, me disaient-elles, que nous prenons les meilleures leçons du ton de la bonne compagnie, et que nous recevons les meilleurs conseils. La marquise de Boufflers, belle-fille de la maréchale et mère de ce chevalier de Boufflers si connu par son esprit, est l'auteur d'une charmante chanson, espèce de code social, que je copie ici, parce qu'elle est peu connue:
Sur l'air: Sentir avec ardeur flamme discrète.
Il faut dire en deux mots ce que l'on veut dire,
Les longs propos sont sots.
Il faut savoir lire
Avant que d'écrire,
Et puis dire en deux mots ce que l'on veut dire.
Les longs propos sont sots.
Il ne faut pas toujours parler,
Citer,
Dater,
Mais écouter;
Il faut savoir trancher l'emploi,
Du moi,
Du moi,
Voici pourquoi:
Il est tyrannique,
Trop académique;
L'ennui, l'ennui
Marche avec lui.
Je me conduis toujours ainsi
Ici;
Aussi
J'ai réussi.
Pour en revenir à madame de La Reynière, devenue veuve, il lui restait un fils, bien éloigné de partager la fierté nobiliaire de sa mère, et qui, sous ce rapport, a dû la désespérer plus d'une fois. D'abord il s'obstinait à se faire appeler Grimod de La Reynière (le véritable nom de M. de La Reynière était Grimod), et le plus souvent Grimod tout court. Ensuite, il avait pris en tendresse sa parenté du côté paternel, et sans cesse, aux grands dîners de sa mère, il parlait devant toute la cour de son oncle l'épicier, de son cousin le parfumeur, ce qui mettait la pauvre femme au supplice.
Ce Grimod de La Reynière avait beaucoup d'esprit, quoiqu'il se plût à se montrer original en toute espèce de choses. Jamais, par exemple, il ne posait son chapeau sur sa tête; mais comme il avait prodigieusement de cheveux, son valet de chambre en construisait un toupet d'une hauteur démesurée. Un jour qu'il se trouvait à l'amphithéâtre de l'Opéra, où l'on représentait un nouveau ballet, un homme de petite taille, placé derrière lui, maudissait tout haut ce mur de nouvelle espèce qui lui cachait totalement le théâtre; las de ne rien voir, le petit homme commença par introduire un de ses doigts dans le toupet, puis deux, et finit par former une sorte de lorgnette, à laquelle il appliqua son oeil. Pendant tout ce manége, M. de La Reynière ne bougea pas, ne dit mot; mais, le spectacle fini, il se lève, arrête d'une main le monsieur qui s'apprêtait à sortir, et de l'autre tirant un petit peigne de sa poche:--Monsieur, dit-il avec un grand sang-froid, je vous ai laissé faire tout ce qu'il vous a plu de mon toupet pour vous aider à voir le ballet à votre aise; mais je vais souper en ville, vous sentez qu'il ne m'est pas possible de me présenter dans l'état où vous avez mis ma coiffure, et vous allez avoir la bonté de la raccommoder, ou nous nous couperons demain la gorge ensemble.--Monsieur, répondit l'inconnu en riant, à Dieu ne plaise que je me batte avec un homme aussi complaisant que vous l'avez été pour moi; je vais faire de mon mieux: et prenant le petit peigne, il rapprocha les cheveux tant bien que mal, après quoi tous deux se séparèrent les meilleurs amis du monde.
DAVID.
Je recherchais avec empressement la société de tous les artistes renommés, et principalement celle des artistes qui se distinguaient dans mon art. David venait donc assez fréquemment chez moi, quand tout à coup il n'y parut plus. L'ayant rencontré dans le monde, je crus devoir lui adresser quelques reproches aimables à ce sujet.--Je n'aime pas, me dit-il, à me trouver avec des domestiques de condition.--Comment? répondis-je: avez-vous pu remarquer que je traite les personnes de la cour mieux que d'autres personnes? ne me voyez-vous pas accueillir tout le monde avec les mêmes égards? Et comme il insistait d'un air humoriste:--Ah! dis-je en riant, je crois que vous avez de l'orgueil, que vous souffrez de n'être pas duc ou marquis. Pour moi, à qui les titres sont parfaitement indifférens, je reçois avec plaisir tous les gens aimables.
