Stello
The Project Gutenberg eBook of Stello
Title: Stello
Author: Alfred de Vigny
Release date: January 1, 2006 [eBook #9655]
Most recently updated: January 2, 2021
Language: French
Credits: Produced by Walter Debeuf
Produced by Walter Debeuf
STELLO
par ALFRED DE VIGNY.
L'analyse est une sonde. Jetée profondément dans l'Océan, elle épouvante et désespère le Faible; mais elle rassure et conduit le Fort qui la tient fermement en main.
LE DOCTEUR-NOIR.
CHAPITRE PREMIER
CARACTÈRE DU MALADE
Stello est né le plus heureusement du monde et protégé par l'étoile du ciel la plus favorable. Tout lui a réussi, dit-on, depuis son enfance. Les grands événements du globe sont toujours arrivés à leur terme de manière à seconder et à dénouer miraculeusement ses événements particuliers, quelque embrouillés et confus qu'ils se trouvassent; aussi ne s'inquiète-t-il jamais lorsque le fil de ses aventures se mêle, se tord et se noue sous les doigts de la Destinée: il est sûr qu'elle prendra la peine de le disposer elle-même dans l'ordre le plus parfait, qu'elle-même y emploiera toute l'adresse de ses mains, à la lueur de l'étoile bienfaisante et infaillible. On dit que, dans les plus petites circonstances, cette étoile ne lui manqua jamais, et qu'elle ne dédaigne pas d'influer, pour lui, sur le caprice même des saisons. Le soleil et les nuages lui viennent quand il le faut. Il y a des gens comme cela.
Cependant il se trouve des jours dans l'année où il est saisi d'une sorte de souffrance chagrine que la moindre peine de l'âme peut faire éclater, et dont il sent les approches quelques jours d'avance. C'est alors qu'il redouble de vie et d'activité pour conjurer l'orage, comme font tous les êtres vivants qui pressentent un danger. Tout le monde, alors, est bien vu de lui et bien accueilli; il n'en veut à qui que ce soit, de quoi que ce soit. Agir contre lui, le tyranniser, le persécuter, le calomnier, c'est lui rendre un vrai service; et, s'il apprend le mal qu'on lui a fait, il a encore sur la bouche un éternel sourire indulgent et miséricordieux. C'est qu'il est heureux comme les aveugles le sont lorsqu'on leur parle; car si le sourd nous semble toujours sombre, c'est qu'on ne le voit que dans le moment de la privation de la parole des hommes; et si l'aveugle nous paraît toujours heureux et souriant, c'est que nous ne le voyons que dans le moment où la voix humaine le console.—C'est ainsi que Stello est heureux; c'est qu'aux approches de sa crise de tristesse et d'affliction, la vie extérieure, avec ses fatigues et ses chagrins, avec tous les coups qu'elle donne à l'âme et au corps, lui vaut mieux que la solitude, où il craint que la moindre peine de coeur ne lui donne un de ses funestes accès. La solitude est empoisonnée pour lui, comme l'air de la Campagne de Rome. Il le sait; mais il s'y abandonne cependant, tout certain qu'il est d'y trouver une sorte de désespoir sans transports, qui est l'absence de l'espérance.—Puisse la femme inconnue qu'il aime ne pas le laisser seul dans ces moments d'angoisse!
Stello était, hier matin, aussi changé en une heure qu'après vingt jours de maladie, les yeux fixes, les lèvres pâles et la tête abattue sur la poitrine par les coups d'une tristesse impérissable.
Dans cet état, qui précède des douleurs nerveuses auxquelles ne croient jamais les hommes robustes et rubiconds dont les rues sont pleines, il était couché tout habillé sur un canapé, lorsque, par un grand bonheur, la porte de sa chambre s'ouvrit, et il vit entrer le Docteur-Noir.
CHAPITRE II
SYMPTOMES
"Ah! Dieu soit loué! s'écria Stello en levant les yeux, voici un vivant. Et, c'est vous, vous qui êtes le médecin des âmes, quand il y en a qui le sont tout au plus du corps, vous qui regardez au fond de tout, quand le reste des hommes ne voit que la forme et la surface! —Vous n'êtes point un être fantastique, cher Docteur; vous êtes bien réel, un homme créé pour vivre d'ennui et mourir d'ennui un beau jour. Voilà, pardieu, ce que j'aime de vous, c'est que vous êtes aussi triste avec les autres que je le suis étant seul.—Si l'on vous appelle Noir, dans notre beau quartier de Paris, est-ce pour cela ou pour l'habit et le gilet noir que vous portez?—Je ne le sais pas, Docteur; mais je veux dire ce que je souffre afin que vous m'en parliez; car c'est toujours un grand plaisir pour un malade que de parler de soi et d'en faire parler les autres: la moitié de la guérison gît là dedans.
"Or, il faut le dire hautement, depuis ce matin j'ai le spleen, et un tel spleen, que tout ce que je vois, depuis qu'on m'a laissé seul, m'est en dégoût profond. J'ai le soleil en haine et la pluie en horreur. Le soleil est si pompeux, aux yeux fatigués d'un malade, qu'il semble un insolent parvenu; et la pluie! ah! de tous les fléaux qui tombent du ciel, c'est le pire à mon sens. Je crois que je vais aujourd'hui l'accuser de ce que j'éprouve. Quelle forme symbolique pourrais-je donner jamais à cette incroyable souffrance? Ah! j'y entrevois quelque possibilité, grâce à un savant. Honneur soit rendu au bon docteur Gall (pauvre crâne que j'ai connu!). Il a si bien numéroté toutes les formes de la tête humaine, que l'on peut se reconnaître sur cette carte comme sur celle des départements, et que nous ne recevrons pas un coup sur le crâne sans savoir avec précision quelle faculté est menacée dans notre intelligence.
"Eh bien, mon ami, sachez donc qu'à cette heure où une affliction secrète a tourmenté cruellement mon âme, je sens autour de mes cheveux tous les Diables de la migraine qui sont à l'ouvrage sur mon crâne pour le fendre; ils y font l'oeuvre d'Annibal aux Alpes. Vous ne les pouvez voir vous: plût aux docteurs que je fusse de même! Il y a un Farfadet, grand comme un moucheron, tout frêle et tout noir, qui tient une scie d'une longueur démesurée et l'a enfoncée plus d'à moitié sur mon front; il suit une ligne oblique qui va de la protubérance de Idéalité, nº 19, jusqu'à celle de la Mélodie, au- devant de l'oeil gauche, nº 32; et là, dans l'angle du sourcil, près de la bosse de l'Ordre, sont blottis cinq Diablotins, entassés l'un sur l'autre comme des petites sangsues, et suspendus à l'extrémité de la scie pour qu'elle s'enfonce plus avant dans ma tête; deux d'entre eux sont chargés de verser, dans la raie imperceptible qu'y fait leur lame dentelée, une huile bouillante qui flambe comme du punch et qui n'est pas merveilleusement douce à sentir. Je sens un autre petit Démon enragé qui me ferait crier, si ce n'était la continuelle et insupportable habitude de politesse que vous me savez. Celui-ci a élu son domicile, en roi absolu, sur la bosse énorme de la Bienveillance, tout au sommet du crâne; il s'est assis, sachant devoir travailler longtemps; il a une vrille entre ses petits bras, et la fait tourner avec une agilité si surprenante que vous me la verrez tout à l'heure sortir par le menton. Il y a deux Gnomes d'une petitesse imperceptible à tous les yeux, même au microscope que vous pourriez supposer tenu par un ciron; et ces deux-là sont mes plus acharnés et mes plus rudes ennemis; ils ont établi un coin de fer tout au beau milieu de la protubérance dite du Merveilleux: l'un tient le coin en attitude perpendiculaire, et s'emploie à l'enfoncer de l'épaule, de la tête et des bras; l'autre, armé d'un marteau gigantesque, frappe dessus, comme sur une enclume, à tour de bras, à grands efforts de reins, à grand écartement des deux jambes, se renversant pour éclater de rire à chaque coup qu'il donne sur le coin impitoyable; chacun de ces coups fait dans ma cervelle le bruit de cinq cent quatre-vingt- quatorze canons en batterie tirant à la fois sur cent quatre-vingt- quatorze mille hommes qui les attaquent au pas de charge et au bruit des fusils, des tambours et des tam-tams. A chaque coup mes yeux se ferment, mes oreilles tremblent, et la plante de mes pieds frémit. —Hélas! hélas! mon Dieu, pourquoi avez-vous permis à ces petits monstres de s'attaquer à cette bosse du Merveilleux? C'était la plus grosse sur toute ma tête, et celle qui me fit faire quelques poèmes qui m'élevaient l'âme vers le ciel inconnu, comme aussi toutes mes plus chères et secrètes folies. S'ils la détruisent, que me restera- t-il en ce monde ténébreux? Cette protubérance toute divine me donna toujours d'ineffables consolations. Elle est comme un petit dôme sous lequel va se blottir mon âme pour se contempler et se connaître, s'il se peut, pour gémir et pour prier, pour s'éblouir intérieurement avec des tableaux purs comme ceux de Raphaël au nom d'ange, colorés comme ceux de Rubens au nom rougissant (miraculeuse rencontre!). C'était là que mon âme apaisée trouvait mille poétiques illusions dont je traçais de mon mieux le souvenir sur du papier, et voilà que cet asile est encore attaqué par ces infernales et invisibles puissances! Redoutables enfants du chagrin, que vous ai-je fait?—Laissez-moi, démons glacés et agiles, qui courez sur chacun de mes nerfs en le refroidissant et glissez sur cette corde comme d'habiles danseurs! Ah! mon ami, si vous pouviez voir sur ma tête ces impitoyables Farfadets, vous concevriez à peine qu'il me soit possible de supporter la vie. Tenez, les voilà tous à présent réunis, amoncelés, accumulés sur la bosse de l'Espérance. Qu'il y a longtemps qu'ils travaillent et labourent cette montagne, jetant au vent ce qu'ils en arrachent! Hélas! mon ami, ils en ont fait une vallée si creuse, que vous y logeriez la main tout entière."
En prononçant ces dernières paroles, Stello baissa la tête et la mit dans ses deux mains. Il se tut, et soupira profondément.
Le Docteur demeura aussi froid que peut l'être la statue du Czar, en hiver, à Saint-Pétersbourg, et dit:
"Vous avez les Diables-bleus, maladie qui s'appelle en anglais
Blue-devils."
CHAPITRE III
CONSÉQUENCES DES DIABLES-BLEUS
Stello reprit d'une voix basse:
"Il s'agit de me donner de graves conseils, ô le plus froid des docteurs! Je vous consulte comme j'aurais consulté ma tête hier soir, quand je l'avais encore; mais, puisqu'elle n'est plus à ma disposition, il ne me reste rien qui me garantisse des mouvements violents de mon coeur; je le sens affligé, blessé, et tout prêt, par désespoir, à se dévouer pour une opinion politique et à me dicter des écrits dans l'intérêt d'une sublime forme de gouvernement que je vous détaillerai…
—Dieu du ciel et de la terre! s'écria le Docteur-Noir en se levant tout à coup, voyez jusqu'à quel degré d'extravagance les Diables-bleus et le désespoir peuvent entraîner un Poète!"
Puis il se rassit; il remit sa canne entre ses jambes avec une fort grande gravité, et s'en servit pour suivre les lignes du parquet, comme s'il eût géométriquement mesuré ses carrés et ses losanges. Il n'y pensait pas le moins du monde, mais il attendait que Stello prît la parole. Après cinq minutes d'attente, il s'aperçut que son malade était tombé dans une distraction complète, et il l'en tira en lui disant ceci:
"Je veux vous conter…"
Stello sauta vivement sur son canapé.
"Votre voix m'a fait peur, dit-il; je me croyais seul.
—Je veux vous conter, poursuivit le Docteur, trois petites anecdotes qui vous seront d'excellents remèdes contre la tentation bizarre qui vous vient de dévouer vos écrits aux fantaisies d'un parti.
—Hélas! hélas! soupira Stello, que gagnerons-nous à comprimer ce beau mouvement de mon coeur?
—Il vous y enfoncera plus avant, dit le Docteur.
—Il ne peut que m'en tirer, reprit Stello, car je crains fortement que le mépris ne m'étouffe un matin.
—Méprisez, mais n'étouffez pas, reprit l'impassible Docteur; s'il est vrai que l'on guérisse par les semblables, comme les poisons par les poisons mêmes, je vous guérirai en rendant plus complet le mal qui vous tient. Écoutez-moi.
—Un moment! s'écria Stello; faisons nos conditions sur la question que vous allez traiter et la forme que vous comptez prendre.
"Je vous déclare d'abord que je suis las d'entendre parler de la guerre éternelle que se font la Propriété et la Capacité; l'une, pareille au dieu Terme et les jambes dans sa gaine, ne pouvant bouger, regardant en pitié l'autre, qui porte des ailes à la tête et aux pieds, et voltige autour d'elle au bout d'un fil, souffletant sans cesse sa froide et orgueilleuse ennemie. Quel philosophe me dira jamais laquelle des deux est la plus insolente? Pour moi, je jurerais que la plus bête est la première, et la plus sotte la seconde. —Voyez donc comme notre monde social a bonne grâce à se balancer si mollement entre deux péchés mortels: l'Orgueil, père de toutes les Démocraties possibles!
"Ne m'en parlez donc pas, s'il vous plaît; et quant à la Forme, ah! Seigneur, faites que je ne la sente pas, s'il vous est possible, car je suis bien las des airs qu'elle se donne. Pour l'amour de Dieu, prenez donc une forme futile, et contez-moi (si vos contes sont votre remède universel), contez-moi quelque histoire bien douce, bien paisible, qui ne soit ni chaude ni froide: quelque chose de modeste, de tiède et d'affadissant, comme le Temple de Gnide, mon ami! quelque tableau couleur de rose et gris, avec des guirlandes de mauvais goût; des guirlandes surtout, oh! force guirlandes, je vous en supplie! et une grande quantité de nymphes, je vous en conjure! de nymphes aux bras arrondis, coupant les ailes à des Amours sortis d'une petite cage!—des cages! des cages! des arcs, des carquois, oh! de jolis petits carquois! Multipliez les lacs d'amour, les coeurs enflammés et les temples à colonnes de bois de senteur!—Oh! du musc, s'il se peut, n'épargnez pas le musc du bon temps! Oh! le bon temps! veuillez bien m'en donner, m'en verser dans le sablier pour un quart d'heure, pour dix minutes, pour cinq minutes, s'il ne se peut davantage! S'il fut jamais un bon temps, faites-m'en voir quelques grains, car je suis horriblement las, comme vous le savez, de tout ce que l'on me dit, et de tout ce que l'on m'écrit, et de tout ce que l'on me fait, et de tout ce que je dis, et de ce que j'écris et de ce que je fais, et surtout des énumérations rabelai- siennes, comme je viens d'en faire une à l'instant même où je parle.
—Cela pourra s'arranger avec ce que j'ai à vous dire, répondit le Docteur en cherchant au plafond, comme s'il eût suivi le vol d'une mouche.
—Hélas! dit Stello, je sais trop que vous prenez lestement votre parti sur l'ennui que vous donnez aux autres."
Et il se tourna le visage contre le mur.
Nonobstant cette parole et cette attitude, le Docteur commença avec une honnête confiance en lui-même.
CHAPITRE IV
HISTOIRE D'UNE PUCE ENRAGÉE
C'était à Trianon; mademoiselle de Coulanges était couchée, après dîner, sur un sofa de tapisseries, la tête du côté de la cheminée et les pieds du côté de la fenêtre; et le roi Louis XV était couché sur un autre sofa, précisément en face d'elle, les pieds du côté de la cheminée, et tournant le dos à la fenêtre; tous deux en grande toilette des pieds à la tête: lui en talons rouges et bas de soie, elle en souliers à talons et bas brodés en or; lui en habit de velours bleu de ciel, elle en paniers sous une robe damassée rose; lui poudré et frisé, elle frisée et poudrée; lui tenant un livre à la main en dormant, elle tenant un livre et bâillant.
(Ici Stello fut honteux d'être couché sur son canapé, et se tint assis.)
Le soleil entrait de toutes parts dans la chambre, car il n'était que trois heures de l'après-midi, et ses larges rayons étaient bleus, parce qu'ils traversaient de grands rideaux de soie de cette couleur. Il y avait quatre fenêtres très hautes et quatre rayons très longs; chacun de ces rayons formait comme une échelle de Jacob, dans laquelle tour- billonnaient des grains de poussière dorée, qui ressemblaient à des myriades d'esprits célestes montant et descendant avec une rapidité incalculable, sans que le moindre courant d'air se fît sentir dans l'appartement le mieux tapissé et le mieux rembourré qui fût jamais. La plus haute pointe de l'échelle de chaque rayon bleu était appuyée sur les franges du rideau, et la large base tombait sur la cheminée. La cheminée était remplie d'un grand feu, ce grand feu était appuyé sur de gros chenets de cuivre doré, représentant Pygmalion et Ganymède; et Ganymède, Pygmalion, les gros chenets et le grand feu brillaient et étincelaient de flammes toutes rouges dans l'atmosphère céleste des beaux rayons bleus.
Mademoiselle de Coulanges était la plus jolie, la plus faible, la plus tendre et la moins connue des amies intimes du Roi. C'était un corps délicieux que mademoiselle de Coulanges. Je ne vous assurerai pas qu'elle ait jamais eu une âme, parce que je n'ai rien vu qui puisse m'autoriser à l'affirmer; et c'était justement pour cela que son maître l'aimait.—A quoi bon, je vous prie, une âme à Trianon? —Pour s'entendre parler de remords, de principes d'éducation, de religion, de sacrifices, de regrets de famille, de craintes sur l'avenir, de haine du monde, de mépris de soi-même, etc., etc., etc.? Litanies des saintes du beau Parc-aux-Cerfs, que l'heureux prince savait d'avance, et auxquelles il aurait répondu par le verset suivant, tout couramment. Jamais on ne lui avait dit autre chose en commençant, et il en avait assez, sachant que la fin était toujours la même. Voyez quel fatigant dialogue: "Ah! Sire, croyez-vous que Dieu me pardonne jamais?—Eh! ma belle, cela n'est pas douteux: il est si bon!—Et moi, comment pourrais-je me pardonner?—Nous verrons à arranger cela, mon enfant, vous êtes si bonne!—Quel résultat de l'éducation que je reçus à Saint-Cyr! Toutes vos compagnes ont fait de beaux mariages, ma chère amie.—Ah! ma pauvre mère en mourra!—Elle veut être Marquise, elle sera Duchesse avec le tabouret.—Ah! Sire, que vous êtes généreux! Mais le ciel!—Il n'a jamais fait si beau que ce matin depuis le 1er juin."
Voilà qui eût été insupportable. Mais avec mademoiselle de Coulanges, rien de semblable: douceur parfaite… c'était la plus naïve et la plus innocente des pécheresses; elle avait un calme sans pareil, un imperturbable sang-froid dans son bonheur, qui lui semblait tout simplement le plus grand qui fût au monde. Elle ne pensait pas une fois dans la journée ni à la veille ni au lendemain, ne s'informait jamais des maîtresses qui l'avaient précédée, n'avait pas l'ombre de jalousie ni de mélancolie, prenait le Roi quand il venait, et, le reste du temps, se faisait poudrer, friser et épingler, en racine droite, en frimas et en repentirs; se regardait, se pommadait, se faisait la grimace dans la glace, se tirait la langue, se souriait, se pinçait les lèvres, piquait les doigts de sa femme de chambre, la brûlait avec le fer à papillotes, lui mettait du rouge sur le nez et des mouches sur l'oeil; courait dans sa chambre, tournait sur elle-même jusqu'à ce que sa pirouette eût fait gonfler sa robe comme un ballon, et s'asseyait au milieu en riant à se rouler par terre. Quelquefois (les jours d'étude), elle s'exerçait à danser le menuet avec une robe à paniers et à longue queue, sans tourner le dos au fauteuil du Roi, mais c'était là la plus grave de ses méditations et le calcul le plus profond de sa vie; et, par impatience, elle déchirait de ses mains la longue robe moirée qu'elle avait eu tant de peine à faire circuler dans l'appartement. Pour se consoler de ce travail, elle se faisait peindre au pastel, en robe de soie bleue ou rose, avec des pompons à tous les noeuds du corset, des ailes au dos, un carquois sur l'épaule et un papillon noyé dans la poudre de ses cheveux: on nommait cela: Psyché ou Diane chasseresse, et c'était fort de mode.
En ses moments de repos ou de langueur, mademoiselle de Coulanges avait des yeux d'une douceur incomparable! ils étaient tous les deux aussi beaux l'un que l'autre, quoi qu'en ait dit M. l'abbé de Voisenon dans des Mémoires inédits venus à ma connaissance: M. l'abbé n'a pas eu honte de soutenir que l'oeil droit était un peu plus haut que l'oeil gauche, et il a fait là-dessus deux madrigaux fort malicieux, vertement relevés, il est vrai, par M. le premier président. Mais il est temps, dans ce siècle de justice et de bonne foi, de montrer la vérité dans toute sa pureté, et de réparer le mal qu'une basse envie avait fait. Oui, mademoiselle de Coulanges avait deux yeux et deux yeux parfaitement égaux en douceur; ils étaient fendus en amande, et bordés de paupières blondes très longues; ces paupières formaient une petite ombre sur ses joues; ses joues étaient roses sans rouge; ses lèvres étaient rouges sans corail; son cou était blanc et bleu, sans bleu et sans blanc; sa taille, faite en guêpe, était à tenir dans la main d'une fille de douze ans, et son corps d'acier n'était presque pas serré, puisqu'il y avait place pour la tige d'un gros bouquet qui s'y tenait tout droit. Ah! mon Dieu! que ses mains étaient blanches et potelées! Ah! ciel! que ses bras étaient arrondis jusqu'aux coudes! ces petits coudes étaient entourés de dentelles pendantes, et son épaule fort serrée par une petite manche collante. Ah! que tout cela était donc joli! Et, cependant, le Roi dormait.
Les deux jolis yeux étaient ouverts tous deux, puis se fermaient longtemps sur le livre (c'était les Mariages samnités de Marmontel, livre traduit dans toutes les langues, comme l'assure l'auteur). Les deux beaux yeux se fermaient donc fort longtemps de suite, et puis se rouvraient languissamment en se portant sur la douce lumière bleue de la chambre; les paupières étaient légèrement gonflées et plus légèrement teintes de rose, soit sommeil, soit fatigue d'avoir lu au moins trois pages de suite; car, de larmes, on sait que mademoiselle de Coulanges n'en versa qu'une dans sa vie, ce fut quand sa chatte Zulmé reçut un coup de pied de de brutal M. Dorat de Cubières, vrai dragon s'il en fût, qui ne mettait jamais de mouches sur ses joues, tant il était soldatesque, et frappait tous les meubles avec son épée d'acier, au lieu de porter une excuse à lame de baleine.
