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Souvenirs de mon dernier voyage à Paris (1795)

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LETTRE VIII

A beaucoup d'égards, rien en France n'a moins changé, depuis la Révolution, que les spectacles; et peut-être est-ce une des preuves les plus remarquables que, quelques formes nouvelles qu'on se soit efforcé de lui donner, le caractère national est toujours le même. Mais quelle est aussi la nation, dont le caractère pourrait se refondre dans le cours borné de si peu d'années? Quel est encore le caractère national qui devait résister davantage, même aux opinions les plus impérieuses, aux secousses les plus violentes, que celui dont la force est essentiellement dans cette élasticité qui le rend tout à la fois si léger, si constant et si mobile? Les Français, en apparence si différents d'eux-mêmes, au temps de la Jacquerie, de la Ligue, de la Fronde, du siècle de Louis XIV, de la tyrannie de Robespierre, l'œil profondément observateur ne les reconnaîtra-t-il pas toujours pour les descendants de ces anciens Gaulois que nous dépeignirent, avec tant de sagacité, Tacite et César?

Est summæ genus solertiæ atque ad omnia imitanda atque efficienda, quæ ab quoque traduntur, aptissimum.... Sunt in consiliis capiendis mobiles, et novis plerumque rebus student;.... rumoribus atque auditionibus permoti, de summis sæpe rebus consilia ineunt.... Temeritas, quæ maxime illi hominum generi est innata, ut levem auditionem habeant pro re comperta [83].—C'est une nation douée d'une industrie éminente pour exécuter heureusement tout ce qui peut s'imiter; ils prennent légèrement les résolutions les plus importantes, et sont presque toujours passionnés d'entreprises nouvelles; c'est souvent sur les rumeurs les plus frivoles qu'ils décident des intérêts les plus graves; la témérité semble leur être innée; un simple bruit devient à leurs yeux un fait avéré. Etc.

La mode a varié le costume, a bouleversé les opinions, les usages, la forme du gouvernement; on a changé de préjugés et d'idoles; mais c'est par le même genre d'enthousiasme ou d'engouement qu'on se laisse entraîner. Ce sont toujours les personnes, c'est toujours la faveur que l'on encense; on supporte son joug avec plus de patience que celui des lois. On parle de patriotisme et de liberté; mais c'est du pouvoir et de la richesse que l'on veut, c'est de gloire et de vanité que l'on s'enivre. On a des accès de vengeance et de fureur qui ressemblent à la rage, à la férocité du tigre; mais, naturellement, on n'est que singe, on en a l'inquiétude et la malice, l'adresse et l'impatience. Avec l'art d'amuser les fantaisies de ce peuple, et de leur en imposer à propos, il n'est rien qu'on ne doive attendre de la vivacité de son intelligence, de l'audace et de l'éclat de sa bravoure. Quelque terrible que soit l'effervescence de ses premiers mouvements, lorsqu'on l'agace ou qu'on l'irrite, avec quelque légèreté qu'il devienne barbare et cruel, il revient plus facilement encore à sa candeur, à sa bonhomie, à sa gaieté naturelle. Frivole et susceptible, il n'est pourtant rien qu'il méprise, qu'il déteste autant que la perfidie et la lâcheté. Frivole et susceptible, il n'est pourtant rien qu'il aime aussi constamment que le plaisir, l'honneur et la gloire. S'il est d'autres peuples dont on puisse dire la même chose, il n'en est pas, du moins, dont on puisse le dire avec plus de vérité. Mais nous voilà bien loin du théâtre.

Jamais il n'y eut autant de spectacles à Paris, qu'il y en a dans ce moment, et jamais ils n'attirèrent autant d'affluence. J'en ai cru voir plus d'une raison; la première, c'est que plus on fréquente le spectacle, plus on en ressent le besoin. Il en est ainsi de tous les plaisirs plus ou moins factices; l'habitude en fait un des plus grands charmes; et c'est par l'habitude surtout que l'usage en devient indispensable. Les spectacles sont donc plus suivis, par la raison même qu'il y en a davantage.

Il est encore très évident que les hommes oisifs ou désœuvrés doivent abonder ici plus que jamais; car il faut comprendre dans cette classe, du moins aux heures destinées au théâtre, tous les agioteurs, tous les faiseurs d'affaires, tous les solliciteurs, que la résidence du Corps législatif attire de tous les départements de la République; les étrangers, ceux qui cherchent à faire fortune dans le nouvel ordre de choses, et ceux qu'appelle leur admiration pour les triomphes de la liberté française; les militaires qui passent continuellement par la capitale, pour se rendre au lieu de leur destination, et tous ceux qui, voulant échapper aux lauriers qui les attendent, croient pouvoir se cacher mieux dans l'immensité d'une grande ville que dans le sein de leurs foyers.

Si le nombre de ces gens oisifs est si considérable, on peut juger aussi qu'ils doivent avoir un extrême besoin de distractions, pour oublier l'avenir comme pour oublier le passé. Et quelle distraction plus sûre et plus facile que celle du spectacle? Quelle occupation plus propre à soustraire notre sensibilité, comme notre paresse, à la sensation pénible de la vie, de ses craintes chimériques et de ses infortunes réelles? Elle entretient sans doute en nous le sentiment de l'existence, le rend même à quelques égards plus vif et plus animé, mais le repose et le distrait en même temps, parce que, au lieu de nous recueillir tristement dans notre intérieur, elle nous transporte souvent au dehors, et nous fait exister, pour ainsi dire, aux dépens d'autrui; les peines et les joies, les espérances et les inquiétudes qu'elle nous donne, ne deviennent jamais entièrement les nôtres; elle nous dispense de vivre de nos propres efforts, et, nous berçant d'une douce rêverie, semble laisser aux autres la fatigue de vivre et de sentir pour nous.

Une considération qu'il ne faut pas oublier, c'est que, en apparence d'un prix excessif, les spectacles n'ont jamais été, de fait, meilleur marché qu'ils ne le sont actuellement, du moins pour l'étranger, pour l'agioteur, pour tout homme qui partage avec le gouvernement, d'une manière quelconque, les faveurs attachées à la richesse de l'assignat, cette monnaie merveilleuse qui se fait, se gagne et se dépense si facilement. Les premières places à l'Opéra se paient 30 fr., juste le prix d'un bon morceau de pain; jugez par là du reste. C'est vraiment une économie pour beaucoup de gens d'aller au spectacle: il en coûte moins que pour s'éclairer et se chauffer chez soi.

Vous comprendrez, Monsieur, grâce à cette seule circonstance, de quelle classe doit être composée aujourd'hui la grande majorité des spectateurs; aussi vous avouerai-je que rien ne m'a paru peut-être plus différent de ce que j'avais vu jadis au théâtre, que l'aspect du parterre et des loges. Le théâtre de la rue Feydeau réunit encore quelquefois, autour des meilleurs acteurs de la Comédie française, et des chefs-d'œuvre qui depuis plus d'un siècle ont enrichi son répertoire, tout ce qui subsiste de la bonne ou de la mauvaise compagnie de l'ancien régime. Presque à tous les autres, je me suis cru jeté le plus souvent dans un autre monde. Je n'ai plus retrouvé surtout cette mobilité, cette susceptibilité d'imagination qui m'avait tant frappé autrefois, et particulièrement au retour de mon premier voyage à Londres. Serait-ce qu'après les émotions violentes qui, depuis quelques années, ont agité ce peuple, toutes celles que peut exciter le génie tragique de Corneille ou de Voltaire n'ont plus assez de force pour l'émouvoir? Peut-être; mais, s'il m'est permis d'en juger par les remarques ou les questions que j'entendais faire autour de moi, l'ignorance et le défaut de culture avaient plus de part à cette espèce d'apathie que toute autre cause. L'art du théâtre, ainsi que les autres, a sa langue particulière, et le charme qu'il exerce sur nos yeux et sur notre imagination, suppose toujours plus ou moins de connaissances, de réflexion ou d'habitude. Ce n'est qu'aux hommes doués d'un goût fin et délicat, formés par l'étude des grands modèles, et qui reçurent de bonne heure les soins d'une éducation distinguée, qu'il appartient de partager vivement les impressions d'un théâtre aussi noble, aussi pur que l'est en général le théâtre français. On sait que ceux qui se signalèrent dans cette lice glorieuse ont dû chercher d'abord à plaire à la cour la plus brillante et la plus polie de l'Europe; et quoique cette vue particulière les ait détournés souvent du premier objet de l'art, il faut bien convenir qu'il est du moins un genre de perfection dont ils lui sont redevables; il faut convenir que c'est encore au caractère donné par cette circonstance au théâtre français, que la nation doit essentiellement la grâce et la politesse qui la distinguèrent si longtemps dans ses mœurs, dans ses usages et dans ses manières.

Le théâtre et le public se forment mutuellement. Ainsi, l'on ne saurait douter qu'une majorité de spectateurs ignorants et grossiers, dont l'opinion ne se laisserait plus guider par le jugement d'artistes et de connaisseurs éclairés, aurait porté bientôt l'atteinte la plus funeste à toutes les parties de l'art. Quelque originale que soit la verve comique d'Aristophane, qui pourrait nier que ses pièces eussent été bien meilleures, s'il n'avait pas été dans la triste nécessité de flatter l'humeur et les caprices de la populace d'Athènes? Quelque admirables que soient la philosophie et le génie de Molière, ses chefs-d'œuvre ne seraient-ils pas encore plus parfaits, s'il avait eu moins de complaisance pour le mauvais goût du parterre de son temps? Que de défauts j'ai vu contracter à nos meilleurs acteurs, pour obtenir des applaudissements qui leur eussent été bien mieux assurés, s'ils avaient su les dédaigner d'abord! Sans émouvoir vivement les spectateurs, comment espérer quelque succès au théâtre? On veut donc les remuer à tout prix; mais la plus grande gloire du talent et du génie ne serait-elle pas de former des spectateurs dignes d'être émus, susceptibles de l'être par des beautés réelles, et tellement, qu'il ne fût plus possible de les toucher que par des beautés de ce genre?

On a donné, depuis cinq à six ans, une foule de nouveautés relatives aux circonstances, et, comme on dit, à l'ordre du jour; mais, toute opinion politique à part, je n'en connais aucune qui mérite d'être distinguée, et que l'on puisse désirer de voir rester au théâtre. Pausanias [84] est, pour ainsi dire, la seule qui, pour le moment, ait produit une assez grande sensation; cependant, l'ouvrage en lui-même est trop médiocre pour se soutenir; les rapports mêmes qui l'ont fait réussir, rappellent le souvenir d'une époque trop affreuse, trop invraisemblable, quoique malheureusement trop vraie, pour imaginer qu'on en supporte la représentation dans un temps calme. On croit pouvoir prédire la même destinée au Tribunal révolutionnaire [85], à la Caverne [86], à beaucoup d'autres drames de cette espèce, dont je n'ai pas même retenu le nom. Il est bien clair que toutes ces petites pièces, faites du jour au lendemain, sur les héros ou sur les victimes de la veille, ne doivent pas espérer un meilleur sort. C'est peut-être leur faire trop d'honneur encore que de les reléguer dans la classe des pièces que les anciens désignaient sous le nom de mimes ou d'atellanes. De tant de productions révolutionnaires, celle qui vivra, je pense, le plus longtemps, c'est le fameux hymne des Marseillais, surtout tel qu'on l'avait arrangé pour le théâtre de l'Opéra; je connais peu de morceaux de musique d'une simplicité plus expressive, d'un effet plus terrible et plus touchant. Comment, d'ailleurs, ne pas chérir toujours en France la mémoire des succès auxquels l'enthousiasme, excité par cette mélodie guerrière, eut tant de part [87]?

On a trop senti les malheurs de la Révolution, on en a trop éprouvé la puissance, pour s'étonner encore de la voir surmonter les obstacles même qu'on aurait crus les plus capables d'en arrêter le cours. Mais il en est un, dont je suis plus frappé dans ce moment, et dont je ne pense pas qu'on se soit fort occupé jusqu'ici, c'est la grande difficulté d'établir solidement un nouveau régime politique et de nouvelles mœurs, chez un peuple dont la langue et la littérature ont été portées au plus haut degré de perfection qu'elles semblaient pouvoir atteindre. Une langue ainsi perfectionnée, et les chefs-d'œuvre qui l'ont embellie, portent nécessairement l'empreinte de l'ancien régime et des anciennes mœurs. Une empreinte de cette nature ne s'efface pas aussi facilement que celle d'antiques drapeaux ou de vieilles armoiries. Comment engager, par exemple, la nation la plus civilisée et la plus sensible, à renoncer aux illusions d'un théâtre qui depuis plus d'un siècle fait ses délices, et celles de l'Europe entière? Et comment laisser jouer les plus belles tragédies de Corneille, de Racine et de Voltaire, sans risquer de blesser à tout moment la sévérité des principes républicains, d'entretenir encore une sorte de respect pour les formes imposantes de l'aristocratie et de la royauté? Comment renoncer aux charmes d'une langue à laquelle la finesse de ses tours, la justesse et la variété de ses nuances, ont donné tant de grâce et de délicatesse, tant de noblesse et de précision? Comment espérer que les caractères de cette langue se conservent au milieu du nouvel ordre de choses? Sous le lourd compas d'un gouvernement qui tend sans cesse à niveler toutes les inégalités et toutes les distinctions de l'ordre social, que deviendront l'élégance, la dignité du style de Racine et de Fénelon, tout le comique de Molière et de Regnard, toute la grâce et tout l'esprit de Voltaire? L'empire de nos anciens principes politiques et religieux détruit, quel intérêt peuvent conserver encore nos romans et notre théâtre, la sublime éloquence de Bossuet et de Massillon? Sans ces principes ou sans ces préjugés, comment concevoir la tragédie et l'épopée? En supposant que la doctrine qu'on veut établir soit la morale et la philosophie la plus épurée, ne voyez-vous pas qu'elle glace nos plaisirs les plus chers, qu'elle tue tout ce qui a fait jusqu'à présent la gloire de nos arts, le plus doux intérêt de notre existence?

Quand l'établissement du christianisme prit le caractère d'une révolution politique, à quels moyens violents ne se crut-on pas obligé de recourir pour faire oublier au peuple la pompe et la magnificence des fêtes de l'ancien culte, les illusions dangereuses du génie profane d'Homère, de Sophocle et d'Euripide! Si l'on eût laissé faire Robespierre et son parti, n'eussent-ils pas imité volontiers l'exemple de saint Grégoire [88]? Pour le rendre plus libre et plus heureux, ne voulaient-ils pas commencer par ramener leur siècle aux mœurs sauvages du vandalisme et de la barbarie?

Durant tout l'affreux règne des décemvirs, on avait défendu la représentation des plus beaux chefs-d'œuvre du théâtre français, pour y substituer des farces atroces, ou d'absurdes et de dégoûtantes rapsodies. La déchéance du génie de Corneille et de Racine suivit de près celle de la royauté. Lorsqu'ensuite des principes plus modérés les eurent relevés de cette proscription, lorsqu'il fut permis de revoir Phèdre et Britannicus, on ne les donna d'abord qu'avec les altérations les plus ridicules. On n'osait y prononcer le nom de roi, comme si c'eût été quelque nom magique, dont on redoutait encore l'influence funeste [89].

Dernièrement, à la reprise de Tarare [90],—j'ignore si c'est l'auteur lui-même, ou quelqu'un de ses amis,—n'a-t-on pas eu la niaiserie de vouloir républicaniser encore davantage, et contre toute convenance, un sujet dont l'idée principale est assurément fort loin d'être favorable à la monarchie. Au dénouement, Tarare se garde bien d'accepter la couronne de son maître et de son rival; il propose généreusement au peuple d'Ormuz de se constituer en république. Un de mes voisins, à la première représentation, était dans un tel chagrin de cette étrange catastrophe, que je ne pus m'empêcher d'y prendre quelque part. Mais j'eus beau l'assurer que cette république coûterait beaucoup moins de sacrifices, causerait beaucoup moins d'embarras que toute autre; je le quittai sans avoir pu réussir à calmer ses regrets et son désespoir.

Parmi les circonstances qui ne peuvent manquer de conserver encore longtemps en France des germes d'aristocratie et de royalisme, après la religion des autels, il faut donc compter la religion du théâtre. A moins qu'on ne retombe dans la barbarie, vers laquelle tendait évidemment la dictature de Robespierre, comment ne pas regretter l'éclat d'une époque où le génie enfanta de si sublimes merveilles? On ne peut les faire oublier qu'en les surpassant, ce qui ne paraît pas facile; ou bien en laissant corrompre les habitudes et le goût de la nation, ce qui n'arrive, hélas! que trop promptement, comme l'a prouvé plus d'une fois l'histoire de l'esprit humain, quelque bornée encore que soit l'étendue qu'elle embrasse.

Il faut dire ici le bien comme le mal. S'il s'élevait, en effet, un génie égal à ceux de Corneille et de Racine, ne trouverait-il pas un avantage réel dans la nécessité de choisir des sujets tout nouveaux, dans la nécessité de les traiter d'une manière absolument nouvelle? Ne trouvait-on pas le moule des pièces anciennes usé depuis longtemps? L'impossibilité d'imiter avec succès ne devrait-elle pas inspirer au vrai talent le désir, le besoin de découvrir des ressources inconnues jusqu'ici, de les suivre et de les embrasser avec cette confiance, avec cette audace heureuse, sans laquelle il n'est point d'énergie, il n'est point d'enthousiasme? Qu'en pense le citoyen représentant Chénier? Mais je lui déclare d'avance que j'attends une tout autre réponse que son Charles IX, même son Fénelon et son Caïus Gracchus [91], quelque mérite que je reconnaisse dans ces deux derniers ouvrages. Grâce aux connaissances et au talent de David, au zèle et au goût de La Rive, la partie du costume et des décorations était déjà fort perfectionnée, lorsque je quittai la France, en 1792; j'ai trouvé qu'elle s'était encore perfectionnée depuis; le choix en est peut-être encore plus simple, plus antique, plus vrai; cette vérité pourrait bien cependant être poussée un peu trop loin dans quelques occasions, comme dans le charmant ballet de Télémaque. Vous y voyez les nymphes de la cour de Calypso vêtues avec tant d'art, qu'elles ne paraîtraient en vérité guère plus nues, et le seraient sûrement avec moins de volupté, quand elles le seraient bien réellement.

Les talents les plus distingués de la tragédie sont encore Talma et Mlle Des Garcins; ceux de la comédie, Molé et Mlle Contat. Au grand Opéra, j'ai vu, dans le rôle de Didon, une demoiselle La Cour, dont le chant et le jeu m'ont paru remplis de grâce et d'expression; c'est une acquisition nouvelle.

La salle entreprise par Mlle Montansier, ci-devant directrice du théâtre de Versailles, et bâtie rue de Richelieu sur l'ancien emplacement de l'hôtel de Louvois, par M. Louis, est, je crois, la plus belle salle de spectacle qu'il y ait jamais eu en France, et celle qui peut contenir commodément le plus grand nombre de spectateurs; l'abord et les sorties en sont faciles, quoique la principale entrée donne sur une des rues les plus fréquentées. C'est dans cette salle que l'on vient d'établir aujourd'hui le grand Opéra; le défaut le plus essentiel qu'on puisse y trouver, c'est que le théâtre ne paraît pas avoir toute la profondeur qu'exigent nécessairement, pour l'effet de certaines scènes, l'appareil et la pompe de ce genre de spectacle.

Au théâtre du Vaudeville, j'ai vu représenter une petite pièce dans laquelle on joue l'orgueil et la dureté des fermiers, leur luxe et leur impertinence, avec tout l'intérêt et toute la gaieté dont un pareil sujet pouvait être susceptible. Les ridicules de cette classe ont déjà remplacé, comme vous voyez, celui des marquis et des seigneurs d'autrefois.


LETTRE IX

Depuis le 9 thermidor, l'opinion publique, à laquelle il avait fallu laisser reprendre au moins une partie de son empire, pour achever d'abattre l'affreuse puissance de Robespierre et de son parti, cette opinion publique, qui ne pourra jamais être détruite en France, que par l'excès de la tyrannie ou par l'excès de la corruption, n'avait pas cessé d'acquérir tous les jours plus de force et plus d'influence; elle avait obtenu sans doute un plus grand ascendant encore dans la mémorable journée du 4 prairial, où ce fut évidemment par elle et par ses partisans naturels, les hommes modérés, que fut sauvée l'existence de la représentation nationale, menacée alors de tous les poignards du terrorisme et de toutes les vengeances de l'anarchie. On aurait tort d'en conclure, je l'avoue, que cette opinion fût devenue très favorable à la majorité de la Convention; mais on sentait généralement le besoin de s'attacher à l'autorité dont elle était encore dépositaire, et qu'elle semblait exercer depuis quelque temps avec plus de justice et de mesure. On voyait arriver d'ailleurs la fin du gouvernement révolutionnaire, et l'on avait lieu de concevoir de plus heureuses espérances de la nouvelle Constitution.

Comment se dissimuler que l'esprit de parti, la malveillance et la légèreté d'un grand nombre d'individus, l'intrigue de différentes factions, peut-être même l'influence des puissances étrangères, n'aient trouvé dans cette situation des choses, plus d'un moyen de renouveler d'anciennes manœuvres et d'exciter de nouveaux troubles? Quel est l'état de choses que l'activité de ces passions, de ces intérêts divers ne cherche à mettre à profit? Ce qu'il y a de certain, c'est que, la liberté de dire et d'écrire à peine rétablie, celle de censurer et de calomnier tous les actes et tous les agents du gouvernement actuel fut poussée au delà de toutes les bornes. Il semble qu'on croyait ne pouvoir en trop faire, en trop dire, pour se dédommager du cruel silence, du terrible repos dans lequel on avait langui sous le règne de la terreur décemvirale.

Dans une grande partie des départements, et surtout dans la capitale, la fermentation était beaucoup plus vive, le mécontentement contre les abus de l'autorité beaucoup plus prononcé, qu'il n'avait paru l'être avant le 14 juillet 1789 et le 10 août 1792. Enfin, l'on ne craint point d'assurer que, sous beaucoup de rapports, le gouvernement de la République avait à redouter en ce moment une crise, aussi dangereuse au moins que celle où se trouva la monarchie à ces deux grandes époques de sa ruine; lui-même apparemment dut le croire; car il prit pour sa défense les mêmes mesures, mais il les prit avec beaucoup plus de vigueur, et sut les employer surtout avec plus d'audace et plus d'énergie. Comme Louis XVI, il fit rassembler autour de Paris un corps de troupes considérable; mais loin de le renvoyer ensuite, comme l'infortuné monarque, par respect pour de belles phrases, il le fit approcher dès que les circonstances l'exigèrent; et, tant que dura le danger, sa résidence fut entourée de tout l'appareil et de toutes les forces d'un camp formidable.

Il y avait plus d'un an que non seulement on permettait à toutes les victimes échappées au tyran de publier leurs infortunes et leurs plaintes, mais qu'on les excitait même en quelque sorte à le faire. Les horreurs et les crimes du plus inouï, du plus atroce de tous les despotismes, venaient donc d'être dévoilés avec le plus grand éclat. Et personne en France ne pouvait plus ignorer l'excès des injustices que la majorité de la Convention avait commises, ou qu'elle avait souffertes. Sans aucune prévention de système, sans aucune affection personnelle, sans égard surtout à la situation singulière de la République, comment devait-on s'attendre, vu la disposition générale des esprits, que serait reçu le décret pour la réélection des deux tiers d'une assemblée devenue l'objet de tant de reproches, de tant de ressentiments et de haine? Un décret si contraire à tous les principes établis par la Constitution même, ne devait-il pas révolter la France entière?

