Stello
CHAPITRE XXIV
LA MAISON LAZARE
Saint-Lazare est une vieille maison couleur de boue. Ce fut jadis un Prieuré. Je crois ne me tromper guère en disant qu'on n'acheva de la bâtir qu'en 1465, à la place de l'ancien monastère de Saint-Laurent, dont parle Grégoire de Tours, comme vous le savez parfaitement, au sixième livre de son Histoire, chapitre neuvième. Les rois de France y faisaient halte deux fois à leur entrée à Paris, ils s'y reposaient à leur sortie, on les y déposait en les portant à Saint-Denis. En face le Prieuré était, à cet effet, un petit hôtel dont il ne reste pas pierre sur pierre, et qui se nommait le Logis du Roi. Le Prieuré devint caserne, prison d'État et maison de correction pour les moines, les soldats, les conspirateurs et les filles; on a tour à tour agrandi, élargi, barricadé et verrouillé ce bâtiment sale, où tout était alors d'un aspect gris, maussade et maladif. Il me fallut quelque temps pour me rendre de la place de la Révolution à la rue du Faubourg-Saint-Denis, où est située cette prison. Je la reconnus de loin à une sorte de guenille bleue et rouge, toute mouillée de pluie, attachée à un grand bâton noir planté au-dessus de la porte. Sur un marbre noir, en grosses lettres blanches, était gravée l'inscription générale de tous les monuments, l'inscription qui me semblait l'épitaphe de toute la nation:
Unité, Indivisibilité de la République.
Égalité, Fraternité ou la Mort.
Devant la porte du corps de garde infect, des Sans-Culottes, assis sur des bancs de chêne, aiguisaient leurs piques dans le ruisseau, jouaient à la drogue, chantaient la Carmagnole, et ôtaient la lanterne d'un réverbère pour la remplacer par un homme qu'on voyait amené du haut du faubourg par des poissardes qui hurlaient le Ça ira!
On me connaissait, on avait besoin de moi, j'entrai. Je frappai à une porte épaisse, placée à droite sous la voûte. La porte s'ouvrit à moitié, comme d'elle-même, et comme j'hésitais, attendant qu'elle s'ouvrît tout à fait, la voix du geôlier me cria: "Allons donc! entrez donc!"
Et, dès que j'eus mis le pied dans l'intérieur, je sentis le froissement de la porte sur mes talons, et je l'entendis se refermer violemment, comme pour toujours, de tout le poids de ses ais massifs, de ses clous épais, de ses garnitures de fer et de ses verrous.
Le geôlier riait dans les trois dents qui lui restaient.
Ce vieux coquin était accroupi dans un grand fauteuil noir, de ceux qu'on nomme à crémaillère, parce qu'ils ont de chaque côté des crans de fer qui soutiennent le dossier et mesurent sa courbe lorsqu'il se renverse pour servir de lit. Là, dormait et veillait, sans se déranger jamais, l'immobile portier. Sa figure ridée, jaune, ironique, s'avan- çait au-dessus de ses genoux, et s'y appuyait par le menton. Ses deux jambes passaient à droite et à gauche par-dessus les deux bras du fauteuil, pour se délasser d'être assis à la manière accoutumée, et il tenait de la main droite ses clefs, de la gauche la serrure de la porte massive. Il l'ouvrait et la fermait comme par ressort et sans fatigue.—Je vis derrière son fauteuil une jeune fille debout, les mains dans les poches de son petit tablier. Elle était toute ronde, grasse et fraîche, un petit nez retroussé, des lèvres d'enfant, de grosses hanches, des bras blancs, et une propreté rare en cette maison. Robe d'étoffe rouge relevée dans les poches, et bonnet blanc orné d'une grande cocarde tricolore.
Je l'avais déjà remarquée en passant, mais jamais avec attention. Cette fois, tout rempli des demi-confidences de mon canonnier Blaireau, je reconnus sa bonne amie Rose, avec ce sentiment inné qui fait qu'on se dit, sans se tromper, d'un inconnu que l'on désirait voir: C'est lui.
Cette belle fille avait un air de bonté et de prestance tout à la fois, qui faisait, à la voir là, l'effet de redoubler la tristesse du lieu, pour lequel elle ne semblait pas faite. Toute cette fraîche personne sentait si bien le grand air de la campagne, le village, le thym et le serpolet, que je mets en fait qu'elle devait arracher un soupir à chaque prisonnier par sa présence, en leur rappelant les plaines et les blés.
"C'est une cruauté, dis-je en m'arrêtant, une cruauté véritable que de montrer cette enfant-là aux détenus."
Elle ne comprit pas plus que si j'eusse parlé grec, et je ne prétendais pas être compris. Elle fit de grands yeux, montra les plus belles dents du monde, et cela sans sourire, en ouvrant ses lèvres, qui s'épanouirent comme un oeillet que l'on presse du doigt.
Le père grogna. Mais il avait la goutte et il ne me dit rien. J'entrai dans les corridors en tâtant la pierre avec ma canne devant mes pieds, parce qu'alors les larges et longues avenues humides étaient sombres et mal éclairées en plein jour, par des réverbères rouges et infects.
Aujourd'hui que tout devient propre et poli, si vous alliez visiter Saint-Lazare, vous verriez une belle infirmerie, des cellules neuves et bien rangées, des murs blanchis, des carreaux lavés, de la lumière, de l'air, de l'ordre partout. Les geôliers, les guichetiers, les porte-clefs d'aujourd'hui se nomment directeurs, conducteurs, correc- teurs, surveillants, portent uniforme bleu à boutons d'argent, parlent d'une voix douce, et ne connaissent que par ouï-dire leurs anciens noms, qu'ils trouvent ridicules.
Mais, en 1794, cette noire Maison Lazare ressemblait à une grande cage d'animaux féroces. Il n'existait là que le vieux bâtiment gris qu'on y voit encore, bloc énorme et carré. Quatre étages de prisonniers gémissaient et hurlaient l'un sur l'autre. Au dehors, on voyait aux fenêtres des grilles, des barreaux énormes, formant en largeur des anneaux, en hauteur des piques de fer, et entrelaçant de si près la lance et la chaîne, que l'air y pouvait à peine pénétrer. Au dedans, trois larges corridors mal éclairés divisaient chaque étage, coupés eux-mêmes par quarante portes de loges dignes d'enfermer des loups, et souvent pénétrées d'une odeur de tanière; de lourdes grilles de fer massives et noires au bout de chaque corridor et, à toutes les portes des loges, de petites ouvertures carrées et grillées, que l'on nomme guichets, et que les geôliers ouvrent en dehors pour surprendre et surveiller le prisonnier à toute heure.
Je traversai, en entrant, la grande cour vide où l'on rangeait d'ordinaire les terribles chariots destinés à emporter des charges de victimes. Je grimpai sur le perron à demi détruit par lequel elles descendaient pour monter dans leur dernière voiture.
Je passai un lieu abominable, humide et sinistre, usé par le frottement des pieds, brisé et marqué sur les murs, comme s'il s'y passait chaque jour quelque combat. Une sorte d'auge pleine d'eau, d'une mauvaise odeur, en était le seul meuble. Je ne sais ce qu'on y faisait, mais ce lieu se nommait et se nomme encore Casse-Gueule.
J'arrivai au préau, large et laide cour enchâssée dans de hautes murailles; le soleil y jette quelquefois un rayon triste, du haut d'un toit. Une énorme fontaine de pierre est au milieu, quatre rangées d'arbres autour. Au fond, tout au fond, un Christ blanc sur une croix rouge, rouge d'un rouge de sang.
Deux femmes étaient au pied de ce grand Christ, l'une très jeune, et l'autre très âgée. La plus jeune priait à deux genoux, à deux mains, la tête baissée, et fondant en larmes; elle ressemblait tant à la belle princesse de Lamballe, que je détournai la tête. Ce souvenir m'était odieux.
La plus âgée arrosait deux vignes qui poussaient lentement au pied de la croix. Les vignes y sont encore. Que de gouttes et de larmes ont arrosé leurs grappes, rouges et blanches comme le sang et les pleurs!
Un guichetier lavait son linge, en chantant, dans la fontaine du milieu. J'entrai dans les corridors et, à la douzième loge du rez-de -chaussée, je m'arrêtai. Un porte-clefs vint, me toisa, me reconnut, mit sa patte grossière sur la main plus élégante du verrou, et l'ouvrit.—J'étais chez madame la duchesse de Saint-Aignan.
CHAPITRE XXV
UNE JEUNE MÈRE
Comme le porte-clefs avait ouvert brusquement la porte, j'entendis un petit cri de femme, et je vis que madame de Saint-Aignan était surprise, et honteuse de l'être. Pour moi, je ne fus, étonné que d'une chose à laquelle je ne pouvais m'accoutumer: c'était la grâce parfaite et la noblesse de son maintien, son calme, sa résignation douce, sa patience d'ange et sa timidité imposante. Elle se faisait obéir, les yeux baissés, par un ascendant que je n'ai vu qu'à elle. Cette fois, elle était déconcertée de notre entrée; mais elle s'en tira à merveille, et voici comment.
Sa cellule était petite et brûlante, exposée au midi, et thermidor était, je vous assure, tout aussi chaud que l'eût été juillet à sa place… Madame de Saint-Aignan n'avait d'autre moyen de se garantir du soleil, qui tombait d'aplomb dans sa pauvre petite chambre, que de suspendre à la fenêtre un grand châle, le seul, je pense, qu'on lui eût laissé. Sa robe très simple était fort décolletée, ses bras étaient nus, ainsi que tout ce que laisserait voir une robe de bal, mais rien de plus que cela. C'était peu pour moi, mais beaucoup trop pour elle. Elle se leva en disant: "Eh! mon Dieu!" et croisa ses deux bras sur sa poitrine, comme une baigneuse surprise l'aurait pu faire. Tout rougit en elle, depuis le front jusqu'au bout des doigts, et ses yeux se mouillèrent un instant.
Ce fut une impression très passagère. Elle se remit bientôt en voyant que j'étais seul et, jetant sur ses épaules une sorte de peignoir blanc, elle s'assit sur le bord de son lit pour m'offrir une chaise de paille, le seul meuble de sa prison.—Je m'aperçus alors qu'un de ses pieds était nu, et qu'elle tenait à la main un petit bas de soie noir et brodé à jour.
"Bon Dieu! dis-je; si vous m'aviez fait dire un mot de plus…
—La pauvre reine en a fait autant!" dit-elle vivement, et elle sourit avec une assurance et une dignité charmantes, en levant ses grands yeux sur moi; mais bientôt sa bouche reprit une expression grave, et je remarquai sur son noble visage une altération profonde et nouvelle, ajoutée à sa mélancolie accoutumée.
"Asseyez-vous! asseyez-vous! me dit-elle en parlant vite, d'une voix altérée et avec une prononciation saccadée. Depuis que ma grossesse a été déclarée, grâce à vous, et je vous en dois…
—C'est bon, c'est bon, dis-je en l'interrompant à mon tour, par aversion pour les phrases.
—J'ai un sursis, continua-t-elle; mais il va, dit-on, arriver des chariots aujourd'hui, et ils ne partiront pas vides pour le tribunal révolutionnaire."
Ici ses yeux s'attachèrent à la fenêtre et me parurent un peu égarés.
"Les chariots, les terribles chariots! dit-elle. Leurs roues ébranlent tous les murs de Saint-Lazare! Le bruit de leurs roues m'ébranle tous les nerfs. Comme ils sont légers et bruyants quand ils roulent sous la voûte en entrant, et comme ils sont lents et lourds en sortant avec leur charge!—Hélas! ils vont venir se remplir d'hommes, de femmes et d'enfants aujourd'hui, à ce que j'ai entendu dire. C'est Rose qui l'a dit dans la cour, sous ma fenêtre, en chantant. La bonne Rose a une voix qui fait du bien à tous les prisonniers. Cette pauvre petite!"
Elle se remit un peu, se tut un moment, passa sa main sur ses yeux qui s'attendrissaient, et reprenant son air noble et confiant:
"Ce que je voulais vous demander, me dit-elle en appuyant légèrement le bout de ses doigts sur la manche de mon habit noir, c'est un moyen de préserver de l'influence de mes peines et de mes souffrances l'enfant que je porte dans mon sein. J'ai peur pour lui…"
Elle rougit; mais elle continua malgré la pudeur, et la soumit à entendre ce qu'elle voulait me dire…
Elle s'animait en parlant.
"Vous autres hommes, et vous, tout docteur que vous êtes, vous ne savez pas ce que c'est que cette fierté et cette crainte que ressent une femme dans cet état. Il est vrai que je n'ai vu aucune femme pousser aussi loin que moi ces terreurs."
Elle leva les yeux au ciel.
"Mon Dieu! quel effroi divin! quel étonnement toujours nouveau! Sentir un autre coeur battre dans mon coeur, une âme angélique se mouvoir dans mon âme troublée, et y vivre d'une vie mystérieuse qui ne lui sera jamais comptée, excepté par moi qui la partage! Penser que tout ce qui est agitation pour moi est peut-être souffrance pour cette créature vivante et invisible, que mes craintes peuvent lui être des douleurs, mes douleurs des angoisses, mes angoisses la mort! —Quand j'y pense, je n'ose plus remuer ni respirer. J'ai peur de mes idées, je me reproche d'aimer comme de haïr, de crainte d'être émue.—Je me vénère, je me redoute comme si j'étais une sainte. —Voilà mon état."
Elle avait l'air d'un ange en parlant ainsi, et elle pressait ses deux bras croisés sur sa ceinture, qui commençait à peine à s'élargir depuis deux mois.
"Donnez-moi une idée qui me reste toujours présente là, dans l'esprit, poursuivit-elle en me regardant fixement, et qui m'empêche de faire mal à mon fils."
Ainsi, comme toutes les jeunes mères que j'ai connues, elle disait d'avance mon fils, par un désir inexplicable et une préférence instinctive. Cela me fit sourire malgré moi.
"Vous avez pitié de moi, dit-elle; je le vois bien, allez!—Vous savez que rien ne peut cuirasser notre pauvre coeur au point de l'empêcher de bondir, de faire tressaillir tout notre être, de marquer au front nos enfants pour le moindre de nos désirs.
"Cependant, poursuivit-elle en laissant tomber sa belle tête, avec abandon, sur sa poitrine, il est de mon devoir d'amener mon enfant jusqu'au jour de sa naissance, qui sera la veille de ma mort. On ne me laisse sur la terre que pour cela, je ne suis bonne qu'à cela, je ne suis rien que la frêle coquille qui le conserve, et qui sera brisée après qu'il aura vu le jour. Je ne suis pas autre chose! pas autre chose, monsieur! Croyez-vous… (et elle me prit la main), croyez-vous qu'on me laisse au moins quelques bonnes heures pour le regarder quand il sera né?—S'ils vont me tuer tout de suite, ce sera bien cruel, n'est-ce pas? Eh bien, si j'ai seulement le temps de l'entendre crier et de l'embrasser tout un jour, je leur pardonnerai, je crois, tant je désire ce moment-là!"
Je ne pouvais que lui serrer les mains; je les baisai avec un respect religieux et sans rien dire, crainte de l'interrompre.
Elle se mit à sourire avec toute la grâce d'une jolie femme de vingt-quatre ans, et ses larmes parurent joyeuses un moment.
"Il me semble toujours que vous savez tout, vous. Il me semble qu'il n'y a qu'à dire: Pourquoi? et que vous allez répondre, vous. —Pourquoi, dites-moi, une femme est-elle tellement mère qu'elle est moins toute autre chose? moins amie, moins fille, moins épouse même, et moins vaine, moins délicate, et peut-être moins pensante?—Qu'un enfant qui n'est rien soit tout!—Que ceux qui vivent soient moins que lui! c'est injuste, et cela est. Pourquoi cela est-il?—Je me le reproche.
—Calmez-vous! calmez-vous! lui dis-je; vous avez un peu de fièvre, vous parlez vite et haut. Calmez-vous.
—Eh! mon Dieu! cria-t-elle, celui-là, je ne le nourrirai pas!"
En disant cela, elle me tourna le dos tout d'un coup, et se jeta la figure sur son petit lit, pour y pleurer quelque temps sans se contraindre devant moi: son coeur débordait.
Je regardais avec attention cette douleur si franche qui ne cherchait point à se cacher, et j'admirais l'oubli total où elle était de la perte de ses biens, de son rang, des recherches délicates de la vie. Je retrouvais en elle ce qu'à cette époque j'eus souvent occasion d'observer; c'est que ceux qui perdent le plus sont toujours aussi ceux qui se plaignent le moins.
L'habitude du grand monde et d'une continuelle aisance élève l'esprit au-dessus du luxe que l'on voit tous les jours, et ne plus le voir est à peine une privation. Une éducation élégante donne le dédain des souffrances physiques, et ennoblit, par un doux sourire de pitié, les soins minutieux et misérables de la vie, apprend à ne compter pour quelque chose que les peines de l'âme, à voir sans surprise une chute mesurée d'avance par l'instruction, les méditations religieuses, et même toutes les conversations des familles et des salons, et surtout à se mettre au-dessus de la puissance des événements par le sentiment de ce qu'on vaut.
Madame de Saint-Aignan avait, je vous assure, autant de dignité en cachant sa tête sur la couverture de laine de son lit de sangle, que je lui en avais vu lorsqu'elle appuyait son front sur ses meubles de soie. La dignité devient à la longue une qualité qui passe dans le sang, et de là dans tous les gestes, qu'elle ennoblit. Il ne serait venu à la pensée de personne de trouver ridicule ce que je vis mieux que jamais en ce moment, c'est-à-dire le joli petit pied nu que j'ai dit, croisé sur l'autre que chaussait un bas de soie noir. Je n'y pense même à présent que parce qu'il y a des traits caractéristiques dans tous les tableaux de ma vie, qui ne s'effacent jamais de ma mémoire. Malgré moi, je la revois ainsi. Je la peindrais dans cette attitude.
Comme on ne pleure guère une journée de suite, je regardai mes deux montres: je vis à l'une dix heures et demie, à l'autre onze heures précises; je pris le terme moyen, et jugeai qu'il devait être dix heures trois quarts. J'avais du temps, et je me mis à considérer la chambre, et particulièrement ma chaise de paille.
CHAPITRE XXVI
UNE CHAISE DE PAILLE
Comme j'étais placé de côté sur cette chaise, ayant le dossier sous mon bras gauche, je ne pus m'empêcher de le considérer. Ce dossier fort large était devenu noir et luisant, non à force d'être bruni et ciré, mais par la quantité de mains qui s'y étaient posées, qui l'avaient frotté dans les crispations de leur désespoir; par la quantité de pleurs qui avaient humecté le bois, et par les morsures de la dent même des prisonniers. Des entailles profondes, de petites coches, des marques d'ongles, sillonnaient ce dos de chaise. Des noms, des croix, des lignes, des signes, des chiffres, y étaient gravés au couteau, au canif, au clou, au verre, au ressort de montre, à l'aiguille, à l'épingle.
Ma foi! je devins si attentif à les examiner, que j'en oubliai presque ma pauvre petite prisonnière. Elle pleurait toujours; moi, je n'avais rien à lui dire, si ce n'est: Vous avez raison de pleurer; car lui prouver qu'elle avait tort m'eût été impossible, et, pour m'attendrir avec elle, il aurait fallu pleurer encore plus fort. Non, ma foi!
Je la laissai donc continuer, et je continuai, moi, la lecture de ma chaise.
C'étaient des noms, charmants quelquefois, quelquefois bizarres, rarement communs, toujours accompagnés d'un sentiment ou d'une idée. De tous ceux qui avaient écrit là, pas un n'avait en ce moment sa tête sur ses épaules. C'était un album que cette planche! Les voyageurs qui s'y étaient inscrits étaient tous au seul port où nous soyons sûrs d'arriver, et tous parlaient de leur traversée avec mépris et sans beaucoup de regrets, sans espoir non plus d'une vie meilleure, ou seulement d'une vie nouvelle, ou d'une autre vie où l'on se sente vivre. Ils paraissaient s'en peu soucier. Aucune foi dans leurs inscriptions, aucun athéisme non plus; mais quelques élans de passions cachées, secrètes, profondes, indiquées vaguement par le prisonnier présent au prisonnier à venir, dernier legs du mort au mourant.
Quand la foi est morte au coeur d'une nation vieillie, ses cimetières (et ceci en était un) ont l'aspect d'une décoration païenne. Tel est votre Père-Lachaise. Amenez-y un Indou de Calcutta, et demandez-lui: "Quel est ce peuple dont les morts ont sur leur poussière des jardins tout petits remplis de petites urnes, de colonnes d'ordre dorique ou corinthien, de petites arcades de fantaisie à mettre sur sa cheminée comme pendules curieuses; le tout bien badigeonné, marbré, doré, enjolivé, vernissé; avec des grillages tout autour, pareils aux cages des serins et des perroquets; et, sur la pierre, des phrases semi- françaises de sensiblerie Riccobonienne, tirées des romans qui font sangloter les portières et dépérir toutes les brodeuses?"
L'Indou sera embarrassé; il ne verra ni pagodes, ni Brahma, ni statues de Wichnou aux trois têtes, aux jambes croisées et aux sept bras; il cherchera le Lingam, et ne le trouvera pas; il cherchera le turban de Mahomet, et ne le trouvera pas; il cherchera la Junon des morts, et ne la trouvera pas; il cherchera la Croix, et ne la trouvera pas, ou, la démêlant avec peine à quelques détours d'allées, enfouie dans des bosquets et honteuse comme une violette, il comprendra bien que les Chrétiens font exception dans ce grand peuple; il se grattera la tête en la balançant et jouant avec ses boucles d'oreilles en les faisant tourner rapidement comme un jongleur. Et, voyant des noces bourgeoises courir, en riant, dans les chemins sablés, et danser sous les fleurs et sur les fleurs des morts, remar- quant l'urne qui domine le tombeau; n'ayant vu que rarement: Priez pour lui, pour son âme, il vous répondra: "Très certainement ce peuple brûle ses morts et enferme leurs cendres dans ces urnes. Ce peuple croit qu'après la mort du corps tout est dit pour l'homme. Ce peuple a coutume de se réjouir de la mort de ses pères, et de rire sur leurs cadavres, parce qu'il hérite enfin de leurs biens, ou parce qu'il les félicite d'être délivrés du travail et de la souffrance. Puisse Siwa, aux boucles dorées et au col d'azur, adoré de tous les lecteurs du Véda, me préserver de vivre parmi ce peuple qui, pareil à la fleur dou-rouy, a comme elle deux faces trompeuses !"