CHAPITRE V
INTERRUPTION
"Hélas! s'écria douloureusement Stello, d'où vient le langage que vous prenez, cher Docteur? Vous partez quelquefois du dernier mot de chaque phrase pour grimper à un autre, comme un invalide monte un escalier avec deux jambes de bois.
—D'abord, cela vient de la fadeur du siècle de Louis XV, qui alanguit mes paroles malgré moi; ensuite, c'est que j'ai la manie de faire du style pour me mettre bien dans l'esprit de quelques-uns de vos amis.
—Ah! ne vous y fiez pas, dit Stello en soupirant; car il y en a un, qui n'est pas précisément le plus sot de tous, qui a dit un soir: "Je ne suis pas toujours de mon opinion." Parlez donc simplement, ô le plus triste des docteurs! et il pourra se faire que je m'ennuie un peu moins."
Et le Docteur reprit en ces termes:
CHAPITRE VI
CONTINUATION DE L'HISTOIRE QUE FIT LE DOCTEUR-NOIR
Tout à coup la bouche de mademoiselle de Coulanges s'entr'ouvrit, et il sortit de sa poitrine adorable un cri perçant et flûté qui réveilla Louis XV le Bien-Aimé.
"O ma Déité! qu'avez-vous?" s'écria-t-il en étendant vers elle ses deux mains et ses deux manchettes de dentelle.
Les deux jolis pieds de la plus parfaite des maîtresses tombèrent du sofa, et coururent au bout de la chambre avec une vitesse bien surprenante lorsqu'on considère par quels talons ils étaient empêchés.
Le monarque se leva avec dignité et mit la main sur la garde damasquinée de son épée; il la tira à demi dans le premier mouvement, et chercha l'ennemi autour de lui. La jolie tête de mademoiselle de Coulanges se trouva renversée sur le jabot du prince, ses cheveux blonds s'y répandirent avec un nuage léger de poudre odoriférante.
"J'ai cru voir…, dit sa douce voix.
—Ah! je sais, je sais, ma belle…, dit le Roi, les larmes aux yeux, tout en souriant avec tendresse et jouant avec les boucles de la tête languissante et parfumée; je sais ce que vous voulez dire. Vous êtes une petite folle.
—Non, vraiment, dit-elle; votre médecin sait bien qu'il y en a qui enragent.
—On le fera venir, dit le Roi; mais quand cela serait, voyons… l'enfant! ajouta-t-il en lui tapant sur la joue, comme à une petite fille; quand cela serait, leur croyez-vous la bouche assez grande pour vous mordre?
—Oui, oui, je le crois, et j'en souffre à la mort", dirent les lèvres roses de mademoiselle de Coulanges.
Et ses beaux yeux se mirent en devoir de se lever au ciel et de laisser échapper deux larmes. Il en tomba une de chaque côté: celle de droite coula rapidement du coin de l'oeil d'où elle avait jailli, comme Vénus sortant de la mer d'azur; cette jolie larme descendit jusqu'au menton, et s'y arrêta d'elle-même, comme pour se faire voir, au coin d'une petite fossette, où elle demeura comme une perle enchâssée dans un coquillage rose. La séduisante larme de gauche eut une marche tout opposée; elle se montra fort timidement, toute petite et un peu allongée; puis elle grossit à vue d'oeil et resta prise dans les cils blonds les plus doux, les plus longs et les plus soyeux qui se soient jamais vus. Le Roi bien-aimé les dévora toutes les deux.
Cependant le sein de mademoiselle de Coulanges se gonflait de soupirs et paraissait devoir se briser sous les efforts de sa voix, qui dit encore ceci:
"J'en ai pris une… j'en ai pris une avant-hier, et certainement elle était enragée; il fait si chaud cette année!
—Calmez-vous! calmez-vous! ma reine; je chasserai tous mes gens et tous mes ministres, plutôt que de souffrir que vous trouviez encore un de ces monstres dans des appartements royaux."
Les joues bienheureuses de mademoiselle de Coulanges pâlirent tout à coup, son beau front se contracta horriblement, ses doigts potelés prirent quelque chose de brun, gros comme la tête d'une épingle, et sa bouche vermeille, qui était bleue en ce moment, s'écria:
—Voyez si ce n'est pas une puce!
—O félicité parfaite! s'écria le prince d'un ton tant soit peu moqueur, c'est un grain de tabac! Fassent les dieux qu'il ne soit pas enragé!"
Et les bras blancs de mademoiselle de Coulanges se jetèrent au cou du Roi. Le Roi, fatigué de cette scène violente, se recoucha sur le sofa. Elle s'étendit sur le sien comme une chatte familière, et dit:
"Ah! Sire, je t'en prie, fais appeler le Docteur, le premier médecin de Votre Majesté."
Et l'on me fit appeler.
CHAPITRE VII
UN CREDO
"Ou étiez-vous?" dit Stello, tournant la tête péniblement.
Et il la laissa retomber avec pesanteur un instant après.
"Près du lit d'un Poète mourant, répondit le Docteur-Noir avec une impassibilité effrayante. Mais, avant de continuer, je dois vous adresser une seule question. Êtes-vous Poète? Examinez-vous bien, et dites-moi si vous vous sentez intérieurement Poète."
Stello poussa un profond soupir, et répondit, après un moment de recueillement, sur le ton monotone d'une prière du soir, demeurant le front appuyé sur un oreiller, comme s'il eût voulu y ensevelir sa tête entière:
"Je crois en moi, parce que je sens au fond de mon coeur une puissance secrète, invisible et indéfinissable, toute pareille à un pressentiment de l'avenir et à une révélation des causes mystérieuse du temps présent. Je crois en moi, parce qu'il n'est dans la nature aucune beauté, aucune grandeur, aucune harmonie, qui me cause un frisson prophétique, qui ne porte l'émotion profonde dans mes entrailles, et ne gonfle mes paupières par des larmes toutes divines et inexplicables. Je crois fermement en une vocation ineffable qui m'est donnée, et j'y crois à cause de la pitié sans bornes que m'inspirent les hommes, mes compagnons en misère, et aussi à cause du désir que je me sens de leur tendre la main et de les élever sans cesse par des paroles de commisération et d'amour. Comme une lampe toujours allumée ne jette qu'une flamme très incertaine et vacillante lorsque l'huile qui l'anime cesse de se répandre dans des veines avec abondance, et puis lance jusqu'au faîte du temple des éclairs, des splendeurs et des rayons lorsqu'elle est pénétrée de la substance qui la nourrit, de même je sens s'éteindre les éclairs de l'inspiration et les clartés de la pensée lorsque la force indéfinissable qui soutient ma vie, l'Amour, cesse de me remplir de sa chaleureuse puissance; et lorsqu'il circule en moi, toute mon âme en est illuminée; je crois comprendre tout à la fois l'Éternité, l'Espace, la Création, les créatures et la Destinée; c'est alors que l'Illusion, phénix au plumage doré, vient se poser sur mes lèvres et chante.
"Mais je crois que, lorsque le don de fortifier les faibles commencera de tarir dans le Poète, alors aussi tarira sa vie; car, s'il n'est bon à tous, il n'est plus bon au monde.
"Je crois au combat éternel de notre vie intérieure, qui féconde et appelle, et j'invoque la pensée d'en haut, la plus propre à concentrer et rallumer les forces poétiques de ma vie: le Dévouement et la Pitié.
—Tout cela ne prouve qu'un bon instinct, dit le Docteur-Noir; cependant il n'est pas impossible que vous soyez Poète, et je continuerai."
Et il continua.
CHAPITRE VIII
DEMI-FOLIE
Oui, j'étais près d'un jeune homme fort singulier. L'archevêque de Paris, M. de Beaumont, m'avait fait prier de venir à son palais, parce que cet inconnu était venu chez lui, tout seul, en chemise et en redingote, lui demander gravement les sacrements. J'allai vite à l'archevêché, où je trouvai, en effet, un homme d'environ vingt-deux ans, d'une figure grave et douce, assis, dans ce costume plus que léger, sur un grand fauteuil de velours, où le bon vieil archevêque l'avait fait placer. Monseigneur de Paris était en grand habit ecclésiastique, en bas violets, parce que ce jour-là même il devait officier pour la Saint-Louis; mais il avait eu la bonté de laisser toutes ses affaires jusqu'au moment du service, pour ne pas quitter ce bizarre visiteur, qui l'intéressait vivement.
Lorsque j'entrai dans la chambre à coucher de M. l'archevêque, il était assis près de ce pauvre jeune homme, et il lui tenait la main dans ses deux mains ridées et tremblotantes. Il le regardait avec une espèce de crainte, et il s'attristait de voir que le malade (car il l'était) refusait de rien prendre d'un bon petit déjeuner que deux domestiques avaient servi devant lui. Du plus loin que M. de Beaumont m'aperçut, il me dit d'une voix émue:
"Eh! venez donc! eh! arrivez donc, bon Docteur! Voilà un pauvre enfant qui vient de se jeter dans mes bras, Venite ad me! Il vient comme un oiseau échappé de sa cage, que le froid a pris sur les toits, et qui se jette dans la première fenêtre venue. Le pauvre petit! J'ai commandé pour lui des vêtements. Il a de bons principes, du moins, car il est venu me demander les sacrements; mais il faut que j'entende sa confession auparavant. Vous n'ignorez pas cela, Docteur, et il ne veut pas parler. Il me met dans un bien grand embarras. Oh! dame oui! il m'embarrasse beaucoup. Je ne connais pas l'état de son âme. Sa pauvre tête est bien affaiblie. Tout à l'heure il a beaucoup pleuré, le cher enfant! J'ai encore les mains toutes mouillées de ses larmes. Tenez, voyez!"
En effet, les mains du bon vieillard étaient encore humides comme un parchemin jaune sur lequel l'eau ne peut pas sécher. Un vieux domestique, qui avait l'air d'un religieux, apporta une robe de séminariste, qu'il passa au malade en le faisant soulever par les gens de l'archevêque, et on nous laissa seuls. Le nouveau venu n'avait nullement résisté à cette toilette. Ses yeux, sans être fermés, étaient voilés et comme recouverts à demi par ses sourcils blonds; ses paupières très rouges, la fixité de ses prunelles, me parurent de très mauvais symptômes. Je lui tâtai le pouls, et je ne pus m'empêcher de secouer la tête assez tristement.
A ce signe-là, M. de Beaumont me dit:
"Donnez-moi un verre d'eau: j'ai quatre-vingts ans, moi; cela me fait mal.
—Ce ne sera rien, monseigneur, lui dis-je: seulement, il y a dans ce pouls quelque chose qui n'est ni la santé ni la fièvre de la maladie… C'est la folie", ajoutai-je tout bas.
Je dis au malade:
"Comment vous nommez-vous?"
Rien… ses yeux demeurèrent fixes et mornes…
"Ne le tourmentez pas, Docteur, dit M. de Beaumont, il m'a déjà dit trois fois qu'il appelait Nicolas-Joseph-Laurent.
—Mais ce ne sont que des noms de baptême, dis-je.
—N'importe! n'importe! dit le bon archevêque avec un peu d'impatience, cela suffit à la religion: ce sont les noms de l'âme que les noms de baptême. C'est par ces noms-là que les saints nous connaissent. Cet enfant est bien bon chrétien."
Je l'ai souvent remarqué, entre la pensée et l'oeil il y a un rapport direct et si immédiat, que l'un agit sur l'autre avec une égale puissance. S'il est vrai qu'une idée arrête le regard, le regard, en se détournant, détourne aussi l'idée. J'en ai fait l'épreuve auprès des fous.
Je passai les mains sur les yeux fixes de ce jeune homme, et je les lui fermai. Aussitôt la raison lui vint, et il prit la parole.
"Ah! monseigneur, dit-il, donnez-moi les sacrements. Ah! bien vite, monseigneur, avant que mes yeux se soient rouverts à la lumière; car les sacrements seuls peuvent me délivrer de mon ennemi, et l'ennemi qui me possède, c'est une idée que j'ai, et cette idée me reviendra tout à l'heure.
—Mon système est bon", dis-je en souriant.
Il continua:
"Ah! monseigneur, Dieu est certainement dans l'hostie… Je ne croyais pas qu'une idée pût devenir dans la tête comme un fer rouge… Dieu est certainement dans l'hostie; et si vous me la donnez, monseigneur, l'hostie chassera l'idée, et Dieu chassera les philosophes…
—Vous voyez qu'il pense très bien, me dit tout bas le bon archevêque.
Laissons-le dire, pour voir."
Le pauvre garçon continua:
"Si quelque chose peut chasser le raisonnement, c'est la foi, la foi du charbonnier; si quelque chose peut donner la foi, c'est l'hostie. Oh! donnez-moi l'hostie, si l'hostie a donné la foi à Pascal. Je serai guéri si vous me la donnez, monseigneur, tandis que j'ai les yeux fermés; hâtez-vous: donnez-moi l'hostie.
—Savez-vous votre Confiteor?" dit l'archevêque.
Il n'entendit pas et poursuivit:
"Oh! qui m'expliquera la SOUMISSION DE LA RAISON? ajouta-t-il avec une voix de tonnerre lorsqu'il prononça les derniers mots… Saint Augustin a dit: "La Raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu'elle doit se soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle le doit." Et moi, Nicolas-Joseph- Laurent, né à Fontenoy-le-Château, de parents pauvres… j'ajoute que, si elle se soumet à son propre jugement, c'est à elle-même qu'elle se soumet, et que, si elle ne se soumet qu'à elle-même, elle ne se soumet donc pas et continue d'être reine… Cercle vicieux. Sophisme de saint! Raison d'école à rendre le diable fou!… Ah! d'Alembert! Joli pédant, que tu me tourmentes!"
Il ajouta ceci en se grattant l'épaule. Je crois que cela vint de ce que j'avais laissé un de ses yeux libre. Je le refermai de la main gauche.
"Hélas! dit-il, monseigneur, faites que je m'écrie comme Pascal:
Joye!!
Certitude, joye, certitude, sentiment, vue;
Joye, joye, joye et pleurs de joye!
Dieu de Jésus-Christ… oubli de tous, hormis de Dieu.
"Il avait vu le Dieu de Jésus-Christ ce jour-là, depuis dix heures et demie du soir jusqu'à minuit et demi, le lundi 25 novembre 1654; et, en conséquence, il était tranquille et sûr de son affaire. Il était bien heureux, celui-là…—Aïe! aïe! aïe! voici La Harpe qui me tire les pieds…—Que me veux-tu? On a jeté La Harpe dans le trou du souffleur avec les Barmécides.—Tu es mort."
En ce moment j'ôtai ma main, et il ouvrit les yeux.
"Un rat! cria-t-il… Un lapin!… Je jure sur l'Évangile que c'est un lapin… C'est Voltaire! C'est Vol-à-terre!… Oh! le joli jeu de mots! n'est-ce pas? Hein! mon cher seigneur… il est gentil, mon jeu de mots?… Il n'y a pas une librairie qui veuille me le payer un sou… Je n'ai pas dîné hier ni la veille… mais je m'en moque, parce que je n'ai jamais faim… Mon père est à sa charrue, et je ne voudrais pas lui prendre la main, parce qu'elle est enflée et dure comme du bois. D'ailleurs, il ne sait pas parler français, ce gros paysan en blouse! Cela fait rougir quand il passe quelqu'un. Où voulez-vous que j'aille lui faire boire du vin? Entrerai-je au cabaret, moi, s'il vous plaît? et que dira M. de Buffon, avec ses manchettes et son jabot?… Un chat… c'est un chat que vous avez sous votre soulier, l'abbé…"
M. de Beaumont n'avait pu s'empêcher, malgré son extrême bonté, de sourire quelquefois, les larmes aux yeux. Ici il recula en faisant rouler son fauteuil en arrière, et fut un peu effrayé.
Je pris la tête du jeune homme, je la secouai doucement dans mes mains, comme on roule le sac du jeu de loto, et je laissai mes doigts sur ses paupières baissées. Les numéros sortants furent tous changés. Il soupira profondément, et dit d'un ton aussi calme qu'il s'était montré emporté jusque-là:
"Trois fois malheur à l'insensé qui veut dire ce qu'il pense avant d'avoir assuré le pain de toute sa vie!… Hypocrisie, tu es la raison même! tu fais que l'on ne blesse personne, et le pauvre a besoin de tout le monde… Dissimulation sainte, tu es la suprême loi sociale de celui qui est né sans héritage… Tout homme qui possède un champ ou un sac est son maître, son seigneur et son protecteur. Pourquoi le sentiment du bien et du juste s'est-il établi dans mon coeur? Mon coeur s'est gonflé dans mesure; des torrents de haine en ont coulé, et se sont fait jour comme une lave. Les méchants ont eu peur; ils ont crié, ils se sont tous levés contre moi. Comment voulez- vous que je résiste à tous, moi seul, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai rien au monde qu'une pauvre plume, et qui manque d'encre quelquefois?"
Le bon archevêque n'y tint plus. Il y avait un quart d'heure qu'il tremblait et étendait les bras vers celui qu'il nommait déjà son enfant; il se leva pesamment de son fauteuil et vint pour l'embrasser. Moi, qui tenais mes doigts sur ses yeux avec une constance inébranlable, je fus pourtant forcé de les ôter, parce que je sentais quelque chose qui les repoussait, comme si les paupières se fussent gonflées. A l'instant où je cessai de les presser, des pleurs abondants se firent jour entre mes doigts et inondèrent ses joues pâles. Des sanglots faisaient bondir son coeur, les veines du cou étaient grosses et bleues, et il sortait de sa poitrine de petites plaintes comme celles d'un enfant dans les bras de sa mère.
"Peste! monseigneur, laissez-le, dis-je à M. de Beaumont: cela va mal. Le voilà qui rougit bien vite, et puis il est tout blanc, et le pouls s'en va… Il est évanoui… Bien! le voilà sans connaissance … Bonsoir…"
Le bon prélat se désolait et me gênait beaucoup en voulant toujours m'aider. J'employai tous mes petits moyens pour faire revenir le malade; et cela commençait à réussir, lorsqu'on vint pour me dire qu'une chaise de poste de Versailles m'attendait de la part du Roi. J'écrivis ce qui restait à faire, et je sortis.
"Parbleu! dis-je, je parlerai de ce jeune homme-là.
—Vous nous rendrez bien heureux, mon cher Docteur, car notre caisse d'aumônes est toute vide. Partez vite, dit M. de Beaumont, je garde ici mon pauvre enfant trouvé."
Et je vis qu'il lui donnait sa bénédiction en tremblotant et en pleurant.
Je me jetai dans la chaise de poste.
CHAPITRE IX
SUITE DE L'HISTOIRE DE LA PUCE ENRAGÉE
Lorsque je partis pour Versailles, la nuit était close. J'allais ce qu'on appelle le train du Roi, c'est-à-dire le postillon au galop et le cheval de brancard au grand trot. En deux heures je fus à Trianon. Les avenues étaient éclairées, et une foule de voitures s'y croisaient. Je crus que je trouverais toute la Cour dans les petits appartements; mais c'étaient des gens qui étaient allés s'y casser le nez et s'en revenaient à Paris. Il n'y avait foule qu'en plein air, et je ne trouvai dans la chambre du Roi que mademoiselle de Coulanges.
"Eh! le voilà donc enfin!" dit-elle en me donnant la main à baiser. Le Roi, qui était le meilleur homme du monde, se promenait dans la chambre en prenant le café dans une petite tasse de porcelaine bleue.
Il se mit à rire de bon coeur en me voyant.
"Jésus-Dieu! Docteur, me dit-il, nous n'avons plus besoin de vous. L'alarme a été chaude, mais le danger est passé. Madame, que voici, en a été quitte pour la peur.—Vous savez notre petite manie, ajouta-t-il en s'appuyant sur mon épaule et me parlant à l'oreille tout haut, nous avons peur de la rage, nous la voyons partout! Ah! parbleu! il ferait bon voir un chien dans la maison! Je ne sais s'il me sera permis de chasser dorénavant.
—Enfin, dis-je en m'approchant du feu qu'il y avait malgré l'été (bonne coutume à la campagne, soit dit entre parenthèses), enfin, dis-je, à quoi puis-je être bon au Roi?
—Madame prétend, dit-il en se balançant d'un talon rouge sur l'autre, qu'il y a des animaux, ma foi, pas plus gros que ça, et il donnait une chiquenaude à un grain de tabac attaché aux dentelles de ses manchettes, qu'il y a des animaux qui… Allons, madame, dites-le vous-même."
Mademoiselle de Coulanges s'était blottie comme une chatte sur son sofa, et cachait son front sous l'un de ces petits rabats de soie que l'on posait alors sur le dossier des meubles pour les préserver de la poudre des cheveux. Elle regardait à la dérobée comme un enfant qui a volé une dragée et qui est bien aise qu'on le sache. Elle était jolie comme tous les Amours de Boucher et toutes les têtes de Greuze?
"Ah! Sire, dit-elle tout doucement, vous parlez si bien!…
—Mais, madame, en vérité, je ne puis pas dire vos idées en médecine…
—Ah! Sire, vous parlez si bien de tout!
—Mais, Docteur, aidez-la donc à se confesser! vous voyez bien qu'elle ne s'en tirera jamais."
A dire vrai, j'étais assez embarrassé moi-même, car je ne savais pas ce qu'il voulait dire, et je ne l'ai appris que depuis, en 90.
"Eh bien, mais comment donc! dis-je en m'approchant de la petite bien-aimée; eh bien, mais qu'est-ce que c'est donc que ça, madame? eh bien, donc, qu'est-ce qui nous est arrivé, mademoiselle?… Nous avons de petites peurs! de petites fantaisies, madame? Fantaisies de femme!—Hé! hé! de jeune femme, Sire!… Nous connaissons ça!…—Eh bien, donc, qu'est-ce que c'est donc, ça?… Comment donc ça se nomme- t-il, ces animaux?… Allons, madame!… Eh bien, donc, est-ce que nous voulons nous trouver mal?…"
Enfin, tout ce qu'on dit d'agréable et d'aimable aux jeunes femmes.
Tout d'un coup mademoiselle de Coulanges regarda le Roi et moi, et je regardai le Roi et elle, le Roi regarda sa maîtresse et moi, et nous partîmes ensemble du plus long éclat de rire que j'aie entendu de mes jours. Mais c'est qu'elle étouffait véritablement, et me montrait du doigt; et pour le Roi, il en renversa le café sur sa veste d'or.
Quand il eut bien ri:
"Çà, me dit-il en me prenant par le bras et me faisant asseoir de force sur son sofa, parlons un peu raison, et laissons cette petite folle se moquer de nous tout à son aise. Nous sommes aussi enfants qu'elle. Dites-moi, Docteur, comment on vit à Paris depuis huit jours."
Comme il était en bonne humeur, je lui dis:
"Mais je dirai plutôt au Roi comment on y meurt. Assez mal à son aise, en vérité, pour peu qu'on soit Poète.
