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Souvenirs de mon dernier voyage à Paris (1795)

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de mon dernier voyage à Paris (1795)

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Title: Souvenirs de mon dernier voyage à Paris (1795)

Author: Jacques-Henri Meister

Editor: Eugène Ritter

Paulus Usteri

Release date: August 26, 2013 [eBook #43567]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS DE MON DERNIER VOYAGE À PARIS (1795) ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

La page de couverture, créée expressément pour cette version électronique, a été placée dans le domaine public.

I

VOYAGE A PARIS
(1795)

II III

HENRI MEISTER


SOUVENIRS
DE
MON DERNIER VOYAGE
A PARIS (1795)

PUBLIÉS
POUR LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE CONTEMPORAINE
PAR

PAUL USTERI et EUGÈNE RITTER
Docteur en philosophie,   Docteur ès lettres,
Ancien professeur à l'École cantonale   Professeur honoraire de l'Université
de Zurich.   de Genève.

PARIS
ALPHONSE PICARD ET FILS
LIBRAIRES DE LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE CONTEMPORAINE
Rue Bonaparte, 82


1910

IV

BESANÇON.—IMPRIMERIE JACQUIN.

V

EXTRAIT DU RÈGLEMENT

Art. 14.—Le Conseil désigne les ouvrages à publier et choisit les personnes auxquelles il en confiera le soin.

Il nomme pour chaque ouvrage un commissaire responsable, chargé de surveiller la publication.

Le nom de l'éditeur sera placé en tête de chaque volume.

Aucun volume ne pourra paraître sous le nom de la Société sans l'autorisation du Conseil, et s'il n'est accompagné d'une déclaration du commissaire responsable, portant que le travail lui a paru digne d'être publié par la Société.


Le commissaire responsable soussigné déclare que l'ouvrage: Souvenirs de mon dernier voyage a Paris, par Henri Meister, lui a paru digne d'être publié par la Société d'histoire contemporaine.

Fait à Paris, le 10 avril 1910.

Signé: Maurice Tourneux.

Certifié:

Le secrétaire de la Société d'histoire contemporaine,
B. de Lacombe.

VI VII

INTRODUCTION

VIII

INTRODUCTION

I.
HENRI MEISTER. LES ANNÉES DE DÉBUT

Fils et petit-fils de pasteurs de l'Église réformée, Henri Meister [1], après avoir terminé ses études à Zurich, et avoir été consacré au saint ministère, était venu à Paris au printemps de 1766,—il n'avait pas encore vingt-deux ans,—pour y être précepteur du fils d'une jeune et jolie veuve, Mme de Vermenoux.

Dans la grande ville, il se trouva bientôt acclimaté. Sa mère appartenait à une famille française et protestante, qui s'était réfugiée en Allemagne, en sorte que la langue française était sa langue maternelle, dans le sens précis de ce mot.

En 1764, voyageant en Suisse et s'étant présenté à Jean-Jacques Rousseau dans les montagnes du Jura, et à Voltaire dans son château de Ferney, Meister avait su leur plaire. Il avait, en effet, un esprit ouvert et précoce, le charme et l'élan du jeune âge: les deux philosophes lui avaient fait un accueil flatteur.

A Paris aussi, il sut réussir dans la société lettrée où il se trouva introduit. Mme de Vermenoux était amie de Mme Necker, et celle-ci avait commencé déjà à réunir autour d'elle des hommes d'esprit, des écrivains, et, parmi eux, les plus distingués de cette époque: Buffon, Diderot, d'Alembert: «C'est une petite Académie», écrivait Meister à son père, en lui parlant des réunions auxquelles il avait pu assister [2]; il fut bientôt initié à la vie littéraire de la France.

Quelques années se passèrent ainsi pour lui: heureux temps de loisir, de vie mondaine, de conversations et d'études. Quand l'éducation du jeune Auguste de Vermenoux se trouva terminée, une autre occupation se présenta pour Meister à point nommé.

Melchior Grimm,—qui comme lui était sorti d'une famille de la bonne bourgeoisie d'une ville allemande, qui comme lui était fils d'un pasteur, et comme lui était venu de bonne heure à Paris,—rédigeait depuis près de vingt ans une Correspondance littéraire qu'il adressait chaque mois à quelques princes des pays du Nord. Mais Grimm, en cela très différent de Meister, était un ambitieux, et il aspirait à quelque emploi plus décoratif. Au commencement de 1773, il allait entreprendre, à cet effet, une espèce de voyage de découverte dans les cours auxquelles il adressait sa Correspondance. Il ne s'abusait point sur ses chances d'avenir: il réussit, en effet, à plaire à l'impératrice Catherine II, et, dès lors, une nouvelle carrière s'ouvrit à lui.

Au moment de son départ, et dans l'incertitude où il était naturellement sur l'issue de son expédition, Grimm voulut que sa Correspondance littéraire continuât à paraître pendant son absence, et il eut la main heureuse en choisissant pour cela notre Meister, qui s'acquitta très bien de cette charge. Aussi Grimm, de retour à Paris, se trouvant appelé par la confiance de l'impératrice de Russie à s'occuper d'objets plus importants, abandonna à son jeune remplaçant les bénéfices et les charges de cette Correspondance, qui devint la chose de Meister [3] et sa principale occupation. Quatorze années durant, il s'y consacra tout entier.

Dans les dernières années du règne de Louis XVI, le moment vint où Meister, qui n'avait fait jusqu'alors que rendre compte des ouvrages d'autrui, et qui était arrivé à l'âge mûr, se jugea enfin capable d'entrer à son tour dans la lice. Son premier écrit fut un traité De la morale naturelle, 1787, qui eut plusieurs éditions, et fut traduit en allemand par Wieland. Un petit volume, intitulé: Des premiers principes du système social, appliqués à la révolution présente, 1790, eut aussi plus d'une édition. Nous lui emprunterons un chapitre: Quelques aperçus sur les causes de la révolution actuelle, qu'on trouvera dans nos appendices.

Meister publia ensuite des brochures de circonstance: les Conversations patriotiques, 1791, qui eurent trois éditions en quinze jours; un Entretien d'un feuillant et d'un jacobin, 1792, réimprimé dans une édition développée des Conversations patriotiques [4], qui se terminait par les Idées de milord Backward. En anglais, backward signifie: En arrière! Meister était bien vite devenu réactionnaire, et il ne s'en cachait pas.

On verra plus loin, comme nous l'avons dit, quelques pages qui nous ont paru dignes d'être remises en lumière; nous ne nous arrêterons pas au reste. Les Souvenirs d'un voyage en Angleterre sont un ouvrage meilleur.

Ils ont eu deux éditions: Meister publia la première en 1791, aussitôt après un séjour à Londres, qui n'avait pas duré plus de quinze jours, a-t-il dit: ce n'avait été pour lui qu'une courte distraction, après laquelle il revint à Paris, comme si cette ville allait demeurer habitable. Il y était encore au 10 août 1792, et dans les semaines de trouble qui suivirent cette journée, il reconnut qu'il avait trop tardé à se mettre en sûreté. Avec quelque peine, il réussit à sortir de France et il se réfugia en Angleterre, où, cette fois, il passa six mois.

La Suisse était sa patrie; il y avait des parents, des amis; il alla les rejoindre à Zurich, et c'est là qu'il passa la seconde moitié de sa vie, dans une modeste aisance, en philosophe, en homme de lettres. Un de ses premiers soins fut de reprendre et de développer ses Souvenirs d'un voyage en Angleterre [5].

Depuis le temps où, sous les Valois, le poète Claude de Buttet disait à un ami inconnu:

Tu verras donc l'écartée Angleterre,

Et les terrois du froid Septentrion!

il y a beaucoup de Français qui, après un séjour dans les îles britanniques, ont raconté leurs impressions à leurs compatriotes. Béat de Muralt [6], Voltaire,—et Taine de nos jours, dans ses Notes sur l'Angleterre,—ont mérité les premières places dans ce groupe nombreux et divers. Mais ceux du second rang sont intéressants aussi à lire. On peut citer, entre autres, quelques pages de Davity [7], qui est le premier en date, et quelques lettres de Le Pays [8]. Le lecteur ne trouvera pas mauvais que nous placions ici des extraits des Souvenirs de Meister. Ils se rapportent, les uns à son premier voyage, les autres au séjour qu'il a fait à Londres pendant les six premiers mois du gouvernement de la Convention.

II.
PREMIER VOYAGE EN ANGLETERRE

La première impression que j'ai reçue, au sortir de l'agonie où j'avais été pendant les dix ou douze heures que dura notre traversée, est cette espèce de surprise dont il est impossible de se défendre, en voyant combien un pays placé à si peu de distance de notre continent offre d'aspects tout à fait divers, relativement à la nature même du sol, à celle de l'atmosphère qui l'entoure, aux formes de l'architecture, aux coutumes, au langage, au maintien des hommes qui l'habitent.

Je n'avais pas encore fait cinquante pas sur le rivage britannique, que je crus avoir, de la liberté de mon existence, un sentiment que je n'avais jamais éprouvé au même point, pas même le jour où, à la suite d'autres héros curieux comme moi, j'eus l'honneur de fouler d'un pas triomphant les premiers décombres de la Bastille.

Je veux bien croire qu'il n'est point de pays où la liberté ne puisse établir son auguste empire; mais elle régnera toujours plus facilement au milieu des orages de la mer, ou à l'abri de rochers escarpés, que dans de vastes et fertiles plaines [9]. L'insulaire, protégé par l'élément qui l'environne, tant qu'il a cette puissance pour amie, n'en a point d'autre à redouter, et tout l'invite à se la rendre favorable: car les soins qu'il est obligé de prendre habituellement pour assurer sa subsistance ou pour accroître sa richesse, deviennent en même temps pour lui les moyens les plus puissants de force et de défense; sa marine est tout à la fois son industrie et son armée. Il est chez lui quand il veut; il n'est chez les autres qu'autant qu'il en a besoin. Un peuple insulaire est appelé, par la force même des circonstances, au commerce, à la liberté, à l'égoïsme: à cet égoïsme du moins qui l'isole en quelque manière des autres nations, et lui permet de n'entretenir avec elles que les seuls rapports qui peuvent convenir à ses goûts, à ses intérêts, à son ambition.

Je n'ai vu de l'Angleterre que la route de Douvres à Londres, et quelques campagnes aux environs de la capitale; mais ce qui m'avait frappé d'abord en arrivant: je ne sais quel air de propreté, de propriété, de sécurité, que je n'avais encore vu nulle part, m'a frappé également dans tous les lieux que j'ai parcourus; c'est là vraiment le charme qui distingue et qui embellit cette heureuse contrée, à qui d'ailleurs la nature a refusé bien des avantages qu'elle s'est plu à prodiguer à d'autres climats.

Il me semble qu'en attachant au mot de liberté ces idées superficielles dont le vulgaire des hommes, et quelquefois même celui des philosophes, s'enivre si facilement, l'étranger qui n'en eût jugé que sur le premier coup d'œil, aurait pu préjuger qu'il existait en France, et longtemps avant la Révolution, plus de liberté qu'il n'en existe en Angleterre. On ne retrouve point chez les Anglais cette légèreté, cette facilité de maintien, d'habitude, de mouvement, qui semble éloigner toute apparence de gêne et de contrainte. En France, le peuple conservait, sous les haillons mêmes de la misère, je ne sais quel air de confiance, et de courage prêt à tout affronter. Quelque pesante que fût sa chaîne, il la soulevait si gaiement que sa démarche n'en paraissait ni plus timide, ni plus embarrassée. Abandonné à lui-même, on ne voyait pas ce qui pouvait l'arrêter ou le contenir; placé entre son insouciance et sa vanité, heureux esclave, il avait l'air d'être plus libre que tous les sages et tous les rois de la terre.

Si j'ose en croire ce premier aperçu, sur lequel on juge quelquefois mieux que sur de lentes observations la physionomie d'un peuple comme celle d'un individu, les Anglais me paraissent plutôt porter dans leur extérieur le caractère d'une assurance réfléchie, que celui de cette aisance naturelle qui ne doute de rien, qui se met au-dessus de tout, et qu'on est fort tenté de prendre pour de la liberté, lorsqu'on ne s'est pas encore fait une juste idée de la seule espèce de liberté dont une société bien ordonnée puisse être susceptible.

Un Français, sous l'ancien régime, par son air, par ses manières, semblait dire à l'univers: «Je suis le maître de faire tout ce qui me plaît. Il est d'étranges caprices dont mon existence peut dépendre à chaque instant; mais avec de la grâce et de l'adresse, avec de la bravoure et de l'honneur, il n'est point de pouvoir, quelque arbitraire qu'il soit, auquel je n'aie le moyen d'échapper plus ou moins heureusement. Peu m'importent tous les liens dont on cherche à m'envelopper, lorsqu'il n'en est aucun que je ne parvienne à rompre à force d'esprit, d'audace et d'impatience.»

Un Anglais annonce un sentiment de son être moins vague et moins métaphysique. Il est un empire auquel il a l'habitude d'être soumis; mais cet empire, il l'aime, il le respecte: c'est celui de la loi. Il sait tout ce que cette loi lui permet; ce qu'il sait mieux encore, c'est tout ce qu'elle lui assure; et là-dessus reposent la douce confiance et la noble sécurité de sa pensée et de son maintien. Il ne croit pas pouvoir tout oser; mais satisfait de ses droits, il est bien sûr de ce qu'il est, de ce qu'il a, de ce qu'il peut, de ce que lui doivent les autres, de ce qu'il leur doit lui-même.

C'est une remarque dont je fus frappé d'abord dans une circonstance assez peu importante, et c'est par cette raison peut-être qu'elle me frappa davantage: au premier pourboire que me demandèrent les porteurs du paquebot, je ne reconnus point cette importunité tour à tour indiscrète et polie, à laquelle on est si accoutumé en France; c'était un compte précis, détaillé pour chaque objet, dont on exigeait le paiement, sans rudesse, à la vérité, mais sans aucun de ces artifices avec lesquels on tâche de séduire, au hasard d'obtenir quelquefois beaucoup plus, quelquefois beaucoup moins qu'il n'est dû. Chacun dans ce pays, depuis le premier lord jusqu'au dernier coachman, paraît savoir plus précisément que partout ailleurs what is fair, quel est le droit de chacun [10].

En Angleterre, tout vous annonce que la simple dignité de l'homme y est plus respectée qu'en aucun pays du monde. Les individus des dernières classes y sont tous mieux vêtus, mieux nourris, mieux logés, souvent même, à ce qu'on m'a dit, sans avoir plus de moyens et de ressources que nos pauvres journaliers français. L'opinion, je ne sais quel respect public, les engage à prendre plus de soins d'eux-mêmes, à vivre avec plus d'ordre et de prévoyance. Chez nous, l'espèce des gueux, comme celle des grands seigneurs, semble portée naturellement à la magnificence, à la dissipation; on peut être prodigue de ses guenilles comme de ses châteaux; on peut porter l'esprit de calcul et d'économie jusque dans l'emploi du plus modique produit de ses peines et de son labeur.

La route de Douvres à Londres est, comme vous pouvez croire, une des plus fréquentées; c'est dans la plus belle saison, et par une des plus belles journées, que j'ai fait cette route, sans rencontrer plus de deux voyageurs à pied, et c'étaient des garçons de métier, étrangers: car ils chantaient une chanson allemande.

Ce que je n'ai pu me lasser d'admirer, c'est cette multitude d'enclos de haie vive, bien soignés, bien entretenus; c'est la grande propreté qui décore les habitations les plus simples, qui donne, même dans les villages, aux plus minces boutiques, un air d'abondance et de richesse.

Accoutumé, comme je l'étais, au bruit tumultueux de notre Assemblée nationale, vous ne serez pas surpris si je le fus beaucoup, la première fois que j'assistai à une séance de la Chambre des communes, d'y trouver tant de décence, d'ordre et de tranquillité. Quel ne fut pas encore mon étonnement, lorsque j'entendis l'orateur (the speaker, le président) de la Chambre ouvrir la séance par une assez longue prière, qui me parut écoutée par toute l'assemblée avec le recueillement du respect! Je n'y voyais pourtant ni archevêque, ni curé, ni moine, ni vicaire. Il est aussi très vrai que la nation qui occupait les tribunes de cette salle ne ressemblait guère à la nation qui remplit avec tant de majesté celles de notre auguste Manège [11]; je n'y remarquai personne qui ne fût fort honnêtement vêtu: ce qui seul vous montre assez combien l'aristocratie conserve encore d'influence chez ce peuple prétendu libre. On m'assura que pour peu que l'auditoire se rendît importun, il suffisait de la réquisition d'un seul membre de la Chambre pour en être débarrassé.

Les règlements de discipline intérieure sont aussi d'une grande sévérité: un honorable membre qui, par ses discours ou par ses actions, aurait osé les enfreindre, est fort bien envoyé sur-le-champ à la Tour; et si la faute est plus grave, condamné même à demander pardon à genoux, à la barre de la Chambre.

On me montra un de ces messieurs, à qui des discours fort inconsidérés firent éprouver, il y a quelques années, une pareille humiliation. C'était un mauvais plaisant: il s'y soumit; mais en se levant, il s'essuya les genoux avec son coude, et dit, assez haut pour être entendu: I never saw so dirty a house in my life: «De mes jours, je ne vis une chambre si sale.»

J'ose vous prédire qu'après les terribles secousses que vient d'éprouver la France, ce ne sera jamais qu'avec la plus extrême réserve, qu'avec la plus excessive circonspection, qu'ils [les Anglais] tenteront de perfectionner le mode de leur représentation nationale, ou d'en prévenir les abus. Ils penseront comme ce spirituel israélite [12], à qui nos jacobins demandaient bonnement s'il n'était pas persuadé que la révolution de France gagnerait incessamment tout le reste de l'Europe: «Je ne sais, leur répondit-il; mais il me semble qu'en général ce n'est que lorsqu'on est bien sûr d'être malade, qu'on se détermine à passer les grands remèdes.»

Je me suis fait conduire l'autre jour à [la prison de] Newgate. Oh! quel affreux spectacle! En traversant les cours où sont rassemblés les prisonniers qu'on laisse jouir de cette faveur, j'en fus assailli comme d'un essaim de harpies; je n'en fus délivré qu'en leur jetant une poignée de petite monnaie, sur laquelle ils se précipitèrent avec autant de rapacité que le pourraient faire des animaux sauvages sur la nourriture dont ils auraient été privés depuis plusieurs jours. Ceux qui sont renfermés me tendaient la main à travers les barreaux, avec des cris tout à fait déchirants. Le geôlier qui m'accompagnait, d'un mot, d'un geste, se faisait obéir au milieu de tous ces hurlements, comme un piqueur par une meute de chiens. Il me montra la fenêtre de la chambre qu'occupait milord Gordon, pour avoir fait un libelle contre la reine de France.

En France, c'est lorsque nos ci-devant grands seigneurs s'étaient ruinés, qu'ils allaient s'exiler dans leurs châteaux. En Angleterre, quand leur fortune est dérangée, ils vont se cacher à Londres, ou voyagent, car les voyages sont pour eux une véritable économie; ils n'habitent leurs terres qu'autant qu'ils peuvent y faire la dépense convenable à leur rang et à leur naissance. Jugez par ce seul trait de l'espèce de considération très différente dont la haute noblesse devait jouir dans les deux royaumes. Dans l'un, elle ne se montre au peuple des provinces que pour y répandre l'abondance et le bonheur; dans l'autre, on ne l'y voyait que pour chercher des ressources, et quelquefois avec toute l'injustice et toute l'humeur que donnent l'embarras et l'ennui de la mauvaise fortune.

On sait qu'au retour de son voyage en Angleterre, M. de Lauraguais eut l'impolitesse de dire: «Qu'il n'avait trouvé dans ce pays de poli que l'acier, de fruits mûrs que les pommes cuites.»

III.
SECOND SÉJOUR A LONDRES

Je vous avais dit, après mon premier voyage à Londres, que j'y croyais avoir remarqué plus de beaux hommes que de belles femmes. Depuis que j'ai vu cette ville en hiver, dans toute la richesse de sa population, je ne tiens plus à ma remarque. Je pense qu'il n'existe peut-être nulle part en Europe autant de belles personnes des deux sexes, surtout autant de formes de visage aussi régulières, je dirais volontiers: aussi largement, aussi complètement finies.

Il semble impossible d'être belle comme une Anglaise, sans éprouver habituellement ce calme, cette sérénité d'âme qui supposent toujours, ou l'indépendance la plus parfaite de tout besoin pénible, ou beaucoup d'empire sur soi-même, une grande supériorité d'esprit, de force ou de caractère. Chez ce peuple, tous les traits, tous les linéaments de la figure sont plus pleins, plus terminés qu'on ne les voit en France, en Suisse, en Allemagne; ils le sont—du moins dans les belles têtes de femmes—sans dureté, sans exagération. Ce qu'un œil trop sévère en pourrait apercevoir encore, se perd heureusement dans le caractère de douceur qui ne distingue pas moins leur physionomie que cet air de repos et de dignité, sans lequel la beauté même cesserait d'être belle.

A Paris, on serait tenté de croire que la nature n'a souvent fait qu'ébaucher le visage de nos jolies femmes, pour laisser à leur coquetterie le soin de varier ou d'achever son ouvrage à leur fantaisie, peut-être aussi, crainte de gâter l'extrême bonheur d'une première idée. C'est vous dire assez, je pense, que mon admiration pour les beautés anglaises n'a pu me faire oublier combien nos femmes jolies sont jolies, ni quelle grâce vive et piquante pare, anime, embellit celles même qui le sont le moins.

Des Italiens m'ont avoué qu'ils ne croyaient pas avoir rencontré, dans toute l'Italie, autant de têtes régulièrement belles qu'à Londres et dans les environs. Ce qui fait ressortir sans doute encore la régularité des traits, c'est la blancheur éclatante de la peau. Sous ce rapport, les inconvénients du ciel nébuleux de l'Angleterre sont peut-être aussi favorables à la fraîcheur du teint qu'à celle des gazons et de toutes les espèces différentes de verdure, qui donnent aux jardins anglais tant d'agrément et de charme.