Oui, le dossier de la chaise qui m'occupait et qui m'occupe encore était tout pareil à nos cimetières. Une idée religieuse pour mille indifférentes, une croix sur mille urnes.
J'y lus:
Mourir?—Dormir.
ROUGEOT DE MONTCRIF,
Garde du corps.
Il avait apporté, me dis-je, la moitié d'une idée d'Hamlet. C'est toujours penser.
Frailty, thy name is woman!
J.F. Gauthier.
A quelle femme pensait celui-là? me demandai-je. C'est bien le moment de se plaindre de leur fragilité!—Eh! Pourquoi pas? me dis-je ensuite en lisant sur la liste des prisonniers sur le mur: âgé de vingt-six ans, ex-page du tyran.—Pauvre page! une jalousie d'amour le suivait à Saint-Lazare! Ce fut peut-être le plus heureux des prisonniers. Il ne pensait pas à lui-même. Oh! le bel âge où l'on rêve d'amour sous le couteau!
Plus bas, entouré de festons et de lacs d'amour, un nom d'imbécile:
Ici a gémi dans les fers Agricola-Adorable Franconville, de la section Brutus, bon patriote, ennemi du Négocantisme, ex-huissier, ami du Sans-Culottisme. Il ira au néant avec un Républicanisme sans tache.
Je détournai un moment la tête à demi pour voir si ma douce prisonnière était un peu remise de son trouble; mais, comme j'entendais toujours ses pleurs, je ne voulus pas les voir, décidé à ne pas l'interroger, de peur de redoublement; il me parut d'ailleurs qu'elle m'avait oublié et je continuai.
Une petite écriture de femme, bien fine et déliée:
Dieu protège le roi Louis XVII et mes pauvres parents.
MARIE DE SAINT-CHAMANS,
Agée de quinze ans.
Pauvre enfant, j'ai retrouvé hier son nom, et vous le montrerai sur une liste annotée de la main de Robespierre. Il y a en marge:
"Beaucoup prononcée en fanatisme et contre la liberté, quoique très jeune."
Quoique très jeune! Il avait eu un moment de pudeur, le galant homme!
En réfléchissant, je me retournai. Madame de Saint-Aignan, entièrement et toujours abandonnée à son chagrin, pleurait encore. Il est vrai que trois minutes m'avaient suffi, comme vous pensez bien, pour lire, et lire lentement, ce qu'il me faut bien plus de temps pour me rappeler et vous raconter.
Je trouvai pourtant qu'il y avait une sorte d'obstination ou de timidité à conserver cette attitude aussi longtemps. Quelquefois on ne sait par quel chemin revenir d'un éclat de douleur, surtout en présence des caractères puissants et contenus, qu'on appelle froids parce qu'ils renferment des pensées et des sensations hors de la mesure commune, et qui ne tiendraient pas dans des dialogues ordinaires. Quelquefois aussi on ne peut pas en revenir, à moins que l'interlocuteur ne fasse quelque question sentimentale. Moi, cela m'embarrasse. Je me retournai encore, comme pour suivre l'histoire de ma chaise et de ceux qui y avaient veillé, pleuré, blasphémé, prié ou dormi.
CHAPITRE XXVII
UNE FEMME EST TOUJOURS UN ENFANT
J'eus le temps de lire encore ceci, qui vous fera battre le coeur:
Souffre, ô Coeur gros de haine, affamé de justice;
Toi, Vertu, pleure si je meurs.
Point de signature, et plus bas:
J'ai vu sur d'autres yeux qu'Amour faisait sourire,
Ses doux regards s'attendrir et pleurer;
Et du miel le plus doux que sa bouche respire
Un autre s'enivrer.
Comme j 'approchais minutieusement les yeux de l'écriture, y portant aussi la main, je sentis sur mon épaule une main qui n'était point pesante. Je me retournai: c'était la gracieuse prisonnière, le visage encore humide, les joues moites, les lèvres humectées, mais ne pleurant plus. Elle venait à moi, et je sentis, à je ne sais quoi, que c'était pour s'arracher du coeur quelque chose de difficile à dire et que je n'y avais pas voulu prendre.
Il y avait dans ses regards et sa tête penchée quelque chose de suppliant qui disait tout bas:
"Mais interrogez-moi donc!
—Eh bien, quoi? lui dis-je tout haut en détournant la tête seulement.
—N'effacez pas cette écriture-là, dit-elle d'une voix douce et presque musicale, en se penchant tout à fait sur mon épaule. Il était dans cette cellule; on l'a transféré dans une autre chambre, dans l'autre cour. M. de Chénier est tout à fait de nos amis, et je suis bien aise de conserver ce souvenir de lui pendant le temps qui me reste."
Je me retournai, et je vis une sorte de sourire effleurer sa bouche sérieuse.
"Que pourraient vouloir dire ces derniers vers? continua-t-elle. On ne sait vraiment pas quelle jalousie ils expriment.
—Ne furent-ils pas écrits avant qu'on vous eût séparée de M. le duc de Saint-Aignan?" lui dis-je avec indifférence.
Depuis un mois, en effet, son mari avait été transféré dans le corps de logis le plus éloigné d'elle.
Elle sourit sans rougir.
"Ou bien, poursuivis-je sans remarquer, seraient-ils faits pour mademoiselle de Coigny?"
Elle rougit sans sourire cette fois, et retira ses bras de mon épaule avec un peu de dépit. Elle fit un tour dans la chambre.
"Qui peut, dit-elle, vous faire soupçonner cela? Il est vrai que cette petite est bien coquette; mais c'est une enfant. Et, poursuivit-elle avec un air de fierté, je ne sais pas comment on peut penser qu'un homme d'esprit comme M. de Chénier soit occupé d'elle à ce point-là.
—Ah! jeune femme, pensai-je en l'écoutant, je sais bien ce que tu veux que l'on te dise; mais j'attendrai. Fais encore un pas vers moi."
Voyant ma froideur, elle prit un grand air et vint à moi comme une reine.
"J'ai une très haute idée de vous, monsieur, me dit-elle, et je veux vous le prouver en vous confiant cette boîte qui renferme un médaillon précieux. Il est question, dit-on, de fouiller une seconde fois les prisons. Nous fouiller, c'est nous dépouiller. Jusqu'à ce que cette inquiétude soit passée, soyez assez bon pour garder ceci. Je vous le redemanderai quand je me croirai en sûreté pour tout; hormis pour la vie, dont je ne parle pas.
—Bien entendu, dis-je.
—Vous êtes franc au moins, dit-elle en riant malgré le peu d'envie qu'elle en eût, mais vous vous adressez bien, et je vous remercie de me connaître assez de courage pour qu'on puisse me parler gaiement de ma mort."
Elle prit sous son chevet une petite boîte de maroquin violet, dans laquelle un ressort ouvert me fit entrevoir une peinture. Je pris la boîte, et, la serrant avec le pouce, je la refermai à dessein. Je baissais les yeux, je faisais la moue, je balançais la tête d'un air de président; enfin j'avais l'air doctoral et distrait d'un homme qui, par délicatesse, ne veut même pas savoir ce qu'il se charge de conserver en dépôt.—Je l'attendais là.
"Mon Dieu, dît-elle, que n'ouvrez-vous cette boîte? je vous le permets.
—Eh! madame la duchesse, lui dis-je, croyez bien que la nature du dépôt ne peut influer sur ma discrétion et ma fidélité. Je ne veux pas savoir ce que renferme la boite."
Elle prit un autre ton un peu bref, absolu et vif.
"Ah çà! je ne veux point que vous pensiez que ce soit un mystère: c'est la chose la plus simple du monde. Vous savez que M. de Saint- Aignan, à vingt-sept ans, est à peu près du même âge que M. de Chénier. Vous avez pu remarquer qu'ils ont beaucoup d'attachement l'un pour l'autre. M. de Chénier s'est fait peindre ici: il nous a fait promettre de conserver ce souvenir si nous lui survivions. C'est un quine à la loterie, mais enfin nous avons promis; et j'ai voulu garder moi-même ce portrait, qui certainement serait celui d'un grand homme si on connaissait les choses qu'il m'a lues.
—Quoi donc?" dis-je d'un air surpris.
Elle fut bien aise de mon étonnement, et prit à son tour un air de discrétion en se reculant un peu.
"Il n'y a que moi, absolument que moi, qui aie la confidence de ses idées, dit-elle, et j'ai donné ma parole de n'en rien révéler à qui que ce soit, même à vous. Ce sont des choses d'un ordre très élevé. Il se plaît à en causer avec moi.
—Et quelle autre femme pourrait l'entendre?" dis-je en courtisan véritable; car depuis longtemps une autre femme et M. de Pange m'en avaient donné des fragments.
Elle me tendit la main: c'était tout ce qu'elle voulait. Je baisai le bout effilé de ses doigts blancs, et je ne pus empêcher mes lèvres de dire sur sa main en l'effleurant: "Hélas! madame, ne dédaignez pas mademoiselle de Coigny, car une femme est toujours un enfant."
CHAPITRE XXVIII
LE RÉFECTOIRE
On m'avait enfermé, selon l'usage, avec la gracieuse prisonnière; comme je tenais encore sa main, les verrous s'ouvrirent, un guichetier cria:
"Bérenger, femme Aignan!—Allons! hé! au réfectoire! Ho hé!
—Voilà, me dit-elle avec une voix bien douce et un sourire très fin, voilà mes gens qui m'annoncent que je suis servie."
Je lui donnai le bras, et nous entrâmes dans une grande salle au rez- de-chaussée, en baissant la tête pour passer les portes basses et les guichets.
Une table large et longue, sans linge, chargée de couverts de plomb, de verres d'étain, de cruches de grès, d'assiettes de faïence bleue; des bancs de bois de chêne noir, luisant, usé, rocailleux et sentant le goudron; des pains ronds entassés dans des paniers; des piliers grossièrement taillés posant leurs pieds lourds sur des dalles fendues, et supportant de leur tête informe un plancher enfumé; autour de la salle, des murs couleur de suie, hérissés de piques mal montées et de fusils rouillés, tout cela éclairé par quatre gros réverbères à fumée noire, et rempli d'un air de cave humide qui faisait tousser en entrant voilà ce que je trouvai.
Je fermai les yeux un instant pour mieux voir ensuite. Ma résignée prisonnière en fit autant. Nous vîmes, en les ouvrant, un cercle de quelques personnes qui s'entretenaient à l'écart. Leur voix douce et leur ton poli et réservé me firent deviner des gens bien élevés. Ils me saluèrent de leur place et se levèrent quand ils aperçurent la duchesse de Saint-Aignan. Nous passâmes plus loin.
A l'autre bout de la table était un autre groupe plus nombreux, plus jeune, plus vif, tout remuant, bruyant et riant; un groupe pareil à un grand quadrille de la Cour en négligé, le lendemain du bal. C'étaient des jeunes personnes assises à droite et à gauche de leur grand'-tante; c'étaient des jeunes gens chuchotant, se parlant à l'oreille, se montrant du doigt avec ironie ou jalousie; on entendait des demi-rires, des chansonnettes, des airs de danse, des glissades, des pas, des claquements de doigts remplaçant castagnettes et triangles; on s'était formé en cercle, on regardait quelque chose qui se passait au milieu d'un groupe nombreux. Ce quelque chose causait d'abord un moment d'attente et de silence, puis un éclat bruyant de blâme ou d'enthousiasme, des applaudissements ou des murmures de mécontentement, comme après une scène bonne ou mauvaise. Une tête s'élevait tout à coup, et tout à coup on ne la voyait plus.
"C'est quelque jeu innocent", dis-je en faisant lentement le tour de la grande table longue et carrée.
Madame de Saint-Aignan s'arrêta, s'appuya sur la table et quitta mon bras pour presser sa ceinture de l'autre main, son geste accoutumé.
"Eh! mon Dieu, n'approchons pas! c'est encore leur horrible jeu, me dit-elle; je les avais tant priés de ne plus recommencer! mais les conçoit-on! C'est d'une dureté inouïe!—Allez voir cela, je reste ici."
Je la laissai s'asseoir sur le banc, et j'allai voir.
Cela ne me déplut pas tant qu'à elle, moi. J'admirai, au contraire, ce jeu de prison, comparable aux exercices des gladiateurs. Oui, monsieur, sans prendre les choses aussi pesamment et gravement que l'antiquité, la France a autant de philosophie quelquefois. Nous sommes latinistes de père en fils pendant notre première jeunesse, et nous ne cessons de faire des stations et d'adorer devant les mêmes images où ont prié nos pères. Nous avons tous, à l'école, crié miracle sur cette étude de mourir avec grâce que faisaient les esclaves du peuple romain. Eh bien, monsieur, j'en vis faire là tout autant, sans prétention, sans apparat, en riant, en plaisantant, en disant mille mots moqueurs aux esclaves du peuple souverain.
"A vous, madame de Périgord, dit un jeune homme en habit de soie bleue rayée de blanc, voyons comment vous monterez.
—Et ce que vous montrerez, dit un autre.
—A l'amende, cria-t-on, voilà qui est trop libre et de mauvais ton.
—Mauvais ton tant qu'il vous plaira, dit l'accusé; mais le jeu n'est pas fait pour autre chose que pour voir laquelle de ces dames montera le plus décemment.
—Quel enfantillage! dit une femme fort agréable, d'environ trente ans; moi, je ne monterai pas si la chaise n'est pas mieux placée.
—Oh! oh! c'est une honte, madame de Périgord, dit une femme; la liste de nos noms porte Sabine Vériville devant le vôtre: montez en Sabine, voyons!
—Je n'en ai pas le costume, fort heureusement. Mais où mettre le pied?" dit la jeune femme embarrassée.
On rit. Chacun s'avança, chacun se baissa, chacun gesticula, montra, décrivit:
"Il y a une planche ici.—Non, là.—Haute de trois pieds.—De deux seulement.—Pas plus haute que la chaise.—Moins haute.—Vous vous trompez.—Qui vivra verra.—Au contraire, qui mourra verra."
Nouveau rire.
"Vous gâtez le jeu, dit un homme grave, sérieusement dérangé, et lorgnant les pieds de la jeune femme.
—Voyons. Faisons bien les conditions, reprit madame de Périgord au milieu du cercle. Il s'agit de monter sur la machine.
—Sur le théâtre, interrompit une femme.
—Enfin sur ce que vous voudrez, continua-t-elle, sans laisser sa robe s'élever à plus de deux pouces au-dessus de la cheville du pied. M'y voilà."
En effet, elle avait volé sur la chaise, où elle resta debout.
On applaudit.
"Et puis après? dit-elle gaiement.
—Après? Cela ne vous regarde plus, dit l'un.
—Après? La bascule, dit un gros guichetier en riant.
—Après? N'allez pas haranguer le peuple, dit une chanoinesse de quatre-vingts ans; il n'y a rien qui soit de plus mauvais goût.
—Et plus inutile ", dis-je.
M. de Loiserolles lui offrit la main pour descendre de la chaise; le marquis d'Usson, M. de Micault, conseiller au parlement de Dijon, les deux jeunes Trudaine, le bon M. de Vergennes, qui avait soixante- seize ans, s'avancèrent aussi pour l'aider. Elle ne donna la main à personne et sauta comme pour descendre de voiture, aussi décemment, aussi gracieusement, aussi simplement.
"Ah! ah! nous allons voir à présen!" s'écria-t-on de tous côtés.
Une jeune, très jeune personne, s'avançait avec l'élégance d'une fille d'Athènes, pour aller au milieu du cercle; elle dansa en marchant, à la manière des enfants, puis s'en aperçut, s'efforça d'aller tranquillement et marcha en dansant, en se soulevant sur les pieds, comme un oiseau qui sent ses ailes. Ses cheveux noirs en bandeaux, rejetés en arrière en couronne, tressés avec une chaîne d'or, lui donnaient l'air de la plus jeune des muses: c'était une mode grecque, qui commençait à remplacer la poudre. Sa taille aurait pu, je crois, avoir pour ceinture le bracelet de bien des femmes. Sa tête, petite, penchée en avant avec grâce, comme celle des gazelles et des cygnes; sa poitrine faible et ses épaules un peu courbées, à la manière des jeunes personnes qui grandissent, ses bras minces et longs, tout lui donnait un aspect élégant et intéressant à la fois. Son profil régulier, sa bouche sérieuse, ses yeux tout noirs, ses sourcils sévères et arqués, comme ceux des Circassiennes, avaient quelque chose de déterminé et d'original qui étonnait et charmait la vue. C'était mademoiselle de Coigny; c'était elle que j'avais vue priant Dieu dans le préau.
Elle avait l'air de penser avec plaisir à tout ce qu'elle faisait, et non à ceux qui la regardaient faire. Elle s'avança avec les étincelles de la joie dans les yeux. J'aime cela à l'âge de seize ou dix-sept ans; c'est la meilleure innocence possible. Cette joie, pour ainsi dire innée, électrisait les visages fatigués des prisonniers. C'était bien la jeune captive qui ne veut pas mourir encore.
Son air disait:
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux,
et:
L'illusion féconde habite dans mon sein.
Elle allait monter.
"Oh! pas vous! pas vous! dit un jeune homme en habit gris, que je n'avais pas remarqué et qui sortit de la foule. Ne montez pas, vous! je vous en supplie."
Elle s' arrêta, fit un petit mouvement des épaules comme un enfant qui boude, et mit ses doigts sur sa bouche avec embarras. Elle regrettait sa chaise et la regardait de côté.
En ce moment-là quelqu'un dit: "Mais madame de Saint-Aignan est là." Aussitôt, avec une vive présence d'esprit et une délicatesse de très bonne grâce, on enleva la chaise, on rompit le cercle, et l'on forma une petite contredanse pour lui cacher cette singulière répétition du drame de la place de la Révolution.
Les femmes allèrent la saluer et l'entourèrent de manière à lui cacher ce jeu, qu'elle haïssait et qui pouvait la frapper dangereusement. C'étaient les égards, les attentions que la jeune duchesse eût reçus à Versailles. Le bon langage ne s'oublie pas. En fermant les yeux, rien n'était changé c'était un salon.
Je remarquai, à travers ces groupes, la figure pâle, un peu usée, triste et passionnée de ce jeune homme qui errait silencieusement à travers tout le monde, la tête basse et les bras croisés. Il avait quitté sur-le-champ mademoiselle de Coigny, et marchait à grands pas, rôdant autour des piliers et lançant sur les murailles et les barreaux de fer les regards d'un lion enfermé. Il y avait dans son costume, dans cet habit gris taillé en uniforme, dans ce col noir et ce gilet croisé, un air d'officier. Costume et visage, cheveux noirs et plats, yeux noirs, tout était très ressemblant. C'était le portrait que j'avais sur moi, c'était André Chénier. Je ne l'avais pas encore vu.
Madame de Saint-Aignan nous rapprocha l'un de l'autre. Elle l'appela, il vint s'asseoir près d'elle; il lui prit la main avec vitesse, la baisa sans rien dire, et se mit à regarder partout avec agitation. De ce moment aussi, elle ne nous répondit plus, et suivit ses yeux avec inquiétude.
Nous formions un petit groupe dans l'ombre, au milieu de la foule qui parlait, marchait et bruissait doucement. On s'éloigna de nous peu à peu, et je remarquai que mademoiselle de Coigny nous évitait. Nous étions assis tous trois sur le banc de bois de chêne, tournant le dos à la table et nous y appuyant. Madame de Saint-Aignan, entre nous deux, se reculait comme pour nous laisser causer, parce qu'elle ne voulait pas parler la première. André de Chénier, qui ne voulait pas non plus lui parler de choses indifférentes, s'avança vers moi, par-devant elle. Je vis que je lui rendrais service en prenant la parole.
"N'est-ce pas un adoucissement à la prison que cette réunion au réfectoire?
—Cela réjouit, comme vous voyez, tous les prisonniers, excepté moi, dit-il avec tristesse; je m'en défie, j'y sens quelque chose de funeste, cela ressemble au repas libre des martyrs."
Je baissai la tête. J'étais de son avis et ne voulais pas le dire.
"Allons, ne m'effrayez pas, lui dit madame de Saint-Aignan, j'ai assez de raisons de chagrins et de craintes: que je ne vous entende pas dire d'imprudences."
Et, se penchant à mon oreille, elle ajouta à demi-voix:
"Il y a ici des espions partout, empêchez-le de se compromettre; je ne puis en venir à bout, il me fait trembler pour lui, tous les jours, par ses accès de mauvaise humeur."
Je levai les yeux au ciel involontairement et sans répondre. Il y eut un moment de silence entre nous trois. Pauvre jeune femme! pensais-je; qu'elles sont donc belles et riantes ces illusions dorées dont nous escorte la jeunesse, puisque tu les vois à tes côtés, dans cette triste maison d'où l'on enlève chaque jour une fournée de malheureux.
André Chénier (puisque son nom est demeuré ainsi façonné par la voix publique, et ce qu'elle fait est immuable) me regarda et pencha la tête de côté avec pitié et attendrissement. Je compris ce geste, et il vit que je le comprenais. Entre gens qui sentent, rien de superflu comme les paroles.—Je suis certain qu'il eût signé la traduction que je fis intérieurement de ce signe:
"Pauvre petite! voulait-il dire, qui croit que je peux encore me compromettre!"
Pour ne pas sortir brusquement de la conversation, maladresse grande devant une personne d'esprit comme madame de Saint-Aignan, je pris le parti de rester dans les idées tracées, mais de les rendre générales.
"J'ai toujours pensé, dis-je à André Chénier que les Poètes avaient des révélations de l'avenir."
D'abord son oeil brilla et sympathisa avec le mien, mais ce ne fut qu'un éclair; il me regarda ensuite avec défiance.
"Pensez-vous ce que vous dites là? me dit-il; moi, je ne sais jamais si les gens du monde parlent sérieusement ou non car le mal français, c'est le persiflage.
—Je ne suis point seulement un homme du monde, lui dis-je, et je parle toujours sérieusement.
—Eh bien, reprit-il, je vous avoue naïvement que j'y crois. Il est rare que ma première impression, mon premier coup d'oeil, mon premier pressentiment, m'aient trompé.
—Ainsi, interrompit madame de Saint-Aignan en s'efforçant de sourire et pour tourner court sur-le-champ, ainsi vous avez deviné que mademoiselle de Coigny se ferait mal au pied en montant sur la chaise?"
Je fus surpris moi-même de cette promptitude d'un coup d'oeil féminin, qui percerait les murailles quand un peu de jalousie l'anime.