Depuis lors David n'est point revenu chez moi. Il fit même rejaillir sur ma personne la haine qu'il portait à quelques-uns de mes amis. La preuve en est que, plus tard, il se procura je ne sais quel gros livre écrit contre M. de Calonne, et dans lequel on n'avait pas manqué d'inscrire toutes les infâmes calomnies dont j'avais été l'objet. Ce livre restait constamment dans son atelier sur un tabouret, toujours ouvert, précisément à la page où il était question de moi. Une pareille méchanceté était si noire et si puérile à la fois, que je n'y aurais point ajouté croyance, si je n'en eusse été instruite par M. de Fitzjames, le comte Louis de Narbonne, et d'autres gens de ma connaissance qui tous avaient remarqué le fait, et même à plusieurs reprises.
Il faut dire toutefois que David aimait tellement son art, qu'aucune haine ne l'empêchait de rendre justice au talent qu'on pouvait avoir. Après que j'eus quitté la France, j'envoyai à Paris le portrait de Paësiello, que je venais de faire à Naples. On le plaça au salon en pendant d'un portrait peint par David, mais dont sans doute il était peu satisfait. S'étant approché de mon tableau, il le regarda long-temps, puis se retournant vers quelques-uns de ses élèves et d'autres personnes qui l'environnaient:--On croirait, dit-il, mon portrait fait par une femme et le Paësiello par un homme. C'est de M. Lebrun, qui était témoin, que je tiens ces paroles, et de plus j'ai la certitude qu'en toute occasion David ne me refusait point ses éloges.
Il est bien vraisemblable que des louanges aussi flatteuses sur mon talent m'auraient fait oublier tôt ou tard les attaques de David contre ma personne; mais ce que je n'ai jamais pu lui pardonner, c'est l'atroce conduite qu'il a tenue pendant la terreur; ce sont les persécutions exercées lâchement par lui contre un grand nombre d'artistes, entre autres contre Robert le paysagiste qu'il fit arrêter et traiter dans la prison avec une sévérité qui allait jusqu'à la barbarie. Il m'aurait été impossible de me retrouver avec un pareil homme. Lorsque je fus rentrée en France, un de nos plus célèbres peintres étant venu chez moi, me dit dans la conversation que David avait un vif désir de me revoir. Je ne répondis pas, et comme le peintre dont je parle a prodigieusement d'esprit, il comprit que mon silence n'était point celui auquel on peut appliquer le proverbe: qui ne dit rien consent.
M. DE BEAUJON.
M. de Beaujon m'ayant fait demander de faire son portrait, qu'il destinait à l'hôpital fondé par lui dans le faubourg du Roule, et qui porte encore son nom, je me rendis dans le magnifique hôtel qu'on appelle aujourd'hui l'Élysée-Bourbon, attendu que l'infortuné millionnaire était hors d'état de venir chez moi. Je le trouvai seul, assis sur un grand fauteuil à roulettes, dans une salle à manger; il avait les mains et les jambes tellement enflées qu'il ne pouvait se servir ni des unes ni des autres; son dîner se bornait à un triste plat d'épinards; mais plus loin, en face de lui, était dressée une table de trente à quarante couverts où se faisait, disait-on, une chère exquise, et qu'on allait servir pour quelques femmes, amies intimes de M. de Beaujon, et les personnes qu'il leur plaisait d'inviter; ces dames, toutes fort bien nées et de très bonne compagnie, étaient appelées dans le monde les berceuses de M. de Beaujon. Elles donnaient des ordres chez lui, disposaient entièrement de son hôtel, de ses chevaux, et payaient ces avantages avec quelques instans de conversation qu'elles accordaient au pauvre impotent, ennuyé de vivre seul.
M. de Beaujon voulut me retenir à dîner, ce que je refusai, ne dînant jamais hors de chez moi; mais nous convînmes du prix et de la pose de son portrait; il désirait être peint assis devant un bureau, jusqu'à mi-jambes, avec les deux mains, et je ne tardai pas à commencer et à finir cet ouvrage. Quand je pus me passer du modèle, j'emportai le portrait chez moi pour terminer quelques détails, et j'imaginai de placer sur le bureau le plan de l'hospice. M. de Beaujon en ayant été instruit m'envoya aussitôt son valet de chambre pour me prier instamment d'effacer ce plan, et pour me remettre trente louis en dédommagement du temps que j'y emploierais; j'avais à peine tracé l'esquisse, en sorte que je refusai naturellement les trente louis; mais le valet de chambre revint encore le lendemain, insistant de la part de son maître, au point que, pour le forcer à remporter cet argent, je fus obligée d'effacer le plan devant lui, afin de lui prouver que cela ne me faisait pas perdre cinq minutes.