Je ne puis m'empêcher cependant d'observer ici que le teint des beautés anglaises a peut-être, en général, moins d'attrait qu'il n'a d'éclat. De loin, c'est une blancheur éblouissante; de près, on pourrait la désirer plus vive, plus animée.

La manière de vivre la plus habituelle des femmes anglaises diffère beaucoup de celle des nôtres, et doit produire des effets fort différents. D'abord, elles vivent beaucoup plus entre elles, et beaucoup plus séparées de la société des hommes. La disposition même de l'intérieur des maisons, l'arrangement du service domestique, leur imposent une gêne continuelle. On ne sait presque pas à Londres ce que c'est qu'un suisse ou un portier. On ne reçoit les visites que dans un salon, dans une espèce de parloir, et cette pièce est presque toujours au rez-de-chaussée. La chambre à coucher d'une femme est un sanctuaire dont un étranger n'approche jamais.

Tous ces embarras sont tellement réels, tellement pénibles, que la femme même la plus galante ne saurait l'être chez elle. Quelque grande dame qu'elle puisse être, elle est réduite à donner ses rendez-vous dans des maisons secrètes, à la sortie des promenades, du bal ou des spectacles.

Les hommes, en Angleterre, passent à cheval, dans les promenades, à la chasse, aux spectacles, dans les tavernes, et surtout dans leurs clubs, tout le temps qu'ils peuvent se dispenser de donner aux affaires publiques, ou bien à leurs affaires particulières. Dans l'intérieur du ménage, il n'y a même qu'une petite partie des longues heures consacrées au plaisir de la table, où les femmes soient admises à partager la société des hommes. Quand on a levé la nappe, et qu'on l'a remplacée par de petits mouchoirs de toile peinte, quand les bouteilles de madère ou de bourgogne, de claret ou de porto, commencent à se pousser un peu vivement sur le brillant glacis de leurs belles tables d'acajou, les dames ne manquent jamais de se retirer dans leur appartement, et les messieurs oublient quelquefois tout à fait qu'après quelques heures de retraite, il leur serait permis de les y suivre.

J'ai vu sans doute des assemblées de jeu, de danse, des espèces de fêtes où les personnes des deux sexes se trouvent réunies. Mais ces rassemblements de la bonne compagnie ne sont jamais plus admirés que lorsqu'ils sont excessivement nombreux, lorsqu'ils ont tout l'inconvénient d'une véritable cohue. On est bien loin de pouvoir s'y parler, car c'est un hasard heureux de pouvoir s'y reconnaître. Mme la princesse d'A[nspach], à qui l'on avait voulu donner les honneurs d'une pareille soirée, la trouva si magnifique et si brillante, qu'arrivée un peu tard, il lui fut impossible de pénétrer jusqu'au haut de l'escalier de la maison où l'on avait préparé si péniblement l'étrange fête dont elle était le principal objet.

Ici comme en France, on ne parle, on ne lit, on ne rêve que révolution: ceux qui la craignent et ceux qui l'espèrent s'en occupent également. Le nombre des ouvrages, des pamphlets et des caricatures révolutionnaires qui ont paru depuis dix-huit mois, est prodigieux. Dans le nombre des premiers, il faut distinguer les écrits de Thomas Payne, dont l'influence eut déjà tant de part à la révolution de l'Amérique. Le succès de ses Rights of man ne peut se comparer qu'à celui qu'eurent en France les premières brochures d'Emmanuel Sieyès.

Il n'y a guère que deux papiers-nouvelles [13] qui soient rigoureusement dans le sens de la Révolution: le Morning Chronicle et le Gazetter; mais tous les autres, pour conserver leurs abonnés, n'en sont pas moins forcés d'entrer dans de grands détails sur les affaires de France. Ainsi, par ceux qui veulent en dire du mal, comme par ceux qui en disent du bien, le peuple n'en est pas moins entretenu sans cesse des nouvelles les plus propres à l'étonner, à l'intéresser, à le séduire. Il n'y a que la Gazette de la cour qui n'en parle presque jamais.

Le peuple anglais est, au fond, trop juste, trop bon, trop sensible, pour méconnaître tous les avantages dont sa Constitution l'a fait jouir depuis plus d'un siècle: il conserve donc pour cette Constitution un assez grand attachement, je ne saurais en douter; mais il n'a sûrement plus pour elle le même respect, la même idolâtrie. Les mots consacrés King and Church ne frappent plus aussi superstitieusement son oreille: on leur a trop associé ceux d'impôts et de taxes, pour ne pas en diminuer un peu l'enchantement. Aux spectacles, on applaudit toujours avec transport God save the King; mais on a vu lire plus d'une fois, sans trop de surprise, sans trop d'indignation, ces terribles mots tracés en grosses lettres au coin des rues: No King, no Parliament.

IV.
VOYAGE A PARIS EN 1795

Au moment où Meister venait de publier ces Souvenirs de mes voyages en Angleterre [14], l'horizon se rassérénait du côté de Paris. Depuis plus d'une année, l'odieux régime de la Terreur avait pris fin; et la tentative de le rétablir, aux journées de prairial, avait heureusement échoué [15]. La République française avait signé en 1795 une suite de traités de paix: avec la Prusse, le 5 avril; avec la Hollande, le 16 mai; avec l'Espagne, le 22 juillet. Victorieuse, et fière d'avoir surmonté d'épouvantables crises, la Convention allait déposer ses pouvoirs, et les remettre aux Conseils établis par la Constitution de l'an III.

Mme de Staël, passionnée de Paris, y était arrivée au printemps de 1795 [16]. Sans y voir, comme elle, le paradis, Meister aimait aussi cette ville, où il avait passé tant d'heureuses années; le soin de ses affaires l'y appelait d'ailleurs.

Quand il s'était enfui de Paris, au mois de septembre 1792, il y avait laissé ses meubles et ses livres. Les autorités révolutionnaires avaient mis les scellés sur son appartement, et puis les avaient levés, à la suite de démarches faites par son amie, Mme de Vandeul, et par Berthet, son factotum: voilà tout ce que nous savons. Ce que Meister dit, dans les premières lignes de ses Souvenirs de mon dernier voyage, laisse supposer qu'en revenant à Paris après trois ans d'absence, il n'y a retrouvé que quelques débris de son petit avoir.

Toujours est-il que dans l'intérêt de la correspondance littéraire qu'il avait reprise avec les princes du Nord, il lui importait de se rendre à Paris pour y renouer des relations avec les gens de lettres. Il y avait laissé des amis qu'il désirait revoir; il tenait aussi à se rendre compte du nouvel aspect que présentait cette belle ville, après de si terribles bouleversements. Étranger, et citoyen d'une République avec laquelle la France était demeurée en paix, il avait moins qu'un autre à craindre d'y retourner. A la fin de l'été de 1795, il se décida à tenter cette excursion. Il avait un compagnon de voyage, le général Montesquiou.

Celui-ci, qui avait fait la conquête de la Savoie en 1792, était devenu suspect presque aussitôt, et il avait évité la mort en passant en Suisse. Quand les temps redevinrent plus calmes, il fut un des premiers à obtenir l'autorisation de rentrer. La Convention, dans sa séance du 30 août 1795, présidée par Chénier, entendit la lecture d'une lettre de Montesquiou, datée de Bremgarten en Argovie, où il exposait que lorsqu'un décret d'accusation vint menacer sa vie, on était «dans cette période malheureuse où le citoyen intègre a pu cesser d'obéir à des lois qui cessaient de le protéger.» Il rappelait que la Convention, au mois de décembre 1792, ayant reçu de lui un mémoire justificatif, elle avait ordonné qu'on lui en présentât l'analyse: ce qui ne fut pas exécuté. «Je demande, disait-il, l'exécution de ce décret.» Le 3 septembre, sur le rapport de Doulcet, Montesquiou fut autorisé à venir en France [17].

Meister et lui avaient atteint la cinquantaine; tous deux avaient vécu heureux sous l'ancien régime; ils s'entendaient ensemble en politique, leurs idées étant sages et libérales; ils aimaient et cultivaient les lettres; le marquis de Montesquiou avait été membre de l'Académie française; Meister plus d'une fois, dans sa Correspondance littéraire, avait mentionné avec éloge, sans toutefois les surfaire, les chansons et les autres opuscules de Montesquiou.

Ils arrivèrent à Paris le mardi 22 septembre, et Meister se logea rue Gaillon. Son séjour ne dura pas deux mois: car un billet que lui adressa Montesquiou, au moment de son départ [18], est daté du 13 novembre: «Je ne puis vous répéter assez, lui écrivait-il, combien je vous regrette et combien je vous porte envie.» Pour le dire en passant, ces derniers mots étonnent un peu, de la part d'un exilé qui venait de rentrer dans sa patrie. On en peut conclure que Montesquiou avait trouvé en Suisse un agréable asile, et que, revenu en France, il ne s'y trouvait pas entièrement satisfait: ce qui était naturel dans un temps si troublé. Benjamin Constant, par exemple, que nous avons vu tout à l'heure assez content de la situation, écrivait un peu plus tard, le 8 décembre: «Je ne puis vous peindre mon impatience de quitter Paris: tout rend ce séjour insupportable.»

Ce n'était pas là le sentiment de Meister: il a eu un plaisir évident à se retrouver à Paris; le charme de ce séjour l'avait aussitôt ressaisi; son témoignage atteste que si l'orage avait rudement secoué le vieux navire de la ville, le nec mergitur de sa devise demeurait toujours vrai. Ce témoignage est précieux: Meister était un vrai connaisseur, judicieux, expérimenté; l'accent de sincérité est ce qui frappe dans son livre: il y dit ce qu'il a vu, ce qu'il a pensé, tout simplement.

Les Souvenirs de mon dernier voyage à Paris ont été rédigés sous forme de lettres; mais ces lettres ont été écrites après le retour de Meister à Zurich. Il dit en effet, lettre V:

«A l'époque où j'ai revu Paris, il y avait....», et lettre VI:

«J'étais encore à Paris lorsqu'on décréta....»

Et s'il dit ailleurs, lettre V:

«Il n'y a guère plus d'un an (du 9 thermidor an II, 27 juillet 1794, au 22 septembre 1795, jour de son arrivée à Paris) que Paris n'était encore qu'une vaste prison....», c'est qu'il se reporte par la pensée au temps de son séjour dans cette ville.

La rédaction de ses Souvenirs a occupé Meister pendant toute l'année 1796: preuve en soit ce que lui écrivait Mme de Staël:

«5 avril 1796. Votre récit de votre premier voyage en France sera-t-il conçu de manière à rendre le second impossible? Vous devriez me le montrer....»

«10 octobre 1796. Vous me demandez si je permets l'impression de votre voyage à Paris? Quoique les Français soient battus [19], je vous demande de n'y pas mettre votre nom: il ne faut jamais se fermer la porte du paradis.»

Cette rédaction n'était pas encore terminée à la fin de l'année, puisque Meister a cité dans une de ses notes un document du 22 nivôse an V (11 janvier 1797). La date de la lettre (21 août 1797) où Pitra rend compte de la lecture qu'il a faite des Souvenirs, établit que ce volume a été mis en vente dans l'été de 1797.

Il n'existe des Souvenirs qu'une seule édition; un certain nombre d'exemplaires portent sur le titre la mention de Zurich, et les autres celle de Paris; mais ils se ressemblent d'ailleurs entièrement, ils ont les mêmes fautes d'impression, assez nombreuses. La date de 1797 est inscrite sur les exemplaires qui furent mis en vente à Zurich; tandis que le titre de ceux qui étaient destinés à Paris porte:

A PARIS
chez Fuchs; rue des Mathurins
maison de Cluny. Nr. 334.
L'an .V. de la République.

La forme allemande: Nr. 334, au lieu de No 334, et les deux points qui encadrent le chiffre V, indiquent assez que ce titre a été imprimé à Zurich.

V.
LETTRES ADRESSÉES A MEISTER AU SUJET DE SON LIVRE

Il est toujours intéressant de savoir comment les ouvrages ont été appréciés au moment de leur apparition. Nous avons des lettres de quelques amis de Meister, qui nous renseignent sur l'accueil qu'ils firent à son livre. On y trouvera d'affectueux compliments, c'est tout simple; mais sous l'expression d'un attachement cordial, on distinguera bien la sincère estime et la juste approbation de lecteurs compétents.

Une lettre, datée de Paris, est écrite par Pitra; on verra plus loin ce que Meister raconte de ce personnage qui avait collaboré à la Correspondance littéraire. Le neveu de Meister, Hess, qui était précepteur des enfants de Mme Rilliet-Huber, une amie de Mme de Staël, faisait avec eux un séjour à Paris, qui durait déjà depuis quelques semaines, quand Pitra le rencontra par hasard; aussi sa lettre à Meister commence par un amical reproche:

«Paris, le 4 fructidor an V (21 août 1797).

«Non, mon ami, je ne commencerai pas à vous gronder comme vous le méritez, après deux ans de silence. Je me bornerai à vous dire que, si jamais j'envoie un neveu à Zurich, je n'en dirai pas le mot à l'ami que j'ai aimé le plus tendrement, et que je laisserai au hasard le soin de le lui faire connaître. Le vôtre vous ressemble beaucoup; j'ai cru même, en l'entendant, reconnaître votre voix et la grâce de votre esprit. Parlons du vôtre. J'ai dévoré votre nouvel ouvrage. Il n'est pas possible de soutenir une hérésie politique avec plus d'adresse et de séduction. Quel charme dans votre diction, quelle finesse dans vos aperçus, dans l'analyse de ce que vous avez vu! On voit avec vous, et rien n'échappe à votre lecteur que vous traînez à votre suite, et à qui vous offrez un tableau émouvant des lieux, des personnes et des événements qui ont servi de cadre au besoin que vous aviez essentiellement de manifester vos opinions. Vous savez qu'elles ne sont pas les miennes, et ce n'est pas sous le rapport de dissemblance de sentiments que je me permettrai de regretter que vous ayez employé tant d'esprit et de talent à écrire ces lettres sur votre voyage en France en vendémiaire. Ah! mon ami, vous ne les eussiez pas publiées à Paris. Les deux ans qui se sont écoulés depuis cet événement sont deux siècles. Rien ne ressemble plus à l'état où était la France, et surtout Paris, dans ces jours. Ce qui était digne d'être écrit et analysé par l'auteur de ces charmantes lettres, c'est le changement magique de notre situation. On ne le croira jamais.

«L'aristocratie des fermiers, ainsi que vous l'appelez avec raison, est encore toujours dans l'opulence, et leur bien-être a influé d'une manière étonnante sur les moindres cultivateurs. La disette a, de fait, et selon l'usage, procuré l'abondance par un moyen qui ne peut être instantané. Il n'y a pas un coin de terre qui n'ait été mis en valeur. Mais nous commençons seulement à payer 3 sols la livre un pain, le plus beau, le meilleur que j'aie jamais mangé, et jusqu'à ces jours nous ne l'avons payé que 10 et 11 sols les 4 livres. La première viande ne vaut que 11 sols, l'inférieure de 7 à 9 sols. Jamais Paris n'a mieux ressemblé à l'office d'une grande maison; dans toutes les rues se sont multipliées les boutiques de friandises; on ne voit que pâtissiers, traiteurs, marchands de comestibles les plus recherchés. Tout stimule la gourmandise, et ces objets sont, par leur abondance, à bas prix. Mon ami, Paris est pavé de marchands de choses délicates, fournies avec bien plus d'abondance et de recherche qu'un des premiers instituteurs de ce genre de recherches gourmandes, au Palais-Royal, chez lequel vous satisfaisiez chaque jour votre sensualité.

«Jamais les lieux publics n'ont été si fréquentés. Que ne venez-vous voir nos Tivolis, nos Élysées, nos Idalies, nos jardins Birons, nos Bagatelles! Quelle foule! quelle joie! quel délire! Non, ce n'est plus la même France. Elle n'avait besoin que d'un gouvernement. Paris, ce Paris ruiné, déchiré, est plus fou, plus brillant qu'il ne l'a jamais été. Et nos femmes! que leurs accoutrements sont bien plus dignes de la volupté de vos pinceaux! Leurs formes varient chaque jour; chaque jour, en s'approchant et même un peu trop de l'antique, l'ondoyant de leurs étoffes légères couvre légèrement, en les embrassant de plus près, les formes et les mouvements de leurs corps, que ces vêtements semblent encore prononcer davantage. Il est presque impossible d'être vieux à Paris; les femmes y sont plus jeunes, plus jolies que jamais. Venez vous y rajeunir.

«Ce tableau très vrai que je ne puis qu'esquisser, la tranquillité dont nous jouissons, et que ne troublera pas la querelle finie [20] des autorités, est un miracle que l'on conçoit à peine. Non, il n'est pas possible de croire que ce soit le même peuple. Non, la France ne ressemble plus à cette France, à ce Paris que vous avez vu et décrit en vendémiaire. Voilà pourquoi vos charmantes lettres semblent avoir été écrites au temps de la Fronde. «Cela est charmant, comme cela se fait lire!» dit-on; et l'on semble chercher à se rappeler le siècle dans lequel se sont passés les événements dont parlent ces lettres, et cette France que vous avez peinte avec les couleurs qui appartenaient au temps de votre voyage. Il n'y a que deux ans; mais ces deux ans ont été deux siècles, je vous le répète. Venez en juger vous-même, venez être heureux et faire mes délices. Laissez nos journaux annoncer la guerre, il n'y a qu'eux qui semblent la désirer. Vous êtes sûr qu'ils ne feront pas même semblant de vouloir la faire. Je vous embrasse, mon ami.»

Nous avons parlé ailleurs [21] de l'attachement que la fille de Diderot, Mme de Vandeul, portait à notre Meister. Quelques lignes d'une lettre qu'elle lui écrivit au mois de septembre 1795, peu après l'arrivée de Meister à Paris, pour lui exprimer sa joie de le revoir, en seront un suffisant témoignage:

«Accoutumée, lui dit-elle, à souffrir des peines violentes, je ne devinais point du tout l'impression que le bonheur et l'extrême joie pouvaient faire sur moi. Je n'aurais jamais pu me persuader le genre de dérangement d'âme, l'espèce de trouble continuel qui s'est emparé de toutes mes facultés. Je tâche de rattraper l'ombre de ma raison, ou du moins l'apparence de ma tranquillité, et cet effort me brise encore: n'est-ce pas là un bel état pour écrire des lettres douces?

«Je le voudrais pourtant, puisqu'une des peines qui se glissent dans cette île enchantée où je vis pour ainsi dire depuis huit jours, est de sentir douloureusement que je ne puis jamais vous donner la millième partie du bonheur que vous me donnez....»

Deux ans plus tard, quand Mme de Vandeul eut reçu les Souvenirs de mon dernier voyage à Paris, elle écrivit à l'auteur une lettre qui est perdue; la réponse qu'elle reçut lui fit adresser à celui qu'elle appelle notre voyageur une longue lettre d'explications: nous n'en donnons que des fragments:

«Oui, mon ami, j'ai tort, mais ce n'est pas celui que notre voyageur me suppose. Le tort réel est dans la détestable tournure de mon caractère. Je ne sais plus éprouver une impression douce, sans être entièrement bouleversée d'âme et de tête, sans être assez longtemps la proie de mille idées cruelles; je n'y puis remédier, non plus qu'à la fièvre; mais quand je le puis, je tâche de ne pas la donner: je sens qu'il n'y a rime ni raison à tourmenter les autres par sa folie.

«Plus j'ai osé me flatter que notre voyageur avait eu l'intention de me donner un instant de bonheur, plus j'ai dû éloigner celle de le tracasser par toute mon agitation. J'ai espéré du temps la facilité de dire doucement, tendrement, sans tristesse, ce que je ne pouvais alors.

«Depuis la première page de ce livre jusqu'à la dernière, je pourrais dire que je me suis rappelé, non les journées, mais, je crois, toutes les heures de ce voyage. Je n'ai pu m'empêcher chez le fermier de m'y désoler tout à mon aise;—ce fermier (lettre III) demeurait près de Langres: ce qui rappelle à Mme de Vandeul les souvenirs de famille qui se rattachaient pour elle à la ville où son père était né.—Il ne faut pas la moitié de l'éloquence de cette feuille pour se livrer au souvenir le plus douloureux, si d'autres idées tristes viennent encore s'y joindre.

«Alors, je pouvais encore reposer dans ce lieu ma pensée sur quelque objet qui me fut cher, je pouvais trouver une sorte de bonheur à penser à cet asile. Rien de ce qui m'aimait là n'existe: tout a disparu; je ne sais même si les murs où mon père est né existent encore; un étranger a bouleversé tout l'intérieur de cette tranquille demeure; tous les vieux meubles ont été portés ailleurs. Je n'ai pu obtenir qu'on m'envoyât le portrait de mon grand-père; un déménagement total ne laisse plus qu'au fond de mon cœur le souvenir de parents, de famille; il me restait encore des biens, il y a deux ans. Suis-je maîtresse de renverser toutes ces idées? N'est-il pas plus sage souvent de garder le silence?

«J'ai espéré, par un des morceaux le plus sensible et le plus doux (dans la dernière lettre), que quelquefois vous aviez trouvé près de moi le sentiment qui semble l'avoir dicté; mais de quelle mélancolie cette privation me remplit-elle pour le reste de la vie!

«C'est en cherchant sur quel point du globe il restait trace des sociétés décrites dans la dernière lettre, que je me serai expliquée bêtement, et de manière à faire croire à notre voyageur qu'il ne serait pas lu, simplement parce que je n'ai pu me défendre de la comparaison des temps; en tenant pour rien tout ce que je dédaigne, je n'ai pu m'empêcher de regretter tous ceux qui existaient les vingt premières années de ma vie, et qui lisaient, jugeaient, louaient d'une autre manière.

«Mon Esculape, qui a déterré le livre, a voulu le lire; je le lui ai fait un peu acheter, en l'assurant que tout ce qui n'extravaguait pas, devait faire sur lui l'effet de l'eau aux enragés. Soit amour-propre de sa part, soit qu'il ait de bons moments, il m'en a paru enchanté. Ce qui l'a surtout ravi, c'est la note sur Sieyès; il n'a rien trouvé de sa vie de plus ressemblant à son gré que ce portrait, de mieux fait, de mieux écrit.