Un salon, avec ses rivalités, ses coteries, ses lectures, ses futilités, ses prétentions, ses grâces et ses défauts, son élévation et ses petitesses, ses aversions et ses inclinations, s'était formé dans cette prison, comme, sur un marais dont l'eau est verdâtre et croupie, se forme lentement une petite île de fleurs que le moindre vent submergera.
André Chénier me sembla seul sentir cette situation qui ne frappait pas les autres détenus. La plus grande partie des hommes s'accoutume à l'oubli du péril, et y prend position comme les habitants du Vésuve dans des cabanes de lave. Ces prisonniers s'étourdissaient sur le sort de leurs compagnons enlevés successivement; peut-être étaient- ils relâchés, peut-être étaient-ils mieux à la Conciergerie; puis ils avaient pris la mort en plaisanterie par bravade d'abord, ensuite par habitude; puis, n'y pensant plus, ils s'étaient mis à songer à autre chose et à recommencer la vie, et leur vie élégante, avec son langage, ses qualités et ses défauts.
"Ah, j'espérais bien, dit André Chénier avec un ton grave et prenant dans ses deux mains l'une des mains de madame de Saint-Aignan, j'espérais bien que nous vous avions caché ce cruel jeu. Je craignais qu'il ne se prolongeât, c'était la mon inquiétude. Et cette belle enfant…
—Enfant, si vous voulez, dit la duchesse en retirant sa main vivement; elle a sur votre esprit plus d'influence que vous ne le croyez vous-même, elle vous fait dire mille imprudences avec son étourderie, et elle est d'une coquetterie qui serait bien effrayante pour sa mère, si elle la voyait. Tenez, regardez-la seulement avec tous ces hommes."
En effet, mademoiselle de Coigny passait devant nous étourdiment, entre deux hommes à qui elle donnait le bras, et qui riaient de ses propos; d'autres la suivaient, ou la précédaient en marchant à reculons. Elle allait en glissant et en regardant ses pieds, s'avançait en cadence et comme pour se préparer à danser, et dit en passant à M. de Trudaine, comme une suite de conversation.
"… Puisqu'il n'y a plus que les femmes qui sachent tuer avant de mourir, je trouve très naturel que les hommes meurent très humblement, comme vous allez tous faire un de ces jours…"
André de Chénier continuait de parler; mais, comme il rougit et se mordit les lèvres, je vis qu'il avait entendu, et que la jeune captive savait se venger sûrement d'une conversation qu'elle trouvait trop intime.
Et pourtant, avec une délicatesse de femme, madame de Saint-Aignan lui parlait haut, de peur qu'il n'entendît, de peur qu'il ne prît le reproche pour lui, de peur qu'il ne fût piqué d'honneur et ne se laissât emporter à d'imprudents propos.
Je voyais s'approcher de nous de mauvaises figures qui rôdaient derrière les piliers; je voulus couper court à tout ce petit manège qui me donnait de l'humeur, à moi qui venais du dehors et voyais mieux qu'eux tous l'ensemble de leur situation.
"J'ai vu monsieur votre père ce matin", dis-je brusquement à Chénier.
Il recula d'étonnement.
"Monsieur, me dit-il, je l'ai vu aussi à dix heures.
—Il sortait de chez moi, m'écriai-je; que vous a-t-il dit?
—Quoi! dit André Chénier en se levant, c'est Monsieur qui…"
Le reste fut dit à l'oreille de sa belle voisine.
Je devinai quelles préventions ce pauvre homme avait données à son fils contre moi.
Tout à coup André se leva, marcha vivement, revint, et, se plaçant debout devant madame de Saint-Aignan et moi, croisa les bras, et dit d'une voix haute et violente:
"Puisque vous connaissez ces misérables qui nous déciment, citoyen, vous pouvez leur répéter de ma part tout ce qui m'a fait arrêter et conduire ici, tout ce que j'ai dit dans le Journal de Paris, et ce que j'ai crié aux oreilles de ces sbires déguenillés qui venaient arrêter mon ami chez lui. Vous pouvez leur dire ce que j'ai écrit là, là…
—Au nom du ciel! ne continuez pas", dit la jeune femme arrêtant son bras. Il tira, malgré elle, un papier de sa poche, et le montra en frappant dessus.
"Qu'ils sont des bourreaux barbouilleurs de lois; que, puisqu'il est écrit que jamais une épée n'étincellera dans mes mains, il me reste ma plume, mon cher trésor; que, si je vis un jour encore, ce sera pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice qui viendra bientôt, pour hâter le triple fouet déjà levé sur ces triumvirs, et que je vous ai dit cela au milieu de mille autres moutons comme moi, qui, pendus aux crocs sanglants du charnier populaire, seront servis au peuple-roi."
Aux éclats de sa voix, les prisonniers s'étaient assemblés autour de lui, comme autour du bélier les moutons du troupeau malheureux auquel il les comparait. Un incroyable changement s'était fait en lui. Il me parut avoir grandi tout à coup; l'indignation avait doublé ses yeux et ses regards: il était beau.
Je me tournai du côté de M. de Lagarde, officier aux gardes- françaises. "Le sang est trop ardent aux veines de cette famille, dis-je; je ne puis réussir à l'empêcher de couler."
En même temps je me levai en haussant les épaules et me retirai à quelques pas.
Le mot de réussir l'avait sans doute frappé, car il se tut sur-le- champ et s'appuya contre un pilier en se mordant les lèvres. Madame de Saint-Aignan n'avait cessé de le regarder comme on regarderait une éruption de l'Etna, sans rien dire et sans tenter de s'y opposer.
Un de ses amis, M. de Roquelaure, qui avait été colonel du régiment de Beauce, vint lui taper sur l'épaule.
"Eh bien, lui dit-il, tu te fâches encore contre cette canaille régnante. Il vaut mieux siffler ces mauvais acteurs, jusqu'à ce que le rideau tombe sur nous d'abord et sur eux ensuite."
Là-dessus il fit une pirouette, et se mit à table en fredonnant: La vie est un voyage.
Une crécelle bruyante annonça le moment du déjeuner. Une sorte de poissarde, qu'on nommait, je crois, la femme Semé, vint s'établir au milieu de la table pour en faire les honneurs: c'était la femelle de l'animal appelé geôlier, accroupi à la porte d'entrée.
Les prisonniers de cette partie du bâtiment se mirent à table: ils étaient cinquante environ. Saint-Lazare en contenait sept cents. Dès qu'ils furent assis, leur ton changea. Ils s'entre-regardèrent et devinrent tristes. Leurs figures, éclairées par les quatre gros réverbères rouges et enfumés, avaient des reflets lugubres comme ceux des mineurs dans leurs souterrains ou des damnés dans leurs cavernes. La rougeur était noire, la pâleur était enflammée, la fraîcheur était bleuâtre, les yeux flamboyaient. Les conversations devinrent particulières et à demi-voix.
Debout derrière ces convives s'étaient rangés des guichetiers, des porte-clefs, des agents de police et des sans-culottes amateurs, qui venaient jouir du spectacle. Quelques dames de la Halle, portant et traînant leurs enfants, avaient eu le privilège d'assister à cette fête d'un goût tout démocratique. J'eus la révélation de leur entrée par une odeur de poisson qui se répandit et empêcha quelques femmes de manger devant ces princesses du ruisseau et de l'égout.
Ces gracieux spectateurs avaient à la fois l'air farouche et hébété: ils semblaient s'être attendus à autre chose qu'à ces conversations paisibles, à ces apartés décents, que les gens bien élevés ont à table, partout et en tout temps. Comme on ne leur montrait pas le poing, ils ne savaient que dire. Ils gardèrent un silence idiot, et quelques-uns se cachèrent en reconnaissant à cette table ceux dont ils avaient servi et volé les cuisiniers.
Mademoiselle de Coigny s'était fait un rempart de cinq ou six jeunes gens qui s'étaient placés en cercle autour d'elle pour la garantir du souffle de ces harengères, et, prenant un bouillon debout, comme elle aurait pu faire au bal, elle se moquait de la galerie avec son air accoutumé d'insouciance et de hauteur.
Madame de Saint-Aignan ne déjeunait pas, elle grondait André Chénier, et je vis qu'elle me montrait à plusieurs reprises, comme pour lui dire qu'il avait fait une sortie fort déplacée avec un de ses amis. Il fronçait le sourcil et baissait la tête avec un air de douceur et de condescendance. Elle me fit signe d'approcher; je revins.
"Voici M. de Chénier, me dit-elle, qui prétend que la douceur et le silence de tous ces jacobins sont de mauvais symptômes. Empêchez-le donc de tomber dans ses accès de colère."
Ses yeux étaient suppliants; je voyais qu'elle voulait nous rapprocher. André Chénier l'y aida avec grâce et me dit le premier, avec assez d'enjouement:
"Vous avez vu l'Angleterre, monsieur; si vous y retournez jamais et que vous rencontriez Edmund Burke, vous pouvez bien l'assurer que je me repens de l'avoir critiqué car il avait bien raison de nous prédire le règne des portefaix. Cette commission vous est, j'espère, moins désagréable que l'autre.—Que voulez-vous! la prison n'adoucit pas le caractère."
Il me tendit la main et, à la manière dont je la serrai, il me sentit son ami.
En ce moment même, un bruit pesant, rauque et sourd, fit trembler les plats et les verres, trembler les vitres et trembler les femmes. Tout se tut. C'était le roulement des chariots. Leur son était connu, comme celui du tonnerre l'est de toute oreille qui l'a une fois entendu; leur son n'était pas celui des roues ordinaires, il avait quelque chose du grincement des chaînes rouillées et du bruit de la dernière pelletée de terre sur nos bières. Leur son me fit mal à la plante des pieds.
"Hé! mangez donc, les citoyennes!" dit la grossière voix de la femme
Semé.
Ni mouvement ni réponse.—Nos bras étaient restés dans la position où les avait saisis ce roulement fatal. Nous ressemblions à ces familles étouffées de Pompéi et d'Herculanum que l'on trouva dans l'attitude où la mort les avait surprises.
La Semé avait beau redoubler d'assiettes, de fourchettes et de couteaux, rien ne remuait, tant était grand l'étonnement de cette cruauté. Leur avoir donné un jour de réunion à table, leur avoir permis des embrassements et des épanchements de quelques heures, leur avoir laissé oublier la tristesse, les misères d'une prison solitaire, leur avoir laissé goûter la confidence, savourer l'amitié, l'esprit et même un peu d'amour, et tout cela pour faire voir et entendre à tous la mort de chacun!—Oh! c'était trop! c'était vraiment là un jeu d'hyènes affamées ou de jacobins hydrophobes.
Les grandes portes du réfectoire s'ouvrirent avec bruit, et vomirent trois commissaires en habits sales et longs, en bottes à revers, en écharpes rouges, suivis d'une nouvelle troupe de bandits à bonnets rouges, armés de longues piques. Ils se ruèrent en avant avec des cris de joie, en battant des mains, comme pour l'ouverture d'un grand spectacle. Ce qu'ils virent les arrêta tout court, et les égorgés déconcertèrent encore les égorgeurs par leur contenance; car leur surprise ne dura qu'un instant, l'excès du mépris leur vint donner à tous une force nouvelle. Ils se sentirent tellement au-dessus de leurs ennemis, qu'ils en eurent presque de la joie, et tous leurs regards se portaient avec fermeté et curiosité même sur celui des commissaires qui s'approcha, un papier à la main, pour faire une lecture. C'était un appel nominal. Dès qu'un nom était prononcé, deux hommes s'avançaient et enlevaient de sa place le prisonnier désigné. Il était remis aux gendarmes à cheval au dehors, et on le chargeait sur un des chariots. L'accusation était d'avoir conspiré dans la prison contre le peuple et d'avoir projeté l'assassinat des représentants et du comité de salut public. La première personne accusée fut une femme de quatre-vingts ans, l'abbesse de Montmartre, madame de Montmorency; elle se leva avec peine, et, quand elle fut debout, salua avec un sourire paisible tous les convives. Les plus proches lui baisèrent la main. Personne ne pleura, car, à cette époque, la vue du sang rendait les yeux secs.—Elle sortit en disant "Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font". Un morne silence régnait dans la salle.
On entendit au dehors des huées féroces qui annoncèrent qu'elle paraissait devant la foule, et des pierres vinrent frapper les fenêtres et les murs, lancées sans doute contre la première prisonnière. Au milieu de ce bruit, je distinguai même l'explosion d'une arme à feu. Quelquefois la gendarmerie était obligée de résister pour conserver aux prisonniers vingt-quatre heures de vie.
L'appel continua. Le deuxième nom fut celui d'un jeune homme de vingt-trois ans, M. de Coatarel, autant que je puis me souvenir de son nom, lequel était accusé d'avoir un fils émigré qui portait les armes contre la patrie. L'accusé n'était même pas marié. Il éclata de rire à cette lecture, serra la main à ses amis et partit.—Mêmes cris au dehors.
Même silence à la table sinistre d'où l'on arrachait les assistants un à un; ils attendaient à leur poste comme des soldats attendent le boulet. Chaque fois qu'un prisonnier partait, on enlevait son couvert, et ceux qui restaient s'approchaient de leurs nouveaux voisins en souriant amèrement.
André Chénier était resté debout près de madame de Saint-Aignan, et j'étais près d'eux. Comme il arrive que, sur un navire menacé de naufrage, l'équipage se presse spontanément autour de l'homme qu'on sait le plus puissant en génie et en fermeté, les prisonniers s'étaient d'eux-mêmes groupés autour de ce jeune homme. Il restait les bras croisés et les yeux élevés au ciel, comme pour se demander s'il était possible que le ciel souffrît de telles choses, à moins que le ciel ne fût vide.
Mademoiselle de Coigny voyait, à chaque appel, se retirer un de ses gardiens, et peu à peu elle se trouva presque seule à l'autre bout de la salle. Alors elle vint en suivant le bord de la table, qui devenait déserte; et, s'appuyant sur ce bord, elle arriva jusqu'où nous étions et s'assit à notre ombre, comme une pauvre enfant délaissée qu'elle était. Son noble visage avait conservé sa fierté; mais la nature succombait en elle, et ses faibles bras tremblaient comme ses jambes sous elle. La bonne madame de Saint-Aignan lui tendit la main. Elle vint se jeter dans ses bras et fondit en larmes malgré elle.
La voix rude et impitoyable du commissaire continuait son appel. Cet homme prolongeait le supplice par son affectation à prononcer lentement et à suspendre longtemps les noms de baptême, syllabe par syllabe puis il laissait tout à coup tomber le nom de famille comme une hache sur le cou.
Il accompagnait le passage du prisonnier d'un jurement qui était le signal des huées prolongées.—Il était rouge de vin et ne me parut pas solide sur ses jambes.
Pendant que cet homme lisait, je remarquai une tête de femme qui s'avançait à sa droite dans la foule et presque sous son bras, et, fort au-dessus de cette tête, une longue figure d'homme qui lisait facilement d'en haut. C'était Rose d'un côté, et de l'autre mon canonnier Blaireau. Rose me paraissait curieuse et joyeuse comme les commères de la Halle qui lui donnaient le bras. Je la détestai profondément. Pour Blaireau, il avait son air de somnolence ordinaire, et son habit de canonnier me parut lui valoir une grande considération parmi les gens à pique et à bonnet qui l'environnaient. La liste que tenait le commissaire était composée de plusieurs papiers mal griffonnés, et que ce digne agent ne savait pas mieux lire qu'on n'avait su les écrire. Blaireau s'avança avec zèle, comme pour l'aider, et lui prit par égard son chapeau, qui le gênait. Je crus m'apercevoir qu'en même temps Rose ramassait quelque papier par terre; mais le mouvement fut si prompt et l'ombre était si noire dans cette partie du réfectoire, que je ne fus pas sûr de ce que j'avais vu.
La lecture continuait. Les hommes, les femmes, les enfants mêmes, se levaient et passaient comme des ombres. La table était presque vide, et devenait énorme et sinistre par tous les convives absents. Trente- cinq venaient de passer les quinze qui restaient, disséminés un à un, deux à deux, avec huit ou dix places entre eux, ressemblaient à des arbres oubliés dans l'abattis d'une forêt. Tout à coup le commissaire se tut. Il était au bout de sa liste, on respirait. Je poussai, pour ma part, un soupir de soulagement.
André Chénier dit: "Continuez donc, je suis là."
Le commissaire le regarda d'un oeil hébété. Il chercha dans son chapeau, dans ses poches, à sa ceinture, et, ne trouvant rien, dit qu'on appelât l'huissier du tribunal révolutionnaire. Cet huissier vint. Nous étions en suspens. L'huissier était un homme pâle et triste comme les cochers du corbillard.
"Je vais compter le troupeau, dit-il au commissaire; si tu n'as pas toute la fournée, tant pis pour toi.
—Ah! dit le commissaire troublé, il y a encore Beauvilliers Saint-
Aignan, ex-duc, âgé de vingt-sept ans…"
Il allait répéter tout le signalement, lorsque l'autre l'interrompit en lui disant qu'il se trompait de logement et qu'il avait trop bu. En effet, il avait confondu, dans son recrutement des ombres, le second bâtiment avec le premier, où la jeune femme avait été laissée seule depuis un mois. Là-dessus ils sortirent, l'un en menaçant, l'autre en chancelant. La cohue poissarde les suivit. La joie retentit au dehors et éclata par des coups de pierres et de bâton.
Les portes refermées, je regardai la salle déserte, et je vis que madame de Saint-Aignan ne quittait pas l'attitude qu'elle avait prise pendant la dernière lecture: ses bras appuyés sur la table, sa tête sur ses bras.—Mademoiselle de Coigny releva et ouvrit ses yeux humides comme une belle nymphe qui sort des eaux. André Chénier me dit tout bas en désignant la jeune duchesse
"J'espère qu'elle n'a pas entendu le nom de son mari; ne lui parlons pas, laissons-la pleurer.
—Vous voyez, lui dis-je, que monsieur votre frère, qu'on accuse d'indifférence, se conduit bien en ne remuant pas. Vous avez été arrêté sans mandat, il le sait, il se tait; il fait bien: votre nom n'est sur aucune liste. Si on le prononçait, ce serait l'y faire inscrire. C'est un temps à passer, votre frère le sait.
—Oh! mon frère!" dit-il. Et il secoua longtemps la tête en la baissant avec un air de doute et de tristesse. Je vis pour la seule fois une larme rouler entre les cils de ses yeux et y mourir.
Il sortit de là brusquement.
"Mon père n'est pas si prudent, dit-il avec ironie. Il s'expose, lui.
Il est allé ce matin lui-même chez Robespierre demander ma liberté.
—Ah! grand Dieu! m'écriai-je en frappant des mains, je m'en doutais."
Je pris vivement mon chapeau. Il me saisit le bras.
"Restez donc, cria-t-il; elle est sans connaissance."
En effet, madame de Saînt-Aignan était évanouie.
Mademoiselle de Coigny s'empressa. Deux femmes qui restaient encore vinrent les aider. La geôlière même s'en mêla, pour un louis que je lui glissai. Elle commençait à revenir. Le temps pressait. Je partis sans dire adieu à personne et laissant tout le monde mécontent de moi, comme cela m'arrive partout et toujours. Le dernier mot que j'entendis fut celui de mademoiselle de Coigny, qui dit d'un air de pitié forcée et un peu maligne à la petite baronne de Soyecourt:
"Ce pauvre monsieur Chénier! que je le plains d'être si dévoué à une femme mariée et si profondément attachée à son mari et à ses devoirs!"
CHAPITRE XXIX
LE CAISSON
Je marchais, je courais dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, emporté par la crainte d'arriver trop tard et un peu par la pente de la rue. Je faisais passer et repasser devant mes yeux les tableaux qu'ils venaient de voir. Je les resserrais en mon âme, je les résumais, je les plaçais entre le point de vue et le point de distance. Je commençai sur eux ce travail d'optique philosophique auquel je soumets toute la vie. J'allais vite, ma tête et ma canne en avant. Les verres de mon optique étaient arrangés. Mon idée générale enveloppait de toutes parts les objets que je venais de voir et que j'y rangeais avec un ordre sévère. Je construisais intérieurement un admirable système sur les voies de la Providence qui avait réservé un poète pour un temps meilleur et avait voulu que sa mission sur la terre fût entièrement accomplie; que son coeur ne fût pas déchiré par la mort de l'une de ces faibles femmes, toutes deux enivrées de sa poésie, éclairées de sa lumière, animées par son souffle, émues par sa voix, dominées par son regard, et dont l'une était aimée, dont l'autre le serait peut-être un jour. Je sentais que c'était beaucoup d'avoir gagné une journée dans ces temps de meurtre, et je calculais les chances du renversement du triumvirat et du comité de salut public. Je lui comptais peu de jours de vie; et je pensais bien pouvoir faire durer mes trois chers prisonniers plus que cette bande gouvernante. De quoi s'agissait-il? De les faire oublier. Nous étions au 5 thermidor. Je réussirais bien à occuper d'autre chose que d'eux mon second malade, Robespierre, quand je devrais lui faire croire qu'il était plus mal encore, pour le ramener à lui-même. Il s'agissait, pour tout cela, d'arriver à temps.
Je cherchais inutilement une voiture des yeux.
Il y en avait peu dans les rues, cette année-là. Malheur à qui eût osé s'y faire rouler sur le pavé brûlant de l'an II de la république! Cependant j'entendis derrière moi le bruit de deux chevaux et de quatre roues qui me suivaient et s'arrêtèrent. Je me retournai, et je vis planer au-dessus de ma tête la bénigne figure de Blaireau.
"O figure endormie, figure longue, figure simple, figure dandinante, figure désoeuvrée, figure jaune! que me veux-tu? m'écriai-je.
—Pardon si je vous dérange, me dit-il en ricanant, mais j'ai là un petit papier pour vous. C'est la citoyenne Rose qui l'a trouvé, comme ça, sous son pied."
Et il s'amusait, en parlant, à frotter son grand soulier dans le ruisseau.
Je pris le papier avec humeur, et je lus avec joie et avec l'épouvante si grande du danger passé:
"Suite:
"C.-L.-S. Soyecourt, âgée de trente ans, née à Paris, ex-baronne, veuve d'Inisdal, rue du Petit-Vaugirard.
"F.-C.-L. Maillé, âgé de dix-sept ans, fils de l'ex-vicomte.
"André Chénier, âgé de trente et un ans, né à Constantinople, homme de lettres, rue de Cléry.
"Créquy de Montmorency, âgé de soixante ans, né à Chitzlembert, en
Allemagne, ex-noble.