Pendant que je faisais le portrait de M. de Beaujon, je voulus visiter son bel hôtel, que j'avais toujours entendu citer pour sa magnificence: aucun particulier, en effet, n'était logé avec autant de luxe; tout était d'une grande richesse et d'un goût exquis. Un premier salon renfermait des tableaux à effet, dont aucun n'était fort remarquable, tant il est aisé de tromper les amateurs, quelque prix qu'ils puissent mettre à leurs acquisitions. Le second était un salon de musique: grands et petits pianos, instrumens de toute espèce, rien n'y manquait; d'autres pièces, ainsi que les boudoirs et les cabinets, étaient meublées avec la plus grande élégance. La salle de bain surtout était charmante; un lit, une baignoire étaient drapés, comme les murailles, en belle mousseline à petits bouquets, doublée de rose; je n'ai jamais rien vu d'aussi joli; on aurait aimé à se baigner là. Les appartemens du premier étage étaient meublés avec autant de soin. Dans une chambre entre autres, qui était ornée de colonnes, on avait placé au milieu une énorme corbeille dorée et entourée de fleurs, qui renfermait un lit, lit dans lequel personne n'avait jamais couché. Toute cette façade de l'hôtel donnait sur le jardin que, vu son étendue, on pouvait appeler le parc, qu'un habile architecte avait dessiné, et qu'embellissait une énorme quantité de fleurs et d'arbres verts.
Il me fut impossible de parcourir cette délicieuse habitation sans donner un soupir de pitié à son riche propriétaire, et sans me rappeler une anecdote que l'on m'avait contée peu de jours avant. Un Anglais, jaloux de voir tout ce que l'on citait comme curieux à Paris, fit demander à M. de Beaujon la permission de visiter ce bel hôtel. Arrivé dans la salle à manger, il y trouva la grande table dressée, ainsi que je l'avais trouvée moi-même, et se retournant vers le domestique qui le conduisait:--Votre maître, dit-il, doit faire une bien excellente chère?--Hélas! monsieur, répondit le cicerone, mon maître ne se met jamais à table, on lui sert seulement un plat de légumes. L'Anglais passant alors dans le premier salon:--Voilà du moins ce qui doit réjouir ses yeux, reprit-il en montrant les tableaux.--Hélas! monsieur, mon maître est presque aveugle.--Ah! dit l'Anglais en entrant dans le second salon, il s'en dédommage, j'espère, en écoutant de la bonne musique.--Hélas! monsieur, mon maître n'a jamais entendu celle qu'on fait ici, il se couche de trop bonne heure, dans l'espoir de dormir quelques instans. L'Anglais regardant alors le magnifique jardin qui se déployait sous ses fenêtres:--Mais enfin, votre maître peut jouir du plaisir de la promenade.--Hélas! monsieur, il ne marche plus. Dans ce moment arrivaient les personnes invitées à dîner, parmi lesquelles se trouvaient de fort jolies femmes. L'Anglais reprend:--Enfin voilà plus d'une beauté, qui peuvent lui faire passer des momens très agréables? Le domestique ne répondit à ces mots que par deux hélas! au lieu d'un, et n'ajouta rien de plus.
M. de Beaujon était très petit et très gros, sans aucune physionomie; M. de Calonne, que j'ai peint en même temps, offrait son parfait contraste, et les deux portraits se trouvant exposés chez moi, l'abbé Arnault qui les vit à côté l'un de l'autre, s'écria: Voilà précisément l'esprit et la matière.
M. de Beaujon avait été le banquier de la cour sous Louis XV, et ses opérations financières furent toujours si habiles qu'avant sa vieillesse il possédait déjà des millions. Il faut dire à sa louange qu'il dépensait en bonnes oeuvres une grande partie de son immense fortune; jamais un malheureux ne s'est adressé vainement à lui, et l'hôpital du faubourg du Roule recommande encore aujourd'hui son nom comme celui d'un bienfaiteur de l'humanité.