«Le voyageur sera content de l'opinion de M. d'Holbach (fils du célèbre baron d'Holbach, qui était mort en 1789). Sans avoir hérité de toutes les connaissances de son père, il lit, et met au moins un grand prix aux ouvrages intéressants; je lui ai fait un grand plaisir en le lui prêtant; il aime et estime l'homme; il croit que ce voyage restera comme monument de l'histoire de cette époque; il m'a chargé de lui témoigner tout le plaisir que lui avait fait cette lecture. Il m'a rendue fort heureuse toute une soirée, en me louant l'individu, en le regrettant avec moi. J'ai promis de faire sa commission; il m'a si obligeamment priée deux ou trois fois de ne pas l'oublier, que si j'eusse osé, je l'aurais remercié de la peur.

«J'espère qu'il ne vous a pas passé par la tête que je fusse insensible au souvenir de mon père, que je n'aie pas senti bien tendrement ce genre de souvenir et de soin, amené avec tant d'adresse et d'air de négligence.

«Le joli volume est sous mon chevet, en attendant que les voleurs, qui ont pris ma maison à gré, me tordent le cou. Je n'étais séparée d'eux que par un volet, la dernière fois que je vous écrivais; il y a quatre jours, ils ont voulu enfoncer ma fenêtre; la petite chienne m'a tirée de leurs pattes. Ce qu'il y a de pis, c'est que je suis plus tracassée des précautions que de toute autre peur. Il a fallu par prudence coucher mon fils chez son père, le domestique dans le salon; leurs rondes, leurs recherches, ne me laissent paix ni repos, ce qui est insupportable.

«Adieu, mon aimable ami, je mourrai sans savoir écrire moins longuement; il faut bien que vous supportiez un défaut auquel je ne puis remédier.»

Dans sa retraite de Coppet, Necker avait été l'un des premiers à recevoir le livre nouveau. Il avait pour l'auteur une amitié de trente ans: aussi le vieillard, frappé par l'orage, avait été préoccupé de quelque crainte en voyant Meister se hasarder à traiter un sujet si délicat. Nous donnons sa lettre tout entière: on y voit à nu l'embarras de l'ancien homme d'État, en face des remuements auxquels il assiste, impuissant et désorienté!

«J'ai lu, et je vais relire votre excellent ouvrage; car, par intérêt pour votre succès, une sorte d'inquiétude me distrayait à la première lecture; je vais la reprendre maintenant avec confiance. Vous dites, avec beaucoup de sagesse, presque toutes les vérités, et en mêlant des anecdotes piquantes à vos réflexions, vous satisfaites tous les genres de lecteurs. Le récit du langage de la maîtresse d'auberge de Lunéville, et la scène du vieux fermier, ne s'effacera jamais de la mémoire des personnes sensibles; et le ci-devant pouilleux deviendra proverbe.

«Que vous nous reposez agréablement par votre tableau si fin et si spirituel de l'ancienne société de Paris! Vos Souvenirs de la France s'associeront parfaitement avec vos Souvenirs de l'Angleterre, et feront une collection précieuse pour les bibliothèques. Quel dommage pour nous tous, que les troubles de l'Europe vous empêchent d'étendre votre entreprise à toutes les nations! Je me passerais à ce prix de voyager moi-même: j'aurais ainsi le plaisir sans la peine. Et comme votre style est parfait!

«Recevez tous mes compliments. Un de vos exemplaires courra mes connaissances.

«Ma fille, dans sa lettre du 13, me dit que les plénipotentiaires français, à Lille [22], ont commencé par demander une renonciation au titre de Roi de France, et une reconnaissance des lois constitutionnelles des réunions [23]. La première demande ne fera, je le présume, aucune difficulté; mais la seconde demande, comme acte préliminaire, et avant d'avoir discuté les articles et les moyens de paix, me paraît une disposition bien despotique. Qui empêcherait le Roi et le Parlement d'Angleterre de faire aussi des réunions constitutionnelles ou législatives?

«Les partis règnent avec violence à Paris, et je vois un camp se former près de Lyon, une section de l'armée italienne prête à passer le Var; et cette fois, comme d'autres, le triomphe pourra bien être aux plus habiles et aux plus ardents. On songe à organiser une garde nationale; c'est bien nécessaire comme balance, mais y réussira-t-on? L'ensemble est un horizon tempétueux.

«Votre ami Barthélemy a dîné chez ma fille. On l'aime, on l'estime généralement, mais je doute que son crédit soit signifiant. C'est le pot de terre contre le pot de fer; et Carnot [24], qui a vu les modérés se tourner vers le nouveau venu, semble se démettre de ce caractère.»

Bonstetten, qui était pour Meister un contemporain, qui comme lui était un Allemand épris de la culture française, et qui alors remplissait les fonctions de bailli bernois dans la vallée italienne du Tessin, était venu passer ses vacances dans le pays de Vaud: c'est là qu'il avait reçu le livre qui venait de paraître.

«Valeyres, 30 septembre 1797.

«J'ai reçu de votre part votre Voyage à Paris, comme j'allais faire celui d'Italie. Je l'ai d'abord lu et relu, j'allais vous écrire, Monsieur, pour vous en remercier, mais les idées se pressaient sous ma plume et semblaient me demander plus de temps que je n'en avais alors pour achever ce que j'avais à vous dire. Il n'y a plus d'auteur aimable que vous, Monsieur; votre style est de l'ancien régime, et presque du beau siècle passé. Avec quel plaisir on y retrouve cette urbanité, cette politesse, cette grâce, ces égards pour le public, qui nous rappellent un monde, une société qui n'est plus!

«Dans tout ce que j'ai lu de vous, je préfère l'observateur à l'homme qui discute. Le tact qui vous rend éminemment aimable dans le monde, se retrouve dans tous les objets que vous observez. On dirait quelquefois que vous ignorez vous-même votre talent. Il semble, chez vous, tenir au cœur autant qu'à l'esprit; on dirait que c'est l'honnêteté, la vérité de votre âme qui a passé dans l'esprit pour lui inspirer cette justesse et cette finesse que l'on admire dans vos écrits.

«Vos observations sur le ton de la société sont la satire du ton du jour. J'ai néanmoins regret que vous n'ayez pas daigné peindre la société d'aujourd'hui. Il y a tant de choses neuves à dire, que je ne conçois pas que vous ayez pu n'en pas parler. Il n'y aurait sans doute rien là pour le goût, mais beaucoup pour la pensée.

«Adieu, Monsieur, croyez-moi, avec une estime bien distinguée, votre obéissant serviteur.»

VI.
LES TRADUCTIONS DU LIVRE DE MEISTER

Les Souvenirs de mon dernier voyage à Paris sont aujourd'hui pour nous un tableau fidèle et vivant qui ramasse sous les yeux du lecteur les traits caractéristiques d'un temps glorieux et terrible. On y voit, dessiné d'une main experte, le lendemain, encore troublé, d'une crise douloureuse.

Mais à cette époque, les journaux, les lettres, les conversations, tout était plein de pareilles descriptions; et les détails intimes qu'on pouvait recueillir de toutes parts, l'accent personnel, le ton vibrant que les témoins mettaient à leurs récits, faisaient pâlir les pages, écrites avec une modération voulue, par un étranger, d'esprit cosmopolite, qui avait mis son effort à rester impartial. D'ailleurs, Paris se voyait assez lui-même, et n'avait pas besoin d'écouter celui qui le décrivait: l'ouvrage de Meister ne pouvait pas y avoir de succès. On s'explique ainsi qu'il n'ait pas eu de seconde édition.

Il faut rappeler aussi qu'au moment où ce livre parvint à Paris, quelques semaines avant le coup d'État du 18 fructidor, il était en retard de vingt mois: c'est ce que Pitra, on vient de le voir, a remarqué tout de suite. Il décrivait un état de choses qui avait déjà disparu. Comment eût-il pu plaire au public français qui, sans cesse attentif au cours des événements, ne voyait jamais que le moment actuel, et n'était préoccupé que de ce qui se préparait pour le lendemain?

Au public étranger, au contraire, il était agréable d'avoir des renseignements si nets et de si bon aloi, sur une des phases de cette terrible Révolution qu'on suivait partout avec des sentiments bien divers, mais toujours vifs et profonds.

Nous ne savons pas, à vrai dire, si quelques exemplaires du livre de Meister ont pu passer en Angleterre; les Anglais d'ailleurs se méfient des continentaux, et tiennent à être informés par un des leurs. Mais une traduction allemande et une traduction italienne ont paru en 1798.

La traduction allemande [25] est l'œuvre de Jean-Henri-Guillaume Ziegenbein (1766-1824), pasteur à Brunswick, assez fécond écrivain. On peut supposer que c'est M. de Féronce qui lui suggéra cette entreprise, et lui donna les renseignements qui lui ont permis d'écrire tout au long un certain nombre de noms de personnes que Meister, suivant une habitude invétérée chez lui [26], n'avait indiqués que par des initiales. Nous avons suivi le bon exemple que nous donnait là ce traducteur. C'est tout ce que nous avons à dire sur son œuvre.

La traduction italienne est l'œuvre d'un inconnu, qui, au titre du livre: Souvenirs de mon dernier voyage à Paris, a ajouté de son chef: Lettres de M. Carnot à M. Mallet-du Pan [27].

Le traducteur italien attribue donc au grand Carnot les Souvenirs, qui sont anonymes dans l'original. Per tutto vi si scorge, dit-il de ce livre, il carattere maestoso e liberale del suo autore. Il aurait dû voir que les qualifications élogieuses qu'on lit à la fin de la lettre X, eussent été singulièrement déplacées sous la plume de Carnot, et qu'elles suffisaient à écarter son hypothèse.

On ne sait si le traducteur a été dupe de sa propre imagination, ou de quelque ami qui a pu lui donner un renseignement erroné,—ou s'il a voulu, de propos délibéré, en vue de la vente, accroître l'intérêt de l'ouvrage en l'attribuant à un personnage célèbre. Quoi qu'il en soit, en adoptant ou en choisissant le nom de Carnot, que d'ailleurs Meister a justement loué, il oubliait les déclarations si nettes du commencement de la première lettre: idées et sentiments entièrement étrangers à tous les membres de la Convention.

Il se rapprochait davantage de la vérité, en nommant Mallet-du Pan, au lieu de M. de Féronce, comme celui à qui les lettres étaient adressées. Mallet-du Pan et M. de Féronce étaient tous deux d'origine genevoise; si le dernier était né en Allemagne et y occupait une place importante, c'est à Genève qu'il avait fait ses études [28]. Tous deux étaient, comme Meister, familiers, par leurs traditions et leurs souvenirs, avec l'idée d'une liberté qui sait observer le respect de l'ordre établi.

L'anonyme italien a traduit assez littéralement l'ouvrage de Meister; un puriste lui pourrait reprocher beaucoup de gallicismes, à ce que nous dit un connaisseur. Il a laissé de côté une partie des notes de son auteur; trois notes, qu'il a ajoutées de son chef, sont insignifiantes.

En tête du livre, il a placé une préface boursouflée, pas très claire, précieuse cependant, parce qu'elle donne une idée de l'impression que le livre a pu faire chez les Italiens, à un moment où leur pays venait d'être bouleversé par le général Bonaparte. En conséquence, nous avons traduit, ou plutôt paraphrasé, ces deux ou trois pages:

«Ce livre est assurément le plus honnête et le plus instructif que je puisse offrir au public, en vue de détromper les mortels aveuglés et stupides.

«On n'y trouvera pas ces sarcasmes, ces blâmes, ces plaisanteries obscènes qu'amoncellent avec empressement tous les écrivailleurs de notre âge, qui font ainsi à la bonne cause plus de tort que d'honneur. Loin de là, l'auteur de cet ouvrage y montre un jugement élevé, qui perce les plus épaisses ténèbres pour mettre la vérité en lumière, cette éloquence victorieuse et mâle qui sait maîtriser tous les cœurs. Sa manière de s'exprimer est candide et modeste: qualités sans lesquelles, en parlant de politique et d'histoire, on tombe dans le vilain ton qui est celui d'un sectaire, d'un méchant.

«On découvre partout dans ce livre le caractère noble et libéral de l'auteur; toutefois, quand il vient aux sujets les plus pénibles, il emploie cette arme du ridicule qui est si difficile à manier, mais si terrible pour combattre le fanatisme:

Ridiculum acri

Fortius ac melius.... plerumque secat res [29].

«Le style est piquant et plein de charme, en sorte que la lecture de l'ouvrage est des plus agréables. Mais, que celui qui ouvre ce livre sache tout d'abord qu'il n'est pas fait pour plaire aux fanatiques, de quelque parti qu'ils soient. Et certes, sans ce caractère d'impartialité, je n'eusse pas voulu le traduire, moi qui ai le fanatisme en horreur! On y trouvera comme un modèle de la manière dont il faut raisonner sur une grande révolution politique, en envisageant les principes d'abord, les personnalités ensuite; en s'appliquant à bien discerner les vrais sentiments des acteurs du drame, au milieu de spectacles horribles, où sont confondus innocents et coupables, où les crimes des méchants semblent compromettre la vertu même.

«Quand les opinions admises sont appelées à de grands changements, quand les principes reconnus sont bouleversés par les révolutions, en sorte qu'on se sent comme transporté dans un autre monde, où le mieux semble être de renoncer à avoir du caractère, et de prendre à chaque instant le masque nouveau que réclame la fortune changeante, alors de vrais Brutus sont appelés oppresseurs de la liberté latine, alors on entend faire l'apologie de Catilina!

«Notre auteur a su éviter un écueil contre lequel sont venus échouer tous ceux qui ont écrit sur la Révolution française, et qui n'ont droit qu'à la désignation de contre-révolutionnaires: on ne trouve pas chez eux un jugement sain sur les affaires politiques.

«On doit reconnaître que le style de notre auteur, en certains endroits [30], a quelque chose d'oraculeux, et trahit un esprit romanesque qui ne s'accorde pas avec un sujet aussi élevé. Mais je crois y voir un effort pour relier les théories de l'auteur et les faits, pour jeter un pont entre des idées, qui autrement sembleraient contradictoires ou funestes à la société.

«Je me résume en disant que l'auteur semble avoir voulu être calme dans un sujet qui met les passions en jeu; il a eu en vue un avenir heureux, et s'est attaché à écarter les fantômes que crée l'inquiétude; il a recherché tout ce qui est pur, doux, magnanime, en repoussant les idées fausses, serviles et désordonnées. Plût à Dieu qu'il y eût beaucoup de partisans de ces grandes et nobles aspirations! Ames tendres et vertueuses, c'est la paix que vous devez appeler de vos cris, une paix éternelle, qui console le pauvre genre humain. Ah! ce devrait être l'unique vœu de tous les cœurs!

«Et vous, imaginations échauffées, c'est par vous seules que l'humanité est en proie aux tourments!»

Une traduction tout à fait littérale de ce morceau n'eût fait que le rendre encore plus ridicule, et notre paraphrase ne nous satisfait qu'à moitié. Cette préface est l'œuvre d'un inconnu, à la tête échauffée, et qui garde néanmoins la prudence, la réserve que des siècles de servitude avaient rendues innées aux Italiens de son temps. Il parle, et on a peine à savoir ce qu'il a voulu dire. Il faut le deviner, au risque de s'égarer.

Mais ce bouillonnement d'idées troubles est un symptôme frappant de la fermentation qu'avaient créée en Italie le spectacle de la Révolution française, la marche victorieuse de l'armée de Bonaparte, et l'établissement de républiques éphémères.


Pendant toute la durée du XIXe siècle, les Souvenirs de mon dernier voyage à Paris n'ont été mentionnés que par un seul écrivain, M. Taine, qui n'a pas su en identifier l'auteur. Dans les Origines de la France contemporaine, aux tomes II et III de la Révolution, notre Meister, qui est cité seize fois, est toujours nommé Meissner. L'Index qui termine le tome dernier des Origines, indique ce nom avec plus de détails: «Meissner (Auguste-Gottlieb), littérateur allemand.»—Ce Meissner (1753-1807) a fait des romans et d'autres ouvrages; on a ses œuvres en 36 volumes in-8.

L'erreur de Taine a été relevée par M. Aulard (Taine, historien de la Révolution française. Paris, 1907, p. 210).

Sainte-Beuve, qui n'a pas connu les Souvenirs, a toujours parlé de Meister avec éloges: «Homme aimable, dit-il, écrivain distingué en français, et qui n'avait pris du XVIIIe siècle que ce qu'il avait de fin et d'honnête.»—Et ailleurs: «Un auteur à qui la France doit un souvenir, puisqu'il est du petit nombre des étrangers aimables qui ont le mieux écrit en français [31]

Quoique Henri Meister ait publié des vers, des nouvelles, un roman, des dialogues, des Lettres sur l'imagination, et d'autres ouvrages encore, son vrai talent était celui de l'observation: c'était un excellent informateur. Pendant vingt ans, 1773-1792, il a suivi le mouvement de la littérature française avec précision, et l'esprit sans cesse éveillé: le tableau qu'il en a laissé est encore et sera toujours consulté avec fruit.

Mais son chef-d'œuvre est le livre que nous rééditons. A l'une des étapes de la Révolution, il a pu saisir sur le vif un des aspects mouvants de cette ville de Paris où s'était déroulé le grand drame. Pendant que les acteurs n'étaient occupés que de leur rôle et de leurs adversaires, tandis que les spectateurs ne songeaient qu'à deviner quel dénouement allait venir, Meister a appliqué toute son attention à bien voir, à se rendre un compte exact de ce qui se passait sous ses yeux, à prendre un rapide croquis du moment fugitif; il en voulait fixer les traits, pour quelques amateurs étrangers seulement, car il était modeste et n'avait pas en vue la postérité. Celle-ci est venue cependant, et nous croyons qu'elle saura lui rendre justice.

VOYAGE A PARIS
VERS LA FIN DE 1795


a M. F. de R. (Féronce de Rothenkreuz.)

J'ai revu ce Paris, que j'avais tant aimé....

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SOUVENIRS
DE
MON DERNIER VOYAGE
A PARIS

AVERTISSEMENT

Je n'ai peint, ou plutôt, je n'ai voulu peindre de la France qu'un seul moment, celui dans lequel je l'ai revue. Ce moment, dont le souvenir m'a paru, sous plus d'un rapport, utile à conserver, diffère sans doute également de tous ceux qui l'ont précédé, de tous ceux qui l'ont suivi; mais on ne doit le trouver en contradiction avec aucun; car je suis bien trompé si l'on n'y voit pas toujours, quoique dans une crise fort singulière, le développement des mêmes principes, l'influence naturelle du plus grand, du plus terrible de tous les phénomènes politiques, sur le caractère ineffaçable du plus léger, du plus étonnant de tous les peuples.

Pour me montrer impartial, je n'ai point affecté de cacher mes opinions particulières, mes affections personnelles; mais je ne pense pas leur avoir jamais permis d'altérer la bonne foi de mes observations. C'est le seul mérite dont j'ose être jaloux, le seul que je m'affligerais encore de voir disputer à mes faibles écrits.


LETTRE PREMIÈRE

Des intérêts de fortune me rappelaient depuis longtemps à Paris; ce motif, grâce aux circonstances, devenu malheureusement fort léger, était soutenu par le besoin pressant de revoir les amis que m'avait laissés la Révolution; il s'y mêlait encore une extrême curiosité de vérifier par moi-même les rapports si divers que j'avais entendu faire, depuis quelques années, des changements arrivés dans l'intérieur de la France.

Vous voulez, Monsieur [32], que je vous rende un compte fidèle de mes observations; je vous le dois sans doute à plus d'un titre, et je vous promets bien de ne vous dire que ce que j'ai cru voir; mais comme on ne peut voir, hélas! qu'avec ses yeux, c'est-à-dire avec les préventions à travers lesquelles on regarde et l'on examine tout, peut-être n'est-il qu'une manière de tromper un peu moins ceux qui daignent nous écouter; c'est de leur exposer d'abord avec beaucoup de franchise ces mêmes préventions, ou, si l'on veut s'exprimer plus poliment sur son propre compte, la véritable disposition où l'on croyait être à l'égard des objets que l'on a pris à tâche de considérer.

En suivant cette maxime, je commencerai, Monsieur, par vous dire franchement que je déteste et détesterai toujours les révolutions. Le mal qu'elles produisent est certain; le bien qui peut en résulter tient à une suite de chances trop périlleuses, trop indépendantes des calculs de notre sagesse et de notre prévoyance.

Tout homme qui se croit appelé par la destinée à faire une grande révolution, sera donc toujours, à mon sens, un être fort dangereux et fort immoral [33], dût-il porter le nom le plus vénéré du monde; il risque de faire le malheur et le désespoir de toute une génération; le fruit qu'il en attend pour les générations futures sera peut-être également perdu pour elles, et peut-être aussi l'eussent-elles obtenu par des sacrifices moins sensibles, moins douloureux, je dirais volontiers, moins impies, moins parricides. N'est-ce pas le nom qu'il faut donner aux mesures qui, pour faire la fortune prétendue des enfants, condamnent les pères aux horreurs d'une vie misérable, d'une mort prompte, ou d'un long supplice?

Mais, cela dit une fois, je tâcherai, s'il est possible, de ne plus le répéter. Il ne s'agit pas, dans ce moment, de savoir si l'on devait faire une révolution en France, ou non; elle est faite, elle est entreprise du moins, avec des frais immenses, les ressources du monde les plus extraordinaires; et c'est surtout en politique qu'il ne faut jamais, je pense, vouloir partir que du point où l'on est. Quel marin, disait M. de Pange, s'imposerait la loi de faire toujours les mêmes manœuvres, quel que fût le vent? Rien de plus naturel, sans doute, mais rien de plus vain que de stériles regrets sur le passé.

Depuis la chute de l'horrible dictature de Robespierre, j'avais cru reconnaître dans les procédés de la Convention des efforts assez soutenus pour ramener, ou pour suivre l'opinion publique, vers les grands principes de l'ordre et de la justice. Le système du vandalisme [34], les profondes théories de rapine et de brigandage, auxquelles on avait associé si longtemps les beaux noms d'égalité, de liberté, de droits de l'homme, le ridicule projet de la république universelle, l'épouvantable manie du propagandisme, toutes ces folies si funestes et si révoltantes, me paraissaient à peu près abandonnées. Je ne craignais plus de voir anéantir la civilisation de la plus belle contrée de la terre, et peut-être avec elle le repos et le bonheur de l'Europe entière. Je m'étais persuadé que tant de factions diverses, parvenues tour à tour à devenir le parti gouvernant, toutes avaient appris enfin de leur propre expérience que l'esprit du jacobinisme est, par sa nature même, destructif de toute espèce de gouvernement; qu'à côté d'un institut aussi désorganisateur, la république la plus démocrate ne se soutiendrait pas mieux que la monarchie la plus illimitée.