"M. Bérenger, âgée de vingt-quatre ans, femme Beauvilliers-Saint-
Aignan, rue de Grenelle-Saint-Germain.
"L.-J. Dervilly, quarante-trois ans, épicier, rue Mouffetard.
"F. Coigny, seize ans et huit mois, fille de l'ex-noble du nom, rue de l'Université.
"C-J. Dorival, ex-ermite."
Et vingt autres noms encore. Je ne continuai pas: c'était le reste de la liste, c'était la liste perdue, la liste que l'imbécile commissaire avait cherchée dans son chapeau d'ivrogne.
Je la déchirai, je la broyai, je la mis en mille pièces entre mes doigts, et je mangeai les pièces entre mes dents. Ensuite, regardant mon grand canonnier, je lui serrai la main avec… oui, ma foi, je puis le dire, oui, vraiment, avec… attendrissement.
—Bah! dit Stello en se frottant les yeux.
—Oui, avec attendrissement. Et lui, il se grattait la tête comme un grand niais désoeuvré, et me dit en ayant l'air de s'éveiller:
"C'est drôle! il paraît que l'huissier, le grand pâle, s'est fâché contre le commissaire, le gros rouge, et l'a mis dans sa charrette à la place des autres détenus. C'est drôle!
—Un mort supplémentaire! c'est juste, dis-je. Où vas-tu?
—Ah! je conduis ce caisson-là au Champ de Mars.
—Tu me mèneras bien, dis-je, rue Saint-Honoré?
—Ah! mon Dieu! montez! Qu'est-ce que ça me fait? Aujourd'hui le roi n'est pas…
C'était son mot; mais il ne l'acheva pas et se mordit la bouche.
Le soldat du train attendait son camarade. Le camarade Blaireau retourna, en boitant, au caisson, en ôta la poussière avec la manche de son habit, commença par monter et se placer dessus à cheval, me tendit la main, me mit derrière lui en croupe sur le caisson, et nous partîmes au galop.
J'arrivai en dix minutes rue Saint-Honoré, chez Robespierre, et je ne comprends pas encore comment il s'est fait que je n'y sois pas arrivé écartelé.
CHAPITRE XXX
LA MAISON DE M. DE ROBESPIERRE, AVOCAT AU PARLEMENT
Dans cette maison grise où j'allais entrer, maison d'un menuisier nommé Duplay, autant qu'il m'en souvient, maison très simple d'apparence, que l'ex-avocat au Parlement occupait depuis longtemps, et qu'on peut voir encore, je crois, rien ne faisait deviner la demeure du maître passager de la France, si ce n'était l'abandon même dans lequel elle semblait être. Tous les volets en étaient fermés du haut en bas. La porte cochère fermée, les persiennes de tous les étages fermées. On n'entendait sortir aucune voix de cette maison. Elle semblait aveugle et muette.
Des groupes de femmes, causant devant les portes, comme toujours à Paris durant les troubles, se montraient de loin cette maison et se parlaient à l'oreille. De temps à autre, la porte s'ouvrait pour laisser sortir un gendarme, un sans-culotte ou un espion (souvent femelle). Alors les groupes se séparaient et les parleurs rentraient vite chez eux. Les voitures faisaient un demi-cercle et passaient au pas devant la porte. On avait jeté de la paille sur le pavé. On eût dit que la peste y était.
Aussitôt que j'eus posé la main sur le marteau, la porte fut ouverte et le portier accourut avec frayeur, craignant que son marteau ne fût retombé trop lourdement. Je lui demandai sur-le-champ s'il n'était pas venu un vieillard de telle et telle façon, décrivant M. de Chénier de mon mieux. Le portier prit une figure de marbre avec une promptitude de comédien. Il secoua la tête négativement.
"Je n'ai pas vu ça", me dit-il.
J'insistai; je lui dis: "Souvenez-vous bien de tous ceux qui sont venus ce matin."—Je le pressai, je l'interrogeai, je le retournai en tous sens.
"Je n'ai pas vu ça.
Voilà tout ce que j'en pus tirer. Un petit garçon déguenillé se cachait derrière lui, et s'amusait à jeter des cailloux sur mes bas de soie. Je reconnus celui qu'on m'avait envoyé à son air méchant. Je montai chez l'incorruptible par un escalier assez obscur. Les clefs étaient sur toutes les portes on allait de chambre en chambre sans trouver personne. Dans la quatrième seulement, deux nègres assis et deux secrétaires écrivant éternellement sans lever la tête. Je jetai un coup d'oeil, en passant, sur leurs tables. Il y avait là terriblement de listes nominales. Cela me fit mal à la plante des pieds, comme la vue du sang et le bruit des chariots.
Je fus introduit en silence, après avoir marché silencieusement sur un tapis silencieux aussi, quoique fort usé.
La chambre était éclairée par un jour blafard et triste. Elle donnait sur la cour, et de grands rideaux d'un vert sombre en atténuaient encore la lumière, en assourdissaient l'air, en épaississaient les murailles. Le reflet du mur de la cour, frappé de soleil, éclairait seul cette grande chambre. Sur un fauteuil de cuir vert, devant un grand bureau d'acajou, mon second malade de la journée était assis, tenant un journal anglais d'une main, de l'autre faisant fondre le sucre dans une tasse de camomille avec une petite cuiller d'argent.
Vous pouvez très bien vous représenter Robespierre. On voit beaucoup d'hommes de bureau qui lui ressemblent, et aucun grand caractère de visage n'apportait l'émotion avec sa présence. Il avait trente-cinq ans, la figure écrasée entre le front et le menton, comme si deux mains eussent voulu les rapprocher de force au-dessus du nez. Ce visage était d'une pâleur de papier, mate et comme plâtrée. La grêle de la petite vérole y était profondément empreinte. Le sang ni la bile n'y circulaient. Ses yeux petits, mornes, éteints, ne regardaient jamais en face, et un clignotement perpétuel et déplaisant les rapetissait encore, quand, par hasard, ses lunettes vertes ne les cachaient pas entièrement. Sa bouche était contractée convulsivement par une sorte de grimace souriante, pincée et ridée, qui le fit comparer par Mirabeau à un chat qui a bu du vinaigre. Sa chevelure était pimpante, pompeuse et prétentieuse. Ses doigts, ses épaules, son cou, étaient continuellement et involontairement crispés, secoués et tordus lorsque de petites convulsions nerveuses et irritées venaient le saisir. Il était habillé dès le matin, et je ne le surpris jamais en négligé. Ce jour-là, un habit de soie jaune rayée de blanc, une veste à fleurs, un jabot, des bas de soie blancs, des souliers à boucles, lui donnaient un air fort galant.
Il se leva avec sa politesse accoutumée, et fit deux pas vers moi, en ôtant ses lunettes vertes, qu'il posa gravement sur sa table. Il me salua en homme comme il faut, s'assit encore et me tendit la main.
Moi, je ne la pris pas comme d'un ami, mais comme d'un malade, et, relevant ses manchettes, je lui tâtai le pouls.
"De la fièvre, dis-je.
—Cela n'est pas impossible" dit-il en pinçant les lèvres. Et il se leva brusquement il fit deux tours dans la chambre avec un pas ferme et vif, en se frottant les mains; puis il dit: "Bah!" et il s'assit.
"Mettez-vous là, dit-il, citoyen, et écoutez cela. N'est-ce pas étrange?"
A chaque mot, il me regardait par-dessus ses lunettes vertes.
"N'est-ce pas singulier? qu'en pensez-vous? Ce petit duc d'York qui me fait insulter dans ses papiers!"
Il frappait de la main sur la gazette anglaise et ses longues colonnes.
"Voilà une fausse colère, me dis-je; mettons-nous en garde."
Les tyrans, poursuivit-il d'une voix aigre et criarde, les tyrans ne peuvent supposer la liberté nulle part. C'est une chose humiliante pour l'humanité. Voyez cette expression répétée à chaque page. Quelle affectation!"
Et il jeta devant moi la gazette.
"Voyez, continua-t-il en me montrant du doigt le mot indiqué, voyez: Robespierre's army. Robespierre's troops! Comme si j'avais des armées! comme si j'étais roi, moi! comme si la France était Robespierre! comme si tout venait de moi et retournait à moi! Les troupes de Robespierre! Quelle injustice! Quelle calomnie! Hein?"
Puis, reprenant sa tasse de camomille et relevant ses lunettes vertes pour m'observer en dessous:
"J'espère qu'ici on ne se sert jamais de ces incroyables expressions? Vous ne les avez jamais entendues, n'est-ce pas?—Cela se dit-il dans la rue?—Non! c'est Pitt lui-même qui dicte cette opinion injurieuse pour moi!—Qui me fait donner le nom de dictateur en France? les contre-révolutionnaires, les anciens Dantonistes et les Hébertistes qui restent encore à la Convention; les fripons comme l'Hermina, que je dénoncerai à la tribune; des valets de Georges d'Angleterre, des conspirateurs qui veulent me faire haïr par le peuple, parce qu'ils savent la pureté de mon civisme et que je dénonce leurs vices tous les jours; des Verrès, des Catilina, qui n'ont cessé d'attaquer le gouver- nement républicain, comme Desmoulins, Ronsin et Chaumette.—Ces animaux immondes qu'on nomme des rois sont bien insolents de vouloir me mettre une couronne sur la tête! Est-ce pour qu'elle tombe comme la leur un jour? Il est dur qu'ils soient obéis ici par de faux républicains, par des voleurs qui me font des crimes de mes vertus.—Il y a six semaines que je suis malade, vous le savez bien, et que je ne parais plus au Comité de salut public. Où donc est ma dictature? N'importe! La coalition qui me poursuit la voit partout; je suis un surveillant trop incommode et trop intègre. Cette coalition a commencé dès le moment de la naissance du gouvernement. Elle réunit tous les fripons et les scélérats. Elle a osé faire publier dans les rues que j'étais arrêté. Tué! oui; mais arrêté? je ne le serai pas.—Cette coalition a dit toutes les absurdités; que Saint-Just voulait sauver l'aristocratie, parce qu'il est né noble.—Eh! qu'importe comment il est né, s'il vit et meurt avec les bons principes? N'est-ce pas lui qui a proposé et fait passer à la Convention le décret du bannissement des ex-nobles, en les déclarant ennemis irréconciliables de la Révolution? Cette coalition a voulu ridiculiser la fête de l'être suprême et l'histoire de Catherine Théos; cette coalition contre moi seul m'accuse de toutes les morts, ressuscite tous les stratagèmes des Brissotins: ce que j'ai dit le jour de la fête valait cependant mieux que les doctrines de Chaumette et de Fouché, n'est-ce pas?
Je fis un signe de tête; il continua.
"Je veux, moi, qu'on ôte des tombeaux leur maxime impie que la mort est un sommeil, pour y graver: La mort est le commencement de l'immortalité."
Je vis dans ces phrases le prélude d'un discours prochain. Il en essayait les accords sur moi dans la conversation, à la façon de bien des discoureurs de ma connaissance.
Il sourit avec satisfaction, et but sa tasse. Il la replaça sur son bureau avec un air d'orateur à la tribune; et, comme je n'avais pas répondu à son idée, il y revint par un autre chemin, parce qu'il lui fallait absolument réponse et flatterie.
"Je sais que vous êtes de mon avis, citoyen, quoique vous ayez bien des choses des hommes d'autrefois. Mais vous êtes pur, c'est beaucoup. Je suis bien sûr au moins que vous n'aimeriez pas plus que moi le Despotisme militaire; et, si l'on ne m'écoute pas, vous le verrez arriver: il prendra les rênes de la Révolution si je les laisse flotter, et renversera la représentation avilie.
—Ceci me paraît très juste, citoyen", répondis-je. En effet, ce n'était pas si mal, et c'était prophétique.
Il fit encore son sourire de chat.
"Vous aimeriez encore mieux mon Despotisme, à moi, j'en suis sûr, hein?"
Je dis en grimaçant aussi: "Eh!… mais!…" avec tout le vague qu'on peut mettre dans ces mots flottants.
"Ce serait, continua-t-il, celui d'un citoyen, d'un homme votre égal, qui y serait arrivé par la route de la vertu, et n'a jamais eu qu'une crainte, celle d'être souillé par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisent parmi les sincères amis de l'humanité."
Il caressait de la langue et des lèvres cette jolie petite longue phrase comme un miel délicieux.
"Vous avez, dis-je, beaucoup moins de voisins à présent, n'est-ce pas? On ne vous coudoie guère."
Il se pinça les lèvres, et plaça ses lunettes vertes droit sur les yeux pour cacher le regard.
"Parce que je vis dans la retraite, dit-il, depuis quelque temps.
Mais je n'en suis pas moins calomnié."
Tout en parlant, il prit un crayon et griffonna quelque chose sur un papier. J'ai appris cinq jours après que ce papier était une liste de guillotine, et ce quelque chose… mon nom.
Il sourit, et se pencha en arrière.
"Hélas! oui, calomnié, poursuivit-il car, à parler sans plaisanterie, je n'aime que l'égalité, comme vous le savez, et vous devez le voir plus que jamais à l'indignation que m'inspirent ces papiers émanés des arsenaux de la tyrannie."
Il froissa et foula avec un air tragique ces grands journaux anglais; mais je remarquai bien qu'il se gardait de les déchirer.
"Ah! Maximilien, me dis-je, tu les reliras seul plus d'une fois, et tu baiseras ardemment ces mots superbes et magiques pour toi: les troupes de Robespierre!"
Après sa petite comédie et la mienne, il se leva et marcha dans sa chambre en agitant convulsivement ses doigts, ses épaules et son cou.
Je me levai et marchai à côté de lui.
"Je voudrais vous donner ceci à lire avant de vous parler de ma santé, dit-il, et en causer avec vous. Vous connaissez mon amitié pour l'auteur. C'est un projet de Saint-Just. Vous verrez. Je l'attends ce matin; nous en causerons. Il doit être arrivé à Paris à présent, ajouta-t-il en tirant sa montre; je vais le savoir. Asseyez- vous, et lisez ceci. Je reviendrai."
Il me donna un gros cahier chargé d'une écriture hardie et hâtée, et sortit brusquement, comme s'il se fût enfui. Je tenais le cahier, mais je regardais la porte par laquelle il était sorti, et je réfléchissais à lui. Je le connaissais de longue date. Aujourd'hui je le voyais étrangement inquiet. Il allait entreprendre quelque chose ou craignait quelque entreprise. J'entrevis, dans la chambre où il passait, des figures d'agents secrets que j 'avais vues plusieurs fois à ma suite, et je remarquai un bruit de pas comme de gens qui montaient et descendaient sans cesse depuis mon arrivée. Les voix étaient très basses. J'essayai d'entendre, mais vainement, et je renonçai à écouter. J'avoue que j'étais plus près de la crainte que de la confiance. Je voulus sortir de la chambre par où j'étais entré; mais, soit méprise, soit précaution, on avait fermé la porte sur moi: j'étais enfermé.
Quand une chose est décidée, je n'y pense plus. Je m'assis, et je parcourus ce brouillon avec lequel Robespierre m'avait laissé en tête à tête.
CHAPITRE XXXI
UN LÉGISLATEUR
Ce n'était rien moins, monsieur, que des institutions immuables, éternelles, qu'il s'agissait de donner à la France, et lestement préparées pour elle par le citoyen Saint-Just, âgé de vingt-six ans.
Je lus d'abord avec distraction; puis les idées me montèrent aux yeux, et je fus stupéfait de ce que je voyais.
"O naïf massacreur! ô candide bourreau! m'écriai-je involontairement, que tu es un charmant enfant! Eh! d'où viens-tu, beau berger? serait-ce pas de l'Arcadie? de quels rochers descendent tes chèvres, ô Alexis?"
Et en parlant ainsi je lisais:
"On laisse les enfants à la nature.
"Les enfants sont vêtus de toile en toutes les saisons.
"Ils sont nourris en commun et ne vivent que de racines, de fruits, de légumes et de laitage.
"Les hommes qui auront vécu sans reproche porteront une écharpe blanche à soixante ans.
"L'homme et la femme qui s'aiment sont époux.
"S'ils n'ont point d'enfants, ils peuvent tenir leur engagement secret.
"Tout homme âgé de vingt et un ans est tenu de déclarer dans le temple quels sont ses amis.
"Les amis porteront le deuil l'un de l'autre.
"Les amis creusent la tombe l'un de l'autre.
"Les amis sont placés les uns près des autres dans les combats.
"Celui qui dit qu'il ne croit pas à l'amitié, ou qui n'a pas d'ami, est banni.
"Un homme convaincu d'ingratitude est banni."
"Quelles émigrations!" dis-je.
"Si un homme commet un crime, ses amis sont bannis.
"Les meurtriers sont vêtus de noir toute leur vie, et seront mis à mort s'ils quittent cet habit."
"Âme innocente et douce, m'écriai-je, que nous sommes ingrats de t'accuser! Tes pensées sont pures comme une goutte de rosée sur une feuille de rose, et nous nous plaignons pour quelques charretées d'hommes que tu envoies au couteau chaque jour à la même heure! Et tu ne les vois seulement pas, ni ne les touches, bon jeune homme! Tu écris seulement leurs noms sur du papier!—moins que cela tu vois une liste, et tu signes!—moins que cela encore tu ne la lis pas, et tu signes!"
Ensuite je ris longtemps et beaucoup, du rire joyeux que vous savez, en parcourant ces institutions dites républicaines, et que vous pourrez lire quand vous voudrez; ces lois de l'âge d'or, auxquelles ce béat cruel voulait ployer de force notre âge d'airain. Robe d'enfant dans laquelle il voulait faire tenir cette nation grande et vieillie. Pour l'y fourrer, il coupait la tête et les bras.
Lisez cela, vous le pourrez plus à votre aise que je ne le pouvais dans la chambre de Robespierre; et si vous pensez, avec votre habituelle pitié, que ce jeune homme était à plaindre, en vérité vous me trouverez de votre avis cette fois, car la folie est la plus grande des infortunes.
Hélas il y a des folies sombres et sérieuses, qui ne jettent les hommes dans aucun discours insensé, qui ne les sortent guère du ton accoutumé du langage des autres, qui laissent la vue claire, libre et précise de tout, hors celle d'un point sombre et fatal. Ces folies sont froides, ces folies sont posées et réfléchies. Elles singent le sens commun à s'y méprendre, elles effrayent et imposent, elles ne sont pas facilement découvertes, leur masque est épais, mais elles sont.
Et que faut-il pour les donner? Un rien, un petit déplacement imprévu dans la position d'un rêveur trop précoce.
Prenez au hasard, au fond d'un collège, quelque grand jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, tout plein de ses Spartiates et de ses Romains délayés dans de vieilles phrases, tout roide de son droit ancien et de son droit moderne, ne connaissant du monde actuel et de ses moeurs que ses camarades et leurs moeurs, bien irrité de voir passer des voitures où il ne monte pas, méprisant les femmes parce qu'il ne connaît que les plus viles, et confondant les faiblesses de l'amour tendre et élégant avec les dévergondages crapuleux de la rue; jugeant tout un corps d'après un membre, tout un sexe d'après un être, et s'étudiant à former dans sa tête quelque synthèse universelle bonne à faire de lui un sage profond pour toute sa vie; prenez-le dans ce moment, et faites-lui cadeau d'une petite guillotine en lui disant:
"Mon petit ami, voici un instrument au moyen duquel vous vous ferez obéir de toute la nation; il ne s'agit que de tirer cela et de pousser ceci. C'est bien simple."
Après avoir un peu réfléchi, il prendra d'une main son papier d'écolier et de l'autre le joujou; et voyant qu'en effet on a peur, il tirera et poussera jusqu'à ce qu'on l'écrase lui et sa mécanique.
Et à peine s'il sera un méchant homme.—Non; il sera même, à la rigueur, un homme vertueux. Mais c'est qu'il aura tant lu dans de beaux livres: juste sévérité; salutaire massacre; et de vos plus chers parents saintement homicides, et périsse l'univers plutôt qu'un principe! et surtout: la vertu expiatrice de l'effusion du sang; idée monstrueuse, fille de la crainte, que, ma foi! il croit en lui et, tout en répétant à lui-même: Justum et tenacem propositi virum, il arrive à l'impassibilité des douleurs d'autrui, il prend cette impassibilité pour grandeur et courage, et… il exécute.
Tout le malheur sera dans le tour de roue de la Fortune qui l'aura mis en haut et lui aura trop tôt donné cette chose fatale entre toutes: LE POUVOIR.
CHAPITRE XXXII
SUR LA SUBSTITUTION DES SOUFFRANCES EXPIATOIRES
Ici le Docteur-Noir s'interrompit, et reprit après un moment de stupeur et de réflexion:
—Un des mots que ma bouche vient de prononcer m'a tout à coup arrêté, monsieur, et me force de contempler avec effroi deux pensées extrêmes qui viennent de se toucher et de s'unir devant moi, sur mes pas.
En ce temps-là même dont je parle, au temps du vertueux Saint-Just (car il était, dit-on, sans vices, sinon sans crimes), vivait et écrivait un autre homme vertueux, implacable adversaire de la Révolution. Cet autre Esprit sombre, Esprit falsificateur, je ne dis pas faux, car il avait conscience du vrai; cet Esprit obstiné, impitoyable, audacieux et subtil, armé comme le sphinx, jusqu'aux ongles et jusqu'aux dents, de sophismes métaphysiques et énigmatiques, cuirassé de dogmes de fer, empanaché d'oracles nébuleux et foudroyants; cet autre Esprit grondait comme un orage prophétique et menaçant, et tournait autour de la France. Il avait nom: Joseph de Maistre.
Or, parmi beaucoup de livres sur l'avenir de la France, deviné phase par phase; sur le gouvernement temporel de la Providence, sur le principe générateur des constitutions, sur le Pape, sur les décrets de l'injustice divine et sur l'inquisition; voulant démontrer, sonder, dévoiler aux yeux des hommes les sinistres fondations qu'il donnait (problème éternel!) à l'Autorité de l'homme sur l'homme, voici en substance ce qu'il écrivait:
La chair est coupable, maudite, et ennemie de Dieu.—Le sang est un fluide vivant. Le ciel ne peut être apaisé que par le sang. —L'innocent peut payer pour le coupable. Les anciens croyaient que les dieux accouraient partout où le sang coulait sur les autels; les premiers docteurs chrétiens crurent que les anges accouraient partout où coulait le sang de la véritable victime.—L'effusion du sang est expiatrice. Ces vérités sont innées.—La Croix atteste le SALUT PAR LE SANG.