—Poète! dit le Roi, et je remarquai qu'il renversait la tête en arrière en fronçant le sourcil et croisait les jambes avec humeur.
—Poète! dit mademoiselle de Coulanges; et je remarquai que sa lèvre inférieure faisait la cerise fendue, comme les lèvres de tous les portraits féminins du temps de Louis XIV.
—Bien! me dis-je, j'en étais sûr. Il ne faut que ce nom dans le monde pour être ridicule ou odieux.
—Mais que diable veut-il donc dire à présent? reprit le Roi, est-ce que La Harpe est mort? est-ce qu'il est malade?…
—Ce n'est pas lui, Sire; au contraire, dis-je, c'est un autre petit Poète, tout petit, qui est fort mal, et je ne sais trop si je le sauverai, parce que, toutes les fois qu'il est guéri, un accès d'indignation le fait retomber dans un mauvais état."
Je me tus, et ni l'un ni l'autre ne me dit: "Qu'a-t-il?"
Je repris avec le sang-froid que vous savez:
"L'indignation produit des débordements affreux dans le sang et la bile, qui vous inondent un honnête homme intérieurement, de manière à faire frémir."
Profond silence. Ni l'un ni l'autre ne frémit.
"Et si le Roi, poursuivis-je, s'intéresse avec tant de bonté au moindres écrivains, que serait-ce s'il connaissait celui que je viens de quitter?"
Long silence.—Et personne ne me dit: "Comment se nomme-t-il?" Ce fut assez malheureux, car je savais son nom de lugubre mémoire, son triste nom, synonyme d'amertume satirique et de désespoir… Ne me le demandez pas encore… Écoutez.
Je poursuivis d'un air insouciant, pour éviter le ton solliciteur:
"Si ce n'était pas abuser des bontés de Roi, en vérité je me hasarderais jusqu'à lui demander quelque secours… quelque léger secours pour…
—Accablé! accablé! nous sommes accablé, monsieur, me dit Louis XV, de demandes de ce genre pour des faquins qui emploient à nous attaquer l'aumône que nous leur faisons."
Puis, se rapprochant de moi:
"Ah çà, me dit-il, je suis vraiment surpris qu'avec votre usage du monde vous ne sachiez pas encore que, lorsqu'on se tait, c'est qu'on ne veut pas répondre… Vous m'avez forcé dans mes derniers retranchements; eh bien, je veux bien vous parler de vos Poètes, et vous dire que je ne vois pas la nécessité de me ruiner à soutenir ces petites bonnes gens-là, qui font le lendemain les jolis coeurs à nos dépens. Sitôt qu'ils ont quelques sous, ils se mettent à l'ouvrage pour nous régenter, et font leur possible pour se faire fourrer à la Bastille. Cela donne des airs de Richelieu, n'est-ce pas!… C'est là ce qu'aiment les beaux esprits, que je trouve bien sots. Tudieu! je suis las de servir de plastron à ces petites gens. Ils feront bien assez de mal sans que je les y aide… Je ne suis plus bien jeune, et je me suis tiré d'affaire; je ne sais trop si mon successeur s'en tirera; au surplus, cela le regarde… Savez-vous, Docteur, qu'avec mon air insouciant je suis tout au moins un homme de sens, et je vois bien où l'on nous mène?"
Ici le Roi se leva et marcha assez vite dans la chambre, secouant son jabot. Vous pensez que je n'étais guère à mon aise, et que je me levai aussi.
"C'est peut-être mon cher frère le roi de Prusse qui s'en est bien trouvé de son bon accueil à vos Poètes? Il a cru me jouer un tour en accueillant Voltaire comme il l'a fait: il m'a fait grand plaisir en m'en débarrassant, et il y a gagné des impertinences qui l'ont forcé de faire bâtonner ce petit monsieur-là.—Vraiment, parce qu'ils habillent des à peu près philosophiques et des à peu près politiques en figures de rhétorique, ils croient pouvoir, en sortant des bancs, monter en chaire et nous prêcher!"
Il s'arrêta ici et continua plus gaiement:
"Il n'y a rien de pis qu'un sermon, Docteur, et je m'en laisse faire le moins possible ailleurs qu'à ma chapelle. Que voulez-vous que je fasse pour votre protégé? voyons: que je le pensionne? Qu'arrivera- t-il? Demain il m'appellera Mars, à cause de Fontenoy, et nommera Minerve cette bonne petite mam'selle de Coulanges, qui n'y a aucune prétention."
(Je crus qu'elle se fâcherait. Elle ne sourcilla pas. Elle jouait avec son éventail.)
"Dans deux jours il voudra faire l'homme d'État, et raisonnera sur le gouvernement anglais pour avoir un grand emploi; il ne l'aura pas, et on fera bien. Dans quatre jours il tournera en ridicule mon père, mon grand-père et tous mes aïeux jusqu'à saint Louis inclusivement. Il appellera Socrate le roi de Prusse, avec tous ses pages, et me nommera Sardanapale, à cause de ces dames qui viennent me voir à Trianon. On lui enverra une lettre de cachet; il sera ravi: le voilà martyr de sa philosophie.
—Ah! Sire, m'écriai-je, celui-là l'est des philosophes…
—C'est la même chose, interrompit le Roi; Jean-Jacques n'en fut pas plus mon ami pour être leur ennemi. Se faire un nom à tout prix, voilà leur affaire. Tous ces gens-là sont pétris de la même pâte; chacun, pour se faire gros, veut ronger avec ses petites dents un morceau du gâteau de la monarchie, et, comme je le leur abandonne, ils en ont bon marché. Ce sont nos ennemis naturels que vos beaux- esprits; il n'y a de bon parmi eux que les musiciens et les danseurs; ceux-là n'offensent personne sur leurs théâtres, et ne chantent ni ne dansent la politique. Aussi je les aime; mais qu'on ne me parle pas des autres."
Comme je voulais insister et que j'entr'ouvrais la bouche pour répondre, il me prit doucement le bras, moitié riant et moitié sérieusement, et se mit à marcher avec moi, en se dandinant à sa manière, du côté de la porte de l'appartement. Il fallut bien suivre.
"Vous aimez donc bien les vers, Docteur?—Je vais vous les dire aussi bien que ceux qui les font, tenez:
Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
Que, pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l'État d'importantes personnes;
Qu'avec leur plume ils font le destin des couronnes;
Qu'au moindre petit bruit de leurs productions
Ils doivent voir chez eux voler les pensions;
Que sur eux l'univers a la vue attachée;
Que partout de leur nom la gloire est épanchée,
Et qu'en science ils sont des prodiges fameux,
Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux,
Pour avoir eu, trente ans, des yeux et des oreilles,
Pour avoir employé neuf ou dix mille veille
A se bien barbouiller de grec et de latin,
Et se charger l'esprit d'un ténébreux butin
De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres,
Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres,
Riches, pour tout mérite, en babil importun,
Inhabiles à tout, vides de sens commun,
Et pleins d'un ridicule et d'une impertinence
A décrier partout l'esprit et la science.
"Vous voyez qu'après tout la cour n'est pas si bête, ajouta-t-il quand nous fûmes arrivés au bout de la chambre: vous voyez qu'ils sont plus sots que nous, vos chers Poètes, car il nous donnent des verges pour les fouetter."
Là-dessus le Roi m'ouvrit; je passai en saluant. Il quitta mon bras, il rentra et s'enferma… J'entendis un grand éclat de rire de mademoiselle de Coulanges.
Je n'ai jamais bien su si cela pouvait s'appeler être mis à la porte
CHAPITRE X
AMÉLIORATION
Stello cessa d'appuyer sa tête sur le coussin de son canapé. Il se leva et étendit les bras vers le ciel, rougit subitement, et s'écria avec indignation:
"Eh! qui vous donnait le droit d'aller ainsi mendier pour lui? Vous en avait-il prié? N'avait-il pas souffert en silence jusqu'au moment où la Folie secoua ses grelots dans sa pauvre tête? S'il avait soutenu pendant toute sa jeunesse l'âpre dignité de son caractère; s'il avait pendant une vingtaine d'années singé l'aisance et la fortune par orgueil et pour ne rien demander, vous lui auriez fait perdre en une heure toute la fierté de sa vie. C'est une mauvaise action, Docteur, et je ne voudrais pas l'avoir fait pour tous les jours qui me restent encore à subir. Je la mets au rang des plus mauvaises (et il y en a un grand nombre) que n'atteignent pas les lois, comme celle de tromper les dernières volontés d'un mourant illustre, et de vendre ou de brûler ses Mémoires, quand son dernier regard les a caressés comme une partie de lui-même qui allait rester sur la terre après lui, quand son dernier souffle les a bénis et consacrés.—Vous avez trahi ce jeune homme lorsque vous avez quêté pour lui l'aumône d'un roi insouciant.—Pauvre enfant! lorsqu'il avait des lueurs de raison, lorsque ses yeux étaient fermés (selon votre expérience), il pouvait, se sentant mourir, se féliciter de la pudeur de sa pauvreté, s'enorgueillir de ce qu'il ne laissait à aucun homme le droit de dire: Il s'est abaissé; et pendant ce temps-là vous alliez prostituer ainsi la dignité de son âme! Voilà, en vérité, une mauvaise action."
Le Docteur-Noir sourit avec une parfaite tranquillité.
"Asseyez-vous, dit-il; je vous trouve déjà mieux, vous sortez un peu de la contemplation de votre maladie. Lâche habitude de bien des hommes, habitude qui double la puissance du mal.—Eh! pourquoi ne voulez-vous pas que j'aie été attaqué une fois moi-même d'une maladie bien répandue, la manie de protéger? Mais revenons à ma sortie de Trianon.
"J'en fus tellement déconcerté, que je ne remis plus les pieds chez l'archevêque et m'efforçai de ne plus penser au malade que j'avais trouvé dans son palais.—Je parvins en quelques minutes à chasser cette idée par la grande habitude que j'ai de dompter ma sensibilité.
—Mince victoire! dit Stello en grondant.
—Je me croyais débarrassé de ce fou depuis longtemps, lorsqu'un beau soir on me fit appeler pour monter dans un grenier, où me conduisit une vieille portière sourde…
—Que voulez-vous que je lui fasse? dis-je en entrant; c'est un homme mort."
Elle ne me répondit pas; elle me laissa avec le même homme, que je reconnus difficilement.
CHAPITRE XI
UN GRABAT
Il était à demi couché, le pauvre malade, sur un lit de sangle placé au milieu d'une chambre vide. Cette chambre était aussi toute noire, et il n'y avait pour l'éclairer qu'une chandelle placée dans un encrier, en guise de flambeau, et élevée sur une grande cheminée de pierre. Il était assis dans son lit de mort, sur son matelas mince et enfoncé, les jambes chargées d'une couverture de laine en lambeaux, la tête nue, les cheveux en désordre, le corps droit, la poitrine découverte et creusée par les convulsions douloureuses de l'agonie. Moi, je vins m'asseoir sur le lit de sangle, parce qu'il n'y avait pas de chaise; j'appuyai mes pieds sur une petite malle de cuir noir, sur laquelle je posai un verre et deux petites fioles d'une potion, inutile pour le sauver, mais bonne à le faire moins souffrir. Sa figure était très noble et très belle; il me regardait fixement, et il avait au-dessus des joues, entre le nez et les yeux, cette contraction nerveuse que nulle convulsion ne peut imiter, que nulle maladie ne donne, qui dit au médecin: Va-t'en! et qui est comme l'étendard que la Mort plante sur sa conquête. Il serrait dans l'une de ses mains sa plume, sa dernière, sa pauvre plume, bien tachée d'encre, bien pelée, et toute hérissée; dans l'autre main, une croûte bien dure de son dernier morceau de pain. Ses deux jambes se choquaient et tremblaient de manière à faire craquer le lit mal assuré. J'écoutai avec attention le souffle embarrassé de la respiration du malade, et j'entendis le râle avec un enrouement caverneux; je reconnus la mort à ce bruit, comme un marin expérimenté reconnaît la tempête au petit sifflement du vent qui la précède.
"Tu viendras donc toujours la même avec tous? dis-je à la Mort, assez bas pour que mes lèvres ne fissent, aux oreilles du mourant, qu'un bourdonnement incertain. Je te reconnais partout à ta voix creuse que tu prêtes au jeune et au vieux. Ah! comme je te connais, toi et tes terreurs qui n'en sont plus pour moi; je sens la poussière que tes ailes secouent dans l'air; en approchant, j'en respire l'odeur fade, et j'en vois voler la cendre pâle, imperceptible aux yeux des autres hommes.
—Te voilà bien, l'Inévitable, c'est bien toi!—Tu viens sauver cet homme de la douleur; prends-le dans tes bras comme un enfant, et emporte-le. Sauve-le, je te le donne; sauve-le de la dévorante douleur qui nous accompagne sans cesse sur la terre, jusqu'à ce que nous reposions en toi, bienfaisante amie!"
C'était elle, je ne me trompais pas; car le malade cessa de souffrir, et jouit tout à coup de ce divin moment de repos qui précède l'éter- nelle immobilité du corps; ses yeux s'agrandirent et s'étonnèrent, sa bouche se desserra et sourit; il y passa sa langue deux fois, comme pour goûter encore, dans quelque coupe invisible, une dernière goutte du baume de la vie, et dit de cette voix rauque des mourants qui vient des entrailles et semble venir des pieds:
Au banquet de la vie infortuné convive…
—C'était Gilbert! s'écria Stello en frappant des mains.
—Ce n'était plus Gilbert, poursuivit le Docteur Noir en souriant d'un seul côté de la bouche; car il ne put en dire davantage: son menton tomba sur sa poitrine, et ses deux mains broyèrent à la fois la croûte de pain et la plume du Poète. Le bras droit me resta longtemps dans les mains, et j'y cherchais le pouls inutilement; je pris la plume et la posai sur sa bouche: un léger souffle l'agita encore, comme si l'âme l'eût baisée en passant, ensuite rien ne bougea dans le duvet de la plume, qui ne fut pas terni par la moindre vapeur. Alors je fermai les yeux du mort et je pris mon chapeau…
CHAPITRE XII
UNE DISTRACTION
Voilà une horrible fin, dit Stello, relevant son front de l'oreiller qui le soutenait, et regardant le Docteur avec des yeux troublés… Où donc étaient ses parents?
—Ils labouraient leur champ, et j'en fus charmé. Près du lit des mourants, les parents m'ont toujours importuné.
—Et pourquoi cela? dit Stello…
—Quand une maladie devient un peu longue, les parents jouent le plus médiocre rôle qui se puisse voir. Pendant les huit premiers jours, sentant la mort qui vient, ils pleurent et se tordent les bras; les huit jours suivants, ils s'habituent à la mort de l'homme, calculent ses suites et spéculent sur elle; les huit jours qui suivent, ils se disent à l'oreille: Les veilles nous tuent; on prolonge ses souffrances; il serait plus heureux pour tout le monde que cela finît. Et s'il reste encore quelques jours après, on me regarde de travers. Ma foi, j'aime mieux les gardes-malades; elles tâtent bien, à la dérobée, les draps du lit, mais elles ne parlent pas.
—O noir Docteur! soupira Stello,—d'une vérité toujours inexorable!…
—D'ailleurs, Gilbert avait maudit avec justice son père et sa mère, d'abord pour lui avoir donné naissance, ensuite pour lui avoir appris à lire.
—Hélas! oui, dit Stello, il a écrit ceci:
Malheur à ceux dont je suis né …………….
………………………………………..
Père aveugle et barbare! impitoyable mère!
Pauvres, vous fallait-il mettre au jour un enfant
Qui n'héritât de vous qu'une affreuse indigence!
Encor si vous m'eussiez laissé mon ignorance!
J'aurais vécu paisible en cultivant mon champ;
Mais vous avez nourri les feux de mon génie.
—Voilà des vers raisonnables, dit le Docteur.
—Mauvaises rimes, dit l'autre par habitude.
—Je veux dire qu'il avait raison de se plaindre de lire, parce que du jour où il sut lire il fut Poète, et dès lors il appartint à la race toujours maudite par les puissances de la terre… Quant à moi, comme j'avais l'honneur de vous le dire, je pris mon chapeau et j'allais sortir lorsque je trouvai à la porte les propriétaires du grabat, qui gémissaient sur la perte d'une clef… je savais où elle était.
—Ah! quel mal vous me faites, impitoyable! N'achevez pas, dit
Stello, je sais cette histoire.
—Comme il vous plaira, dit le Docteur avec modestie; je ne tiens pas aux descriptions chirurgicales, et ce n'est pas en elles que je puiserai les germes de votre guérison. Je vous dirai donc simplement que je rentrai chez ce pauvre petit Gilbert; je l'ouvris; je pris la clef dans l'oesophage et je la rendis aux propriétaires.
CHAPITRE XIII
UNE IDÉE POUR UNE AUTRE
Lorsque le désespérant Docteur eut achevé son histoire, Stello demeura longtemps muet et abattu. Il savait, comme tout le monde, la fin douloureuse de Gilbert; mais, comme tout le monde, il se trouva pénétré de cette sorte d'effroi que nous donne la présence d'un témoin qui raconte. Il voyait et touchait la main qui avait touché et les yeux qui avaient vu. Et, plus le froid conteur était inaccessible aux émotions de son récit, plus Stello en était pénétré jusqu'à la moelle des os. Il éprouvait déjà l'influence de ce rude médecin des âmes, qui, par ses raisonnements précis et ses insinuations préparatrices, l'avait toujours conduit à des conclusions inévitables. Les idées de Stello bouillonnaient dans sa tête et s'agitaient en tous sens, mais elles ne pouvaient réussir à sortir du cercle redoutable où le Docteur-Noir les avait enfermées comme un magicien. Il s'indignait à l'histoire d'un pareil talent et d'un pareil dédain; mais il hésitait à laisser déborder son indignation, se sentant comprimé d'avance par les arguments de fer de son ami. Les larmes gonflaient ses paupières, et il les retenait en fronçant les sourcils. Une fraternelle pitié remplissait son coeur. En conséquence, il fit ce que trop souvent l'on fait dans le monde, il n'en parla pas et il exprima une idée toute différente:
—Qui vous dit que j'aie pensé à une monarchie absolue et héréditaire, et que ce soit pour elle que j'aie médité quelque sacrifice? D'ailleurs, pourquoi prendre cet exemple d'un homme oublié? Combien, dans le même temps, n'eussiez-vous pas trouvé d'écrivains qui furent encouragés, comblés de faveurs, caressé et choyés!
—A la condition de vendre leur pensée, reprit le Docteur; et je n'ai voulu vous parler de Gilbert que parce que cela ma été une occasion pour vous dévoiler la pensée intime monarchique touchant messieurs les Poètes, et nous convenons bien d'entendre par Poètes tous les hommes de la Muse ou des Arts, comme vous le voudrez. J'ai pris cette pensée secrète sur le fait, comme je viens de vous le raconter, et je vous la transmets fidèlement. J'y ajouterai, si vous voulez bien, l'histoire de Kitty Bell, en cas que votre dévouement politique soit réservé à cette triple machine assez connue sous le nom de monarchie représentative. Je fus témoin de cette anecdote en 1770, c'est-à-dire dix ans précisément avant la fin de Gilbert.
—Hélas! dit Stello, êtes-vous né sans entrailles? N'êtes-vous pas saisi d'une affliction interminable, en considérant que chaque année dix mille hommes en France, appelés par l'éducation, quittent la table de leur père pour venir demander, à une table supérieure, un pain qu'on leur refuse?
—Eh! à qui parlez-vous? je n'ai cessé de chercher toute ma vie un ouvrier assez habile pour faire une table où il y eût place pour tout le monde! Mais, en cherchant, j'ai vu quelles miettes tombent de la table Monarchique: vous les avez goûtées tout à l'heure. J'ai vu aussi celles de la table Constitutionnelle, et je vous en veux parler. Ne croyez pas qu'en ce que j'ai dessein de vous conter il se trouve la plus légère apparence d'un drame, ni la moindre complication de per- sonnages nouant leurs intérêts, tout le long d'une petite ficelle entortillée que dénoue proprement le dernier chapitre ou le cinquième acte: vous ne cessez d'en faire de cette sorte sans moi. Je vous dirai la simple histoire de ma naïve Anglaise Kitty Bell. La voici telle qu'elle s'est passée sous mes yeux.
Il tourna un instant dans ses doigts une grosse tabatière où étaient entrelacés en losange les cheveux de je ne sais qui, et commença ainsi:
CHAPITRE XIV
HISTOIRE DE KITTY BELL
Kitty Bell était une jeune femme comme il y en a tant en Angleterre, même dans le peuple. Elle avait le visage tendre, pâle et allongé, la taille élevée et mince, avec de grands pieds et quelque chose d'un peu maladroit et de décontenancé que je trouvais plein de charme. A son aspect élégant et noble, à son nez aquilin, à ses grands yeux bleus, vous l'eussiez prise pour une des belles maîtresses de Louis XIV, dont vous aimez tant les portraits sur émail, plutôt que pour ce qu'elle était, c'est-à-dire une marchande de gâteaux. Sa petite boutique était située près du Parlement, et quelquefois, en sortant, les membres des deux Chambres descendaient de cheval à sa porte, et venaient manger des buns et des mince-pies en continuant la discussion sur le bill. C'était devenu une sorte d'habitude par laquelle la boutique s'agrandissait chaque année, et prospérait sous la garde des deux petits enfants de Kitty. Ils avaient huit ans et dix ans, le visage frais et rose, les cheveux blonds, les épaules toutes nues, et un grand tablier blanc devant eux et sur le dos, tombant comme une chasuble.
Le mari de Kitty, master Bell, était un des meilleurs selliers de Londres, et si zélé pour son état, pour la confection et le perfectionnement de ses brides et de ses étriers, qu'il ne mettait presque jamais le pied à la boutique de sa jolie femme dans la journée. Elle était sérieuse et sage; il le savait, il y comptait, et je crus, en vérité, qu'il n'était pas trompé.
En voyant Kitty, vous eussiez dit la statue de la Paix. L'ordre et le repos respiraient en elle, et tous ses gestes en étaient la preuve irrécusable. Elle s'appuyait à son comptoir, et penchait sa tête dans une attitude douce, en regardant ses beaux enfants. Elle croisait les bras, attendait les passants avec la plus angélique patience, et les recevait ensuite en se levant avec respect, répondait juste et seulement le mot qu'il fallait, faisait signe à ses garçons, ployait modestement la monnaie dans du papier pour la rendre, et c'était là toute sa journée, à peu de chose près.