Il faut donc être étrangement aveugle pour attribuer la première impression excitée par cette mesure, quelque indispensable et quelque politique qu'on puisse la croire, ou qu'elle soit en effet, à toute autre cause qu'au sentiment le plus simple et le plus naturel. La plus saine partie de la France, et surtout de Paris, ne pouvait voir, dans la majorité de la Convention, que des complices ou de vils esclaves du plus abominable des tyrans. Comment lui persuader que c'était dans ces mains souillées du sang le plus pur, ou flétries par les chaînes les plus avilissantes, qu'elle devait remettre encore une fois le dépôt de son bonheur et de sa liberté? Il est vrai que la nation entière avait partagé, pour ainsi dire, le crime et l'opprobre de ses représentants. Mais c'était pourtant à ses représentants que ce peuple avait confié toute l'étendue de ses pouvoirs; c'était donc à ses représentants qu'était imposée essentiellement l'obligation sacrée de le défendre, non seulement de toute tyrannie étrangère, mais encore de son propre aveuglement, de ses propres fureurs.

Plus l'indignation publique avait éclaté contre le fameux décret du 5 et du 13 fructidor, plus la majorité de l'Assemblée dut sentir, sans doute, de quel intérêt il était pour elle de le maintenir, et même à tout prix. Elle prétendit que le salut, l'existence même de la République en dépendait;—et je me garderai bien d'assurer qu'elle eut tort; mais ce qu'elle eut évidemment toute raison de croire, c'est que la sûreté personnelle de tous ses membres n'avait plus d'autre asile ou d'autre sauvegarde.

Au moment de mon arrivée à Paris, les deux partis, celui des conventionnels et celui des sectionnaires [92], étaient justement dans l'agitation la plus violente. Il m'arrivait souvent de me trouver tour à tour, dans la même journée, avec ce qu'on appelait les meneurs d'un parti, et les chefs de l'autre. A les entendre parler, on ne pouvait douter, je l'avoue, que les sectionnaires n'eussent raison; mais à les voir agir, je pariai bientôt qu'ils finiraient infailliblement par avoir tort.

Les sectionnaires, à l'exemple des Feuillants, et sans avoir profité de leur triste expérience, s'assuraient presque uniquement en la force de l'opinion publique, qu'ils croyaient et qu'ils devaient croire bien décidée en leur faveur; mais cette opinion publique, quelque puissante qu'elle paraisse sous certains rapports, n'est pourtant qu'une force vague et métaphysique. Elle ne marche et n'agit point seule; pour qu'elle ait une influence réelle, il faut qu'elle soit activée, pour me servir d'un mot du nouveau dictionnaire, il faut qu'elle soit activée par des chefs qui la guident, et la guident vers un but déterminé; son pouvoir est plutôt un moyen de force qu'une force même. Il n'y a point d'opinion puissante, sans chefs habiles. Il n'y en a pas non plus, sans partisans aveugles. Dans les temps de révolution, si c'est l'opinion qui quelquefois élève tout à coup des chefs dignes de la servir, ce sont plus souvent encore ces chefs qui la font régner à leur tour, la dirigent et la soutiennent.

Les sectionnaires savaient fort bien ce qu'ils ne voulaient pas. Ils ne voulaient plus voir ni dans le Corps législatif, ni dans le gouvernement, des hommes qui n'avaient que trop mérité leur haine et leur mépris; mais ils ne voulaient fortement ni la République, ni la Monarchie. Ceux qui paraissaient le plus d'accord avec eux-mêmes, sentaient l'extrême folie et l'extrême danger de revenir précipitamment à cet ancien ordre de choses dont ils reconnaissaient tous les abus, et dont la destruction avait coûté tant de sang et de malheur; ils pensaient de bonne foi qu'il convenait d'essayer, au moins, de la République sous la nouvelle Constitution; mais ils auraient voulu voir cette Constitution entre les mains d'hommes éclairés et probes, capables de l'apprécier, de la modifier,—et peut-être encore d'y renoncer, s'il était bien prouvé qu'elle ne pourrait se soutenir qu'à force d'injustice et de violence. Il y avait, comme on voit, dans une pareille disposition, beaucoup de sagesse et d'honnêteté, mais fort peu de décision et d'énergie.

Les conventionnels ne voulaient au contraire qu'une chose, mais la voulaient de toute leur puissance: leur sûreté, ce qu'ils appelaient le salut de la République [93], le maintien du gouvernement auquel ils avaient attaché tous leurs intérêts, toutes leurs craintes, tous leurs vœux, toute leur existence. Ils sentaient fortement que la représentation nationale était leur seul asile, qu'il fallait rester sous cette sauvegarde, ou périr. Une pareille alternative ne rend pas toujours fort scrupuleux sur les moyens de réussir; mais elle donne nécessairement une grande force de résolution; et le plus souvent il n'en faut pas davantage pour décider le succès le plus hasardeux.

Les sectionnaires de Paris essayèrent bien quelques légères intrigues pour appeler à leur secours les départements voisins, pour séduire les troupes dont on les avait environnés, pour entraîner dans leur parti quelques membres distingués du Corps législatif, mais toutes ces tentatives ne furent faites qu'avec beaucoup d'incertitude et de timidité. L'on craignait toujours de s'écarter de la ligne constitutionnelle; on redoutait les hommes ardents et factieux; on repoussait également les chouans et les terroristes; on n'avait pas même eu le courage d'engager dans ses intérêts les patriotes des faubourgs; on voulait la guerre, mais on ne faisait aucun plan, aucune disposition suivie pour l'attaque; et sans les mesures prises très habilement par la Convention pour sortir de cet état d'inquiétude, on peut douter encore si l'explosion de tant d'inimitiés secrètes aurait jamais eu lieu.

Combien la marche des conventionnels fut plus ferme, plus prudente et plus hardie! Non contents des forces supérieures que la puissance du gouvernement avait mises entre leurs mains, ils eurent encore recours à toutes celles de l'intrigue et de la faction. De faux royalistes furent jetés dans le parti des sectionnaires pour le rendre suspect, pour en écarter surtout des membres du Corps législatif que le nouveau rôle offert à leur ambition pouvait éblouir. On éloigna subitement tous les officiers du camp de Paris, dont la conduite avait pu prêter au plus léger doute; on les remplaça par les jacobins les plus décidés. On affecta tour à tour plus de peur et plus d'audace qu'on n'en avait réellement, tantôt pour en imposer à l'ennemi, tantôt pour justifier les dispositions les plus violentes. Les mêmes hommes, ou plutôt les mêmes tigres, qui naguère avaient fait trembler la Convention, et qu'on avait retenus jusqu'alors dans les fers, furent rappelés autour d'elle. On leur rendit leurs armes, et ils ne les reprirent que pour la défendre.

Cette dernière mesure était faite sans doute pour porter au plus haut degré l'indignation de tout ce qui restait d'honnêtes gens à Paris. Mais on ne la prit que lorsqu'on eut rassemblé tous ses moyens, toutes ses forces; on ne la prit pour ainsi dire que pour engager l'affaire, lorsqu'on dut se croire assuré de la victoire.

Je voyais si peu de plan dans la conduite des sectionnaires, tant de faiblesse et d'incertitude dans leurs vues, tant d'impuissance réelle dans leurs moyens, que je finis par me persuader que tout cet orage politique se dissiperait sans éclat. Je ne pense pas même encore aujourd'hui qu'il eût éclaté, sans le malheureux décret par lequel on rendit les armes aux patriotes de 1789, c'est-à-dire aux terroristes; le jour qu'il fut publié, je me trouvai dans plusieurs lieux publics: je vis partout l'expression du plus violent désespoir, de la fureur et de la rage.

Ce fut sans doute sur l'énergie de ce sentiment que comptèrent les meneurs des sections insurgentes, lorsqu'ils osèrent risquer le combat avec des forces si prodigieusement inégales. La Convention était entourée de canons; c'était un camp retranché de toutes parts; outre sa garde ordinaire, elle avait fait entrer dans Paris un corps nombreux de troupes aguerries et bien disciplinées; elle avait encore autour d'elle ces hommes-tigres, dont la férocité l'avait épouvantée et servie tant de fois, mais qui, dans ce moment, semblaient avoir plus que jamais leur propre querelle à venger, de nouvelles haines à satisfaire. C'étaient des monstres d'autant plus irrités, que leur rage avait été longtemps contenue; ils portaient encore l'empreinte de leurs derniers fers.

Les sections n'avaient pour elles que leur nombre, la confiance qu'elles pouvaient avoir dans la justice de leur cause, leur indignation et leur dévouement; leurs nombreuses colonnes n'étaient point précédées d'artillerie. Beaucoup de ces soldats-citoyens n'avaient point de fusils; ceux dont les gibernes étaient le mieux garnies, n'avaient guère que cinq à six coups à tirer. Ils ne pouvaient donc compter que sur deux chances assez peu sûres, dans la circonstance présente: l'une, d'en imposer d'abord par leur nombre, par leur contenance, par la combinaison de leurs marches; l'autre, d'obtenir que les troupes, se voyant enveloppées de toutes parts, resteraient dans l'inaction; et sur ce dernier point peut-être avait-on quelque motif en effet de se flatter. Quoi qu'il en soit, les sectionnaires avaient si peu de moyens d'attaquer la Convention avec quelque apparence de succès, que je ne puis douter qu'au moins la très grande majorité d'entre eux, en se rendant à leur quartier, en s'avançant vers les Tuileries, ne pensaient point aller au combat, et comptaient bien qu'il ne s'agissait que d'appuyer par leur présence une pétition contre le terrible décret, dont toute la bourgeoisie de Paris avait été souverainement révoltée.

Le combat s'engagea presque en même temps dans différents endroits, près de l'escalier de l'église Saint-Roch, à la place Louis XV, sur le Pont-Royal et sur le Pont-Neuf. On a beaucoup disputé sur le parti qui avait été l'agresseur, du moins au moment de l'action, peut-être même de bonne foi. Ce ne sont probablement ni de purs sectionnaires, ni de purs conventionnels qui tirèrent les premiers coups; ce furent plutôt, je veux le croire, ou des chouans ou des jacobins. Il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais, en France, d'autres partis, j'entends partis combattants de fait, que ces deux-là; les autres ne sont que les juges et les témoins de la lutte; et ce sont pourtant, selon toute apparence, ces autres-là qui finiront par hériter de la dépouille des vaincus et de celle des vainqueurs.

Ce fut sur le Pont-Neuf et près de Saint-Roch que la victoire parut balancer quelques instants, malgré l'extrême infériorité des moyens de l'armée sectionnaire. Des personnes, à portée d'être bien instruites, m'ont assuré qu'à l'exception des canonniers et des grenadiers de la Convention, le reste de la troupe n'avait agi qu'assez mollement, soit qu'en partie elle eût été séduite, soit qu'elle répugnât très naturellement à déployer toutes ses forces contre des hommes presque désarmés, à faire couler le sang des citoyens dont elle avait jusqu'alors défendu les foyers avec tant de courage et de gloire.

Le peu d'instants que put durer une lutte aussi malheureuse, aussi digne de pitié, tant qu'on ne se battit qu'à coups de fusil et à coups de sabre, ce fut de part et d'autre, mais surtout de la part des sectionnaires, avec beaucoup d'acharnement et de fureur. Dans le premier quart d'heure, les représentants du peuple ne virent point sans quelque effroi le grand nombre de blessés qu'on vint déposer dans les salles qui précèdent celle de la Convention. Un homme, présent à ces scènes d'horreur, ne put remarquer sans admiration l'auguste silence qui régnait autour de ce douloureux spectacle de tant de malheureux mortellement blessés, et dont plusieurs devaient éprouver de cruelles souffrances, quelque soin que l'on prît pour les soulager. Il n'en est pas un qui laissât échapper la moindre plainte, le moindre gémissement.

Dès qu'on eut repoussé par plusieurs décharges à mitraille les colonnes sectionnaires qui voulurent tenter de pénétrer par le Pont-Neuf et par le Pont-Royal, la victoire ne resta plus un moment indécise. Et quoique depuis cinq heures et demie jusqu'à près de onze heures du soir, on ne cessât de tirer le canon, d'abord sur le quai Voltaire, et depuis le jardin de l'Infante [94], ensuite sur le Carrousel, dans la rue Saint-Honoré, sur la place Vendôme et sur le boulevard, toute cette canonnade ne servit plus bientôt qu'à prolonger l'épouvante; passé les premières décharges, elle fut peu meurtrière. La moitié des habitants de Paris croit peut-être encore aujourd'hui, qu'il périt dans cette fatale journée huit à dix mille hommes. Des observateurs fort exacts, qui, la nuit même, parcoururent avec la plus grande attention les différents champs de bataille, ne portent pas le nombre des morts au delà de sept à huit cents. Beaucoup de cadavres furent dépouillés sur-le-champ et jetés dans la rivière. Je rencontrai moi-même, le lendemain, deux petits garçons, dont l'un se plaignait à son camarade de n'avoir pu, dans toute cette bagarre, attraper qu'un sabre, un habit et deux ou trois chapeaux, quoiqu'il eût toujours accouru bien vite au moment qu'il en voyait tomber.... Mais, hélas! il n'était pas seul à la poursuite de ces malheureuses dépouilles.

Les sectionnaires n'avaient point d'artillerie, peu d'armes, encore moins de munitions; et, cependant, en voyant l'énergie et le succès de leurs premiers efforts, il est permis de douter s'ils n'eussent pas réussi par leur seule constance, avec un plan mieux concerté, quelques chefs plus habiles ou plus décidés, un Westermann à la tête de leurs colonnes, ou des Mandat, des Launay, des Besenval [95], au lieu d'un Barras, d'un Bonaparte, à la tête de l'armée conventionnelle. Et voilà de quel hasard dépendit souvent la destinée d'une bataille, d'une conspiration, le salut ou le bouleversement d'un empire.

Ce qui paraît avoir manqué le plus essentiellement au parti sectionnaire, ce fut un foyer de réunion, un conseil, un chef qui lui servît de guide. Ce qu'on appelait le comité central de la section Le Pelletier n'en avait que l'apparence, l'inconvénient et les torts.

Dire que, de tous les mouvements de la Révolution, celui-ci fut le seul qui n'eut rien de populaire, c'est abuser étrangement des mots. Il n'y en eut aucun peut-être, auquel ce qui doit s'appeler le peuple, le grand nombre des hommes vraiment intéressés à la chose publique, eût pris autant de part. Car, qu'est-ce donc que le vœu du peuple, si ce n'est celui de la majorité décidée, de la presque unanimité de toutes les sections du département qui le premier voulut la Révolution et la fit, pour ainsi dire, à lui seul? Mais il est vrai que, toute populaire qu'était cette insurrection, ses moyens ne le furent point assez; elle n'avait point les deux conditions les plus essentielles au succès de toute entreprise de ce genre, elle n'avait point de chef assez téméraire pour la conduire, elle n'avait point de populace assez aveugle pour la devancer ou pour la soutenir. C'était une hydre, une hydre très puissante, mais sans queue et sans tête.

En considérant le peu de sagesse, le peu d'accord, le peu de prudence du parti des sectionnaires, on ne peut s'empêcher de craindre que si quelque hasard heureux ou malheureux l'eût fait triompher, il n'en fût résulté de nouveaux malheurs, une nouvelle anarchie. Sans être ni de l'une ni de l'autre faction, il n'eût vaincu peut-être que pour retomber sous la puissance des chouans ou des terroristes. Les services que ces derniers venaient de rendre, l'énergie que leurs plus zélés partisans avaient déployée dans le sein même de la Convention, au milieu du plus grand danger, leur donnèrent pour le moment une sorte d'ascendant qui pouvait sans doute devenir également redoutable. Les hommes sages et modérés parurent suspects et furent menacés de nouvelles proscriptions. Il y eut de violents efforts pour rétablir le gouvernement révolutionnaire, pour éloigner l'établissement de la Constitution; mais ce nouvel orage fut conjuré par le caractère énergique, par l'éloquence ferme et vigoureuse de quelques hommes de bien, tels que Daunou [96], Thibaudeau, Doulcet [97]. Il fut décidé que l'on allait organiser sans délai la nouvelle Constitution; et les vainqueurs sentirent la nécessité d'user de leur victoire avec toute la modération et toute la clémence possible.

Il est bien digne de remarque, sans doute, que durant toute cette crise, les barrières de Paris ne furent point fermées, qu'aucun des véritables meneurs de l'insurrection sectionnaire ne fut mis en jugement, que l'on ne s'attacha qu'à poursuivre de vains fantômes ou de ridicules mannequins, les hommes qui s'étaient vus comme forcés par leur position à prendre un premier rôle dans cette misérable farce politique, tels que les présidents et les secrétaires de sections. La plupart furent condamnés à mort, mais par contumace; on les laissa tous échapper, et pendant quelques jours, on ne rencontrait sur les grandes routes aux environs de Paris que de ces jugés à mort qui ne s'en portaient que mieux. Il semblait qu'en général, depuis cette époque, on crût pouvoir substituer habilement au règne de la Terreur, celui de la seule peur du retour de cet horrible règne.

Qu'est-ce donc que l'espèce humaine, et surtout celle qui habite les grandes villes? Le lendemain de la malheureuse journée, la grande masse du peuple de Paris parut en effet triste, abattue, sombre, humiliée; mais on n'en voyait pas moins dans toutes les rues où la veille on s'était massacré, une foule d'oisifs et de curieux de tout âge, de toute condition, hommes, femmes, vieillards, enfants, se promener froidement et s'amuser à considérer, avec une sorte d'empressement, avide et calme tout à la fois, les traces du sang versé ou les dégâts causés par le canon qui, peu d'heures auparavant, avait rempli ces mêmes lieux de mort et d'épouvante. Voltaire avait donc raison de dire:

Dieu prit pitié du genre humain:

Il le créa frivole et vain,

Pour le rendre moins misérable [98].


LETTRE X

Le peuple moderne qui parut toujours avoir le plus de rapport avec les Athéniens, ce fut le peuple de Paris, même sous le joug monarchique. Combien ne doit-il pas leur ressembler encore davantage, depuis qu'il a pu se baigner à loisir dans les flots orageux de la démocratie, la plus démocratie [99] qu'on eût encore vue dans le monde! Il ne faut donc guère s'étonner que, depuis six ou sept ans qu'il croit être rentré dans tous ses droits, il ait usé déjà trois ou quatre constitutions [100]. Nos aimables Athéniens ne donnèrent-ils pas l'exemple de la même inconstance jusqu'à l'époque fatale où les successeurs d'Alexandre, et quelque temps après, les généraux de Rome les eussent entièrement subjugués?

Ne dirait-on pas encore que les Français ont hérité de la faveur distinguée qui fut accordée aux Athéniens par leurs patrons Neptune et Minerve? L'un et l'autre prétendaient également à la gloire de protéger ce peuple. Minerve l'ayant emporté, Neptune lui dit en colère: «Les Athéniens prendront souvent des résolutions extravagantes.—Cela se pourra, répondit Minerve, mais je ferai en sorte qu'elles tourneront à son avantage [101]

Il me semble, Monsieur, que je vous avais prédit assez juste le sort de la Constitution de 1791, avant comme après le fameux travail du comité reviseur. Sans être plus grand politique que je ne l'étais alors, je compris encore à merveille que la Constitution de 1793, l'œuvre d'un des plus grands philosophes de nos jours, était faite pour rester.... sur le papier. J'eus beaucoup plus de respect, je l'avoue, pour celle qui lui fut si promptement substituée. Je ne pense pas que le despotisme ait jamais enfanté, ni dans les enfers, ni sur la terre, un plus sublime, un plus terrible monstre que le gouvernement révolutionnaire. Et, si son infernale énergie ne se fût pas dévorée elle-même, de quels obstacles n'eût-elle pas triomphé, quel eût été le terme de ses efforts et de ses succès? Toute l'horreur qu'inspire cette abominable tyrannie ne saurait défendre notre pensée d'une sorte d'admiration pour les étonnants ressorts d'un si prodigieux pouvoir. Et quelles que soient à l'avenir les destinées de la France, il est impossible d'oublier ce qu'elle dut en 1793, ce qu'elle doit encore en ce moment, à cette concentration inouïe de toutes ses forces et de toutes ses ressources.

J'ai plus d'une raison, et plus d'un motif, pour ne pas présager le sort de la Constitution actuelle avec la même confiance, avec laquelle j'osai vous annoncer le sort de celles qui l'ont précédée. Je vous ai déjà fait ma confession secrète dans ma première lettre, je vois la Constitution de 1795 à une grande distance de toutes les autres; et, si jamais un pareil gouvernement peut subsister longtemps en France, ce sera du moins plutôt par les moyens adoptés dans ce nouveau régime que par ceux dont on avait essayé jusqu'ici; les vrais principes du gouvernement représentatif y sont moins méconnus; on y voit plus d'une mesure propre à les défendre de l'influence démocratique, qui n'est jamais en dernier résultat qu'un esprit de trouble et de faction. La manière dont la puissance législative se trouve divisée semble aussi devoir la préserver de la violence et de l'impétuosité de ses propres mouvements. On a moins oublié combien il importait à la conservation même de la liberté que le pouvoir exécutif fût un pouvoir réel. Les ressorts du système administratif sont moins multipliés, leur jeu par conséquent plus facile et plus simple. La sphère de tous les pouvoirs est mieux déterminée, et le soin de les diviser n'a pas fait négliger le lien qui devait les unir pour atteindre tous de concert au même but. Enfin l'on a profité des fautes de 1789 et de 1791. On a songé du moins quelquefois à prévenir les crimes et les malheurs de 1792 et de 1793.

Vous croyez bien cependant, Monsieur, qu'avec ma manière de voir, je suis loin de trouver dans la nouvelle Constitution tous les principes de repos et de stabilité, sans lesquels la liberté la plus parfaite n'est plus à mes yeux que le terrible jouet de quelques passions politiques: le plus admirable à la vérité, mais aussi le plus perfide et le plus funeste.

Je doute que l'exercice des droits de citoyen soit circonscrit comme il devrait l'être, vu l'étendue et la richesse naturelle de la population. On sert également le pauvre et le riche, en ne confiant les intérêts de la chose publique qu'à des hommes dont la fortune assure entièrement l'indépendance. Cette indépendance est-elle bien assurée par la possession ou l'usufruit d'un revenu égal à la valeur de deux cents journées de travail [102]? Pour balancer le crédit de la classe propriétaire, peut-être suffisait-il de dispenser de toute autre condition, pour être éligible, quiconque aurait donné des preuves distinguées de lumière et de vertu, par ses actions, par ses écrits, par le témoignage, authentiquement appuyé de faits et de preuves, des chefs de l'Institut national.

Tant qu'on n'écartera point des assemblées primaires les hommes sans autre droit, sans autre titre que leur audace, leur cupidité, leur dévouement aveugle aux passions de quelques ambitieux, les hommes sages n'oseront y paraître, ou ne cesseront de s'y voir opprimés; ce ne sera point l'opinion publique qu'on y verra dominer; ce sera toujours l'opinion d'une minorité factieuse.

Les charges de l'administration municipale et départementale étant gratuites, exiger que pour pouvoir entrer dans le Corps législatif, on eût rempli les fonctions de quelqu'une de ces charges, était, ce me semble, dans le projet du comité des Onze, une excellente vue; mais on ne l'a pas adoptée; elle éloignait tout naturellement de la législature les hommes qui ne pouvaient être attachés au maintien de l'ordre par le plus sensible de tous les intérêts, celui de leur sécurité, de leur propriété personnelle. Cette mesure, dans les circonstances présentes, aurait offert moins d'inconvénients, et peut-être eût-elle produit le même effet que celle de supprimer absolument les indemnités accordées aux membres du Corps législatif, quelque modérée que soit la valeur de trois mille myriagrammes de froment [103]; 613 quintaux, 32 livres; c'est-à-dire environ trois cents louis; le quintal de froment évalué, année commune, à 12 fr.