Et, depuis, Origène a dit justement qu'il y avait deux Rédemptions: celle du Christ qui racheta l'univers, et les Rédemptions diminuées, qui rachètent par le sang celui des nations. Ce sacrifice sanglant de quelques hommes pour tous se perpétuera jusqu'à la fin du monde. Et les nations pourront se racheter éternellement par la substitution des souffrances expiatoires.
C'était ainsi qu'un homme doué des plus hardies et des plus trompeuses imaginations philosophiques qui jamais aient fasciné l'Europe, était arrivé à rattacher au pied même de la Croix le premier anneau d'une chaîne effrayante et interminable de sophismes ambitieux et impies, qu'il semblait adorer consciencieusement, et qu'il avait fini peut-être par regarder du fond du coeur comme les rayons d'une sainte vérité. C'était à genoux sans doute et en se frappant la poitrine qu'il s'écriait:
"La terre, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin jusqu'à l'extinction du mal!—Le bourreau est la pierre angulaire de la société: sa mission est sacrée.—L'inquisition est bonne, douce et conservatrice.
"La bulle In coena Domini est de source divine; c'est elle qui excommunie les hérétiques et les appelants aux futurs conciles. Eh! pourquoi un concile, grand Dieu! quand le pilori suffit!
"Le sentiment de la terreur d'une puissance irritée a toujours subsisté.
"La guerre est divine: elle doit régner éternellement pour purger le monde.—Les races sauvages sont dévouées et frappées d'anathème. J'ignore leur crime, ô Seigneur! mais, puisqu'elles sont malheureuses et insensées, elles sont criminelles et justement punies de quelque faute d'un ancien chef. Les Européens, au siècle de Colomb, eurent raison de ne pas les compter dans l'espèce humaine comme leurs semblables.
"La Terre est un autel qui doit être éternellement imbibé de sang."
O Pieux Impie! qu'avez-vous fait?
Jusqu'à cet Esprit falsificateur, l'idée de la Rédemption de la race coupable s'était arrêtée au Calvaire. Là, Dieu immolé par Dieu avait lui-même crié: Tout est consommé.
N'était-ce pas assez du sang divin pour le salut de la chair humaine?
Non.—L'orgueil humain sera éternellement tourmenté du désir de trouver au Pouvoir temporel absolu une base incontestable, et il est dit que toujours les sophistes tourbillonneront autour de ce problème, et s'y viendront brûler les ailes. Qu'ils soient tous absous, excepté ceux qui osent toucher à la vie! la vie, le feu sacré, le feu trois fois saint, que le Créateur lui seul a le droit de reprendre! droit terrible de la peine sinistre, que je conteste même à la justice!
Non.—Il a fallu à l'impitoyable sophistiqueur souffler, comme un alchimiste patient, sur la poussière des premiers livres, sur les cendres des premiers docteurs, sur la poudre des bûchers indiens et des repas anthropophages, pour en faire sortir l'étincelle incendiaire de la fatale idée.—Il lui a fallu trouver et écrire en relief les paroles de cet Origène, qui fut un Abeilard volontaire: première immolation et premier sophisme, dont il crut découvrir aussi le principe dans l'Évangile; cet obscur et paradoxal Origène, docteur en l'an 190 de J.-C., dont les principes à demi platoniciens furent loués depuis sa mort par six saints (parmi eux saint Athanase et saint Chrysostome), et condamnés par trois saints, un empereur et un pape (parmi eux saint Jérôme et Justinien).—Il a fallu que le cerveau de l'un des derniers catholiques fouillât bien avant dans le crâne de l'un des premiers chrétiens pour en tirer cette fatale théorie de la réversibilité et du salut par le sang. Et cela pour replâtrer l'édifice démantelé de l'Église romaine et l'organisation démembrée du moyen âge! Et cela tandis que l'inutilité du sang pour la fondation des systèmes et des pouvoirs se démontrait tous les jours en place publique de Paris! Et cela tandis qu'avec les mêmes axiomes quelques scélérats, lui-même l'écrivait, renversaient quelques scélérats en disant aussi: l'Éternel, la Vertu, la Terreur!
Armez de couteaux aussi tranchants ces deux Autorités, et dites-moi laquelle imbibera l'autel avec le plus large arrosoir de sang!
Et prévoyait-il, le prophète orthodoxe, que de son temps même croîtrait et se multiplierait à l'infini la monstrueuse famille de ses Sophismes, et que, parmi les petits de cette tigresse race, il s'en trouverait dont le cri serait celui-ci:
"Si la substitution des souffrances expiatoires est juste, ce n'est pas assez, pour le salut des peuples, des substitutions et des dévouements volontaires et très rares. L'innocent immolé pour le coupable sauve sa nation; donc il est juste et bon qu'il soit immolé par elle et pour elle; et lorsque cela fut, cela fut bien."
Entendez-vous le cri de la bête carnassière, sous la voix de l'homme? —Voyez-vous par quelles courbes, partis de deux points opposés, ces purs idéologues sont arrivés d'en bas et d'en haut à un même point où ils se touchent: à l'échafaud? Voyez-vous comme ils honorent et caressent le Meurtre?—Que le Meurtre est beau, que le Meurtre est bon, qu'il est facile et commode, pourvu qu'il soit bien interprété! Comme le Meurtre peut devenir joli en des bouches bien faites et quelque peu meublées de paroles impudentes et d'arguties philosophiques! Savez-vous s'il se naturalise moins sur ces langues parleuses que sur celles qui lèchent le sang? Pour moi je ne le sais pas.
Demandez-le (si cela s'évoque) aux massacreurs de tous les temps. Qu'ils viennent de l'Orient et de l'Occident! Venez en haillons, venez en soutane, venez en cuirasse, venez, tueurs d'un homme et tueurs de cent mille; depuis la Saint-Barthélemy jusqu'aux septembrisades, de Jacques Clément et de Ravaillac à Louvel, de des Adrets et Montluc à Marat et Schneider; venez, vous trouverez ici des amis, mais je n'en serai pas.
Ici le Docteur-Noir rit longtemps; puis il soupira en se recueillant et reprit…
—Ah! monsieur, c'est ici surtout qu'il faut, comme vous, prendre en pitié.
Dans cette violente passion de tout rattacher, à tout prix, à une cause, à une synthèse, de laquelle on descend à tout, et par laquelle tout s'explique, je vois encore l'extrême faiblesse des hommes qui, pareils à des enfants qui vont dans l'ombre, se sentent tous saisis de frayeur, parce qu'ils ne voient pas le fond de l'abîme que ni Dieu créateur ni Dieu sauveur n'ont voulu nous faire connaître. Ainsi je trouve que ceux-là mêmes qui se croient les plus forts, en construisant le plus de systèmes, sont les plus faibles et les plus effrayés de l'analyse, dont ils ne peuvent supporter la vue, parce qu'elle s'arrête à des effets certains, et ne contemple qu'à travers l'ombre, dont le ciel a voulu l'envelopper, la Cause… la Cause pour toujours incertaine.
Or, je vous le dis, ce n'est pas dans l'Analyse que les esprits justes, les seuls dignes d'estime, ont puisé et puiseront jamais les idées durables, les idées qui frappent par le sentiment de bien-être que donne la rare et pure présence du vrai.
L'Analyse est la destinée de l'éternelle ignorante, l'Âme humaine.
L'Analyse est une sonde. Jetée profondément dans l'Océan, elle épouvante et désespère le Faible; mais elle rassure et conduit le Fort, qui la tient fermement en main.
Ici le Docteur-Noir, passant les doigts sur son front et ses yeux, comme pour oublier, effacer, ou suspendre ses méditations intérieures, reprit ainsi le fil de son récit:
CHAPITRE XXXIII
LA PROMENADE CROISÉE
J'avais fini par m'amuser des Institutions de Saint-Just, au point d'oublier totalement le lieu où j'étais. Je me plongeai avec délices dans une distraction complète, ayant dès longtemps fait l'abnégation totale d'une vie qui fut toujours triste. Tout à coup la porte par laquelle j'étais entré s'ouvrit encore. Un homme de trente ans environ, d'une belle figure, d'une taille haute, l'air militaire et orgueilleux, entra sans beaucoup de cérémonie. Ses bottes à l'écuyère, ses éperons, sa cravache, son large gilet blanc ouvert, sa cravate noire dénouée, l'auraient fait prendre pour un jeune général.
"Ah! tu ne sais donc pas si on peut lui parler? dit-il en continuant de s'adresser au nègre qui lui avait ouvert la porte. Dis-lui que c'est l'auteur de Caïus Gracchus et de Timoléon."
Le nègre sortit, ne répondit rien et l'enferma avec moi. L'ancien officier de dragons en fut quitte pour sa fanfaronnade, et entra jusqu'à la cheminée en frappant du talon.
"Y a-t-il longtemps que tu attends, citoyen? me dit-il. J'espère que, comme représentant, le citoyen Robespierre me recevra bientôt et m'expédiera avant les autres. Je n'ai qu'un mot à lui dire, moi."
Il se retourna et arrangea ses cheveux devant la glace. "Je ne suis pas un solliciteur, moi.—Moi, je dis tout haut ce que je pense, et, sous le régime des tyrans Bourbons comme sous celui-ci, je n'ai pas fait mystère de mes opinions, moi."
Je posai mes papiers sur la table, et je le regardai avec un air de surprise qui lui en donna un peu à lui-même.
"Je n'aurais pas cru, lui dis-je sans me déranger, que vous vinssiez ainsi pour votre plaisir."
Il quitta tout d'un coup son air de matador, et se mit dans un fauteuil près de moi:
"Ah çà! franchement, me dit-il à voix basse, êtes-vous appelé comme je le suis, je ne sais pourquoi?"
Je remarquai en cette occasion ce qui arrivait souvent alors, c'est que le tutoiement était une sorte de langage de comédie qu'on récitait comme un rôle, et que l'on quittait pour parler sérieusement.
"Oui, lui dis-je, je suis appelé, mais comme les médecins le sont souvent cela m'inquiète peu, pour moi, du moins, ajoutai-je en appuyant sur ces derniers mots.
—Ah! pour vous!" me dit-il en époussetant ses bottes avec sa cravache.
Puis il se leva et marcha dans la chambre en toussant avec un peu de mauvaise humeur.
Il revînt.
"Savez-vous s'il est en affaire? me dit-il.
—Je le suppose, répondis-je, citoyen Chénier."
Il me prit la main impétueusement.
"Çà, me dit-il, vous ne m'avez pas l'air d'un espion. Qu'est-ce que l'on me veut ici? Si vous savez quelque chose, dites-le-moi."
J'étais sur les épines; je sentais qu'on allait entrer, que peut- être on voyait, que certainement on écoutait. La Terreur était dans l'air, partout, et surtout dans cette chambre. Je me levai et marchai, pour qu'au moins on entendît de longs silences, et que la conversation ne parût pas suivie. Il me comprit et marcha dans la chambre dans le sens opposé. Nous allions d'un pas mesuré, comme deux soldats en faction qui se croisent; chacun de nous prit, aux yeux l'un de l'autre, l'air de réfléchir en lui-même, et disait un mot en passant; l'autre répondait en passant.
Je me frottai les mains.
"Il se pourrait, dis-je assez bas, en ne faisant semblant de rien et allant de la porte à la cheminée, qu'on nous eût réunis à dessein." Et très haut:
"Joli appartement!"
Il revint de la cheminée à la porte, et, en me rencontrant au milieu, dit:
"Je le crois." Puis en levant la tête: "Cela donne sur la cour."
Je passai.
"J'ai vu votre père et votre frère, ce matin" dis-je. Et en criant:
"Quel beau temps il fait!"
Il repassa.
"Je le savais; mon père et moi nous ne nous voyons plus, et j'espère qu'André ne sera pas longtemps là.—Un ciel magnifique."
Je le croisai encore.
"Tallien, dis-je, Courtois, Barras, Clauzel, sont de bons citoyens."
Et avec enthousiasme: "C'est un beau sujet que Timoléon!"
Il me croisa en revenant.
"Et Barras, Collot-d'Herbois, Loiseau, Bourdon, Barrère, Boissy- d'Anglas…—J'aimais encore mieux mon Fénelon."
Je hâtai la marche.
"Ceci peut durer encore quelques jours.—On dit les vers bien beaux." Il vint à grands pas et me coudoya.
"Les triumvirs ne passeront pas quatre jours.—Je l'ai lu chez la citoyenne Vestris."
Cette fois, je lui serrai la main en traversant.
"Gardez-vous de nommer votre frère, on n'y pense pas.—On dit le dénouement bien beau."
A la dernière passe, il me reprit chaudement la main.
"Il n'est sur aucune liste; je ne le nommerai pas.—Il faut faire le mort. Le 9, je l'irai délivrer de ma main.—Je crains qu'il ne soit trop prévu."
Ce fut la dernière traversée. On ouvrit; nous étions aux deux bouts de la chambre.
CHAPITRE XXXIV
UN PETIT DIVERTISSEMENT
Robespierre entra, il tenait Saint-Just par la main; celui-ci, vêtu d'une redingote poudreuse, pâle et défait, arrivait à Paris. Robespierre jeta sur nous deux un coup d'oeil rapide sous ses lunettes, et la distance où il nous vit l'un de l'autre me parut lui plaire; il sourit en pinçant les lèvres.
"Citoyens, voici un voyageur de votre connaissance" dit-il.
Nous nous saluâmes tous trois, Joseph Chénier fronçant le sourcil, Saint-Just avec un signe de tête brusque et hautain, moi gravement comme un moine.
Saint-Just s'assit à côté de Robespierre, celui-ci sur son fauteuil de cuir, devant son bureau, nous en face. Il y eut un long silence. Je regardai les trois personnages tour à tour. Chénier se renversait et se balançait avec un air de fierté, mais un peu d'embarras, sur sa chaise, comme rêvant à mille choses étrangères. Saint-Just, l'air parfaitement calme, penchait sur l'épaule sa belle tête mélancolique, régulière et douce, chargée de cheveux châtains flottants et bouclés; ses grands yeux s'élevaient au ciel, et il soupirait. Il avait l'air d'un jeune saint.—Les persécuteurs prennent souvent des manières de victimes. Robespierre nous regardait comme un chat ferait de trois souris qu'il aurait prises.
"Voilà, dit Robespierre d'un air de fête, notre ami Saint-Just qui revient de l'armée. Il y a écrasé la trahison, il en fera autant ici. C'est une surprise, on ne l'attendait pas, n'est-ce pas, Chénier?"
Et il le regarda de côté, comme pour jouir de sa contrainte.
"Tu m'as fait demander, citoyen? dit Marie-Joseph Chénier avec humeur; si c'est pour affaire, dépêchons-nous, on m'attend à la Convention.
—Je voulais, dit Robespierre d'un air empesé en me désignant, te faire rencontrer avec cet excellent homme qui porte tant d'intérêt à ta famille."
J'étais pris. Marie-Joseph et moi nous nous regardâmes, et nous nous révélâmes toutes nos craintes par ce coup d'oeil. Je voulus rompre les chiens.
"Ma foi, dis-je, j'aime les lettres, moi, et Fénelon…
—Ah! à propos, interrompit Robespierre, je te fais compliment, Chénier, du succès de ton Timoléon dans les ci-devant salons où tu en fais la lecture.—Tu ne connais pas cela, toi?" dit-il à Saint-Just avec ironie.
Celui-ci sourit d'un air de mépris, et se mit à secouer la poussière de ses bottes avec le pan de sa longue redingote, sans daigner répondre.
"Bah! bah! dit Joseph Chénier en me regardant, c'est trop peu de chose pour lui."
Il voulait dire cela avec indifférence, mais le sang d'auteur lui monta aux joues.
Saint-Just, aussi parfaitement calme qu'à l'ordinaire, leva les yeux sur Chénier, et le contempla comme avec admiration.
"Un membre de la Convention qui s'amuse à cela en l'an II de la
République me paraît un prodige, dit-il.
—Ma foi, quand on n'a pas la haute main dans les affaires, dit Joseph Chénier, c'est encore ce qu'on peut faire de mieux pour la nation.
Saint-Just haussa les épaules.
Robespierre tira sa montre, comme attendant quelque chose, et dit d'un air pédant:
"Tu sais, citoyen Chénier, mon opinion sur les écrivains. Je t'excepte, parce que je connais tes vertus républicaines; mais, en général, je les regarde comme les plus dangereux ennemis de la patrie. Il faut une volonté une. Nous en sommes là. Il la faut républicaine, et pour cela il ne faut que des écrivains républicains; le reste corrompt le peuple. Il faut le rallier, ce peuple, et vaincre les bourgeois, de qui viennent nos dangers intérieurs. Il faut que le peuple s'allie à la Convention et elle à lui; que les sans-culottes soient payés et tolérés, et restent dans les villes. Qui s'oppose à mes vues? Les écrivains, les faiseurs de vers qui font du dédain rimé, qui crient: O mon âme! fuyons dans les déserts; ces gens-là découragent. La Convention doit traiter tous ceux qui ne sont pas utiles à la République comme des contre-révolutionnaires.
—C'est bien sévère, dit Marie-Joseph assez effrayé, mais plus piqué encore.
—Oh! je ne parle pas pour toi, poursuivit Robespierre d'un ton mielleux et radouci; toi, tu as été un guerrier, tu es législateur, et, quand tu ne sais que faire, Poète.
—Pas du tout! pas du tout! dit Joseph, singulièrement vexé; je suis au contraire né Poète, et j'ai perdu mon temps à l'armée et à la Convention." J'avoue que, malgré la gravité de la situation, je ne pus m'empêcher de sourire de son embarras.
Son frère aurait pu parler ainsi; mais Joseph, selon moi, se trompait un peu sur lui-même; aussi l'Incorruptible, qui était au fond de mon avis, poursuivit pour le tourmenter: "Allons! allons! dit-il avec une galanterie fausse et fade, allons, tu es trop modeste, tu refuses deux couronnes de Laurier pour une couronne de Roses pompon.
—Mais il me semblait que tu aimais ces fleurs-là toi-même autrefois, citoyen! dit Chénier; j 'ai lu de toi des couplets fort agréables sur une coupe et un festin. Il y avait
O Dieux! que vois-je, mes amis?
Un crime trop notoire.
O malheur affreux!
O scandale honteux!
J'ose le dire à peine;
Pour vous j'en rougis,
Pour moi j'en gémis,
Ma coupe n'est pas pleine.
"Et puis un certain madrigal où il y avait:
Garde toujours ta modestie;
Sur le pouvoir de tes appas
Demeure toujours alarmée:
Tu n'en seras que mieux aimée
Si tu crains de ne l'être pas.
"C'était joli! et nous avons aussi deux discours sur la peine de mort, l'un contre, l'autre pour; et puis un éloge de Gresset, où il y avait cette belle phrase, que je me rappelle encore tout entière:
"Oh! lisez le Vert-Vert, vous qui aspirez au mérite de badiner et d'écrire avec grâce; lisez-le, vous qui ne cherchez que l'amusement, et vous connaîtrez de nouvelles sources de plaisirs. Oui, tant que la langue française subsistera, le Vert-Vert trouvera des admirateurs. Grâce au pouvoir du génie, les aventures d'un perroquet occuperont encore nos derniers neveux. Une foule de héros est restée plongée dans un éternel oubli, parce qu'elle n'a point trouvé une plume digne de célébrer ses exploits; mais toi, heureux Vert-Vert, ta gloire passera à la postérité la plus reculée! O Gresset! tu fus le plus grand des poètes!—répandons des fleurs, etc., etc., etc."
"C'était fort agréable.
"J'ai encore cela chez moi, imprimé sous le nom de M. de
Robespierre, avocat en parlement."
L'homme n'était pas commode à persifler. Il fit de sa face de chat une face de tigre, et crispa les ongles.
Saint-Just, ennuyé, et voulant l'interrompre, lui prit le bras.
"A quelle heure t'attend-on aux Jacobins?
—Plus tard, dit Robespierre avec humeur; laisse-moi, je m'amuse."
Le rire dont il accompagna ce mot fit claquer ses dents.
"J'attends quelqu'un, ajouta-t-il.—Mais toi, Saint-Just, que fais-tu des Poètes?
—Je te l'ai lu, dit Saint-Just, ils ont un dixième chapitre de mes institutions.
—Eh bien! qu'y font-ils?"
Saint-Just fit une moue de mépris, et regarda autour de lui à ses pieds, comme s'il eût cherché une épingle perdue sur le tapis.
"Mais… dit-il, des hymnes qu'on leur commandera le premier jour de chaque mois, en l'honneur de l'Éternel et des bons citoyens, comme le voulait Platon. Le 1er de Germinal, ils célébreront la nature et le peuple; en Floréal, l'amour et les époux; en Prairial, la victoire; en Messidor, l'adoption; en Thermidor, la jeunesse; en Fructidor, le bonheur; en Vendémiaire, la vieillesse; en Brumaire, l'âme immortelle; en Primaire, la sagesse; en Nivôse, la patrie; en Pluviôse, le travail, et en Ventôse, les amis."
Robespierre applaudit.
"C'est parfaitement réglé, dit-il.
—Et: l'inspiration ou la mort", dit Joseph Chénier en riant.
Saint-Just se leva gravement.
"Eh! pourquoi pas, dit-il, si leurs vertus patriotiques ne les enflamment pas! Il n'y a que deux principes: la Vertu ou la Terreur."
Ensuite il baissa la tête, et demeura tranquillement le dos à la cheminée, comme ayant tout dit, et convaincu dans sa conscience qu'il savait toutes choses. Son calme était parfait, sa voix inaltérable et sa physionomie candide, extatique et régulière.
"Voilà l'homme que j'appellerais un Poète, dit Robespierre en le montrant, il voit en grand, lui; il ne s'amuse pas à des formes de style plus ou moins habiles; il jette des mots comme des éclairs dans les ténèbres de l'avenir, et il sent que la destinée des hommes secondaires qui s'occupent du détail des idées est de mettre en oeuvre les nôtres; que nulle race n'est plus dangereuse pour la liberté, plus ennemie de l'égalité, que celle des aristocrates de l'intelligence, dont les réputations isolées exercent une influence partielle, dangereuse, et contraire à l'unité qui doit tout régir."
Après sa phrase, il nous regarda.—Nous nous regardions.—Nous étions stupéfaits. Saint-Just approuvait du geste, et caressait ces opinions jalouses et dominatrices, opinions que se feront toujours les pouvoirs qui s'acquièrent par l'action et le mouvement, pour tacher de dompter ces puissances mystérieuses et indépendantes qui ne se forment que par la méditation qui produit leurs oeuvres, et l'admiration qu'elles excitent.