J'avais toujours été frappé de la beauté et de la longueur de ses cheveux blonds, d'autant plus qu'en 1770 les femmes anglaises ne mettaient plus sur leur tête qu'un léger nuage de poudre, et qu'en 1770 j'étais assez disposé à admirer les beaux cheveux attachés en large chignon derrière le cou, et détachés, en longs repentirs, devant le cou. J'avais d'ailleurs une foule de comparaisons agréables au service de cette belle et chaste personne. Je parlais assez ridiculement l'anglais, comme nous faisons d'habitude, et je m'installais devant le comptoir, mangeant ses petits gâteaux et la comparant. Je la comparais à Paméla, ensuite à Clarisse, un instant après à l'Ophélia, quelques heures plus tard à Miranda. Elle me faisai verser du soda-water, et me souriait avec un air de douceur et de prévenance, comme s'attendant toujours à quelque saillie extrêmement gaie de la part du Français; elle riait même quand j'avais ris. Cela durait une heure ou deux, après quoi elle me disait qu'elle me demandait bien pardon, mais ne comprenait pas l'allemand. N'importe, j'y revenais, sa figure me reposait à voir. Je lui parlais toujours avec la même confiance, et elle m'écoutait avec la même résignation. D'ailleurs, ses enfants m'aimaient pour ma canne à la Tronchin, qu'ils sculptaient à coups de couteau; un beau jonc pourtant!
Il m'arriva quelquefois de rester dans un coin de sa boutique à lire le journal, entièrement oublié d'elle et des acheteurs, causeurs, disputeurs, mangeurs et buveurs qui s'y trouvaient; c'était alors que j'exerçais mon métier chéri d'observateur. Voici une des choses que j'observai:
Tous les jours, à l'heure où le brouillard était assez épais pour cacher cette espèce de lanterne sourde que les Anglais prennent pour le soleil, et qui n'est que la caricature du nôtre comme le nôtre est la parodie du soleil d'Égypte, cette heure, qui est souvent deux heures après midi; enfin, dès que venait l'entre-chien-et-loup, entre le jour et les flambeaux, il y avait une ombre qui passait sur le trottoir devant les vitres de la boutique; Kitty Bell se levait sur- le-champ de son comptoir, l'aîné de ses enfants ouvrait la porte, elle lui donnait quelque chose qu'il courait porter dehors; l'ombre disparaissait, et la mère rentrait chez elle.
"Ah! Kitty! Kitty! dis-je en moi-même, cette ombre est celle d'un jeune homme, d'un adolescent imberbe! Qu'avez-vous fait, Kitty Bell? Que faites-vous, Kitty Bell? Kitty Bell, que ferez-vous? Cette ombre est élancée et leste dans sa démarche. Elle est enveloppée d'un manteau noir qui ne peut réussir à la rendre grossière dans sa forme. Cette ombre porte un chapeau triangulaire dont un des côtés est rabattu sur les yeux; mais on voit deux flammes sous ce large bord, deux flammes comme Prométhée les dut puiser au soleil."
Je sortis en soupirant, la première fois que je vis ce petit manège, parce que cela me gâtait l'idée de ma paisible et vertueuse Kitty; et puis vous savez que jamais un homme ne voit ou ne croit voir le bonheur d'un autre homme auprès d'une femme sans le trouver haïssable, n'eût-il nulle prétention pour lui-même… La seconde fois, je sortis en souriant; je m'applaudissais de ma finesse pour avoir deviné cela, tandis que les gros Lords et les longues Ladies sortaient sans avoir rien découvert. La trosième fois je m'y intéressai, et je me sentis un tel désir de recevoir la confidence de ce joli petit secret, que je crois que je serais devenu complice de tous les crimes de la famille d'Agamemnon, si Kitty Bell m'eût dit: "Oui, monsieur, c'est cela même."
Mais non, Kitty Belle ne me disait rien. Toujours paisible, toujours placide comme au sortir du prêche, elle ne daignait pas même me regarder avec embarras, comme pour me dire: Je suis sûre que vous êtes un homme trop bien élevé et trop délicat pour en rien dire; je voudrais bien que vous n'eussiez rien vu; il est bien mal à vous de rester si tard chaque jour. Elle ne me regardait pas non plus d'un air de mauvaise humeur et d'autorité, comme pour me dire: Lisez toujours, ceci ne vous regarde pas. Une Française impatiente n'y eût pas manqué, comme bien vous savez; mais elle avait trop d'orgueil, ou de confiance en elle-même, ou de mépris pour moi; elle se remettait à son comptoir avec un sourire aussi pur, aussi calme et aussi religieux que si rien ne se fût passé. Je fis de vains efforts pour attirer son attention. J'avais beau me pincer les lèvres, aiguiser mes regards malins, tousser avec importance et gravité, comme un abbé qui réfléchit sur la confession d'une fille de dix-huit ans, ou un juge qui vient d'interroger un faux monnayeur; j'avais beau ricaner dans mes dents en marchant vite et me frottant les mains, comme un fin matois qui se rappelle ses petites fredaines, et se réjouit de voir certains petits tours où il est expert; j'avais beau m'arrêter tout à coup devant elle, lever les yeux au ciel, et laisser tomber mes bras avec abattement, comme un homme qui voit une jeune femme se noyer de gaieté de coeur et se précipiter dans l'eau du haut du pont; j'avais beau jeter mon journal tout à coup et le chiffonner comme un mouchoir de poche, ainsi que pourrait faire un philanthrope désespéré, renonçant à conduire les hommes au bonheur par la vertu; j'avais beau passer devant elle d'un air de grandeur, marchant sur les talons et baissant les yeux dignement, comme un monarque offensé de la conduite trop leste qu'ont tenue en sa présence un page et une fille d'honneur; j'avais beau courir à la porte vitrée, un instant après la disparition de l'ombre, et m'arrêter là, comme un voyageur parisien au bord d'un torrent, arrangeant ses cheveux rares, de manière qu'ils aient l'air dérangé par les zéphyrs, et parlant du vague des passions, tandis qu'il ne pense qu'au positif des intérêts; j'avais beau prendre mon parti tout à coup, et marcher vers elle comme un poltron qui fait le brave et se lance sur son adversaire, jusqu'à ce qu'étant à portée, il s'arrête, manquant à la fois de pensée, de parole et d'action.—Toutes mes grimaces de réflexion, de pénétration, de confusion, de contrition, de componction, de renonciation, d'abnégation, de consomption, de résolution, de domination et d'explication; toute ma pantomime enfin vint échouer devant ce doux visage de marbre, dont l'inaltérable sourire et le regard candide et bienfaisant ne me permirent pas de dire une seule parole intelligible.
J'y serais encore (car j'avais résolu de n'en pas avoir le démenti, et je fus toujours persévérant en diable); oui, monsieur, j'y serais encore, j'en jure par ce que vous voudrez (j'en jure sur votre Panthéon, deux fois décanonisé par les canons, et d'où sainte Geneviève est allée coucher deux fois dans la rue; ô galant Attila, qu'en dis-tu?); je jure que j'y serais encore, s'il ne fût arrivé une aventure qui m'éclaira sur l'ombre amoureuse, comme elle vous éclairera vous-même, je le désire, sur l'ombre politique que vous poursuivez depuis une heure.
CHAPITRE XV
UNE LETTRE ANGLAISE
Jamais la vénérable ville de Londres n'avait étalé avec tant de grâce les charmes de ses vapeurs naturelles et artificielles, et n'avait répandu avec autant de générosité les nuages grisâtres et jaunâtres de son brouillard mêlés aux nuages noirâtres de son charbon de terre; jamais le soleil n'avait été aussi mat ni aussi plat que le jour où je me trouvai plus tôt que de coutume à la petite boutique de Kitty. Les deux beaux enfants étaient debout devant la porte de cuivre de la maison. Ils ne jouaient pas, mais se promenaient gravement, les mains derrière le dos, imitant leur père avec un air sérieux, charmant à voir, placé comme il était sur des joues fraîches, sentant encore le lait, bien roses et bien pures, et sortant du berceau. En entrant je m'amusai un instant à les regarder faire, et puis je portai la vue sur leur mère. Ma foi, je reculai. C'était la même figure, les mêmes traits réguliers et calmes; mais ce n'était plus Kitty Bell, c'était sa statue très ressemblante. Oui, jamais statue de marbre ne fut aussi décolorée; j'atteste qu'il n'y avait pas sous la peau blanche de sa figure une seule goutte de sang; ses lèvres étaient presque aussi pâles que le reste, et le feu de la vie ne brûlait que le bord de ses grands yeux. Deux lampes l'éclairaient et disputaient le droit de colorer la chambre à la lueur brumeuse et mourante du jour. Ces lampes, placées à droite et à gauche de sa tête penchée, lui donnaient quelque chose de funéraire dont je fus frappé. Je m'assis en silence devant le comptoir: elle sourit.
Quelle que soit l'opinion que vous aient donnée sur mon compte l'inflexibilité de mes raisonnements et la dure analyse de mes observations, je vous assure que je suis très bon; seulement je ne le dis pas. En 1770 je le laissai voir; cela m'a fait tort, et je m'en suis corrigé.
Je m'approchai donc du comptoir, et je lui pris la main en ami. Elle serra la mienne d'une façon très cordiale, et je sentis un papier doux et froissé qui roulait entre nos deux mains: c'était une lettre qu'elle me montra tout à coup en étendant le bras d'un air désespéré, comme si elle m'eût montré un de ses enfants mort à ses pieds.
Elle me demanda en anglais si je saurais la lire.
"J'entends l'anglais avec les yeux", lui dis-je en prenant sa lettre du bout du doigt, n'osant pas la tirer à moi et y porter la vue sans sa permission.
Elle comprit mon hésitation et m'en remercia par un sourire plein d'une inexprimable bonté et d'une tristesse mortelle, qui voulait dire: "Lisez, mon ami, je vous le permets, et cela m'importe peu."
Les médecins jouent à présent, dans la société, le rôle des prêtres dans le moyen âge. Ils reçoivent les confidences des ménages troublés, des parentés bouleversées par les fautes et les passions de famille: l'Abbé a cédé la ruelle au Docteur, comme si cette société, en devenant matérialiste, avait jugé que la cure de l'âme devait dépendre désormais de celle du corps.
Comme j'avais guéri les gencives et les ongles des deux enfants, j'avais un droit incontestable à connaître les peines secrètes de leur mère. Cette certitude me donna confiance, et je lus la lettre que voici. Je l'ai prise sur moi comme un des meilleurs remèdes que je pusse apporter à vos dispositions douloureuses. Écoutez.
Le Docteur tira lentement de son portefeuille une lettre excessivement jaune, dont les angles et les plis s'ouvraient comme ceux d'une vieille carte géographique, et lut ce qui suit avec l'air d'un homme déterminé à ne pas faire grâce au malade d'une seule parole:
MY DEAR MADAM,
I will only confide to you…
"O ciel! s'écria Stello, vous avez un accent français d'une pesanteur insupportable. Traduisez cette lettre, Docteur, dans la langue de nos pères, et tâchez que je ne sente pas trop les angoisses, les bégaiements et les anicroches des traducteurs, qui fait que l'on croit marcher avec eux dans la terre labourée, à la poursuite d'un lièvre, emportant sur ses guêtres dix livres de boue.
—Je ferai de mon mieux pour que l'émotion ne se perde pas en route, dit le Docteur-Noir, plus noir que jamais, et si vous sentez l'émotion en trop grand péril, vous crierez, ou vous sonnerez, ou vous frapperez du pied pour m'avertir."
Il poursuivit ainsi:
"MA CHÈRE MADAME,
"A vous seule je me confierai, à vous, madame, à vous, Kitty, à vous, beauté paisible et silencieuse qui seule avez fait descendre sur moi le regard ineffable de la pitié. J'ai résolu d'abandonner pour toujours votre maison, et j'ai un moyen sûr de m'acquitter envers vous. Mais je veux déposer en vous le secret de mes misères, de ma tristesse, de mon silence et de mon absence obstinée. Je suis un hôte trop sombre pour vous, il est temps que cela finisse. Écoutez bien ceci.
"J'ai dix-huit ans aujourd'hui. Si l'âme ne se développe, comme je le crois, et ne peut étendre ses ailes qu'après que nos yeux ont vu pendant quatorze ans la lumière du soleil; si, comme je l'ai éprouvé, la mémoire ne commence qu'après quatorze années à ouvrir ses tables et à en suivre les registres toujours incomplets, je puis dire que mon âme n'a que quatre ans depuis qu'elle se connaît, depuis qu'elle agit au dehors, depuis qu'elle a pris son vol. Dès le jour où elle a commencé de fendre l'air du front et de l'aile, elle ne s'est pas posée à terre une fois; si elle s'y abat, ce sera pour y mourir, je le sais. Jamais le sommeil des nuits n'a été une interruption au mouvement de ma pensée; seulement je la sentais flotter et s'égarer dans le tâtonnement aveugle du rêve, mais toujours les ailes déployées, toujours le cou tendu, toujours l'oeil ouvert dans les ténèbres, toujours élancée vers le but où l'entraînait un mystérieux désir. Aujourd'hui la fatigue accable mon âme, et elle est semblable à celle dont il est dit dans le Livre saint: Les âmes blessées pousseront leurs cris vers le ciel.
"Pourquoi ai-je été créé tel que je suis? J'ai fait ce que j'ai dû faire, et les hommes m'ont repoussé comme un ennemi. Si dans la foule il n'y a pas de place pour moi, je m'en irai.
"Voici maintenant ce que j'ai à vous dire:
"On trouvera dans ma chambre, au chevet de mon lit, des papiers et des parchemins confusément entassés. Ils ont l'air vieux, et ils sont jeunes: la poussière qui les couvre est factice; c'est moi qui suis le Poète de ces poèmes; le moine Rowley, c'est moi. J'ai soufflé sur sa cendre; j'ai reconstruit son squelette; je l'ai revêtu de chair; je l'ai ranimé; je lui ai passé sa robe de prêtre; il a joint les mains et il a chanté.
"Il a chanté comme Ossian. Il a chanté la Bataille d'Hastings, la tragédie d'Ella, la ballade de Charité, avec laquelle vous endormiez vos enfants; celle de Sir William Canynge qui vous a tant plu; la tragédie de Goddvyn, le Tournoi et les vieilles Églogues du temps de Henri II.
"Ce qu'il m'a fallu de travaux durant quatre ans pour arriver à parler ce langage du quinzième siècle, dont le moine Rowley est supposé se servir pour traduire le moine Turgot et ses poèmes composés au dixième siècle, eût rempli les quatre-vingts années de ce moine imaginaire. J'ai fait de ma chambre la cellule d'un cloître; j'ai béni et sanctifié ma vie et ma pensée; j'ai raccourci ma vue, et j'ai éteint devant mes yeux les lumières de notre âge; j'ai fait mon coeur plus simple, et l'ai baigné dans le bénitier de la foi catholique; je me suis appris le parler enfantin du vieux temps; j'ai écrit, comme le roi Harold au duc Guillaume, en demi-saxon et demi- franc, et ensuite j'ai placé ma Muse religieuse dans sa châsse comme une sainte.
"Parmi ceux qui l'ont vue, quelques-uns ont prié devant elle et passé outre; beaucoup d'autres ont ri; un grand nombre m'a injurié; tous m'ont foulé aux pieds. J'espérais que l'illusion de ce nom supposé ne serait qu'une voile pour moi; je sens qu'elle m'est un linceul.
"O ma belle amie, sage et douce hospitalière qui m'avez recueill! croirez-vous que je n'ai pu réussir à renverser la fantôme de Rowley que j'avais créé de mes mains? Cette statue de pierre est tombée sur moi et m'a tué; savez-vous comment?
"O douce et simple Kitty Bell! savez-vous qu'il existe une race d'hommes au coeur sec et à l'oeil microscopique, armée de pinces et de griffes? Cette fourmilère se presse, se roule, se rue sur le moindre de tous les livres, le ronge, le perce, le lacère, le traverse plus vite et plus profondément que le ver ennemi des bibliothèques. Nulle émotion n'entraîne cette impérissable famille, nulle inspiration ne l'enlève, nulle clarté ne la réjouit, ni l'échauffe; cette race indestructible et destructive, dont le sang est froid comme celui de la vipère et du crapaud, voit clairement les trois taches du soleil, et n'a jamais remarqué ses rayons; elle va droit à tous les défauts; elle pullule sans fin dans les blessures mêmes qu'elle a faites, dans le sang et les larmes qu'elle a fait couler; toujours mordante et jamais mordue, elle est à l'abri des coups par sa ténuité, son abaissement, ses détours subtils et ses sinuosités perfides; ce qu'elle attaque se sent blessé au coeur comme par les insectes verts et innombrables que la peste d'Asie fait pleuvoir sur son chemin; ce qu'elle a blessé se dessèche, se dissout intérieurement, et, sitôt que l'air le frappe, tombe au premier souffle ou au moindre toucher.
"Épouvantés de voir comment quelques esprits élevés se passaient de main en main les parchemins que j'avais passé les nuits à inventer, comment le moine Rowley paraissait aussi grand qu'Homère à lord Chatham, à lord North, à sir William Draper, au juge Blackstone, à quelques autres hommes célèbres, ils se sont hâtés de croire à la réalité de mon Poète imaginaire; j'ai pensé d'abord qu'il me serait facile de me faire reconnaître. J'ai fait des antiquités en un matin plus antiques encore que les premières. On les a reniées sans me rendre hommage des autres. D'ailleurs, tout à la fois a été dédaigné; mort et vivant, le Poète a été repoussé par les têtes solides dont un signe ou un mot décide des destinées de la Grande-Bretagne: le reste n'a pas osé lire. Cela reviendra quand je ne serai plus; ce moment-là ne peut tarder beaucoup: j'ai fini ma tâche:
Othello's occupation's gone.
Ils ont dit qu'il y avait en moi la patience et l'imagination; ils ont cru que de ces deux flambeaux on pouvait souffler l'un et conserver l'autre.
—Ynne heav'n godd's mercie synge! dis-je avec Rowley. Que Dieu leur remette leurs péchés! ils allaient tout éteindre à la fois! J'essayai de leur obéir, parce que je n'avais plus de pain et qu'il en fallait envoyer à Bristol pour ma mère qui est très vieille, et qui va mourir après moi. J'ai tenté leurs travaux exacts, et je n'ai pu les accomplir; j'étais semblable à un homme qui passe du grand jour à une caverne obscure: chaque pas que je faisais était trop tard, et je tombais. Ils en ont conclu que je ne savais pas marcher. Ils m'ont déclaré incapable de choses utiles; j'ai dit: Vous avez raison, et je me suis retiré.
"Aujourd'hui que me voici hors de chez moi (je devrais dire de chez vous) plus tôt que de coutume, j'avais projeté d'attendre M. Beckford, que l'on dit bienfaisant, et qui m'a fait annoncer sa visite; mais je n'ai pas le courage de voir en face un protecteur. Si ce courage me revient, je rentrerai chez moi. Tout le matin j'ai rôdé sur le bord de la Tamise. Nous voici en novembre, au temps des grands brouillards; celui d'aujourd'hui s'étend devant les fenêtres comme un drap blanc. J'ai passé dix fois devant votre porte, je vous ai regardée sans être aperçu de vous, et j'ai demeuré le front appuyé sur les vitres comme un mendiant. J'ai senti le froid tomber sur moi et couler sur mes membres; j'ai espéré que la mort me prendrait ainsi, comme elle a pris d'autres pauvres sous mes yeux; mais mon corps faible est doué pourtant d'une insurmontable vitalité. Je vous ai bien considérée pour la dernière fois, et sans vouloir vous parler, de crainte de voir une larme dans vos beaux yeux; j'ai cette faiblesse encore de penser que je reculerais devant ma résolution si je vous voyais pleurer.
"Je vous laisse tous mes livres, tous mes parchemins et tous mes papiers, et je vous demande en échange le pain de ma mère: vous n'aurez pas longtemps à le lui envoyer.
"Voici la première page qu'il me soit arrivé d'écrire avec tranquillité. On ne sait pas assez quelle paix intérieure est donnée à celui qui a résolu de se reposer pour toujours. On dirait que l'éternité se fait sentir d'avance, et qu'elle est pareille à ces belles contrées de l'Orient dont on respire l'air embaumé longtemps avant d'en avoir touché le sol.
"THOMAS CHATTERTON."
CHAPITRE XVI
OÙ LE DRAME EST INTERROMPU PAR L'ÉRUDITION D'UNE MANIÈRE DÉPLORABLE AUX YEUX DE QUELQUES DIGNES LECTEURS
Lorsque j'eus achevé de lire cette grande lettre, qui me fatigua beaucoup la vue et l'entendement, à cause de la finesse de l'écriture et de la quantité d'e muets et d'y que Chatterton y avait entassés par habitude d'écrire le vieil anglais, je la rendis à la sérieuse Kitty. Elle était restée appuyée sur son comptoir; son cou long et flexible laissait aller sur l'épaule sa tête rêveuse et ses deux coudes, appuyés sur le marbre blanc, s'y réfléchissaient, ainsi que tout son buste charmant. Elle ressemblait à une petite gravure de Sophie Western, la patiente maîtresse de Tom Jones, gravure que j'ai vue autrefois à Douvres, chez…
—Ah! vous allez encore la comparer, interrompit Stello; qu'ai-je besoin que vous me fassiez un portrait en miniature de tous vos personnages? Une esquisse suffit, croyez-moi, à ceux qui ont un peu d'imagination; un seul trait, Docteur, quand il est juste, me vaut mieux que tant de détails, et, si je vous laisse faire, vous me direz de quelle manufacture était la soie qui servit à nouer la rosette de ses souliers: pernicieuse habitude de narration, qui gagne d'une manière effrayante.
—Là! là! s'écria le Docteur-Noir avec autant d'indignation qu'il put forcer son visage impassible à en indiquer; sitôt que je veux devenir sensible, vous m'arrêtez tout court; ma foi, vogue la galère; vive Démocrite! Habituellement j'aime mieux qu'on ne rie ni ne pleure, et qu'on voie froidement la vie comme un jeu d'échecs; mais, s'il faut choisir d'Héraclite ou de Démocrite pour parler aux hommes d'eux-mêmes, j'aime mieux le dernier, comme plus dédaigneux. C'est vraiment par trop estimer la vie que la pleurer: les larmoyeurs et les haïsseurs la prennent trop à coeur. C'est ce que vous faites, dont bien me fâche. L'espèce humaine, qui est incapable de rien faire de bien ou de mal, devrait moins vous agiter par son spectacle monotone. Permettez donc que je poursuive à ma manière.
—Vous me poursuivez, en effet, soupira Stello d'un ton de victime.
L'autre poursuivit fort à son aise:
—Kitty Bell reprit la lettre, tourna languissamment sa tête vers la rue, la secoua deux fois et me dit:
"He is gone!"