J'avouerai même qu'avec tous ses défauts, la mauvaise organisation de son pouvoir exécutif, l'organisation plus défectueuse encore de ses assemblées primaires, la Constitution proposée par le comité des Onze me paraissait au moins plus conséquente et moins antisociale que les trois [35] qui l'avaient précédée; je me disais enfin:

«La philosophie vient de former l'entreprise la plus hasardée qu'on ait jamais osé tenter [36]; elle a réussi, du moins sous quelques rapports; elle nous a montré des prodiges de puissance et de destruction. Il est vrai que pour parvenir à son but, elle n'a pas craint d'engager dans ses intérêts tous les crimes d'une populace effrénée; elle n'a pas craint d'appeler à son secours les passions les plus odieuses, celles de la haine et de la vengeance, tous les excès du fanatisme, toutes les violences de la tyrannie la plus injuste et la plus cruelle, les perfidies et les ressources du despotisme le plus ingénieux et le plus subtil. Tous les tyrans ensemble n'ont peut-être pas fait répandre autant de soupirs et de larmes, qu'elle en a fait verser à la nation la plus douce et la plus gaie de l'Europe [37]. Le sol le plus heureux de la terre, elle l'a couvert de victimes et de débris, de sang et d'horreur; mais ce même sol, elle l'a pourtant su défendre contre la réunion de puissances la plus formidable; ce même sol qu'elle a souillé de tant d'opprobre et de forfaits, elle l'a pourtant entouré de conquêtes, de gloire et de forces invincibles!»

Je ne perds point de vue ici cette chaîne imposante de lignes et de forteresses qui s'étend depuis Dunkerque jusqu'à Landau; je n'oublie point les grandes ressources qui restaient de l'ancien régime dans le corps du génie et de l'artillerie; je sais que, sous ce point de vue, on peut dire avec beaucoup de raison que la République dut avant tout la plus sûre défense de ses limites à l'ambition de Louis XIV, au génie de Vauban, à la sagesse de Gribeauval [38], à l'ingénieuse sagacité de ses élèves. Mais, pour être impartial, il faut laisser une grande part des succès aux terribles mesures du génie révolutionnaire, à l'enthousiasme républicain, aux talents distingués de quelques généraux qui, dans toute autre circonstance, n'eussent peut-être jamais trouvé l'occasion de se signaler avec tant d'éclat et de bonheur.

Cependant, quel est donc le but qu'annoncèrent les premiers efforts de cette philosophie si nouvelle dans ses projets, si dévastatrice dans ses moyens? Celui de régénérer une nation corrompue, de forcer, par son exemple et par ses succès, tous les gouvernements à rétablir la prospérité de l'ordre social sur des bases plus pures et plus solides.

Écartons un moment de ce projet tout ce qu'il a de plus chimérique et de plus extravagant: nous verrons que le grand secret de ces sublimes théories se borne à ces deux points essentiels: celui d'introduire partout le gouvernement représentatif, celui d'en exclure toute espèce de droit héréditaire.

J'ose penser qu'ainsi même réduit aux termes les plus simples et les plus raisonnables, ce nouveau système pourrait bien n'être qu'une brillante erreur: 1o parce qu'il n'est point de constitution qui puisse convenir également à tous les peuples; 2o parce qu'il est aussi cruel qu'absurde d'imaginer qu'on puisse faire changer à une nation de lois et de coutumes, comme on change de coiffure et d'habits; 3o parce que le principe d'hérédité me paraît tenir à la puissance même des choses, et surtout à la série naturelle de nos sentiments et de nos affections.

Je ne dissimulerai point encore que tous les frais de la terrible expérience étant faits, tous les malheurs et tous les crimes qui devaient en assurer le succès étant accomplis, j'osai presque désirer, pour l'instruction des races futures, que l'on permît à ceux qui n'avaient pas frémi de l'entreprendre, de l'achever à leur gré. Seulement, je pleurais encore de regret qu'une si cruelle expérience n'eût pas été tentée aux extrémités de l'Afrique ou de l'Asie, plutôt que dans l'aimable pays auquel j'avais attaché tous mes romans de bonheur: romans qui ne s'arrangeaient guère, comme vous pouvez croire, avec les sombres rêveries de nos modernes Lycurgues.

Voilà bien naïvement, Monsieur, dans quelle disposition d'âme je me trouvais relativement à l'état actuel des choses, au moment où je repartis pour la France.

C'était au commencement de septembre 1795, car il importe aujourd'hui plus que jamais de marquer avec exactitude la date de ses observations. J'entrai sur le territoire de la nouvelle République par Bourglibre [39], Gros-Kems, et je gagnai la route de Nancy, qu'on m'avait indiquée comme la meilleure à tous égards, pour l'entretien des chemins, pour la commodité des auberges et pour le service des postes; on y trouve, en effet, des chevaux partout; il ne s'agit que de les attendre avec patience et de les payer de bonne grâce, suivant la fantaisie particulière de chaque maître de poste, tantôt en argent, tantôt en papier, depuis 30 fr. en assignats, par cheval, jusqu'à 4 fr. en espèces.

Je ne sais si vous connaissez les environs de Sainte-Marie-aux-Mines, à l'entrée des Vosges, où, après avoir traversé quelques plaines de l'Alsace, on croit se retrouver tout à coup dans les montagnes de la Suisse. Si vous saviez, Monsieur, quel intérêt ont repris à mes yeux les sites agrestes de ma patrie, vous me pardonneriez la douce surprise que me causa l'aspect de cette contrée que je n'avais jamais vue; elle réveilla dans mon imagination une foule de souvenirs tendres et mélancoliques, dont un beau clair de lune augmentait encore dans ce moment le charme et l'illusion. Mais je comprends à merveille que ce n'est point des impressions de ce genre dont vous désirez que je vous entretienne. Vous m'excuserez plutôt de vous dire un mot de mon admiration pour les détours et retours ingénieux de la superbe chaussée et des magnifiques ponts, au moyen desquels on a rendu si facile le passage d'une chaîne de monts très hauts, très escarpés, couverts d'énormes masses de rochers, et coupés encore en tout sens par des précipices, des torrents et de profondes ravines. Pourquoi n'est-ce pas avec la même patience, avec le même génie que l'on s'applique à surmonter les obstacles qui ne manquent jamais de s'opposer aux révolutions utiles? Cette route importante n'est pas nouvelle; mais, à la manière dont elle est conservée, il faut qu'elle soit bien entretenue, ou qu'elle ait été construite avec un soin extrême. En général, tous les grands chemins que j'ai parcourus étaient fort peu dégradés; dans quelques endroits même, on voyait des traces de réparations faites récemment, et des dispositions pour en faire de nouvelles. Tout n'est donc pas détruit, et comment l'ouvrage d'une si longue période de richesse et de puissance pourrait-il l'être déjà? Je ne puis vous exprimer, Monsieur, combien j'admire, combien je vénère ces grands établissements d'utilité publique, dont la durée résiste à toutes les vicissitudes du gouvernement, de l'opinion, des siècles; quelque trésor, quelque sacrifice qu'il en ait coûté, le résultat est si beau, si grand, qu'on ne saurait trouver qu'il soit acheté trop cher.

Dans toute l'étendue des pays que mes yeux ont pu découvrir, les terres paraissent assez bien cultivées; je n'en veux pas conclure qu'elles le soient également partout; le contraire est trop bien prouvé par les énormes dévastations de la Vendée, de quelques départements voisins des frontières, et de plusieurs cantons des provinces du Midi; mais je conçois que différentes circonstances ont empêché que l'agriculture en France n'ait souffert autant qu'il y avait lieu de le craindre.

En supposant que la guerre ait enlevé, comme on le présume, un grand cinquième, et peut-être plus, de la population vouée communément à la culture des terres [40], ce vide effrayant paraît avoir été suppléé, du moins en grande partie, par d'autres bras plus faibles, mais dont l'activité constante s'est vue aiguillonnée encore, d'abord par l'intérêt d'une jouissance nouvelle, par l'espoir de ne plus partager le fruit de leurs peines avec l'avidité fiscale, ensuite par l'impérieuse nécessité de la terreur, ou de l'extrême besoin. Il est assez ordinaire de voir des femmes conduire seules la charrue, ou n'avoir pour aides que des vieillards et des enfants. Ce qui dut manquer aussi, depuis quelques années, au succès des travaux rustiques, c'est sans doute l'engrais, le secours des bestiaux dont la France s'est trouvée excessivement dépourvue par la prodigieuse consommation qui s'en est faite dans les armées de la République; et c'est bien, je crois, une des causes les plus remarquables de la disette effective dont souffre aujourd'hui l'intérieur du pays; il faut se rappeler cependant l'immensité des approvisionnements tirés de l'étranger à tout prix; il faut se souvenir encore qu'il est beaucoup de terres en France dont la fécondité n'exige pas autant d'engrais qu'ailleurs, parce qu'elles sont naturellement grasses et légères.

Je dois ajouter qu'il est au moins quelques contrées, comme aux environs de Ligny, de Bar-sur-Aube, où l'on voit encore des troupeaux assez nombreux de vaches, de moutons, et même de chevaux.

Je ne sais si la moindre quantité d'hommes, dans les villes et dans les campagnes, fait ressortir davantage le grand nombre des enfants; mais il me semble que je n'en ai jamais tant vu. Ceci me rappelle une autre observation qui n'est peut-être pas à négliger ici; c'est que, quoique la masse monstrueuse des armées françaises ait dû épuiser toutes les classes de la population, il n'en est pas moins certain qu'aucune guerre moderne n'a tiré plus de ressources des villes. C'est dans les villes, à commencer par la capitale, que se formèrent, et que subsistent encore tous les grands foyers du fanatisme révolutionnaire. Le charme de l'uniforme, des plumes, de la cocarde, enivra d'abord la vanité de tous nos bourgeois beaucoup plus empressés, du moins alors, de s'égaler à la noblesse militaire que de s'élever à l'austère dignité de citoyen. La guerre déclarée tout à coup, comment reculer, sans craindre la honte ou le ridicule? Ceux que l'ambition et le point d'honneur n'auraient pas poussés hors de leurs foyers, en furent chassés ensuite par la terreur; car ce n'est point exagérer, de dire que depuis le 2 septembre 1792, jusqu'au 9 thermidor, la plupart des habitants des villes durent trouver dans les camps plus de moyens de subsistance, et plus de sécurité même, que dans l'enceinte de leurs murs.

Grâce à cette terrible circonstance, les réquisitions, devenues plus abondantes et plus faciles dans les cités, ont épargné du moins aux campagnes une partie de l'extrême fardeau que dans d'autres temps elles eussent supporté, pour ainsi dire, exclusivement. On estime que, depuis quatre ans, la seule ville de Paris a pu fournir aux armées plus de 150,000 hommes, moins robustes peut-être que des paysans, mais d'une intelligence plus exercée, plus lestes, plus adroits et beaucoup d'entre eux avec plus ou moins de ressources personnelles. Je connais un père, qui, pour déterminer son fils à partir plus gaiement pour l'armée, non seulement remplit ses poches d'or, mais assura même à sa maîtresse, que le jeune homme craignait de laisser dans le besoin, une rente viagère de cent louis; et ce n'est pas le seul exemple de ce genre que je pourrais citer.

Au moment où les habitants de la capitale n'obtenaient qu'avec beaucoup de peine quelques onces de mauvais pain par jour et quelques livres de viande par mois, les défenseurs de la patrie se trouvaient approvisionnés avec une abondance qu'aucune armée du monde n'avait peut-être jamais connue jusqu'ici. Depuis quelque temps, les choses ont un peu changé. En Alsace du moins, on m'a bien assuré qu'il serait impossible au soldat de vivre aujourd'hui de ses quinze sous en assignats et de ses deux sous en monnaie, s'il ne s'emparait pas de tout ce qui se trouve à sa portée dans les champs et dans les habitations de son voisinage.


LETTRE II

Sous certains rapports, j'ai trouvé la partie de la France que j'ai parcourue, fort changée; sous d'autres, je me suis étonné souvent quelle le fût si peu. Quoique les dévastations du torrent révolutionnaire se soient répandues partout, et souvent avec la rapidité la plus incroyable, il est des contrées où elles n'ont laissé presque aucune trace funeste. J'ai traversé des villages, des villes, peut-être même des cantons entiers où, se soumettant aux formes nouvelles, sans passion comme sans murmure, l'influence heureuse de quelques hommes de bien, de quelques familles considérées, a su prévenir habilement les manœuvres de l'intrigue, conjurer les violences de la tyrannie, et maintenir à ce prix l'ordre et la paix.

Le bonheur de ces lieux isolés repose l'âme; c'est pour elle, ce que seraient pour nos yeux ces couches éparses de gazon, ces bouquets d'arbres verts que l'on découvre encore, dit-on, de temps en temps, au milieu des plaines desséchées qu'inondèrent les flots d'une lave brûlante.

On a pillé, ravagé, détruit beaucoup de châteaux en France; mais il y en avait un si grand nombre, que ceux qui subsistent encore ne permettent guère au voyageur de s'apercevoir que ce nombre est diminué. Sur toute la longue route que je viens de faire, je ne pense pas avoir aperçu plus de trois ou quatre monuments remarquables de destruction, dans ce genre. Ce qui a été le moins épargné, ce sont les couvents, les abbayes, les cloches, et surtout les croix. On n'en voyait guère en France que dans les cimetières, sur le faîte des églises; c'est une merveille aujourd'hui d'en rencontrer une; sur la pointe des édifices publics, on les a remplacées le plus communément par le bonnet rouge, ou par le drapeau tricolore. Le bruit des cloches qui m'avait tant ennuyé dans le Brabant, quoiqu'il n'y en ait peut-être nulle part dont les sons soient aussi brillants, aussi mélodieux, je l'ai regretté souvent en France; trop continuel, comme il l'est dans plusieurs pays catholiques, ce bruit devient sans doute importun; mais son absence totale a, je vous assure, quelque chose de triste et de sauvage.

Lorsque le temps s'écoule pour nous avec une lenteur si pénible, ce qui marque d'une manière éclatante les termes par lesquels il se divise, semble soulager un peu l'imagination. Le son des cloches nous rappelle d'ailleurs, même dans la plus profonde retraite, que nous ne sommes point seuls, qu'il est encore des hommes autour de nous, que les mêmes devoirs, le même culte, les mêmes sentiments rassemblent quelquefois; c'est une impression de bienveillance, de rapports religieux, de sociabilité, qui me touche et m'intéresse.

Concevez-vous ici, Monsieur, l'extrême malheur d'un bon catholique aux bords du Rhin, qui tous les jours entend sonner la messe sur l'autre rive, et ne l'entend plus sur celle qu'il habite! Je suis convaincu que cette seule circonstance a décidé l'émigration d'une foule de pauvres Alsaciens.

A Schlestadt, je vis la première belle église entièrement dépouillée de tous ses ornements, et transformée en magasin de fourrage. Sans attacher trop de prix à toutes les pratiques extérieures du culte religieux, je ne puis vous exprimer combien cet aspect m'attrista. Je me représentai vivement la profonde douleur de tant d'âmes simples et pieuses, qui venaient chercher autrefois dans ce temple la consolation de leurs peines les plus vives, le gage de leurs plus douces espérances, et qui ne l'y trouvent plus. Combien me parut ridicule et révoltante l'inscription gravée en grosses lettres sur le frontispice de ce temple profané:

Le peuple français reconnaît l'existence de l'Être suprême, et l'immortalité de l'âme.

Égalité, Fraternité, ou la Mort.

Ces trois derniers mots, ou la Mort, avaient été rayés à la vérité, grâce à la clémence mise à l'ordre du jour depuis le 4 prairial [41]; on y avait même substitué: Humanité; mais si maladroitement qu'à travers les lettres du mot consolateur, on apercevait encore trop distinctement les traits sanglants de la Mort. Grand Dieu! quelle preuve pour l'existence de l'Être des êtres, que l'aveu d'un peuple qui vient de briser tous les liens d'une autorité légitime, pour se courber sous le joug honteux du plus féroce et du plus méprisable des tyrans! Quelle preuve pour l'immortalité de l'âme, que l'aveu d'un peuple souillé de sang et de crimes, d'un peuple qui n'a pas craint de fouler aux pieds tout ce qui peut entretenir les espérances de la vertu, tout ce qui peut consoler l'humanité souffrante!

Le philosophe doit trouver une pareille déclaration aussi vaine qu'absurde; l'homme religieux doit la trouver plus absurde encore. N'est-ce pas à ses yeux comme si le peuple français eût déclaré qu'il reconnaît l'existence du soleil, et le retour des saisons qui fécondent la terre? Solem quis dicere falsum audeat [42]? Comment oser démentir l'évidence du soleil!

Les proscriptions, les brigandages de toute espèce, l'admirable théorie de l'égalité qui leur servit de titre ou de prétexte, les énormes dépenses du plus dissipateur et du plus prodigue des gouvernements, m'avaient persuadé, je l'avoue, et je m'en sais aujourd'hui mauvais gré, que d'un côté je verrais moins de richesse et moins de luxe; de l'autre, plus d'aisance et plus de propreté. Je vous proteste qu'il n'en est rien; j'ai vu dans les campagnes autant de misère et de haillons que ci-devant; dans les villes, les symptômes de l'indigence la plus effrayante, beaucoup plus terribles, beaucoup plus communs, avec les mêmes inégalités de fortune, quoique manifestées d'une manière différente, parce que les richesses ont changé de place, et parce que plus d'un genre de dépense est devenu physiquement impossible, comme le faste des voitures et des chevaux.

Il est donc vrai, qu'à moins d'introduire dans un pays toute la sévérité des lois agraires, ou plutôt encore le régime et l'éducation publique de Sparte, on n'empêchera jamais que le petit nombre ne soit riche, et le grand nombre, pauvre. Quelque faciles que soient dans certaines circonstances les moyens d'acquérir, de prendre ou de voler, il n'y a pourtant jamais que des hommes hardis, astucieux, capables d'une sorte de suite et d'énergie, ou singulièrement favorisés par le hasard, qui puissent en tirer un avantage durable; ce ne sera jamais la grande masse du peuple. En France,—conformément au grand principe de l'abbé Sieyès: qu'il ne faut pas détruire les propriétés, mais changer les propriétaires,—on a voulu dépouiller l'ancienne classe des nobles et des riches; pour y parvenir, il n'est point de moyens de violence ou d'artifice que l'on ne se soit permis d'employer: mais qu'en est-il arrivé? L'extravagance et la barbarie des nouvelles lois, l'injustice et le désordre des mesures autorisées pour les faire exécuter, ont d'abord commencé par anéantir une grande partie des richesses nationales pour tout le monde; elles en ont laissé passer une autre partie fort considérable chez l'étranger; le reste est devenu la proie d'une foule, qui consume bien plus qu'elle ne jouit. Tout ce qui de cette manière ne s'est point évaporé, pour ainsi dire, en vaine fumée, est tombé dans les mains d'un très petit nombre d'hommes, également avares et cupides. Je ne pense pas qu'il existe un pays en Europe où il y ait autant de richesses mobilières, qu'il y en avait en France, non seulement en numéraire effectif, mais encore en vaisselle, en bijoux de toute espèce, en livres, en tableaux, en meubles précieux.

Je laisse aux spéculateurs de Londres, de Hambourg, de Livourne, de Gênes, de Philadelphie, de Bâle, le soin de calculer ce qu'il en est sorti par les malheurs de l'émigration, par les alarmes et les besoins, tant des anciens capitalistes que des nouveaux; enfin par les spéculations mêmes du gouvernement, réduit à tirer de l'étranger, au change le plus défavorable, tant d'objets de première nécessité. Je consens même qu'on en déduise, le plus scrupuleusement du monde, tout ce qu'en ont pu faire rentrer les conquêtes du Brabant, de la Savoie et de la Hollande; je suis convaincu qu'en dernier résultat, le déficit, trop réel pour la France, n'en présentera pas moins la somme la plus effrayante.

Les vices qui corrompent le bonheur de la société peuvent exister dans toutes les classes; mais il en est cependant qui semblent appartenir à l'une plutôt qu'à l'autre. L'indigence et la richesse ont chacune des moyens de nuire et de servir qui leur sont propres. La classe de la société la plus pauvre est, en général, la plus utile et la plus laborieuse; mais les passions dont certaines circonstances la rendent susceptible peuvent devenir extrêmement funestes; et, dans un état de désordre, elle est aussi, par la nature même des choses, celle qui consomme et détruit le plus rapidement. Elle jouit sans réserve, sans prudence; et de ce qu'elle amasse, elle en est plus avare qu'aucune autre. La classe la plus riche est, en général, la plus paresseuse, la plus inutile; mais, comme elle est toujours la moins nombreuse, l'influence de ses vices ne peut s'étendre au delà de certaines limites; mais, quelque injustes et quelque impétueuses que soient souvent ses passions, il est moins impossible de les contenir et d'en circonscrire les ravages; elle a, par la nature même des choses, l'habitude et l'intérêt de l'esprit conservateur; et sa manière de jouir est encore celle qui peut contribuer le plus à la circulation des richesses, au progrès de l'industrie et des arts. La classe mitoyenne est sans doute celle qui nous offre le plus de vertus, le moins d'inconvénients, le plus de bonheur réel. Mais notre nouvelle philosophie en daignera-t-elle voir la véritable raison? C'est que la destinée lui laisse évidemment moins de puissance et moins de liberté qu'aux deux autres [43]. Ah! les forfaits dont nous avons été témoins nous permettent-ils d'en douter? L'homme a besoin de liens et de guides; ce n'est point par le sentiment de ses droits, c'est par celui de ses devoirs, qu'il peut conserver son intégrité morale et la paix de son cœur.

Combien la vérité de toutes ces réflexions ne m'a-t-elle pas été confirmée par le spectacle affligeant de l'espèce de guerre à mort qui menace d'éclater dans ce moment, en France, entre les habitants des campagnes et ceux des villes, entre les cultivateurs propriétaires, et les hommes réduits à la nécessité de conquérir tous les jours leur subsistance à force de travail et d'industrie.

On ne saurait nier, je pense, que la classe des petits propriétaires, en France, ne soit un peu plus considérable aujourd'hui qu'elle ne l'était avant la Révolution. Mais cet accroissement n'est pas, à beaucoup près, d'une aussi grande importance que l'on pourrait le présumer. Toutes les terres dont la nation s'est adjugé si généreusement l'héritage, ne sont pas encore vendues. De celles qui le sont, les unes furent acquises d'abord par des négociants, par des capitalistes que les circonstances forcèrent à réaliser ainsi les fonds de leur commerce ou de leur portefeuille; d'autres sont devenues le butin d'un petit nombre d'intrigants qui trouvèrent, dans les malheurs mêmes d'un grand bouleversement, des chances de fortune aussi rapides qu'inouïes. De riches fermiers ont dû saisir également une occasion si favorable d'acquérir ou d'accroître la propriété des domaines dont ils connaissaient le mieux la valeur et les convenances; le reste seulement, et vous concevez que ce doit être la moindre partie, a pu tomber entre les mains d'hommes industrieux, et jusqu'alors sans aucune propriété.

Il ne serait donc pas impossible que le nombre de ces nouveaux propriétaires se trouvât presque balancé par celui des anciens propriétaires qui ne le sont plus, dont tous ne sont pas émigrés ou guillotinés, ou dont il reste encore dans la République des héritiers ou des représentants plus ou moins dignes de pitié. Le seul fait que l'on ne saurait contester, c'est que les propriétés territoriales de la France sont, en général, plus divisées qu'elles ne l'étaient ci-devant. Mais, pour être impartial, il faut ajouter tout de suite qu'une grande partie au moins de ces divisions et de ces partages n'a pas tourné au profit du pauvre. Les journaliers du fermier ne sont pas payés comme l'étaient ceux des ci-devant seigneurs, encore moins peut-être que ceux du clergé. Avec quelque amertume, et souvent avec quelque raison, que l'on ait déclamé de nos jours contre l'abus des richesses de l'Église, il n'est pas moins très constant qu'une bonne part de ces richesses a toujours été la ressource et le patrimoine de quiconque n'en avait point d'autre.

Toutes ces circonstances n'expliquent, hélas! que trop bien comment le nombre des pauvres ne peut pas avoir beaucoup diminué dans les campagnes; on concevra bien mieux encore à quel point il doit avoir augmenté dans les villes, où tant de branches de commerce et d'industrie sont entièrement détruites, où les rentiers depuis longtemps ne reçoivent, et de l'État et des particuliers, qu'une monnaie fictive dont la valeur décroît de jour en jour dans la progression la plus effrayante.

Je ne puis donc vous exprimer assez vivement la détresse et le désespoir des villes qui, se trouvant entourées des moissons les plus abondantes, n'en périssent pas moins de faim. Elles sont, ainsi que nous le disait un officier municipal de Nancy [44], elles sont comme Tantale au milieu des eaux. Depuis que la terrible loi du maximum [45] est abolie, le cultivateur met à son blé le prix qu'il veut, et s'obstine même à ne plus recevoir d'assignats. Le pauvre habitant des cités ne peut donc plus obtenir l'aliment le plus indispensable qu'en le payant de ses meubles, de ses hardes, de son linge. Pour nourrir son malheureux semblable, il est tel avare cultivateur qui n'a pas frémi de le dépouiller de son dernier vêtement.

La véritable aristocratie en France, celle dont tout le monde a droit aujourd'hui de s'indigner, c'est l'aristocratie des fermiers et des laboureurs. Je n'ignore point ce qu'on pourrait alléguer pour tenter de la justifier; l'ancienne oppression sous laquelle on l'a vue gémir si longtemps; l'iniquité des nouvelles lois dont elle ne soutint pas le fardeau le moins accablant, tant que durèrent les réquisitions et le maximum du gouvernement révolutionnaire [46]; enfin l'extrême désordre des finances, le discrédit alarmant du signe de toutes les valeurs numéraires, suites déplorables d'une révolution, dont la classe des cultivateurs est sans doute moins coupable qu'aucune autre. La cupidité de cette nouvelle aristocratie n'en paraîtra cependant pas moins odieuse, ses procédés moins durs, moins révoltants; et l'excès des maux, dont la tyrannie actuelle est cause, doit avertir les législateurs du danger qu'il y a de laisser trop de moyens de force et de pouvoir entre les mains d'un ordre d'hommes, de qui dépendent les premières ressources de subsistance pour toute la nation.

Il n'est point de despotisme plus opprimant, il n'est point d'avarice plus impitoyable que celle d'un fermier enivré de ses richesses: demandez-le à tous ceux qui ont le malheur de vivre dans sa dépendance. Il faut protéger les laboureurs, et non pas les enrichir; il ne faut pas les enrichir, parce qu'il est impossible de les enrichir sans rendre misérable tout ce qui les environne, parce que la richesse est inutile à leur propre bonheur, et devient plutôt nuisible à la prospérité nationale qu'elle ne lui peut être favorable; il ne faut pas les enrichir, enfin, parce qu'il n'est point de condition dont il soit plus dangereux de laisser corrompre les vertus, et qu'il n'en est point que la fortune corrompe davantage, et d'une manière plus funeste.

Une aisance honnête est le prix naturel de leur travail, et cette douce aisance est aussi l'état qui conserve le mieux toute la félicité de leur situation, toutes les forces qu'exige l'accomplissement des pénibles devoirs qu'elle leur impose. Le luxe de la richesse est aussi déplacé dans les champs que le serait la simplicité de la vie rustique dans une ville de commerce ou dans la capitale d'un grand royaume.

A propos de luxe et de richesse, combien croyez-vous, Monsieur, que j'aie vu de chaises de poste, depuis Bourglibre jusqu'aux portes de Paris? Deux, en y comprenant celle où j'étais, et pendant huit jours de route; aussi, quelque modeste que fût notre suite,—car nous n'avions qu'un domestique sur le siège de notre diligence,—presque partout on nous a fait l'honneur de nous prendre pour des députés; c'est comme si l'on nous eût pris autrefois pour des prélats ou pour des seigneurs de la cour, au moins pour des intendants de province.


LETTRE III

En courant la poste, même aussi lentement qu'on peut la courir en France aujourd'hui, comment se flatter d'avoir pu rassembler assez de données pour juger avec confiance des dispositions secrètes d'un grand peuple? Mais ces dispositions ne pourraient-elles pas être si générales, si prononcées, qu'il fût difficile même au voyageur le plus léger, le plus distrait, de ne pas en être frappé? Je vais tâcher de vous raconter mes découvertes, mes aperçus, avec cette simplicité de franchise dont vous voulez bien me savoir gré, quoiqu'elle appartienne beaucoup moins à mes principes qu'à mon caractère, à mon instinct naturel. Si les résultats manquent de justesse, vous verrez toujours, je pense, dans la manière même dont je vous les exposerai, quelle fut la cause et peut-être l'excuse de mon erreur.

D'abord, ce que j'ai rencontré le plus souvent sur ma route, sans prendre aucune peine pour le chercher, c'est l'air du malaise, de l'inquiétude, de la fatigue, du mécontentement, joint à beaucoup d'indifférence sur le succès ou le non-succès du nouvel ordre de choses. Quoique cette Révolution ait eu le mérite singulier d'intéresser, de passionner même un nombre prodigieux d'hommes, sûrement plus qu'aucune autre, il est pourtant de fait que la majorité très décidée de la nation est demeurée neutre; qu'elle l'eût été bien davantage encore, si l'impérieuse nécessité des circonstances, la terrible violence du despotisme révolutionnaire l'eût permis.

La multitude est plus ou moins comme l'âne de la fable, et ne cessera jamais de l'être, sûre de porter toujours sa charge et son bât.

Et que m'importe donc, dit-elle, à qui je sois [47]?

Dans cette multitude, il ne faut pas seulement compter les hommes que l'ignorance et la misère condamnent aux travaux les plus pénibles, mais encore la classe très nombreuse des hommes nuls ou faibles de caractère, qui ne cherchent et ne trouvent leur bonheur que dans le repos de l'obscurité, dans la paix de l'insouciance. Cette énorme multitude, suivant les principes de notre politique moderne, si l'on était de bonne foi, formerait bien réellement l'absolue, l'imposante majorité du peuple souverain, la sublime idole de vos philanthropes démocrates. Eh bien! les ambitieux traitent cette idole comme ce curé de Normandie son crucifix: à la tête d'une procession de son village, il se prit de querelle avec la procession d'un autre village voisin; on allait en venir aux coups; à l'instant, il lève le lourd crucifix dans ses bras et lui dit: O mon Dieu! tout ce que je te demande, c'est de rester neutre; en même temps, il l'empoigne et s'en sert pour assommer tout ce qui se trouve sur son chemin. Quelque affligeante que soit cette vérité, je la trouve trop bien établie par toutes les époques de l'histoire, et peut-être d'une manière plus évidente encore, par celle où nous vivons. Humanum paucis vivit genus [48]. Ce n'est que pour le petit nombre qu'existe le genre humain. Le royaume des cieux est aux hommes doux [49], mais ce monde-ci n'appartiendra jamais qu'aux hommes violents; tout ce qu'on peut espérer, c'est qu'à force d'art, de culture, de lumières, de mœurs et de lois sages, on parviendra quelque jour, peut-être, à tempérer un peu les excès de leur injuste pouvoir.

Au moment de mon voyage, on venait de convoquer les assemblées primaires. Je vous proteste que sur cent fois que j'ai demandé: «Citoyen, comment s'est passée l'assemblée primaire de votre canton?» l'on m'a répondu quatre-vingt-dix fois:—Moi, citoyen! Quas que j'irions fare là? Ma fi, l'ont bin de la poine à s'entendre;—ou: Que vouli-vous, on atoit en bin petit nombre; les honnêtes gens restiont cheux ou, et puis se plaignont qu'on laisse fare aux autres ce qui leur plaît; ça n'est pas de bons patriotes.... Vous êtes sûrement député, vous, citoyen? Dites-leur donc qu'il serait bin tems qu'on nous débarrassit de la guerre et des assignats; on prendrait encore son parti sur le reste. Quand je m'avisai de féliciter la République de la gloire de ses armées, de leurs brillantes conquêtes,—on venait d'exécuter avec succès le dernier passage du Rhin, et l'on ne s'attendait point encore à se voir obligé de le repasser si promptement: Eh bien oui, c'est bin fait de les avoir chassés de cheux nous. Mais qu'allons-nous conquérir chez eux? Vous le voyais: encore plus de misère!

Si l'on ajoutait à la petite minorité des assemblées primaires qui viennent de rejeter la Constitution, toutes celles qui n'ont pu voter, parce qu'elles étaient envahies par les Vendéens ou par les Chouans, si l'on comparait ensuite le nombre des votants effectifs aux assemblées qui ont accepté, avec le nombre de ceux qui n'ont point voté du tout quoiqu'ils en eussent le droit, ou par un reste de terreur, ou par insouciance, il serait aisé, je pense, de prouver mathématiquement que la très grande majorité du peuple français n'est rien moins qu'attachée au nouvel ordre de choses. Mais, encore une fois, qu'est-ce que cela prouve, tant que cette majorité n'aura point de foyer de réunion, tant qu'elle n'aura pas même le fantôme d'un chef qui puisse captiver sa confiance, tant que les plus grandes ressources de la force physique et de la force morale seront à la disposition du parti dominant?

La masse la plus considérable du peuple ne voit communément dans les grandes révolutions que ce qu'elles sont en effet: un fléau plus ou moins terrible, plus ou moins long. Après s'être laissé entraîner par l'impétuosité du premier choc, tous ses vœux, tous ses efforts ne tendent bientôt plus qu'à découvrir quelque abri commode et sûr, pour en éviter, pour en adoucir les suites funestes.

Fatigué d'une agitation pénible, on n'aspire qu'au repos, et lorsqu'on voit l'impossibilité d'être mieux, l'on s'arrange encore pour supporter et pour souffrir. Montaigne l'a dit: «La société des hommes se tient et se coud, à quelque prix que ce soit. En quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent et se rangent en se remuant et s'entassant; comme des corps mal unis, qu'on empoche sans ordre, trouvent d'eux-mêmes la façon de se joindre et s'emplacer les uns parmi les autres, souvent mieux que l'art ne les eût su disposer» [50].

Je suis effrayé de le penser, je suis plus épouvanté d'oser le dire: mais il est malheureusement trop vrai que la plus grande puissance de ceux qui gouvernent est dans la patience, dans l'inertie naturelle de ceux qui sont gouvernés. C'est la certitude désolante de cette triste expérience, qui donne la solution la plus simple de ce grand problème de l'ordre social: comment le plus petit nombre parvient toujours à subjuguer le plus grand? Les moments de trouble et d'insurrection, qui semblent prouver d'abord le contraire, en offrent bientôt après la preuve la plus décisive. Il n'est point de forme de gouvernement, où l'art de régner ne soit celui de trouver les moyens d'entretenir, de caresser ou d'enchaîner d'une manière quelconque cette paresse, cette inertie naturelle au commun des hommes; dans beaucoup de circonstances, ce grand art se borne même à savoir éviter ce qui pourrait en interrompre le paisible cours, ou lui donner forcément une direction nouvelle. Il ne faut pas oublier cependant que, si cette disposition des choses favorise le jeu des hommes qui sont en possession du pouvoir, elle favorise également celui des hommes tentés de le leur ravir. Ce monde n'est donc qu'une vaste arène, livrée à la lutte éternelle des passions les plus actives, les plus audacieuses; toutes les autres ne semblent destinées qu'à leur servir de jouets et de victimes. Heureux quiconque sait se placer assez loin d'elles, pour n'en être que le spectateur!

Suave, mari magno turbantibus æquora ventis,

E terra magnum alterius spectare laborem [51].

Ah! plus heureux sans doute, le mortel qui, caché dans le silence d'une douce retraite, y pourrait ignorer à jamais tous ces barbares jeux de la violence, de l'injustice et du hasard!

La classe de ceux qui peuvent avoir gagné réellement à la Révolution, est beaucoup moins nombreuse aujourd'hui que je ne le pensais; elle n'est composée, en vérité, que des agioteurs, des entrepreneurs, des fournisseurs de l'armée, de leurs sous-ordres, de quelques agents particuliers du gouvernement, des fermiers qu'enrichirent leurs nouvelles acquisitions, et qui furent assez durs, assez prévoyants pour cacher leur blé, enfouir leur or et repousser constamment l'assignat [52]. Tous ces nouveaux parvenus, réunis ensemble, ne sont pas à beaucoup près, au reste de la nation, ce qu'étaient ci-devant les privilégiés, les nobles, les financiers, les négociants, et tous les artistes industrieux dont ceux-ci faisaient la fortune.

Quoique l'entretien des comités révolutionnaires ait coûté, dans une seule année, au trésor national, entre cinq à six cents millions, ce butin scandaleux s'est tellement éparpillé, qu'il n'a profité, pour ainsi dire, à personne. Sans compter que les rapines ne sont pas un genre d'industrie fort honnête, il est encore très constant qu'il n'est pas fort lucratif; ce qu'on gagne si vite, se partage et se dépense de même [53]; il n'y a que les chefs de bande, qui, dans le partage, savent se faire adjuger la part du lion, et peuvent prospérer pendant quelque temps. Tout le reste est bientôt replongé dans sa première misère. Enfin, plus j'ai vu, réfléchi, calculé, plus je me suis convaincu de la vérité de ce que me disait mon hôtesse de Vesoul: Ah! Monsieur, pour un que la Révolution enrichit, croyez qu'elle en appauvrit mille.

La vente du mobilier des émigrés n'a pas été non plus aussi généralement profitable qu'il y avait lieu de le présumer. Les étrangers en ont tiré peut-être plus de parti que les nationaux. Ce qu'il y a de certain, c'est que tous les objets précieux ont été vendus fort au-dessous de leur prix, et que beaucoup de gens, même peu riches, ont eu trop de délicatesse pour vouloir prendre aucune part à ces malheureuses ventes. Dans l'auberge de Lunéville, mon compagnon de voyage et moi fûmes étonnés de l'élégance et de la fraîcheur de quelques ameublements. La maîtresse du logis, ayant remarqué notre surprise, se pressa de nous dire: Messieurs, ne craignez rien, il n'y a point là de taches de sang, ce n'est pas du bien volé. Non, Dieu nous en garde! C'est à Nancy que nous avons fait acheter l'étoffe toute neuve, et c'est ici que nous avons fait faire le lit et les fauteuils, par un jeune ouvrier établi depuis peu de temps dans notre ville.

Beaucoup de nouveaux acquéreurs des biens nationaux sont devenus les objets de la haine et du mépris de tout leur voisinage, soit que l'on y regrette encore ceux dont ils occupent la place, soit que l'on sache trop bien par quels vils ou quels injustes moyens ils sont parvenus à s'en emparer. Je n'oublierai jamais ni l'air, ni l'accent dont on répondit à mon compagnon de voyage qui demandait quel était le propriétaire actuel d'un très beau château, devant lequel notre chaise était arrêtée: Eh! Monseigneur, c'est un ci-devant pouilleux!

Ce que j'oublierai bien moins encore, c'est l'impression que me fit, à mon retour, la douleur d'un beau vieillard de soixante et dix ans passés, dans un village près de Langres, chez qui je passai près d'une heure. C'était un fort riche fermier, perclus de la moitié du corps, mais conservant encore, à son âge et malgré ses infirmités, l'œil très vif et le teint frais de la santé; dans un antique fauteuil à bras, au coin d'un grand feu, ce digne vieillard paraissait exercer tout l'empire de son autorité domestique avec le caractère le plus imposant; il n'élevait jamais la voix, mais on était attentif à tous ses mouvements, et l'on se pressait de suivre promptement ses moindres ordres. Nous parlâmes d'abord des nouvelles générales de Paris et de la guerre; elles ne tardèrent pas à lui rappeler l'éternel objet de ses regrets, le martyre de son vertueux seigneur, plus âgé que lui de quelques années, mais son ami, bien plus que son seigneur, qui, sans égard pour son âge, pour une vie consacrée tout entière au bonheur du pauvre, fut traîné du fond de sa retraite à Paris, traduit au tribunal révolutionnaire, et s'y vit égorger avec tant d'autres victimes innocentes comme lui; les larmes de la plus profonde douleur et de la plus vive indignation coulaient le long de ses joues vénérables. Non, me disait-il, je n'ai point le cœur insensible; mais l'abominable monstre dont la rage vint ici chercher ce bon, ce brave seigneur, je le verrais, je crois, dans ce feu, que je jouirais de ma vengeance sans pitié. Il avait l'air et l'accent d'Œdipe, vouant ses persécuteurs à la justice des Furies immortelles [54].

Une observation générale qui ne doit échapper, ce me semble, à aucun voyageur, c'est que dans les départements éloignés de Paris, le mécontentement porte plus sur le nouvel ordre de choses, auquel on attribue vaguement tout ce que l'on souffre; et qu'à mesure que l'on approche de la capitale, il porte bien plus sur les hommes qui gouvernent que sur la nature même du gouvernement. Il est plus d'un district en France, où, même actuellement, on ne croit pas encore à la Révolution, où l'on n'y comprend rien, où l'on ne l'envisage du moins que comme une étrange calamité dont les ravages ne sauraient durer, comme un torrent dont il faut laisser passer la fougue. On ne se sent ni la force, ni peut-être même la volonté de l'attaquer de front; mais on tâche de s'y soustraire le plus que l'on peut, et l'on se renferme dans l'attente passive d'un ordre de choses moins malheureux.

N'est-ce pas une circonstance assez remarquable, que, presque partout où l'on ne veut point entendre parler d'assignats, c'est-à-dire à quarante ou cinquante lieues de Paris, on n'a fait presque aucune difficulté d'accepter le décret pour la réélection des deux tiers de la Convention, et que dans le sein même de la capitale, de la ville qui la première voulut la Révolution, et la fit, pour ainsi dire, toute seule, le fameux décret a été rejeté presque à l'unanimité?

Il y a beaucoup de campagnes, depuis Langres jusqu'à la frontière, où, non seulement l'on ne veut point recevoir de papier-monnaie, mais où l'on refuse encore les écus qui n'ont pas l'effigie royale, soit parce qu'ils sont un peu plus petits que les autres, quoique de même valeur, soit parce que les prêtres ont su persuader aux paysans que les nouveaux écus étaient de l'argent maudit, ayant été fait avec les vases sacrés volés à l'Église.

Si vous me demandez, Monsieur, comment avec tant de dispositions antirévolutionnaires, la Révolution n'en a ni moins de puissance ni moins de succès, je vous prierai de vous rappeler ce que j'ai dit au commencement de cette lettre; j'ajouterai que ceux qui l'ont conduite jusqu'à ce moment, ont montré tour à tour beaucoup d'audace et beaucoup d'habileté; ceux qui l'ont combattue, beaucoup d'incapacité, beaucoup de faiblesse, peu de suite, encore moins d'accord.

Quant à la manière dont on fait faire aux hommes ce qui leur convient le moins, j'en ai vu l'autre jour une image, qui, pour être un peu commune, n'en est pas moins frappante. C'était un grand troupeau de moutons, s'obstinant à rester immobile devant une barrière; les bergers en saisirent quelques-uns par la tête, et les traînèrent de force dans le chemin où ils voulaient les conduire: tout le reste ne tarda pas à suivre; et c'est ainsi, Monsieur, qu'on mène le peuple, et qu'on a fait toutes les révolutions du monde. C'est ainsi qu'on les fait surtout en France, où les folies de la capitale sont encore aujourd'hui comme un coup d'électricité qui se communique subitement d'une extrémité du royaume à l'autre. Les chefs des comités secrets de la Convention le savent si bien, qu'il n'est point de précautions que l'on n'ait prises, point de manœuvres qu'on n'ait employées, pour empêcher que les départements ne connussent trop tôt le résultat des assemblées primaires de Paris, relativement au décret de la réélection.

Ce qu'on ne saurait nier encore, c'est que si la Révolution a contrarié beaucoup plus d'intérêts réels qu'elle n'en a favorisé, ses principes et ses mesures ont dû captiver merveilleusement les passions les plus communes et les plus actives. On a blessé les âmes sensibles, mais on a flatté les âmes passionnées; on a brisé beaucoup d'idoles utiles au maintien de l'ordre, au repos de la société; mais en même temps on a ouvert un temple à la licence, dont le culte facile, enivrant, n'a pu manquer d'attirer une affluence prodigieuse de prêtres et d'adorateurs, de tout caractère et de toute condition.


LETTRE IV

Ce fut le 22 septembre, entre huit et neuf heures du matin, que nous arrivâmes à Paris, par le faubourg Saint-Laurent [55], sans être arrêtés à aucune barrière, sans éprouver la moindre difficulté, sans essuyer la moindre question. Je n'entreprendrai point, Monsieur, de vous exprimer ici, de combien de souvenirs délicieux, de combien de regrets déchirants, de combien de pressentiments de peine et de joie mon cœur fut agité, en revoyant un séjour dont j'avais été si longtemps idolâtre. Mon premier bonheur fut, je l'avoue, de retrouver au moins le matériel de cette vaste cité, malgré tous les orages qui la menacèrent, malgré tous les volcans qui mugissent encore autour d'elle, de le retrouver tel que je l'avais laissé; que dis-je? sous quelques rapports même, fort embelli. Les bâtiments que j'avais vu commencer sur le boulevard et dans la Chaussée d'Antin, sont achevés; et ce beau quartier offre, pour ainsi dire, l'aspect d'une ville nouvelle; c'est toujours la partie de Paris la plus peuplée, celle où les appartements sont le plus rares et le plus chers, si du moins l'on peut appeler cher ce qui ne se paie guère plus, en assignats, qu'on ne le payait ci-devant en espèces. La préférence que l'on continue de donner à ce quartier est fort naturelle; il n'est pas dans le centre de la ville, il n'en a donc pas les inconvénients et le bruit; cependant il est près de tout, du Palais-Royal, des Tuileries, par conséquent de la Convention, de la partie des bureaux où l'on a le plus souvent affaire; enfin le circuit borné, du boulevard auquel il touche, jusqu'à l'ancienne place du Palais-Royal, circuit dont on peut faire le tour en moins d'un quart d'heure, renferme aujourd'hui les quatre grands théâtres: l'ancienne Comédie française et la nouvelle, la Comédie italienne et l'Opéra, sans compter cinq ou six petits spectacles nouvellement établis, entre autres, celui du Vaudeville.

Si l'on jugeait de la population de Paris par la grande affluence de monde que l'on voit dans certains quartiers, aux promenades et surtout aux spectacles, on serait tenté de croire qu'elle a plutôt augmenté que diminué. Mais le contraire est prouvé par des calculs plus certains, et particulièrement, celui de la consommation habituelle des objets de première nécessité. Il y a deux classes de l'ancienne population, dont les trois quarts ont évidemment disparu, celle des domestiques et celle des ouvriers de luxe. Une partie de la première a sans doute passé dans d'autres classes, dans celle du commerce, où la dépouille de leurs maîtres a fourni quelquefois les premiers fonds de leur établissement, dans les bureaux si multipliés des nouvelles administrations, dans les différents emplois de la magistrature révolutionnaire; mais la grande masse cependant est fondue dans les armées. Parmi les ouvriers de Paris, il y avait un grand nombre d'étrangers, qui, dès le commencement de la Révolution, ont regagné leurs foyers, ou d'autres contrées dont la paix et la richesse semblaient leur offrir alors des ressources plus solides. Je sais bien que les illusions du fanatisme révolutionnaire, peut-être encore plus, celles de l'esprit de cupidité qui croit toujours voir dans de grands bouleversements des chances de fortune extraordinaires, n'ont pas manqué d'attirer à leur tour de nombreux essaims d'étrangers. Mais cette nouvelle population, quelque forte qu'on puisse la supposer, est fort instable, et n'a sûrement pas remplacé, même à beaucoup près, les vides de l'ancienne.

Il y a des quartiers de Paris qui paraissent entièrement déserts, et vous devinez sans peine que le plus abandonné de tous est ce beau quartier du faubourg Saint-Germain, où dans des rues entières de palais, on ne voit plus que quelques grands hôtels occupés par les nouvelles administrations de la République; si vous vous avisez d'entrer dans un de ceux sur le frontispice desquels on lit en grosses lettres rouges ou noires: Propriété nationale à vendre, vous serez effrayé de l'état de dégradation où vous le trouverez; la plupart sont dépouillés non seulement de meubles, de glaces, de lambris, de baguettes; sous prétexte d'enlever les plombs des toits et le salpêtre des caves, on en a laissé ruiner encore toute la boiserie, et même souvent jusqu'aux murs. Partout où les comités révolutionnaires ont pénétré, l'on croit reconnaître la trace du passage désastreux d'une armée de Huns ou de Vandales. Il ne faut pas oublier non plus ici tous les hôtels culbutés et dévastés par les quarante-quatre [56] sections de Paris, qui se sont emparées successivement des plus belles maisons qu'elles ont trouvées vides dans leurs quartiers, pour y placer leurs bureaux et leurs corps de garde. Il est plusieurs de ces hôtels que l'on pouvait acquérir encore à cette époque pour quelques millions, c'est-à-dire pour un morceau de pain. Mais un homme peu riche, un homme qui ne serait pas en état de courir les hasards d'une spéculation éloignée, trouverait dans ce bon marché le moyen de ruine le plus infaillible, car, que ferait-il de cette maison après l'avoir achetée, s'il ne pouvait la revendre promptement avec bénéfice? qui voudrait la louer? Et comment l'occuperait-il lui-même, sans y faire une dépense qui dépasserait vingt fois le prix de l'acquisition, vu le tarif actuel des denrées, des matériaux et de la main-d'œuvre.

Ce n'est pas seulement sous ce rapport, c'est sous mille autres encore, que je me désole du contraste continuel que j'aperçois entre les avantages qui distinguaient la France avec une faveur si marquée, et les conséquences inévitables de sa législation actuelle. Qu'y a-t-il entre l'élégante politesse de l'esprit français, et la grossièreté du costume jacobin, des mœurs révolutionnaires? entre le sol le plus fertile de l'Europe et l'austérité du régime républicain? entre l'activité brillante d'une nation riche, vaine, industrieuse, et ces sombres principes d'égalité, destructeurs de toute industrie, de toute émulation, si ce n'est celle des vertus politiques? supposé même que ces principes soient jamais mieux entendus qu'ils ne le sont aujourd'hui. Si la France persévère dans les exagérations de son républicanisme, que fera-t-elle de ses richesses, de son luxe, de ses palais, de toutes ces merveilles, augustes monuments du beau siècle de Louis XIV? Ne faudra-t-il pas renoncer encore aux chefs-d'œuvre de Corneille, de Racine, de Voltaire, de Bossuet, de Fénelon? Car tous ces chefs-d'œuvre ne réfléchissent-ils pas trop vivement l'éclat de la magnificence royale, pour ne pas blesser les yeux d'un peuple libre, ou pour ne pas risquer de séduire ceux d'un peuple qui ne l'est pas encore, et qui, selon toute apparence, ne le sera jamais que de force?

Je vous demande pardon, Monsieur, de m'être laissé si fort emporter par le chagrin que m'a causé la vue de tant de beaux hôtels à vendre et à louer, qui ne doivent jamais être ni vendus, ni loués, si le républicanisme du jour prospère.

Mais, puisque je suis dans ce quartier, je n'en sortirai point sans vous avoir dit la surprise et la douleur que j'éprouvai, peu de jours après mon arrivée, en passant près du dôme des Invalides, cette magnifique maison de Dieu, qu'on a traitée comme celle d'un aristocrate ou d'un émigré. Le jour commençait à tomber, j'aperçus dans l'enceinte extérieure du dôme un groupe considérable de grandes figures d'une blancheur éclatante, pressées les unes contre les autres, et comme parquées dans une bergerie. Je ne pus deviner d'abord ce que c'était; en m'approchant, je reconnus les figures colossales, en marbre, des saints qui décoraient ci-devant les niches de ce superbe temple; elles étaient exposées là sans doute en vente, comme tant d'autres objets de toute espèce que l'on voit sur toutes les places et, pour ainsi dire, dans toutes les rues; mais ces pauvres saints! qui les voudrait, ou qui les oserait acheter? J'appris, à cette occasion, que l'intérieur de ce bel édifice avait été fort maltraité sous l'infâme tyrannie de Robespierre.

C'est passé l'heure des spectacles, vers dix heures du soir, que la tristesse et le dénuement où se trouve Paris doivent frapper surtout un étranger qui le vit dans des temps plus heureux; autrefois, c'était presque le moment de l'agitation la plus vive et la plus brillante. On courait aux soupers ou à d'autres plaisirs, et le roulement de mille et mille voitures faisait retentir le pavé de toutes les rues du bruit de la joie et de la folie d'un peuple léger, frivole, mais qui, content, paraissant du moins l'être, ne se doutait pas même de la possibilité des maux et des horreurs qui viennent de souiller son histoire, et dont le souvenir épouvantera sans doute encore la postérité la plus reculée. Aujourd'hui, passé la sortie des spectacles, c'est le silence des tombeaux qui règne dans tous les quartiers; la rencontre d'une voiture est un événement; il est rare même de rencontrer des gens à pied, si ce n'est des patrouilles; ce n'est donc guère que pour elles que la ville continue d'être éclairée comme elle l'était ci-devant.

Depuis le 9 thermidor, on a vu reparaître, le jour, quelques voitures particulières, celles des ministres étrangers, celles des membres du Comité de salut public, qui en ont chacun une à leur disposition, aux frais de la République; celles de quelques entrepreneurs ou de leurs maîtresses; mais toutes ces voitures ensemble ne font pas, comme vous pouvez croire, un grand effet dans l'immensité d'une ville comme Paris. Il y a même assez peu de fiacres; des gens qui tenaient équipage autrefois, ne se déterminent pas encore aisément à payer 100 fr. pour une course, quoique, au cours du change actuel, ces 100 fr. ne représentent pas même 24 sols, espèces [57]; les cabriolets sont plus communs, depuis que l'agiotage est devenu la première, on peut dire l'unique occupation de tout Paris; j'en ai compté quelquefois jusqu'à cinquante à la porte du vieux Louvre, où se tient à présent la Bourse.

L'étendue et l'activité de cet agiotage universel passent toutes les idées qu'on peut en concevoir de loin, et vous ne sauriez faire un pas dans les rues, sans en rencontrer quelque preuve plus ou moins sensible, plus ou moins affligeante. D'abord, presque tous les devants de maisons, toutes les grandes allées, du moins dans les quartiers les plus fréquentés, sont devenus autant de magasins de meubles, de hardes, de tableaux, d'estampes, etc. Vous voyez presque partout le même étalage qu'on ne voyait ci-devant que sur le pont Saint-Michel, sur le quai de la Ferraille, et sous les piliers des halles. On dirait que tout ce qui était jadis dans l'intérieur des appartements vient d'être exposé tout à la fois dans la rue. La capitale du monde a l'air d'une immense friperie. On est tenté de croire tout Paris en décret [58]; hélas! ce n'est bien, pardonnez-moi le trop juste calembour, ce n'est bien qu'à force de décrets qu'il est devenu ce qu'il a l'air d'être, ce qu'il est en effet. A chaque pas, vous rencontrez des personnes de tout sexe, de tout âge, de toute condition, portant quelque paquet sous le bras; ce sont des échantillons de café, de sucre, de fromage, d'huile, de savon, que sais-je? C'est encore trop souvent le dernier meuble, le dernier vêtement dont un infortuné consent à se défaire, afin d'acheter l'aliment dont il a besoin, pour lui-même ou pour sa malheureuse famille.

Cette fureur de brocanter et d'agioter est entretenue, également, par l'excès de la misère, comme par l'extrême cupidité, comme par l'inquiétude inséparable de l'opulence du moment. Si le riche court après les moyens de réaliser à tout prix un signe de richesse qui décroît de jour en jour, d'heure en heure, l'homme avide brûle de mettre son empressement à profit; il se trompe souvent; mais, trop souvent encore, c'est aux dépens des malheureux les plus dignes d'intérêt et de pitié, qu'il répare son erreur et se dédommage de ses pertes. L'incertitude et les variations continuelles de la mesure commune de toutes les valeurs sont à un tel point, qu'avec la plus grande prudence, la meilleure foi du monde, il est presque impossible que l'on ne soit pas à chaque instant tout à la fois dupe et fripon [59]. On craint si fort de ne pas vendre ou de ne pas acheter assez tôt, que les marchés même les plus importants se font avec une légèreté dont il faut avoir été témoin pour y croire. Il y a tel hôtel considérable, à Paris, qui s'est vendu quatre fois dans quinze jours, sans qu'aucun des acquéreurs l'eût peut-être jamais vu. J'ai marchandé moi-même une terre de trois millions pour un de mes amis, sans avoir jamais pu me procurer aucun éclaircissement positif sur le produit des baux, quoique je me sois adressé successivement aux deux derniers acquéreurs, ainsi qu'aux notaires par qui l'acte de vente avait été dressé. On se contente de savoir en gros si c'est un bien patrimonial [60], une propriété de moine, ou d'émigré (car il existe une prodigieuse différence entre l'estimation de ces trois sortes de biens), le prix de la dernière enchère, le nombre d'arpents, etc. Enfin, le plus riche hôtel de Paris, la plus belle terre, s'achète et se vend comme on prend une carte au pharaon. Si l'on s'avise d'y vouloir réfléchir davantage, on risque de manquer le coup, de se décider trop tard. «Dans une ville, dit Pline, où il semble que tout soit fait pour le dernier qui s'en empare, on trouve que le temps d'agir est passé, si l'on attend qu'il soit venu [61]

Le prix de différents objets est aujourd'hui presque au pair de l'argent; il en est même qui sont au-dessus de l'ancien prix, et, très malheureusement encore, le bon pain, les pommes de terre; cependant il en reste toujours un très grand nombre, qui ne sont pas même au quart de leur valeur. Ainsi l'homme qui sortirait tous les jours de chez lui, les poches pleines d'assignats, sans autre projet que celui d'acheter tout ce qu'il trouverait encore à très bon compte, pourrait faire en peu de temps une fortune immense. C'est aussi ce que plusieurs personnes ont su faire avec le plus brillant succès. De ce nombre est, dit-on, le vicomte de Ségur [62]. Il a du moins un des plus beaux magasins qu'il y ait en ce moment à Paris; et grâce à cette heureuse idée, on lui pardonne d'être le fils d'un maréchal de France, l'ami cité d'une ci-devant très grande dame, et même l'aristocrate le plus décidé, du moins dans ses opinions et dans ses plaisanteries.

La suite la plus funeste de l'agiotage, ou plutôt des circonstances qui l'ont établi forcément, c'est la disette effective de tant d'objets de première nécessité. Il y a longtemps que Paris serait mort de faim, mort de faim à la lettre, sans les sommes immenses que le Trésor national a dépensées pour fournir aux distributions faites journellement au peuple, à un prix qui doit les faire regarder comme de véritables aumônes; mais la nation ne devait-elle pas en effet ce sacrifice aux habitants d'une ville qui fit longtemps, presque seule, tous les frais de la Révolution, d'une Révolution à laquelle on doit tant de gloire et de liberté, tant de bonheur et de richesses, la destruction de la plus ancienne monarchie de l'Europe, et les prospérités inouïes de la dictature de Robespierre, d'une Révolution enfin dont tous les bienfaits, dont toutes les merveilles ensemble ne coûteront guère à la nation plus de deux à trois millions d'hommes, plus de trente à quarante milliards dont, peut-être même, elle ne paiera jamais la cinquantième partie? C'est donc, comme vous voyez, presque rien.

A l'époque où j'arrivai à Paris, le pain des sections se distribuait à trois sous la livre, en assignats, et le gouvernement le payait environ huit à dix livres, c'est-à-dire cinq à six sous, espèces [63]. Mais ce pain, donné pour ainsi dire gratuitement, n'était ni fort sain ni fort savoureux; il était d'une farine noire, grossière et singulièrement pâteuse, parce qu'on y mêlait beaucoup de pommes de terre, de fèves, de maïs, de millet, et qu'on ne se donnait pas le temps de le cuire; pour l'obtenir, il fallait l'acheter souvent par plusieurs heures d'attente. La viande, le riz, l'huile, la chandelle, le charbon, la cassonade, plusieurs objets du même genre, se distribuaient également aux pauvres des sections, à des prix fort modiques; aussi les boutiques de boulanger, d'épicier et de boucher sont-elles assiégées, la moitié de la journée, par une troupe d'hommes, de femmes et d'enfants tenant à la main la carte de leurs sections; vous les voyez pressés les uns sur les autres, comme des mendiants à la porte d'un hospice, avec une patience qui n'est pas, à mes yeux du moins, le prodige de l'empire révolutionnaire le moins surprenant; c'est ce qu'on appelle être à la queue; et jugez, Monsieur, de la fatigue et de l'ennui de cette sujétion, quand il faut la subir, comme il arrive très communément, plusieurs heures de suite, quelque temps qu'il fasse; car sans compter que les nombreuses distributions même ne peuvent se faire qu'avec assez de lenteur, elles ne se font pas non plus toujours à la même heure; les approvisionnements sont souvent retardés, et manquent quelquefois tout à fait. La farine que les boulangers devaient recevoir la veille, ne leur est livrée que le lendemain; et celle qu'ils attendaient le matin, ne l'est que vers le soir. Concevez-vous, Monsieur, le désespoir d'une si longue attente, lorsqu'elle a pour objet l'unique ressource de la plus affreuse indigence, et lorsqu'elle finit encore par être trompée? Pensez-vous qu'il y ait une autre police qu'une police révolutionnaire, qui puisse arrêter ou prévenir les désordres que ne manquerait pas de produire, sous un autre régime, un pareil état de choses?

Ne serez-vous pas encore étonné, Monsieur, d'apprendre que ces malheureuses distributions sont devenues, comme tout le reste, un objet d'agiotage et de cupidité? Les pauvres favorisés de la section, qui reçoivent par jour une livre entière de pain, trouvent aisément l'occasion d'en vendre au moins une partie avec un bénéfice considérable, et ne résistent point à cet appât. Ce qu'on achète d'eux en détail, on le revend ensuite en gros, et l'on y gagne encore davantage; il y a donc des agioteurs et des courtiers de pain, comme d'autres effets.

La crainte de mourir de faim a fait imaginer toutes sortes de moyens de s'en préserver. Il n'est pas rare de voir à la porte d'une maison ou d'une boutique, tantôt une cage de lapins, tantôt une chèvre, assez mal nourrie, mais dont le lait peut devenir encore, dans l'extrême besoin, une ressource bien précieuse. Je ne sais si c'est en faveur de mon goût pour les pastorales de notre aimable Gessner; mais je vous l'avoue, parmi tant de symptômes de misère qu'offre aujourd'hui l'aspect de Paris, il n'en est point qui ait réveillé dans mon imagination de plus touchantes idées de mélancolie et de pitié. Je me représentais vivement la joie d'une bonne mère, recevant encore avec transport, de cette pauvre chèvre, l'aliment et la vie que l'excès du malheur et des besoins ne lui permettait pas de fournir elle-même à ses enfants. C'est peut-être la seule pensée douce qui se soit mêlée à tant d'images pénibles et douloureuses qui n'ont cessé de me poursuivre durant mon dernier séjour en France.


LETTRE V

Ce qui m'a frappé le plus généralement à Paris, c'est un caractère étrange d'incertitude, de déplacement, sur presque toutes les figures, un air inquiet, défiant, tourmenté, souvent même hagard et convulsif. Je crois qu'un homme qui n'aurait jamais vu Paris, qui n'en aurait jamais entendu parler, le voyant aujourd'hui pour la première fois, serait tenté de lui faire le même compliment que fit un jour M. de Jussieu à je ne sais quel original: «Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais je vous trouve bien changé.»

Peut-être penserez-vous d'abord que l'impression que j'éprouvai m'est absolument personnelle, ou que je l'exagère. Cependant daignez vous rappeler ici, Monsieur, qu'il n'y a guère plus d'un an que Paris n'était encore qu'une vaste prison, d'où l'on ne sortait que par miracle, ou pour tomber sous le fer de la guillotine; qu'il y a peut-être plus de quatre-vingt mille habitants de cette malheureuse ville, qui partagèrent, chacun à leur tour, les horreurs de la captivité la plus dure et la plus effrayante; que dans le nombre, il en est qui viennent seulement d'obtenir leur liberté, tout à l'heure; et que ce sont peut-être les seuls à qui l'on ne devait jamais la rendre [64]. Daignez vous rappeler encore, dans cette immense population, combien de gens ruinés de fond en comble, qui, déchus de la plus haute prospérité, des plus brillantes espérances, se trouvent confondus maintenant dans la foule des misérables réduits à solliciter chaque jour, de la pitié du gouvernement, ou plutôt de ses craintes, le secours indispensable à leur subsistance. Vous ne serez plus surpris d'un aspect qui doit frapper de douleur et de compassion tout homme sensible; vous le serez au contraire, comme je le suis moi-même, que les traces de tant d'effroi, de misère et de désespoir ne soient pas encore plus fréquentes ou plus sensibles. Je ne vois qu'une manière de me l'expliquer: c'est que rien ne fait oublier un grand danger, une longue souffrance, comme le bonheur de s'en être sauvé, celui de l'espérer du moins; encore plus la nécessité de se garantir de nouveaux dangers, de nouvelles peines; l'impérieux besoin de chaque jour, de chaque moment. Ainsi les fléaux d'une grande révolution servent en quelque manière, par la rapidité, par la violence même avec laquelle ils se succèdent, à renouveler le courage et la patience nécessaires pour les supporter. C'est une observation qui n'aura pas échappé sans doute à la sagacité des philosophes qui préparèrent ce grand bouleversement; elle est faite pour reposer tout à la fois leur confiance et leur insensibilité; peut-être entre-t-elle aussi pour beaucoup dans les motifs qui les empêchent de désirer la paix, un état de choses dont le calme laisserait à chacun le loisir de voir et de mesurer l'étendue de ses pertes et de son malheur [65].

En parcourant les rues de Paris, la tête en avant, suivant mon usage, et les yeux errants de tout côté, avides de reconnaître tant d'objets auxquels j'avais attaché quelque doux souvenir d'intérêt ou d'habitude, je ne pouvais me défendre d'un sentiment très extraordinaire de surprise et de chagrin. Il me semblait sans cesse que je revoyais une habitation chérie, abandonnée de ses anciens maîtres, occupée actuellement par des étrangers, et des étrangers qui ne s'y trouvaient pas à leur aise, qui ne paraissaient pas même sûrs d'y rester, dont l'humeur était au moins fort bizarre, car je revoyais bien les mêmes choses; mais rien ne me paraissait, pour ainsi dire, à sa place. Ce qui jadis était dans l'intérieur des maisons était dehors; dans le salon, ce qui était jadis à la cave, au grenier, ou dans l'antichambre. Rien de stable enfin, rien de posé, presque rien qui fût dans son assiette accoutumée, dans son assiette naturelle.

Le costume des hommes est, en général, assez simple, assez raisonnable; cependant, on voit encore beaucoup de gilets et de longues culottes, vêtement qui peut bien être très commode, mais qui n'en est pas moins fort mesquin, fort déshabillé. On voit encore un grand nombre de redingotes, descendant sur les talons, boutonnées jusqu'aux genoux; par-dessus, d'énormes sabres pendus à des ceinturons fort étroits; des cravates qui ressemblent à des draps de lit tortillés autour du cou, et des moustaches dignes de relever ces nobles livrées du terrorisme.

L'habillement des femmes ne manque ni de goût ni d'élégance; les souliers plats rendent leur démarche plus assurée, sans la rendre moins facile et moins légère. Les ceintures, rattachées sous le sein, ont quelque chose de simple et d'antique; elles laissent aux tailles bien proportionnées la liberté de développer toute la grâce de leurs contours, toute la souplesse de leurs mouvements; elles servent à dissimuler beaucoup de défauts cachés; elles font ressortir, sans doute, ce qu'on ne pardonnait autrefois qu'aux femmes grosses; mais, comme presque toutes le sont aujourd'hui, sans en excepter les plus jeunes et les plus laides, c'est un moyen de plus de paraître à la mode, à l'ordre du jour. Il n'y a pas jusqu'aux perruques blondes, noires, grises, de toute couleur, que je m'attendais à trouver excessivement ridicules, avec lesquelles il a fallu me réconcilier; tant il est vrai que dans ce genre de folie, il n'y a peut-être rien qu'une Française ne puisse tenter avec une sorte de succès! Les perruques blondes adoucissent ce que des sourcils trop noirs avaient de dur et de tranchant; les perruques brunes donnent aux blondes trop fades une expression plus vive et plus piquante; elles sont faites d'ailleurs avec tant d'art qu'il n'est presque pas possible de ne pas les prendre pour des chevelures naturelles [66]. Les bras nus, et que la nature avait faits pour l'être, ne peuvent déplaire; il faut même convenir qu'il en est de ces nouvelles nudités comme des idées les plus philosophiques, lorsqu'elles sont vraiment belles; l'attrait de la nouveauté leur prête un charme de plus; mais vous croyez bien aussi, Monsieur, qu'il y a beaucoup de bras dans le monde, et même dans le monde régénéré par la Révolution, qui ne gagnent rien à se montrer si fort; et ce qui me semble encore passablement absurde, ce sont des mains gantées, au bout de bras nus jusqu'à l'épaule.

A l'époque où j'ai revu Paris, il y avait dans l'ajustement des femmes plus de recherche que de richesse. Je n'ai point aperçu de diamants; assez peu de perles; un peu de dorure, mais fort légère; leur plus grand luxe alors, ce me semble, était en dentelles; mais il n'y avait que les femmes de la nouvelle classe des riches qui pussent en porter, car elles étaient montées dès lors à un prix énorme. Un simple bonnet de gaze et de ruban se payait chez la bonne faiseuse, c'est-à-dire celle à qui la belle Mme Tallien, ci-devant l'amie de M. Alexandre de Lameth et l'épouse de M. de Fontenay, la fille du célèbre Cabarrus, accorde sa protection, trois à quatre mille livres.

Comment vous peindre ici, Monsieur, toute la bigarrure, tout le contraste qu'offre la population qui circule aujourd'hui dans les rues de cette immense capitale? Des femmes excessivement parées donnant le bras à de vrais sans-culottes; d'autres, cheminant toutes seules, mais avec beaucoup de peine, embarrassées à retrousser leurs élégantes robes jusqu'à mi-jambe, pour ne pas se crotter; des femmes mises avec le plus de simplicité, quelquefois même avec tout l'extérieur de l'indigence, distinguées encore par le maintien le plus noble et le plus décent; de vieux abbés, le reste de leurs cheveux gris en catogan, et d'anciens militaires, les cheveux coupés en rond, reportant humblement dans leur galetas le pain qu'ils ont été recevoir chez le boulanger de la section; des vieillards respectables, accoutumés toute leur vie à la plus grande aisance, obligés de se traîner à pied; leurs ci-devant fermiers ou leurs domestiques les éclaboussant de la boue de leurs cabriolets, pour aller conclure bien vite un marché de plusieurs millions; des essaims de nouveaux guerriers, dont les succès inouïs ont menacé d'envahir l'univers, pâles et déguenillés; ces hommes obscurs qui, du haut de la tribune, semblent dicter aujourd'hui des lois à l'Europe entière, dans le costume le plus sale et le plus négligé,—costume que l'écharpe tricolore, aux franges d'or, faisait encore ressortir davantage,—cherchant à se dérober eux-mêmes dans la foule, et n'échappant pas toujours, malgré leur modestie, aux insultes, encore moins aux malédictions des passants [67].

On trouve bien dans les rues quelques embarras nouveaux: les étalages de toute espèce dont je vous ai parlé dans ma précédente lettre; les transports continuels de meubles et de marchandises, si fort multipliés aujourd'hui par l'activité du brocantage universel; les patrouilles et les convois militaires. Mais, en revanche, il est beaucoup d'embarras de l'ancien temps qui ont fort diminué, comme celui des voitures; d'autres qui ont entièrement disparu, comme celui des processions de tout genre, sans en excepter les enterrements, dont la solennité se borne à une misérable bière, couverte d'un drap tricolore, portée par un ou deux hommes, et suivie d'un parent ou d'un officier de police. Il n'est plus permis de se revêtir d'aucun signe de deuil; et quand on laisse reposer un moment son imagination sur le souvenir encore si récent des règnes de Marat et de Robespierre, on ne peut qu'admirer, sans doute, la convenance et la sagesse d'une pareille disposition. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'on circule plus librement que jamais dans les rues de Paris, si vous en exceptez pourtant tous les quartiers environnant la Convention, et dans une circonférence assez étendue, comme depuis la place Vendôme jusqu'au Carrousel, et depuis Saint-Roch jusqu'au Pont-Royal. Pendant presque tout le temps de mon séjour, on ne passait dans toutes les rues de ce vaste circuit qu'au moyen de cartes privilégiées, de cartes de députés, de ministres étrangers ou d'employés des différentes administrations; les cartes de section ordinaires ne suffisaient pas.

C'est, vous en conviendrez, Monsieur, une singulière manière de se rappeler que l'on est dans le pays le plus libre du monde, que ce besoin continuel d'exhiber sa carte ou son passeport, pour ne pas risquer d'être arrêté sans cesse, en passant d'une section et quelquefois d'une rue dans l'autre; mais ce n'est pas ici le moment de s'en plaindre.

Je ne suis pas le seul voyageur qui ait remarqué que l'on ne vit jamais autant de femmes grosses à Paris que l'on en voit aujourd'hui, mais il m'est impossible d'en conclure, avec quelques-uns de vos philosophes modernes, que l'amour en est devenu plus moral en France; à voir l'air et le maintien de la plupart de ces dames, je serais beaucoup plus tenté de croire qu'il n'en a que moins de réserve, moins de pudeur, moins de délicatesse. Une femme grosse a perdu, ce me semble, tous les charmes de son sexe, si, dans cet état, elle ne sait pas voiler les suites de la plus aimable faiblesse par un nouvel intérêt, par un plus grand caractère de décence et de dignité. C'est ce que je n'ai guère aperçu, dans cette foule de beautés fécondes, que l'on rencontre à tous les spectacles et dans toutes les promenades. La licence générale des opinions et des mœurs, la loi du divorce [68], l'indépendance domestique, tant de barrières renversées, tant de préjugés détruits, n'ont pu qu'augmenter beaucoup le nombre des unions précaires, substituées au mariage, et favoriser ainsi l'accroissement subit d'une nouvelle population. Mais il faudra voir quels en seront les résultats durables dans la suite des temps, si le sort des enfants en sera plus heureux, leur éducation meilleure, le repos et le bien-être intérieur des familles plus commun, plus assuré. Beaucoup de gens sont persuadés que les circonstances de la misère générale, celles du long règne de la Terreur, n'ont pas peu contribué à la fécondité du moment: elles ont rapproché beaucoup de ménages livrés à toutes sortes de distractions; elles ont rendu plus intimes un grand nombre de liaisons jusqu'alors assez légères. On s'est vu forcé de se tenir plus renfermé, plus recueilli. La solitude, la crainte, les nuits si fort prolongées par le défaut de lumière, semblent disposer l'âme encore davantage aux doux épanchements de la tendresse; enfin la peine et l'ennui donnent un nouveau prix à tout ce qui peut nous en distraire. L'extrême besoin d'intérêt, d'attachement, de sensations, en fait trouver quelquefois dans les objets mêmes qui semblaient devoir en être le moins susceptibles.

Ce qu'il y a de certain, c'est que l'affreuse existence à laquelle on était réduit dans les prisons, n'a point été perdue pour l'amour; que ce ne sont pas seulement des liaisons de galanterie ou d'intrigue passagère qui s'y sont formées, mais de véritables et grandes passions. C'est dans ces antres de Polyphème Robespierre, que le philosophe La Harpe est devenu dévot aux pieds de la marquise de Hautefort. C'est dans ces mêmes horribles demeures que la belle et vertueuse Custine n'a pu résister au tendre désespoir du malheureux comte de Beauharnais. C'est encore là que le vicomte de Ségur a passé dans les bras de la marquise d'Avaux les plus belles nuits qu'elle ait jamais dérobées à son triste époux [69].

Vous voyez, Monsieur, qu'il n'est point de situation, quelque hideuse qu'elle soit, où la mobilité du caractère français ne trouve encore une ressource quelconque.

Je n'envie à personne les jouissances qui peuvent lui faire supporter le fardeau de sa destinée; mais je prie le Ciel de me préserver de toute folie qui pourrait me consoler du spectacle de tant de souffrance et de misère. Quel est l'homme vraiment sensible qui n'aurait pas l'âme déchirée en voyant tous ces visages hâves qui ne sont plus animés que de l'impatience du besoin, et sur lesquels on distingue avec effroi l'empreinte profonde des plus amères douleurs! Combien de fois ne m'est-il pas arrivé de rencontrer des hommes mourant d'inanition, se soutenant avec peine contre une borne, ou bien tombés à terre, et n'ayant plus la force de se relever! Je ne sortais plus sans remplir mes poches de tout ce que j'avais pu épargner de pain; et le morceau qu'un pauvre autrefois eût dédaigné, je le voyais accepter, souvent avec l'expression de la plus vive reconnaissance, par des êtres, hélas! qui mendiaient, ce jour-là, peut-être pour la première fois. J'entends encore avec saisissement la voix faible et sombre d'une femme assez bien vêtue qui m'arrêta dans la rue du Bac, pour me dire avec un accent que précipitaient tout à la fois la honte et le désespoir: Ah! Monsieur, venez à mon secours.... Je ne suis point une misérable, j'ai des talents.... Vous avez pu voir de mes ouvrages au Salon; mais depuis deux jours je n'ai rien à manger, et j'enrage de faim!

Lorsqu'au milieu de scènes si lugubres et si douloureuses, je vois encore tant de luxe et tant d'orgueil, tant d'extravagance et tant de frivolité, je ne puis m'empêcher de me représenter quelquefois tout le peuple de cette immense cité, sous l'emblème de ce misérable Marseillais qu'on voyait alors partout, et que je ne rencontrais jamais sans une nouvelle surprise. Quoique estropié de tous ses membres, une jambe reliée contre l'épaule, avec un coussin de cuir sous le moignon de l'autre, il courait gaiement les rues et les carrefours, appuyé sur ce coussin et sur l'un de ses poignets, regardant insolemment tout le monde, et chantant à gorge déployée les chansons patriotiques du jour.

On a beau tourmenter cette nation dans tous les sens, lui faire prendre les attitudes les plus contraires à ses goûts, à ses penchants naturels, elle conservera toujours et cette activité de feu qui la fait vivre, et cette heureuse gaieté qui s'amuse et se console de tout.


LETTRE VI

Au moment où j'arrivai à Paris, les Tuileries étaient encore fort belles. Le parterre au-dessus de la terrasse des Feuillants était garni de superbes orangers; on avait commencé à décorer les niches de la galerie qui donne sur le jardin, de bustes et de statues; les deux murs du côté du Pont-Royal et de la cour des écuries avaient été remplacés par de grandes grilles. Mais quelques jours après, ce beau jardin ne fut plus qu'un camp, de l'aspect le plus sauvage. Toutes les allées étaient remplies de tentes, de canons, de chariots; et la moitié de la grande terrasse du Château servait de bivouac à une troupe de cavalerie.

L'intérieur du palais est, comme vous pouvez croire, entièrement bouleversé. Les changements qu'on y a faits ne sont qu'en décorations de bois et de toile. Mais ces décorations sont toutes, en général, d'assez bon goût. Les salles qui précèdent celle de la Convention, ainsi que celle de la Convention même, ont, il faut l'avouer, quelque chose de simple, d'antique et d'imposant. Il est aisé de reconnaître le génie de David dans l'ordonnance de la plupart de ces travaux. Au milieu de l'une de ces salles est placée une statue colossale de la Liberté; dans une autre, son temple au haut d'un rocher, d'où ses foudres précipitent tous les démons du despotisme et tous les fantômes de l'esclavage. Le plus fier ornement de ces salles, ce sont les riches trophées des drapeaux enlevés aux ennemis de la République. La salle même de la Convention, où s'assemble aujourd'hui le Conseil des Anciens, dans de grandes et belles proportions rectangulaires, est fort élevée; le fond des murs, imitant le marbre jaune veiné de différentes nuances de la même couleur, est décoré de grandes statues en manière de bronze, qui représentent les plus grands philosophes, les plus célèbres législateurs de l'antiquité: Numa, Lycurgue, Platon, Pythagore, Camille, Brutus; les bancs où siègent les députés forment autour de la tribune, au haut de laquelle est le fauteuil du président, et au bas, le bureau des secrétaires, un vaste amphithéâtre de figure elliptique; ces bancs, ainsi que la tribune, sont garnis de drap vert; à la droite et à la gauche de la tribune, sont deux loges, la première destinée aux ministres étrangers, l'autre aux dames, ou si vous voulez, aux citoyennes distinguées, telles que Mmes Tallien et Bentabole.

La première fois que je fus conduit dans cette auguste assemblée par un ardent admirateur de la Révolution et de la République, j'y passai près de deux heures sans entendre un mot de discussion, parce que le rapport qui devait ouvrir cette séance fut retardé, j'ignore par quel motif. Je vois bien, dis-je à mon introducteur, que vous m'avez amené ici aujourd'hui tout exprès, pour me donner une haute idée de la sagesse du Sénat de la nouvelle Rome; je ne veux pas la perdre, et je m'en vais. C'était une séance du soir, il était près de onze heures, et j'étais fort fatigué, non de ce que j'avais entendu, mais de ce que j'avais vu. L'on s'attendait à quelque tumulte de la part des sectionnaires; en conséquence, on s'était mis en mesure, et tous les passages de la salle même et des pièces voisines étaient remplis de longues redingotes, de grands sabres, de grandes moustaches, qui ressemblaient tout à fait par leur mine et par leur costume à des Capitaines Tempête, à des souteneurs de mauvais lieu.

Depuis, j'eus l'avantage d'assister à différentes séances plus ou moins intéressantes, plus ou moins orageuses; mais je ne puis me vanter d'avoir entendu un seul discours marqué au coin d'un vrai talent. Parmi beaucoup de déclamations folles, extravagantes, de criailleries atroces et puériles, j'ai bien recueilli quelquefois des propositions raisonnables, des réflexions justes et sages; mais je n'ai rien distingué que l'on puisse comparer de fort loin à l'éloquence d'un Mirabeau, d'un Cazalès, d'un abbé de Montesquiou, d'un Lally, d'un Clermont-Tonnerre, même d'un Ramond, d'un Vergniaud. Boissy-d'Anglas, qui déploya tant de caractère et de dignité dans la fameuse journée du 1er prairial, a dit souvent, fort bien, d'excellentes choses; mais on prétend que ses plus beaux discours ne sont pas de lui. Vous voyez qu'on traite les héros de la faveur populaire comme les belles et les rois; leurs meilleurs ouvrages sont toujours attribués à quelque inspiration secrète. Tallien parle le plus souvent d'une manière commune, mais assez facile. Le boucher Le Gendre a quelquefois des coups de boutoir assez fermes, assez heureux. Daunou, Thibaudeau, dans certaines circonstances, ont su montrer beaucoup d'habileté, d'intérêt et de chaleur. Doulcet de Pontécoulant, quoique ardent républicain de cœur et de système, a fait plusieurs rapports remarquables par la sagesse des principes qu'il a toujours défendus avec beaucoup de constance, et par la manière claire et simple dont il les développe. Chénier n'est pas l'homme que l'on peut estimer le plus, si la moitié de ce qu'on en dit est vrai; son amour-propre m'a toujours paru beaucoup plus original que son talent; mais sans vouloir le flatter, de tous les orateurs du moment, c'est peut-être encore celui qui parle le mieux sur toute sorte de sujets, et sans avoir eu le temps de s'y préparer; aussi ne manque-t-il pas de confiance, ni d'admirateurs; pour vous en donner une idée, je me permettrai de vous raconter la conversation dont je fus témoin, au premier dîner que j'eus l'honneur de faire avec lui.

D'abord, il est important de vous rappeler, Monsieur, que l'habitude de parler à la tribune, ou de disputer dans les clubs et dans les cafés, a changé tout à fait le ton habituel des conversations; il en a monté le diapason de quelques octaves au moins. On parla des dernières brochures de La Harpe; il y en avait une ancienne sur la liberté de la presse, dans laquelle le représentant Chénier avait été traité fort rudement [70]. Malgré ce souvenir, en dénigrant avec tout le mépris possible ses opinions politiques, il affecta généreusement de protéger le mérite littéraire de La Harpe. Au grand étonnement de ses collègues, il soutint que Mélanie et Philoctète [71] pourraient bien aller à la postérité. «Quoi! Philoctète!» dit l'un d'eux.—«Oui, Philoctète, quoique une simple traduction, est un ouvrage estimable.»—«Ah! répliqua le savant législateur, ce Philoctète me paraît à moi bien au-dessous de celui d'Homère.»—«De Sophocle», reprit plus vite et plus bas Chénier.—«Non, je croyais, d'Homère.... enfin, vous êtes bien indulgent.»—«Pas trop, car quelque bon littérateur qu'il soit, toutes les fois qu'il veut parler politique, je trouve, comme vous, qu'il n'a pas le sens commun; et c'est fort simple: les plus grands hommes ont radoté, quand ils ont voulu parler de ce qu'ils n'avaient point appris. On sait que je respecte M. de Voltaire comme un grand homme....» A ce mot, je ne puis vous exprimer ma surprise de le voir arrêté tout à coup par l'extrême surprise, par les transports d'admiration de ses ingénieux collègues. «Ah! c'est superbe ce que tu dis là!.... Non (presque la larme à l'œil), je suis ravi de t'entendre parler ainsi.»—«Je dis, mes amis, ce que je pense; eh bien, M. de Voltaire lui-même, quand il a voulu parler de musique et de peinture, n'a fait que déraisonner. La politique est un art qu'il faut avoir appris, ainsi que tous les autres.»—Est-il rien de plus simple et de plus modeste? Je me contentai de dire, avec une bonhomie qui très heureusement ne fut remarquée de personne: «Je savais bien que M. de La Harpe n'avait jamais été de la Convention, mais je croyais qu'il avait été fort longtemps aux Jacobins.»

C'est à ce même dîner que M. Chénier dit encore avec une insolence si naïve: «Les sectionnaires de Paris voudraient bien renouveler le 10 août. Mais ils ne savent pas s'y prendre, et puis ils n'auront pas affaire à un Louis Capet.» En quoi l'on ne peut disconvenir qu'il n'ait eu complètement raison.

Le souvenir de ce monarque infortuné me rappelle une anecdote relative au dénouement fatal de son procès, que j'appris quelques jours après, à un autre dîner de députés. Vous savez, Monsieur, combien peu de voix décidèrent le sort du plus injuste de tous les jugements [72]. Eh bien,—s'il en faut croire le député Audrein [73], ci-devant abbé,—c'est un des plus honnêtes hommes de la Convention, un de ceux du moins dont les talents et le caractère personnel avaient inspiré le plus de confiance, c'est Vergniaud, qui seul fit pencher si malheureusement la balance en faveur du régicide. Jusqu'au dernier moment, il avait déclaré, de la manière la plus forte et la plus positive, qu'il ne voterait jamais que pour l'appel au peuple. Soit qu'il se fût laissé intimider par les menaces et les poignards qui assiégeaient dans cet affreux moment toutes les avenues de l'Assemblée, soit qu'il eût changé subitement d'opinion, son suffrage, et par cela même qu'il fut plus inattendu, suffit seul pour entraîner celui de quinze ou vingt députés qui, jusqu'alors, avaient également détesté ce parti, mais qui, sur la foi d'un collègue auquel ils accordaient une confiance sans bornes, crurent, comme lui, que le cruel sacrifice était devenu indispensable; qu'il fallait y consentir, ou pour sauver la République, ou pour se sauver eux-mêmes. Ce qu'il y a de très constant, c'est que la veille même de cette terrible journée, ce qu'on appelait le parti modéré de l'Assemblée se croyait encore très assuré d'une majorité décidée en faveur de l'appel au peuple; j'en eus dans le temps des preuves que je ne puis révoquer en doute.

J'étais encore à Paris, lorsqu'on décréta le nouveau costume des Représentants du peuple, mais je ne l'ai vu qu'en peinture; celui des membres du Directoire se rapproche assez de l'habit de cour du temps de François Ier; celui des Anciens et du Conseil des Cinq-Cents paraît absolument imité de la grande toge romaine. C'est en lui-même un habillement fort noble et fort pittoresque; mais, comme il s'éloigne trop du costume ordinaire de la nation, il a par là même un air théâtral, un caractère d'emprunt; et ce défaut de convenance l'empêche d'être, au moins pour le moment, d'une dignité sérieuse et vraiment imposante. Il n'est peut-être rien cependant qui ne doive paraître préférable à la négligence, au désordre, à la saleté du costume actuel. Ceux de ces messieurs qui sont le mieux vêtus, sont en frac bleu, veste rouge ou noire, et bottes molles. Des voyageurs, nouvellement arrivés de Paris, m'ont assuré que la plupart conservaient encore cet ancien habit, et que, même aux séances publiques, on en voyait fort peu qui daignassent prendre la peine de s'affubler de leurs longues robes.

Ce qui, sans contredit, doit paraître beaucoup plus imposant que l'ancien ou le nouveau costume de messieurs les députés, c'est la tenue de leur garde militaire, de ce qu'on appelle les gendarmes de la Convention. Je ne sais pas au juste de combien d'hommes est composée cette nouvelle garde prétorienne; mais il suffit de la voir défiler à la parade, pour juger que la composition en a été fort soignée. Ce sont de très beaux hommes, très bien vêtus et très bien armés; c'est l'élite de tous les régiments de ligne, parmi lesquels il y a plusieurs anciens gardes-françaises; le plus grand nombre cependant est étranger: Suisses, Allemands, Suédois. Les rois populaires croient donc, comme les autres, qu'une garde étrangère mérite, dans certaines circonstances, d'être préférée à des gardes indigènes ou nationales.

Depuis longtemps, ce n'est plus dans le sein même de la Convention, que se traitent véritablement les grandes affaires. Tout se passe dans l'intérieur des comités; et cela ne peut guère être autrement. Les meneurs de la Convention ont senti qu'il n'y avait point de gouvernement, en réalité, qui ne fût incompatible avec les formes sauvages, avec les mouvements tumultueux de la démocratie.

Les assemblées publiques ne sont que des décorations plus ou moins solennelles, de grandes machines à décret. Elles deviennent aussi quelquefois l'arène où les différents partis se rencontrent, se cherchent et s'attaquent mutuellement en présence du peuple, pour entraîner le suffrage de l'opinion publique en faveur de leurs vues ou de leurs passions particulières. C'est là que se précipitent et se détrônent les différents partis; c'est là que se déclarent les nouveaux règnes, leur puissance, leurs succès et leurs revers. Mais on discute, on intrigue, on gouverne ailleurs. Ainsi, les étrangers, qui, sur la foi du Moniteur, croient bonnement, les uns, à toutes les ressources, à toutes les vertus dont on y voit faire sans cesse un si pompeux étalage; les autres, à toutes les misères, à toutes les sottises, à toutes les extravagances, qu'on ne se lasse point d'y débiter, s'abusent également.


LETTRE VII

Il y a longtemps, Monsieur, que je vous entretiens d'idées sombres et douloureuses. J'ai besoin, comme vous, de reposer ma pensée sur quelques rapports plus doux et plus consolants. Et vous ne devinez guère où je vais les chercher d'abord.... C'est dans la maison d'un juge de paix. L'affaire qui m'avait conduit chez lui n'avait aucun rapport avec les fonctions de sa magistrature, mais il donnait justement alors audience; la partie que je trouvai chez lui n'était pas encore expédiée, qu'il en arriva successivement plusieurs autres. Je ne voulus point l'interrompre, et je fus bien récompensé de ma discrétion par le plaisir que j'eus d'être témoin de la patience et de la sagesse avec laquelle mon juge écoutait tout le monde, réduisait le sujet de chaque différend au terme le plus simple, et rappelait presque toujours les prétentions les plus déraisonnables, les plaintes les plus amères, les animosités les plus emportées, au respect de la justice et de la loi. Mon juge n'était qu'un emballeur, mais il y avait plus d'un an qu'il exerçait ce ministère intéressant avec beaucoup de zèle et de capacité. Aussi, ceux qui venaient réclamer sa médiation ou son autorité me parurent-ils, tous, lui porter l'hommage de la confiance qu'il méritait. On les eût pris volontiers pour des malades qui venaient consulter leur médecin, et même un médecin accoutumé à les guérir. En les ramenant doucement dans les limites tracées par la loi, c'était toujours par quelque sentiment honnête, par quelque bon principe de morale qu'il tâchait de les toucher. Je regarde l'institution des juges de paix comme un des meilleurs établissements qui reste encore de la Constitution de 1792 [74]. Il faut même que cette institution ait été combinée dès lors avec assez de prévoyance et de bonheur: car j'ai toujours ouï dire que ces places avaient été constamment remplies par de fort bons choix. Ce sont de véritables officiers de morale publique, les premiers gardiens de l'ordre et de la sûreté. Le besoin de leurs vertus est si sensible et se renouvelle si souvent, il est si fort à la portée de ceux qui sont appelés à les choisir, leur influence habituelle laisse d'ailleurs si peu de prise aux manœuvres de l'intrigue et de l'ambition, qu'il est assez simple que les élections à ce genre de magistrature populaire n'aient pas eu les mêmes inconvénients que beaucoup d'autres. Il faut observer encore que les honoraires d'un juge de paix sont modestes, mais suffisants; que son pouvoir est tellement circonscrit qu'il ne saurait guère en abuser, et que ce n'est, pour ainsi dire, qu'à force de vertus et de considération qu'il peut lui donner plus d'importance et plus d'étendue. Oh! combien de chicanes, de querelles et de procès, doit prévenir une institution aussi sage, surtout si ceux qui en sont chargés ont tous une âme aussi calme, une logique aussi saine que mon respectable emballeur!

Ce que l'on m'a raconté du désordre de tous les bureaux, de toutes les administrations sous le décemvirat, ou plutôt sous la tyrannie de Robespierre, passe toute idée.

L'armée et les comités révolutionnaires étaient vraiment des associations organisées par le crime, pour commettre avec impunité tous les genres d'injustice, de meurtre, de rapine et de brigandage. Le gouvernement avait enlevé presque toutes les places aux hommes doués de quelque talent ou de quelques vertus, pour les livrer à ses créatures, c'est-à-dire à la lie de l'espèce humaine. Des gens qui ne savaient ni lire, ni écrire, obtinrent des emplois d'une comptabilité plus ou moins importante. Ainsi, par exemple, dans les bureaux établis pour la liquidation des biens des émigrés, j'ai vu que l'homme de mérite choisi pour débrouiller aujourd'hui cet énorme chaos avait eu quarante-quatre mille dossiers à faire, uniquement des titres de créances jetés au hasard dans des fonds d'armoire, dont on n'avait tenu aucun registre, et dont on avait délivré cependant les récépissés dans la forme prescrite par la loi [75].

Lorsque, durant cette époque de barbarie et d'horreur, on avait une affaire à solliciter devant quelque tribunal, devant quelque administration que ce fût, l'homme honnête était sûr de se voir éconduit avec la brutalité la plus révoltante. L'affectation de manières rudes et sauvages n'avait souvent d'autre but que de voiler l'extrême ineptie et l'extrême ignorance des scélérats ou des imbéciles à qui l'on était obligé de s'adresser.

Sous quelque constitution que ce puisse être, on ne tarde pas, sans doute, à s'apercevoir qu'il n'y a pourtant que des hommes instruits et cultivés qui soient propres à faire marcher une machine aussi compliquée que celle du gouvernement; et cette circonstance, qui résulte heureusement de la nature des choses, est un remède à beaucoup de maux.

Aujourd'hui l'on a rappelé, dans les différents départements de l'administration, un grand nombre d'hommes employés ci-devant dans la même carrière, et je puis vous assurer, d'après ma propre expérience, qu'il est aujourd'hui beaucoup de bureaux de la République où vous retrouvez, non seulement l'intelligence exercée, mais encore le ton et les formes polies de l'ancien régime; il n'y manque plus que la noble enseigne, brisée peut-être autant par maladresse que par vengeance ou par système.

On ne peut assez louer l'ordre et l'activité qui règnent particulièrement dans les bureaux du Comité de salut public. L'immensité d'affaires générales et particulières, qui s'expédiaient journellement dans les différentes sections de ce comité, doit étonner les cabinets les plus occupés de l'Europe; et je ne puis me permettre d'oublier que les moins importantes même n'y sont pas négligées: car, au milieu d'un déluge de cartons et de papiers, on ne me fit pas attendre deux minutes pour retrouver le titre d'une légère faveur, dont la décision avait été donnée, il y avait déjà plus de quinze jours.

Ce qui est, ce qui sera sans doute encore longtemps dans une grande confusion, c'est la partie des finances. On a pensé que ce grand intérêt, durant la guerre, cessait d'être au moins le premier; on a pensé, non sans quelque raison, qu'après tout la guerre la moins ruineuse était encore celle qui se faisait avec la plus grande dépense, parce que c'était aussi celle qui, probablement, devait finir le plus tôt, ou se continuer avec le plus grand succès. Quelques regrets qu'il en coûte à l'humanité, qui pourrait refuser son admiration à l'énergie, à la patience, à la vigueur, aux prodigieuses ressources que le génie et le caractère de la nation française surent déployer au milieu de tant de puissances liguées contre elle, et qui, trop maladroitement, parurent vouloir menacer tout à la fois et son antique existence, et sa nouvelle liberté!

Sous le prétexte de faire la guerre à la Révolution, les princes coalisés ne l'ont faite en réalité qu'à la France. Cette fausse politique a servi merveilleusement à faciliter les triomphes de la Révolution, à consolider sa puissance. Et l'on ne peut nier qu'en détruisant le bonheur d'une grande partie de la génération présente, les terribles crises de la Révolution n'aient augmenté prodigieusement à leur tour la force politique de ce vieil empire.

Je ne veux point revenir sur les succès qui ne furent dus qu'aux crimes de la force révolutionnaire. Mais comment parcourir, sans la plus vive émotion, tous ces nombreux ateliers d'armes qui bordent les environs de l'ancienne place Royale, la vaste enceinte de l'hôtel des Invalides, édifices achevés presque aussitôt qu'ils furent entrepris, et dont l'imposante merveille sortit de terre comme par magie? Comment se rappeler encore sans étonnement, qu'à la fin de 1793, ce peuple avait épuisé tous ses magasins de poudre, tous ses approvisionnements de salpêtre, et que, dans l'espace de peu de semaines, il sut rassembler, pour ainsi dire, jusqu'aux moindres germes de cette matière éparse sur le sol de la France, et trouver dans sa seule industrie, grâce à l'ardeur avec laquelle il ose tout concevoir et tout entreprendre, plus de moyens d'attaque qu'il n'en avait encore montré jusqu'alors?

Ce n'est qu'avec des dépenses énormes que tous ces prodiges ont pu s'exécuter. Sans la terrible féerie des assignats, il n'eût jamais été possible de rassembler tous les trésors que la guerre a consumés; il l'eût été peut-être moins encore de donner à cette richesse, réelle ou factice, toute la rapidité de circulation dont on avait besoin. Je ne vous ai point dissimulé l'excès des maux que cause aujourd'hui, dans l'intérieur, l'abus funeste d'une si merveilleuse ressource. Mais il n'est pas moins certain qu'aucun emprunt, qu'aucun impôt, qu'aucune autre spéculation financière n'eût fourni, dans les circonstances données, des moyens d'une étendue aussi vaste, d'une puissance aussi active. Les assignats ont servi la force du gouvernement, comme l'aurait pu servir la puissance momentanée, non seulement de toutes les richesses mobilières du pays, de tous ses produits, mais encore de la majeure partie de ses propriétés foncières, et même de son crédit sur l'étranger; car, longtemps du moins, cette monnaie de papier n'eut-elle pas, directement ou indirectement, une valeur très réelle à Londres, à Gênes, à Bâle, à Hambourg, comme dans les marchés mêmes de la République? Ainsi l'on peut dire que ce fut un impôt levé, non seulement sur le crédit de la France, mais encore en quelque sorte sur celui de l'Europe entière, et des nations ennemies aussi bien que des autres.

Je conviendrai sans doute qu'il en est de cette opération merveilleuse, comme de toutes les opérations excessivement hardies, et dont le succès est beaucoup plus fondé sur de brillantes illusions que sur des réalités; l'avantage n'en saurait être durable, et les suites en sont souvent cruelles. Cependant, à l'heure qu'il est, avec cette incroyable puissance de chiffres et de chiffons, la France est parvenue à se défendre contre tous ses ennemis; loin d'avoir vu resserrer les limites de son empire, elle risque de les étendre au delà de tous les vœux qu'osa jamais former l'ambition de Louis XIV; elle possède encore assez de forces pour se flatter d'obliger son orgueilleuse rivale à lui restituer tôt ou tard toutes les possessions que les vaisseaux de celle-ci lui ravirent dans un autre hémisphère; ses finances sont ruinées, il est vrai, sa population affaiblie, son commerce presque anéanti; mais il lui reste toujours le sol le plus fertile et le climat le plus heureux de l'Europe; il lui reste l'audace, l'activité de son caractère, l'extrême flexibilité de son industrie; il lui reste de nombreuses armées, dénuées, si vous voulez, d'objets de première nécessité, mais accoutumées à souffrir, à vaincre; accablées de fatigues, mais enivrées de gloire et de succès.

Toutes les inventions ingénieuses de notre siècle, il semble qu'on ne les ait imaginées que pour favoriser les projets de sa puissance. Elle s'est emparée des découvertes faites en chimie, en mécanique, dans différents arts, pour perfectionner le service de l'artillerie, l'extraction du salpêtre, la composition des poudres. Les aérostats, qui jusqu'alors n'avaient été regardés que comme une merveille inutile, ont assuré, dit-on, les succès de plus d'une entreprise militaire; ainsi l'on soutient que la brillante journée de Fleurus doit à l'heureux usage de cette machine une partie de son éclat. Le télégraphe placé sur le pavillon du cardinal Mazarin, au vieux Louvre, paraît résoudre du moins quelques-unes des objections que l'on a faites contre la possibilité de donner à l'action du gouvernement représentatif une influence assez sûre, assez rapide, dans un pays aussi vaste que la France.

Je ne vous parlerai point de tous les plans proposés aujourd'hui pour relever le crédit des assignats; je n'y crois guère; mole ruit sua [76]: il s'écroule sous sa propre masse; mais je ne me laisse éblouir ni par les exagérations de Thomas Payne, ni par celles de M. d'Ivernois [77]. Jusqu'à la fin de la guerre, il semble presque impossible de s'occuper des finances autrement qu'on ne fait; c'est-à-dire, en cherchant des ressources éphémères pour subsister au jour le jour. Dans des temps plus calmes, j'ose présumer qu'on retrouvera des ressources d'autant plus faciles et d'autant plus abondantes, que les circonstances ont forcé le gouvernement de les laisser reposer depuis plusieurs années. Sans être déclarée, la banqueroute des assignats est comme faite; et les étrangers, aussi bien que les nationaux, paraissent en avoir déjà pris leur parti. En sauvant la dette publique, ne fût-ce même qu'en partie, on contenterait aujourd'hui tous les capitalistes, et par là même on améliorerait bientôt le sort de tous les artisans et des journaliers. Malheureusement cette dette, loin d'être diminuée, comme il y avait trop de raisons de le présumer, au moins quant aux rentes viagères, cette dette se trouve, dit-on, fort augmentée. Le 15 août 1793, on faisait monter les inscriptions sur le Grand-Livre, c'est-à-dire les intérêts de la dette nationale, à deux cents millions; différents calculs les portent maintenant à trois cents. Tout le monde sait en effet qu'un grand nombre de fournisseurs ont été payés en inscriptions sur le Grand-Livre; et j'ai vu moi-même un de ces messieurs arriver chez mon notaire pour lui proposer de se charger de négocier une partie de vingt millions, comme on en aurait proposé ci-devant une de dix mille [livres].

Au reste, comme ces entrepreneurs ont succédé de toute manière à la fortune et aux bonnes mœurs des traitants de l'ancien régime, il est à croire que, l'ordre une fois rétabli dans la monarchie ou dans la république, il y aura pour eux quelque chose de semblable à la Chambre ardente [78], qu'on fut obligé de créer pour leurs honnêtes devanciers.

Pour oublier tous ces tristes calculs, daignez me suivre au nouveau Muséum, projeté déjà sous le ministère de l'abbé Terray, que M. d'Angivilliers aurait pu faire achever, il y a plus de dix ans, avec la vingtième partie des dépenses faites pour embellir le triste Rambouillet, ou pour déparer les beaux jardins de Versailles. Qui sait même si ce Muséum, exécuté avec toute la magnificence dont l'entreprise était susceptible, n'eût pas sauvé la monarchie [79], en donnant une idée plus imposante de ses vues et de ses moyens, en distrayant beaucoup d'esprits inquiets, en attachant davantage aux faveurs de l'ancien régime et les lettres et les arts, et tous ceux qui les cultivent et tous ceux qui les aiment [80].

Ce Muséum n'est pas encore sans doute ce qu'il pourrait être, ce qu'il peut devenir; il n'est pas éclairé comme les artistes ont toujours désiré qu'il le fût, par en haut; l'arrangement prête à beaucoup de critiques; on l'a déjà bouleversé plusieurs fois; la présidence du comité qui surveille cet établissement, ainsi que toutes les autres charges de la République, se renouvelle très fréquemment: si je ne me trompe, tous les trois mois; et tout changement de règne veut se signaler au moins par quelque petite révolution. Telle que je l'ai vue cependant, c'est toujours une superbe galerie; on y voit réunis les plus beaux chefs-d'œuvre de peinture et de sculpture que renfermaient ci-devant les châteaux de Versailles, de Trianon, de Saint-Cloud, du Luxembourg et d'autres, quelques églises de la capitale et des provinces, sans compter un assez grand nombre de tableaux qui n'étaient presque point connus, parce qu'on les avait laissés, entassés et couverts de poussière, dans les greniers de l'Intendance des bâtiments. On y voit aussi, depuis peu, les magnifiques tableaux enlevés au Stathouder, entre autres, la célèbre vache de Paul Potter; d'admirables Ruisdael, et les plus grandes compositions que Wouwerman ait jamais faites, avec quelques modèles très soignés, en stuc, de maisons chinoises et de palais indiens, acquis au même titre. Il n'y a pas longtemps que cette galerie était, sous quelques rapports, plus considérable encore. On y avait placé les plus beaux tableaux de la collection de plusieurs particuliers, victimes de la tyrannie, ou mis injustement sur la liste des émigrés. La justice ou la clémence du gouvernement actuel les a fait restituer aux anciens propriétaires, ou bien à leurs légitimes héritiers; c'est un vide que l'on compte remplir très magnifiquement, l'été prochain, par les conquêtes de l'armée d'Italie.

Ce qui ne laisse pas de donner un sentiment de malaise et d'inquiétude assez pénible, c'est de trouver, presque à tous les coins de ce beau Muséum, de grandes affiches pour rappeler sans cesse à ceux qui viennent le voir, le respect des propriétés. Ces affiches ne sont-elles pas comme ces annonces, si multipliées, de remèdes antisyphilitiques? Ce qu'elles prouvent le plus clairement, c'est sans doute combien la maladie dont on veut ou guérir, ou préserver, est commune.

Le Muséum n'est ouvert au public que trois jours par décade; les autres jours sont réserves aux artistes; et l'on n'y peut entrer alors qu'à la faveur d'une protection particulière. C'est ces jours-là seulement que le véritable amateur jouit à son aise du bonheur de voir et d'admirer tant d'objets rares et précieux. Il y trouve encore un spectacle infiniment intéressant, c'est celui de plusieurs jeunes élèves des deux sexes, occupés à méditer et à copier, chacun dans leur genre, ces sublimes modèles du génie et des arts. Qui ne se croirait pas transporté dans ce moment à l'époque la plus heureuse des beaux jours de la Grèce, surtout en s'arrêtant près de l'embrasure où travaille la jeune Boze [81], dont la figure ravissante doit fixer d'autant plus tous les yeux, qu'elle semble l'oublier entièrement elle-même, et que son talent, quoique encore à son aurore, promet déjà d'égaler, et peut-être de surpasser un jour les Gérard et les Le Brun!

Parmi les tableaux de la dernière exposition, c'est une chose remarquable que le grand nombre d'ouvrages de femmes; vous y verrez les noms nouveaux des citoyennes Auzou, Blondin, Bouliar, Capet, Doucet, La Borey, Durieux, Laville, Mirys, Romany, Thornezi, etc. [82]. Toutes ne sont pas ou des Guiard, ou des Le Brun; mais plusieurs du moins se distinguent par des compositions pleines de grâce, par des portraits d'une touche piquante et légère, un dessin facile et pur, une étude soignée des belles formes, un choix d'ajustements simple et de bon goût.

Les tableaux d'histoire qui m'ont le plus frappé sont ceux d'un jeune Girodet, élève de David; ce sont les conceptions austères et pensées de son maître, avec un coloris, à mes yeux du moins, plus moelleux et plus agréable.

Le seul tableau, relatif à la Révolution, que j'aie remarqué, ne m'a pas paru d'une invention fort heureuse; c'est la Liberté ou la Mort, par Regnault. On y voit le Génie de la Révolution, d'une espèce de gradin en l'air, s'élancer avec beaucoup de raideur à travers un ciel bleu très foncé; la Liberté d'un côté, le bonnet rouge sur sa lance; de l'autre la figure hideuse de la Mort, tenant à la main une couronne de chêne. Il est difficile de démêler ce que l'artiste a prétendu nous dire avec cet étrange groupe; mais il est clair que son tableau n'offre à l'œil qu'un assemblage extravagant de formes odieuses, d'objets de douleur et d'effroi.


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