Les parvenus, favoris de la fortune, seront éternellement irrités, comme Aman, contre ces sévères Mardochées qui viennent s'asseoir, couverts de cendre, sur les degrés de leurs palais, refusant seuls de les adorer, et les forçant parfois de descendre de leur cheval et de tenir en main la bride du leur.
Joseph Chénier ne savait comment revenir de l'étonnement où il était d'entendre de pareilles choses. Enfin le caractère emporté de sa famille prit le dessus.
"Au fait, me dit-il, j'ai connu dans ma vie des poètes à qui il ne manquait pour l'être qu'une chose, c'était la poésie."
Robespierre cassa une plume dans ses doigts et prit un journal, comme n'ayant pas entendu.
Saint-Just, qui était au fond assez naïf et tout d'une pièce comme un écolier non dégrossi, prit la chose au sérieux, et il se mit à parler de lui même avec une satisfaction sans bornes et une innocence qui m'affligeait pour lui:
"Le citoyen Chénier a raison, dit-il en regardant fixement le mur devant lui, sans voir autre chose que son idée: je sens bien que j'étais poète, moi, quand j'ai dit:
"Les grands hommes ne meurent pas dans leur lit.—Et—Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau.—Et—Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle.—Et—La société n'est pas l'ouvrage de l'homme.—Et—Le bien même est souvent un moyen d'intrigue; soyons ingrats si nous voulons sauver la patrie.
—Ce sont, dis-je, belles maximes et paradoxes plus ou moins spartiates et non plus ou moins connus, mais non de la poésie."
Saînt-Just me tourna le dos brusquement et avec humeur.
Nous nous tûmes tous quatre.
La conversation en était arrivée à ce point où l'on ne pouvait plus ajouter un mot qui ne fût un coup, et Marie-Joseph et moi n'étions pas les plus accoutumés à frapper.
Nous sortîmes d'embarras d'une manière imprévue, car tout à coup Robespierre prit une petite clochette sur son bureau et sonna vivement. Un nègre entra et introduisit un homme âgé, qui, à peine laissé dans la chambre, resta saisi d'étonnement et d'effroi.
"Voici encore quelqu'un de votre connaissance, dit Robespierre; je vous ai préparé à tous une petite entrevue."
C'était M. de Chénier en présence de son fils. Je frémis de tout mon corps. Le père recula. Le fils baissa les yeux, puis me regarda. Robespierre riait. Saint-Just le regardait pour deviner.
Ce fut le vieillard qui rompit le silence le premier. Tout dépendait de lui, et personne ne pouvait plus le faire taire ou le faire parler. Nous attendîmes, comme on attend un coup de hache.
Il s'avança avec dignité vers son fils.
"Il y a longtemps que je ne vous ai vu, Monsieur, dit-il; je vous fais l'honneur de croire que vous venez pour le même motif que moi."
Ce Marie-Joseph Chénier, si hautain, si grand, si fort, si farouche, était ployé en deux par la contrainte et la douleur.
"Mon père, dit-il lentement, en pesant sur chaque syllabe, mon Dieu! mon père, avez-vous bien réfléchi à ce que vous allez dire?"
Le père ouvrit la bouche, le fils se hâta de parler haut pour étouffer sa voix.
"Je sais… je devine… à peu près… à peu de chose près l'affaire…"
Et se tournant vers Robespierre en souriant:
"Affaire bien légère, futile, en vérité…"
Et à son père:
"Dont vous voulez parler. Mais je crois que vous auriez pu me la remettre entre les mains. Je suis député… moi… Je sais…
—Monsieur, je sais ce que vous êtes, dit M. de Chénier…
—Non, en vérité, dit Joseph en s'approchant, vous n'en savez rien, absolument rien. Il y a si longtemps, citoyens, qu'il n'a voulu me voir, mon pauvre père! Il ne sait pas seulement ce qui se passe dans la République. Je suis sûr que ce qu'il vient de vous dire, il n'en est pas même bien certain."
Et il lui marcha sur le pied. Mais le vieillard se recula de lui.
"C'est votre devoir, Monsieur, que je veux remplir moi-même, puisque vous ne le faites pas.
—Oh ! Dieu du ciel et de la terre! s'écria Marie-Joseph au supplice.
—Ne sont-ils pas curieux tous les deux? dit Robespierre à Saint- Just d'une voix aigre et en jouissant horriblement. Qu'ont-ils donc à crier tant?
—J'ai, dit le vieux père en s'avançant vers Robespierre, j'ai le désespoir dans le coeur en voyant…"
Je me levai pour l'arrêter par le bras.
"Citoyen, dit Joseph Chénier à Robespierre, permets-moi de te parler en particulier, ou d'emmener mon père d'ici un moment. Je le crois malade et un peu troublé.
—Impie, dit le vieillard, veux-tu être aussi mauvais fils que mauvais…?
—Monsieur, dis-je en lui coupant la parole, il était inutile de me consulter ce matin.
—Non, non! dit Robespierre avec sa voix aiguë et son incroyable sang-froid; non, ma foi, je ne veux pas que ton père me quitte, Chénier! Je lui ai donné audience; il faut bien que j'écoute.
—Et pourquoi donc veux-tu qu'il s'en aille?—Que crains-tu donc qu'il m'apprenne?—Ne sais-je pas à peu près tout ce qui se passe, et même tes ordonnances du matin, docteur?
—C'est fini!" dis-je en retombant accablé sur ma chaise.
Marie-Joseph, par un dernier effort, s'avança hardiment et se plaça de force entre son père et Robespierre.
"Après tout, dit-il à celui-ci, nous sommes égaux, nous sommes frères, n'est-ce pas? Eh bien, moi, je puis te dire, citoyen, des choses que tout autre qu'un représentant à la Convention nationale n'aurait pas le droit de te dire, n'est-ce pas?—Eh bien, je te dis que mon bon père que voici, mon bon vieux père, qui me déteste à présent, parce que je suis député, va te conter quelque affaire de
famille bien au-dessous de tes graves occupations, vois-tu, citoyen Robespierre! Tu as de grandes affaires, toi, tu es seul, tu marches seul; toutes ces choses d'intérieur, ces petites brouilleries, tu les ignores, heureusement pour toi. Tu ne dois pas t'en occuper."
Et il le pressait par les deux mains.
"Non, je ne veux pas absolument que tu l'écoutes, vois-tu; je ne veux pas." Et, faisant le rieur: "Mais c'est que ce sont de vraies niaiseries qu'il va te dire."
Et en bavardant plus bas:
"Quelque plainte de ma conduite passée, de vieilles, vieilles idées monarchiques qu'il a. Je ne sais quoi, moi. Écoute, mon ami, toi, notre grand citoyen, notre maître!—oui, je le pense franchement, notre maître!—va, va à tes affaires, à l'Assemblée où l'on t'écoute; —ou plutôt, tiens, renvoie-nous.—Oui, tiens, franchement, mets-nous à la porte nous sommes de trop.—Messieurs, nous sommes indiscrets, partons."
Il prenait son chapeau, pâle et haletant, couvert de sueur, tremblant.
"Allons, docteur; allons, mon père, j'ai à vous parler. Nous sommes indiscrets.—Et Saint-Just, donc, qui arrive de si loin pour le voir! de l'armée du Nord! N'est-il pas vrai, Saint-Just?"
Il allait, il venait, il avait les larmes aux yeux; il prenait
Robespierre par le bras, son père par les épaules il était fou.
Robespierre se leva, et, avec un air de bonté perfide, tendit la main au vieillard par-devant son fils.—Le père crut tout sauvé; nous sentîmes tout perdu. M. de Chénier s'attendrit de ce seul geste, comme font les vieillards faibles.
"Oh! vous êtes bon! s'écria-t-il. C'est un système que vous avez, n'est-ce pas? c'est un système qui fait qu'on vous croit mauvais. Rendez-moi mon fils aîné, Monsieur de Robespierre! Rendez-le-moi, je vous en conjure; il est à Saint-Lazare. C'est bien le meilleur des deux, allez; vous ne le connaissez pas! il vous admire beaucoup, et il admire tous ces messieurs aussi; il m'en parle souvent. Il n'est point exagéré du tout, quoi qu'on ait pu vous dire. Celui-ci a peur de se compromettre, et ne vous a pas parlé; mais moi, qui suis père, Monsieur, et qui suis bien vieux, je n'ai pas peur. D'ailleurs, vous êtes un homme comme il faut, il ne s'agit que de voir votre air et vos manières; et avec un homme comme vous on s'entend toujours, n'est- ce pas?"
Puis à son fils:
"Ne me faites point de signes! ne m'interrompez pas! vous m'importunez! laissez Monsieur agir selon son coeur il s'entend un peu mieux que vous en gouvernement, peut-être! Vous avez toujours été jaloux d'André, dès votre enfance. Laissez-moi, ne me parlez pas."
Le malheureux frère! il n'aurait pas parlé, il était muet de douleur, et moi aussi.
"Ah! dit Robespierre en s'asseyant et ôtant ses lunettes paisiblement et avec soulagement; voilà donc leur grande affaire! Dis donc, Saint- Just! ne s'imaginaient-ils pas que j'ignorais l'emprisonnement du petit frère? Ces gens-là me croient fou, en vérité. Seulement il est bien vrai que je ne me serais pas occupé de lui d'ici a quelques jours. Eh bien, ajouta- t-il en prenant sa plume et griffonnant, on va faire passer l'affaire de ton fils.
—Voilà! dis-je en étouffant.
—Comment! passer? dit le père interdit.
—Oui, citoyen, dit Saint-Just en lui expliquant froidement la chose, passer au tribunal révolutionnaire, où il pourra se défendre.
—Et André? dit M. de Chénier.
—Lui, répondit Saint-Just, à la Conciergerie.
—Mais il n'y avait pas de mandat d'arrêt contre André! dit son père.
—Eh bien, il dira cela au tribunal, répondit Robespierre; tant mieux pour lui."
Et en parlant il écrivait toujours.
"Mais à quoi bon l'y envoyer? disait le pauvre vieillard.
—Pour qu'il se justifie, répondait aussi froidement Robespierre, écrivant toujours.
—Mais l'écoutera-t-on?" dit Marie-Joseph.
Robespierre mit ses lunettes et le regarda fixement: ses yeux luisaient sous leurs yeux verts comme ceux des hiboux.
"Soupçonnes-tu l'intégrité du tribunal révolutionnaire?" dit-il.
Marie-Joseph baissa la tête, et dit: "Non!" en soupirant profondément.
Saint-Just dit gravement:
"Le tribunal absout quelquefois.
—Quelquefois! dit le père tremblant et debout.
—Dis donc, Saint-Just, reprit Robespierre en recommençant à écrire, sais-tu que c'est aussi un Poète, celui-là? Justement nous parlions d'eux, et ils parlent de nous tiens, voilà une gentillesse de sa façon. C'est tout nouveau, n'est-il pas vrai, Docteur? dis donc, Saint-Just, il nous appelle bourreaux, barbouilleurs de lois.
—Rien que cela!" dit Saint-Just en prenant le papier, que je ne reconnus que trop, et qu'il avait fait dérober par ses merveilleux espions.
Tout à coup Robespierre tira sa montre, se leva brusquement et dit:
"Deux heures!"
Il nous salua, et courut à la porte de sa chambre par laquelle il était entré avec Saint-Just. Il l'ouvrit, entra le premier et à demi dans l'autre appartement, où j'aperçus des hommes, et laissant sa main sur la clef comme avec une sorte de crainte et prêt à nous fermer la porte au nez, dit d'une voix aigre, fausse et ferme:
"Ceci est seulement pour vous faire voir que je sais tout ce qui se passe assez promptement."
Puis, se tournant vers Saint-Just, qui le suivait paisiblement avec un sourire ineffable de douceur:
"dis donc, Saint-Just, je crois que je m'entends aussi bien que les Poètes à composer des scènes de famille.
—Attends, Maximilien! cria Marie-Joseph en lui montrant le poing et en s'en allant par la porte opposée, qui, cette fois, s'ouvrit d'elle-même, je vais à la Convention avec Tallien!
—Et moi aux Jacobins, dit Robespierre avec sécheresse et orgueil.
—Avec Saint-Just", ajouta Saint-Just d'une voix terrible.
En suivant Marie-Joseph pour sortir de la tanière:
"Reprenez votre second fils, dis-je au père; car vous venez de tuer l'aîné."
Et nous sortîmes sans oser nous retourner pour le voir.
CHAPITRE XXXV
UN SOIR D'ÉTÉ
Ma première action fut de cacher Joseph Chénier. Personne alors, malgré la Terreur, ne refusait son toit à une tête menacée. Je trouvai vingt maisons. J'en choisis une pour Marie-Joseph. Il s'y laissa conduire en pleurant comme un enfant. Caché le jour, il courait la nuit chez tous les représentants, ses amis, pour leur donner du courage. Il était navré de douleur, il ne parlait plus que pour hâter le renversement de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon. Il ne vivait plus que de cette idée. Je m'y livrai comme lui, comme lui je me cachai. J'étais partout, excepté chez moi. Quand Joseph Chénier se rendait à la Convention, il entrait et sortait entouré d'amis et de représentants auxquels on n'osait toucher. Une fois dehors, on le faisait disparaître, et la troupe même des espions de Robespierre, la plus subtile volée de sauterelles qui jamais se soit abattue sur Paris comme une plaie, ne put trouver sa trace. La tête d'André Chénier dépendait d'une question de temps.
Il s'agissait de savoir ce qui mûrirait le plus vite, ou la colère de Robespierre, ou la colère des conjurés. Dès la première nuit qui suivit cette triste scène, du 5 au 6 Thermidor, nous visitâmes tous ceux qu'on nomma depuis thermidoriens, tous, depuis Tallien jusqu'à Barras, depuis Lecointre jusqu'à Vadier. Nous les unissions d'intention sans les rassembler.—Chacun était décidé, mais tous ne l'étaient pas.
Je revins triste. Voici le résultat de ce que j'ai vu:
La République était minée et contre-minée. La mine de Robespierre partait de l'Hôtel de Ville: la contre-mine de Tallien, des Tuileries. Le jour où les mineurs se rencontreraient serait le jour de l'explosion. Mais il y avait unité du côté de Robespierre, désunion dans les conventionnels qui attendaient son attaque. Nos efforts pour les presser de commencer n'aboutirent cette nuit et la nuit suivante, du 6 au 7, qu'à des conférences timides et partielles. Les Jacobins étaient prêts dès longtemps. La Convention voulait attendre les premiers coups. Le 7, quand le jour vint, on en était là.
Paris sentait la terre remuer sous lui. L'événement futur se respirait dans les carrefours, comme il arrive toujours ici. Les places étaient encombrées de parleurs. Les portes étaient béantes. Les fenêtres questionnaient les rues.
Nous n'avions rien pu savoir de Saint-Lazare. Je m'y étais montré. On m'avait fermé la porte avec fureur, et presque arrêté. J'avais perdu la journée en recherches vaines. Vers six heures du soir, des groupes couraient les places publiques. Des hommes agités jetaient une nouvelle dans les rassemblements et s'enfuyaient. On disait: "Les Sections vont prendre les armes. On conspire à la Convention.—Les Jacobins conspirent.—
La Commune suspend les décrets de la Convention.
—Les canonniers viennent de passer."
On criait:
"Grande pétition des Jacobins à la Convention en faveur du peuple."
Quelquefois toute une rue courait et s'enfuyait sans savoir pourquoi, comme balayée par le vent. Alors les enfants tombaient, les femmes criaient, les volets des boutiques se fermaient, et puis le silence régnait pour un peu de temps, jusqu'à ce qu'un nouveau trouble vînt tout remuer.
Le soleil était voilé comme par un commencement d'orage. La chaleur était étouffante. Je rôdai autour de ma maison de la place de la Révolution, et, pensant tout d'un coup qu'après deux nuits ce serait là qu'on me chercherait le moins, je passai l'arcade, et j'entrai. Toutes les portes étaient ouvertes; les portiers dans les rues. Je montai, j'entrai seul; je trouvai tout comme je l'avais laissé: mes livres épars et un peu poudreux, mes fenêtres ouvertes. Je me reposai un moment près de la fenêtre qui donnait sur la place.
Tout en réfléchissant, je regardais d'en haut ces Tuileries éternellement régnantes et tristes, avec leurs marronniers verts, et la longue maison sur la longue terrasse des Feuillants; les arbres des Champs-Élysées, tout blancs de poussière; la place toute noire de têtes d'hommes, et, au milieu, l'une devant l'autre, deux choses de bois peint: la statue de la Liberté et la Guillotine.
Cette soirée était pesante. Plus le soleil se cachait derrière les arbres et sous le nuage lourd et bleu en se couchant, plus il lançait des rayons obliques et coupés sur les bonnets rouges et les chapeaux noirs, lueurs tristes qui donnaient à cette foule agitée l'aspect d'une mer sombre tachetée par des flaques de sang. Les voix confuses n'arrivaient plus à la hauteur de mes fenêtres les plus voisines du toit que comme la voix des vagues de l'Océan, et le roulement lointain du tonnerre ajoutait à cette sombre illusion. Les murmures prirent tout à coup un accroissement prodigieux; et je vis toutes les têtes et les bras se tourner vers les boulevards, que je ne pouvais apercevoir. Quelque chose qui venait de là excitait les cris et les huées, le mouvement et la lutte. Je me penchai inutilement, rien ne paraissait, et les cris ne cessaient pas. Un désir invincible de voir me fit oublier ma situation je voulus sortir, mais j'entendis sur l'escalier une querelle qui me fit bientôt fermer la porte. Des hommes voulaient monter, et le portier, convaincu de mon absence, leur montrait, par ses clefs doubles, que je n'habitais plus la maison. Deux voix nouvelles survinrent et dirent que c'était vrai, qu'on avait tout retourné il y avait une heure. J'étais arrivé à temps. On descendait avec grand regret. A leurs imprécations je reconnus de quelle part étaient venus ces hommes. Force me fut de retourner tristement à ma fenêtre, prisonnier chez moi.
Le grand bruit croissait de minute en minute, et un bruit supérieur s'approchait de la place, comme le bruit des canons au milieu de la fusillade. Un flot immense de peuple armé de piques enfonça la vaste mer du peuple désarmé de la place, et je vis enfin la cause de ce tumulte sinistre.
C'était une charrette, mais une charrette peinte de rouge et chargée de quatre-vingts corps vivants.
Ils étaient tous debout, pressés l'un contre l'autre. Toutes les tailles, tous les âges étaient liés en faisceau. Tous avaient la tête découverte, et l'on voyait des cheveux blancs, des têtes sans cheveux, de petites têtes blondes à hauteur de ceinture, des robes blanches, des habits de paysans, d'officiers, de prêtres, de bourgeois; j'aperçus même deux femmes qui portaient leur enfant à la mamelle et nourrissaient jusqu'à la fin, comme pour léguer à leurs fils tout leur lait, tout leur sang et toute leur vie, qu'on allait prendre. Je vous l'ai dit, cela s'appelait une fournée.
La charge était si pesante, que trois chevaux ne pouvaient la traîner. D'ailleurs, et c'était la cause du bruit, à chaque pas on arrêtait la voiture, et le peuple jetait de grands cris. Les chevaux reculaient l'un sur l'autre, et la charrette était comme assiégée. Alors, par-dessus leurs gardes, les condamnés tendaient les bras à leurs amis.
On eût dit une nacelle surchargée qui va faire naufrage et que du bord on veut sauver. A chaque essai des gendarmes et des Sans- Culottes pour marcher en avant, le peuple jetait un cri immense et refoulait le cortège avec toutes ses poitrines et toutes ses épaules; et, interposant devant l'arrêt son tardif et terrible veto, il criait d'une voix longue, confuse, croissante, qui venait à la fois de la Seine, des ponts, des quais, des avenues, des arbres, des bornes et des pavés:
"NON! NON! NON!"
A chacune de ces grandes marées d'hommes, la charrette se balançait sur ses roues comme un vaisseau sur ses ancres, et elle était presque soulevée avec toute sa charge. J'espérais toujours la voir verser. Le coeur me battait violemment. J'étais tout entier hors de ma fenêtre, enivré, étourdi par la grandeur du spectacle. Je ne respirais pas. J'avais toute l'âme et toute la vie dans les yeux.
Dans l'exaltation où m'élevait cette grande vue, il me semblait que le ciel et la terre y étaient acteurs. De temps à autre venait du nuage un petit éclair, comme un signal. La face noire des Tuileries devenait rouge et sanglante, les deux grands carrés d'arbres se renversaient en arrière comme ayant horreur. Alors le peuple gémissait; et, après sa grande voix, celle du nuage reprenait et roulait tristement.
L'ombre commençait à s'étendre, celle de l'orage avant celle de la nuit. Une poussière sèche volait au-dessus des têtes et cachait souvent à mes yeux tout le tableau. Cependant je ne pouvais arracher ma vue de cette charrette ballottée. Je lui tendais les bras d'en haut, je jetais des cris inentendus; j'invoquais le peuple! Je lui disais "Courage!" et ensuite je regardais si le ciel ne ferait pas quelque chose.
Je m'écriai:
"Encore trois jours! encore trois jours! ô Providence! ô Destin! ô Puissances à jamais inconnues! ô vous le Dieu! vous les Esprits! vous les Maîtres! les Éternels! si vous entendez, arrêtez-les pour trois jours encore!"
La charrette allait toujours pas à pas, lentement, heurtée, arrêtée, mais, hélas! en avant. Les troupes s'accroissaient autour d'elle. Entre la Guillotine et la Liberté, des baïonnettes luisaient en masse. Là semblait être le port où la chaloupe était attendue. Le peuple, las du sang, le peuple irrité, murmurait davantage, mais il agissait moins qu'en commençant. Je tremblai, mes dents se choquèrent.
Avec mes yeux, j'avais vu l'ensemble du tableau; pour voir le détail, je pris une longue-vue. La charrette était déjà éloignée de moi, en avant. J'y reconnus pourtant un homme en habit gris, les mains derrière le dos. Je ne sais si elles étaient attachées. Je ne doutai pas que ce ne fût André Chénier. La voiture s'arrêta encore. On se battait. Je vis un homme en bonnet rouge monter sur les planches de la Guillotine et arranger un panier.
Ma vue se troublait je quittai ma lunette pour essuyer le verre et mes yeux.