—Assez! assez! La pauvre petite! s'écria Stello. Oh! assez! N'ajoutez rien à cela. Je la vois tout entière dans ce seul mot: Il est parti! Ah! silencieuse Anglaise, c'est bien tout ce que vous avez dû dire! Oui, je vous entends; vous lui aviez donné un asile, vous ne lui faisiez jamais sentir qu'il était chez vous; vous lisiez respectueuse- ment ses vers, et vous ne vous permettiez jamais un compliment auda- cieux; vous ne lui laissiez voir qu'ils étaient beaux à vos yeux que par votre soin de les apprendre à vos enfants avec leur prière du soir. Peut-être hasardiez-vous un timide trait de crayon en marge des adieux de Birtha à son ami, une croix, presque imperceptible et facile à effacer, au-dessus du vers qui renferme la tombe du roi Harold; et, si une de vos larmes a enlevé une lettre du précieux manuscrit, vous avez cru sincèrement y avoir fait une tache, et vous avez cherché à la faire disparaître. Et il est parti! Pauvre Kitty! L'ingrat, he is gone!
—Bien! très bien! dit le Docteur, il n'y a qu'à vous lâcher la bride;
vous m'épargnez bien des paroles vaines, et vous devinez très juste.
Mais qu'avais-je besoin de vous donner d'aussi inutiles détails sur
Chatterton! Vous connaissez aussi bien que moi ses ouvrages.
—C'est assez ma coutume, reprit Stello nonchalamment, de me laisser instruire avec résignation sur les choses que je sais le mieux, afin de voir si on les sait de la même manière que moi; car il y a diverses manières de savoir les choses.
—Vous avez raison, dit le Docteur; et, si vous faisiez plus de cas de cette idée, au lieu de la laisser s'évaporer, comme au dehors d'un flacon débouché, vous diriez que c'est un spectacle curieux que de voir et mesurer le peu de chaque connaissance que contient chaque cerveau: l'un renferme d'une Science le pied seulement, et n'en a jamais aperçu le corps; l'autre cerveau contient d'elle une main tronquée; un troisième la garde, l'adore, la tourne, la retourne en lui-même, la montre et la démontre quelquefois dans l'état précisément du fameux torse, sans la tête, les bras et les jambes; de sorte que, tout admirable qu'elle est, sa pauvre Science n'a ni but, ni action, ni progrès; les plus nombreux sont ceux qui n'en conservent que la peau, la surface de la peau, la plus mince pellicule imaginable, et passent pour avoir le tout en eux bien complet. Ce sont là les plus fiers. Mais, quant à ceux qui, de chaque chose dont ils parlaient, posséderaient le tout, intérieur et extérieur, corps et âme, ensemble et détail, ayant tout cela également présent à la pensée pour en faire usage sur-le-champ, comme un ouvrier de tous ses outils, lorsque vous les rencontrerez, vous me ferez plaisir de me donner leur carte de visite, afin que je passe chez eux leur rendre mes devoirs très humbles. Depuis que je voyage, étudiant les sommités intellectuelles de tous les pays, je n'ai pas trouvé l'espèce que je viens de vous décrire.
Moi-même, monsieur, je vous avoue que je suis fort éloigné de savoir si complètement ce que je dis, mais je le sais toujours plus complètement que ceux à qui je parle ne me comprennent et même ne m'écoutent. Et remarquez, s'il vous plaît, que la pauvre humanité a cela d'excellent, que la médiocrité des masses exige fort peu des médiocrités d'un ordre supérieur, par lesquelles elle se laisse complaisamment et fort plaisamment instruire.
Ainsi, monsieur, nous raisonnions sur Chatterton; j'allais vous faire, avec une grande assurance, une dissertation scientifique sur le vieil anglais, sur son mélange de saxon et de normand, sur ses e muets, ses y, et la richesse de ses rimes en aie et en ynge. J'allais pousser des gémissements pleins de gravité, d'importance et de méthode, sur la perte irréparable des vieux mots si naïfs et si expressifs de emburled au lieu de armed, de deslavatie pour unfaithfulness, de acrool pour faintly; et des mots harmonieux de myndbruck pour firmness of mind, mysterk pour mystic, ystorven pour dead. Certainement, traduisant si facilement l'anglais de 1449 en anglais de 1832, il n'y a pas une chaire de bois de sapin tachée d'encre d'où je ne me fusse montré très imposant à vos yeux. Dans ce fauteuil même, malgré sa propreté, j'aurais pu encore vous jeter dans un de ces agréables étonnements qui font que l'on se dit: C'est un puits de science, lorsque je me suis aperçu fort à propos que vous connaissiez votre Chatterton, ce qui n'arrive pas souvent à Londres (ville où l'on voit pourtant beaucoup d'Anglais, me disait un voyageur très considéré à Paris); me voici donc retombé dans l'état fâcheux d'un homme forcé de causer au lieu de prêcher, et par-ci par-là d'écouter! Écouter! ô la triste et inusitée condition pour un Docteur!
Stello sourit pour la première fois depuis bien longtemps.
—Je ne suis pas fatigant à écouter, dit-il lentement; je suis trop vite fatigué de parler…
—Fâcheuse disposition, interrompit l'autre, en la bonne ville de Paris, où celui-là est déclaré éloquent qui, le dos à la cheminée ou les mains sur la tribune, dévide pour une heure et demie des syllabes sonores, à la condition toutefois qu'elles ne signifient rien qui n'ait été lu et entendu quelque part.
—Oui, continua Stello les yeux attachés au plafond comme un homme qui se souvient, et dont le souvenir devient plus clair et plus pur de moment en moment; oui, je me sens ému à la mémoire de ces oeuvres naïves et puissantes que créa le génie primitif et méconnu de Chatterton mort à dix-huit ans! Cela ne devrait faire qu'un nom, comme Charlemagne, tout cela est beau, étrange, unique et grand.
O triste, ô douloureux, ô profond et noir Docteur! si vous pouvez vous émouvoir, ne sera-ce pas en vous rappelant le début simple et antique de la Bataille d'Hastings? Avoir ainsi dépouillé l'homme moderne! S'être fait par sa propre puissance moine du dixième siècle! un moine bien pieux et bien sauvage, vieux Saxon révolté contre son joug normand, qui ne connaît que deux puissances au monde, le Christ et la mer. A elles il adresse son poème, et s'écrie:
"O Christ, quelle douleur pour moi que de dire combien de nobles comtes et de valeureux "chevaliers sont bravement tombés en combattant pour le roi Harold dans la plaine" d'Hastings."
"O mer! mer féconde et bienfaisante! comment, avec ton intelligence puissante, n'as-tu "pas soulevé le flux de tes eaux contre les chevaliers du duc Wylliam ?"
—Oh! que ce duc Guillaume leur a fait d'impression! interrompit le Docteur. Saint-Valery est un joli petit port de mer, sale et embourbé; j'y ai vu de jolis bocages verdoyants, dignes des bergers du Lignon; j'ai vu de petites maisons blanches, mais pas une pierre où il soit écrit: Guillaume est parti d'ici pour Hastings.
—"De ce duc Wylliam, continua Stello en déclamant pompeusement, dont les lâches flèches "ont tué tant de comtes et arrosé les champs d'une large pluie de sang."
—C'est un peu bien homérique, grommela le Docteur.
The souls of many chiefs untimely slain.
—Que le jeune Harold est donc beau dans sa force et sa rudesse! continuait l'enthousiasme de Stello.
Kynge Harolde hie in ayre majestic raisd, etc. Guillaume le voit et s'avance en chantant l'air de Roland…
—Très exact! très historique! murmurait sourdement la Science du Docteur; car Malmesbury dit positivement que Guillaume commença l'engagement par le chant de Roland:
Tunc cantilena Rolandi inchoata, ut martium viri exemplum pugnatores accenderet.
Et Warton, dans ses Dissertations, dit que les Huns chargeaient en criant: Hiu! hiu! C'était l'usage barbare.
Et maistre Robert de Wace donc, que l'on a nommé Gace, Gape,
Eustache et Wistache, ne dit-il pas de Taillefer le Normand:
Taillifer, qui moult bien chantout,
Sorr un cheval qui tost allout,
Devant le duc allout chantant
De Karlemagne et de Rollant,
Et de Olivier et des vassals
Qui morurent en Rouncevals.
—Et les deux races se mesurent, disait Stello avec ardeur, en même temps que le Docteur récitait avec lenteur et satisfaction ses citations; la flèche normande heurte la cotte de mailles saxonne. C'est le sire de Châtillon qui attaque le carl Aldhelme; le sire de Torcy tue Hengist. La France inonde la vieille île saxonne; la face de l'île est renouvelée, sa langue changée; et il ne reste que dans quelques vieux couvents quelques vieux moines, comme Turgot et depuis Rowley, pour gémir et prier auprès des statues de pierre des saints rois saxons, qui portent chacune une petite église dans leur main.
—Et quelle érudition! s'écria le Docteur. Il a fallu joindre les lectures françaises aux traditions saxonnes. Que d'historiens depuis Hue de Longueville jusqu'au sire de Saint-Valery! Le vidame de Patay, le seigneur de Picquigny, Guillaume des Moulins, que Stow appelle Moulinous, et le prétendu Rowley du Mouline; et le bon sire de Sanceaulx, et le vaillant sénéchal de Torcy, et le sire de Tancarville, et tous nos vieux faiseurs de chroniques et d'histoires mal rimées, balladées et versiculées! C'est le monde d'Ivanhoë.
—Ah! soupirait Stello, qu'il est rare qu'une si simple et si magnifique création que celle de la Bataille d'Hastings vienne du même poète anglais que ces chants élégiaques qui la suivent; quel poète anglais écrivit rien de semblable à cette ballade de Charité si naïvement intitulée: An excelente balade of Charitie? comme l'honnête Francisco de Leefdael imprimait la famosa comedia de Lope de Vega Carpio; rien de naïf comme le dialogue de l'abbé de Saint-Godwyn et de son pauvre; que le début est simple et beau! que j'ai toujours aimé cette tempête qui saisit la mer dans son calme! quelles couleurs nettes et justes! quel large tableau, tel que depuis l'Angleterre n'en a pas eu de meilleurs en ses poétiques galeries.
Voyez:
"C'était le mois de la Vierge. Le soleil était rayonnant au milieu du jour, l'air calme et mort, le ciel tout bleu. Et voilà qu'il se leva sur la mer un amas de nuages d'une couleur noire, qui s'avancèrent dans un ordre effrayant et de roulèrent au-dessus des bois en cachant le front éclatant du soleil. La noire tempête s'enflait et s'étendait à tire-d'aile…"
Et n'aimez-vous pas (qui ne l'aimerait?) à remplir vos oreilles de cette sauvage harmonie des vieux vers?
The sun was glemeing in the middle of daie,
Deadde still the aire, and eke the welken blue,
When from the sea arist in drear arraie
A hepe of cloudes of sable sullen hue,
The which full fast unto the woodlande drewe,
Hiltring attenes the sunnis fetyve face,
And the blacke tempeste swolne and gatherd up apace.
Le Docteur n'écoutait pas.
—Je soupçonne fort, dit-il, cet abbé de Saint Godwyn de n'être autre chose que sir Ralphe de Bellomont, grand partisan de Lancastre, et il est visible que Rowley est yorkiste.
—O damné commentateur! vous m'éveillez! s'écria Stello sorti des délices de son rêve poétique.
—C'était bien mon intention, dit le Docteur-Noir, afin qu'il me fût permis de passer du livre à l'homme, et de quitter la nomenclature de ses ouvrages pour celle de ses événements, qui furent très peu compliqués, mais qui valent la peine que j'en achève le récit.
—Récitez donc, dit Stello avec humeur.
Et il se ferma les yeux avec les deux mains, comme ayant pris la ferme résolution de penser à autre chose, résolution qu'il ne put mettre à exécution, comme on le pourra voir si l'on se condamne à lire le chapitre suivant.
CHAPITRE XVII
SUITE DE L'HISTOIRE DE KITTY BELL
Un Bienfaiteur
Je disais donc, reprit le plus glacé des docteurs, que Kitty m'avait regardé languissamment. Ce regard douloureux peignait si bien la situation de son âme, que je dus me contenter de sa céleste expression pour explication générale et complète de tout ce que je voulais savoir de cette situation mystérieuse que j'avais tant cherché à deviner. La démonstration en fut plus claire encore un moment après; car, tandis que je travaillais les nerfs de mon visage pour leur donner, se tirant en long et en large, cet air de commisération sentimentale que chacun aime à trouver dans son semblable…
—Il se croit le semblable de la belle Kitty! murmura Stello.
—…Tandis que j'apitoyais mon visage, on entendit rouler avec fracas un carrosse lourd et doré qui s'arrêta devant la boutique toute vitrée où Kitty était éternellement renfermée, comme un fruit rare dans une serre chaude. Les laquais portaient des torches devant les chevaux et derrière la voiture; nécessaires précautions, car il était deux heures après midi à l'horloge de Saint-Paul.
—The Lord-Mayor! Lord-Mayor! s'écria tout à coup Kitty en frappant ses mains l'une contre l'autre avec une joie qui fit devenir ses joues enflammées et ses yeux brillants de mille douces lumières; et, par un instinct maternel et inexplicable, elle courut embrasser ses enfants, elle qui avait une joie d'amante!—Les femmes ont des mouvements inspirés on ne sait d'où.
C'était, en effet, le carrosse du Lord-Maire, le très honorable M. Beckford, roi de Londres, élu parmi les soixante-douze corporations des marchands et artisans de la ville, qui ont à leur tête les douze corps des orfèvres, poissonniers, tanneurs, etc., dont il est le chef suprême. Vous savez que jadis le Lord-maire était si puissant, qu'il alarmait les rois et se mettait à la tête de toutes les révolutions, comme Froissart le dit en parlant des Londriens ou vilains de Londres. M. Beckford n'était nullement révolutionnaire en 1770; il ne faisait nullement trembler le Roi; mais c'était un digne gentleman, exerçant sa juridiction avec gravité et politesse, ayant son palais et des grands dîners, où quelquefois le Roi était invité, et où le Lord-maire buvait prodigieusement sans perdre un instant son admirable sang-froid. Tous les soirs, après dîner, il se levait de table le premier, vers huit heures, allait lui-même ouvrir la grande porte de la salle à manger aux femmes qu'il avait reçues, ensuite se rasseyait avec tous les hommes, et demeurait à boire jusqu'à minuit. Tous les vins du globe circulaient autour de la table, et passaient de main en main, emplissant pour une seconde des verres de toutes les dimensions, que M. Beckford vidait le premier avec une égale indifférence. Il parlait des affaires publiques avec le vieux lord Chatham, le duc de Grafton, le comte de Mansfield, aussi a son aise après la trentième bouteille qu'avant la première, et son esprit, strict, droit, bref, sec et lourd, ne subissait aucune altération dans la soirée. Il se défendait avec bon sens et modération des satiriques accusations de Junius, ce redoutable inconnu qui eut le courage ou la faiblesse de laisser éternellement anonyme un des livres les plus mordants de la langue anglaise, comme fut laissé le second Évangile, l'Imitation de Jésus-Christ.
—Et que m'importent à moi les trois ou quatre syllabes d'un nom? soupira Stello. Le Laocoon et la Vénus de Milo sont anonymes, et leurs statuaires ont cru leurs noms immortels en cognant leurs blocs avec un petit marteau. Le nom d'Homère, ce nom de demi-dieu, vient d'être rayé du monde par un monsieur grec! Gloire, rêve d'une ombre! a dit Pindare, s'il a existé, car on n'est sûr de personne à présent.
—Je suis sûr de M. Beckford, reprit le Docteur; car j'ai vu, dis-je, sa grosse et rouge personne en ce jour-là, que je n'oublierai jamais. Le brave homme était d'une haute taille, avait le nez gros et rouge, tombant sur un menton rouge et gros. Il a existé, celui-là! personne n'a existé plus fort que lui. Il avait un ventre paresseux, dédaigneux et gourmand, longuement emmailloté dans une veste de brocart d'or; des joues orgueilleuses, satisfaites, opulentes, paternelles, pendant largement sur la cravate; des jambes solides, monumentales et gout- teuses, qui le portaient noblement d'un pas prudent, mais ferme et honorable; une queue poudrée, enfermée dans une grande bourse qui couvrait ses rondes et larges épaules, dignes de porter, comme un monde, la charge de Lord-Mayor.
Tout cet homme descendit de voiture lentement et péniblement.
Tandis qu'il descendait, Kitty Bell me dit, en huit mots anglais, que M. Chatterton n'avait été si désespéré que parce que cet homme, son dernier espoir, n'était pas venu, malgré sa promesse.
—Tout cela en huit mots! dit Stello; la belle langue que la langue turque!
—Elle ajouta en quatre mots (et pas un de plus), continua le
Docteur, qu'elle ne doutait pas que M. Chatterton ne revînt avec le
Lord-Maire.
En effet, tandis que deux laquais tenaient de chaque côté du marchepied une grosse torche résineuse, qui ajoutait au charme du brouillard ceux d'une vapeur noire et d'une détestable odeur, et que M. Beckford faisait son entrée dans la boutique, l'ombre de tous les jours, l'ombre pâle, aux yeux bruns, se glissa le long des vitres et entra à sa suite. Je vis et contemplai avidement Chatterton.
Oui, dix-huit ans; tout au plus dix-huit! Des cheveux bruns tombant sans poudre sur les oreilles, le profil d'un jeune Lacédémonien, un front haut et large, des yeux noirs, très grands, fixes, creux et perçants, un menton relevé sous des lèvres épaisses, auxquelles le sourire ne semblait pas avoir été possible. Il s'avança d'un pas régulier, le chapeau sous le bras, et attacha ses yeux de flamme sur la figure de Kitty; elle cacha sa belle tête dans ses deux mains. Le costume de Chatterton était entièrement noir de la tête aux pieds; son habit, serré et boutonné jusqu'à la cravate, lui donnait tout ensemble l'air militaire et ecclésiastique. Il me sembla parfaitement fait et d'une taille élancée. Les deux petits enfants coururent se pendre à ses mains et à ses jambes comme accoutumés à sa bonté. Il s'avança, en jouant avec leurs cheveux, sans les regarder. Il salua gravement M. Beckford, qui lui tendit la main et la lui secoua vigoureusement, de manière à arracher le bras avec l'omoplate. Ils se toisèrent tous deux avec surprise.
Kitty Bell dit à Chatterton, du fond de son comptoir et d'une voix toute timide, qu'elle n'espérait plus le voir. Il ne répondit pas, soit qu'il n'eût pas entendu, soit qu'il ne voulût pas entendre.
Quelques personnes, femmes et hommes, étaient entrées dans la boutique, mangeaient et causaient indifféremment. Elles se rapprochèrent ensuite et firent cercle, lorsque M. Beckford prit la parole avec l'accent rude des gros hommes rouges et le ton fulminant d'un protecteur. Les voix se turent par degrés et, comme vous dites entre Poètes, les éléments semblèrent attentifs, et même le feu jeta partout des lueurs éclatantes qui sortaient des lampes allumées par Kitty Bell, heureuse jusqu'aux larmes de voir pour la première fois un homme puissant tendre la main à Chatterton. On n'entendait plus que le bruit que faisaient les dents de quelques petites Anglaises fourrées, qui sortaient timidement leurs mains de leurs manchons, pour prendre sur le comptoir des macarons, des cracknells et des plum-buns qu'elles croquaient.
M. Beckford dit donc à peu près ceci:
"Je ne suis pas Lord-Maire pour rien, mon enfant; je sais bien ce que c'est que les pauvres jeunes gens, mon garçon. Vous êtes venu m'apporter vos vers hier, et je vous les rapporte aujourd'hui, mon fils: les voilà. J'espère que je suis prompt, hein? Et je viens moi- même voir comment vous êtes logé et vous faire une petite proposition qui ne vous déplaira pas.
"Commencez par me reprendre tout cela."
Ici l'honorable M. Beckford prit des mains d'un laquais plusieurs manuscrits de Chatterton, et les lui remit en s'asseyant lourdement et s'étalant avec ampleur. Chatterton prit ses parchemins et ses papiers avec gravité, et les mis sous son bras, regardant le gros Lord-Maire avec ses yeux de feu.
"Il n'y a personne, continua le généreux M. Beckford, à qui il ne soit arrivé, comme à vous, de dérailler dans sa jeunesse. Eh! eh! —cela plaît aux jolies femmes.—Eh! eh! c'est de votre âge, mon beau garçon.—Les young ladies aiment cela.—N'est-il pas vrai, la belle?…"
Et il allongea le bras pour toucher le menton de Kitty Bell par- dessus le comptoir. Kitty se rejeta jusqu'au fond de son fauteuil, et regarda Chatterton avec épouvante, comme si elle se fût attendue à une explosion de colère de sa part; car vous savez ce que l'on a écrit du caractère de ce jeune homme:
He was violent and impetuous to a strange degree. "J'ai fait comme vous dans mon printemps, dit fièrement le gros M. Beckford, et jamais Littleton, Swift et Wilkes n'ont écrit pour les belles dames des vers plus galants et plus badins que les miens. Mais j'avais la raison assez avancée, même à votre âge, pour ne donner aux Muses que le temps perdu; et mon été n'était pas encore venu, que j'étais déjà tout aux affaires: mon automne les a vues mûrir dans mes mains, et mon hiver en recueille aujourd'hui les fruits savoureux."
Ici l'élégant M. Beckford ne put s'empêcher de regarder autour de lui, pour lire, dans les yeux des personnes qui l'entouraient, la satisfaction excitée par la facilité de son élocution et la fraîcheur de ses images.
Les affaires mûrissant dans l'automne de sa vie parurent faire, sur deux ministres, un Quaker noir et un Lord rouge, qui se trouvaient là, une impression aussi profonde que celle que produisent à notre tribune de l'an 1932 les discours des bons petits vieux généraux del signor Buonaparte, lorsqu'ils nous demandent, en phrases de collège et d'humanités, nos enfants et nos petits-enfants pour en faire de grands corps d'armée, et pour nous montrer comment, parce qu'on s'est occupé, durant dix-sept ans, du débit des vins et de la tenue des livres, on saurait bien encore perdre sa petite bataille comme on faisait en l'absence du grand maître.
L'honnête M. Beckford, ayant ainsi séduit les assistants par sa bonhomie mêlée de dignité et de bonne façon, poursuivit sur un ton plus grave:
"J'ai parlé de vous, mon ami, et je veux vous tirer d'où vous êtes. On ne s'est jamais adressé en vain au Lord-Maire depuis un an; je sais que vous n'avez rien pu faire au monde que vos maudits vers, qui sont d'un anglais inintelligible, et qui, en supposant qu'on les comprît, ne sont pas très beaux. Je suis franc, moi, et je vous parle en père, voyez-vous;—et quand même ils seraient très beaux,—à quoi bon? je vous le demande, à quoi bon?"
Chatterton ne bougeait non plus qu'une statue. Le silence des sept ou huit assistants était profond et discret: mais il y avait dans leurs regards une approbation marquée de la conclusion du Lord-Maire, et ils se disaient du sourire: A quoi bon?
Le bienfaisant visiteur continua:
"Un bon Anglais qui veut être utile à son pays doit prendre une carrière qui le mette dans une ligne honnête et profitable. Voyons, enfant, répondez-moi.—Quelle idée vous faites-vous de vos devoirs?"