M. BOUTIN.
Un autre financier immensément riche et tout aussi bienfaisant que M. de Beaujon était M. Boutin pour qui j'avais beaucoup d'amitié. M. Boutin n'était plus jeune quand je fis connaissance avec lui; il était petit et boiteux, gai, spirituel, et d'un caractère si affable, si bon, que l'on s'attachait véritablement à lui dès qu'on le voyait un peu intimement. Comme il possédait une très grande fortune, il recevait souvent et avec une extrême noblesse ses nombreux amis, sans que cela portât en rien préjudice aux secours qu'il accordait à tant de pauvres dont il était l'appui. M. Boutin faisait les honneurs de chez lui avec une grâce parfaite: j'ai pu en juger souvent; car il avait arrangé pour moi, disait-il, un dîner du jeudi, où se trouvaient tous mes intimes: Brongniart, Robert et sa femme, Lebrun le poète, l'abbé Delille, le comte de Vaudreuil, qui ne manquait jamais cette réunion quand il se trouvait à Paris le jeudi, etc., etc. Nous étions au plus douze personnes à table, et ces dîners étaient si amusans qu'ils me faisaient fausser une fois par semaine la parole que je m'étais donnée de ne jamais dîner hors de chez moi. Ils avaient lieu dans cette charmante maison de M. Boutin, placée sur la hauteur du magnifique jardin qu'il avait nommé Tivoli: à cette époque la rue de Clichy n'était point encore bâtie, et quand on se trouvait là, au milieu d'arbres superbes qui formaient de belles et grandes allées, on pouvait se croire tout à fait à la campagne, je puis même dire que cette belle habitation me semblait un peu trop isolée; j'aurais eu peur d'y aller le soir et je conseillais souvent à M. Boutin de ne jamais revenir seul.
Lorsque j'eus quitté la France, mon frère m'écrivit que M. Boutin avait continué ses dîners du jeudi en souvenir de moi; que l'on y buvait à ma santé, ainsi qu'à celle de M. de Vaudreuil, qui avait émigré alors. Pour son malheur M. Boutin pensa comme M. de Laborde, qui me disait dans une lettre que je reçus de lui à Rome: «Je reste en France; je suis tranquille. Comme je n'ai jamais fait de mal à personne...!» Hélas! lui aussi, ce bon et aimable M. Boutin n'avait jamais fait de mal à personne: tous deux n'en sont pas moins tombés sous la hache révolutionnaire; car tous deux étaient riches, et l'on voulait leurs biens. Je ne puis exprimer la douleur que me fit éprouver cette nouvelle; M. Boutin était un de ces hommes que je regretterai toute ma vie.
Le gouvernement s'empara de tout ce qu'il possédait. Son beau parc fut totalement détruit, à l'exception d'une petite partie dont on fit une promenade à la mode sous le nom de Tivoli, et dans laquelle se donnent, dit-on, de fort belles fêtes que je n'ai jamais vues; car on pense bien qu'à mon retour en France je n'ai pas eu le courage de retourner dans ce triste lieu.
M. DE SAINTE-JAMES.
M. de Sainte-James était fermier-général, puissamment riche, et vraiment financier dans toute l'étendue du terme. C'était un homme de moyenne grandeur, gros et gras, au visage très coloré de cette fraîcheur qu'on peut avoir à cinquante ans passés quand on se porte bien et qu'on est heureux. M. de Sainte-James tenait un état de maison de la plus grande opulence; il habitait un des beaux hôtels de la place Vendôme, et donnait là de très grands et bons dîners, où il réunissait trente ou quarante personnes pour le moins. N'ayant pu refuser d'y aller une fois, je regrettai beaucoup de n'être ni gourmande ni friande; car sous ces deux rapports j'aurais été complètement satisfaite, tandis que cette société si nombreuse ne me sembla pas, à beaucoup près, aussi aimable que celle qu'on trouvait chez ce bon M. Boutin. M. de Sainte-James recevait son monde avec plus de bonhomie que de grâces. Après le dîner on passait dans un superbe salon, entièrement garni de glaces; mais tout cela ne faisait point que tant de personnes réunies, qui ne se connaissaient pas, pussent causer ensemble avec cette espèce de confiance et d'intimité qui fait le charme des conversations.
Plus tard, lorsque M. de Sainte-James eut arrangé sa maison et son magnifique jardin de Neuilly, ce qu'on a toujours appelé la folie Sainte-James, il m'engagea à venir y dîner avec quelques-uns de mes amis. Cette journée fut agréable, il nous promena dans ce beau parc, qui venait de coûter des trésors. Entre autres folles dépenses, on avait construit un rocher factice, dont les énormes pierres, apportées de fort loin sans doute, et à bien grands frais, avaient l'air de n'être que suspendues. J'avoue que je le traversai très rapidement, tant ces voûtes immenses me paraissaient peu solides.
C'est dans cette superbe habitation que M. de Sainte-James se plaisait à donner de véritables fêtes. Je m'y rendis un jour pour y voir jouer la comédie. Tant de personnes étaient invitées et parcouraient le jardin avant et après le spectacle, qu'on se croyait dans une promenade publique.
Il faut croire que la révolution n'est point arrivée à temps pour punir M. de Sainte-James d'avoir étalé tant de magnificence, car je n'ai jamais entendu dire, ni dans l'étranger, ni depuis mon retour en France, qu'il ait été guillotiné. Une mort naturelle l'aura soustrait au sort affreux de M. de Laborde et de M. Boutin.
LA COMTESSE D'ANGEVILLIERS.
Madame d'Angevilliers était ce qu'on appelle un bel esprit. Elle en avait déjà la réputation lorsqu'elle était madame Marchais. Tous les hommes de lettres, et même les savans, composaient alors sa société. Le comte d'Angevilliers, qu'elle recevait souvent, en devint amoureux et l'épousa. Elle avait un tel ascendant sur lui qu'il ne parlait point en sa présence, quoiqu'il eût de l'esprit, du goût et des connaissances qu'on pouvait apprécier aisément partout où n'était pas sa femme.
Il me serait impossible de dire si madame d'Angevilliers était laide ou jolie; je l'ai cependant vue nombre de fois, et j'ai souvent été placée à table à côté d'elle. Mais elle avait toujours la figure cachée sous un voile, qu'elle n'ôtait pas même pour dîner. Ce voile couvrait, ainsi que son visage, un énorme bouquet de branches d'arbres verts, qu'elle portait constamment à son côté. Je ne concevais pas comment elle pouvait s'enfermer ainsi avec ce bouquet sans prendre mal à la tête: mais plus tard, quand je suis entrée dans sa chambre à coucher, j'ai été encore plus surprise de voir cette chambre garnie de gradins toujours couverts d'arbres verts de toute espèce, que l'on n'ôtait pas même la nuit.
Madame d'Angevilliers était aussi polie qu'on pouvait l'être, mais si étrangement complimenteuse, qu'on lui en voulait quelquefois de rendre la politesse ridicule. Un jour que M. d'Angevilliers avait engagé à dîner plusieurs artistes de l'Académie de peinture, Vestier y vint. Vestier était fort bon peintre de portraits et venait d'exposer au salon un tableau de famille très bien composé et très harmonieux qu'on avait beaucoup remarqué. Mais il pouvait avoir au moins cinquante ans, il était maigre, pâle et prodigieusement laid. Madame d'Angevilliers, qui désirait lui adresser quelques mots flatteurs, lui dit tout haut:--En vérité, Monsieur, je vous trouve embelli. Le pauvre Vestier devint rouge comme un coq, il regardait à droite et à gauche pour voir si ces paroles ne s'adressaient pas à quelque autre qu'à lui, en sorte que le fou rire me prit.
C'est chez madame d'Angevilliers que j'ai dîné pour la première fois avec le marquis de Bièvre, qui est devenu célèbre comme faiseur de calembourgs. J'eus du malheur, car le jour dont je parle il n'en fit aucun; mais on m'en apprit un fort joli qu'il avait adressé à la reine. Sa Majesté lui demandant un calembourg, M. de Bièvre, s'étant incliné, s'aperçut que la reine avait des souliers verts:--Les désirs de Votre Majesté sont des ordres, dit-il aussitôt, l'univers est à ses pieds.