L'aspect général de la place changeait à mesure que la lutte changeait de terrain. Chaque pas que les chevaux gagnaient semblait au peuple une défaite qu'il éprouvait. Les cris étaient moins furieux et plus douloureux. La foule s'accroissait pourtant et empêchait la marche plus que jamais par le nombre plus que par la résistance.
Je repris la longue-vue, et je revis les malheureux embarqués qui dominaient de tout le corps les têtes de la multitude. J'aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m'étaient inconnues. J'y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d'y voir. Les hommes, je les ai vus à Saint-Lazare. André causait en regardant le soleil couchant. Mon âme s'unit à la sienne; et tandis que mon oeil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers:
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud, j'essaie encore ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour.
Tout à coup un mouvement violent qu'il fit me força de quitter ma lunette et de regarder toute la place, où je n'entendais plus de cris.
Le mouvement de la multitude était devenu rétrograde tout à coup.
Les quais, si remplis, si encombrés, se vidaient. Les masses se coupaient en groupes, les groupes en familles, les familles en individus. Aux extrémités de la place, on courait pour s'enfuir dans une grande poussière. Les femmes couvraient leurs têtes et leurs enfants de leurs robes. La colère était éteinte… Il pleuvait.
Qui connaît Paris comprendra ceci. Moi, je l'ai vu. Depuis encore je l'ai revu dans des circonstances graves et grandes.
Aux cris tumultueux, aux jurements, aux longues vociférations, succédèrent des murmures plaintifs qui semblaient un sinistre adieu, de lentes et rares exclamations, dont les notes prolongées, basses et descendantes, exprimaient l'abandon de la résistance et gémissaient sur leur faiblesse. La Nation, humiliée, ployait le dos et roulait par troupeaux entre une fausse statue, une Liberté qui n'était que l'image d'une image, et un réel Échafaud teint de son meilleur sang.
Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s'enfuir. Nul ne voulait rien empêcher. Les bourreaux saisirent le moment. La mer était calme, et leur hideuse barque arriva à bon port. La Guillotine leva son bras.
En ce moment plus aucune voix, plus aucun mouvement sur l'étendue de la place. Le bruit clair et monotone d'une large pluie était le seul qui se fît entendre, comme celui d'un immense arrosoir. Les larges rayons d'eau s'étendaient devant mes yeux et sillonnaient l'espace. Mes jambes tremblaient il me fut nécessaire d'être à genoux.
Là je regardais et j'écoutais sans respirer. La pluie était encore assez transparente pour que ma lunette me fît apercevoir la couleur du vêtement qui s'élevait entre les poteaux. Je voyais aussi un jour blanc entre le bras et le billot et, quand une ombre comblait cet intervalle, je fermais les yeux. Un grand cri des spectateurs m'avertissait de les rouvrir.
Trente-deux fois je baissai la tête ainsi, disant une prière désespérée, que nulle oreille humaine n'entendra jamais, et que moi seul j'ai pu concevoir.
Après le trente-troisième cri, je vis l'habit gris tout debout. Cette fois je résolus d'honorer le courage de son génie en ayant le courage de voir toute sa mort je me levai.
La tête roula, et ce qu'il avait là s'enfuit avec le sang.
CHAPITRE XXXVI
UN TOUR DE ROUE
Ici le Docteur-Noir fut quelque temps sans pouvoir continuer. Tout à coup il se leva et dit ce qui suit en marchant vivement dans la chambre de Stello:
—Une rage incroyable me saisit alors! Je sortis violemment de ma chambre en criant sur l'escalier "Les bourreaux! les scélérats! livrez-moi si vous voulez! venez me chercher! me voilà!"—Et j'allongeais ma tête, comme la présentant au couteau. J'étais dans le délire.
Eh! que faisais-je?—Je ne trouvai sur les marches de l'escalier que deux petits enfants, ceux du portier. Leur innocente présence m'arrêta. Ils se tenaient par la main, et, tout effrayés de me voir, se serraient contre la muraille pour me laisser passer comme un fou que j'étais. Je m'arrêtai et je me demandai où j'allais, et comment cette mort transportait ainsi celui qui avait tant vu mourir.—Je redevins à l'instant maître de moi; et, me repentant profondément d'avoir été assez insensé pour espérer pendant un quart d'heure de ma vie, je redevins l'impassible spectateur de choses que je fus toujours.—J'interrogeai ces enfants sur mon canonnier; il était venu depuis le 5 thermidor tous les matins, à huit heures; il avait brossé mes habits et dormi près du poêle. Ensuite, ne me voyant pas venir, il était parti sans questionner personne.—Je demandai aux enfants où était leur père. Il était allé sur la place voir la cérémonie. Moi, je l'avais trop bien vue.
Je descendis plus lentement, et, pour satisfaire le désir violent qui me restait, celui de voir comment se conduirait la Destinée, et si elle aurait l'audace d'ajouter le triomphe général de Robespierre à ce triomphe partiel. Je n'en aurais pas été surpris.
La foule était si grande encore et si attentive sur la place, que je sortis, sans être vu, par ma grande porte, ouverte et vide. Là je me mis à marcher, les yeux baissés, sans sentir la pluie. La nuit ne tarda pas à venir. Je marchais toujours en pensant. Partout j'entendais à mes oreilles les cris populaires, le roulement lointain de l'orage, le bruissement régulier de la pluie. Partout je croyais voir la Statue et l'Échafaud se regardant tristement par-dessus les têtes vivantes et les têtes coupées. J'avais la fièvre. Continuellement j'étais arrêté dans les rues par des troupes qui passaient, par des hommes qui couraient en foule. Je m'arrêtais, je laissais passer, et mes yeux baissés ne pouvaient regarder que le pavé luisant, glissant et lavé par la pluie. Je voyais mes pieds marcher, et je ne savais pas où ils allaient. Je réfléchissais sagement, je raisonnais logiquement, je voyais nettement et j'agissais en insensé. L'air avait été rafraîchi, la pluie avait séché dans les rues et sur moi sans que je m'en fusse aperçu. Je suivais les quais, je passais les ponts, je les repassais, cherchant à marcher seul sans être coudoyé, et je ne pouvais y réussir. J'avais du peuple à côté de moi, du peuple devant, du peuple derrière; du peuple dans la tête, du peuple partout: c'était insupportable. On me croisait, on me poussait, on me serrait. Je m'arrêtais alors, et je m'asseyais sur une borne ou une barrière: je continuais à réfléchir. Tous les traits du tableau me revenaient plus colorés devant les yeux; je revoyais les Tuileries rouges, la place houleuse et noire, le gros nuage et la grande Statue et la grande Guillotine se regardant. Alors je partais de nouveau; le peuple me reprenait, me heurtait et me roulait encore. Je le fuyais machinalement, mais sans être importuné; au contraire, la foule berce et endort. J'aurais voulu qu'elle s'occupât de moi pour être délivré par l'extérieur de l'intérieur de moi-même. La moitié de la nuit se passa ainsi dans un vagabondage de fou. Enfin, comme je m'étais assis sur le parapet d'un quai, et que l'on m'y pressait encore, je levai les yeux et regardai autour de moi et devant moi. J'étais devant l'Hôtel de Ville; je le reconnus à ce cadran lumineux, éteint depuis, rallumé nouvellement tel qu'on le voit, et qui, tout rouge alors, ressemblait de loin à une large lune de sang sur laquelle des heures magiques étaient marquées. Le cadran disait minuit et vingt minutes; je crus rêver. Ce qui m'étonna surtout fut de voir réellement autour de moi une quantité d'hommes assemblés. Sur la Grève, sur les quais, partout on allait sans savoir où. Devant l'Hôtel de Ville surtout on regardait une grande fenêtre éclairée. C'était celle du Conseil de la Commune. Sur les marches du vieux palais était rangé un bataillon épais d'hommes en bonnets rouges, armés de piques et chantant la Marseillaise; le reste du peuple était dans la stupeur et parlait à voix basse.
Je pris la sinistre résolution d'aller chez Joseph Chénier. J'arrivai bientôt à une étroite rue de l'île Saint-Louis, où il s'était réfugié. Une vieille femme, notre confidente, qui m'ouvrit en tremblant après m'avoir fait longtemps attendre, me dit "qu'il dormait; qu'il était bien content de sa journée; qu'il avait reçu dix Représentants sans oser sortir que demain on allait attaquer Robespierre, et que, le 9, il irait avec moi délivrer M. André; qu'il prenait des forces".
L'éveiller pour lui dire: "Ton frère est mort; tu arriveras trop tard. Tu crieras: Mon frère! et l'on ne te répondra pas; tu diras: Je voulais le sauver,—et l'on ne te croira jamais, ni pendant ta vie ni après ta mort! et tous les jours on t'écrira: Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?"
L'éveiller pour lui dire cela!—Oh! non!
"Qu'il prenne des forces, dis-je, il en aura besoin demain."
Et je recommençai dans la rue ma nocturne marche, résolu de ne pas entrer chez moi que l'événement ne fût accompli. Je passai la nuit à rôder de l'Hôtel de Ville au Palais-National, des Tuileries à l'Hôtel de Ville. Tout Paris semblait aussi bivouaquer.
Le jour, 8 thermidor, se leva bientôt, très brillant. Ce fut un bien long jour que celui-là. Je vis du dehors le combat intérieur du grand corps de la République. Au Palais-National, contre l'ordinaire, le silence était sur la place et le bruit dans le château. Le peuple attendit encore son arrêt tout le jour, mais vainement. Les partis se formaient. La Commune enrôlait des Sections entières de la garde nationale. Les Jacobins étaient ardents à pérorer dans les groupes.
On portait des armes; on les entendait essayer par des explosions inquiétantes. La nuit revint, et l'on apprit seulement que Robespierre était plus fort que jamais, et qu'il avait frappé d'un discours puissant ses ennemis de la Convention. Quoi! il ne tomberait pas! quoi! il vivrait, il tuerait, il régnerait!—Qui aurait eu, cette autre nuit, un toit, un lit, un sommeil?—Personne autour de moi ne s'en souvint, et moi je ne quittai pas la place. J'y vécus, j'y pris racine.
Il arriva enfin le second jour, le jour de crise, et mes yeux fatigués le saluèrent de loin. La Dispute foudroyante hurla tout le jour encore dans le palais qu'elle faisait trembler. Quand un cri, quand un mot s'envolait au dehors, il bouleversait Paris, et tout changeait de face. Les dés étaient jetés sur le tapis, et les têtes aussi.—Quelquefois un des pâles joueurs venait respirer et s'essuyer le front à une fenêtre; alors le peuple lui demandait avec anxiété qui avait gagné la partie où il était joué lui-même.
Tout à coup on apprend, avec la fin du jour et de la séance, on apprend qu'un cri étrange, inattendu, imprévu, inouï, a été jeté: A bas le tyran! et que Robespierre est en prison. La guerre commence aussitôt. Chacun court à son poste. Les tambours roulent, les armes brillent, les cris s'élèvent.—L'Hôtel de Ville gémit avec son tocsin, et semble appeler son maître.—Les Tuileries se hérissent de fer, Robespierre reconquis règne en son palais, l'Assemblée dans le sien. Toute la nuit, la Commune et la Convention appellent à leur secours, et mutuellement s'excommunient.
Le peuple était flottant entre ces deux puissances. Les citoyens erraient par les rues, s'appelant, s'interrogeant, se trompant et craignant de se perdre eux-mêmes et la nation; beaucoup demeuraient en place et, frappant le pavé de la crosse de leurs fusils, s'y appuyaient le menton en attendant le jour et la vérité.
Il était minuit. J'étais sur la place du Carrousel, lorsque dix pièces de canon y arrivèrent. A la lueur des mèches allumées et de quelques torches, je vis que les officiers plaçaient leurs pièces avec indifférence sur la place, comme en un parc d'artillerie, les unes braquées contre le Louvre, les autres vers la rivière. Ils n'avaient, dans les ordres qu'ils donnaient, aucune intention décidée. Ils s'arrêtèrent et descendirent de cheval, ne sachant guère à la disposition de qui ils venaient se mettre. Les canonniers se couchèrent à terre. Comme je m'approchais d'eux, j'en remarquai un, le plus fatigué peut-être, mais à coup sûr le plus grand de tous, qui s'était établi commodément sur l'affût de sa pièce et commençait à ronfler déjà. Je le secouai par le bras: c'était mon paisible canonnier, c'était Blaireau.
Il se gratta la tête un moment avec un peu d'embarras, me regarda sous le nez, puis, me reconnaissant, se releva de toute son étendue assez languissamment. Ses camarades, habitués à le vénérer comme chef de pièce, vinrent pour l'aider à quelque manoeuvre. Il allongea un peu ses bras et ses jambes pour se dégourdir, et leur dit:
"Oh! restez, restez; allez, ce n'est rien: c'est le citoyen que voilà qui vient boire un peu la goutte avec moi. Hein!"
Les camarades recouchés ou éloignés:
"Eh bien, dis-je, mon grand Blaireau, qu'est-ce donc qui arrive aujourd'hui?"
Il prit la mèche de son canon et s'amusa a y allumer sa pipe.
"Oh! c'est pas grand'chose, me dit-il.
—Diable!" dis-je.
Il huma sa pipe avec bruit et la mit en train.
"Oh! mon Dieu! mon Dieu, mon Dieu, non! pas la peine de faire attention à ça!"
Il tourna la tête par-dessus ses hautes épaules pour regarder d'un air de mépris le palais national des Tuileries, avec toutes ses fenêtres éclairées.
"C'est, me dit-il, un tas d'avocats qui se chamaillent là-bas! Et c'est tout.
—Ah! ça ne te fait pas d'autre effet, à toi? lui dis-je, en prenant un ton cavalier et voulant lui frapper sur l'épaule, mais n'y arrivant pas.
—Pas davantage", me dit Blaireau avec un air de supériorité incontestable.
Je m'assis sur son affût, et je rentrai en moi-même. J'avais honte de mon peu de philosophie à côté de lui.
Cependant j'avais peine à ne pas faire attention à ce que je voyais. Le Carrousel se chargeait de bataillons qui venaient se serrer en masse devant les Tuileries, et se reconnaissaient avec précaution. C'étaient la section de la Montagne, celle de Guillaume-Tell, celles des Gardes-françaises et de la Fontaine-Grenelle qui se rangeaient autour de la Convention. Était-ce pour la cerner ou la défendre?
Comme je me faisais cette question, des chevaux accoururent. Ils enflammaient le pavé de leurs pieds. Ils vinrent droit aux canonniers.
Un gros homme, qu'on distinguait mal à la lueur des torches, et qui beuglait d'une étrange façon, devançait tous les autres. Il brandissait un grand sabre courbe, et criait de loin:
"Citoyens canonniers, à vos pièces!—Je suis le général Henriot.
Criez: Vive Robespierre! mes enfants. Les traîtres sont là! enfants.
Brûlez-leur un peu la moustache! Hein! faudra voir s'ils feront aller
les bons enfants comme ils voudront. Hein! c'est que je suis là, moi.
—Hein! vous me connaissez bien, mes fils, pas vrai?"
Pas un mot de réponse. Il chancelait sur son cheval, et, se renversant en arrière, soutenait son gros corps sur les rênes et faisait cabrer le pauvre animal, qui n'en pouvait plus.
"Eh bien, où sont donc les officiers ici? mille dieux! continuait-il. Vive la nation! Dieu de Dieu! et Robespierre! les amis!—Allons! nous sommes des Sans-Culottes et des bons garçons, qui ne nous mouchons pas du pied, n'est-ce pas?—Vous me connaissez bien?—Hein! vous savez, canonniers, que je n'ai pas froid aux yeux, moi! Tournez-moi vos pièces sur cette baraque, où sont tous les filous et les gredins de la Convention."
Un officier s'approcha et lui dit: "Salut!—Va te coucher. Je n'en suis pas.—Ni vu ni connu,—tu m'ennuies."
Un second dit au premier:
"Mais dis donc, toi, on ne sait pas au fait s'il n'est pas général, ce vieil ivrogne?
—Ah bah! qu'est-ce que ça me fait?" dit le premier. Et il s'assit.
Henriot écumait. "Je te fendrai le crâne comme un melon, si tu n'obéis pas, mille tonnerres!
—Oh! pas de ça, Lisette! reprit l'officier en lui montrant le bout d'un écouvillon. Tiens-toi tranquille, s'il vous plaît, citoyen."
Les espèces d'aides de camp qui suivaient Henriot s'efforçaient inutilement d'enlever les officiers et de les décider: ils les écoutaient beaucoup moins encore que leur gros buveur de général.
Le vin, le sang, la colère, étranglaient l'ignoble Henriot. Il criait, il jurait Dieu, il maugréait, il hurlait; il se frappait la poitrine; il descendait de cheval et se jetait par terre; il remontait et perdait son chapeau à grandes plumes. Il courait de la droite à la gauche et embarrassait les pieds du cheval dans les affûts. Les canonniers le regardaient sans se déranger, et riaient. Les citoyens armés venaient le regarder avec des chandelles et des torches, et riaient.
Henriot recevait de grossières injures et rendait des imprécations de cabaretier saoul.
"Oh! le gros sanglier,—sanglier sans défense.—Oh! oh! qu'est-ce qu'il nous veut, le porc empanaché?"
Il criait: "A moi les bons Sans-Culottes! à moi les solides à trois poils! que j'extermine toute cette enragée canaille de Tallien! Fendons la gorge à Boissy-d'Anglas; éventrons Collot-d'Herbois; coupons le sifflet à Merlin-Thionville; faisons un hachis de conventionnels sur le Billaud-Varennes, mes enfants!
—Allons! dit l'adjudant-major des canonniers, commence par faire demi-tour, vieux fou. En v'là assez. C'est assez d'parade comm'ça. Tu ne passeras pas."
En même temps il donna un coup de pommeau de sabre dans le nez du cheval d'Henriot. Le pauvre animal se mit à courir dans la place du Carrousel, emportant son gros maître, dont le sabre et le chapeau traînaient à terre, renversant sur son chemin des soldats pris par le dos, des femmes qui étaient venues accompagner les Sections, et de pauvres petits garçons accourus pour regarder, comme tout le monde.
L'ivrogne revint encore à la charge, et, avec un peu plus de bon sens (le froid sur la tête et le galop l'avaient un peu dégrisé), dit à un autre officier:
"Songe bien, citoyen, que l'ordre de faire feu sur la Convention, c'est de la Commune que je te l'apporte, et de la part de Robespierre, Saint-Just et Couthon. J'ai le commandement de toute la garnison. Tu entends, citoyen?"
L'officier ôta son chapeau. Mais il répondit avec un sang-froid parfait:
"Donne-moi un ordre par écrit, citoyen. Crois-tu que je serai assez bête pour faire feu sans preuve d'ordre?—Oui! pas mal!—Je ne suis pas au service d'hier, va! pour me faire guillotiner demain. Donne-moi un ordre signé, et je brûle le Palais-National et la Convention comme un paquet d'allumettes."
Là-dessus, il retroussa sa moustache et tourna le dos.
"Autrement, ajouta-t-il, ordonne le feu toi-même aux artilleurs, et je ne soufflerai pas."
Henriot le prit au mot. Il vint droit à Blaireau.
"Canonnier, je te connais."
Blaireau ouvrit de grands yeux hébétés et dit:
"Tiens! il me connaît!
—Je t'ordonne de tourner la pièce sur le mur là-bas, et de faire feu."
Blaireau bâilla. Puis il se mit à l'ouvrage, et d'un tour de bras la pièce fut braquée. Il ploya ses grands genoux, et en pointeur expérimenté ajusta le canon, mettant en ligne les deux points de mire vis-à-vis la plus grande fenêtre allumée du château.
Henriot triomphait.
Blaireau se redressa de toute sa hauteur, et dit à ses quatre camarades, qui se tenaient à leur poste pour servir la pièce, deux à droite, deux à gauche:
"Ce n'est pas tout à fait ça, mes petits amis.—Un petit tour de roue encore!"
Moi, je regardai cette roue du canon qui tournait en avant, puis retournait en arrière, et je crus voir la roue mythologique de la Fortune. Oui, c'était elle… C'était elle-même, réalisée, en vérité.
A cette roue était suspendu le destin du monde. Si elle allait en avant et pointait la pièce, Robespierre était vainqueur. En ce moment même les Conventionnels avaient appris l'arrivée d'Henriot; en ce moment même, ils s'asseyaient pour mourir sur leurs chaises curules. Le peuple des tribunes s'était enfui et le racontait autour de nous. Si le canon faisait feu, l'Assemblée se séparait, et les Sections réunies passaient au joug de la Commune. La Terreur s'affermissait, puis s'adoucissait, puis restait…, restait un Richard III, ou un Cromwell, ou après un Octave… Qui sait?
Je ne respirais pas, je regardais, je ne voulais rien dire.
Si j'avais dit un mot à Blaireau, si j'avais mis un grain de sable, le souffle d'un geste sous la roue, je l'aurais fait reculer. Mais non, je n'osai le faire, je voulus voir ce que le destin seul enfanterait.
Il y avait un petit trottoir usé devant la pièce; les quatre servants ne pouvaient y poser également les roues, qui glissaient toujours en arrière.
Blaireau recula et se croisa les bras en artiste découragé et mécontent. Il fit la moue.
Il se tourna vers un officier d'artillerie:
"Lieutenant! c'est trop jeune tout ça!—C'est trop jeune, ces servants-là, ça ne sait pas manier sa pièce. Tant que vous me donnerez ça, il n'y a pas moyen d'aller!—N'y a pas de plaisir!"
Le lieutenant répondit avec humeur:
"Je ne te dis pas de faire feu, moi, je ne dis rien.
—Ah bien! c'est différent, dit Blaireau en bâillant. Ah! bien, moi non plus, je ne suis plus du jeu. Bonsoir."
En même temps il donna un coup de pied à sa pièce, la fit rouler en travers et se coucha dessus.
Henriot tira son sabre, qu'on lui avait ramassé.
"Feras-tu feu?" dit-il.
Blaireau fumait, et, tenant à la main sa mèche éteinte, répondit:
"Ma chandelle est morte! va te coucher!
Henriot, suffoqué de rage, lui donna un coup de sabre à fendre un mur; mais c'était un revers d'ivrogne, si mal appliqué, qu'il ne fit qu'effleurer la manche de l'habit et à peine la peau, à ce que je jugeai.
C'en fut assez pour décider l'affaire contre Henriot. Les canonniers furieux firent pleuvoir sur son cheval une grêle de coups de poing, de pied, d'écouvillon; et le malencontreux général, couvert de boue, ballotté par son coursier comme un sac de blé sur un âne, fut emporté vers le Louvre, pour arriver, comme vous savez, à l'Hôtel de Ville, où Coffinhal le Jacobin le jeta par la fenêtre sur un tas de fumier, son lit naturel.