Et il se renversa de façon doctorale.
J'entendis la voix creuse et douce de Chatterton, qui fit cette singulière réponse en saccadant ses paroles et s'arrêtant à chaque phrase:
"L'Angleterre est un vaisseau: notre île en a la forme; la proue tournée au nord, elle est comme à l'ancre au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancs d'autres vaisseaux faits à son image et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. Mais c'est à bord du grand navire qu'est notre ouvrage à tous. Le Roi, les Lords, les Communes, sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole; nous autres, nous devons tous avoir la main aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons; nous sommes tous de l'équipage, et nul n'est inutile dans la manoeuvre de notre glorieux navire."
Cela fit sensation. On s'approcha sans trop comprendre et sans savoir si l'on devait se moquer ou applaudir, situation accoutumée du vulgaire.
"Well, very well! cria le gros Beckford, c'est bien, mon enfant! c'est noblement représenter notre bienheureuse patrie! Rule Britannia! chanta-t-il en fredonnant l'air national. Mais, mon garçon, je vous prends par vos paroles. Que diable peut faire le Poète dans la manoeuvre?"
Chatterton resta dans sa première immobilité: c'était celle d'un homme absorbé par un travail intérieur qui ne cesse jamais et qui lui fait voir des ombres sur ses pas. Il leva seulement les yeux au plafond, et dit:
"Le Poète cherche aux étoiles quelle route nous montre le doigt du
Seigneur."
Je me levai, et courus, malgré moi, lui serrer la main. Je me sentais du penchant pour cette jeune tête montée, exaltée, et en extase comme est toujours la vôtre.
Le Beckford eut de l'humeur.
"Imagination! dit-il…"
—Imagination! Céleste vérité! pouviez-vous répondre, dit Stello.
—Je sais mon Polyeucte comme vous, reprit le Docteur, mais je n'y songeais guère en ce moment.
"Imagination! dit M. Beckford, toujours l'imagination au lieu du bon sens et du jugement! Pour être Poète à la façon lyrique et somnambule dont vous l'êtes, il faudrait vivre sous le ciel de Grèce, marcher avec des sandales, une chlamyde et les jambes nues, et faire danser les pierres avec le psaltérion. Mais avec des bottes crottées, un chapeau à trois cornes, un habit et une veste, il ne faut guère espérer se faire suivre, dans les rues, par le moindre caillou, et exercer le plus petit pontificat ou la plus légère direction morale sur ses concitoyens.
"La Poésie est à nos yeux une étude de style assez intéressante à observer, et faite quelquefois par des gens d'esprit; mais qui la prend au sérieux? quelque sot. Outre cela, j'ai retenu ceci de Ben Jonson, et je vous le donne comme certain, savoir: que la plus belle Muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu'il faut avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes. Vous avez essayé de tout ce que pouvait donner la vôtre; quittez-la mon garçon; croyez-moi, mon petit ami. D'un autre côté, nous vous avons essayé dans des emplois de finance et d'administration, où vous ne valez rien. Lisez ceci; acceptez l'offre que je vous fais, et vous vous en trouverez bien, avec de bons compagnons autour de vous. Lisez ceci, et réfléchissez mûrement; cela en vaut la peine."
Ici, remettant un petit billet à ce sauvage enfant, le Lord-Maire se leva majestueusement.
"C'est, dit-il en se retirant au milieu des saluts et des hommages, c'est qu'il s'agit de cent livres sterling par an."
Kitty Bell se leva, et salua comme si elle eût été prête à lui baiser la main à genoux. Toute l'assistance suivit jusqu'à la porte le digne magistrat, qui souriait et se retournait, prêt à sortir avec l'air bénin d'un évêque qui va confirmer des petites filles. Il s'attendait à se voir suivi de Chatterton, mais il n'eut que le temps d'apercevoir le mouvement violent de son protégé.—Chatterton avait jeté les yeux sur le billet; tout à coup il prit ses manuscrits, les lança sur le feu de charbon de terre qui brûlait dans la cheminée, à la hauteur des genoux, comme une grande fournaise, et disparut de la chambre.
M. Beckford sourit avec satisfaction et, saluant de la portière de sa voiture: "Je vois avec plaisir, cria-t-il, que je l'ai corrigé, il renonce à sa Poésie." Et ses chevaux partirent.
"C'est à la vie, me dis-je, qu'il renonce."—Je me sentis serrer la main avec une force surnaturelle. C'était Kitty Bell qui, les yeux baissés, et n'ayant l'air, aux yeux de tous, que de passer près de moi, m'entraînait vers une petite porte vitrée, au fond de la boutique, porte que Chatterton avait ouverte pour sortir.
On parlait bruyamment de la bienfaisance du Lord-Maire; on allait, on venait. On ne la vit pas. Je la suivis.
CHAPITRE XVIII
UN ESCALIER
Saint Socrate, priez pour nous! disait Érasme le savant. J'ai fait souventes fois cette prière en ma vie, continua le Docteur, mais jamais si ardemment, vous m'en pouvez croire, qu'au moment où je me trouvai seul avec cette jeune femme, dont j'entendais à peine le langage, qui ne comprenait pas le mien, et dont la situation n'était pas claire à mes yeux plus que la parole à mes oreilles.
Elle ferma vite la petite porte par laquelle nous étions arrivés au bas d'un long escalier, et là elle s'arrêta tout court, comme si les jambes lui eussent manqué au moment de monter. Elle se retint un instant à la rampe; ensuite elle se laissa aller assise sur les marches, et, quittant ma main, qui la voulait retenir, me fit signe de passer seul.
"Vite! vite! allez!" me dit-elle en français, à ma grande surprise; je vis que la crainte de parler mal avait, jusqu'alors, arrêté cette timide personne.
Elle était glacée d'effroi; les veines de son front étaient gonflées, ses yeux étaient ouverts démesurément; elle frissonnait et essayait en vain de se lever; ses genoux se choquaient. C'était une autre femme que sa frayeur me découvrait.
Elle tendait sa belle tête en haut pour écouter ce qui arrivait, et paraissait sentir une horreur secrète qui l'attachait à la place où elle était tombée. J'en frémis moi-même, et la quittai brusquement pour monter. Je ne savais vraiment où j'allais, mais j'allais comme une balle qu'on a lancée violemment.
"Hélas! me disais-je en gravissant au hasard l'étroit escalier, hélas! quel sera l'Esprit révélateur qui daignera jamais descendre du ciel pour apprendre aux sages à quels signes ils peuvent deviner les vrais sentiments d'une femme quelconque pour l'homme qui la domine secrètement? Au premier abord, on sent bien quelle est la puissance qui pèse sur son âme, mais qui devinera jamais jusqu'à quel degré cette femme est possédée? Qui osera interpréter hardiment ses actions et qui pourra, dès le premier coup d'oeil, savoir le secours qu'il convient d'apporter à ses douleurs? Chère Kitty! me disais-je (car en ce moment je me sentais pour elle l'amour qu'avait pour Phèdre sa nourrice, son excellente nourrice, dont le sein frémissait des passions dévorantes de la fille qu'elle avait allaitée), chère Kitty! pensais-je, que ne m'avez-vous dit: Il est mon amant? J'aurais pu nouer avec lui une utile et conciliante amitié; j'aurais pu par- venir à sonder les plaies inconnues de son coeur; j'aurais… Mais ne sais-je pas que les sophismes et les arguments sont inutiles où le regard d'une femme aimée n'a pas réussi? Mais comment l'aime-t-elle? Est-elle plus à lui qu'il n'est à elle? N'est-ce pas le contraire? Où en suis-je? Et même je pourrais dire: Où suis-je?"
En effet, j'étais au dernier étage de l'escalier, assez négligemment éclairé, et je ne savais de quel côté tourner, lorsqu'une porte d'appartement s'ouvrit brusquement. Mon regard plongea dans une petite chambre dont le parquet était entièrement couvert de papiers déchirés en mille pièces. J'avoue que la quantité en était telle, les morceaux en étaient si petits, cela supposait la destruction d'un si énorme travail, que j'y attachai longtemps les yeux avant de les reposer sur Chatterton, qui m'ouvrait la porte.
Lorsque je le regardai, je le pris vite dans mes bras par le milieu du corps; et il était temps, car il allait tomber et se balançait comme un mât coupé par le pied.—Il était devant sa porte; je l'appuyai contre cette porte, et je le retins ainsi debout, comme on soutien- drait une momie dans sa boîte.—Vous eussiez été épouvanté de cette figure.—La douce expression du sommeil était paisiblement étendue sur ses traits; mais c'était l'expression d'un sommeil de mille ans, d'un sommeil imposé par l'excès du mal. Les yeux étaient encore entr' ouverts, mais flottants au point de ne pouvoir saisir aucun objet pour s'y arrêter: la bouche était béante, et la respiration forte, égale et lente, soulevant la poitrine, comme dans un cauchemar.
Il secoua la tête, et sourit un moment comme pour me faire entendre qu'il était inutile de m'occuper de lui.—Comme je le soutenais toujours très ferme par les épaules, il poussa du pied une petite fiole qui roula jusqu'au bas de l'escalier, sans doute jusqu'aux dernières marches où Kitty s'était assise, car j'entendis jeter un cri et monter en tremblant—Il la devina.—Il me fit signe de l'éloigner, et s'endormit debout sur mon épaule, comme un homme pris de vin.
Je me penchai, sans le quitter, au bord de l'escalier. J'étais saisi d'un effroi qui me faisait dresser les cheveux sur la tête. J'avais l'air d'un assassin.
J'aperçus la jeune femme qui se traînait pour monter les degrés, en s'accrochant à la rampe, comme n'ayant gardé de force que dans les mains pour se hisser jusqu'à nous. Heureusement elle avait encore deux étages à gravir avant de le rencontrer.
Je fis un mouvement pour porter dans la chambre mon terrible fardeau. Chatterton s'éveilla encore à demi,—il fallait que ce jeune homme eût une force prodigieuse, car il avait bu soixante grains d'opium.—Il s'éveilla encore à demi, et employa, le croiriez-vous?—employa le dernier souffle de sa voix à me dire ceci:
"Monsieur… you… médecin… achetez-moi mon corps, et payez ma dette."
Je lui serrai les deux mains pour consentir.—Alors il n'eut plus qu'un mouvement. Ce fut le dernier. Malgré moi, il s'élança vers l'escalier, s'y jeta sur les deux genoux, tendit les bras vers Kitty, poussa un long cri, et tomba mort, le front en avant.
Je lui soulevai la tête. "Il n'y a rien à faire, me dis-je.—A l'autre."
J'eus le temps d'arrêter la pauvre Kitty; mais elle avait vu. Je lui
pris le bras, et la forçai de s'asseoir sur les marches de l'escalier.
Elle obéit, et resta accroupie comme une folle, avec les yeux ouverts.
Elle tremblait de tout son corps.
Je ne sais, monsieur, si vous avez le secret de faire des phrases dans ces cas-là; pour moi, qui passe ma vie à contempler ces scènes de deuil, j'y suis muet.
Pendant qu'elle voyait devant elle fixement et sans pleurer, je retournais dans mes mains la fiole qu'elle avait apportée dans la sienne; elle alors, la regardant de travers, semblait dire comme Juliette: "L'ingrat! avoir tout bu! ne pas me laisser une goutte amie!"
Nous restions ainsi l'un à côté de l'autre, assis et pétrifiés: l'un consterné, l'autre frappée à mort: aucun n'osant souffler le mot, et ne le pouvant.
Tout d'un coup une voix sonore, rude et pleine, cria d'en bas:
"Come, mistress Bell!"
A cet appel, Kitty se leva comme mue par un ressort; c'était la voix de son mari. Le tonnerre eût été moins fort d'éclat et ne lui eût pas causé, même en tombant, une plus violente et plus électrique commo- tion. Tout le sang se porta aux joues; elle baissa les yeux, et resta un instant debout pour se remettre.
"Come, mistress Bell!" répéta la terrible voix.
Un second coup la mit en marche, comme l'autre l'avait mise sur ses pieds. Elle descendit avec lenteur, droite, docile, avec l'air insensible, sourd et aveugle d'une ombre qui revient. Je la soutins jusqu'en bas; elle rentra dans sa boutique, se plaça les yeux baissés à son comptoir, tira une petite Bible de sa poche, l'ouvrit, commença une page, et resta sans connaissance, évanouie dans son fauteuil.
Son mari se mit à gronder, des femmes à l'entourer, les enfants à crier, les chiens à aboyer.
—Et vous? s'écria Stello en se levant avec chagrin.
—Moi? je donnai à M. Bell trois guinées, qu'il reçut avec plaisir et sang-froid et les comptant bien.
"C'est, lui dis-je, le loyer de la chambre de M. Chatterton, qui est mort.
—Oh! dit-il avec l'air satisfait.
—Le corps est à moi, dis-je; je le ferai prendre.
—Oh! me dit-il avec un air de consentement."
Il était bien à moi, car cet étonnant Chatterton avait eu le sang- froid de laisser sur la table un billet qui portait à peu près ceci:
"Je vends mon corps au docteur (le nom en blanc), à la condition de payer à M. Bell six mois de loyer de ma chambre, montant à la somme de trois guinées. Je désire qu'il ne reproche pas à ses enfants les gâteaux qu'ils m'apportaient chaque jour, et qui, depuis un mois, ont seuls soutenu ma vie."
Ici le Docteur se laissa couler dans la bergère sur laquelle il était placé, et s'y enfonça jusqu'à ce qu'il se trouvât assis sur le dos et même sur les épaules.
—Là!—dit-il avec un air de satisfaction et de soulagement, comme ayant fini son histoire.
—Mais Kitty Bell? Kitty, que devint-elle? dit Stello, en cherchant à lire dans les yeux froids du Docteur-Noir.
—Ma foi, dit celui-ci, si ce n'est la douleur, le calomel des médecins anglais dut lui faire bien du mal… car, n'ayant pas été appelé, je vins, quelques jours après, visiter les gâteaux de sa boutique. Il y avait là ses deux beaux enfants qui jouaient, chantaient, en habit noir. Je m'en allai en frappant la porte de manière à la briser.
—Et le corps du Poète?
—Rien n'y toucha que le linceul et la bière. Rassurez-vous.
—Et ses poèmes?
—Il fallut dix-huit mois de patience pour réunir, coller et traduire les morceaux des manuscrits qu'il avait déchirés dans sa fureur. Quant à ceux que le charbon de terre avait brûlés, c'était la fin de la Bataille d'Hastings, dont on n'a que deux chants.
—Vous m'avez écrasé la poitrine avec cette histoire, dit Stello en retombant assis.
Tous deux restèrent en face l'un de l'autre pendant trois heures quarante-quatre minutes, tristes et silencieux comme Job et ses amis. Après quoi Stello s'écria, comme en continuant:
—Mais que lui offrait donc M. Beckford dans son petit billet?
—Ah! à propos, dit le Docteur-Noir, comme en s'éveillant en sursaut…
C'était une place de premier valet de chambre chez lui.
CHAPITRE XIX
TRISTESSE ET PITIÉ
Pendant les longs récits et les plus longs silences du Docteur-Noir, la nuit était venue. Une haute lampe éclairait une partie de la chambre de Stello; car cette chambre était si grande, que la lueur n'en pouvait atteindre les angles ni le haut plafond. Des rideaux épais et longs, un antique ameublement, des armes jetées sur des livres, une énorme table couverte d'un tapis qui en cachait les pieds, et sur cette table deux tasses de thé: tout cela était sombre, et brillait par intervalles de la flamme rouge d'un large feu, ou bien se laissait deviner à demi, et par reflets, sous la lueur jaunâtre de la lampe. Les rayons de cette lampe tombaient d'aplomb sur la figure impassible du Docteur-Noir et sur le large front de Stello, qui reluisait comme un crâne d'ivoire poli. Le Docteur attachait sur ce front un oeil fixe, dont la paupière ne s'abaissait jamais. Il semblait y suivre en silence le passage de ses idées et la lutte qu'elles avaient à livrer aux idées de l'homme dont il avait entrepris la guérison, comme un général contemplerait, d'une hauteur, l'attaque de son corps d'armée montant à la brèche, et le combat intérieur qui lui resterait à gagner contre la garnison, au milieu de la forteresse à demi conquise.
Stello se leva brusquement et se mit à marcher à grands pas d'un bout à l'autre de la chambre. Il avait passé sa main droite sous ses habits, comme pour contenir ou déchirer son coeur. On n'entendait que le bruit de ses talons qui frappaient sourdement sur le tapis, et le sifflement monotone d'une bouilloire d'argent placée sur la table, source inépuisable d'eau chaude et de délices pour les deux causeurs nocturnes. Stello laissait échapper, en marchant vite, des exclama- tions douloureuses, des hésitations pénibles, des jurements étouffés, des imprécations violentes, autant que ces signes se pouvaient mani- fester dans un homme à qui l'usage du grand monde avait donné la retenue comme une seconde nature.
Il s'arrêta tout d'un coup et toucha de ses deux mains les mains du Docteur. "Vous l'avez donc vu aussi? s'écria-t-il.—Vous avez vu et tenu dans vos bras le malheureux jeune homme qui s'était dit: Désespère et meurs, comme souvent vous me l'avez entendu crier la nuit! Mais j'aurais honte d'avoir pu gémir, j'aurais honte d'avoir souffert, s'il n'était vrai que les tortures que l'on se donne par les passions égalent celles que l'on reçoit par le malheur.—Oui, cela c'est dû passer ainsi; oui, je vois chaque jour des hommes semblables à ce Beckford, qui est miraculeusement incarné d'âge en âge sous la peau blafarde des PLAIDEURS D'AFFAIRES PUBLIQUES.
"O cérémonieux complimenteurs! lents paraphraseurs de banalités sentencieuses! fabricateurs légers de cette chaîne lourde et crois- sante pompeusement appelée Code, dont vous forgez les quarante mille anneaux qui s'entrelacent au hasard, sans suite, le plus souvent inégaux, comme les grains du chapelet, et ne remontant jamais à l'im- muable anneau d'or d'un religieux principe!—O membres rachitiques des corps politiques, impolitiques plutôt! fibres détendues des Assemblées, dont la pensée flasque, vacillante, multiple, égarée, corrompue, effarée, sautillante, colérique, engourdie, évaporée, émerillonnée, et toujours, et sempiternellement commune et vulgaire; dont la pensée, dis-je, ne vaut pas, pour l'unité et l'accord des raisonnements, la simple et sérieuse pensée d'un Fellah jugeant sa famille, au désert, selon son coeur. N'est-ce pas assez pour vous d'être glorieusement employés à charger de tout votre poids le bât, le double bât du maître, que le pauvre âne appelle son ennemi en bon français? Faut-il encore que vous ayez hérité du dédain monarchique, moins sa grâce héréditaire et plus votre grossièreté élective?
"Oui, noir et trop véridique Docteur! oui, ils sont ainsi.—Ce qu'il faut au Poète, dit l'un, c'est trois cents francs et un grenier!—La misère est leur Muse, dit un autre.—Bravo!—Courage!—Ce rossignol a une belle voix! crevez-lui les yeux, il chantera mieux encore! l'expérience en a été faite. Ils ont raison. Vive Dieu!
"Triple divinité du ciel! que t'ont-ils donc fait, ces Poètes que tu créas les premiers des hommes pour que les derniers des hommes les renient et les repoussent ainsi?"
Stello parlait à peu près de la sorte en marchant.
Le Docteur tournait la pomme de sa canne sous son menton et souriait.
"Où se sont envolés vos Diables-bleus?" dit-il.
Le malade s'arrêta; il ferma les yeux et sourit aussi, mais ne répondit pas, comme s'il n'eût pas voulu donner au Docteur le plaisir d'avouer sa maladie vaincue.
Paris était plongé dans le silence du sommeil, et l'on n'entendait au dehors que la voix rouillée d'une horloge sonnant lourdement les trois quarts d'une heure très avancée au delà de minuit. Stello s'arrêta tout à coup au milieu de l'appartement, écoutant le marteau dont le bruit parut lui plaire; il passa ses doigts dans ses cheveux comme pour s'imposer les mains à lui-même et calmer sa tête. On aurait pu dire, en l'examinant bien, qu'il ressaisissait intérieurement les rênes de son âme, et que sa volonté redevenait assez forte pour contenir la violence de ses sentiments désespérés.—Ses yeux se rouvrirent, s'arrêtèrent fixement sur les yeux du Docteur, et il se mit à parler avec tristesse, mais avec fermeté:
"Les heures de la nuit, quand elles sonnent, sont pour moi comme les voix douces de quelques tendres amies qui m'appellent et me disent, l'une après l'autre: Qu'as-tu?
"Jamais je ne les entends avec indifférence quand je me trouve seul, à cette place où vous êtes, dans ce dur fauteuil où vous voilà.—Ce sont les heures des Esprits, des Esprits légers qui soutiennent nos idées sur leurs ailes transparentes et les font étinceler de clartés plus vives.
"Je sens que je porte la vie librement durant l'espace de temps qu'elles mesurent; elles me disent que tout ce que j'aime est endormi, qu'à présent il ne peut arriver malheur à qui m'inquiète. Il me semble alors que je suis seul chargé de veiller, et qu'il m'est permis de prendre sur ma vie ce que je voudrai du sommeil.—Certes, cette part m'appartient, je la dévore avec joie, et je n'en dois pas compte à des yeux fermés.—Ces heures m'on fait du bien. Il est rare que ces chères compagnes ne m'apportent pas, comme un bienfait, quelque sentiment ou quelque pensée du ciel. Peut-être que le temps, invisible comme l'air, et qui se pèse et se mesure comme lui, comme lui aussi apporte aux hommes des influences inévitables. Il y a des heures néfastes. Telle est pour moi celle de l'aube humide, tant célébrée, qui ne m'amène que l'affliction et l'ennui, parce qu'elle éveille tous les cris de la foule, pour toute la démesurée longueur du jour, dont le terme me semble inespéré. Dans ce moment, si vous voyez revenir la vie dans mes regards, elle y revient par les larmes. Mais c'est la vie enfin, et c'est le calme adoré des heures noires qui me la rend.
"Ah! je sens en mon âme une ineffable pitié pour ces glorieux pauvres dont vous avez vu l'agonie, et rien ne m'arrête dans ma tendresse pour ces morts bien-aimés.
"J'en vois, hélas! d'aussi malheureux qui prennent de diverse sortes leur destinée amère. Il y en a chez qui le chagrin devient bouffonnerie et grosse gaieté: ce sont les plus tristes à mes yeux. Il y en a d'autres à qui le désespoir tourne sur le coeur. Il les rend méchants. Eh! sont-ils bien coupables de l'être?
"En vérité, je vous le dis l'homme a rarement tort, et l'ordre social toujours.—Quiconque y est traité comme Gilbert et Chatterton, qu'il frappe, qu'il frappe partout!—Je sens pour lui (s'attaquerait-il à moi-même) l'attendrissement d'une mère pour son fils, atteint injus- tement dans son berceau d'une maladie douloureuse et incurable.
"—Frappe-moi! mon fils, dit-elle, mords-moi, pauvre innocent! tu n'as rien fait de mal pour mériter de tant souffrir!—Mords mon sein, cela te soulagera!—mords, enfant, cela fait du bien!"
Le Docteur sourit dans un calme profond; mais ses yeux devenaient plus sombres et plus sévères de moment en moment, et, avec son inflexibilité de marbre, il répondit:
"Que m'importe, s'il vous plaît, de voir à découvert que votre coeur a d'inépuisables sources de miséricorde et d'indulgence, et que votre esprit, venant à son aide, jette incessamment sur toute sorte de criminels autant d'intérêt que Godwin en répandit sur l'assassin Falkland?—Que m'importe cet instinct de tendresse angélique auquel vous vous livrez tout d'abord, à tout sujet? Suis-je une femme en qui l'émotion puisse dérouter la pensée? Remettez-vous, monsieur, les larmes troublent la vue."
Stello revint s'asseoir brusquement, baissa les yeux, puis les releva pour regarder son homme de travers.
"Suivez à présent, reprit le Docteur, le cours de l'idée qui nous a conduits jusqu'où nous sommes arrivés. Suivez-la, s'il vous plaît, comme on suit un fleuve à travers ses sinuosités. Vous verrez que nous n'avons fait encore qu'un chemin très court. Nous avons trouvé sur les bords une monarchie et un gouvernement représentatif, chacun avec leur Poète historiquement maltraité et dédaigneusement livré à misère et à mort, et il ne m'a point échappé que vous espériez, en vous voyant transporté à la seconde forme du Pouvoir, y trouver les Grands, du moment plus intelligents et comprenant mieux les Grands de l'avenir. Votre espoir a été déçu, mais pas assez complètement pour vous empêcher, en ce moment même, de concevoir une vague espérance qu'une forme de Pouvoir plus populaire encore serait tout naturellement, par ses exemples, le correctif des deux autres. Je vois rouler dans vos yeux toute l'histoire (des Républiques, avec ses magnanimités de collège). Épargnez-m'en les citations, je vous en supplie, car à mes yeux l'Antiquité tout entière est hors la loi philosophique, à cause de l'Esclavage qu'elle aimait tant; et, puisque je me suis fait conteur aujourd'hui contre ma coutume, laissez-moi dire paisiblement une troisième et dernière aventure que j'ai toujours eue sur le coeur depuis le jour où j'en fus témoin. Ne soupirez pas si profondément, comme si votre poitrine voulait repousser l'air même que frappe ma voix.—Vous savez bien que cette voix est inévitable pour vous. N'êtes-vous pas fait à ses paroles? —Si Dieu nous a mis la tête plus haut que le coeur, c'est pour qu'elle le domine."
Stello courba son front avec la résignation d'un condamné qui entend la lecture de son arrêt.
"Et tout cela, s'écria-t-il, pour avoir eu, un jour de Diables-bleus, la mauvaise pensée de me mêler de politique? comme si cette idée, jetée au vent avec les mille paroles d'angoisse qu'arrache la maladie, valait la peine d'être combattue avec un tel acharnement comme si ce n'était pas un regard fugitif, un coup d'oeil de détresse, comme celui que jette le matelot submergé sur les points du rivage, ou celui…
—Poésie! poésie! ce n'est point cela interrompit le Docteur en frappant de sa canne avec une force et une pesanteur de marteau. Vous essayez de vous tromper vous-même. Cette idée, vous ne la laissez pas sortir au hasard; cette idée vous préoccupait depuis longtemps; cette idée, vous l'aimez, vous la contemplez, vous la caressez avec un attachement secret. Elle est, à votre insu, établie profondément en vous, sans que vous en sentiez les racines plus qu'on ne sent celles d'une dent. L'orgueil et l'ambition de l'universalité d'esprit l'ont fait germer et grandir en vous, comme dans bien d'autres que je n'ai pas guéris. Seulement vous n'osiez pas vous avouer sa présence, et vous vouliez l'éprouver sur moi, en la montrant comme par hasard, négligemment et sans prétention.
"O funeste penchant que nous avons tous à sortir de notre voie et des conditions de notre être!—D'où vient cela, sinon de l'envie qu'a tout enfant de s'essayer au jeu des autres, ne doutant pas de ses forces et se croyant tout possible?
—D'où vient cela, sinon de la peine qu'ont les âmes les plus libres à se détacher complètement de ce qu'aime le profane vulgaire? —D'où vient cela, sinon d'un moment de faiblesse, où l'espri est las de se contempler, de se replier sur lui-même, de vivre sur sa propre essence et de s'en nourrir pleinement et glorieusement dans sa solitude? Il cède à l'attraction des choses extérieures; il se quitte lui-même, cesse de se sentir, et s'abandonne au souffle grossier des événements communs.
"Il faut, vous dis-je, que j'achève de vous relever de cet abattement, mais par degrés et en vous contraignant à suivre, malgré ses fatigues, le chemin fangeux de la vie réelle et publique, dans lequel, ce soir, nous avons été forcés de poser le pied."
Ce fut, cette fois, avec une sombre résolution d'entendre, toute semblable aux forces que rassemble un homme qui vase poignarder, que Stello s'écria:
"Parlez, monsieur."
Et le Docteur-Noir parla ainsi qu'il suit, dans le silence d'une nuit froide et sinistre:
CHAPITRE XX
UNE HISTOIRE DE LA TERREUR
Quatre-vingt-quatorze sonnait à l'horloge du dix-huitième siècle, quatre-vingt-quatorze, dont chaque minute fut sanglante et enflammée. L'an de terreur frappait horriblement et lentement au gré de la terre et du ciel, qui l'écoutaient en silence. On aurait dit qu'une puissance, insaisissable comme un fantôme, passait et repassait parmi les hommes, tant leurs visages étaient pâles, leurs yeux égarés, leurs têtes ramassées entre leurs épaules, reployées comme pour les cacher et les défendre.—Cependant un caractère de grandeur et de gravité sombre était empreint sur tous ces fronts menacés et jusque sur la face des enfants; c'était comme ce masque sublime que nous met la mort. Alors les hommes s'écartaient les uns des autres, ou s'abordaient brusquement comme des combattants. Leur salut ressemblait à une attaque, leur bonjour à une injure, leur sourire à une convulsion, leur habillement aux haillons d'un mendiant, leur coiffure à une guenille trempée dans le sang, leurs réunions à des émeutes, leurs familles à des repaires d'animaux mauvais et défiants, leur éloquence aux cris des halles, leurs amours aux orgies bohémiennes, leurs cérémonies publiques à de vieilles tragédies romaines manquées, sur des tréteaux de province; leurs guerres à des migrations de peuples sauvages et misérables, les noms du temps à des parodies poissardes.
Mais tout cela était grand, parce que, dans la cohue républicaine, si tout homme jouait au pouvoir, tout homme du moins jetait sa tête au jeu.
Pour cela seul, je vous parlerai des hommes de ce temps-là plus gravement que je n'ai fait des autres. Si mon premier langage était scintillant et musqué comme l'épée de bal et la poudre, si le second était pédantesque et prolongé comme la perruque et la queue d'un Alderman, je sens que ma parole doit être ici forte et brève comme le coup d'une hache qui sort fumante d'une tête tranchée.
Au temps dont je veux parler, la Démocratie régnait. Les Décemvirs, dont le premier fut Robespierre, allaient achever leur règne de trois mois. Ils avaient fauché autour d'eux toutes les idées contraires à celle de la Terreur. Sur l'échafaud des Girondins, ils avaient abattu les idées d'amour pur de la liberté; sur celui des Hébertistes, les idées du culte de la raison unies à l'obscénité montagnarde et républicaniste; sur l'échafaud de Danton, ils avaient tranché la dernière pensée de modération; restait donc LA TERREUR. Elle donna son nom à l'époque.
Le Comité de salut public marchait librement sur sa grande route, l'élargissant avec la guillotine. Robespierre et Saint-Just menaient la machine roulante: l'un la traînait en jouant le grand prêtre, l'autre la poussait en jouant le prophète apocalyptique.
Comme la Mort, fille de Satan, l'épouvante lui-même, la Terreur, leur fille, s'était retournée contre eux et les pressait de son aiguillon. Oui, c'étaient leurs effrois de chaque nuit qui faisaient leurs horreurs de chaque jour.
Tout à l'heure, monsieur, je vous prendrai par la main, et je vous ferai descendre avec moi dans les ténèbres de leur coeur; je tiendrai devant vos yeux le flambeau dont les yeux faibles détestent la lumière, l'inexorable flambeau de Machiavel, et, dans ces coeurs troublés, vous verrez clairement et distinctement naître et mourir des sentiments immondes, nés, à mon sens, de leur situation dans les événements et de la faiblesse de leur organisation incomplète, plus que d'une aveugle perversité dont leurs noms porteront toujours la honte et resteront les synonymes.
Ici Stello regarda le Docteur-Noir avec l'expression d'une grande surprise. L'autre continua:
—C'est une doctrine qui m'est particulière, monsieur, qu'il n'y a ni héros ni monstre.—Les enfants seuls doivent se servir de ces mots-là.—Vous êtes surpris de me voir ici de votre avis, c'est que j'y suis arrivé par le raisonnement lucide, comme vous par le sentiment aveugle. Cette différence seule est entre nous, que votre coeur vous inspire, pour ceux que les hommes qualifient de monstres, une profonde pitié, et ma tête me donne pour eux un profond mépris. C'est un mépris glacial, pareil à celui du passant qui écrase la limace. Car, s'il n'y a de monstres qu'aux cabinets anatomiques, toujours y a-t-il de si misérables créatures, tellement livrées et si brutalement à des instincts obscurs et bas, tellement poussées, sous le vent de leur sottise, par le vent de la sottise d'autrui, tellement enivrées, étourdies et abruties du sentiment faux de leur propre valeur et de leurs droits établis on ne sait sur quoi, que je ne me sens ni rire ni larmes pour eux, mais seulement le dégoût qu'inspire le spec- tacle d'une nature manquée.
Les Terroristes sont de ces gens qui souvent m'ont fait ainsi détourner la vue; mais aujourd'hui je l'y ramène pour vous, cette vue attentive et patiente que rien ne détournera de leurs cadavres jusqu'à ce que nous y ayons tout observé, jusqu'aux os du squelette.
Il n'y a pas d'année qui ait fait autant de théories sur ces hommes que n'en fait cette année 1832 en un seul de ses jours, parce qu'il n'y a pas d'époque où plus grand nombre de gens ait nourri plus d'espérances et amassé plus de probabilités de leur ressembler et de les imiter.
C'est en effet une chose toute commode aux médiocrités qu'un temps de révolution. Alors que le beuglement de la voix étouffe l'expression pure de la pensée, que la hauteur de la taille est plus prisée que la grandeur du caractère, que la harangue sur la borne fait taire l'éloquence à la tribune, que l'injure des feuilles publiques voile momentanément la sagesse durable des livres: quand un scandale de la rue fait une petite gloire et un petit nom; quand les ambitieux centenaires feignent, pour les piper, d'écouter les écoliers imberbes qui les endoctrinent; quand l'enfant se guinde sur le bout du pied pour prêcher les hommes; quand les grands noms sont secoués pêle-mêle dans des sacs de boue, et tirés à la loterie populaire par la main des pamphlétiers; quand les vieilles hontes de famille redeviennent des espèces d'honneurs, hérédité chère à bien des Capacités connues; quand les taches de sang font auréole au front, sur ma foi, c'est un bon temps.
A quelle médiocrité, s'il vous plaît, serait-il défendu de prendre un grain luisant de cette grappe du Pouvoir politique, fruit réputé si plein de richesse et de gloire? Quelle petite coterie ne peut devenir club? quel club, assemblée? quelle assemblée, comices? quels comices, sénat? et quel sénat ne peut régner? Et ont-ils pu régner sans qu'un homme y régnât? Et qu'a-t-il fallu?—Oser!—Ah! le beau mot que voilà! Quoi! c'est là tout? Oui, tout! ceux qui l'ont fait l'ont dit.—Courage donc, vides cerveaux, criez et courez!—Ainsi font-ils.
Mais l'habitude des synthèses a été prise dès longtemps par eux sur les bancs; on en a pour tout; on les attelle à tout: le sonnet a la sienne. Quand on veut user des morts, on peut bien leur prêter son système; chacun s'en fait un bon ou mauvais; selle à tous chevaux, il faut qu'elle aille. Monterez-vous la Comité de salut public? Qu'il endosse la selle!
On a cru les membres de ce Comité farouche dévoués profondément aux intérêts du peuple et tout sacrifiant aux progrès de l'humanité, tout, jusqu'à leur sensibilité naturelle, tout, jusqu'à l'avenir de leur nom, qu'ils vouaient sciemment à l'exécration.—Système de l'année à son usage.
Il est vrai qu'on les a presque dits hydrophobes.—On les a peints comme décidés à raser de la surface de la terre toutes têtes dont les yeux avaient vu la monarchie, et gouvernant tout exprès pour se donner la joie d'égorger.—Système de trembleurs surannés.
On leur a construit un projet édifiant d'adoucissement successif dans leur pouvoir, de confiance dans le règne de la vertu, de conviction dans la moralité de leurs crimes.—Système d'honnêtes enfants qui n'ont que du blanc et du noir devant les yeux, ne rêvent qu'anges ou démons et ne savent pas quel incroyable nombre de masques hypocrites, de toute forme, de toute couleur, de toute taille, peuvent cacher les traits des hommes qui ont passé l'âge des passions dévouées et se sont livrés sans réserve aux passions égoïstes.
Il s'en trouve qui, plus forts, font à ces gens l'honneur de leur supposer une doctrine religieuse. Ils disent:
S'ils étaient Athées et Matérialistes, peu leur importait: un meurtre impuni ne faisait qu'écraser, selon leur foi, une chose agissante.
S'ils étaient Panthéistes, peu leur importait-il, puisqu'ils ne faisaient qu'une transformation selon leur foi.
Reste donc le cas fort douteux où ils eussent été Chrétiens sincères, et alors la condamnation était réservée pour eux-mêmes, et le salut et l'indulgence pour la victime. A ce compte, il y aurait encore dévouement et service rendu à ses ennemis.
O Paradoxes! que j'aime à vous voir sauter dans le cerceau!
—Et vous, que dites-vous? interrompit Stello, passionnément attentif.
—Et moi, je vais chercher à suivre pas à pas les chemins de l'opinion publique relativement à eux.
La mort est pour les hommes le plus attachant spectacle, parce qu'elle est le plus effrayant des mystères. Or, comme il est vrai qu'un sanglant dénouement suffit à illustrer quelque médiocre drame, à faire excuser ses défauts et vanter ses moindres beautés, de même l'histoire d'un homme public est illustrée aux yeux du vulgaire par les coups qu'il a portés et le grand nombre de morts qu'il a données, au point d'imprimer pour toujours je ne sais quel lâche respect de son nom. Dès lors, ce qu'il a osé faire d'atroce est attribué à quelque faculté surnaturelle qu'il posséda. Ayant fait peur à tant de gens, cela suppose une sorte de courage pour ceux qui ne savent pas combien de fois ce fut une lâcheté. Son nom étant une fois devenu synonyme d'Ogre, on lui sait gré de tout ce qui sort un peu des habitudes du bourreau. Si l'on trouve dans son histoire qu'il a souri à un petit enfant et qu'il a mis des bas de soie, cela devient trait de bonté et d'urbanité. En général, le Paradoxe nous plaît fort. Il heurte l'idée reçue, et rien n'appelle mieux l'attention sur le parleur ou l'écrivain.—De là les apologies paradoxales des grands tueurs de gens.—La Peur, éternelle reine des masses, ayant grossi, vous dis-je, ces personnages à tous les yeux, met tellement en lumière leurs moindres actes, qu'il serait malheureux de n'y pas voir reluire quelque chose de passable. Dans l'un, ce fut tel plaidoyer hypocrite; en l'autre, telle ébauche de système, tous deux donnant un faux air d'orateur et de législateur; informes ouvrages où le style, empreint de la sécheresse et de la brusquerie du combat qui les enfantait, singe la concision et la fermeté du génie. Mais ces hommes gorgés de pouvoir et soûlés de sang, dans leur inconcevable orgie politique, étaient médiocres et étroits dans leurs conceptions, médiocres et faux dans leurs oeuvres, médiocres et bas dans leurs actions.—Ils n'eurent quelques moments d'éclat que par une sorte d'énergie fiévreuse, une rage de nerfs qui leur venait de leurs craintes d'équilibristes sur la corde, et surtout du sentiment qui avait comme remplacé leur âme, je veux dire l'émotion continue de l'assassinat.
Cette émotion, monsieur, poursuivit le Docteur en se croisant les jambes et prenant une prise de tabac plus à son aise, l'émotion de l'assassinat tient de la colère, de la peur et du spleen tout à la fois. Lorsqu'un suicide s'est manqué, si vous ne lui liez les mains, il redouble (tout médecin le sait). Il en est de même de l'assassin, il croit se défaire d'un vengeur de son premier meurtre par un second, d'un vengeur du second par un troisième, et ainsi de suite pour sa vie entière s'il garde le Pouvoir (cette chose divine et sainte à jamais à ses yeux myopes!). Il opère alors sur une nation comme sur un corps qu'il croit gangrené: il coupe, il taille, il charpente. Il poursuit la tache noire, et cette tache, c'est son ombre, c'est le mépris et la haine qu'on a de lui: il la trouve partout. Dans son chagrin mélancolique et dans sa rage, il s'épuise à remplir une sorte de tonneau de sang percé par le fond, et c'est aussi là son enfer.
Voilà la maladie qu'avaient ces pauvres gens dont nous parlons, assez aimables du reste.
Je les ai, je crois, bien connus, comme vous allez voir par les choses que je vous conterai, et je ne haïssais pas leur conversation; elle était originale, il y avait du bon et du curieux surtout. Il faut qu'un homme voie un peu de tout pour bien savoir la vie vers la fin de la sienne, science bien utile au moment de s'en aller.
Toujours est-il que je les ai vus souvent et bien examinés; qu'ils n'avaient pas le pied fourchu, qu'ils n'avaient point de tête de tigre, de hyène et de loup, comme l'ont assuré d'illustres écrivains; ils se coiffaient, se rasaient, s'habillaient et déjeunaient. Il y en avait dont les femmes disaient: Qu'il est bien! Il y en avait plus encore dont on n'eût rien dit s'ils n'eussent rien été; et les plus laids ont ici d'honnêtes grammairiens et de polis diplomates qui les surpassent en airs féroces, et dont on dit: Laideur spirituelle! Idées! idées en l'air! phrases de livres que toutes ces ressemblances animales! Les hommes sont partout et toujours de simples et faibles créatures plus ou moins ballottées et contrefaites par leur destinée. Seulement les plus forts ou les meilleurs se redressent contre elle et la façonnent à leur gré, au lieu de se laisser pétrir par sa main capricieuse.
Les Terroristes se laissèrent platement entraîner à l'instinct absurde de la cruauté et aux nécessités dégoûtantes de leur position. Cela leur advint à cause de leur médiocrité, comme j'ai dit.
Remarquez bien que, dans l'histoire du monde, tout homme régnant qui a manqué de grandeur personnelle a été forcé d'y suppléer en plaçant à sa droite le bourreau comme un ange gardien. Les pauvres Triumvirs dont nous parlons avaient profondément au coeur la conscience de leur dégradation morale. Chacun d'eux avait glissé dans une route meilleure, et chacun d'eux était quelque chose de manqué: l'un, avocat mauvais et plat; l'autre, médecin ignorant; l'autre, demi-philosophe; un autre, cul-de-jatte, envieux de tout homme debout et entier.
Intelligences confuses et mérites avortés de corps et d'âme, chacun d'eux savait donc quel était le mépris public pour lui, et ces rois honteux, craignant les regards, faisaient luire la hache pour les éblouir et les abaisser à terre.
Jusqu'au jour où ils avaient établi leur autorité triumvirale et décemvirale, leur ouvrage n'avait été qu'une critique continuelle, calomniatrice, hypocrite et toujours féroce des pouvoirs ou des influences précédentes. Dénonciateurs, accusateurs, destructeurs infatigables, ils avaient renversé la Montagne sur la Plaine, les Danton sur les Hébert, les Desmoulins sur les Vergniaud, en présentant toujours à la Multitude régnante la Méduse des conspirations, dont toute Multitude est épouvantée, la croyant cachée dans son sang et dans ses veines. Ainsi, selon leur dire, ils avaient tiré du corps social une sueur abondante, une sueur de sang; mais, lorsqu'il fallut le mettre debout et le faire marcher, ils succombèrent à l'essai. Impuissants organisateurs, étourdis, pétrifiés par la solitude où ils se trouvèrent tout à coup, ils ne surent que recommencer à se combattre dans leur petit troupeau souverain. Tout haletants du combat, ils s'essayaient à griffonner quelque bout de système dont ils n'entre- voyaient même pas l'application probable: puis ils retournaient à la tâche plus facile de la monstrueuse saignée. Les trois mois de leur puissance souveraine furent pour eux comme le rêve d'une nuit de malade. Ils n'eurent pas la force d'y prendre le temps de penser. Et, d'ailleurs, la Pensée, la Pensée calme, sainte, forte et péné- trante, comme je la conçois, est une chose dont ils n'étaient plus dignes.—Elle ne descend pas dans l'homme qui a horreur de soi.
Ce qui leur restait d'idées pour leur usage dans la conversation, vous l'allez entendre, comme j'en eus moi-même l'occasion. L'ensemble de leur vie et les jugements qu'on en porte ne sont pas d'ailleurs ce qui m'occupe, mais toujours l'idée première de notre conversation, leurs dispositions envers les Poètes et tous les artistes de leur temps. Je les prends pour dernier exemple et, comme, après tout, ils furent la dernière expression du pouvoir Républicain-Démocratique, ils me seront un type excellent.
Je ne puis que gémir, avec les Républicains sincères et loyaux, du tort que tous ces hommes-là ont fait au beau nom latin de la chose publique: je conçois leur haine pour ces malheureux (âmes qui n'eurent pas une heure de paix), pour ces malheureux qui souillèrent aux yeux des nations leur forme gouvernementale favorite. Mais, en cherchant un peu, ne pourront-ils garder la chose avec un autre nom? La langue est souple. J'en gémis, mais je n'y fus pour rien, je vous jure.—Je m'en lave les mains, lavez vos noms.
CHAPITRE XXI
UN BON CANONNIER
Il me souvient fort bien que, le 5 thermidor an II de la République, ou 1794, ce qui m'est totalement indifférent, j'étais assis, absolument seul, près de ma fenêtre qui donnait sur la place de la Révolution, et je tournais dans mes doigts la tabatière que j'ai là, quand on vint sonner à ma porte assez violemment, vers huit heures du matin.
J'avais alors pour domestique un grand flandrin de fort douce et paisible humeur, qui avait été un terrible canonnier pendant dix ans, et qu'une blessure au pied avait mis hors de combat. Comme je n'entendis pas ouvrir, je me levai pour voir dans l'antichambre ce que faisait mon soldat. Il dormait, les jambes sur le poêle.
La longueur démesurée de ses jambes maigres ne m'avait jamais frappé aussi vivement que ce jour-là. Je savais qu'il n'avait pas moins de cinq pieds neuf pouces quand il était debout; mais je n'en avais accusé que sa taille et non ses prodigieuse jambes, qui se développaient en ce moment dans toute leur étendue, depuis le marbre du poêle jusqu'à la chaise de paille, d'où le reste de son corps et, en outre, sa tête maigre et longue s'élevaient, pour retomber en avant en forme de cerceau sur ses bras croisés.—J'oubliai entièrement la sonnette pour contempler cette innocente et heureuse créature dans son attitude accoutumée; oui, accoutumée; car, depuis que les laquais dorment dans les antichambres, et cela date de la création des antichambres et des laquais, jamais homme ne s'endormit avec une quiétude plus parfaite, ne sommeilla avec une absence plus complète de rêves et de cauchemars, et ne fut réveillé avec une égalité d'humeur aussi grande. Blaireau faisait toujours mon admiration, et le noble caractère de son sommeil était pour moi une source éternelle de curieuses observations. Ce digne homme avait dormit partout pendant dix ans, et jamais il n'avait trouvé qu'un lit fût meilleur ou plus mauvais qu'un autre. Quelquefois seulement, en été, il trouvait sa chambre trop chaude, descendait dans la cour, mettait un pavé sous sa tête et dormait. Il ne s'enrhumait jamais, et la pluie ne le réveillait pas. Lorsqu'il était debout, il avait l'air d'un peuplier prêt à tomber. Sa longue taille était voûtée, et les os de sa poitrine touchaient à l'os de son dos. Sa figure était jaune et sa peau luisante comme un parchemin. Aucune altération ne s'y pouvait remarquer en aucune occasion, sinon un sourire de paysan à la fois niais, fin et doux. Il avait brûlé beaucoup de poudre depuis dix ans à tout ce qu'il y avait eu d'affaires à Paris, mais jamais il ne s'était tourmenté beaucoup du point où frappait le boulet. Il servait son canon en artiste consommé et, malgré les changements de gouvernement, qu'il ne comprenait guère, il avait conservé un dicton des anciens de son régiment et ne cessait de dire:
Quand j'ai bien servi ma pièce, le Roi n'est pas mon maître. Il était excellent pointeur et devenu chef de pièce depuis quelques mois, quand il fut réformé pour une large entaille qu'il avait reçue au pied, de l'explosion d'un caisson sauté par maladresse au Champs- de-Mars. Rien ne l'avait plus profondément affligé que cette réforme, et ses camarades, qui l'aimaient beaucoup et le trouvaient souvent nécessaire, l'employaient toujours à Paris et le consultaient dans les occasions importantes. Le service de son artillerie s'accommodait assez avec le mien; car, étant rarement chez moi, j'avais rarement besoin de lui et, souvent, lorsque j'en avais besoin, je me servais moi-même de peur de l'éveiller. Le citoyen Blaireau avait donc pris, depuis deux ans, l'habitude de sortir sans m'en demander permission, mais ne manquait pourtant jamais à ce qu'il nommait l'appel du soir, c'est-à-dire le moment où je rentrais chez moi, à minuit ou deux heures du matin. En effet, je l'y trouvais toujours endormi devant mon feu. Quelquefois il me protégeait, lorsqu'il y avait revue, ou combat, ou révolution dans la Révolution. En ma qualité de curieux, j'allais à pied dans les rues, en habit noir, comme me voici, la canne à la main, comme me voilà. Alors je cherchais de loin les canonniers (il en faut toujours un peu en révolution) et, quand je les avais trouvés, j'étais sûr d'apercevoir, au-dessus de leurs chapeaux et de leurs pompons, la tête longue de mon paisible Blaireau, qui avait repris l'uniforme et me cherchait de loin avec ses yeux endormis. Il souriait en m'apercevant, et disait à tout le monde de laisser passer un citoyen de ses amis. Il me prenait sous le bras; il me montrait tout ce qu'il y avait à voir, me nommait tous ceux qui avaient, comme on disait, gagné à la loterie de sainte Guillotine, et le soir nous n'en parlions pas: c'était un arrangement tacite. Il recevait ses gages, de ma main, à la fin du mois, et refusait ses appointements de canonnier de Paris. Il me servait pour son repos, et servait la nation pour l'honneur. Il ne prenait les armes qu'en grand seigneur: cela l'arrangeait fort, et moi aussi.
Tandis que je contemplais mon domestique… (ici je dois m'interrompre et vous dire que c'est pour être compris de vous que j'ai dit domestique; car, en l'an II, cela s'appelait un associé), tandis que je le contemplais dans son sommeil, la sonnette allait toujours son train et battait le plafond avec une vigueur inusitée. Blaireau n'en dormait que mieux. Voyant cela, je pris le parti d'aller ouvrir ma porte.
—Vous êtes peut-être au fond un excellent homme, dit Stello.
—On est toujours bon maître quand on n'est pas le maître, répondit le Docteur-Noir. J'ouvris ma porte.
CHAPITRE XXII
D'UN HONNÊTE VIEILLARD
Je trouvai devant moi deux envoyés d'espèces différentes: un vieillard et un enfant. Le vieux était poudré assez proprement; il portait un habit de livrée où la place des galons se voyait encore. Il m'ôta son chapeau avec beaucoup de respect, mais en même temps il jeta les yeux avec défiance autour de lui, regarda derrière moi si personne ne me suivait, et se tint à l'écart sans entrer, comme pour laisser passer avant lui le jeune garçon qui était arrivé en même temps et qui secouait encore le cordon de la sonnette par le pied de biche. Il sonnait sur la mesure de la Marseillaise, qu'il sifflait (vous savez l'air probablement, en 1832, où nous sommes); il continua de siffler en me regardant effrontément, et de sonner jusqu'à ce qu'il fût arrivé à la dernière mesure. J'attendis patiemment et je lui donnai deux sous en lui disant:
"Recommence-moi ce refrain-là, mon enfant."
Il recommença sans se déconcerter; il avait fort bien compris l'ironie de mon présent, mais il tenait à me montrer qu'il me bravait. Il était fort joli de figure, portait sur l'oreille un petit bonnet rouge tout neuf, et le reste de son habillement déguenillé à faire soulever le coeur; les pieds nus, les bras nus, et tout à fait digne du nom de Sans-Culotte.
"Le citoyen Robespierre est malade, me dit-il d'un ton de voix clair et très impérieux, en fronçant ses petits sourcils blonds. Faut venir à deux heures le voir."
En même temps il jeta de toute sa force ma pièce de deux sous contre une des vitres du carré, la mit en morceaux et descendit l'escalier à cloche-pied en sifflant: Ça ira!
"Que demandez-vous?" dis-je au vieux domestique; et, comme je vis que celui-là avait besoin d'être rassuré, je lui pris le bras par le coude et le fis entrer dans l'antichambre.
Le bonhomme referma la porte de l'escalier avec de grandes précautions, regarda autour de lui encore une fois, s'avança en rasant la muraille, et me dit à voix basse:
"C'est que… monsieur, c'est que madame la duchesse est bien souffrante aujourd'hui…
—Laquelle? lui dis-je: voyons, parlez plus vite et plus haut. Je ne vous ai pas encore vu."
Le pauvre homme parut un peu effrayé de ma brusquerie et, de même qu'il avait été déconcerté par la présence du petit garçon, il le fut complètement par la mienne; ses vieilles joues pâles rougirent sur leurs pommettes; il fut obligé de s'asseoir et des genoux tremblaient un peu.
"C'est madame de Saint-Aignan, me dit-il timidement et le plus bas qu'il put.
—Eh bien, lui dis-je, du courage, je l'ai déjà soignée. J'ira la voir ce matin à la maison Lazare: soyez tranquille, mon ami. La traite-t-on un peu mieux?
—Toujours de même, dit-il en soupirant; il y a quelqu'un là qui lui donne un peu de fermeté, mais j'ai bien des raisons de craindre pour cette personne-là, et alors, certainement, madame succombera. Oui, telle que je la connais, elle succombera, elle n'en reviendra pas.
—Bah! bah! mon brave homme, les femmes facilement abattues se relèvent aisément. Je sais des idées pour soutenir bien des faibles. J'irai lui parler ce matin."
Le bonhomme voulait bien m'en dire plus long, mais je le pris par la main et lui dis: "Tenez, mon ami, réveillez-moi mon domestique, si vous le pouvez, et dites-lui qu'il me faut un chapeau pour sortir."
J'allais le laisser dans l'antichambre et je ne prenais plus garde à lui, lorsque, en ouvrant la porte de mon cabinet, je m'aperçus qu'il me suivait, et il entra avec moi. Il avait, en entrant, jeté un long regard de terreur sur Blaireau, qui n'avait garde de s'éveiller.
"Eh bien, lui dis-je, êtes-vous fou?
—Non, monsieur, je suis suspect, me dit-il.
—Ah! c'est différent. C'est une position assez triste, mais respectable, repris-je. J'aurais dû vous deviner à cet amour de se déguiser en domestique qui vous tient tous. C'est une monomanie. Eh bien, monsieur, j'ai là une grande armoire vide s'il peut vous être agréable d'y entrer."
J'ouvris les deux battants de l'armoire, et le saluai comme lorsqu'on fait à quelqu'un les honneurs d'une chambre à coucher.
"Je crains, ajoutai-je, que vous n'y soyez pas commodément; pourtant j'y ai déjà logé six personnes l'une après l'autre."
C'était ma foi vrai.
Mon bonhomme prit, lorsqu'il fut seul avec moi, un air tout différent de sa première façon d'être. Il se grandit et se mit à son aise: je vis un beau vieillard, moins voûté, plus digne, mais toujours pâle. Sur mes assurances qu'il ne risquait rien et pouvait parler, il osa s'asseoir et respirer.
"Monsieur, me dit-il en baissant les yeux pour se remettre et s'efforcer de reprendre la dignité de son rang, monsieur, je veux sur-le-champ vous mettre au fait de ma personne et de ma visite. Je suis monsieur de Chénier. J'ai deux fils qui, malheureusement, ont assez mal tourné: ils ont tous deux donné dans la Révolution. L'un est Représentant, j'en gémirai toute ma vie, c'est le plus mauvais; l'aîné est en prison, c'est le meilleur. Il est un peu dégrisé, monsieur, dans ce moment-ci, et je ne sais vraiment pas plus que lui pourquoi on me l'a coffré, ce pauvre garçon; car il a fait des écrits bien révolu- tionnaires et qui ont dû plaire à tous ces buveurs de sang…
—Monsieur, lui dis-je, je vous demanderai la permission de vous rappeler qu'il y a un de ces buveurs qui m'attend à déjeuner.
—Je le sais, monsieur, mais je croyais que c'était seulement en qualité de Docteur, profession pour laquelle j'ai la plus haute vénération car, après les médecins de l'âme, qui sont les prêtres et tous les ecclésiastiques, généralement parlant, je ne veux excepter aucun des ordres monastiques, certainement les médecins du corps…
—Doivent arriver à temps pour le sauver, interrompis-je encore en lui secouant le bras pour le réveiller du radotage qui commençait à l'assoupir; je connais messieurs vos fils…
—Pour abréger, monsieur, la seule chose qui me console, me dit-il, c'est que l'aîné, le prisonnier, l'officier, n'est pas poète comme celui de Charles IX et, par conséquent, lorsque je l'aurai tiré d'affaire, comme j'espère, avec votre aide, si vous voulez bien le permettre, il n'attirera pas les yeux sur lui par une publicité d'auteur.
—Bien jugé, dis-je, prenant mon parti d'écouter.
—N'est-ce pas, monsieur? continua cet excellent homme. André a de l'esprit, du reste, et c'est lui qui a rédigé la lettre de Louis XVI à la Convention. Si je me suis travesti, c'est par égard pour vous, qui fréquentez tous ces coquins-là, et pour ne pas vous compromettre.
—L'indépendance de caractère et le désintéressement ne peuvent jamais être compromis, dis-je en passant; allez toujours.
—Mort-Dieu! monsieur, reprit-il avec une certaine vieille chaleur militaire, savez-vous qu'il serait affreux de compromettre un galant homme comme vous, à qui l'on vient demander un service.
—J'ai déjà eu l'honneur de vous offrir… repris-je en montrant mon armoire avec galanterie.
—Ce n'est point là ce qu'il me faut, me dit-il; je ne prétends point me cacher; je veux me montrer, au contraire, plus que jamais. Nous sommes dans un temps où il faut se remuer, et je ne crains pas pour ma vieille tête. Mon pauvre André m'inquiète, monsieur; je ne puis supporter qu'il reste à cette effroyable maison de Saint-Lazare.
—Il faut qu'il reste en prison, dis-je rudement, c'est ce qu'il a de mieux à faire.
—J'irai…
—Gardez-vous d'aller. Je parlerai…
—Gardez-vous de parler."
Le pauvre homme se tut tout à coup et joignit les mains entre ses deux genoux avec une tristesse et une résignation capables d'attendrir les plus durs des hommes. Il me regardait comme un criminel à la question regardait son juge dans quelque bienheureuse Époque Organique. Son vieux front nu se couvrit de rides, comme une mer paisible se couvre de vagues, et ces vagues prirent cours d'abord du bas en haut par étonnement, puis du haut en bas par affliction.
"Je vois bien, me dit-il, que madame de Saint-Aignan s'est trompée; je ne vous en veux point, parce que dans ces temps mauvais chacun suit sa route, mais je vous demande seulement le secret, et je ne vous importunerai plus, citoyen."
Ce dernier mot me toucha plus que tout le reste, par l'effort que fit le bon vieillard pour le prononcer. Sa bouche sembla jurer et, jamais, depuis sa création, le mot de citoyen n'eut un pareil son. La première syllabe siffla longtemps et les deux autres murmurèrent rapidement comme le coassement d'une grenouille qui barbote dans un marais. Il y avait un mépris, une douleur suffocante, un désespoir si vrai dans ce citoyen, que vous en eussiez frissonné, surtout si vous eussiez vu le bon vieillard se lever péniblement en appuyant ses deux mains à veines bleues sur ses deux genoux, pour réussir à s'enlever du fauteuil. Je l'arrêtai au moment où il allait arriver à se tenir debout, et je le replaçai doucement sur le coussin.
"Madame de Saint-Aignan ne vous a point trompé, lui dis-je; vous êtes devant un homme sûr, monsieur. Je n'ai jamais trahi les soupirs de personne, et j'en ai reçu beaucoup, surtout des derniers soupirs, depuis quelque temps…"
Ma dureté le fit tressaillir.
"Je connais mieux que vous la situation des prisonniers, et surtout de celui qui vous doit la vie, et à qui vous pouvez l'ôter si vous continuez a vous remuer, comme vous dites. Souvenez-vous, monsieur, que dans les tremblements de terre il faut rester en place et immobile."
Il ne répondit que par un demi-salut de résignation et de politesse réservée, et je sentis que j'avais perdu sa confiance par ma rudesse. Ses yeux étaient plus que baissés et presque fermés quand je continuai à lui recommander un silence profond et une retraite absolue. Je lui disais (le plus poliment possible cependant) que tous les âges ont leur étourderie, toutes les passions leurs imprudences, et que l'amour paternel est presque une passion.
J'ajoutai qu'il devait penser, sans attendre de moi de plus grands détails, que je ne m'avançais pas à ce point auprès de lui, dans une circonstance aussi grave, sans être certain du danger qu'il y aurait à faire la plus légère démarche; que je ne pouvais lui dire pourquoi, mais qu'enfin il me pouvait croire; que personne n'était plus avant que moi dans la confidence des chefs actuels de l'État; que j 'avais souvent profité des moments favorables de leur intimité pour soustraire quelques têtes humaines à leurs griffes et les faire glisser entre leurs ongles; que, cependant, dans cette occasion, une des plus intéressantes qui se fût offerte, puisqu'il s'agissait de son fils aîné, intime ami d'une femme que j'avais vu naître et que je regardais comme mon enfant, je déclarais formellement qu'il fallait demeurer muet et laisser faire la destinée, comme un pilote sans boussole et sans étoiles laisse faire le vent quelquefois.—Non! il est dit qu'il existera toujours des caractères tellement polis, usés, énervés et débilités par la civilisation, qu'ils se referment par le froissement d'un mot comme des sensitives. Moi, j'ai parfois le toucher rude.—A présent j'avais beau parler, il consentait à tout ce que je conseillais, il tombait d'accord avec moi de tout ce que je disais; mais je sentais sa politesse à fleur d'eau et un roc au fond.—C'était l'entêtement des vieillards, ce misérable instinct d'une volonté myope qui surnage en nous quand toutes nos facultés sont englouties par le temps, comme un mauvais mât au-dessus d'un vaisseau submergé.
CHAPITRE XXIII
SUR LES HIÉROGLYPHES DU BON CANONNIER
Je passe aussi rapidement d'une idée à l'autre, que l'oeil de la lumière à l'ombre. Sitôt que je vis mon discours inutile, je me tus. M. de Chénier se leva, et je le reconduisis en silence jusqu'à la porte de l'escalier. Là seulement je ne pus m'empêcher de lui prendre la main et de la lui serrer cordialement. Le pauvre vieillard! il en fut ému. Il se retourna, et ajouta d'une voix douce (mais quoi de plus entêté que la douceur?): "Je suis bien peiné de vous avoir importuné de ma demande.
—Et moi, lui dis-je, de voir que vous ne voulez pas me comprendre, et que vous prenez un bon conseil pour une défaite. Vous y réfléchirez, j'espère."
Il me salua profondément et sortit. Je revins me préparer à partir, en haussant les épaules. Un grand corps me ferma le passage de mon cabinet: c'était mon canonnier, c'était Blaireau, réveillé aussi bien qu'il était en lui. Vous croyez peut-être qu'il pensait à me servir? —point;—à ouvrir les portes?—pas le moins du monde;—à s'excuser? —encore moins. Il avait ôté une manche de son habit de canonnier de Paris, et s'amusait gravement à terminer, de la main droite, avec une aiguille, un dessin symbolique sur son bras gauche. Il se piquait jusqu'au sang, semait de la poudre dans les piqûres, l'enflammait, et se trouvait tatoué pour toujours. C'est un vieil usage des soldats, comme vous le savez mieux que moi. Je ne pus m'empêcher de perdre encore trois minutes à considérer cet original.—Je lui pris le bras: il se dérangea un peu et me l'abandonna avec complaisance et une satisfaction secrète. Il se regardait le bras avec douceur et vanité.
"Eh! mon garçon, m'écriai-je, ton bras est un almanach de la cour et un calendrier républicain."
Il se frotta le menton avec un rire de finesse: c'était son geste favori, et il cracha loin de lui, en mettant sa main devant sa bouche par politesse. Cela remplaçait chez lui tous les discours inutiles: c'était son signe de consentement ou d'embarras, de réflexion ou de détresse, manie de corps de garde, tic de régiment. Je contemplais sans opposition ce bras héroïque et sentimental.—La dernière inscription qu'il y avait faite était un bonnet phrygien, placé sur un coeur, et autour Indivisibilité ou la mort.
"Je vois bien, lui dis-je, que tu n'es pas fédéraliste comme les
Girondins."
Il se gratta la tête. "Non, non, me dit-il, ni la citoyenne Rose non plus."
Et il me montrait finement une petite rose dessinée avec soin, à côté du coeur, sous le bonnet.
"Ah! ah! je vois pourquoi tu boites si longtemps, lui dis-je; mais je ne te dénoncerai pas à ton capitaine.
—Ah! dame! me dit-il, pour être canonnier on n'est pas de pierre, et Rose est fille d'une dame tricoteuse, et son père est geôlier à Lazare.—Fameux emploi!" ajouta-t-il avec orgueil.
J'eus l'air de ne pas entendre ce raisonnement, dont je fis mon profit: il avait l'air aussi de me donner cet avis par mégarde. Nous nous entendions ainsi parfaitement, toujours selon notre arrangement tacite.
Je continuai à examiner ses hiéroglyphes de caserne avec l'attention d'un peintre en miniature. Immédiatement au-dessus du coeur républicain et amoureux, on voyait peint en bleu un grand sabre, tenu par un petit blaireau debout, ou, comme on eût dit en langue héraldique, un blaireau rampant et, au-dessus, en gros caractères Honneur à Blaireau, le bourreau des crânes!
Je levai vite la tête, comme on ferait pour voir si un portrait est ressemblant.
"Ceci, c'est toi, n'est-ce pas? Ceci n'est plus pour la politique, mais pour la gloire?"
Un léger sourire rida la longue figure jaune de mon canonnier, et il me dit paisiblement:
"Oui, oui, c'est moi. Les crânes sont les six maîtres d'armes à qui j'ai fait passer l'arme à gauche.
—Cela veut dire tuer, n'est-ce pas?
—Nous disons ça comme ça", reprit-il avec la même innocence.
En effet, cet homme primitif, habile sans le savoir, à la manière des héros d'Otaïti, avait gravé sur son bras jaune, au bout du sabre du blaireau, six fleurets renversés, qui semblaient l'adorer.
Je voulais passer outre et remonter au-dessus du coude; mais je vis qu'il faisait quelque difficulté de relever sa manche.
"Oh! ça, me dit-il, c'est quand j'étais recrue ça ne compte plus à présent."
Je compris sa pudeur en apercevant une fleur de lis colossale, et au-dessus: Vivent les Bourbons et sainte Barbe! et amour éternel à Madeleine!
"Porte toujours des manches longues, mon enfant, lui dis-je, pour garder ta tête. Je te conseille aussi de n'ouvrir que des bras bien couverts à la citoyenne Rose.
—Bah! bah! reprit-il d'un air de niaiserie affectée, pourvu que son père m'ouvre les verrous, quelquefois, entre les heures du guichet, c'est tout ce qu'il faut pour…"
Je l'interrompis, afin de n'être pas forcé de le questionner.
"Allons, lui dis-je en le frappant sur le bras, tu es un prudent garçon, tu n'as rien fait de mal depuis que je t'ai mis ici; tu ne commenceras pas à présent. Accompagne-moi ce matin où je vais: j'aurai peut-être besoin de toi. Tu me suivras de loin dans le chemin, et tu n'entreras dans les maisons que si cela te plaît. Que je te retrouve du moins dans la rue!"
Il s'habilla en bâillant encore deux ou trois fois, se frotta les yeux et me laissa sortir avant lui, tout disposé à me suivre, son chapeau à trois cornes sur l'oreille et tenant en main une baguette blanche aussi longue que lui.