Le renouvellement du Corps législatif par tiers est bien préférable sans doute au renouvellement en totalité; mais le retour annuel de la fermentation inséparable d'une crise aussi violente que celle des élections, ne doit-il pas paraître trop fréquent, et ne risque-t-il pas d'avoir lieu dans des circonstances qui le rendent plus susceptible encore de trouble et de danger? Est-il bien solide, l'état d'une grande machine qu'on est obligé de remonter si souvent, et dont l'altération a des époques fixes, que l'intrigue et la malveillance ne seront toujours que trop empressées à mettre à profit pour faciliter l'exécution de leurs vœux et de leurs projets? Que de principes d'instabilité, surtout chez un peuple aussi vif, aussi singulièrement électrique, aussi léger que le peuple français!

Je dois vous l'avouer encore, je n'ai jamais pu comprendre le moyen d'enrayer à propos la puissance et le mouvement d'une grande assemblée, sans qu'il existe hors d'elle un pouvoir quelconque, autorisé par la loi même à l'ajourner, à la proroger, à la dissoudre. Quand il ne s'agirait que de préserver cette assemblée du plus simple de tous les abus, de la plus naturelle de toutes les manies dont on puisse la soupçonner, la terrible manie de rapporter et de décréter sans cesse, comment y parvenir autrement?

Une des plus grandes et des plus simples idées que j'aie trouvées dans les écrits de l'immortel Sieyès [104] et qui paraît tendre au même but, c'est d'ôter au Corps législatif l'initiative des lois, de lui interdire ainsi toute délibération de son propre mouvement; c'est une espèce de tribunal qu'il voudrait charger de cette initiative; mais pourquoi compliquer encore davantage les ressorts de la législation? Ne serait-ce pas au pouvoir exécutif à juger le mieux de la défectuosité des lois existantes, à proposer ainsi lui-même les suppléments ou les modifications dont elles semblent encore avoir besoin? Dans une constitution toute républicaine, quel danger pourrait-on voir à laisser cette prérogative entre les mains des dépositaires du pouvoir exécutif? Ne seraient-ils pas intéressés à ne proposer que des changements utiles au peuple; et tout autre ne serait-il pas sûr d'être rejeté par la puissance et les lumières des deux Conseils?

Je serais beaucoup plus persuadé que je ne le suis, de la justesse ou de l'importance de ces observations, que je me garderais bien, Monsieur, de leur donner plus de développement; ce n'est pas de mon opinion particulière dont je dois vous rendre compte, c'est de celle que j'ai cru voir répandue le plus généralement en France.

Les royalistes purs,—et tout battus qu'ils sont, le nombre en est encore très considérable [105],—les royalistes purs ne voient pas une grande différence entre la Constitution de 1795 et celles qui l'ont précédée. Ils ne se félicitent que de l'abolition du gouvernement révolutionnaire, et jouissent avec un sensible plaisir de la liberté de dire et d'écrire tout le mal qu'ils pensent d'un système auquel ils attribuent toutes leurs infortunes, d'un parti dont ils ont si mal calculé la puissance, et contre lequel ils se sont si mal défendus.

Les jacobins sont peut-être tout aussi mécontents que les royalistes. Comme il n'y a point de constitution pour les uns, hors de la monarchie absolue, il n'y en a point pour les autres, hors de la dictature populaire. Ce qui plaisait aux uns par-dessus tout, c'était l'impunité par la faveur du monarque. Ce qui plaisait aux autres par-dessus tout, c'était encore l'impunité, mais par la faveur du peuple; les uns et les autres sont également impatients de tout ce qui s'appelle loi, principe, constitution, quelque respect qu'ils affectent pour le mot de certaines lois, de certains principes, de certaine constitution.

Si les hommes sages et modérés de différents partis ne trouvent pas que les conditions d'éligibilité soient suffisamment circonscrites, les jacobins se plaignent amèrement de ce qu'elles le sont beaucoup trop. Et peut-être même est-il un grand nombre de chouans qui sont encore du même avis; pour satisfaire à loisir leur ambition, leur vengeance, leur cupidité, ces conditions sont loin d'avoir toute la latitude qu'ils auraient désirée. Les principes de la seule égalité dont ils soient vraiment jaloux n'ont-ils pas été méconnus dans une Constitution où l'on exige pour être électeur la possession légitime d'un bien quelconque; pour être citoyen, de n'avoir été flétri d'aucune peine afflictive ou infamante? Les plus ardents patriotes, les patriotes du moins les plus actifs, ne furent-ils pas de la classe trop longtemps avilie des hommes qui, ne possédant rien, osaient tout risquer, parce qu'ils n'avaient rien à perdre? Quels services ne rendirent pas à la République, et dans plus d'une circonstance, des hommes flétris par une justice trop stricte ou trop sévère? Aurait-on oublié l'heureuse impression que firent, sur la masse la plus respectable du peuple, les honneurs rendus aux galériens de Toulon, aux bandits d'Avignon et de Marseille?

Comment ne pas regretter les brillantes espérances qu'avait laissé concevoir la Constitution de 1793? Comment ne pas regretter encore bien davantage le merveilleux gouvernement qui lui succéda, l'heureuse époque où l'armée et les comités révolutionnaires offraient aux hommes de tout état, de toute condition, l'emploi le plus facile et le plus lucratif de leurs vices, comme de leurs vertus, où l'homme sans moyens, sans talent, pouvait espérer d'un moment à l'autre de se voir l'égal ou plutôt le maître [106] de l'homme le plus distingué par ses sentiments et par son mérite, où, grâce à quelques mots d'ordre, aisés à retenir, on devenait tout à coup excellent citoyen, patriote, sans-culotte enfin, c'est-à-dire: à portée de tout entreprendre, de tout obtenir? Que les temps sont changés! et qui l'aurait pu croire, que la République, à peine établie, rejetterait ainsi de son sein ses plus fidèles enfants! peut-être même, hélas! il est permis de le dire, les premiers auteurs de ses hautes destinées! Rome, qui finit par suspendre au pied du Capitole les destinées de la moitié de l'univers, Rome n'eut-elle pas pour fondateurs des hommes de la même trempe?

Les plus profonds politiques, toujours parmi les jacobins comme parmi les chouans, se récrient surtout contre l'organisation du Directoire. Dans quelle république vit-on jamais un sénat revêtu de pouvoirs plus étendus, plus énormes? Et quel est l'État libre, où de tels pouvoirs sont le partage d'un sénat si peu nombreux, et grâce à cette première circonstance, comme à beaucoup d'autres (telles que son organisation intérieure, ses rapports suivis avec les deux Conseils, son influence directe et indirecte, la durée même de ses fonctions), plus menaçant et plus corruptible?

Le revenu des membres du Directoire (environ cent quarante à cent cinquante mille livres) est assez considérable, dit-on, pour leur donner une existence beaucoup trop fastueuse, aux yeux de l'égalité républicaine; et ce revenu si considérable ne l'est pourtant pas assez pour les mettre à l'abri des séductions de l'or étranger, de celles des factions intérieures, encore moins des rêves séduisants de leur ambition personnelle. Comment ne pas calculer aussi la force et l'étendue des regrets que doit éprouver un caractère ambitieux, en retombant tout à coup du faîte d'une place aussi éminente, dans tout le néant d'une condition privée, en y retombant après plusieurs années de la jouissance la plus enivrante et de celle dont l'habitude jette le plus promptement les plus profondes racines!

Je m'arrête, et vous laisse à juger vous-même, Monsieur, quel parti peut tirer de ces simples observations, l'éloquence des journalistes, des clubistes, des orateurs de taverne et de marché. Si vous réfléchissez aux haines, aux jalousies, aux défiances, aux cabales, aux dénonciations de tout genre et de toute couleur, qu'il est si facile de fomenter avec de pareils prétextes; si vous n'oubliez point ce que je vous ai dit de la situation de l'intérieur, de l'extrême difficulté des approvisionnements, du terrible embarras des finances: deux principes de désordre portés au point de mettre en péril le gouvernement le plus ferme et le mieux établi, vous concevrez sans peine que dans ces circonstances, avec les meilleures intentions du monde, une constitution nouvelle ne peut se soutenir que par des moyens singulièrement énergiques, par des mesures violentes et forcées,—disons le mot: par des mesures toujours plus ou moins révolutionnaires.

Il ne faut donc pas se presser de blâmer le Directoire d'avoir tâché de conserver une grande partie des ressources et des instruments dont la tyrannie décemvirale avait fait un si terrible usage; mais il faut en convenir, du moins relativement à la puissance, le plus admirable et le plus heureux. Il ne faut pas non plus se presser de blâmer le Directoire de prolonger une guerre désastreuse, quelque glorieux qu'en soient les succès, si ce n'est qu'à ce prix effrayant qu'il peut se maintenir dans la possession des ressources extraordinaires dont il a besoin pour défendre l'autorité dont il est le premier dépositaire, sa propre existence, et peut-être même l'existence entière de la nouvelle République, tout invincible que semble sa puissance au dehors. Car il sera toujours injuste de ne pas juger les hommes, leur prudence et leur moralité, d'après la position particulière dans laquelle ils se trouvent, soit par leur propre choix, soit par l'entraînement irrésistible des choses et des événements.

Les démocrates seraient plus aveugles encore que ne l'ont été les aristocrates, s'ils ne voyaient pas le mécontentement et la malveillance de la très grande majorité de la nation, le peu de penchant qu'elle a naturellement pour les mœurs républicaines, le vif regret qu'ont laissé l'ancienne religion et l'ancien régime dans une foule d'individus échappés aux proscriptions révolutionnaires [107]. Le gouvernement sera donc longtemps encore menacé de factions, de manœuvres séditieuses, de conspirations plus ou moins entreprenantes. Et l'on a vu plus d'une fois, depuis cinq à six ans, à quoi tient le succès des conspirations mêmes qui semblaient les plus méprisables dans leur origine, les plus faciles à déjouer, à punir. Le gouvernement sera-t-il toujours assez heureux pour se garantir également de la perfidie des uns et de la violence des autres, de la fermeté patiente des modérés, et de l'audace tumultueuse des chouans et des jacobins? Sera-t-il toujours assez heureux pour réussir, comme il l'a déjà fait, à les armer tour à tour les uns contre les autres, et sans danger, uniquement pour sa défense?

Sans partager toutes ses opinions, je crois autant que M. Constant [108] à la nécessité de se rallier au nouveau gouvernement, pour l'engager à se rallier lui-même à cette opinion publique qui finit toujours par être l'appui de l'autorité, le plus sage et le plus sûr. J'oserai même aller un peu plus loin que M. Constant; je pense que le gouvernement actuel de la France, parvenant à se soutenir, est encore le seul qui puisse sauver tous les autres gouvernements de l'Europe, parce que les circonstances, le succès de ses armées [109], une certaine faveur populaire lui donnent, pour le moment, une force prodigieuse, toute celle dont cette même faveur a dépouillé ses rivaux; mais il est trop éclairé pour ne pas comprendre qu'en les laissant accabler tout à fait, il ne tarderait pas à succomber lui-même. Pour l'avoir fondé dans le principe, le Jacobinisme n'en est, et n'en sera pas moins éternellement le plus dangereux de ses ennemis; car c'est un ennemi dont les ressources sont immenses, et toujours prêtes pour l'action, un ennemi dont la puissance va toujours en avant, parce qu'elle n'a qu'un but vague, le bouleversement de tout ordre, de toute constitution régulière et vraiment sociale, quelque nom et quelques formes qu'on puisse lui donner.

Parmi les rares avantages dont jouit aujourd'hui le gouvernement français,—c'est toujours sous le rapport de la puissance que je le considère,—il faut bien compter sans doute le caractère personnel des hommes qui composent le Directoire. Les uns se distinguent comme Carnot [110], par les qualités les plus éminentes, celles d'un génie hardi, d'un esprit fécond en ressources, capable de l'application la plus laborieuse, vers quelque objet qu'elle se tourne; les autres, par un caractère ferme, intrépide, propre aux exécutions les plus audacieuses; tous, par une grande énergie de résolution et de volonté.


LETTRE XI
DES SOCIÉTÉS DE PARIS AVANT LA RÉVOLUTION

Ce qu'il est le plus difficile de ne pas regretter de l'ancienne France, de l'ancien Paris, c'est le charme de la société, qui n'exista jamais, qui n'existera probablement plus nulle part au même degré, du moins de la même manière; il résultait d'un assemblage de circonstances, de qualités et de défauts, d'abus et d'avantages, de lumières et de préjugés;—puisqu'il faut le dire enfin: de vices et de vertus, dont la réunion était tout à la fois infiniment singulière, infiniment naturelle, mais que, sous beaucoup de rapports, la sagesse même qui savait en jouir n'oserait désirer de voir renaître aujourd'hui.

Les distinctions sociales, bien ou mal établies, avaient écarté d'une classe de la société tous les devoirs humiliants, tous les soins minutieux, tous les détails pénibles de la vie; elles l'avaient entourée de jouissances exclusives, d'égards, d'attentions, de respects. Une pareille manière d'être n'avait pu manquer d'imprimer à toutes les habitudes de cette classe privilégiée un caractère particulier de noblesse et d'élévation, qui, sans y prétendre, distinguait toujours plus ou moins toutes les formes de leur maintien et de leur langage. Il est évident que c'est à l'influence de ces divisions multipliées dont se composait l'ordre social en France, que la langue est redevable de cette variété de tons et de nuances qui la rendent tour à tour si riche et si pauvre, si susceptible d'élégance ou d'affectation, de délicatesse ou de ridicule.

La classe qui se rapprochait le plus de celle que nous venons de désigner, était celle des hommes de lettres et des artistes; si leurs rapports domestiques n'étaient pas aussi favorables au développement du goût, que les relations habituelles des gens de qualité, que d'avantages, pour y suppléer, ne trouvaient-ils pas dans leurs travaux et dans leurs études! Les objets dont leurs sens avaient été frappés, dans leur première enfance, ne portaient pas la même empreinte de grandeur et de noblesse; mais le monde idéal, où les avaient transportés de bonne heure leur imagination et celle des grands maîtres qu'ils étaient appelés à méditer sans cesse, n'était-il pas fort au-dessus du monde enchanté que l'opulence, la flatterie ou l'ambition pouvait avoir créé pour les autres? Quelque distance qu'il y eût à certains égards entre ces deux classes, elles se trouvaient rappelées continuellement l'une vers l'autre par leurs besoins mutuels, par une foule de convenances d'agrément et d'utilité. L'institution des différentes Académies avait encore singulièrement favorisé, peut-être même dans des vues de politique assez profondes, les rapports naturels des gens de la cour, des gens de lettres et des artistes.

Indépendamment de ces rapports établis avec intention, ou par le seul hasard des circonstances, il y avait longtemps qu'à Paris du moins, tous les privilèges de rang, de place, de naissance, disparaissaient, dans le commerce de la société, devant la qualité d'homme aimable. Il suffisait de ce seul titre pour être admis dans les cercles les plus brillants, et pour s'y voir accueilli de la manière la plus flatteuse. Aussi trouvait-on, sous cet ancien régime si bêtement calomnié par l'ignorance et par l'esprit de parti, dans les assemblées dont l'accès était le plus recherché, des hommes de rangs fort différents, qui tous y jouissaient de l'égalité de droit la plus parfaite, pourvu qu'ils y portassent, tous, les mêmes moyens d'intéresser et de plaire.

Ces réunions d'hommes plus ou moins distingués par leur naissance, par leur fortune ou par leurs talents, offraient un spectacle d'autant plus agréable et d'autant plus intéressant, qu'on y voyait sans cesse la liberté la plus facile et la plus familière se mêler aux égards, aux attentions aimables qu'inspire à tout homme bien élevé l'usage du monde ou le sentiment naturel des bienséances de chaque âge et de chaque condition. On avait banni toute étiquette embarrassante et fastidieuse. Mais chacun se tenait le plus naturellement du monde à sa place, pour ne pas avoir besoin d'être averti de s'y remettre. Plus l'amour-propre était susceptible, plus il tâchait de s'effacer, pour ne pas risquer de se voir heurté par les prétentions d'un autre. Et de ce commerce mutuel de soins et de ménagements, de sacrifices et de préférences, naissait cet heureux accord, qu'on pouvait appeler sans doute avec raison le ton de la bonne compagnie.

Ce ton, dont une éducation soignée s'appliquait à faire contracter l'habitude dès l'âge le plus tendre, et l'influence impérieuse du préjugé qui ne permettait pas de laisser impunie la plus légère atteinte portée au point d'honneur, étaient deux grands moyens de contenir l'extrême vivacité de l'esprit français. Mais il est assez prouvé que, pour en modérer l'excès, loin de l'abattre ou de l'étouffer, ces entraves ne servaient qu'à lui donner un essor plus brillant et plus ingénieux. Au lieu d'émousser le trait, cette espèce de contrainte le rendait seulement plus fin, plus délicat; et la mesure, avec laquelle on le laissait échapper, l'adressait encore plus sûrement au but.

Je ne citerai pourtant pas comme un modèle de cette mesure le propos d'un homme de province d'un caractère très vif, à qui l'on avait fortement recommandé de ne jamais recevoir de démenti, mais de ne pas en donner non plus. Entendant raconter une histoire qui lui semblait fort absurde, il dit poliment au conteur: Je vous crois, Monsieur, puisque c'est vous qui le dites; mais si je le disais, moi, je me croirais le plus grand menteur de l'univers.

Les personnes que l'on rencontrait souvent dans la même société, n'étaient point appelées à se rassembler, ni par l'intérêt de leurs affaires, ni par celui de leurs sentiments. Elles se connaissaient même quelquefois assez peu. Le seul objet qui les engageait à se réunir, était le besoin si commun dans toute ville immense, remplie d'un grand nombre de gens riches et désœuvrés: le besoin, plus pressant qu'on ne l'imagine, d'occuper l'oisiveté de leur esprit ou d'en exercer l'activité, tantôt à leurs propres dépens, tantôt aux dépens d'autrui. On n'y portait donc que le désir de s'amuser, de briller ou de plaire. Le sage seul y trouvait quelquefois, sous les formes les plus frivoles, des instructions de plus d'un genre. Car, comme l'observe La Bruyère: «Il me semble que l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut les écrire [111]»; et la raison en est claire, c'est que la musique naturelle de la voix a plus d'inflexions, et par conséquent de nuances, et des nuances plus fortes et plus déliées, qu'aucune langue écrite, quelque abondante qu'elle puisse être.

Un des avantages les plus remarquables de ces rassemblements d'hommes de caractères et d'états si différents, était d'obliger ceux qui prétendaient y réussir, à parler une langue qui fût entendue de tous, à présenter ainsi les faits et les idées que pouvait amener le cours de l'entretien, sous le rapport de l'intérêt le plus général, à ne s'appesantir sur rien, à saisir promptement l'à-propos d'une pensée pour la faire paraître avec avantage, à ne lui laisser remplir que l'espace convenable pour ne point fatiguer la complaisance des auditeurs, sans oublier encore l'impatience de ceux qui voudraient prendre la parole à leur tour, à se borner en conséquence le plus souvent à des aperçus vifs et rapides, mais clairs et frappants.

Il est facile de voir combien un pareil exercice devait contribuer à former l'esprit et le goût, combien il dut servir au perfectionnement de la langue, à lui donner surtout cette clarté, cette justesse, cette grâce aisée, cette précision vive et piquante qui la distinguent. «Les observations fines, a dit Rousseau, ne peuvent guère être faites que par des gens très répandus, attendu qu'elles frappent après toutes les autres, et que les gens peu accoutumés aux sociétés nombreuses y épuisent leur attention sur les grands traits. Il n'y a pas peut-être à présent un lieu policé sur la terre, où le goût général soit plus mauvais qu'à Paris; cependant, c'est dans cette capitale que le bon goût se cultive, et il paraît peu de livres estimés dans l'Europe dont l'auteur n'ait été se former à Paris. Ceux qui pensent qu'il suffit de lire les livres qui s'y font, se trompent. On apprend beaucoup plus dans la conversation des auteurs que dans leurs livres, et les auteurs eux-mêmes ne sont pas ceux avec qui l'on apprend le plus. C'est l'esprit des sociétés qui développe une tête pensante, et qui porte la vue aussi loin qu'elle peut aller [112]

Je sais qu'il est un autre genre d'entretien que l'on peut préférer beaucoup à celui de ces cercles si vantés et si brillants, c'est une conversation où le cœur a toujours autant de part que l'esprit, où l'esprit même prend un caractère plus énergique et plus original, parce qu'il s'y montre avec plus d'abandon. N'ayant à redouter ni les triomphes ni les défaites de l'amour-propre, on ose paraître là tout ce qu'on est, ni plus ni moins. On n'y dit pas seulement ce qu'on a pensé, mais ce qu'on pense, ce qu'on ne pense encore qu'à demi, parce qu'on est sûr d'être entendu, de l'être même quelquefois mieux par son ami, qu'on ne s'entendait d'abord tout seul; l'idée la plus compliquée n'a souvent besoin que d'une demi-lueur pour être aperçue ou devinée; l'habitude de se voir et de se communiquer ses pensées les plus intimes, sans regret de la veille, sans crainte du lendemain, sait attacher au seul accent du mot le plus simple une longue suite d'idées ou de souvenirs intéressants.

Mais des entretiens si doux, une des plus précieuses jouissances de l'amitié, sont réservés pour elle. Ce n'est pas dans le monde qu'il faut les chercher. Je ne vois pas même qu'il soit beaucoup plus aisé de les rencontrer dans le monde des plus petites villes que dans celui des plus grandes.

Plusieurs usages établis en France favorisaient singulièrement les dispositions naturelles de ce peuple, d'ailleurs plus sociable qu'aucun autre, à développer au plus haut degré le génie et le talent de la conversation.

Les femmes y jouissaient d'une grande liberté; peut-être même en abusaient-elles quelquefois.... Depuis qu'elles avaient été publiquement admises à la cour sous le règne chevaleresque de François Ier, elles avaient pris dans toutes les affaires et dans toutes les intrigues un rôle assez important; et peut-être n'était-ce pas toujours pour le plus grand bien de l'État, encore moins, je pense, à l'avantage des mœurs domestiques. Mais on ne peut nier que ces deux circonstances n'aient contribué beaucoup à donner aux ressources particulières de leur esprit, et plus d'étendue et plus d'activité. On ne peut nier aussi que cette espèce d'éducation des femmes n'ait eu la plus grande influence sur celle des hommes, sur le ton et les agréments de la société.

Sans entreprendre de discuter ici l'égalité des talents des deux sexes, ou la supériorité de l'un et de l'autre dans certains genres, il est un fait qu'on ne saurait guère contester, c'est que, grâce à l'éducation donnée aux femmes par l'empire même de la nature, ou par celui de nos usages, elles ont communément dans l'esprit moins d'application et plus de légèreté que les hommes, mais aussi plus de justesse naturelle, une sagacité plus facile et plus prompte. Si leur imagination a moins d'étendue et moins d'énergie, elle est aussi plus souple et plus mobile. Si leur sentiment a moins de profondeur, il est aussi plus fin, plus susceptible, plus délicat. On conçoit aisément quel charme ce caractère distinctif de l'esprit, de l'imagination, du sentiment des femmes, devait imprimer au ton général des sociétés dont elles formaient le lien principal, dont elles étaient devenues, pour ainsi dire, l'âme et la vie.

Il n'y avait presque point de maison à Paris où la société ne fût reçue et présidée par une femme. C'est chez elle qu'on se faisait annoncer, c'est par elle qu'on était invité, c'est elle qui tenait le cercle; et ce n'était pas une chose extraordinaire de voir une femme seule entourée d'un cercle de douze ou quinze hommes. Cette manière d'être était si généralement établie que l'on pouvait fort bien aller plusieurs mois de suite dans la maison d'une femme très honnête sans en connaître le mari, quoiqu'on se fût trouvé souvent à côté de lui. Tout Paris se souvient encore de l'étourderie d'un Anglais qui dînait toutes les semaines chez Mme Geoffrin, et qui s'avisa de lui demander un jour, après une assez longue absence: Dites-moi donc, madame, qu'est devenu ce petit homme que je voyais toujours au bout de votre table, et qui ne disait jamais mot?—Monsieur, c'était mon mari.

Le talent d'une maîtresse de maison ne se bornait pas à réunir chez elle des hommes faits pour se convenir. Il fallait encore qu'elle eût l'art de discerner ce que chacun d'eux pouvait fournir de plus intéressant à la conversation, qu'elle sût leur adresser tour à tour la parole pour engager,—et toujours sans impolitesse et sans affectation,—tantôt l'un à parler, tantôt l'autre à se taire, en demandant à celui-ci l'anecdote qu'il pouvait raconter mieux qu'un autre, à celui-là son sentiment sur tel ouvrage ou sur tel fait, qu'elle était sûre qu'il exprimerait de la manière la plus juste, ou du moins la plus ingénieuse et la plus amusante. Souvent, il devait lui suffire d'un mot, d'un regard, pour arrêter ou pour ranimer à propos une discussion, qui, sans cette attention précieuse, allait risquer de devenir ou trop vive ou trop languissante. Combien de fois n'ai-je pas vu qu'un léger reproche, une réflexion naïve, une plaisanterie heureuse avait amené les récits les plus attachants, ou le développement lumineux des questions de littérature et de morale les plus abstraites et les plus importantes! Je comparais volontiers le talent de ces maîtresses de maison à celui du musicien, qui, pour conduire un grand orchestre, a l'oreille et les yeux partout, sait modérer ici le mouvement d'une partie d'instruments, presser ailleurs celui d'une autre, prévient le plus qu'il est possible toute dissonance et rappelle sans cesse cette juste mesure, sans laquelle la meilleure musique du monde perd tout son effet.

J'ai connu des femmes d'un esprit médiocre, et n'ayant qu'une instruction assez superficielle, mais douées de beaucoup de grâce et d'un tact exquis, qui possédaient le talent dont nous parlons au suprême degré. Grâce à ce talent, elles étaient parvenues à rassembler autour d'elles les hommes les plus distingués par la supériorité de leur esprit et de leurs connaissances; le plus naturellement du monde, elles engageaient entre eux la conversation la plus vive et la plus intéressante, savaient l'animer, la laisser tomber, la reprendre, la soutenir, n'affectaient rien, mais trouvaient, comme par habitude ou par instinct, le secret de concilier toutes les prétentions de l'amour-propre. En excitant sans cesse le plus vif désir de plaire, elles ménageaient encore à chacun le moyen le plus sûr d'y réussir. L'esprit qu'elles n'avaient point elles-mêmes, elles semblaient pourtant le donner aux autres, parce que celui qu'on avait avec elles, et pour elles, était toujours le plus aimable. On serait tenté de dire que le charme de leur présence avait justement sur la société qui les entourait le même ascendant qu'eut le génie de Louis XIV sur son siècle. Sans être véritablement grand par lui-même, il avait l'air de la grandeur, et peut-être en avait-il le sentiment; du moins savait-il l'inspirer aux autres. Incapable de concevoir ou de faire de grandes choses, il les aimait et les faisait aimer. On se passionnait si vivement pour son suffrage, il avait eu l'art d'en élever le prix si haut, que les plus grands hommes de son règne parurent souvent prendre leur propre gloire pour la sienne.

Le talent de tenir cercle, comme les autres, suppose toujours sans doute un fonds de dispositions naturelles; mais aussi, comme les autres, il n'y a que les leçons de l'expérience, celles de l'habitude et des bons exemples, qui puissent l'élever au plus haut degré de perfection. Ainsi, c'est chez Mme de Tencin, la sœur du cardinal de ce nom, que Mme Geoffrin fut étudier d'abord, avec beaucoup de discrétion et de modestie, le rôle qu'elle joua dans la suite avec tant d'éclat et de célébrité. Mme Geoffrin ne fut-elle pas depuis, pour Mme Necker et pour Mlle de Lespinasse, l'amie de d'Alembert, ce que Mme de Tencin avait été pour elle-même?

Ce n'est pas seulement dans les classes supérieures de la société que les femmes exerçaient en France le talent que nous avons essayé de vous peindre. J'ai moi-même eu l'avantage de connaître une fameuse couturière en robes, qui présidait avec beaucoup de grâce et de dignité le cercle de beaux esprits qui se rassemblaient toutes les semaines dans son grenier. Ce n'étaient guère à la vérité que des jeunes gens, qui n'avaient pas encore pu parvenir à se faire présenter dans des cercles plus choisis. Mais plusieurs d'entre eux ont joué depuis un très grand rôle, et dans la littérature, et dans la République.

Il n'y avait pas jusqu'aux formes matérielles, établies par l'usage pour la réunion des sociétés, qui ne fussent infiniment commodes et propres à faciliter le mouvement et l'intérêt de la conversation. La femme qui recevait, se plaçait communément au coin de la cheminée de son salon, et les personnes qui venaient la voir formaient cercle autour d'elle. On était assis de manière à pouvoir être vu et entendu de tout le monde. Les apartés, toujours plus ou moins désobligeants, devenaient ainsi plus difficiles, plus rares, et ne pouvaient jamais être longs, crainte d'être trop remarqués. On arrivait et l'on sortait sans cérémonie, avec l'attention seulement d'interrompre le moins possible le cours de l'entretien. On ne se croyait pas solennellement obligé de passer toute la soirée dans la même maison; et l'on n'y demeurait qu'autant qu'on pouvait espérer de prendre part à l'amusement général, ou par ce qu'on avait à dire, ou par ce qu'on trouvait à répondre, ou du moins par sa manière d'écouter les autres. Grâce à cet usage, la société de la même soirée se renouvelait, se variait, se ranimait de plus d'une manière et le même mot, la même anecdote, la même réflexion circulait ainsi quelquefois le même jour d'une extrémité de Paris à l'autre. Ce que le trait pouvait perdre en passant par une bouche, il le regagnait souvent, répété par une autre; et l'on pourrait citer tel trait heureux dont le souvenir est resté, précisément parce que l'esprit de différentes sociétés sut contribuer de plus d'une manière à sa perfection.

Je suis loin de prétendre que l'influence trop dominante des femmes sur l'esprit de la société n'ait pas eu de grands inconvénients, et surtout au milieu de mœurs aussi corrompues que celles de Paris. Cette influence sans doute a pu fomenter sous plus d'un rapport cette légèreté de caractère, ce goût de frivolités, reprochés tant de fois à la nation française; elle a donné peut-être même aux génies les plus heureux des entraves, capables d'en arrêter l'essor; elle l'a soumis trop impérieusement aux vains caprices de la mode. La crainte de paraître pesant a rendu trop superficiel. L'originalité s'est perdue sous l'empreinte d'une manière factice et toujours la même. Enfin cette influence a trop raffiné l'esprit, et comme l'a si bien dit Montaigne: «L'affinement de l'esprit n'en est pas toujours l'assagissement [113].» Mais les avantages dont on est redevable à la société des femmes, nous en avons déjà remarqué plusieurs, n'en sont pas moins réels; aucun abus ne doit les faire oublier. Sans les femmes, la grande société politique et morale n'eût sans doute jamais existé. Comment celle dont nous parlons dans ce moment pourrait-elle avoir, sans les femmes, tout le charme, tout l'intérêt qui en font une des plus douces félicités de la vie?

Le désir de plaire, qu'il ne faut pas confondre avec celui de séduire ou de réussir, est la première condition requise pour être aimable dans la société. Qui pourrait inspirer ce désir aussi vivement que la présence des femmes? N'est-ce pas encore à la délicatesse particulière de leur sentiment et de leur goût que le langage de la conversation doit non seulement son élégance et sa finesse, mais encore sa décence et sa pureté? En France, les femmes mêmes qui ne passaient pas toujours pour les plus sévères dans leurs principes et dans leur conduite l'étaient encore infiniment dans le choix de leurs expressions. Elles ne pardonnaient à personne aucun mot qui pût rappeler une image trop libre, blesser les sens ou la pudeur; elles se le permettaient beaucoup moins encore. La faveur ou la proscription de certains mots pouvait paraître quelquefois, je l'avoue, passablement arbitraire; mais le motif qui les faisait admettre ou proscrire n'en tenait pas moins au même principe; il n'eût pas été du bon ton de les ignorer.

On ne devait pas seulement au commerce des femmes le frivole avantage de dire, avec plus d'agrément et plus d'esprit, tous ces petits riens qui ne laissent pas d'occuper une assez grande place dans le cadre des conversations ordinaires. C'est d'elles que l'on apprenait encore à rendre les idées les plus raisonnables et les plus importantes avec plus de clarté, parce que c'est à cette seule condition, que l'on pouvait espérer d'en être entendu. On apprenait d'elles encore à les exprimer avec plus de grâce et de facilité, parce que c'est à cette seule condition que l'on pouvait se flatter de s'en faire écouter. Il n'appartenait qu'à l'heureux génie de leur société d'inspirer ce joli vers de la Chaussée:

La raison même a tort quand elle ne plaît pas [114].

Des compliments, des louanges maladroites ou recherchées sont sans doute une des ressources les plus insipides de la conversation; mais le talent de dire des choses agréables, d'écarter ou d'adoucir celles qui pourraient blesser, contribue infiniment au charme de l'entretien le plus vif et le plus intéressant. L'art de louer, comme l'a dit Bernard:

L'art de louer commença l'art de plaire,

mais c'est l'art de bien louer, celui de saisir adroitement, et de faire ressortir de même les qualités que l'on est le plus flatté de faire remarquer aux autres, et qui le méritent le plus en effet. C'est peut-être au besoin de la louange, que l'éloquence et la poésie doivent les plus aimables et les plus ingénieuses de leurs conceptions. C'est peut-être à la justesse, à l'à-propos d'une louange bien sentie, que beaucoup de gens doivent tout l'esprit qu'ils ont jamais montré. S'il est beaucoup d'hommes que la louange a pu corrompre, il en est peut-être encore davantage qu'elle a formés. Car, malgré tout l'amour-propre qu'on reproche à la plupart des hommes, il en est sûrement un grand nombre qui n'ont pas tout l'esprit qu'ils pourraient avoir, par la seule raison qu'on ne les a jamais avertis de celui qu'ils avaient; mais de qui, pour qui, ce bel art de louer s'apprendrait-il, si ce n'est des femmes, et par elles, et pour elles?

Rien n'anime davantage l'intérêt d'un cercle plus ou moins nombreux que la variété des sentiments, des caractères et des opinions que l'on y rencontre; mais l'opposition qui doit naître entre ces sentiments, ces caractères, ces opinions, pour ne pas devenir trop vive ou trop tranchante, pourrait-elle être plus habilement modérée, plus heureusement adoucie, que par la présence d'une femme dont la grâce en impose, dont on craint d'offenser le goût ou la sensibilité, qui réunit, au moins sous un rapport, ces prétentions si diverses et quelquefois si diamétralement opposées, le désir de lui plaire et de gagner son suffrage. Ce n'est que dans la bonne compagnie de Paris que j'ai souvent entendu les discussions les plus animées, soutenues avec autant d'égards et de politesse que de force et de chaleur. On ne craignait point de s'y montrer fortement persuadé de son opinion; mais on se gardait au moins de la présenter comme une masse de puissance physique, que rien dans le monde ne pourrait ébranler. On se souvient du mot de Fontenelle, qui, après avoir passé plusieurs soirées de suite dans une société de jeunes philosophes, disait: Je suis accablé de l'affreuse certitude que je vois depuis quelque temps autour de moi.

Au lieu de repousser par avance les objections ou les difficultés auxquelles on devait s'attendre, on les invitait, pour ainsi dire, à l'attaque, dans l'espoir de donner à ses moyens de défense plus de lumière, plus d'intérêt ou plus d'éclat. On ne cherchait pas toujours à peser gauchement sur le point qui divisait son opinion de celle de son adversaire, on s'efforçait encore de trouver la nuance par laquelle l'une pouvait se rapprocher de l'autre. On discutait bien plus qu'on ne disputait, ou plutôt on ne disputait que pour rendre la discussion plus vive et plus attachante. Une femme qui s'amusait passionnément de ce genre de lutte était fâchée de voir qu'un homme de beaucoup d'esprit, le docteur Gatti, n'y prenait jamais aucun rôle: Mais, docteur, vous n'aimez donc pas la dispute?—Très fort, madame, rien ne me plaît davantage.... Mais j'ai si rarement un avis! Ce mot donne, ce me semble, une idée assez juste du genre de disputes que l'on se permettait dans la bonne compagnie.

Un des talents qui, comme ailleurs, y réussissait plus qu'aucun autre, était celui de raconter. Et l'on conçoit sans peine combien le mouvement continuel d'une population immense, la variété des spectacles, les intrigues multipliées de la ville et de la cour devaient fournir d'aliment et de ressources à ce genre de talent. Le premier avantage qui résultait de cette extrême abondance de sujets, et pour l'observateur et pour le conteur, était de pouvoir en faire un choix plus sévère et plus heureux, d'être dispensé de recourir à tous ces rapports indiscrets, à toutes ces petites médisances qui sont une source éternelle de divisions et de tracasseries dans les sociétés des petites villes. On médisait bien à Paris, mais c'était plus en grand, c'était avec moins d'inconvénients. Le peintre pouvait aller prendre ses modèles au loin, il n'avait pas besoin de lever le voile sous lequel ils auraient voulu se cacher; ils étaient ordinairement sur un théâtre où leurs vertus et leurs vices, leur mérite et leur ridicule ne pouvaient échapper aux regards de la censure ou de la louange. Ce qu'on entend par la sûreté du commerce dans les liaisons particulières, était peut-être plus respecté dans cette capitale que dans aucun autre lieu du monde.

Une manière agréable de conter, de préparer le trait d'une histoire par toutes les circonstances qui peuvent le faire saisir plus rapidement, en ménager mieux la surprise, en augmenter plus sûrement l'effet, suppose une tournure d'imagination, une facilité d'esprit, une justesse de goût toute particulière. La bonne société de Paris fournissait de rares modèles dans ce genre de talents, et nulle société dans le monde n'était plus propre à les former. On attachait tant de prix au charme d'un conte bien fait qu'il arrivait souvent de le redemander, comme on redemande un bel air parfaitement bien chanté. On ne se lassait pas de l'entendre répéter; il est vrai que souvent on y pouvait remarquer aussi des variations qui en renouvelaient l'agrément, qui en augmentaient le mérite. Le charme de ces contes tenait quelquefois beaucoup plus à l'art du conteur qu'au fond même de ses récits. J'ai vu plusieurs fois un homme de la cour, l'abbé de B*** [115], réussir à fixer l'attention de tout un cercle de gens d'esprit, par un conte qu'il eût été tout à fait impossible de répéter après lui sans risquer d'ennuyer ce cercle et tout autre, si l'on n'eût pas eu l'esprit doué précisément de la même grâce, de la même finesse ou de la même facilité.

Un autre grand conteur, mais qui n'avait pas à beaucoup près cet heureux don, faisait désirer souvent avec trop d'impatience le dénouement de ses longs récits. Il allait en commencer un de cette espèce à l'entrée du souper, lorsque la maîtresse de la maison lui dit avec cette brusquerie naïve qu'elle savait si bien se faire pardonner: Ah! çà, l'abbé, vous contez à merveille; mais souvenez-vous qu'à table il faut de grands couteaux et de petites histoires [116].

On rencontrait bien quelquefois, dans les meilleures sociétés, des hommes qui, par la chaleur de leurs idées, par l'impétuosité de leur imagination, se laissaient entraîner facilement à s'emparer seuls de la conversation [117]. Mais s'ils ne voulaient pas s'en voir bientôt exclus comme de vrais seccatori, que de titres ne leur fallait-il pas pour justifier une si haute prétention! A peine la pardonnait-on à l'immense variété des connaissances d'un abbé Galiani, à l'originale gaieté de ses contes et de ses saillies. L'abondance même des idées de Diderot, l'étendue et la facilité de son génie, la chaleur tour à tour si violente et si douce de son enthousiasme et de son éloquence, ne trouvaient pas toujours grâce aux yeux de la société dont il faisait le plus habituellement les délices. Lorsque M. de Voltaire le vit pour la première fois, à son dernier voyage à Paris, il dit en le quittant: Voilà sans doute un homme de prodigieusement d'esprit; mais il ne sait pas sortir du monologue.

Il est vrai que M. de Voltaire, élevé dès sa plus tendre jeunesse dans le très grand monde, avait plus de droit que personne d'être frappé de cette inconvenance. Car, si personne ne parlait mieux que lui, le style de ses entretiens était aussi brillant, aussi naturel que celui de ses écrits; personne aussi ne savait mieux écouter, et l'un de ces talents n'est peut-être pas moins essentiel que l'autre, pour donner à la conversation tout le charme dont elle est susceptible. Une des perfections du théâtre français, l'art et le naturel du dialogue, doit être attribuée en grande partie aux exemples et aux leçons qu'en pouvait offrir la société. Ce n'est pas sans doute la seule influence heureuse qu'ait eue l'esprit de société sur le mérite particulier qui distingue les écrivains de la France de ceux de toutes les autres nations de l'Europe. Ce sont eux qui sûrement ont contribué le plus à débarrasser la science de tout ce qui pouvait en faire paraître l'étude pénible et révoltante; ce sont eux qui l'ont mise à la portée de tous les esprits et de tous les goûts, qui l'ont rendue, je ne dirai pas populaire, parce qu'on a trop abusé de ce mot, mais humaine et sociable. Ils ont simplifié toutes les méthodes. Ils nous ont appris à franchir toutes ces idées intermédiaires qui ne servaient qu'à prolonger la route; ils nous ont fait arriver au but par le chemin le plus droit, le plus facile, le plus uni. S'ils se permettent de nous y conduire quelquefois par des sentiers détournés, ce n'est jamais que pour nous distraire de la fatigue ou des ennuis du voyage. Quelque perfection qu'on puisse encore leur désirer, quelque tort qu'on ait à leur reprocher, ils ont oublié du moins rarement l'excellent conseil de Voltaire:

Le secret d'ennuyer est celui de tout dire [118].

Il est temps de nous en souvenir....


182

APPENDICES

AVERTISSEMENT

Dans les pages qui suivent, nous avons rassemblé des morceaux inédits, d'autres qui ont été récemment publiés dans des revues; d'autres enfin qui étaient enfouis dans certains ouvrages de Meister, qu'on ne lit plus.

I. Les Prodromes de la Révolution française sont empruntés au livre intitulé: Des premiers principes du système social, appliqués à la révolution présente (première édition, pages 94 à 111). Cet ouvrage a eu deux éditions: Nice, 1790; Paris, 1791.

II. Mes souvenirs personnels du commencement de la Révolution. C'est un morceau inédit, tiré des papiers de Henri Meister, qui sont conservés à Winterthur, chez MM. Reinhart, ses arrière-petits-neveux.

III. Le 18 fructidor est un des chapitres des Esquisses européennes, Paris et Genève, 1818.

IV. Paris au printemps de 1801: ce sont des lettres de Meister à un de ses amis d'Allemagne; elles ont été publiées dans la Bibliothèque universelle, Lausanne, mars 1906.

V. Paris en 1804, morceau inédit.

VI. Paris en 1815: ce sont des lettres de Mme Diderot de Vandeul, adressées à Hess, le neveu de Meister. Elles font partie, comme les morceaux II, IV et V, des papiers conservés à Winterthur; elles ont été publiées dans la Revue bleue du 24 septembre 1904. Il nous a semblé qu'elles se joignaient naturellement aux autres appendices, et formaient une bonne conclusion de notre volume.

I.
LES PRODROMES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Quelques aperçus sur les causes de la révolution actuelle

Ce 30 avril 1789.

Plusieurs circonstances ont favorisé sans doute la révolution qui se prépare.

L'esprit d'indépendance, si naturel à la jeunesse, était devenu le ton dominant de la cour, et cet esprit fut encore exalté par l'influence marquée de beaucoup de jeunes gens devenus les chefs de leur maison.

Plusieurs des plus illustres familles du royaume crurent avoir à se plaindre des distinctions exclusives de la faveur.

Pour avoir moins de gêne, il y eut moins d'étiquette.

Jamais la dépense peut-être n'avait été si excessive, et jamais elle n'avait servi moins utilement ni les branches les plus essentielles du commerce national, ni ce faste extérieur qui n'est pas de la dignité, mais qui en est la représentation la plus sensible et la plus imposante. La cour fut plus aimable peut-être, mais elle avait écarté sûrement les illusions les plus propres à entretenir cette espèce d'idolâtrie monarchique, dont Louis XIV avait su faire un des premiers appuis de son énorme puissance.

Le contraste de l'économie et de l'austérité des principes de M. Necker, avec la légèreté, l'inconsidération, les prodigalités de l'un de ses successeurs, ne pouvait manquer de faire une grande sensation; elle devint plus vive encore par la nécessité où se trouva le premier, d'appuyer sa consistance ministérielle de toutes les forces de l'opinion publique, par l'imprudence avec laquelle le second se permit de braver cette première puissance, source de toutes les autres, en révélant tout à coup l'excès du désordre, en l'exagérant peut-être pour se préparer de nouvelles ressources, en disant enfin à l'élite de la nation assemblée, à la face de toute l'Europe: «Depuis trois ans je vous ai trompés, mais c'était d'accord avec le Roi. Aujourd'hui nous sommes plus intéressés que jamais à vous tromper encore: croyez-nous donc!» C'est exactement le précis de l'étrange discours de M. de Calonne à l'Assemblée des notables; aussi le sage Pitt ne douta-t-il point, après la première lecture, que ce ne fût un pamphlet satirique contre le ministre qui en était l'auteur. Je ne pense pas, en effet, qu'un homme public ait jamais porté plus loin l'audace et la folie; et ce qui me semble plus évident encore, c'est que de toutes les extravagances ministérielles, c'était la plus propre à dégrader l'autorité, à l'avilir aux yeux de la nation et des puissances étrangères. Les suites qu'eut la disgrâce de ce ministre déprédateur, l'humeur et l'indiscrétion de ses créatures, les intérêts qui divisèrent alors la société la plus intime du Roi et de la Reine, ajoutèrent encore à cette impression funeste, en laissant éclater des secrets de l'intérieur, qu'il convenait plus que jamais de couvrir d'une ombre éternelle, en semant avec une adresse perfide des bruits absolument faux, mais qui, par leur liaison avec des faits avérés, pouvaient usurper plus ou moins de croyance, et blesser ainsi, sous plus d'un rapport, cette opinion publique devenue tout à la fois si redoutable et si susceptible.

Les Parlements, comme l'on sait, furent longtemps la seule barrière qu'il y eût en France contre l'autorité absolue; cette barrière n'avait aucune force réelle, aucune base solide, parce que l'existence de cette sorte de pouvoir intermédiaire n'avait jamais été ni déterminée, ni reconnue; ni par le Roi, ni par la nation. Il n'en est pas moins vrai que le génie législateur n'inventa peut-être jamais un moyen de résistance plus embarrassant pour un gouvernement faible, pour une administration incertaine. Par la nature même de leur composition, les Parlements embrassent toutes les classes de l'État; sortis la plupart des familles les plus riches et les plus considérables du Tiers État, les membres des cours souveraines tiennent encore aujourd'hui, par les magistrats qui les président, aux premières maisons du royaume; ils y tiennent aussi par leurs alliances; d'un autre côté, les dernières classes du peuple leur sont encore nécessairement dévouées par l'intérêt qui lie à leur puissance tous les suppôts des justices subalternes, et cette multitude innombrable d'avocats, de procureurs, de clercs, d'huissiers, répandus dans toutes les parties du royaume: c'est une armée toujours prête, non à combattre à la vérité, mais à faire quelquefois beaucoup pis, à répandre partout le trouble, la défiance et les alarmes, par ses plaintes, ses murmures et ses clameurs. Il en coûte peu pour la mettre en campagne, il suffit de quelques belles phrases patriotiques, qui annoncent la résistance respectueuse de Messieurs, et menacent leurs fidèles troupes d'une persévérance capable de les faire mourir de faim pendant plusieurs mois. Rien de plus ridicule en apparence que cette lutte qui s'est renouvelée si souvent entre les ministres de la Justice et ceux de l'Autorité; mais au fond rien de plus sérieux, rien de plus redoutable. Toutes les fois que les Cours souveraines n'ont employé que les armes qui étaient à leur usage, elles ont presque toujours été invincibles; leur force d'inertie a résisté à tous les efforts de la puissance royale; et les arrêtés des Parlements, motivés avec adresse, c'est-à-dire avec autant de mesure et de modération que de force et de courage, l'ont emporté le plus souvent sur les arrêts du Conseil, de quelque pouvoir qu'on ait entrepris de les appuyer. Un arrêté de la Cour, envoyé à cette foule de tribunaux qui en dépendent, suffit pour embarrasser tous les exercices du pouvoir exécutif; il arrête, pour ainsi dire, au même instant, tous les mouvements de l'administration; plus de justice, plus de police; et si l'on s'obstine même, plus d'impôts à percevoir. C'est une manière très commode et très légale de sonner le tocsin d'une extrémité du royaume à l'autre, et l'on voit aisément de quel effet pouvait être un pareil instrument entre les mains d'un génie factieux.

L'abbé de Mably a très bien prouvé que la puissance des Parlements était une puissance usurpée. Mille autres écrivains ont dit et répété avec beaucoup de raison qu'il n'y avait rien de si absurde que de voir les juges s'ériger en législateurs, et s'imaginer que pour quarante ou cinquante mille francs, ils avaient acquis le droit de prescrire des limites à l'autorité royale, le droit de représenter la nation sans son aveu; mais il n'en est pas moins constant que, si le pouvoir que les Parlements s'attribuent ne leur a jamais été confié, il leur a été certainement abandonné, puisqu'on les a vus l'exercer depuis longtemps, à la vérité suivant les circonstances, avec plus ou moins d'éclat. Ce qu'on ne peut contester encore, c'est que par le fait aucun autre ordre, aucune autre assemblée, pas même celle des États généraux, n'a décidé de plus grandes questions nationales que le Parlement de Paris; car il a cassé le testament de Louis XIV plus arbitrairement qu'il n'oserait casser celui d'un particulier; il a disposé deux fois de la Régence; il a consenti bien sûrement plus d'impôts que n'en avaient jamais accordé tous les États généraux réunis. Après cela, comment se trouver conseiller au Parlement, et ne pas se croire, au moins dans certaines circonstances, un peu plus que Roi?

Cette puissance parlementaire tour à tour si faible et si redoutable, jamais reconnue, mais toujours assez inquiétante, s'est vue souvent tourmentée, exilée, honnie, humiliée, renversée même, sans que le principe essentiel de sa force en eût éprouvé la moindre atteinte; c'était toujours le palladium de la liberté nationale, parce qu'il n'en existait plus aucun autre. L'ancienneté de l'abus qui l'avait élevé à cette dignité, en était le titre le plus respectable, et tout le monde se croyait intéressé à respecter un corps si fort intéressé lui-même à maintenir tous les abus consacrés en quelque sorte par son silence ou par son aveu.

Ce n'est qu'en essayant de remplacer par quelque chose de réel ce qui, pour tout ministre habile, n'était qu'un fantôme plus ou moins importun, que la nation pouvait être amenée à désirer véritablement un autre état de choses. C'est ce que le Parlement crut voir dans l'établissement des administrations provinciales, quelque prudente, quelque monarchique qu'en fût la première constitution; c'est ce qu'il vit avec plus de terreur encore dans la convocation d'une Assemblée de notables; il ne douta plus que le projet de l'autorité ne fût de se passer de lui; et voilà quelle fut évidemment la première époque du plan de résistance, ou pour mieux dire d'insurrection manifeste de toute l'aristocratie parlementaire, à laquelle crut devoir se réunir bientôt celle des nobles et du clergé. Toutes ces puissances subalternes se crurent menacées à la fois par celle de l'autorité ministérielle, toutes ne virent plus d'autres ressources que celle d'en appeler à la nation; et la nation qui depuis si longtemps n'était plus rien, sentit enfin qu'elle devait, qu'elle pouvait être quelque chose.

Jamais aucun ministre n'avait montré autant de talent que M. de Brienne pour décomposer une grande machine politique. Il en désunit, il en faussa tous les ressorts; on peut dire que dans l'espace de peu de mois, grâce à l'heureux ascendant de son génie, on ne vit plus un seul corps en France rester à sa place, ou conserver son mouvement naturel. Le Parlement adopta tout à coup le système le plus contraire à ses intérêts, un système qu'il avait anathématisé cent et cent fois. La noblesse, dont l'existence tient le plus intimement aux droits du trône, eut l'air de vouloir s'en séparer. L'esprit militaire parut dominé lui-même par je ne sais quel patriotisme, louable au fond peut-être, mais difficile à concilier avec ce caractère de subordination, sans lequel il n'y aura jamais ni discipline ni armée. Le clergé ne prêcha plus l'obéissance, le soldat se montra moins disposé à la maintenir; ce qu'il y a de très remarquable encore, c'est que ce mécontentement universel avait été précédé des déclarations les plus favorables à la liberté publique. Le Roi venait de faire plus de sacrifices de son autorité qu'on n'en avait jamais osé attendre d'aucun de ses prédécesseurs. Les Parlements avaient appelé à grands cris le secours qu'ils avaient le plus à redouter; entraînés par la voix d'un seul homme d'abord à peine écouté [119], tous, comme pressés par quelque puissance surnaturelle, avaient demandé la convocation des États généraux, et fait, pour ainsi dire, amende honorable aux pieds de la nation, pour avoir usurpé si longtemps le plus beau de ses droits. Dans l'Assemblée des notables, la noblesse et le clergé avaient déjà reconnu la justice d'une répartition égale de tous les impôts. Comment imaginer que tant de résolutions désintéressées, tant d'actes solennels de patriotisme et de vertu, ne serviraient qu'à fomenter le trouble, accroître le désordre, porter au comble les embarras et le désespoir de l'administration? D'abord on crut, et peut-être était-il assez naturel de croire que de si grands sacrifices ne pouvaient avoir été offerts de bonne foi. Ce sentiment vague d'inquiétude et de défiance ne put manquer de s'accroître, lorsqu'on vit la marche incertaine du ministre essayant tour à tour de la politique de Richelieu, et de celle de Mazarin, sans avoir assez d'art pour jouer ni l'une ni l'autre, défaisant le lendemain ce qu'il avait fait la veille, croyant réparer sans cesse un acte de violence par un acte de faiblesse, et presque toujours l'acte de faiblesse par un acte de violence plus révoltant que ceux qui l'avaient précédé; entreprenant, au milieu du désordre le plus alarmant des finances, ce qu'il eût même été difficile de faire réussir avec les ressources les plus abondantes; aliénant enfin toute la cour, et bientôt après toute la nation, par des réformes et des suppressions dont le résultat achevait de tarir tous les canaux de la richesse et du crédit.

C'est dans ces circonstances désespérées que fut rappelé M. Necker, et plutôt comme le ministre de la nation, que comme celui de l'autorité. Il ne dépendait plus de son choix de remplir un de ces ministères sans s'imposer en même temps toutes les obligations de l'autre; ce n'est qu'en les réunissant avec toute la sagesse de son génie et toute la conscience de sa vertu qu'il pouvait justifier le prix le plus glorieux qu'aucun particulier ait jamais obtenu de l'estime publique.

Jusqu'ici nous n'avons indiqué, pour ainsi dire, que les circonstances locales et personnelles qui paraissent avoir contribué le plus à la Révolution présente, parce que ce sont des causes dont l'influence plus prochaine est par là même plus sensible et plus marquée; mais on ne saurait se dissimuler que le principe d'une révolution si étonnante doit tenir à des causes plus générales, dont l'action moins rapide, moins facile à saisir, est essentiellement plus forte, plus irrésistible. Il en est deux surtout dont il est impossible de ne pas être frappé, c'est le progrès immense des lumières et l'accroissement de la dette publique. Une nation très éclairée ne peut supporter longtemps l'empire si peu raisonnable d'un pouvoir illimité; la confiance que doit inspirer le plus juste et le meilleur des rois ne peut soutenir longtemps seule le poids énorme d'une dette de plusieurs milliards. Le crédit, après avoir servi quelque temps à étendre la puissance des souverains, finit toujours par la restreindre lorsqu'il a passé de certaines bornes. L'influence de ce crédit réveille encore nécessairement l'esprit de patriotisme par le grand nombre d'individus dont elle lie l'intérêt personnel à celui de la chose publique. On croit la nation plus pauvre, elle n'a jamais été si riche. Il semble que le souverain n'ait jamais été plus riche, car ses revenus sont immenses, et de fait il ne fut jamais plus pauvre. Le plus pauvre dépend toujours du plus riche; c'est donc de la nation que dépendra désormais le souverain.

L'impossibilité d'atteindre ou de surpasser, dans les arts du génie et de l'imagination, cette foule de chefs-d'œuvre que vit naître en France le siècle dernier, a porté dans celui-ci tous les bons esprits à diriger leurs efforts et leurs études vers les hautes sciences. Il n'est aucun genre de connaissances utiles qui n'ait été cultivé avec plus ou moins de succès; les Buffon, les Rousseau, les Montesquieu ont remplacé les Racine, les Boileau, les Corneille; et Voltaire lui-même, le plus bel esprit de tous les siècles, est devenu philosophe; il a surtout mérité ce titre par le talent unique qu'il eut, non seulement de mettre de grandes vérités à la portée de tout le monde, mais encore d'y intéresser vivement toutes les classes des lecteurs, depuis le trône jusqu'à l'antichambre. Il en est résulté un foyer de lumière qu'aucun pouvoir humain ne pouvait éteindre, une liberté de penser que les entraves qu'on cherchait à lui donner ne rendaient que plus hardie et plus attrayante. Ces dispositions furent encore exaltées par le goût des voyages, par l'établissement des clubs, par l'habitude que les hommes prirent de vivre davantage entre eux, par tous les ridicules de l'anglomanie; car quelle est la révolution qui pourrait se faire en France, sans que la mode y eût plus ou moins de part?

La guerre d'Amérique, cette guerre qui ruina les deux nations les plus riches de l'Europe, pour assurer à jamais l'indépendance du peuple le plus pauvre de l'univers; cette guerre, si folle pour les rois qui l'entreprirent, ne pouvait manquer d'être utile à leurs peuples; elle a sauvé la constitution de l'Angleterre, elle en va donner une à la France: car qui ne voit pas que sans l'énorme déficit de ses finances, il n'y aurait jamais eu ni États généraux, ni Assemblée de notables, ni Necker, ni Calonne [120]? Quelque justice qu'on soit disposé à rendre aux déprédations de ce dernier, sans la dépense d'une guerre où l'on eut à combattre une puissance qui disposait des richesses et du crédit des deux mondes, il est bien clair que les ressources ordinaires auraient suffi pour réparer tout le mal qui ne peut être imputé qu'aux vices de son administration.

Les liaisons qu'eut la France avec l'Angleterre et l'Amérique ont été pour elle, disait un homme de beaucoup d'esprit, ce que sont pour le fils d'un bourgeois les liaisons de quelques grands seigneurs: elles le ruinent communément, mais elles le forment toujours plus ou moins, donnent à ses manières plus d'aisance et de liberté, quelquefois même à sa façon de penser, plus de noblesse et d'élévation.

Quelques vues sur les suites probables des États généraux

Ce 12 juin 1789.

Si le parti des princes, de la noblesse, du clergé, des Parlements, des privilégiés de toutes les classes, si ce parti pouvait encore l'emporter, on verrait bientôt ces mouvements qui étonnent aujourd'hui la France et l'Europe entière n'aboutir à rien, et les États généraux réduits à l'inaction la plus complète, et le prompt retour de tous les abus dont la destruction paraît si nécessaire et si prochaine.

Si au contraire le fanatisme républicain prenait tellement le dessus qu'il parvînt à subjuguer tout à la fois la sage modération du ministre [121], et l'opiniâtre résistance de nos antiques maximes, de nos vieux préjugés, de tous les intérêts divers qui en dépendent, son triomphe serait de peu de durée; car en brisant tous les appuis de la monarchie, il précipiterait l'État dans un abîme de désordre et de confusion.

Ce que cette alternative offre de plus affligeant, c'est que l'on peut prévoir que ces deux partis, si fort opposés en apparence, sont également bien servis par des hommes dont les talents et l'ambition ne fondent leurs espérances que sur les périls d'un bouleversement général.


II.
MES SOUVENIRS PERSONNELS DU COMMENCEMENT
DE LA RÉVOLUTION [122]

La dette publique avait été fort augmentée par les énormes dépenses de la guerre d'Amérique. Grâce aux emprunts obtenus par la confiance qu'avait inspirée l'administration de M. Necker, il n'y eut peut-être jamais un aussi grand nombre d'intéressés au maintien de la fortune et du crédit de l'État, du moins dans la capitale, dont l'opinion avait acquis sur celle des provinces plus d'influence qu'elle n'en eut, je crois, dans aucune autre époque. Les principes de réforme et d'économie annoncés d'une manière si solennelle dans les préambules des édits de M. Turgot, développés encore avec une éloquence plus vraie et plus imposante dans ceux de M. Necker, venaient d'exalter toutes les têtes des créanciers du fisc, et les possesseurs de fonds de terre ne rêvaient plus qu'aux mesures à prendre pour assurer l'exécution de ces belles promesses, pour prévenir par des moyens efficaces le retour des désordres et des abus éprouvés sous les deux derniers règnes. La grande masse du peuple parisien ne songeait qu'au paiement exact de ses rentes, à la diminution progressive d'impôts fort onéreux, fort vexatoires par leur nature même, et que l'inégalité de leur répartition rendait encore plus odieux. Les hommes à systèmes, les admirateurs passionnés de la Constitution anglaise, de celle des États-Unis d'Amérique, les grands seigneurs mécontents de la cour, les meneurs des Cours souveraines, voulaient tout autre chose. Ces différents partis avaient chacun leur vue particulière; mais toutes divergentes qu'étaient ces vues l'une de l'autre, elles s'accordaient cependant toutes à fomenter, avec des intentions plus ou moins décidées, un mouvement général d'inquiétude, de trouble et de mécontentement.

Grâces au ciel, je restai toujours fort étranger aux intrigues qui préparèrent les premières explosions de la grande crise révolutionnaire; mais j'en étais assez près pour être à même de les suivre, de les observer sans trop d'illusion. Je voyais journellement, pour ainsi dire, les hommes qui en furent les premiers auteurs, les agents les plus actifs, et dans les clubs nouvellement établis, et dans un comité plus intime qui se rassemblait tous les soirs à un quatrième étage au-dessus du café de Foi. J'en rencontrais plusieurs des plus marquants, non seulement dans les salons de Mme Necker et de Mme de Staël, mais encore chez le marquis de Villette, chez Mlle Clairon, toute bonne royaliste qu'elle était; dans la boutique de Mme Le Jay, l'amie alors du comte de Mirabeau, depuis Mme de P. [123].

La manière dont j'entendais discuter, dans ces différentes sociétés, les plus légères comme les plus importantes questions politiques, ne m'avait pas donné, je l'avoue, une trop favorable idée des dispositions de la nation française à supporter le régime de la liberté, à savoir en jouir sous l'égide austère d'une Constitution sagement combinée et véritablement analogue à son caractère, à ses ressources et à ses besoins.

Je me rappelle qu'au moment où tout le monde se félicitait de la convocation des États généraux, promise au nom du roi par M. le cardinal de Brienne, M. Necker, en me menant dîner à sa campagne de Saint-Ouen, me fit l'honneur de me demander, et d'une manière qui devait m'encourager à dire franchement mon avis, ce que j'augurais de cette auguste Assemblée. Je répondis: «Si l'antique fantôme de la royauté peut imposer encore, rien ou peu de chose; dans toute autre hypothèse, une impulsion si forte et si violente, qu'aucune sagesse humaine ne sera capable de l'arrêter ou de la diriger raisonnablement.» Il éleva et fronça ses sourcils si remarquablement expressifs, et l'accent de sa voix, encore plus que ses paroles, me fit entendre qu'il craignait bien que ce sinistre augure ne fût que trop bien justifié,—du moins si lui-même ne se voyait pas remis à la tête des affaires.

De tous les écrits publiés, d'après l'invitation même du ministère avant la fameuse Assemblée des notables, il n'en est point qui fît une plus grande sensation que les deux petits pamphlets de l'abbé Sieyès: Sur les privilèges, et Qu'est-ce que le Tiers État? quoique des juges de sang-froid y dussent trouver plus de métaphysique, d'esprit et de fiel, que de sagesse ou d'idées vraiment applicables à la situation où se trouvait alors la France. On n'a point vanté celui qu'il fit paraître peu de temps après, intitulé: Moyens d'exécution; mais le style en étant encore plus pénible et plus obscur que celui des premiers, il eut bien moins de lecteurs. J'ai tâché de peindre cet illustre apôtre des théories révolutionnaires dans les Souvenirs de mon dernier voyage à Paris. Je n'en dirai donc rien de plus ici.

Un de ses grands admirateurs, Chamfort, était bien autrement aimable que lui. Les observations, les anecdotes qu'il avait recueillies dans la meilleure et dans la plus mauvaise compagnie de Paris, et qu'il racontait de la manière la plus spirituelle et la plus piquante, m'amusaient et m'intéressaient bien plus que les raisonnements à perte de vue du trop fameux abbé, les calculs encore plus secs du marquis de Caseaux, les demi-confidences et les sorties populacières de quelques autres membres de la société qui se rassemblait tous les soirs dans le galetas du folliculaire Artaud [124]. Cette réunion quelquefois fort resserrée, mais quelquefois assez brillante, assez nombreuse, rassemblait des hommes de tous les rangs, de tous les partis, de toutes les couleurs, des ducs et pairs très libéraux, des bourgeois très aristocrates, des militaires, des hommes de robe, des amis de M. Necker, des amis du comte de Mirabeau, des affidés du comte d'Artois, des conseillers secrets et des agents du duc d'Orléans [125]. Parmi ces derniers, il y avait un architecte qui, très jeune, avait eu le bonheur d'assister au tremblement de terre de Lisbonne, et ne parlait qu'avec ravissement de ce superbe spectacle. Quoique au fond peut-être fort honnête homme, et même assez instruit, je n'ai jamais vu de révolutionnaire qui le fût autant par goût, de cœur et d'âme. Avant qu'on eût rêvé même la possibilité des terribles scènes qui devaient bouleverser la France, je lui disais: «Oui, je le conçois, vous redoutez peu les explosions funestes dont nous menacent vos principes; vous n'y verriez qu'une nouvelle représentation de l'effroyable spectacle dont vous conservez de si délicieux souvenirs.»

Je n'ai jamais connu personne dont la conversation fût aussi vive, aussi variée, aussi amusante que l'était celle de Chamfort, lorsqu'il pouvait s'abandonner à toute la liberté de son humeur, à toutes les hardiesses de ses pensées. D'une naissance fort obscure (son nom de famille était Nicolas), il n'en avait pas moins débuté dans le monde de la manière la plus brillante, grâce aux agréments de sa figure, à la séduisante amabilité de son esprit et de son talent, peut-être encore grâce à son goût effréné pour les femmes; mais les excès auxquels cette passion l'avait livré, ne tardèrent pas à ruiner en peu de temps une constitution naturellement fort robuste. L'épuisement qui en fut la suite, quoique dans la plus grande vigueur de la jeunesse, arrêta durant plusieurs années le cours de ses travaux littéraires et des premiers succès qu'il avait obtenus de très bonne heure au théâtre et à différents concours académiques. Après que sa santé parut entièrement rétablie, il était encore sujet à de fâcheux retours d'abattement et de langueur. Il n'était tout à fait lui-même que lorsqu'un vif intérêt rendait à son âme, à son esprit, l'heureux ressort qu'il avait reçu de la nature. La mémoire de tout ce qu'il avait vu, de tout ce qu'il avait observé dans le monde et dans des rapports très intimes avec plusieurs personnages marquants de son temps, avait laissé dans sa tête un trésor inépuisable. Et il semblait n'avoir retenu que ce qu'il avait aperçu de plus singulier, de plus original, de plus sage et de plus fin. On pouvait conter, si l'on veut, plus agréablement; mais il était impossible de conter avec plus de précision, avec plus de sel. Durant les dernières années de mon séjour à Paris, je le voyais, pour ainsi dire, tous les jours, il m'avait pris en grande amitié, peut-être pour avoir remarqué que je l'écoutais mieux qu'un autre. Eh bien! je ne me rappelle pas de l'avoir entendu répéter deux fois le même trait, la même anecdote. Son humeur, son caractère, ses principes portaient l'empreinte d'une véritable antipathie pour tout ce qui s'appelait noble ou riche. Cependant son esprit et son goût supportaient avec peine tout autre ton que celui de la société la plus distinguée. Les hommes avec lesquels il s'était le plus intimement lié dès sa première jeunesse, étaient tous de la plus haute naissance: l'abbé de Périgord, depuis le prince de Talleyrand, le comte de Choiseul-Gouffier, Mirabeau, M. de Vaudreuil, etc. C'est dans l'hôtel de ce dernier qu'il était logé depuis qu'il avait renoncé à sa place de secrétaire des commandements de M. le prince de Condé.

Il n'était pas doué, je crois, d'un cœur fort tendre et fort sensible; il n'aimait guère la personne de M. Necker. Mais je ne l'ai jamais vu plus touché, plus profondément ému qu'en lisant l'édit où ce ministre annonçait au peuple français que le roi venait d'adopter la double représentation du Tiers État dans la prochaine convocation des États généraux. Il n'en put achever la lecture qu'en sanglotant, et ses larmes, ses sanglots étaient mêlés de transports de joie et d'admiration.

Il est sans doute assez remarquable que cet édit eût fait la même impression sur l'abbé Maury, depuis, l'orateur le plus exalté du côté droit de l'Assemblée nationale. J'ai vu la lettre qu'il adressa dans le temps à M. Necker pour le féliciter d'une résolution si salutaire et si courageuse. Au reste, qui connaît le caractère de ce fameux prélat n'en sera guère étonné. Les vrais amis du trône devaient l'être encore moins, s'ils voulaient bien se rappeler qu'à cette époque c'était surtout contre les attaques des ordres privilégiés qu'il semblait urgent de se défendre.

Le sort a voulu que j'aie contribué pendant quelques années à l'entretien du meilleur des hommes, que les circonstances jetèrent en 1789 dans un rôle qui ne semblait nullement analogue à ses moyens, encore moins à son caractère. C'était M. Pitra, de Lyon; il avait été à la tête d'une fabrique de fils d'or, où il parfila bientôt le peu de fortune qu'il avait héritée de ses parents. Étant venu à Paris, j'ignore avec quel projet, il fit la connaissance de quelques hommes de lettres, et comme le Francaleu de la Métromanie, devint poète à quarante ans passés. Il mit l'Andromaque de Racine en opéra pour Grétry, et l'Oreste de Voltaire pour Piccini. Le premier de ces ouvrages eut assez de succès; l'autre, malgré la réputation de son compositeur, n'a, je crois, jamais été représenté. Ces essais dramatiques l'avaient tiré d'embarras pour le moment, mais sans lui laisser aucune ressource assurée. M. Suard, qui l'avait employé dans son bureau de censeur des spectacles, me le recommanda, lorsque, obligé de faire un voyage de plusieurs mois, je cherchai quelqu'un qui pût fournir à ma Correspondance de bons extraits des pièces nouvelles qu'on donnerait pendant mon absence. Je trouvai ses analyses dramatiques fort bien quant au fond, car mon jeune poète avait été doué par la nature d'un sentiment très juste des effets de la scène, des moyens qui pouvaient en préparer le succès, l'affaiblir ou le détruire; mais son éducation littéraire ayant été fort négligée ou fort tardive, le style de sa prose était si diffus, si rempli de négligences et d'incorrections, qu'il ne m'en coûtait guère moins de peine et de temps pour corriger ses brouillons, qu'il ne m'eût coûté pour les refaire à neuf. Cependant, comme à mon retour je me croyais assez riche pour ne pas me priver d'une aide dont j'aurais pu me passer, mais dont ce brave homme avait grand besoin, je le priai de continuer à s'en charger aux mêmes conditions, quoique très souvent je ne fisse aucun usage de son travail.

Eh bien! c'est ce même homme, incapable d'écrire quatre phrases sans faute, et qui dans la conversation ordinaire ne disait que des choses assez communes, dont vous auriez été forcé d'admirer la chaleur et l'éloquence lorsqu'il était animé par un intérêt propre à échauffer sa tête, bien plus encore au milieu de la foule d'une cohue bruyante que dans un cercle borné, quelque peu même que ce cercle dût paraître imposant à ses yeux.

Eh bien! c'est ce même homme, du caractère le plus probe et le plus droit, de l'âme la plus douce, la plus sensible, qui peut être regardé comme un des premiers promoteurs de la révolution du 14 juillet 1789. Car c'est bien lui qui, suivi de quelques domestiques d'un ami chez lequel il demeurait, et de ceux du docteur Guillotin, qui, locataire de la même maison,—depuis, l'inventeur ou le restaurateur de la guillotine,—le matin de ce terrible jour, s'empressa de courir à sa section et d'y sonner le premier le tocsin: exemple qui ne tarda pas d'être suivi dans toutes les autres. La véhémence patriotique avec laquelle il parla dans l'assemblée de cette section du Cloître Saint-Honoré le fit nommer son député à la Commune de Paris, et peu de jours après, président de cette municipalité provisoire, alors de fait la première autorité du royaume [126]. C'est à la popularité que s'était acquise dans cette circonstance un homme dont la destinée politique avait été jusque-là parfaitement obscure, que le marquis de La Fayette dut, au moins en grande partie, sa nomination au commandement général de la force armée. Ciel! en quelles mains avez-vous laissé tomber une si grande puissance!

Depuis, mon pauvre et excellent ami, quelque bonnes que fussent ses intentions, a pleuré bien amèrement toute la part qu'il avait eue à cette fatale journée.

Au moment où M. de La Fayette était parvenu, Dieu sait comment, à mettre sous les armes toute la population de Paris et de la France, qui pouvait en paraître plus ou moins susceptible, je ne me crus pas digne de prendre moi-même l'habit de garde national; mais j'en fis revêtir deux de mes copistes à mes frais, et je disais modestement aux chefs du nouveau peuple-roi, comme Philoctète:

J'ai fait des souverains, et n'ai point voulu l'être [127].

Parmi tous les hommes qu'a produits la Révolution, parmi tous ceux qui l'ont produite ou secondée, citerait-on un plus honnête homme que M. de La Fayette! Cependant, quel autre pourrait-on accuser, sans prévention, d'avoir contribué davantage, soit directement, soit indirectement, aux plus grands crimes, aux plus grands malheurs de cette déplorable Révolution? D'abord, si la faveur accordée par la France à l'indépendance américaine, et la guerre qui en fut la suite, doivent être regardées comme une des principales causes de la grande crise, n'est-ce pas notre jeune héros qui donna la première impulsion à l'enthousiasme avec lequel fut embrassée une cause aussi antimonarchique, aussi antieuropéenne?

N'est-ce pas encore, au mois de juillet 1789, M. de La Fayette, qui de concert dans ce moment avec le duc d'Orléans, fit armer tout le peuple français d'un bout du royaume à l'autre? N'est-ce pas à lui qu'on doit principalement l'organisation de cette garde nationale qui, sous le prétexte de défendre les propriétés, ne servit bientôt qu'à les envahir, à renverser la plus sacrée de toutes, le trône, en paralysant la seule force armée capable d'en maintenir le respect, d'en garantir la sûreté!

Quoique, monté sur son cheval blanc, M. de La Fayette parût, près d'une longue année au moins, maître absolu de la capitale, et bien plus roi que l'infortuné Louis XVI, quels désordres, quels excès a-t-il su prévenir?

Pour avoir protégé, le 5 octobre 1789, les jours de son souverain avec beaucoup de courage et de dévouement, l'a-t-il moins laissé traîner en triomphe comme un malheureux captif de Versailles à Paris, au milieu des cris sauvages et des clameurs insultantes d'une populace effrénée?

Le plus heureux, le plus noble moment de sa destinée politique fut, sans contredit, celui où sans autre autorité que celle d'une résolution ferme et vertueuse, il obligea le duc d'Orléans de s'exiler lui-même en Angleterre, au lieu de se faire proclamer régent du royaume, comme l'avait osé projeter le parti qui ne croyait pouvoir assurer le nouvel ordre de choses que par un changement de dynastie.

Entraîné tantôt par une ambition dont l'objet ne fut jamais assez décidé, retenu tantôt par la faiblesse de son caractère ou par l'honnêteté naturelle de ses sentiments et de ses principes, M. de La Fayette ne faisait pas un pas en avant dans aucune des routes où il s'était laissé engager de force ou de gré, sans reculer bientôt après dans un sens ou dans un autre. Voulant servir tour à tour la monarchie et la Révolution, il risquait sans cesse de compromettre l'une et l'autre par de fausses démarches. Une des plus dangereuses, et qui sans doute eut les suites les plus funestes, fut l'idée aussi bizarre que désintéressée de mettre en votation le commandement de la garde nationale [128].

Il paraît fort douteux qu'il n'ait été plus ou moins informé du malheureux départ du roi pour Varennes. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne sut ni le protéger, ni le prévenir. Ce qui paraît aussi certain, et plus déplorable encore, c'est que, dans ce fatal moment, pour ressaisir une popularité qu'il se croyait menacé de perdre, il ne craignit point d'appuyer de toute l'influence qui lui restait, les décrets les plus violents, et surtout celui qui mit le comble aux horreurs de la situation de Saint-Domingue.

Comment s'expliquer une conduite aussi peu conséquente dans un homme à qui l'on ne saurait refuser des intentions très nobles et très vertueuses? Les chances de sa destinée ne l'avaient-elles pas porté à se charger d'un rôle politique au-dessus de ses talents, et peut-être encore moins analogue à ses qualités morales? Il aurait voulu rester le protecteur d'un monarque auquel il se trouvait attaché par sa naissance et par ses serments, mais, en même temps, passer dans l'histoire pour le Washington de la France, deux partis difficiles à concilier, et qui ne convenaient pas plus à la médiocrité de ses talents qu'au repos de sa patrie [129].

Son extérieur au premier coup d'œil a quelque chose d'assez imposant; mais en l'examinant avec un peu de sagacité physionomique, on y découvre tout à la fois des indices d'un caractère niais et têtu.

Une des plus jolies femmes de la cour, Mme du N., l'avait jugé ainsi, avant son départ pour l'Amérique; mais elle le traita plus favorablement lorsqu'il revint, le front ceint des lauriers de l'autre monde. On assure que c'est le désespoir d'avoir échoué dans les premiers vœux adressés à cette dangereuse sirène, qui lui fit embrasser le projet d'aller en Amérique. Ce seraient donc les beaux yeux de Mme du N. qui seraient une des grandes causes secondes de la Révolution française, et de tous les bouleversements qui l'ont suivie et la suivront encore [130].

Est-ce par un excès de générosité patriotique ou de charité chrétienne, ou d'aveugle confiance aux promesses d'une monarchie puissamment constitutionnelle, que M. de La Fayette ne dédaigna point de servir sous le gouvernement des Cent-Jours, en dépit de toutes les défaveurs, de tout le mépris, de toutes les humiliations dont l'empereur revenant n'avait cessé de l'abreuver durant l'éclat de son premier règne?

Les deux mois qui suivirent les violences exercées par le peuple de Paris après la conquête de la Bastille, présentèrent toutes les apparences d'un état de calme. On crut voir, dans les mesures prises sous le nouveau régime, plus de folie et de ridicule que de sujets de crainte et d'alarmes. Tout le monde, à peu d'exceptions près, se flattait de pouvoir désormais faire et dire tout ce qui lui passait par la tête, sans en redouter les conséquences. Et c'est là justement le genre de liberté dont raffolait la nation française, et nommément le peuple de Paris. Le feu révolutionnaire couvait sous la cendre. On entendait à la vérité l'orage gronder dans le lointain. Mais chaque parti s'imaginait qu'il parviendrait aisément à le conjurer, et, comme on peut croire, chacun selon ses vues particulières, si quelque grande explosion se trouvait inévitable, chacun se persuadait encore qu'elle n'écraserait que le rival ou l'ennemi dont on désirait la ruine, ou dont on était intéressé du moins à déjouer les projets.

L'instant où l'on apprit le brusque renvoi de M. Necker, fut l'apogée de sa gloire et de sa popularité. Le superbe triomphe de son rappel et de son retour en devint le terme déplorable. Car le soir même du beau jour où il avait paru à l'hôtel de ville pour remercier le peuple de la confiance dont il daignait l'honorer, ses ennemis surent trouver dans l'éloquence touchante avec laquelle il avait osé plaider la cause du baron de Besenval, les moyens les plus noirs, mais aussi les plus sûrs de le dépopulariser dans l'opinion trop dominante alors, dont il venait de se voir la première idole.

J'ignore quel concours de craintes et d'intrigues, de mesures également mal prises pour en assurer le succès, comme pour le faire échouer, amena les terribles journées du 5 et du 6 octobre. Mais il y a tout lieu de croire qu'il existait un projet bien décidé dans ce moment, de renverser la branche régnante de la dynastie et d'y substituer celle d'Orléans.

«Croyez-vous, disait-on dans plus d'un cercle de la plus haute et de la plus basse classe, croyez-vous que le nouvel ordre de choses puisse s'établir solidement sous un monarque élevé comme le fut Louis XVI? Le généreux parti qu'embrassa, dès le commencement de la Révolution, le duc d'Orléans, ne prouve-t-il pas qu'il serait bien plus propre à justifier les espérances des vrais amis de la liberté? Entouré de ministres choisis parmi les hommes auxquels il paraît avoir accordé jusqu'ici toute sa confiance, que n'oserait-on pas attendre d'un prince qui ne devrait le trône qu'aux partisans les plus zélés d'une monarchie constitutionnelle?»

Les avis que pouvait avoir reçus le ministère sur les mouvements dont la cour se trouvait menacée, semblent avoir été bien vagues ou bien perfides. Dans le nombre des premiers agents du pouvoir, des meneurs alors les plus puissants de l'opinion publique ou populaire, n'en était-il pas encore plusieurs qui, tout attachés qu'ils étaient bien sincèrement au maintien de l'ordre, à la personne même du roi, pouvaient bien penser que, vu son caractère, la faiblesse, l'incertitude, et s'il est permis d'employer ici le mot propre, l'impuissance, l'imbécillité de sa volonté, ce prince, dans sa capitale, serait plus à l'abri de toutes les séductions aristocratiques qu'il ne l'était dans son château de Versailles?

Si M. de La Fayette ne sut pas prévenir de si dangereux mouvements, il en arrêta du moins les derniers excès. Son courage personnel en imposa tout à la fois aux violences de la canaille des faubourgs et aux velléités ambitieuses du chef dont cette tourbe servait la cause, ou plutôt les intérêts du parti qui voulait se couvrir de son nom.

C'est de ce moment que le comte de Mirabeau rompit toutes ses relations avec le duc d'Orléans. La meilleure amie du comte me dit quelques jours après: «Il n'aurait tenu qu'au duc d'Orléans de se faire déclarer lieutenant général du royaume; mais il ne l'a pas osé, parce qu'il n'a pas plus de courage que le dernier de ses laquais. Aussi l'abandonnera-t-on désormais au sort que mérite tant de bassesse et tant de lâcheté.»

Toutes les relations du comte de Mirabeau avec le parti d'Orléans décidément rompues, il se montra dès lors assez disposé à se rapprocher de celui de la reine, et le comte de la Marck (depuis le prince d'Aremberg) devint l'intermédiaire le plus actif et le plus zélé de ces nouvelles négociations; mais la marche en fut fort lente, et croisée souvent par d'autres intrigues. Les jacobins ne tardèrent pas d'en découvrir et d'en suivre la trace. Lorsqu'on les crut enfin près d'obtenir une issue favorable, Mirabeau mourut, emportant avec lui, comme lui-même ne craignit pas de l'annoncer, les derniers lambeaux de la monarchie. Cette mort précipitée ne manqua pas d'être attribuée, non sans beaucoup de vraisemblance, à la crainte qu'inspirait au parti révolutionnaire l'apostasie d'un chef aussi marquant, aussi dangereux. Mais on imagine bien que les jacobins démentirent hautement la réalité du secret qu'ils avaient surpris, et le cachèrent tout aussi soigneusement que les moyens de leur vengeance. L'enterrement du comte fut une espèce d'apothéose, où l'on vit les partis les plus opposés se réunir, si ce n'est avec les mêmes sentiments, du moins avec le même faste, avec la même hypocrisie. A tout ce qui s'empressa de prendre part à cette farce solennelle, il ne manqua, dit-on, que la douleur. Elle était retirée auprès de la couche solitaire de Mme Le Jay qui, réconciliée avec le comte peu de jours avant sa dernière maladie, gémissait de sa perte dans l'abattement et le délire du plus profond désespoir. Elle se reprochait peut-être encore les sacrifices trop répétés par lesquels l'amour avait expié les torts d'une malheureuse brouillerie, et qui seuls, pour tout autre du moins que le comte, auraient pu suppléer au poison dont on accusait assez généralement la conscience peu scrupuleuse du jacobinisme.

M. de Narbonne m'a dit lui-même [131] qu'étant ministre de la guerre, après qu'on ne pouvait plus avoir aucun doute sur les résultats de la conférence de Pilnitz, il avait obtenu du roi d'oser offrir au malheureux duc de Brunswick le commandement général des armées, en le laissant entièrement maître des conditions auxquelles il se déciderait à l'accepter. J'ai lieu de croire que le jeune comte de Custine fut chargé de cette mission. Il avait toutes les qualités nécessaires pour la bien remplir; mais les choses, dès lors, étaient trop avancées dans un autre sens pour obtenir le succès désiré.

Il faut l'avoir vu de ses yeux pour le croire (car pour le comprendre, ou pour l'expliquer, c'est ce qui me paraît encore aujourd'hui tout à fait impossible) que sept ou huit cents bandits de Marseille aient eu le pouvoir de terroriser quarante mille hommes de la garde nationale de Paris, et parvenir à se rendre maîtres du château des Tuileries défendu par plusieurs pièces d'artillerie, par un bataillon de gardes suisses très dévoués à la cause qu'ils étaient chargés de défendre, et par je ne sais combien de gentilshommes restés fidèles à leur roi, et que les révolutionnaires ont honorés du titre de chevaliers du poignard. Le succès de cette horrible journée est d'autant plus incroyable que, trois mois d'avance, M. Dupont de Nemours en avait révélé le sombre mystère dans une lettre au maire Pétion, le plus éloquent écrit qui soit jamais sorti de sa plume, et que la sensation qu'il fit dans le moment où il parut avait fait répandre plus généralement qu'aucun autre pamphlet de ce genre.

Je me rappellerai toute ma vie avec horreur les infâmes chansons et les cris de sang et de mort que faisait retentir cette horde de bandits, en parcourant joyeusement les arcades du Palais-Royal, la veille du 10 août, sans qu'aucune des autorités, dont le fantôme existait encore, parût faire le moindre mouvement pour contenir et réprimer tant d'audace [132]. On fermait les boutiques, on craignait d'être pillé par ces brigands; les restaurateurs avaient enterré toute leur argenterie; on ne trouvait plus chez eux que des cuillères et des fourchettes de fer blanc. Mais de tout ce grand nombre de citoyens militaires organisés par M. de La Fayette, on ne voulut ou l'on n'osa pas faire marcher un seul détachement pour envelopper cette troupe de gueux très légèrement armés, et dont il semble que le corps de garde d'une seule section aurait pu facilement se rendre maître.

L'époque de ma vie où je vis de près le plus de crimes, où j'éprouvai le plus d'angoisses et d'horreur, ce sont les trente derniers jours que je vécus à Paris, depuis le 10 août jusqu'au 10 septembre 1792. Je me trouvais renfermé dans cette vaste capitale comme dans l'antre de Polyphème, quoique, pour moi-même, jusqu'au moment qui ne précéda mon départ que de peu d'heures, j'ignore par quel pressentiment ou par quelle illusion, je n'eusse pas même rêvé la possibilité d'aucun danger personnel. Je pouvais croire en effet n'avoir encouru ni la haine ni les soupçons des hommes les plus révolutionnaires. Il en est plusieurs avec qui j'avais conservé des liaisons assez suivies, sans leur cacher mes opinions, mais aussi sans leur permettre de penser que j'eusse la moindre idée de m'immiscer dans leurs projets, ou de les trahir. Il en était même quelques-uns dont les sentiments de bienveillance et d'amitié qu'ils ne cessaient de me témoigner, malgré l'extrême opposition de nos vues politiques, ne pouvaient me laisser aucun doute. Cependant, l'affreux spectacle de toutes les atrocités, de toutes les barbaries, de toutes les terreurs dont je me voyais entouré, me déchirait l'âme, et souvent la nuit, comme le jour, j'avais de la peine à retrouver ma respiration. Pour me tenir éloigné du théâtre de tant d'horribles scènes, elles n'en étaient pas moins présentes à mes yeux. J'en étais instruit par les feuilles du jour, on venait m'en raconter les plus cruels détails dans ma retraite que je quittais le moins possible. J'en voyais la trop hideuse image sur le feuillet que j'essayais d'écrire, sur ceux que je m'efforçais de lire pour m'en distraire. La seule lecture, durant l'éternité de ces épouvantables semaines, qui pût attacher mon attention, fut l'Enfer de Dante. L'énergie de ces sombres fictions était en rapport avec les réalités dont mon âme était agitée, et l'emportait quelquefois sur les impressions d'horreur et de pitié dont elle était remplie.

Je me rappelle encore en ce moment la précipitation et l'effroi de l'immense cohue qui traversa le boulevard de la Madeleine dans la matinée du 10 août, en fuyant de la cour des Tuileries, après la première décharge des gardes suisses, et criant: «Les Suisses, les infâmes Suisses assassinent la nation!»

J'ignorais ce qui venait d'arriver, et je me gardai d'arrêter les fuyards pour m'instruire. Je me hâtai seulement de remplir un devoir dont je n'avais cru pouvoir me dispenser, c'était de remettre en mains propres, à la légation danoise, une lettre qui m'avait été adressée par le ministre du duc de Brunswick [133]. J'en avais reçu, sous le même couvert, des couplets qu'avait composés Gleim pour servir de Ça ira à l'armée prussienne. Quel passeport pour parcourir dans ce moment les rues de Paris! Je regagnai le plus promptement possible ma cellule, et ne tardai pas d'apprendre tous les désastres qui venaient de suivre un premier moment de succès et d'espoir. Le monarque s'était décidé, ou s'était laissé entraîner par de lâches ou de perfides insinuations, à se soustraire lui-même au courage, à la fidélité des braves qui s'étaient dévoués pour sa défense. Il voulut épargner un grand crime à son peuple, et ce généreux mouvement rompit la dernière barrière qu'eussent encore à franchir tous les forfaits, tous les malheurs auxquels la France allait être livrée, malheurs qui servirent dans la suite à élever plus haut que jamais sa puissance, mais dont l'imposant fantôme ne tarda pas à s'évanouir par les fautes mêmes de l'être extraordinaire qui l'avait créé avec tant de génie, de gloire et de bonheur.

Le lendemain de la terrible journée, mon compatriote et mon ami Schweizer vint me proposer de nous présenter à l'Assemblée législative, comme Anacharsis Cloots, l'ambassadeur du genre humain, pour demander justice des cruelles vengeances exercées contre les Suisses, et de celles qui les menaçaient encore, quoiqu'ils n'eussent fait qu'obéir à leur serment. Je lui représentai l'inutilité comme le danger d'une pareille démarche, sans nous y trouver autorisés par aucune mission, ayant même tout lieu de craindre qu'un zèle trop précipité ne fût plus ou moins blâmé par notre gouvernement, peut-être même formellement désavoué. Je lui dis que je connaissais un homme qui pouvait avoir quelque ascendant sur les chefs des Marseillais, M. Audibert. J'allai le trouver de suite, et je parvins sans peine à l'engager d'user de tout son crédit pour adoucir la rage des brigands, et prévenir de nouvelles horreurs. Cette intervention secrète ne fut pas entièrement perdue, mais elle ne put conjurer le sort réservé par l'affreux tribunal aux officiers de la garde suisse qu'on avait arrêtés et jetés dans les cachots de la Conciergerie. Je recevais tous les courriers des lettres de mon ami Vermenoux, qui me pressaient vivement de venir le joindre à Londres. Je n'ai point le courage d'avouer quel charme trop puissant, et dont le souvenir m'est encore bien cher, m'avait retenu jusqu'alors au milieu de tant d'horreurs et de dangers. Mais, grâce au Ciel, le voile qui fascinait mes yeux fut enfin douloureusement déchiré; et Mme de Vandeul, la plus désintéressée et la plus généreuse des amies, m'écrivit presque au même moment, et plus fortement encore que mon ami émigré, pour me décider à partir. J'en pris enfin la résolution, et me présentai modestement à la section dans le ressort de laquelle je demeurais, pour solliciter mon passeport. Protégé là par quelques anciens domestiques, entre autres par le cocher de M. de Vermenoux [134], je l'obtins d'assez bonne grâce, mais il fallait l'envoyer à la municipalité pour être visé par elle. J'y courus le lendemain, à l'heure où l'on m'avait fait espérer qu'il pourrait m'être délivré. La première réponse du président fut que mon passeport avait été mis au rebut, parce qu'on n'en donnait plus aux étrangers domiciliés depuis quelque temps à Paris. Très heureusement, ce fatal passeport m'avait été expédié par un secrétaire qui ne savait pas un mot d'orthographe. Citoyen était écrit sitoyen, Angleterre angletaire, etc. Je tirai parti de la méchante rédaction de l'acte, pour prouver au citoyen président que c'était par ignorance qu'on avait écrit domicilié, au lieu de logé, puisque je n'avais jamais eu l'honneur de faire aucun acte de citoyen français et que je n'étais véritablement domicilié que dans ma patrie. Mon éloquence, ou la bonhomie naturelle de mon juge, me firent triompher de ses scrupules, et j'eus mon visa. J'étais prêt à rentrer chez moi, bénissant le Ciel d'avoir obtenu ce brevet de liberté, car les difficultés qu'on m'avait faites pour me l'accorder m'en rendaient encore la possession plus précieuse, lorsque je rencontrai M. Oelsner à ma porte, qui venait me faire une confidence assez grave. Renfermés dans mon cabinet, il me dit: «Quoiqu'il y ait bien longtemps que la différence de nos idées et de nos rapports politiques m'ait éloigné de vous, j'ai cru devoir à l'intérêt de nos anciennes liaisons de vous avertir que vous avez été dénoncé hier au comité secret des Jacobins, comme ayant une correspondance avec le duc de Brunswick»,—dont on venait d'apprendre l'arrivée à Verdun. Je lui témoignai combien j'étais touché d'une preuve si distinguée de sa bienveillance et de son amitié. Je lui rappelai qu'il n'ignorait pas lui-même quel était l'objet très inoffensif du genre de correspondance que j'adressais depuis plusieurs années à la cour de Brunswick, comme à différentes autres cours du Nord et de l'Italie. Je l'assurai que je n'abuserais point de son avertissement; mais je le priai en même temps d'instruire les personnes qui l'avaient mis à même de me le donner, de la pure vérité du fait qui pouvait avoir fourni le prétexte d'une si dangereuse dénonciation. Il me fit entendre avec beaucoup de loyauté que son témoignage en détruirait difficilement l'impression funeste, et que je ferais bien de recourir à d'autres mesures. C'est aussi ce que je ne manquai pas de faire. A peine m'avait-il quitté, que je montai en fiacre, les genoux un peu tremblants. Au lieu d'aller demander les chevaux de poste pour le lendemain, je les demandai pour l'entrée de la nuit, et partis pour Boulogne [135], où j'arrivai très heureusement le surlendemain matin, n'ayant été arrêté qu'à Abbeville, pour aller faire viser mon passeport par la municipalité, où l'on me fit beaucoup de questions sur les derniers événements de Paris, auxquelles j'eus le bonheur de répondre sans me compromettre.

Pour excuser un peu l'impression des genoux tremblants dont je n'ai point voulu dissimuler la faiblesse, je prierai mes amis de se rappeler le Ça ira de l'armée prussienne, que ce jour-là j'avais par hasard encore dans ma poche. Je ne dois pas leur cacher non plus qu'indépendamment de la correspondance littéraire que j'envoyais depuis plusieurs années au duc de Brunswick, j'en avais une plus confidentielle avec son digne ministre, M. Féronce de Rothenkreutz. Il m'avait même écrit peu de jours auparavant: «Je vous recommande très particulièrement le jeune officier que vous ne tarderez pas de voir arriver à Paris, et qui désire fort de faire votre connaissance».

Hélas! cet espoir devait être cruellement déçu; mais que de gens d'esprit, et plus éclairés que moi, le partageaient avec la plus grande confiance! M. Schweizer, à qui j'offris la veille de mon départ une partie des petits rouleaux de louis que j'avais ramassés depuis quelque temps, et cachés dans mon secrétaire, ne voulut point les accepter; mais il osa me demander une lettre pour l'illustre jeune officier, et je m'empressai de la lui donner. Je cite ce trait pour prouver à quel point les personnes qui jugeaient la situation de la France avec le plus de sang-froid, ne pouvaient s'empêcher de croire au succès de la coalition dont les armées venaient de franchir si facilement les premières barrières du royaume. Quelque déplorable même qu'ait été l'issue de cette première campagne, je suis encore persuadé que, si de perfides négociations n'en avaient pas ralenti la marche, ne l'avaient pas arrêtée même entièrement au moment le plus décisif, elles seraient parvenues à Paris avec moins de sacrifices, avec moins d'efforts qu'en 1814, et qu'en dépit de l'odieux manifeste [136] que le duc de Brunswick avait été forcé de signer malgré lui, son armée victorieuse s'y serait vue alors bien mieux accueillie que ne l'a été celle de la ligue européenne dans ces derniers temps. Car en 1792, les trois quarts de la France étaient aussi royalistes, aussi fortement attachés à la dynastie régnante qu'ils le furent depuis, qu'ils risquent de l'être encore actuellement aux intérêts, aux opinions dont l'ascendant avait obtenu durant près de trente ans une si puissante influence.

La reconnaissance que je dois à M. Oelsner n'a pu être altérée au fond de mon cœur par l'imputation, si ce n'est tout à fait fausse, au moins très fâcheuse, dont il lui plut de me gratifier peu de temps après, dans un cahier de la Minerve d'Archenholz. Il assure hardiment ses lecteurs que la manière dont le duc de Brunswick avait jugé de l'état de la France fut malheureusement égarée par les rapports de M. de Meister, d'un homme de beaucoup d'esprit, mais qui n'en avait point assez, puisqu'il allait consulter l'opinion publique dans les salons des belles dames et des beaux esprits de Paris, au lieu de la chercher, comme lui, dans les réunions populaires et surtout dans le club des Jacobins, dont les journaux de Carra et de Laclos révélaient pourtant à peu près tous les secrets.

En attendant les chevaux de poste, j'allai passer une demi-heure au Club de 89. Plus rassuré, je ne sais trop pourquoi, sur ma situation personnelle, j'y causai même avec beaucoup d'intérêt avec M. de Custine, revenu depuis peu de sa mission en Allemagne. Ce fut ma dernière conversation dans le pays auquel m'attachaient tant d'heureux souvenirs, tant de douces habitudes, et où je me flattais alors de pouvoir revenir bientôt. Je n'y revins qu'en 1795; ce fut pour m'assurer qu'il ne me convenait plus d'y vivre, et le jeune homme intéressant avec qui je venais de m'entretenir n'était déjà plus, il s'était vu immolé sur l'échafaud révolutionnaire, victime du noble zèle avec lequel il avait osé prendre la défense d'un père qu'il ne pouvait respecter que comme l'auteur de ses jours, non comme l'exemple du noble caractère et des qualités qui l'avaient fait connaître d'une manière si distinguée dès son entrée dans le monde.

Le pouvoir de la Terreur était déjà tellement établi dans ce moment, qu'une maison de banque de laquelle j'étais bien connu ne voulut accepter la valeur d'une lettre de change de mille écus pour Londres qu'en assignats. Je fus donc obligé pour l'obtenir d'aller échanger, la veille de mon départ, ces pauvres louis que j'avais ramassés avec tant de peine, contre du beau papier-monnaie, et ce n'est qu'au fond d'une sombre allée, voisine du fameux perron de la rue Vivienne, que l'on consentit à faire avec moi ce troc alors si dangereux.

Il y eut encore après le 10 août plusieurs projets formés pour enlever le roi captif et le conduire à Rouen, et de là en Angleterre ou en Amérique. L'honnête M. de Monciel et le duc de Liancourt et l'intrigant Brémont croyaient avoir déjà réuni des moyens suffisants pour en assurer l'exécution. Mais, le secret trahi, les auteurs du complot [137] ainsi que leurs agents furent bientôt dispersés, et ne durent leur salut qu'à la fuite la plus précipitée. L'un d'eux, le sieur Brémont, fut caché plusieurs jours dans l'hôtel de mon compatriote Schweizer. Il venait à peine de quitter l'appartement qu'une amitié trop confiante avait bien voulu lui céder, qu'on y vint mettre le scellé sur tous ses papiers. J'ignore avec regret comment s'y prit son généreux hôte pour ne pas se trouver compromis.

Un plan, j'ose croire, mieux combiné pour délivrer à cette époque l'infortuné Louis XVI, fut celui qu'un de ses derniers et de ses plus zélés ministres, M. le marquis de Sainte-Croix, ne craignit pas de présenter au ministère anglais. D'après ce projet, un sacrifice de quelques millions aurait pu prévenir, selon toute apparence, le plus injuste, le plus révoltant des régicides, peut-être même les suites de la guerre la plus désastreuse; mais la politique insulaire jugea sans doute alors qu'il y avait bien plus à gagner pour elle à laisser déchirer la France, à s'en partager les superbes lambeaux, qu'à sauver si ce n'est le meilleur, du moins le plus vertueux, le plus saint de ses rois.

III.
LE 18 FRUCTIDOR
(Écrit en 1799)

Je n'ai pas été présent aux événements du 18 fructidor; mais j'en ai vu tant de témoins et tant de victimes, on m'en a si bien développé les principaux ressorts, que j'ose me croire assez à portée de les considérer sous leur véritable point de vue. Si l'esquisse que j'essaierai d'en tracer ici ne les développe pas dans tout leur jour, ce sera bien faute de talent, et non pas de données nécessaires pour y réussir.

Quelque étonnant que soit le résultat d'un mouvement aussi brusque, aussi violent, aussi terrible dans ses moyens comme dans ses conséquences, et cependant d'une exécution si simple et si facile, les hommes les plus intéressés à le prévenir ne devaient-ils pas depuis longtemps le prévoir et le craindre?

La lutte entre les deux pouvoirs, celui du Directoire et celui des Conseils, était établie par la Constitution même, qui n'avait su les diviser qu'en les rendant hostiles, en les forçant à se faire éternellement une guerre ouverte ou cachée, jusqu'à ce que l'ambition de l'un eût achevé d'engloutir les ressources de l'autre.

A cette lutte, effet naturel de leur organisation, il s'en joignait une autre qui n'était que de circonstance, mais dont l'énergie ne pouvait manquer d'être encore plus dangereuse.

Le Directoire avait été nommé par les vainqueurs du 13 vendémiaire, la majorité des Conseils par les vaincus.

Longtemps avant la querelle engagée entre les deux autorités, antérieurement même à la convocation des assemblées primaires de l'an V, le Directoire, se voyant déjà menacé par l'esprit qui semblait prédominer tous les jours davantage dans le Corps législatif, avait dès lors conçu le projet qu'il vient d'exécuter [138] avec tant d'audace et tant de bonheur.

On retrouve dans plusieurs mesures du gouvernement, et dans plusieurs écrits publiés à cette époque, des traces manifestes de la fermentation violente qu'avaient excitée ces craintes et ces divisions intérieures. Mais l'esprit conciliant du ministre Pétiet entreprit de conjurer l'orage, en ménageant une entrevue secrète entre un des Directeurs, La Reveillère-Lépeaux, et deux députés qui jouissaient alors d'une grande considération personnelle et d'une grande confiance dans leur parti: Portalis et Tronson du Coudray. Ces deux hommes engagèrent leur parole d'honneur, d'abord à La Reveillère, ensuite à Carnot, qu'ils emploieraient tous leurs efforts, tout leur crédit, à modérer la marche des Conseils, à repousser non seulement toutes les résolutions nuisibles, mais encore celles qu'ils ne pouvaient se dispenser de trouver justes, lorsqu'on aurait raison de les juger trop prématurées.

«Et si l'on ose nous dénoncer, leur dirent les deux Directeurs, promettez-vous de nous défendre?—Oui, sur le passé. Nous en prenons l'engagement le plus sacré, nous le prenons encore pour l'avenir, tant que vous ne violerez pas la Constitution.»

Carnot leur dit à la fin de cette conférence: «En m'unissant à vous, je sens que je me perds; mais la justice et le bien de mon pays doivent l'emporter sur mes considérations personnelles: je me dévoue.»—Depuis ce moment, il n'a plus varié, dit-on, ni dans sa marche, ni dans ses principes.

Jusqu'à l'entrée du nouveau tiers au Conseil des Cinq-Cents, la conduite de cette Assemblée fut passablement mesurée, si ce n'est par sagesse, du moins par timidité. Le parti de la modération s'y trouvait encore en minorité très décidée; il était bien soutenu par l'opinion publique; mais il était en même temps contenu par la violence de la majorité conventionnelle. C'est dans le Conseil des Anciens que ce parti se voyait réduit à chercher l'appui dont il avait besoin. Plusieurs résolutions du Conseil des Cinq-Cents, qu'il n'avait pas eu le crédit d'arrêter, il les vit combattues et repoussées par les Anciens.

Après les élections de l'an V, tous les rapports du Corps législatif parurent absolument changés. Le parti modéré se vit renforcé de la plus grande partie du nouveau tiers, et crut pouvoir si bien compter sur la puissance que lui donnaient ces dernières élections, qu'il eut l'air de n'avoir désormais plus rien à craindre, plus rien à ménager. Il s'applaudit en quelque sorte d'échapper à la tutelle des Anciens, et promit à ceux qui l'avaient servi dans ce Conseil de les protéger à son tour.

L'écueil le plus dangereux pour le caractère du Français le plus raisonnable, sous le nouveau comme sous l'ancien régime, c'est un sentiment trop vif de sa force et de son indépendance. Toutes les fois qu'il ne sera pas retenu par quelque lien de circonstance ou de préjugé, par quelque pouvoir physique ou moral, capable d'en imposer à sa vivacité naturelle, vous le verrez toujours se livrer à la sécurité la plus folle, à l'activité la plus dangereuse et la plus extravagante.

Il y a beaucoup de raisons de croire que les assemblées primaires, les corps électoraux de l'an V, ont été parfaitement à l'abri de toute influence étrangère; que l'infortuné Louis XVIII, avec tous ses protecteurs et tous ses agents, avait bien peu de ressources et bien peu de moyens pour les agiter en sa faveur. Mais ce qui doit être plus évident encore pour quiconque a vu l'intérieur de la France, sans prévention, sans esprit de parti, c'est que ces assemblées primaires, ces corps électoraux n'avaient besoin d'aucune influence extérieure pour les déterminer aux choix qu'on leur a vu faire.

On a vu nommer à la vérité quelques députés royalistes, parce qu'il reste encore beaucoup de royalistes en France; mais en portant le nombre de ces députés antirépublicains aussi haut qu'on peut le porter, il n'irait pas même à vingt. Le vœu qu'on a vu dominer dans les assemblées primaires et qui devait y dominer tout naturellement, parce qu'il était inspiré par tous les sentiments et par tous les besoins de la nation, c'était un vœu général pour le retour de l'ordre, de la justice et de la paix. On n'eut pas tort, sans doute, de croire que des hommes probes et modérés dans leurs principes, conduiraient le plus sûrement la nation vers ce but. Mais on n'a pas assez calculé que dans les fonctions publiques, et surtout au milieu des orages de la plus terrible des révolutions, la plus grande probité, la plus grande sagesse ne pouvaient lutter seules contre l'audace du crime, l'intérêt et la puissance des passions. On a choisi beaucoup d'hommes honnêtes; mais dans cette classe il s'est trouvé malheureusement peu d'hommes d'un grand caractère, d'un talent et d'une prudence à la hauteur des événements.

Il paraît que Pichegru lui-même n'était plus hors des camps ce qu'il était à la tête de son armée. Incapable en politique d'une décision prompte et vigoureuse, il a trop prouvé que le meilleur général pouvait n'être qu'un assez mauvais chef de parti.

Pourquoi l'énergie de l'action est-elle si rare dans les hommes sages et vertueux? Pourquoi le courage de la vertu la plus pure n'est-il presque jamais que lent et passif? C'est que la raison voit toujours beaucoup plus clairement ce qu'il est défendu que ce qu'il est permis de faire; c'est que la vertu se défie toujours beaucoup trop de la puissance avec laquelle on renverse, on obtient tout sur la terre: l'audace opiniâtre d'une volonté passionnée. Une volonté de ce genre est tout ce qu'il y a de plus sublime et de plus dangereux dans la nature humaine; elle semble tenir au principe universel, au principe créateur du bien et du mal.

Je n'entreprendrai point ici d'examiner en détail la conduite morale et politique des Conseils; on peut leur reprocher, je le crois, tous les torts d'une assemblée nombreuse, et qui ne sait pas encore distinguer et choisir ses guides; on peut leur reprocher quelques décrets inutiles, imprudents, ou même prématurés; beaucoup de motions inconsidérées, propres à troubler, à gêner mal à propos la marche du gouvernement, plus sûrement encore à donner de l'inquiétude aux gouvernants sur la durée de leur autorité, sur la jouissance plus ou moins limitée de leurs pouvoirs.

Mais je ne pense pas qu'on puisse les accuser d'une seule résolution, d'une seule mesure vraiment factieuse. Quelles que fussent les intentions ou les espérances secrètes d'un très petit nombre d'individus, la majorité du Corps législatif ne parut pas s'écarter un instant de la ligne constitutionnelle. Il est même trop évident aujourd'hui que rien n'a contribué davantage à décider sa ruine, que ce respect superstitieux pour une Constitution faite, ce semble, tout exprès, à l'exemple de ses aînées, pour écraser ceux qui voudraient se ranger avec confiance sous son égide, comme pour servir de rempart à ceux qui sauraient la violer avec audace.

Cependant, si l'on veut être de bonne foi, suffisait-il de la modération, de la probité, du patriotisme que nous osons attribuer encore dans ce moment aux Conseils, pour rassurer le Directoire et son parti? N'entendait-il pas retentir sans cesse autour de lui les cris de la vengeance et ceux des remords, les plaintes amères du désespoir, et les éclats bruyants des plus folles espérances? Ne s'appliquait-on pas à l'effrayer continuellement de la marche rétrograde du mouvement révolutionnaire, de l'affreux danger des réactions politiques? Enfin, sans toutes ces clameurs ambitieuses, sans toutes ces craintes imaginaires, le Directoire ne devait-il pas voir trop clairement qu'en abandonnant désormais la Constitution à son propre mouvement et à celui de l'opinion publique, lui-même, et tout son parti, devait se trouver dépouillé de toute sa puissance et de tout son crédit? Le résultat des dernières élections ne pouvait laisser aucun doute sur celui des élections prochaines. Tous les conventionnels allaient se voir exclus de la représentation nationale; et dans le Directoire même, grâce aux nouvelles dispositions connues de Carnot, au caractère invariable de justice et de modération du vertueux Barthélemy, n'était-il pas évident que ce parti serait au moins en minorité très décidée?

Je ne sais ni comment on oserait contester la vérité de ces faits, ni comment on pourrait se refuser aux conséquences qui devaient en résulter nécessairement. Quelque irréprochable, quelque politique qu'eût été la conduite des Conseils, le parti conventionnel se voyait également vaincu, sans lutte et sans combat, par la seule puissance de l'opinion, par la force même des circonstances, par le simple mouvement de la Constitution. Quel intérêt n'avait-il donc pas à tout risquer pour violer cette Constitution qu'il avait tant de fois juré de maintenir, mais qui le menaçait aujourd'hui de toute son ingratitude! Quel intérêt n'avait-il pas à prévenir par toutes sortes de moyens, même les plus violents et les plus audacieux, le terrible orage qui s'assemblait sur sa tête, et que chaque jour, grâce à la marche rapide des événements et de l'opinion, semblait rendre encore plus inévitable et plus alarmant!

Sans entrer encore dans aucun détail d'intrigues ou de faits particuliers, n'est-ce pas assez de voir l'état des choses tel qu'il était évidemment aux yeux de l'univers, pour juger quel est le parti, celui des Conseils ou celui du Directoire, qui devait sentir le plus vivement le besoin, la nécessité de conspirer, non seulement pour défendre son pouvoir, mais encore pour assurer son existence, son repos, l'impunité de ses conquêtes et de ses jouissances? C'est à ce besoin même qui, l'éclairant sur tous ses dangers, lui donnait en même temps une plus grande énergie de courage et de résolution, que ce dernier dut essentiellement sa victoire; l'autre ne s'est perdu que par une trop grande confiance dans la force toujours plus ou moins chimérique de l'opinion, dans ce respect des formes qu'il est si facile à l'audace heureuse d'enfreindre ouvertement, ou de plier à son gré.

La catastrophe du 18 fructidor n'est bien réellement que le triste résultat de la lutte établie, non pas, comme on a voulu le faire croire, entre le royalisme et la République, mais entre la République et la Révolution, ou pour mieux dire, entre deux partis, dont l'un voyait dans la Constitution nouvelle le commencement de sa puissance, et l'autre le terme de la sienne. De ces deux partis, l'un cherchait à garder le pouvoir en continuant, sous toutes sortes de prétextes, la Révolution qui le lui avait donné; l'autre se flattait de conquérir ce même pouvoir à son tour, en dérévolutionnant sans cesse la Révolution, au gré de l'opinion qui l'avait appelé, dans cette espérance, aux honneurs de la représentation nationale.

Avant de parler de l'événement d'une grande bataille, il est sans doute indispensable de passer en revue les forces et les ressources des deux partis combattants. L'énumération de celles du parti des Conseils n'est pas longue; constitutionnellement, il n'en avait point d'autres qu'un décret d'accusation contre le Directoire pris en masse, ou contre quelques-uns de ses membres en particulier. Et l'exécution de ce décret ne pouvait avoir lieu qu'en vertu d'une proclamation du Corps législatif pour la formation de la Haute Cour de justice. Cette mesure était donc soumise à des formes dont la lenteur laissait beaucoup de chances ouvertes aux manœuvres de la faction directoriale. Les Conseils avaient évidemment pour eux la voix de l'opinion publique, que les meilleurs journaux de la capitale ne cessaient de soulever encore en leur faveur. Mais dans ces temps de trouble, cette puissance de l'opinion est bien vague, bien faible, bien incertaine. Il est d'ailleurs si facile d'en étouffer les organes, ou d'opposer à leurs plus justes, à leurs plus énergiques réclamations, les cris toujours plus perçants de la calomnie, de la menace, de la violence ou des fausses terreurs de l'esprit de parti. Tandis que l'éloquence de la raison éclairait doucement la partie du public qui ne se trouvait déjà que trop convaincue des vérités qu'on prenait tant de peine à lui persuader, on faisait crier de tous côtés à la trahison, au royalisme, à la contre-révolution; on répandait dans les dernières classes du peuple, et surtout dans les armées, les pamphlets les plus absurdes, mais les plus séditieux, contre le Corps législatif. On ne négligeait rien surtout pour épouvanter les prétendus patriotes sur les suites terribles d'une réaction du parti opprimé contre le parti oppresseur.

On ne saurait nier cependant que l'influence de quelques journaux n'ait paru véritablement redoutable, puisque, même longtemps avant l'événement, ce sont ces journalistes que les partisans du pouvoir exécutif crurent devoir attaquer avec le plus d'acharnement et de fureur, et qu'au moment de la victoire, on les vit placés par la vengeance dans la même catégorie que les principaux chefs du parti vaincu.

Les Conseils ne se dissimulèrent pas sans doute la faiblesse des ressources que leur laissait la Constitution pour résister aux entreprises du Directoire. Ils tentèrent de s'en assurer de plus puissantes par une meilleure organisation de la garde nationale, par l'établissement d'une surveillance particulière, confiée au comité des inspecteurs de la salle. Mais ne dépendait-il pas du Directoire de retarder, tant qu'il le jugerait à propos, cette organisation de la garde nationale, puisque c'est encore de lui seul qu'il fallait obtenir les moyens de l'armer?

Le titre d'inspecteur de la salle était assurément fort modeste, mais était-il bien propre à rallier autour de lui l'esprit militaire? Et cependant l'éclat des noms des généraux qu'on voyait à la tête de ce comité n'avertissait-il pas trop clairement le parti opposé, des entreprises auxquelles on pourrait avoir le dessein de l'employer? Je ne serais pas très surpris, je l'avoue, que l'on eût encore compté, dans un moment d'explosion, quoique bien vaguement, sur le secours des nombreux émigrés rentrés dès lors dans le sein de la capitale. C'était peut-être l'arrière-réserve de ce parti, comme les terroristes formaient celle de l'autre. Mais quelques dispositions chevaleresques qu'on puisse supposer encore à des infortunés que le désespoir et la misère avaient si cruellement abattus, il faudra toujours convenir que ce corps de réserve était au moins d'une très faible ressource, en ce qu'il n'avait presque aucun moyen de se réunir avec confiance, avec sûreté, en ce qu'il n'avait pas, comme les terroristes, le suprême avantage de pouvoir se coaliser d'un instant à l'autre, par tous ses rapports d'intérêt et d'habitude, avec les passions fougueuses de la plus vive populace; au reste, je suis convaincu que l'un et l'autre parti voyaient parfaitement l'extrême faiblesse de l'un de ces corps de réserve, et le terrible danger de l'autre. Mais on se flattait peut-être en secret de pouvoir s'en servir au besoin, pour s'inquiéter et se menacer mutuellement.

Le Directoire avait pour lui les forces d'une faction très active, et la puissance d'un gouvernement nouvellement établi, que la Constitution même avait investi de pouvoirs très étendus, et à qui les circonstances en avaient laissé de plus étendus encore, dans tous les instruments, dans tous les ressorts du régime révolutionnaire auquel il venait de succéder. Il tenait dans ses mains les rênes d'une force armée prodigieuse, toutes celles d'une administration immense, par les départements et les tribunaux qu'il pouvait destituer à volonté. Il disposait encore du trésor national, qui ne renfermait pas, il est vrai, de grosses sommes d'argent comptant; mais il y pouvait suppléer par beaucoup de manœuvres particulières, et plus sûrement encore par le produit secret des négociations qu'il était le maître de hâter ou de retarder à son gré. Tous les fils tendus pour diriger, non l'opinion publique qui ne peut jamais dépendre que d'elle-même ou de l'empire de la raison, mais cette opinion beaucoup plus entreprenante et beaucoup plus impérieuse de la classe qu'on affecte d'appeler le peuple par excellence: tous les fils de cette grande machine étaient encore en son pouvoir.

Pour soulever une si grande puissance, pour la faire agir décidément en sa faveur, il n'avait plus qu'un léger obstacle à vaincre: c'est d'oser risquer un moment de paraître avoir violé la Constitution. Entre son danger et la conquête d'un despotisme absolu, l'on voit donc qu'il n'existait d'autre barrière qu'une feuille de papier, un seul article de la charte constitutionnelle.

Un obstacle plus embarrassant peut-être était l'opposition qui s'était élevée dans le sein même du Directoire, pour défendre et pour soutenir la majorité du Corps législatif. Mais la Constitution même avait indiqué les moyens d'échapper à ce puissant obstacle en déclarant:

1o Que le Directoire exécutif peut délibérer, pourvu qu'il y ait trois membres présents;

2o Qu'il peut délibérer quand il le juge à propos, sans l'assistance de son secrétaire;

3o Qu'en ce cas les délibérations sont rédigées sur un registre particulier par un des membres du Directoire.

Grâce à cette admirable prévoyance, trois directeurs ne sont-ils pas les maîtres d'ordonner tout ce qui pourrait favoriser la plus violente des injustices, même une conspiration contre l'État, ou seuls, ou d'accord avec leurs collègues, avec la plus grande facilité pour en faire disparaître les preuves, si le succès de l'entreprise ne répondait pas à leurs vœux?

Je ne puis m'empêcher d'observer ici que, parmi les germes multipliés de dispositions factieuses que renferme la Constitution de 1795, c'en est un assez puissant sans doute que cette organisation du Directoire, au moyen de laquelle, vu le petit nombre des hommes qui le composent et l'énorme pouvoir qui leur est délégué, une majorité décisive doit être fort rare dans les circonstances difficiles ou douteuses, et la minorité toujours trop forte et trop redoutable. Sans quelques faiblesses, ou sans quelques animosités personnelles, à quoi tenait-il que la minorité du Directoire, peu de temps avant le 18 fructidor, n'en devînt la majorité? Si soixante mille francs n'avaient pas décidé Le Tourneur (de la Manche) à consentir de bonne grâce à s'arranger avec le sort pour sortir le premier, ou si la terrible haine de Barras et de Carnot [139] avait laissé quelque voie de conciliation ouverte entre eux, qui sait si la révolution du 18 fructidor n'eût pas été faite en sens inverse?

Lorsque les attaques continuelles et souvent très inconsidérées des Conseils eurent engagé le Directoire à recourir à la terrible mesure de former de grands rassemblements de troupes aux environs de Paris, et de leur faire dépasser même la ligne déterminée par la Constitution (la distance de six myriamètres du lieu de la résidence du Corps législatif), une grande explosion dut paraître dès lors absolument inévitable. L'espèce de désaveu, fait par le Directoire, d'un ordre qu'une autre autorité que la sienne n'eût osé risquer, la circonspection sage et modérée à laquelle la majorité du Corps législatif semblait vouloir revenir, ne pouvaient inspirer aux hommes clairvoyants une grande confiance; on s'était menacé trop ouvertement, on s'était fait mutuellement une trop grande peur, les haines de parti s'étaient trop prononcées, pour qu'il fût possible de se pardonner et de se rapprocher de bonne foi.

Les Conseils laissèrent échapper le seul instant où, sans sortir de la ligne constitutionnelle, ils auraient pu, selon toute apparence, s'assurer de la victoire en poursuivant avec plus de fermeté la dénonciation relative à l'approche des troupes. Un des ministres, interrogé sur-le-champ, leur eût fourni, dit-on, des preuves suffisantes de la forfaiture du Directoire, pour autoriser les démarches les plus promptes et les plus décisives. Mais, soit que l'influence même de quelques hommes de leur parti ait redouté le danger des résolutions qu'eût nécessitées une pareille mesure, soit que, de part et d'autre, on ne crût pas avoir assez rassemblé tous ses moyens d'attaque, on eut l'air de se rapprocher. On se contenta d'une explication fort équivoque, fort insignifiante; on s'applaudit peut-être encore une fois en secret d'avoir pu réussir du moins à donner une vive alarme et de l'avoir fait impunément.

Mais il s'en faut bien que la partie fût égale. Lorsqu'on n'a pas su profiter d'une grande faute de son adversaire, en politique comme au jeu, cette faute même donne communément un prodigieux avantage à celui qui l'a commise.

On fit élever les poteaux qui devaient marquer l'enceinte dans laquelle aucun corps de troupes ne pouvait pénétrer sans un décret du Corps législatif. Mais, sous différents prétextes, on laissa toujours cantonner les mêmes troupes à une fort petite distance de la ligne constitutionnelle. D'un autre côté, n'est-il pas à présumer du moins que l'on avait aussi tenté d'engager quelques négociations avec l'armée de Moreau? Peut-être même les eût-on vues réussir, si ce malheureux parti, dont l'intention du moins était bien évidemment de garantir partout la sûreté des personnes et des propriétés, n'eût pas été dépourvu d'argent au point de ne pouvoir trouver une somme de cent mille écus, dans une circonstance où une somme si peu considérable eût probablement suffi pour assurer le succès de la mesure la plus importante. Un état de tension pareil dans les intérêts et dans les dispositions des deux partis ne pouvait subsister longtemps. Tous deux, après s'être flattés plus ou moins qu'on pourrait être contenu par des craintes mutuelles, virent bientôt qu'une explosion devenait inévitable. Il y a même tout lieu de croire qu'on se détermina presque en même temps à risquer le combat: mais avec quelle inégalité de mesures et de moyens!

On assure que l'argent nécessaire que le parti des Conseils ne put trouver dans la bourse de ses avares et pusillanimes clients, le parti directorial l'obtint sans peine pour prix de la négociation précipitée qu'il voulut bien conclure alors avec le ministre de Portugal.

La veille, la nuit même du jour qu'il avait été résolu d'attaquer ouvertement le Directoire au Conseil des Cinq-Cents, le comité des inspecteurs de la salle se vit arrêté par le général Augereau, mandé tout exprès à Paris pour cette expédition, comme un club de conspirateurs. Au même instant, ses satellites enlevèrent ou dispersèrent autant de députés qu'il en fallait faire disparaître pour que la minorité du Corps législatif en devînt bien sûrement la majorité. Cette étrange majorité de la représentation nationale, ouvrage d'une seule nuit, fut rassemblée dans un autre local, dans la salle de l'Odéon, sous les yeux et sous la garde du triumvirat directorial; car, victimes du même complot, frappés du même coup de foudre, Carnot et Barthélemy s'étaient déjà vus proscrits sans avoir été ni jugés ni même accusés. Le premier s'était soustrait par la fuite au plus injuste pouvoir; l'autre en attendit l'arrêt avec la plus noble résignation. Peut-être son âme douce et vertueuse se refusait-elle encore à croire à tant d'injustice et d'atrocité. Dès le matin, tout Paris fut couvert de placards qui annonçaient la découverte de la plus terrible conspiration, à la vérité sans aucune preuve, mais avec l'assurance la plus imposante et tout l'appareil d'une grande force armée pour la soutenir ou pour y suppléer.

Avant qu'on eût le temps d'être instruit des mesures extraordinaires que venait de prendre le Directoire, il en avait déjà reçu le pouvoir par la nouvelle majorité du Corps législatif. Et ce ne fut pas un seul instant, pour ainsi dire, que la responsabilité de ces grandes mesures reposa sur la tête des triumvirs. Les premiers ordres exécutés par le général Augereau [140] n'étaient signés d'aucun des Directeurs [141]; et tous les autres avaient été légalisés par un décret du Corps législatif.

La grande force déployée dans cette circonstance le fut avec tant d'énergie et de promptitude qu'elle ne trouva nulle part la moindre résistance. Et l'on ne vit jamais un plus grand mouvement politique exécuté non seulement avec moins de violence et de trouble, mais avec une plus grande apparence d'ordre et de tranquillité. Il n'y eut pas une goutte de sang répandue.

Paris ne parut éprouver qu'une morne surprise; l'effroi d'une attente encore plus funeste le disposa sans doute à supporter avec plus de soumission la perte de ses dernières espérances et le nouveau joug qu'il venait de subir.

Quelque violente qu'eût été cette révolution, de quelques suites terribles qu'elle menace et la destinée de la France et celle de l'Europe entière, elle ne ressemble en rien à toutes celles qui l'avaient précédée. Ce n'est point, comme les autres, au dehors qu'on la voit éclater; c'est dans l'enceinte même du palais directorial qu'elle fut conçue et consommée. Elle porte tout le caractère des révolutions du Divan de Constantinople.

Passé les premiers jours où Paris, plus désarmé qu'il ne le fut jamais au temps de la monarchie, se vit contenu de tout côté par une très grande force militaire, cette partie du peuple, dont l'attention n'est jamais vivement frappée que par les objets extérieurs, n'aperçut pour ainsi dire aucun changement remarquable; elle ne vit autour d'elle aucun mouvement sensible, aucun nouveau pouvoir. Le même drapeau flottait toujours devant ses yeux. La République était toujours là pour ceux qui l'aimaient, comme pour ceux qui la détestaient; entourée en apparence des mêmes autorités, de son Directoire et de ses deux Conseils. Encore entendait-on crier de toute part qu'elle venait d'être sauvée du plus imminent de tous les dangers, que par un nouveau miracle de prudence et d'énergie elle avait enfin triomphé de ses plus terribles ennemis.

Et peut-être étaient-ce en effet les plus ardents républicains qui, dans le fond du cœur, se trouvaient le plus affligés de ce cruel triomphe: quels que fussent les intérêts de leur opinion ou de leur parti, pouvaient-ils se dissimuler que si la République avait été véritablement menacée, c'est au moins par les moyens les plus indignes d'elle qu'on avait entrepris de la sauver!

Ils ne pouvaient se dissimuler encore que des secours aussi violents, aussi parricides, n'étaient pas moins propres à renverser la République qu'à la rétablir; et qu'enfin le succès d'un grand exemple venait d'apprendre aux factieux de toutes les classes par quelles manœuvres, avec quelle impunité l'on pouvait violer la Constitution, pourvu qu'on en eût l'audace et qu'on en sût bien saisir le moment.

N'était-il pas trop évident que la République n'était plus qu'un nom; que sous ce nom un petit nombre de démagogues pouvait usurper d'un moment à l'autre la puissance la plus absolue qu'aucun gouvernement eût jamais exercée; que toute la majesté de la représentation nationale se trouvait soumise à l'oligarchie la plus oligarchique et la plus militaire qui eût jamais existé, et que cette oligarchie d'un nouveau genre ne devait pas trouver encore dans l'incertitude et l'extrême mobilité de son existence des principes de sagesse, de justice et de modération bien rassurants.

Aucune crise de la Révolution n'a paru moins sanguinaire, à la vérité; mais il n'en est peut-être aucune qui soit signalée par des actes de violence plus arbitraires, plus révoltants, par des déportations plus injustes, par des émigrations plus nombreuses, par un acharnement plus barbare contre cette foule de malheureux que la loi même avait forcés d'abandonner leurs foyers, par des arrestations plus fréquentes et plus despotiques, par des mesures plus destructives au dedans et plus alarmantes au dehors. La journée du 18 fructidor fut le dernier triomphe des idées extrêmes sur les principes qui ont fondé jusqu'ici la sûreté de tous les gouvernements et de tous les peuples; il fut accompagné de crimes moins éclatants, mais d'une plus terrible puissance. Il y a tout lieu de craindre que ses suites ne s'étendent encore beaucoup plus loin, qu'il ne soit le 31 mai de l'Europe entière.

L'inconcevable inertie du peuple de Paris dans cette circonstance ne peut s'expliquer que par le profond accablement où l'ont plongé tant d'années de misère et de calamités de tout genre. Où les malheurs particuliers sont si grands et si multipliés, il n'y a plus d'esprit public. Chacun est trop occupé de ses propres dangers pour considérer ceux de la patrie. Sous l'apparence de se rallier à la volonté générale, on ne se rallie en effet qu'à soi. «Sauve qui peut!» est la morale du jour. Cette morale perfide a perdu la France, et perdra le reste de l'Europe si l'on n'y rappelle pas les nations et les individus à des sentiments plus patriotiques et plus généreux.

IV.
PARIS AU PRINTEMPS DE 1801

En revenant à Paris au temps du Consulat, Meister eut le plaisir de retrouver la ville brillante qu'il avait connue dans sa jeunesse. Le gouvernement du Premier Consul, qui n'avait que seize mois de date, ne semblait pas complètement assis, et n'avait pas porté tous ses fruits: le Concordat était encore à venir.

Étranger à la France, Meister n'avait pas à prendre parti; mais il était heureux de voir le nouveau régime et le rétablissement de l'ordre. Il a décrit ses impressions dans les pages qui suivent, adressées à un de ses amis d'Allemagne. Nous y avons fait quelques coupures.

«Je partis pour Bâle vers la fin de février [1801] et m'embarquai là dans la diligence, comme la voiture la plus sûre et la plus commode, lorsqu'on ne peut pas voyager à la manière des généraux ou des commissaires, avec un grand équipage et beaucoup de suite. Nous avions pour escorte quatre fantassins et un caporal, bien armés, mais si péniblement juchés sur l'impériale, qu'avant de pouvoir se mettre en défense contre une troupe de brigands, ils en eussent été selon toute apparence les premières victimes [142].

«Depuis Belfort jusqu'à Troyes, nous trouvâmes des chemins si horribles, si mal entretenus en dépit des sommes considérables que doivent rendre les droits de péage qu'on vous fait payer pour ainsi dire à chaque poste, que je ne pus m'empêcher d'observer plus d'une fois que de pareils chemins gâtaient furieusement un des beaux droits que nous avait assurés la Révolution,—qu'elle nous avait promis du moins, comme tant d'autres: le droit d'aller et de venir. Et plût à Dieu qu'elle ne l'eût pas restreint de mille manières infiniment plus pénibles encore!

«Je fus sensiblement touché de voir plusieurs églises réparées, et d'apprendre en même temps que le culte public avait été rétabli presque partout, avec plus de simplicité sans doute, mais sans trouble, et peut-être avec une ferveur plus pure et plus édifiante.

«Il était près de dix heures du soir, lorsque nous passâmes les barrières de Paris. Mais quelque obscure que fût la nuit, je crus déjà, dans le premier moment, retrouver le Paris que je n'avais pas revu depuis dix ans, quoiqu'il n'y en eût que cinq que j'y étais retourné pour la dernière fois. Même bruit, même mouvement, même folie et même sécurité que dans le bon temps où l'on n'y rêvait pas même révolution.

«Le lendemain, et tous les jours qui suivirent cet heureux lendemain, m'ont confirmé la vérité de ce premier aperçu. L'état actuel de ce magique séjour ne tient pas moins du miracle que n'en tenait l'horrible métamorphose qu'il avait subie depuis l'époque de 1790 à celle de 1795.

«Cette même immense population qui, durant le règne de la Terreur, et même encore quelque temps après, se vit plus d'une fois menacée de périr de faim et de misère, paraît aujourd'hui nager dans l'abondance. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu, dans aucun temps, à Paris, autant de grands et vastes magasins de comestibles, autant et d'aussi magnifiques cafés. Le seul genre de luxe que je n'ai point trouvé, dans le nouveau Paris, au même degré que dans l'ancien, est le luxe des chevaux et des voitures particulières. Un équipage à soi tient peut-être à un état de richesse plus stable que ne croient l'être beaucoup de fortunés de fraîche date; plus marquant aussi peut-être qu'il ne convient encore à d'autres de l'afficher. Aux fêtes de Longchamp, le temps était superbe; il y eut un monde prodigieux, et l'on n'y vit pas une voiture d'une élégance remarquable.

«—Comment va-t-on cette année à Longchamp? disait-on devant M. de Narbonne.—Mais, je crois, répliqua-t-il, que les personnes de qualité y vont à pied.

«En voyant tous les piétons de Longchamp, on aurait pu croire, en vérité, que beaucoup de personnes avaient entendu la décision, et l'avaient prise à la lettre, comme M. Jourdain celle de son tailleur [143].

«Les coiffures à la Titus, à la Caracalla, sont toujours à la mode; mais pour être du dernier goût, il faut qu'il y ait sur la tête une touffe de cheveux bien ébouriffée; aussi ne voyez-vous jamais nos merveilleux du moment s'approcher d'une glace sans se gratter la tête ou la perruque, de manière à lui rendre toutes les grâces de ce beau désordre.

«La plupart du temps, les hommes sont en bottes, mais bien cirées et bien parfumées. Cet usage est même si commun qu'il a produit une branche d'industrie nouvelle: celle des décrotteurs en boutique. Dans ces boutiques, plus ou moins élégantes, vous trouvez des fauteuils faits tout exprès pour cet usage, où vous reposez commodément, tandis qu'on nettoie et qu'on parfume vos bottes. De peur que la longueur de l'opération ne vous ennuie, on vous offre à lire, en attendant, les gazettes et les journaux.

«L'habit des hommes est fort uni, fort simple et peu cher. Ce n'est qu'à la broderie de son pantalon que vous pouvez reconnaître, dans le monde, un tribun, un législateur [144], un général, au dessin plus ou moins riche de leur broderie d'or ou d'argent.

«La parure des femmes est non seulement plus agréable, plus élégante qu'elle ne l'a jamais été: depuis quelque temps elle est encore fort riche. Aux robes de mousseline et de linou, on a substitué celles de soie. Les couleurs foncées, même un peu sombres, et plus ou moins tranchantes, comme toutes les nuances de boue rouge et jaune d'Égypte, sont celles que les jeunes personnes portent de préférence. La mode des diamants a si bien repris que leur valeur, dans le commerce, a presque doublé depuis un an.

«Si la plupart des femmes ont renoncé aux poches et aux jupons, il est rare d'en rencontrer, à la promenade ou dans les rues, sans ridicule [145] et sans châle. Ces châles sont une espèce de draperie qui sied singulièrement bien aux femmes qui savent en tirer parti; et, du moins dans ce moment où elles ont la gorge et les épaules presque entièrement découvertes, une parure tout à fait indispensable pour se garantir un peu des rigueurs de la saison et des regards du profane vulgaire.


«Le lieu de l'Europe où l'on paraît avoir conservé le moins de souvenirs pénibles du règne de la Terreur, du 13 vendémiaire, du 18 fructidor, de tous les crimes et de tous les malheurs de la Révolution, c'est Paris. Même lorsqu'on y parle encore de ces époques désastreuses, ce n'est que pour en rappeler quelques scènes singulières et piquantes, comme d'un événement mémorable arrivé dans un autre hémisphère, ou dans un autre siècle.

«Peut-être un pareil état d'indifférence est-il ce fleuve du Léthé qu'il est indispensable de traverser, en sortant des enfers d'une révolution, pour arriver à de nouveaux Champs-Élysées, c'est-à-dire à quelque établissement stable, d'ordre et de paix. Comment pourrait-on exister en France au milieu de tant de bourreaux, de tant de victimes [146], si l'on conservait toute la juste indignation que méritent les uns, toute la pitié que devraient inspirer les autres? On devient forcément indifférent et léger, lorsque ce n'est plus qu'à ce prix qu'il est possible de vivre et de supporter la vie.

«En 1795, je vis la Révolution dévorer encore tout le monde; aujourd'hui, tout le monde à son tour ne paraît occupé qu'à dévorer la Révolution, à ressaisir, de force ou d'adresse, soit quelques lambeaux de ce qu'elle n'a pas détruit, soit quelqu'une des riches dépouilles qu'elle sut conquérir au dedans et au dehors. Ceux qui ne peuvent en arracher du crédit et de la puissance tâchent d'en obtenir du moins de l'argent et du plaisir; et plus d'un ci-devant grand seigneur s'estime encore assez heureux d'en recevoir un morceau de pain, quelquefois même au prix le plus avilissant: car ce n'est qu'en faisant le métier d'espion dans la bonne compagnie, qu'un chevalier de Luxembourg, par exemple, a retrouvé, dit-on, de quoi vivre.


«Je ne crois pas que l'affectation du langage de la morale la plus sévère ait jamais été plus à la mode dans les conversations, ni dans les écrits qui prétendent donner ou saisir le ton du jour. On prêche la dévotion jusque dans les romans; et le conte ou le petit poème d'Atala ne doit certainement la meilleure partie de son prodigieux succès qu'à l'éloquence religieuse du père Aubry.

«Aux fêtes de Pâques, j'ai vu toutes nos merveilleuses et tous nos incroyables courir avec empressement à la messe; et dans une de nos plus grandes paroisses de Paris, à Saint-Roch, c'est la beauté la plus célèbre du moment, Mme Récamier, qui s'était chargée de faire la quête, précédée, comme autrefois les femmes de la cour, par le suisse de l'église avec sa grande hallebarde.

«Il a été sérieusement question de recréer une espèce de hiérarchie ecclésiastique, composée de vingt-quatre évêques et d'un patriarche gallican; de donner par conséquent au culte catholique le caractère d'une institution nationale, et d'assigner des fonds publics à l'entretien de ce culte et de ses ministres. Sans l'horrible attentat du 3 nivôse (24 décembre 1800), peut-être l'exécution de ce projet aurait-elle déjà eu lieu. Mais ce crime des chouans a jeté quelque défaveur sur les partisans les plus purs d'une religion dont ces mêmes chouans avaient osé couvrir la coupable audace de leurs complots.

«Dans l'espèce d'inquiétude que laisse encore une puissance nouvellement établie qui ne repose que sur la tête d'un seul homme, sans présenter aucune autre garantie que le prodige inouï de sa gloire et de sa fortune, comment les plus heureux n'auraient-ils pas un besoin continuel de se distraire? comment les autres ne chercheraient-ils pas, dans un ordre de choses supérieur, les consolations, l'espoir, le repos que ne leur assure point l'ordre actuel?

«La mauvaise humeur des républicains se permet de dire que Bonaparte a mis la tranquillité publique sur sa tête, et la liberté sous ses pieds: rien de plus injuste assurément; car depuis le commencement de la Révolution, il serait impossible de citer une seule époque où la France ait joui de plus de gloire et de prospérité, de plus de repos, d'une liberté plus douce.

«Le contraste qui frappe aujourd'hui le plus fréquemment l'observateur, c'est celui de l'ancien et du nouveau régime, qui ne cessent de se rencontrer, dont l'un tantôt devance l'autre, et tantôt se trouve devancé par lui, mais toujours d'une façon assez bizarre;—de pauvres ci-devant dont, malgré leur humiliation, de nouveaux parvenus affectent de singer le langage et les manières;—de purs citoyens jadis, voulant être traités aujourd'hui de messieurs; et des messieurs d'autrefois, se piquant encore d'être appelés citoyens;—des philosophes devenus minutieusement dévots, et des prêtres devenus philosophes;—partout encore des formes et des formules républicaines, avec une puissance heureusement plus que monarchique;—le luxe d'une cour, et surtout l'appareil imposant d'une cour militaire;—des femmes de généraux ou de fournisseurs vêtues comme des princesses, mais laissant échapper encore de temps en temps des expressions familières à leur première condition. C'est ainsi qu'à la fête donnée par M. de Talleyrand, une de ces dames de nouvelle date, entrant dans la salle à manger, ne put s'empêcher de s'écrier: Sacré nom de D...., quel souper!

«—Ah! madame! lui répondit le ministre, qui sait si bien prendre le ton de tout le monde, croyez-moi, ce n'est pas le Pérou!


«J'ai rencontré dans le monde un officier de la suite de M. le comte de Kalitchef, le jour même qu'il avait été présenté au Premier Consul. Ce jeune Russe, plein d'esprit et de naïveté, ravi de tout ce qu'il venait de voir aux Tuileries, ne pouvait se lasser de répéter à tous ceux qui lui parlaient de cette audience: Mais c'est une cour, je vous assure, absolument une cour!»


Le jeune officier avait saisi la situation d'un coup d'œil, et son mot la résume parfaitement. Ce résultat n'était pas pour déplaire à Meister: dans le tableau qu'on vient de lire, on a vu se dessiner ses préférences. Ce n'est pas lui qui aurait dit avec le frère d'André Chénier:

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