En ce moment même arrivent les commissaires de la Convention; ils crient de loin que Robespierre, Saint-Just, Couthon, Henriot, sont mis hors la loi. Les Sections répondent à ce mot magique par des cris de joie. Le Carrousel s'illumine subitement. Chaque fusil porte un flambeau. Vive la liberté! Vive la Convention! A bas les tyrans! sont les cris de la foule armée. Tout marche à l'Hôtel de Ville, et tout le peuple se soumet et se disperse au cri magique qui fut l'interdit républicain: Hors la loi!
La Convention, assiégée, fit une sortie et vint des Tuileries assiéger la Commune à l'Hôtel de Ville. Je ne la suivis pas; je ne doutais pas de sa victoire. Je ne vis pas Robespierre se casser le menton au lieu de la cervelle, et recevoir l'injure, comme il eût reçu l'hommage, avec orgueil et en silence. Il avait attendu la soumission de Paris, au lieu d'envoyer et d'aller la conquérir comme la Convention. Il avait été lâche. Tout était dit pour lui. Je ne vis pas son frère se jeter sur les baïonnettes par le balcon de l'Hôtel de Ville, Lebas se casser la tête, et Saint-Just aller à la guillotine aussi calme qu'en y faisant conduire les autres, les bras croisés, les yeux et les pensées au ciel comme le grand inquisiteur de la Liberté.
Ils étaient vaincus, peu m'importait le reste.
Je restai sur la même place et, prenant les mains longues et ignorantes de mon canonnier naïf, je lui fis cette petite allocution
"O Blaireau! ton nom ne tiendra pas la moindre place dans l'histoire, et tu t'en soucies peu, pourvu que tu dormes le jour et la nuit, et que ce ne soit pas loin de Rose. Tu es trop simple et trop modeste, Blaireau, car je te jure que, de tous les hommes appelés grands par les conteurs d'histoire, il y en a peu qui aient fait des choses aussi grandes que celles que tu viens de faire. Tu as retranché du monde un règne et une Ère démocratique; tu as fait reculer la Révolution d'un pas, tu as blessé à mort la République. Voilà ce que tu as fait, ô grand Blaireau!—D'autres hommes vont gouverner, qui seront félicités de ton oeuvre, et qu'un souffle de toi aurait pu disperser comme la fumée de ta pipe solennelle. On écrira beaucoup et longtemps, et peut-être toujours, sur le 9 thermidor; et jamais on ne pensera à te rapporter l'hommage d'adoration qui t'est dû tout aussi justement qu'à tous les hommes d'action qui pensent si peu et qui savent si peu comment ce qu'ils ont fait s'est fait, et qui sont bien loin de ta modestie et de ta candeur philosophique. Qu'il ne soit pas dit qu'on ne t'ait pas rendu hommage; c'est toi, ô Blaireau! qui es véritablement l'homme de la Destinée."
Cela dit, je m'inclinai avec un respect réel et plein d'humiliation, après avoir vu ainsi tout au fond de la source d'un des plus grands événements politiques du monde.
Blaireau pensa, je ne sais pourquoi, que je me moquais de lui. Il retira sa main des miennes très doucement, par respect, et se gratta la tête:
"Si c'était, dit ce grand homme, un effet de votre bonté de regarder un peu mon bras gauche, seulement pour voir.
—C'est juste" dis-je.
Il ôta sa manche, et je pris une torche.
"Remercie Henriot, mon fils, lui dis-je, il t'a défait des plus dangereux de tes hiéroglyphes. Les fleurs de lis, les Bourbons et Madeleine sont enlevés avec l'épiderme, et après-demain tu seras guéri et marié si tu veux."
Je lui serrai le bras avec mon mouchoir, je l'emmenai chez moi, et ce qui fut dit fut fait.
De longtemps encore je ne pus dormir, car le serpent était écrasé, mais il avait dévoré le cygne de la France.
Vous connaissez trop votre monde pour que je cherche à vous persuader que mademoiselle de Coigny s'empoisonna et que madame de Saint-Aignan se poignarda. Si la douleur fut un poison pour elles, ce fut un poison lent. Le 9 thermidor les fit sortir de prison. Mademoiselle de Coigny se réfugia dans le mariage, mais bien des choses m'ont porté à croire qu'elle ne se trouva pas très bien de ce lieu d'asile.—Pour madame de Saint-Aignan, une mélancolie douce et affectueuse, mais un peu sauvage, et l'éducation de trois beaux enfants, remplirent toute sa vie et son veuvage dans la solitude du château de Saint-Aignan. Un an environ après sa prison, une femme vint me demander de sa part un portrait. Elle avait attendu la fin du deuil de son mari pour me faire reprendre ce trésor.
—Elle désirait ne pas me voir.—Je donnai la précieuse boîte de maroquin violet, et je ne la revis pas.—Tout cela était très bien, très pur, très délicat.—J'ai respecté ses volontés, et je respecterai toujours son souvenir charmant, car elle n'est plus.
Jamais aucun voyage ne lui fit quitter ce portrait, m'a-t-on dit; jamais elle ne consentit à le laisser copier: peut-être l'a-t-elle brisé en mourant; peut-être est-il resté dans un tiroir de secrétaire du vieux château, où les petits-enfants de la belle duchesse l'auront toujours pris pour un grand-oncle; c'est la destinée des portraits. Ils ne font battre qu'un seul coeur, et, quand ce coeur ne bat plus, il faut les effacer.
CHAPITRE XXXVII
DE L'OSTRACISME PERPÉTUEL
Les dernières paroles du Docteur-Noir résonnaient encore dans la grande chambre de Stello, lorsque celui-ci s'écria, en levant les deux bras au-dessus de sa tête:
—Oui, cela dut se passer ainsi!
—Mes histoires, dit rudement le conteur satirique, sont, comme toutes les paroles des hommes, à moitié vraies.
—Oui, cela dut se passer ainsi, poursuivit Stello; oui, je l'atteste par tout ce que j'ai souffert en écoutant. Comme l'on sent la ressem- blance du portrait d'un inconnu ou d'un mort, je sens la ressemblance des vôtres. Oui, leurs passions et leurs intérêts les firent parler de la sorte. Donc, des trois formes du Pouvoir possibles, la première nous craint, la seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle comme supériorités aristocratiques. Sommes-nous donc les ilotes éternels des sociétés?
—Ilotes ou Dieux, dit le Docteur, la Multitude, tout en vous portant dans ses bras, vous regarde de travers comme tous ses enfants, et de temps en temps vous jette à terre et vous foule aux pieds. C'est une mauvaise mère.
Gloire éternelle à l'homme d'Athènes…—Oh! pourquoi ne sait-on pas son nom? Pourquoi le sublime anonyme qui créa la Vénus de Milo ne lui a-t-il pas réservé la moitié de son bloc de marbre? Pourquoi ne l'a-t-on pas écrit en lettres d'or, ce nom grossier sans doute, en tête des Hommes illustres de Plutarque?—Gloire à l'homme d'Athènes… —Je ne cesserai de le vénérer et de le considérer comme le type éternel, le magnifique représentant du Peuple de toutes les nations et de tous les siècles. Je ne cesserai de penser à lui toutes les fois que je verrai des hommes assemblés pour juger quelque chose ou quelqu' un, ou seulement des hommes réunis qui se parleront d'une oeuvre ou d'une action illustre, ou seulement des hommes qui prononceront un nom célèbre, comme la Multitude les prononce d'ordinaire, avec un accent indéfinissable; c'est un accent pincé, roide, jaloux et hostile. On dirait que le nom sort de la bouche avec explosions, malgré celui qui le prononce, contraint par un charme magique, une puissance secrète qui en arrache les syllabes importunes. Lorsqu'il passe, la bouche grimace, les lèvres flottent vaguement entre le sourire du mépris et la contraction d'un examen profond et sérieux. Il y a du bonheur si, dans ce combat, le nom en passant n'est pas estropié, ou suivi d'une rude et flétrissante épithète. Ainsi, lorsqu'on a goûté par complai- sance une liqueur amère, si les lèvres la jettent loin d'elles, il est rare que ce mouvement ne soit pas suivi d'un souffle et d'une expression de dégoût.
O Multitude! Multitude sans nom! vous êtes née ennemie des noms! —Considérez ce que vous faites lorsque vous vous assemblez au théâtre. Le fond de vos sentiments est le désir secret de la chute et la crainte du succès. Vous venez comme malgré vous, vous voudriez ne pas être charmée. Il faut que le Poète vous dompte par son interprète, l'acteur. Alors vous vous soumettez, non sans murmure et sans une longue suite de reproches sourds et obstinés. Car proclamerun succès, un nom, c'est pour chacun mettre ce nom au-dessus du sien, lui recon- naître une supériorité qui offense celui qui s'y soumet. Et jamais, je l'affirme, vous ne vous y soumettriez, ô fière Multitude! si vous ne sentiez en même temps (heureuse consolation!) que vous faites acte de protection. Votre position de juge, qui verse l'or à pleines mains, vous soutient un peu dans le cruel effort que vous faites en signant par des applaudissements l'aveu d'une supériorité. Mais partout où ce dédommagement secret ne vous est pas donné, à peine avez-vous fait une gloire, vous la trouvez trop haute et vous la minez sourdement, vous la rongez par le pied et la tête jusqu'à ce qu'elle retombe à votre niveau.
Votre unique passion est l'égalité, ô Multitude! et tant que vous serez, vous vous sentirez poussée par le besoin simultané d'un ostracisme perpétuel.
Gloire à l'homme d'Athènes… Eh! mon Dieu, me faut-il donc ne pas savoir comment il fut appelé!—Lui qui exprima, avec une immortelle naïveté, vos sentiments innés:
"Pourquoi le bannis-tu?
—Je suis fatigué, dit-il, d'entendre louer son nom."
CHAPITRE XXXVIII
LE CIEL D'HOMÈRE
Ilotes ou Dieux, répéta le Docteur-Noir, vous souvient-il en outre d'un certain Platon qui nommait les poètes Imitateurs de fantômes, et les chassait de sa République? Mais aussi il les nommait Divins. Platon aurait eu raison de les adorer, en les éloignant des affaires; mais l'embarras où il est pour conclure (ce qu'il ne fait pas) et pour unir son adoration à son bannissement, montre à quelles pauvretés et à quelles injustices est conduit un esprit rigoureux et logicien sévère lorsqu'il veut tout soumettre à une règle universelle. Platon veut l'utilité de tous dans chacun; mais voilà que tout à coup il trouve en son chemin des inutiles sublimes comme Homère, et il n'en sait que faire. Tous les hommes de l'art le gênent: il leur applique son équerre, et il ne peut les mesurer: cela le désole. Il les range tous, Poètes, Peintres, Sculpteurs, Musiciens, dans la catégorie des imitateurs; déclare que tout art n'est qu'un badinage d'enfants, que les arts s'adressent à la plus faible partie de l'âme, celle qui est susceptible d'illusions, la partie peureuse, qui s'attendrit sur les misères humaines; que les arts sont déraisonnables, lâches, timides, contraires à la raison; que, pour plaire à la Multitude confuse, les Poètes s'attachent à peindre les caractères passionnés, plus aisés à saisir par leur variété; qu'ils corrompraient l'esprit des plus sages, si on ne les condamnait; qu'ils feraient régner le plaisir et la douleur dans l'État, à la place des lois et de la raison. Il dit encore qu'Homère, s'il eût été en état d'instruire et de perfectionner les hommes, et non un inutile chanteur, comme il était, incapable même, ajoute-t-il, d'empêcher Créophile, son ami, d'être gourmand (ô niaiserie antique!), on ne l'eût pas laissé mendier pieds nus, mais on l'eût estimé, honoré et servi autant que Protagoras d'Abdère et Prodicus de Céos, sages philosophes, portés en triomphe partout.
—Dieu tout-puissant! s'écria Stello, qu'est-ce, je vous prie, à présent, pour nous autres, que les honorables Protagoras et Prodicus, tandis que tout vieillard, tout homme et tout enfant adorent, en pleurant, le divin Homère?
—Ah! ah! reprit le Docteur, les yeux animés par un triomphe désespérant, vous voyez donc qu'il n'y a pas plus de pitié pour les Poètes parmi les philosophes que parmi les hommes du Pouvoir. Ils se tiennent tous la main, en foulant les arts sous les pieds.
—Oui, je le sens, dit Stello, pâle et agité; mais quelle en est donc la cause impérissable?
—Leur sentiment est l'envie, dit l'inflexible Docteur, leur idée (prétexte indestructible!) est l'INUTILITÉ DES ARTS A L'ÉTAT SOCIAL.
La pantomime de tous en face du Poète est un sourire protecteur et dédaigneux; mais tous sentent au fond du coeur quelque chose, comme la présence d'un Dieu supérieur.
Et en cela ils sont encore bien au-dessus des hommes vulgaires, qui, ne sentant qu'à demi cette supériorité, éprouvent seulement près des Poètes cette gêne que leur causerait aussi le voisinage d'une grande passion qu'ils ne comprendraient pas. Ils ont la gêne que sentirait un fat ou un froid pédant, transporté subitement à côté de Paul au moment du départ de Virginie; de Werther, au moment où il va saisir ses pistolets; à côté de Roméo, quand il vient de boire le poison; de Desgrieux, quand il suit pieds nus la charrette des filles perdues. Cet indifférent les croira fous indubitablement; mais, il sentira pourtant quelque chose de grand et de respectable dans ces hommes voués à une émotion profonde, et il se taira en s'éloignant, se croyant supérieur à eux, parce qu'il n'est pas ému.
—Juste! ô juste! dit Stello dans sa poitrine et s'enfonçant de plus en plus dans son fauteuil, comme pour se dérober au son de voix dur et puissant qui le poursuivait.
—Pour en revenir à Platon, il y avait aussi rivalité de divinité entre Homère et lui. Une jalouse humeur animait cet esprit vaste et justement immortel, mais positif comme tous ceux qui n'appuient leur domination intellectuelle que sur le développement infini du Jugement et repoussent l'Imagination.
Sa conviction était profonde, parce qu'il la puisait dans le sentiment des facultés de son être, auxquelles chacun veut toujours mesurer les autres. Platon avait un esprit exact, géométrique et raisonneur, tel que depuis l'eut Pascal, et tous deux repoussèrent durement la Poésie, qu'ils ne sentaient pas. Mais je ne poursuis que Platon, par ce qu'il ne sort pas de notre sujet de conversation, ayant en de gigantesques prétentions de législateur et d'homme d'État.
Je crois me souvenir, monsieur, qu'il dit à peu près ceci:
"La faculté qui juge tout selon la mesure et le calcul est ce qu'il y a de plus excellent dans l'âme; donc, l'autre faculté qui lui est opposée est une des choses les plus frivoles qui soient en nous."
Et cet honnête homme part de là pour traiter Homère du haut en bas; il le met sur la sellette, et lui dit d'un air de rhéteur, vers le livre sixième de sa République:
"Mon cher Homère, s'il n'est pas vrai que vous soyez un ouvrier éloigné de trois degrés de la vérité, incapable de faire autre chose que des fantômes de vertu (car il tient à ses fantômes); si vous êtes un ouvrier du second ordre, capable de connaître ce qui peut rendre meilleurs ou pires les États et les particuliers, dites-nous quelle ville vous doit la réforme de son gouvernement, comme Lacédémone en est redevable à Lycurgue, l'Italie et la Sicile à Charondas, Athènes à Solon. Quelle guerre avez-vous conduite ou conseillée? Quelle utile découverte, quelle invention bonne à la perfection des arts ou aux besoins de la vie ont signalé votre nom?"
Et, continuant ainsi avec son complaisant Glaucon, qui répond sans cesse: Fort bien,—voici qui est vrai,—vous avez raison, à peu près sur le ton que prend un petit séminariste répondant à son abbé dans une conférence, voilà mon philosophe qui chasse par les épaules le mendiant divin hors de sa République (fantastique, heureusement pour l'humanité).
A ce familier discours le bon Homère ne répondit rien, par la raison qu'il dormait, non de ce petit sommeil (dormitat) qu'un autre osa lui reprocher pour s'amuser à poser des règles aussi, mais du sommeil qui pèse cette nuit sur les yeux de Gilbert, de Chatterton et d'André Chénier.
Ici Stello poussa un profond soupir et cacha sa tête dans ses mains.
—Cependant, poursuivit le Docteur-Noir, supposons que nous tenions ici entre nous deux le divin Platon, ne pourrions-nous, s'il vous plaît, le conduire au musée Charles X (pardon de la liberté grande, je ne lui sais pas d'autre nom), sous le plafond sublime qui représente le règne, que dis-je? le ciel d'Homère? Nous lui montrerions ce vieux pauvre, assis sur un trône d'or avec son bâton de mendiant et d'aveugle comme un sceptre entre les jambes, ses pieds fatigués, poudreux et meurtris, mais à ses pieds ses deux filles (deux déesses), l'Iliade et l'Odyssée. Une foule d'hommes couronnés le contemple et l'adore, mais debout, selon qu'il sied aux génies. Ces hommes sont les plus grands dont les noms aient été conservés, les Poètes, et, si j'avais dit les plus malheureux, ce seraient eux aussi. Ils forment, de son temps au nôtre, une chaîne presque sans interruption de glorieux exilés, de courageux persécutés, de penseurs affolés par la misère, de guerriers inspirés au camp, de marins sauvant leur lyre de l'Océan et non des cachots; hommes remplis d'amour et rangés autour du premier et du plus misérable, comme pour lui demander compte de tant de haine qui les rend immobiles d'étonnement.
Agrandissons ce plafond sublime dans notre pensée, haussons et élargissons cette coupole, jusqu'à ce qu'elle contienne tous les infortunés que la Poésie ou l'imagination frappa d'une réprobation universelle! Ah! le firmament, en un beau jour d'août, n'y suffirait pas; non, le firmament d'azur et d'or, tel qu'on le voit au Caire, pur de toute légère et imperceptible vapeur, ne serait pas une toile assez large pour servir de fond à leurs portraits.
Levez les yeux à ce plafond et figurez-vous y voir monter ces fantômes mélancoliques: Torquato Tasso, les yeux brûlés de pleurs, couvert de haillons, dédaigné même de Montaigne (ah! philosophe, qu'as-tu fait là!), et réduit à n'y plus voir, non par cécité, mais… Ah! je ne le dirai pas en français; que la langue des Italiens soit tachée de ce cri de misère qu'il a jeté:
Non avendo candella per escrivere i suoi versi;
Milton aveugle, jetant à un libraire son Paradis perdu pour dix livres sterling;—Camoëns recevant l'aumône à l'hôpital des mains de ce sublime esclave qui mendiait pour lui sans le quitter; —Cervantès tendant la main de son lit de misère et de mort;—Le Sage, en cheveux blancs, suivi de sa femme et de ses filles, allant demander un asile pour mourir, à un pauvre chanoine, son fils; —Corneille manquant de tout, même de bouillon, dit Racine au roi, au grand roi!—Dryden à soixante-dix ans mourant de misère et cherchant dans l'astrologie une vaine consolation aux injustices humaines;—Spenser errant à pied à travers l'Irlande, moins pauvre et moins désolée que lui, et mourant avec la Reine des fées dans sa tête, Rosalinda dans son coeur, et pas un morceau de pain sur les lèvres.—Que je voudrais pouvoir m'arrêter là …!
Vondel, ce vieux Shakspeare de la Hollande, mort de faim à quatre- vingt-dix ans, et dont le corps fut porté par quatorze Poètes misérables et pieds nus;—Samuel Royer, qui fut trouvé mort de froid dans un grenier;—Butler, qui fit Hudibras et mourut de misère;—Floyer, Sydenham et Rushworth chargés de chaînes comme des forçats;—J.-J. Rousseau, qui se tua pour ne pas vivre d'aumônes; —Malfilâtre, que la faim mit au tombeau, dit Gilbert à l'hôpital…
Et tous ceux encore dont les noms sont écrits dans le ciel de chaque nation et sur les registres de ses hôpitaux.
Supposez que Platon s'avance seul au milieu de tous, et lise à la céleste famille cette feuille de la République que je vous ai citée. Pensez-vous qu'Homère ne puisse pas lui dire du haut de son trône:
"Mon cher Platon, il est vrai que le pauvre Homère et, comme lui, tous les infortunés immortels qui l'entourent, ne sont rien que des imitateurs de la nature; il est vrai qu'ils ne sont pas tourneurs parce qu'ils font la description d'un lit, ni médecins parce qu'ils racontent une guérison; il est vrai que, par une couche de mots et d'expressions figurées, soutenues de mesure, de nombre et d'harmonie, ils simulent la science qu'ils décrivent; il est bien vrai qu'ils ne font ainsi que présenter aux yeux des mortels un miroir de la vie, et que, trompant leurs regards, ils s'adressent à la partie de l'âme qui est susceptible d'illusion; mais, ô divin Platon! votre faiblesse est grande lorsque vous croyez la plus faible cette partie de notre âme qui s'émeut et qui s'élève, pour lui préférer celle qui pèse et qui mesure. L'Imagination, avec ses élus, est aussi supérieure au Jugement seul avec ses orateurs, que les dieux de l'Olympe aux demi- dieux. Le don du Ciel le plus précieux, c'est le plus rare.—Or, ne voyez-vous pas qu'un siècle fait naître trois Poètes pour une foule de logiciens et de sophistes très sensés et très habiles? L'Imagination contient en elle-même le Jugement et la Mémoire sans lesquels elle ne serait pas. Qui entraîne les hommes, si ce n'est l'émotion? qui enfante l'émotion, si ce n'est l'art? et qui enseigne l'art, si ce n'est Dieu lui-même? Car le Poète n'a pas de maître, et toutes les sciences sont apprises, hors la sienne.—Vous me demandez quelles institutions, quelles lois, quelles doctrines j'ai données aux villes? Aucune aux nations, mais une éternelle au monde.—Je ne suis d'aucune ville, mais de l'univers.—Vos doctrines, vos lois, vos institutions, ont été bonnes pour un âge et un peuple, et sont mortes avec eux; tandis que les oeuvres de l'Art céleste restent debout pour toujours à mesure qu'elles s'élèvent, et toutes portent les malheureux mortels à la loi impérissable de l'AMOUR et de la PITIÉ".
Stello joignit les mains malgré lui, comme pour prier. Le Docteur se tut un moment, et bientôt continua ainsi: